octobre 13, 2014

JOUVENEL/HAYEK et la Socièté du Mont-Pélerin ou Libéraux/Libertariens, la source de tous nos maux!

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

Si Bertrand de Jouvenel a toujours cultivé le goût des réseaux internationaux, il se retrouve au lendemain du second conflit mondial fort dépourvu en la matière, puisque le milieu franco-allemand, dans lequel il a baigné des années durant, est désormais disqualifié.



Acquis au principe du rapprochement franco-allemand, Bertrand de Jouvenel ne peut jouer sur ce plan un rôle à sa mesure. Il trouve cependant une opportunité de rebondir au plan international via la naissance de la Socièté du Mont-Pélerin, créée par Friedrich von Hayek lors d'un "meeting" tenu près de Vevey en Suisse du 1er au 10 avril 1947
(pour la naissance et les débuts du Mont-Pélerin, nous suivons les développements que lui consacre François Denord, Néo-libéralisme version française, op.cit.,p.219 et suiv. François Denord a en particulier utilisé les papiers de Friedrich von Hayek. Voir aussi Yves Steiner, "Louis Rougier et la Mont-Pélerin Society", in Jean-Claude Pont, Flavia Padovani Flavia (ed.), Louis Rougier: vie et oeuvre d'un philosophe engagé. Témoignages - Ecrits politiques. Philosophia Scientiae, op. cit., p.71-77.)
 
Reconnu hors du milieu des économistes depuis la parution en 1944 de son livre La Route de la servitude, Hayek, installé à Londres au début de 1944, réfléchit alors avec Lionel Robbins à une future Fédération économique européenne et songe à mettre sur pied une conférence internationale. Cette première tentative n'est pas isolée: à Londres se met en place un think tank libéral, l'International Liberal Exchange, de même qu'à l'Institut universitaire des hautes études internationales de Genève, Wilhelm Röpke envisage la création d'un journal. Après différents échecs, Hayek réussit, avec l'appui du Suisse Albert Hunold, à trouver des fonds auprès d'hommes d'affaires et d'industriels suisses. En avril 1947, 39 participants se retrouvent sur les bords du Léman pour mettre sur pied la Socièté du Mont-Pélerin, qui compte à l'origine une majorité d'universitaires, principalement des économistes, et qui ne cesse de s'étoffer jusqu'au début des années cinquante (173 membres issus de 21 pays en 1951.
 
Bertrand de Jouvenel connaît personnellement Hayek. Il l'a rencontré lors d'un dîner à Londres au lendemain de la guerre (Bertrand de Jouvenel, Problèmes de l'Angleterre socialiste, La Table ronde, 1947, p. 97. ) et a entretenu avec lui une correspondance régulière de 1949 à 1954. (Si l'on se réfère aux archives de BdJ. ) Bertrand de Jouvenel entre à la Socièté du Mont-Pélerin dès la première réunion et y reste jusqu'au début des années soixante. Sa participation à la rencontre du lac Léman en 1947 a été très active, ainsi que le souligne une correspondance de William Rappard à André Siegfried:
 
"Hayek avait de plus invité Jouvenel qui habitait dans les environs du lieu de notre réunion. Grâce à son intelligence et à sa connaissance de l'anglais, il fut celui des Français qui prit la part la plus active aux discussions, tous se rendaient compte cependant, et lui, je crois, le tout premier, que pour des raisons que vous comprendrez sans peine, il ne serait pas opportun de l'appeler à représenter votre pays au sein du conseil." (Lettre du 9 mai 1947, conservée dans les papiers de Friedrich von Hayek et citée in François Denord, Génèse et institutionnalisation du néo-libéralisme en France (années 1930 - années 1950), op.cit.,p. 393-394 (note 277) )
 
Quelques mois plus tard, bertrand de Jouvenel n'a cependant pas manqué de reconnaitre publiquement sa dette à l'égard des hommes du Mont-Pélerin qu'il remercie chaleureusement, en qualifiant de "précieux stimulant" le " commerce intellectuel" qu'il a entretenu avec eux. (Bertrand de Jouvenel, L'Amérique en Europe. Le plan Marshall et la coopération internationale, op. cit., p.II. )



