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octobre 20, 2014

Henri LEPAGE pour la renaissance de certains libéraux/libertariens occultés.

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.



Il y a un peu plus d’un an (le 11 Janvier 2007) se tenait à l’ancienne Ecole Polytechnique un colloque organisé par l’Institut d’Histoire de l’Industrie, sur le thème : « Modernité des pères fondateurs de la science économique française ». Ce fut l’occasion de revenir sur les contributions d’un certain nombre d’auteurs libéraux. Pour ma part, j’y ai présenté une communication sur deux auteurs de la Restauration, auxquels je m’intéresse depuis longtemps, et dont je considère qu’ils restent injustement méconnus, même de ceux qui aujourd’hui multiplient les contributions sur l’histoire du libéralisme en France. Il s’agit de Charles Comte et Charles Dunoyer. Ceci est le texte des notes à partir desquelles j’ai fait mon exposé. J’ai la faiblesse de penser qu’il s’agit d’un texte qui n’est pas inintéressant pour ceux qui s’intéressent à l’histoire des idées libérales de notre pays.
 
Mon intention est de jeter un coup de projecteur sur l’épopée du Censeur européen et de ses deux fondateurs : Charles Comte (1802-1835) et Charles Dunoyer de Segonzac (1806-1869). Une épopée relativement courte : 1814-1820, mais qui exerça une influence très importante sur les débats intellectuels et politiques de la Restauration.

Trois raisons justifient qu’on en parle aujourd’hui:
 
1/ - Il s’agit d’abord de redresser une injustice . Sauf pour quelques spécialistes de l’histoire des idées, Comte et Dunoyer figurent généralement parmi les auteurs libéraux de la Restauration oubliés de nos contemporains. Ce qui est paradoxal dans la mesure où la notoriété dont ils bénéficièrent à l’époque fut immense; mais aussi parce que l’épopée du Censeur européen marque à bien des égards l’acte d’établissement de l’école libérale radicale française, qui s’incarnera plus tard dans la création de la Société d’économie politique(1842). Aujourd’hui, on redécouvre Say ou Bastiat ; mais Comte et Dunoyer restent oubliés. 

2/ - Ils anticipent, plus d’un siècle auparavant, les approches de l’Ecole moderne dite des” choix publics”. On trouve dans leurs écrits une façon de penser l’Etat et le politique centrée sur le concept de la “capture réglementaire”, qui anticipe sur les travaux contemporains d’auteurs économiques influents, comme les professeurs James Buchanan et Gordon Tullock. 

3/ - Ils occupent une position charnière dans l’histoire des idées politiques et économiques modernes. S’ils sont par certains égards les ancêtres des anarcho-capitalistes anglo-saxons d’aujourd’hui, leur pensée joue aussi un rôle paradoxal dans la genèse de l’idéologie socialiste en raison de leur association avec le comte Henri de Saint Simon (période 1814-1817), mais aussi du fait de leur proximité avec Auguste Comte (le cousin de Charles). 

La richesse de la Restauration
Il y a deux manières d’aborder l’histoire de la pensée libérale au 19ème siècle. 

1. la première se situe du point de vue de l’histoire des idées politiques. C’est celle que l’on trouve de manière classique dans des ouvrages comme celui d’André Jardin : Histoire du Libéralisme politique de la crise de l’absolutisme à la constitution de 1875 (Hachette 1985), dans Louis Girard : Les libéraux français 1815-1875 (Aubier 1985), ou encore René Rémond : L’histoire des droites en France (1954).
On y parle souvent de Constant, de Mme de Staël, de Guizot, des doctrinaires, de Tocqueville, mais les libéraux « radicaux » comme Say, Tracy, Augustin Thierry, Comte et Dunoyer sont le plus souvent négligés, ou ne sont mentionnés qu’au détour d’une phrase. 

2. la seconde se place au niveau de l’histoire des idées économiques. On y étudie les physiocrates, les « idéologues » (Say, Tracy); puis on saute à Bastiat et au Journal des économistes de la période 1840-1850. De la période de la Restauration on ne retient que Sismonde de Sismondi et la naissance de la préoccupation « sociale » (cf l’ouvrage de Francis Paul Bénoît). A la rigueur on y trouve une mention du Traité de la Propriété (1840)de Charles Comte, ainsi que des échos de sa. polémique avec Proudhon. Mais Dunoyer (L’industrie et la morale reconsidérées dans leur rapport avec la liberté, 1825; Nouveau traité d’économie sociale, 1830;La liberté du travail, 1844), lui, est bien souvent oublié. 

Depuis quelques années, on assiste cependant à un retour d’intérêt pour le libéralisme de la Restauration. Jusqu’à une époque récente, si l’on s’intéressait à la pensée politique de cette période, c’était pour étudier soit les « conservateurs » défenseurs de la restauration monarchique (de Bonald, Chateaubriand), soit les socialistes « utopiques » comme Saint Simon et Auguste Comte. On étudiait surtout ces derniers en tant que précurseurs du socialisme scientifique de Marx, développé après la Révolution de 1848. 

Depuis une décennie on assiste à une prise de conscience de ce que la Restauration fut en réalité une période cruciale pour l’émergence en France du libéralisme en tant que théorie politique moderne. On note la multiplication de livres sur B. Constant, sur Tocqueville (cf la collection de Commentaires), sur Guizot (cf Rosanvallon), et même Bastiat.
Dans son ouvrage sur Guizot, Rosanvallon soutient que « La Restauration constitue un véritable âge d’or de la réflexion politique ». Elle constitue « le moment libéral » par excellence de la pensée politique française. Mais les « libéraux radicaux » que furent Comte et Dunoyer en restent exclus. Alors même qu’ils bénéficiaient à leur époque d’une très forte notoriété. 

Qui étaient Comte et Dunoyer ?
Charles Comte est né en Lozére en1782; Charles Dunoyer en 1786, à Turenne. Ils appartiennent à une génération qui avait en gros 10 ans en 1795, 20 ans en 1805, 30 ans en 1815.
Ils font partie d’une génération née juste avant la Révolution française qui, lorsqu’elle se retrouve au lycée, adhère pleinement aux « principes de 1789 », mais reste profondément marquée par les excès jacobins de la Terreur. Adolescents à l’époque du Directoire, ils absorbent le libéralisme des philosophes modérés, de Condorcet et des Girondins, mais rejettent le Rousseauissme et sa variante politique, le Jacobinisme. Lycéens au moment de l’arrivée de l’Empire, ils bénéficient des réformes du système éducatif français mises en oeuvre par les « idéologues » et qui incorporent les grands principes de base du libéralisme, malgré le rejet final de « l’idéologie » par Napoléon. Etudiants à Paris (où Dunoyer arrive en 1803), ils assimilent la tradition du droit naturel, selon Pufendorf et Grotius (donc Locke). A l’Athénée, ils suivent les cours, alors très populaires, de J.B. Say, dont Charles Comte deviendra le gendre. A Paris, ils fréquentent le salon de cet autre grand « idéologue » qu’est Destutt de Tracy. 

Charles Comte et Charles Dunoyer se rencontrent à Paris en 1807. En 1814, lors de la première Restauration, ils créent ensemble Le Censeur, un journal initialement publié sous forme hebdomadaire - qui deviendra Le Censeur européen en 1816. Pendant la période 1815-1820, leur journal s’impose comme la publication indépendante d’analyse et de réflexion la plus influente du microcosme parisien. Ils assoient leur notoriété sur un combat acharné pour la liberté d’expression et contre la censure. Une censure dont ils seront eux-mêmes victimes à plusieurs reprises, et qui obtiendra finalement leur peau en 1820, au terme d’un affrontement judiciaire qui les rendra célèbres, mais conduira Comte à l’exil (dont il reviendra en 1825), et Dunoyer en prison pour quelques mois. 

Leur maître à penser est Benjamin Constant, qui termine sa carrière comme chef de file incontesté du journalisme libéral au début de la Restauration. Leurs travaux se situent alors dans le «main stream » de la pensée politique libérale de l’époque. Il s’agit d’imaginer des solutions politiques « constitutionnelles » permettant d’éviter les excès dictatoriaux que le pays a connu sous l’Empire, puis sous la Restauration des Bourbons. Leur journal milite pour la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté des cultes, la souveraineté de l’Etat de droit, l’établissement d’une constitution écrite, la reconnaissance des droits individuels, une justice administrée par des magistrats et des jurés indépendants, le libre échange, la fin des subventions et des monopoles, une fiscalité minimale… 

Qu’est-ce qui fait leur originalité ?
A partir de 1817, devant l’échec des efforts déployés pour ‘libéraliser’ les institutions politiques, leurs analyses deviennent de plus en plus “radicales”. Ils s’opposent autant aux « conservateurs » à la Guizot ou à la Royer Collard (constitutionnalistes, mais suspicieux de la démocratie, défenseurs du suffrage censitaire, et surtout qui acceptent un certain interventionnisme économique de l’Etat) qu’aux libéraux « indépendants » à la Constant (le « centre gauche » de l’époque, surtout préoccupés de la liberté de la presse, et de l’affirmation des droits civiques). 

Leur grande préoccupation est de « comprendre ». Comprendre comment les grands idéaux des encyclopédistes et de 1789 ont pu déboucher sur le retour du despotisme, avec son cycle infernal de dictature populaire, militaire, réactionnaire. Comprendre pourquoi tous les espoirs fondés sur La Charte ont à nouveau pu être déçus. Comprendre comment on peut y mettre fin. (Ce sont en quelque sorte « les nouveaux philosophes » de la Restauration)
La réponse, ils la trouvent dans une démarche de type « métahistorique », dans la recherche d’une sorte de continuité historique dont le vecteur serait l’industrialisme - concept qu’ils empruntent à Jean-Baptiste Say, avant qu’il ne soit accaparé (et détourné) par Saint Simon et ses disciples. 