Bertrand de Jouvenel participe pendant près de dix ans à la vie du Mont-Pélerin et joue au tournant des années cinquante auprès de Hayek un rôle de conseiller pour les questions françaises. Ainsi, lorsqu'il s'agit d'organiser le congrès de Beauvallon de 1951, Hayek installé à Chicago, sollicite Jouvenel et lui demande de l'aider à le préparer. S'il a trouvé des intervenants pour ce qui concerne les pays "sous-développés", le second thème choisi, " le traitement du capitalisme par les historiens", est beaucoup plus délicat. Hayek a des désirs précis: il veut en finir avec la "propagande socialiste". Selon l'économiste, "très peu a été fait pour détruire ces mythes" créés selon lui depuis Engels jusqu'aux Webb. Le seul intervenant potentiel, T. S. Ashton, devrait n'évoquer que le cas Engels et Hayek voudrait prolonger la réflexion; il propose à Jouvenel de s'en charger. Il déplore d'autre part l'absence de réponse des participants français à ses demandes (Louis Baudin lui a répondu, mais ce n'est pas le cas de Roger Truptil ou de Raymond Aron). (Lettre du 30 mai 1951(FBJ) ) Bertrand de Jouvenel réagit très vite, assure Hayek de sa présence, lui dit qu'il est en mesure de briguer le titre de participant le plus assidu aux rencontres ("I am trying to qualify for the title of the most assiduous member"), et l'informe que son intervention livrera une analyse de la condamnation morale du capitalisme à travers les facteurs variés qui l'ont générée.  Surtout, Jouvenel lui propose une liste d'invités possibles pour Beauvallon: Robert Strausz-Hupé, professeur de science politique à l'université de Pennsylvanie, Louis Salleron, qui vient de publier un livre sur Les Catholiques et le capitalisme, sans oublier des hommes qu'il se propose de lui faire rencontrer à l'occasion de son prochain passage à Paris: le banquier Alexandre de Saint-Phalle, le Suisse Silberschmidt et son jeune ami Patrice Blank.
  


Cette proximité entre Jouvenel et Hayek marque l'acmé de la représentation française au Mont-Pélerin. Avec 18 membres en 1951, la section française tient le second rang europée, derrière la section britannique. Présidée par Jacques Rueff, elle est principalement composée d'économistes, professeurs agrégés d'économie politique comme Louis Baudin, René Courtin, Charles Rist ou Daniel Villey, mais aussi d'ingénieurs-économistes tels que Maurice Allais et Jacques Rueff. On y trouve aussi des représentants du monde des affaires, principalement membres de l'Association de la libre-entreprise, à l'instar de Roger Truptil, P-DG du groupement de la construction navale, d'Ernest Mercier, de Louis Marlio ou de Georges Villiers, le patron du CNPF. Une troisième catégorie est formée d'intellectuels, de publicistes et d'écrivains (Raymond Aron, qui a connu Hayek à Londres pendant la Seconde Guerre mondiale (Raymond Aron, Mémoires, Julliard, 1983, p. 167 et p. 191. Il évoque la "générosité" de Hayek et de Lionel Robbins, enseignant alors à la London School of Economics. Il les rencontre dans le cadre du Reform Club et dîne avec eux presque chaque jeudi.), Jacques Chastenet, André Maurois). Le financement de la section française est principalement assuré par le CNPF, qui a par exemple pris en charge l'intendance du quatrième "meeting" de la socièté, tenu en septembre 1951 sur la Côte d'Azur, et qui a réuni 68 participants. Trois Français y ont présenté des contributions: Raymond Aron, Louis Baudin et Bertrand de Jouvenel. La liste des intervenants montre que les suggestions de Jouvenel n'ont pas été retenues. Plus largement d'ailleurs, l'influence des Français est en baisse. Ainsi, une circulaire du Mont-Pélerin (Hayek), datée du 29 novembre 1952, indique une liste de nouveaux membres: aucun nom de Français n'apparaît. De son côté, Jouvenel commence à prendre ses distances avec Hayek. Les deux dernières années de leur relation épistolaire sont principalement occupées par un conflit sur la publication de sa conférence de Beauvallon.
(Tout est parti d'un courrier de hayek du 21 mars 1952 dans lequel il explique à Jouvenel que les actes du congrès de Beauvallon doivent paraître aux Presses universitaires de Chicago, et lui demande une petite révision de son texte, "The intellingentsia and capitalism". Quelques mois plus tard, l'affaire n'est toujours pas close et, le 13 novembre 1952, Hayek informe Jouvenel que l'éditeur se propose de revoir un peu le style pour l'angliciser, et d'intituler la contribution: "Le traitement du capitalisme par les historiens continentaux". Jouvenel répond le 17 novembre qu'il n'a pas le temps de s'occuper de l'affaire. l'éditeur remanie le texte, ce qui suscite de la part de Jouvenel protestation et courriers irrités. L'affaire n'est pas sans intérêt, car la même situation se reproduit une dizaine d'années plus tard avec Irving Kristol.)