La liberté par l’industrie
Pour Comte et Dunoyer, la libération des peuples passe par « l’industrie », c’est à dire par ce que nous appellerions aujourd’hui le marché, le libre échange, le laissez-faire, ou encore même la mondialisation, car c’est l’essence même de l’industrie et de la liberté du commerce que de favoriser l’essor de vertus individuelles (calcul, rationalité, responsabilité, risque, donc précaution) propices à l’affirmation d’une attitude de liberté. Malheureusement les croyances et les valeurs n’évoluent pas au même rythme que l’industrie. Alors que celle-ci se répand et concurrence les anciennes manières de faire, les attitudes, les valeurs, les institutions, elles, restent liées à l’ancien ordre des choses (le mercantilisme). C’est dans ce décalage, expliquent-ils, que réside la source de l’échec des idéaux de l’Encyclopédie et de la Révolution à faire obstacle au retour du despotisme. 

Comment y mettre un terme ? Ce ne sont pas les efforts déployés pour mettre au point des solutions constitutionnelles qui permettront d’en sortir si les gens continuent d’adhérer à des valeurs qui leur font accepter volontairement leur servitude ? Le seul espoir réside dans la poursuite, l’accélération du progrès industriel lui-même. Autrement dit, c’est le « développement économique » et le libre-échange, produits de la libération de l’économie des monopoles mercantilistes, qui doivent libérer les gens de leurs croyances, donc de leur propre servitude, et ainsi rendre possible la réforme politique. Le constitutionalisme met la charrue avant les boeufs. Il faut d’abord changer les structures mentales avant d’avoir des chances d’agir avec succès sur les structures politiques; et cela seul le développement économique peut permettre de l’obtenir. (Débat très moderne que l’on a retrouvé dans certains pays de l’Est avant la chute du mur de Berlin - par exemple en Pologne -, ou qui dure encore comme en Chine). 

La lutte des classes
Leur analyse se fonde sur une conception « dialectique » de l’histoire qui est celle d’un processus conçu comme le produit d’une confrontation permanente entre deux classes, d’un côté celle des dirigeants et oppresseurs, de l’autre celle des opprimés et exploités. C’est l’approche que développe par exemple Augustin Thierry dans sa fameuse histoire des révolutions anglaises (1817), ainsi que dans son histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands (1825, mais dont les premiers éléments ont été publiés dans le Censeur européen dès 1819). 

L’histoire y est vécue comme un combat constant entre exploités et exploiteurs. Pour Thierry, il s’agit d’un combat entre Tiers Etat et Noblesse, le Tiers Etat luttant à travers les siècles pour assurer la reconnaissance et la sécurité de ses droits de propriété, ainsi que l’élargissement continu de ses opportunités industrielles et commerciales. Pour Comte, l’opposition la plus significative est celle qui oppose les oisifs, bénéficiaires de rentes de l’Etat mercantiliste, et ceux qui travaillent, qui entreprennent et qui produisent (les producteurs). 

Cette approche en termes de conflit entre « classes » n’est pas totalement nouvelle. On en trouve déjà les prémisses dans la théorie physiocratique de la production avec l’opposition entre une « classe productive » et une « classe stérile ». Mais alors que chez les Physiocrates la première s’identifie au monde agricole, à tout ce qui cultive la terre, et la seconde à tout ce qui ne vit pas de la terre, chez Comte et Dunoyer l’opposition se fait d’un côté entre ceux qui travaillent et entreprennent, quelque soit le secteur d’activité auquel ils appartiennent (on retrouve là tout l’apport de la théorie libérale de Say), et de l’autre ceux qui détiennent le pouvoir et les privilèges - c’est à dire l’Etat et les classes privilégiées qui lui sont liées.
Cette approche débouche donc sur une vision où l’histoire de la civilisation s’analyse d’abord et avant tout comme un processus de « libération » des classes exploitées par l’émergence d’une économie et d’une culture marchande (l’industrie) qui se fait aux dépens des anciennes contraintes de l’Etat mercantiliste, avec ses clientèles, ses monopoles et cloisonnements corporatistes. 

 Un libéralisme radical
Cette approche les amène à une conception de l’action politique où le rôle du politique n’est pas seulement d’aménager des poids et contrepoids (checks and balances) constitutionnels pour limiter les abus du pouvoir; mais d’accompagner, de faciliter ce mouvement « historique » dans son inévitable achèvement. Comment ? En introduisant une séparation radicale entre la « société civile », paisible et productive, et le monde de l’Etat qui est celui des privilèges et de leur exploitation par ce que l’on appellerait aujourd’hui les « lobbies ». C’est à dire en « dépolitisant » le contenu des relations sociales et économiques. 

« Après avoir longuement analysé comment les classes sociales « exploiteuses » se sont maintenu au pouvoir à travers les siècles, raconte David Hart, ils ont entrepris d’en tirer des leçons, des prévisions pour l’avenir de la société française. Pour Dunoyer en particulier, celui-ci passait par une dépolitisation croissante de la société française, voire la disparition complète de l’Etat, pour laisser place à une situation où tous les aspects de la vie sociale et économique seraient régulés par l’interaction des forces de l’offre et de la demande et la loi des contrats sur un marché libre. A certains de leurs moments d’euphorie libérale, Comte et Dunoyer sont même allés jusqu’à suggérer la possibilité - bien avant Gustave de Molinari (dans son célèbre opuscule “les soirées de la rue Saint Lazare” de 1849) - d’une société où même les fonctions de police et de défense seraient soit devenues inutiles, soit reprises par le marché. Mais, ajoutaient-ils, cette société authentiquement «libérale» ne pourra se réaliser que le jour où le développement du « régime industriel » aura si complètement modifié les attentes de l’opinion publique à l’égard de l’Etat que les politiques mercantilistes auront perdu toute légitimité aux yeux des français ». 

Leur interrogation sur le pourquoi des événements et des déceptions qu’ils viennent devivre les conduit ainsi à développer une perspective libérale poussée à l’extrême dulaissez-faire et de l’Etat minimum. D’où leur qualificatif de « libéraux radicaux ».C’est cette tradition radicale qui servira d’armature aux activités de la Société d’économie politique (fondée en 1842, et dont Charles Dunoyer fut le premier président) et que l’on retrouvera dans les colonnes du journal de la Société ( Le Journal des Economistes), ainsi que sous la plume de Frédéric Bastiat ou de Gustave de Molinari.
C’est cette tradition qui, après une éclipse d’un siècle, nous revient des Etats-Unis à travers les ouvrages de ceux qu’on appelle « les libertariens », ou « anarcho-capitalistes ». Ce qu’on nous présente comme une importation anglo-saxonne, soit disant totalement étrangère à la culture française, a en réalité de solides racines françaises . Et ce sont des anglo-saxons (les historiens américains Leonard Liggio et Ralph Raico par exemple, l’Australien Hart) qui nous font aujourd’hui redécouvrir ce qui fut en son temps une tradition libérale française fort
influente et respectée, mais largement oubliée par la suite. 



Une pensée charnière
Que retenir de cette histoire ? Pourquoi reparler aujourd’hui de ces gens-là ? Je citerai principalement trois raisons. 

1. D’abord en raison d’une série de paradoxes inattendus. Je viens d’en évoquer un : le retour de leur tradition via le monde anglo-saxon.
L’Ecole libérale de Manchester généralement citée comme l’école fondatrice du libéralisme économique moderne, n’est en réalité qu’une école parmi d’autres. Il y a une tradition libérale française authentique, fondée sur des concepts, des approches radicalement différentes. Celle-ci est philosophiquement plus proche de Godwin, de Mackintosh et de Paine (les “radicaux” britanniques qui considèrent que, face au système politique, la Déclaration des droits est un artifice insuffisant pour assurer la garantie des droits naturels), que de Bentham, Malthus et Ricardo qui dénoncent déjà les ‘défaillances’ du marché (cf la théorie des crises de surproduction à laquelle répond la ‘loi des débouchés’ de Say) . C’est là quelque chose qu’on a oublié, et qu’oublient encore le plus grand nombre de ceux qui remettent aujourd’hui les auteurs de la Restauration à la mode (Constant, Guizot, Tocqueville). 

Mais le plus énorme des paradoxes est bien entendu la filiation qui relie cette école de pensée « ultra-libérale » à la genèse des idées socialistes, et même marxistes, qui viendront plus tard.
Les concepts de « classe sociale », de « mode de production », de « structure de production », d’ « exploitation », de « mouvement historique » sont exactement ceux qui seront « retournés » et utilisés pour servir de fondement au développement de la pensée socialiste. D’abord les socialistes « utopiques » de la première génération, puis ceux de la génération marxiste. 

Le lien de filiation se fait par l’intermédiaire du comte Henri de Saint Simon et d’Auguste Comte (un cousin de Charles Comte, qui restera très longtemps en contact épistolaire étroit avec Charles Dunoyer). Si, sous l’influence d’Auguste Comte (qui devient son secrétaire en 1817, en remplacement d’Augustin Thierry), Saint Simon rompt avec ses amis du Censeur européen, c’est qu’en fait il ne donne pas les mêmes réponses aux questions qu’ils se posent. L’aristocrate ne croît guère à l’amélioration spontanée des moeurs sous l’influence des disciplines de « l’industrie » naissante. D’une vingtaine d’années plus âgé (il est né en 1760, il décède en 1825), il n’a pas le temps d’attendre l’effet du temps. Il croît davantage à la « rééducation » par la prise en main du processus de développement par une nouvelle élite dirigiste d’ingénieurs et de banquiers ayant pour objectif de promouvoir ce qu’on appellerait aujourd’hui « la croissance ». 