De plus, Jouvenel, qui s'emploie à diversifier ses activités, prétexte une surcharge de travail pour ne pas se rendre au congrès de la Socièté à Venise en 1954.
(Lettre de Bertrand de Jouvenel à Friedrich von Hayek, 5 septembre 1954 (FBJ). C'est la dernière lettre conservée dans le fond Jouvenel.)
 
L'implication de Bertrand de Jouvenel dans les réseaux néo-libéraux se mesure aussi à sa participation à des ouvrages collectifs. Il figure ainsi dans un volume publié en 1954 par Friedrich von Hayek (congrès de Beauvallon) ("The Treatment of Capitalism by Continental Intellectual", from Capitalism and the Historians, edited by FA von Hayek, Chicago, University of Chicago Press, 1954, p. 91-121, repris in Bertrand de Jouvenel, Economics and the good life. Essays on political economy, edited with an introduction by Dennis Hale and Marc Landy, New Brunswick (USA) and London (UK), transaction publishers, 1999, p. 137-154.) et compte parmi les contributeurs  d'un volume d'hommage à Ludwig von Mises publié aux Etats-Unis. ("Order versus Organization", in On Freedom and Free Enterprise: Essays in Honor of Ludwig von Mises, edited by Mary Sennholtz, Princeton, N.J.: Van Nostrand, 1956, repris in Bertrand de Jouvenel, Economics and the good life. Essays on political economy, op.cit., p. 65-75. ) On retiendra de ces participations son étude sur le traitement du capitalisme par les intellectuels européens. Jouvenel y met en cause les écrits des économistes et des historiens, qui livreraient une vision tendancieuse et par trop dépréciative du capitalisme et de son histoire, n'épargnant pas le système soviètique, le Magnitogorsk des années trente supporte-t-il la comparaison avec le Manchester des années 1830? (Bertrand de Jouvenel, "The treatment of Capitalism by Continental Intellectuals", op.cit.,p. 140-142 ) et rappelant avec une ironie mordante que l'hostilité des intellectuels aux hommes d'argent ne saurait faire oublier l'importance de ces derniers dans le développement des Lumières. Bertrand de Jouvenel stigmatise en particulier les motivations de l'anti-capitalisme: raisons affectives et éthiques. Elles lui paraissent superficielles et apparentées aux motivation du clergé médiéval: la sécularisation des intellectuels (Jouvenel joue avec l'emploi des termes intellectuels et clercs et compare l'accumulation de capital de l'Etat et le secteur public à celle opérée par les monastères (ibid.,p. 143-144). ) ne serait donc qu'une apparence. Replacés dans leur contexte, les propos de Bertrand de Jouvenel ne sont pas sans évoquer des passages de l'ouvrage de Raymond Aron, L'Opium des intellectuels, paru en 1955.
(Nous songeons en particulier au chapitre IV, intitulé "Hommes d'Eglise et hommes de foi". )
 
Cela étant, on retrouve ici, vingt-cinq ans après L'Economie dirigée, le "réaliste" Bertrand de Jouvenel qui entend, par une rationalité maîtrisée, aménager un système capitaliste qui lui paraît positivement en voie de transformation ( et Jouvenel de se référer à l'amélioration du niveau de vie des masses dans les démocraties capitalistes). A l'inverse, les intellectuels dans leur majorité seraient en décalage profond avec les réalités.

 
 
A la fin des années cinquante, le Socièté du Mont-Pélerin marque le pas. L'organisation a du mal à se renouveler et à remplacerles figures de proue décédées (comme Charles Rist, ‡ 1955). la socièté est aussi traversée par des divisions idéologiques profondes qui opposent Hayek au secrétaire européen Hunold. Au coeur de la controverse réside le sens à donner au libéralisme: aspiration libertarienne ou libéralisme social? La querelle Hayek/Hunold, qui combine dissensions personnelles et divergences idéologiques, se solde par le départ du second. Il entraîne dans son sillage Röpke et une quinzaine d'Européens parmi lesquels les Français sont nombreux. C'est ainsi que Raymond Aron et Bertrand de Jouvenel quittent la Socièté du Mont-Pélerin tandis que Maurice Allais, qui n'a jamais accepté de considérer comme intangible le principe de supériorité de la proprièté privée sur la proprièté collective, fonde une nouvelle organisation, le Mouvement pour une socièté libre, qui n'est pas sans rappeler l'expérience des Nouveaux Cahiers à la veille de la guerre. (François Denord, Néo-libéralisme, version française, op. cit., p. 235 )
 