En 1827, dans un article publié par la Revue encyclopédique (”Notice historique sur l’industrialisme”), Charles Dunoyer se livrera à une analyse et une critique approfondies des thèses et prétentions “scientistes” présentées par les saint-simoniens dans leur journal Le producteur. Mais ils partent de prémisses largement identiques. Ce sont les inventeurs de « la sociologie historique ».
Dans une large mesure, l’un des actes de fondation du mouvement socialiste est la grande diatribe que mène Proudhon contre le livre de Comte sur la propriété (Traité de la Propriété, 1834). Diatribe à laquelle Comte n’a malheureusement pas pu répondre puisqu’il est mort en 1837, soit trois ans avant la parution des deux ouvrages de Proudhon sur le sujet.
C’est vraisemblablement par l’intermédiaire de Proudhon que Marx a eu connaissance indirecte des travaux de Comte et Dunoyer. Bien que de manière plutôt méprisante, il les évoque à plusieurs reprises dans sa correspondance. 

Les ancêtres du Public Choice
2. Le second motif tient à leur mode de représentation de l’Etat et du politique qui est extrêmement moderne si on le compare à la façon dont les économistes appréhendent aujourd’hui le fonctionnement du marché politique. 

Derrière leur théorie des classes sociales, on retrouve un schéma qui nous est aujourd’hui devenu familier : l’idée de la « capture » réglementaire. A savoir que l’existence d’une réglementation ou d’un contrôle économique quelconque induit nécessairement l’émergence d’une « classe » de gens pour qui la jouissance des privilèges liés à leur fonction devient rapidement une fin en soi, et donc un objectif de pouvoir politique. 

Conclusion : la seule manière de débarrasser le monde de l’exploitation d’une classe par une autre consiste à détruire le mécanisme même qui rend cette exploitation possible : le pouvoir de l’Etat de distribuer et de contrôler la propriété et la répartition des avantages qui y sont liés. 

Dans un passage du Nouveau Traité Dunoyer attaque l’idée que le citoyen devrait obligatoirement sacrifier ses intérêts à ceux de la communauté politique ou de l’Etat. La pierre fondatrice du pouvoir politique, note-t-il, est la croyance qu’il existe un code d’obligations morales pour le citoyen, et un autre pour l’Etat et ses représentants. Dunoyer rejette cette dichotomie. S’il est immoral d’user de la force contre la personne ou la propriété d’une autre personne, fait-il remarquer, il est tout aussi immoral pour un homme ou une communauté politique d’en faire autant. 

Dunoyer note aussi l’étrange transformation qui frappe les individus selon qu’ils agissent en tant que personnes privées ou membres de communautés politiques. La majorité des individus, fait-il remarquer, semblent comprendre que le vol et la violence sont un mal lorsqu’ils sont commis par un individu contre un autre. Mais dès qu’ils agissent en tant que membre d’une communauté ou d’un corps politique, ils acceptent le bien fondé de ces mêmes actes au nom de ce qu’ils sont commis par l’Etat ou ses représentants, contribuant ainsi à leur propre asservissement. On ne peut atteindre la vraie liberté, conclue Dunoyer, que si les individus rejettent ce divorce entre morale publique et morale privée, et s’accordent tous à respecter la propriété ainsi que la liberté personnelle de tous. 

Derrière ce langage très “normatif”, on trouve en réalité une approche méthodologique des fonctionnements de ce que l’on appellerait aujourd’hui “le marché politique” très proche, bien que encore très frustre, des concepts qui inspirent les travaux de l’école néo-libérale contemporaine des choix publics. Comte et Dunoyer ambitionnent de donner une étude “scientifique” de l’Etat et de son développement. Ils ont une façon de penser le politique qui en fait, à bien des égards, les précurseurs d’auteurs comme James Buchanan et Gordon Tullock. 

Le lien n’est pas purement fortuit. James Buchanan reconnait lui-même que c’est en Italie, lors d’un séjour sabbatique à Rome, dans les années 1950, qu’il découvrit les intuitions qui allaient orienter de manière déterminante son champ de recherche. Or il faut relever que c’est précisément chez les économistes et universitaires italiens du 19ème siècle que l’école française d’économie politique a entretenu la postérité la plus féconde et la plus durable lorsque son influence s’est mise à décliner sérieusement sur le sol français, à partir des années 1870. 

Les initiateurs du paradigme anarcho-capitaliste.
3. Au total, Comte et Dunoyer considèrent l’Etat comme la source même des privilèges et des injustices, plutôt que comme l’instrument par lequel ces problèmes peuvent être résolus. 

C’est ce qui les oppose fondamentalement non seulement aux démocrates rousseauistes de l’époque, aux socialistes, mais aussi aux conservateurs qui, à l’inverse, veulent utiliser le pouvoir étatique pour créer une société plus juste et meilleure en réglementant plus ou moins strictement le contenu de la propriété privée. 

Comte et Dunoyer rompent complètement avec les traditions de l’humanisme civique, de la démocratie à la Rousseau et du conservatisme orthodoxe qui demandent que l’individu se soumette à la communauté politique, à la ” volonté générale “, qu’elle soit exprimée par un type d’institutions ou un autre. Ils ne demandent rien de la sorte aux individus. 

Dans leur vision d’une société libérale et industrielle, souligne David Hart, il n’y aurait aucun service militaire obligatoire puisqu’on aurait aboli les armées permanentes, et que l’échange commercial remplacerait la guerre comme forme normale d’interaction entre les nations. Il n’y aurait aucune obligation de voter puisque l’Etat serait minimal ou inexistant. Dans une société comme celle imaginée par Dunoyer, il n’y aurait aucun devoir civique, puisqu’il n’y aurait aucun Etat ni « civitas » pour imposer l’obéissance. Les seules obligations qui s’imposeraient aux individus seraient des règles morales choisies par chacun, qui évolueraient progressivement avec l’émergence de sociétés industrielles, modifiant ou « perfectionnant » la manière de penser et de faire des gens. Parmi ces obligations volontaires figurent en premier lieu le devoir de respect mutuel de la propriété et de la liberté de tous ceux qui participent à l’échange, ainsi que le renoncement à toute violence. 

Murray Rothbard, le pape de l’anarcho-capitalisme moderne, n’éprouverait sans doute rien à redire à une telle vision. En fait, Rothbard lui-même a subi l’influence des écrits de Comte et Dunoyer. Non pas directement - car il ne lisait pas le français - mais indirectement, par l’intermédiaire de son proche ami le professeur Léonard Liggio (aujourd’hui à George Mason University)´qui a publié en 1977, dans le Journal of Libertarian Studies, un long article (Charles Dunoyer and French Classical Liberalism) qui reste encore la source d’information et d’étude la plus documentée sur le rôle joué par le Censeur européen et ses animateur au sein de l’école libérale française du 19ème siècle. Dans un texte de 1974 (Egalitarianism as a Revolt against Nature), Murray Rothbard présente une interprétation de l’histoire moderne, avec une vision du socialisme présenté comme une idéologie authentiquement “réactionnaire”, qui s’inspire très directement de celle présentée un siècle et demie plus tôt par Charles Comte et Charles Dunoyer dans les pages du Censeur européen.

Les oubliés du libéralisme français

Par  Henri LEPAGE  (voir son blog ici)

Ajouter une légendehttps://www.youtube.com/watch?v=nqqjVXfnsV0

La Concurence - Conférence d'Henri Lepage 

 Cliquez le lien vidéo ici ou sous l'image ci-dessus

La concurrence est-elle applicable à tous les domaines ? Comment ont été justifiés les monopoles historiques ? L'oligopole permet-il de concilier les avantages de la concurrence et du monopole ? Comment garantir la concurrence ? Autant de questions aux quelles Henri Lepage répond, à l'aide d'exemples historiques.

Alain Madelin a lancé fin novembre un cycle de conférences intitulé "à la découverte de l'économie" qui a lieu toutes les semaines dans le 17ème arrondissement de Paris. Une conférences sur deux est donnée par lui-même et les autres par des intervenants de renom.

Pour aller plus loin :

http://www.wikiberal.org/wiki/Monopole
http://www.wikiberal.org/wiki/Cartel
http://www.wikiberal.org/wiki/Concurr...

Henri Lepage

De Wikiberal
 
Henri Lepage, né le 21 avril 1941, est un économiste français. De tendance minarchiste, avec une réelle ouverture à l'égard de l'anarcho-capitalisme qu'il relaie régulièrement, il est connu pour ses ouvrages Demain le capitalisme et Demain la propriété. Il est l'actuel président de l'Institut Turgot
Diplômé de l'Institut d'Études politiques de Paris, il poursuit des études d'économie à la London School of Economics et à l'université du Colorado. A partir de 1965, il collabore à la revue Entreprise. Au milieu des années 70, il décide d'enquêter sur la nouvelle pensée économique en essor aux États-Unis. De ce travail d'enquête approfondi sortira Demain le capitalisme (1978), dans lequel il évoque autant les travaux de Milton Friedman ou Gary Becker que, brièvement, l'anarcho-capitalisme. Son essai connaît un retentissement qui ne sera pas sans effet sur le regain d'intérêt pour le libéralisme que connaîtra la France au tournant des années 80.