Le clivage entre les libéraux au début des années soixante est donc profond et se décline en deux alternatives: refus de principe ou acceptation d'une dose d'intervention étatique en matière économique et sociale; place du marché dont la centralité est remise en question par des libéraux sociaux soucieux, comme Bertrand de Jouvenel, de conférer une place au politique et de  rester fidèles à l'héritage contractualiste de libéralisme, lequel ne saurait être assimilé à un simple économisme.
 
Bertrand de Jouvenel a fort bien identifié ces enjeux dans une longue lettre amicale, en anglais, adressée à Milton Friedman le 30 juillet 1960.
(Je remercie beaucoup François Denord de m'avoir communiqué une copie intégrale de cette lettre conservée dans les papiers de Friedman (86/2). Les citations en français résultent de notre traduction )

Il n'hésite pas à rappeler sa dette à l'égard de la Socièté et " l'immense faveur" que lui fit Hayek en l'invitant à la première rencontre. Il regrette à cet égard que la Socièté n'ait pas retenu le nom de socièté Tocqueville, comme cela semble avoir été un moment envisagé; cela aurait empêchéselon lui les dérives qu'il pointe crûment.
 
La Socièté "s'est orientée de plus en plus vers un manichéisme selon lequel l'Etat ne peut rien faire de bien tandis que l'entreprise privée ne peut faire rien de mal".

Pour Bertrand de Jouvenel, l'entreprise privée ne saurait être " l'incarnation de la liberté". Il met en avant l'exemple français, qui lui semble un compromis raisonnable entre public et privé. Il ne se limite pas à ce constat et entend voir le rôle de l'Etat redéfini. Renouant avec l'héritage de son premier essai, L'Economie dirigée, dont il se réclame explicitement, Jouvenel propose de distinguer les actions de l'Etat en deux catégories: les actions à caractère technique et celles à caractère idéologique. Concernant les premières, il se déclare prêt à collaborer avec un gouvernement sur ce terrain et condamne le culte absolu de la libre entreprise: "Je n'ai pas d'objection vis à vis de l'Etat, mais seulement contre les "méthodes coercitives". A cette divergence doctrinale s'ajoute une remise en cause des méthodes et des buts de la Socièté du Mont-Pélerin. Bertrand de Jouvenel trace les contours d'un contre-modèle qui préfigure son nouveau grand projet, Futuribles. La Socièté du Mont-Pélerin devrait selon lui "s'attaquer de façon constructive aux problèmes du présent et du futur", ce qui, admet-il volontiers, est " très différent" de ce qu'est alors l'organisation, à laquelle il reproche de se complaire dans l'idéalisation d'un "XIXème siècle mythique". Le Mont-Pélerin est sans avenir à ses yeux et Milton Friedman, impuissant à redresser une telle situation. Quant à lui, il a d'autres activités en vue et ne compte pas se rendre à la prochaine réunion, prévue à Kassel.

par Olivier DARD
Source: Bertrand de Jouvenel (Perrin)

2 commentaires:

Claude Lamirand a dit…

Oui c'est l'écart qu'il y a entre les réalistes et les demis réalistes. Je trouve cependant que l'écart le plus criant se fait quand les libéraux accèdent au pouvoir....ils n'arrivent jamais sur une table rase et doivent négocier avec l'inertie d'une situation politique qui n'est pas libérale mais corporatiste. Néanmoins au niveau des idées et de l'inspiration les libertariens sont une ressources essentielles sans quoi les classiques tomberaient dans l'étatisme. Je n'oppose donc pas les deux pensant que les uns sont les mains, les autres le cerveau.

Olivier Bouju a dit…

Querelle classique entre libéraux à propos de la dose d'Etat supportable ou admissible dans l'économie d'un pays, le point de vue de Jouvenel intégrant, au moins en guise de transition et de prise en compte de sa culture historique (socialisante) ambiante, des formes d'intervention toutefois non coercitives.

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