Fort de ce succès, il va rédiger un deuxième essai, plus important encore: Demain le libéralisme (1980), dans lequel il proposera une vulgarisation des nouvelles théories de la concurrence et de la règlementation. Surtout, ce livre va contribuer à faire enfin connaître aux lecteurs francophones Friedrich von Hayek. Mais son maître-ouvrage reste sans aucun doute Pourquoi la propriété (1985), traitant cette question tant d'un point de vue historique que philosophique, juridique que, bien sûr, économique. Lepage y parle aussi bien des risques liés à la participation dans l'entreprise que des vertus du capitalisme pour résoudre les problèmes de pollution ou encore des aspects éthiques du droit de propriété. En 1990, il poursuit sa production intellectuelle dans La Nouvelle Economie industrielle. Henri Lepage analyse les limites et les défauts scientifiques des arguments généralement utilisés pour justifier l'intervention des pouvoirs publics.

Au début des années 1990, il lance avec Alain Madelin l'institut Euro 92, qui constitue une réserve inestimable d'articles portant sur des sujets aussi variés que la monnaie, l'environnement, la santé, ou encore l'histoire des idées libérales. Il collabore aussi à la revue Politique internationale. Certaines des interviews qu'il réalise pour ce support seront reprises dans Vingt économistes face à la crise.
Depuis le début des années 2000, Henri Lepage participe à une nouvelle aventure libérale, celle de l'Institut Turgot. Il en prend la présidence en 2008, remplaçant Guy Millière.

Tocqueville, libéral politique, non économique et la critique

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Alexis de Tocqueville (1805-1859) et son père Hervé (1772-1856)

Libéral et démocrate avant l’heure, Tocqueville s’intéresse à l’évolution de la société française. La démocratie étant inexorable, celui qui est à la fois sociologue, philosophe et penseur politique met en garde contre le despotisme égalitaire.
 Annexé par la droite comme un des principaux maîtres à penser du libéralisme, l'auteur de " la démocratie en Amérique ", s'il était un adversaire du socialisme, a quand même fondé un mouvement de la jeune gauche. 

Tocqueville (1805-1859), malgré ses origines familiales ultraroyalistes, est avant tout un philosophe de l'égalité et de la démocratie. Il a foi dans le progrès de l'égalité entre les êtres humains. Quand il a voulu entrer en politique, Tocqueville a créé la Jeune gauche en 1847, une organisation voulant réduire la pauvreté. Il faut se souvenir que la fin des années 40 voit la France traverser une grave crise économique. Nous sommes au début de la révolution industrielle et la question sociale se pose de manière tendue. Pour réduire la pauvreté, Tocqueville et ses amis préconisent une intervention de l'Etat par l'impôt progressif). Ministre des Affaires Etrangères sous la Deuxième république, Tocqueville retourne à ses écrits avec l'Empire. La gauche préexisant au socialisme, on peut que dire que le libéralisme de Tocqueville est avant tout un libéral au sens du XIXe siècle au sens où il s'oppose au conservatisme. Il s'agit d'une pensée éclairée, et dans le cas de Tocqueville, sociale., C'est ainsi qu'il étudie dans les dernières années de sa vie, l'industrie et montrer qu'elle a suscité l'apparition d'une "aristocratie" plus dure que l'aristocratie traditionnelle. Dans le combat contra la pauvreté et pour l'égalité, il est partisan de la réglementation. Pour cela, l'Etat doit disposer de moyens : l'impôt doit exister et être progressif. C'est la méfiance de Tocqueville envers l'état et la tyrannie de la majorité qui a conduit les libéraux d'aujourd'hui à en faire un de leurs auteurs de référence, c'est oublier certains de ses écrits. Pour lui, la liberté des citoyens était une donnée fondamentale car elle leur permettait de s'organiser et de défendre leurs intérêts et de faire vivre la démocratie. Mais, il voit dans l'individualisme un danger pour la démocratie. C'est dire la modernité de sa pensée.

 

Ainsi, et à l'exception notable de Sismondi, le paupérisme pose un défi majeur au libéralisme : ce ne sont plus les marges seulement de la société qui sont contaminées, mais son coeur même. Comment concilier les exigences de la société industrielle et celles de la liberté ? 

C'est le défi que Tocqueville va relever.

Keslassy montre une réalité contre laquelle nous ne saurions aller : Tocqueville, libéral politique, ne saurait être considéré comme un libéral économique. Tocqueville n'abonde pas dans le sens des réflexions de Say sur l'industrie ou sur la pauvreté. Il ne partage pas son crédo quant à la loi des débouchés. Il ne fait pas confiance aux fluctuations naturelles du marché. Non seulement il ne nie pas la possibilité de crises, mais il les croit même "endémiques". Il préconise la solidarité plutôt que l'individualisme économique. 


L'influence littéraire majeure de Tocqueville est exercée par le traité d'Economie politique chrétienne de Villeneuve-Bargemont (15). Ce dernier voit dans l'industrialisation une "féodalité nouvelle" plus dure et plus despotique que l'ancienne féodalité fondée sur l'aristocratie foncière. Villeneuve constate que le paupérisme a pris naissance en Angleterre, partie de Ricardo (16). Il reproche aux représentants de l'école classique de trop circonscrire l'objet de leurs recherches : l'économie politique n'a pas résolu le problème d'une équitable distribution. (17) Néanmoins, l'auteur rejoint les classiques dans leur dénonciation des poor laws, et affirme par ailleurs que les inégalités sont naturelles. Villeneuve voit la source de tous les maux dans le fait que la société humaine s'est trouvée hors des voies tracées par la Providence. A la suite de l'extension indéfinie de l'industrie, les maux partiels produits de tout temps par l'égoïsme se sont étendus et généralisés. Mais, au-delà, le paupérisme représente la colère divine. Villeneuve a une vision providentialiste pessimiste, que l'on peut rapprocher de la vision providentialiste optimiste d'un Burke. C'est donc l'introduction du christianisme qui pourrait le mieux apaiser les souffrances humaines. La religion écarte ses principales causes (la démoralisation), mais en plus elle multiplie les moyens de secourir la misère. Conclusion logique : le manque de pratique religieuse explique principalement l'indigence des masses.

Villeneuve prône donc la charité, le travail, la modération des besoins. Il relève un paradoxe : à cause de leurs bas salaires, les ouvriers ne peuvent acquérir les nouveaux produits qu'ils contribuent à mettre sur le marché. L'Etat doit donc garantir un salaire minimal. L'intervention de l'Etat doit également s'étendre à l'organisation de l'instruction morale et religieuse, donnée gratuitement avec obligation d'en profiter, pour restituer les sentiments religieux et les habitudes de tempérance. Villeneuve déplore enfin la dégradation morale des ouvriers, stigmatise le pauvre. A contrario, Tocqueville, lui, ne considère jamais que la déchéance morale de l'ouvrier puisse être à l'origine de sa misère.

Sur les trois causes principales d'indigence que Villeneuve-Bargemont dénombre (immoralité du peuple, développement du monde industriel et mauvaise politique philantropique), Tocqueville rejoint complètement le penseur chrétien sur les deux derniers points. 


Keslassy relève également l'influence non négligeable que Vauban a sur Tocqueville (18) : ils préconisent tous deux une fiscalité pesant moins lourdement sur les moins nantis et une taxation proportionnelle aux revenus, dans un souci d'efficacité. 


Quel est le cadre intellectuel de Tocqueville ? Celui-ci, que son histoire familiale pousse à craindre les foules, explique que le principe inégalitaire se justifie uniquement par une ascension toujours possible. S'il condamne l'aristocratie française, c'est avant tout pour son enfermement. Il est en cela un précurseur de l'école italienne, et singulièrement de R. Michels. C'est un aristocrate agraire rallié à la démocratie. Sa seule vraie conviction positive, c'est la volonté d'oeuvrer pour la liberté en défendant les résultats de la Révolution. Il défend ainsi, sans cesse, toutes les libertés : de presse, d'association, de culte. 


Les Etats-Unis
 

Dans son premier ouvrage, Du système pénitentiaire aux Etats-Unis et de son application en France, de 1833, 

Tocqueville pense que "les fluctuations de l'industrie appellent, quand elle prospère, un grand nombre d'ouvriers qui, dans ses moments de crise, manquent d'ouvrage"

 Par conséquent, l'une des raisons de l'indigence de masse est le manque de débouché des biens industriels. C'est l'exact contre-pied de la loi de Say que prend Tocqueville. Il ne croit pas qu'il soit possible d'établir un rapport fixe entre la production et la consommation.

Mais Tocqueville dénonce aussi la charité légale dans cet ouvrage : il accuse les maisons de charité (alms houses ou poor houses) d'accueillir à la fois les indigents qui ne peuvent pas, et ceux qui ne veulent pas, gagner leur vie en travaillant. 


L'Angleterre, Manchester et l'Irlande
 

C'est après son premier voyage en Angleterre, en 1833, que Tocqueville abandonne cette thèse moraliste : il dénonce à nouveau la charité légale, mais c'est l'existence d'un droit du pauvre sur l'Etat qui explique la mauvaise régulation morale due à l'existence des poor laws ; elles imposent la dégradation morale des pauvres. C'est après ce premier voyage qu'il rédige son Mémoire sur le paupérisme, en 1835. Il y relève un curieux paradoxe :

 "les pays qui paraissent les plus misérables sont ceux qui, en réalité, comptent le moins d'indigents, et chez les peuples dont vous admirez l'opulence, une partie de la population est obligée pour vivre d'avoir recours aux dons de l'autre" (19). 

Il oppose à la pauvreté de la péninsule ibérique, à peine visible parce qu'intégrée, la pauvreté anglaise qui se propage à côté de l'opulence. Plus une société s'enrichit et plus elle produit nécessairement de la pauvreté. Or, peut s'observer un véritable progrès social et économique. Comment Tocqueville explique-t-il ce paradoxe ? 


Il part de l'état primitif de la société dans lequel les hommes, sauvages, nomades et chasseurs, se contentent de peu. Il prend l'exemple célèbre des Indiens d'Amérique pour justifier son propos. Ils sont en situation d'affiliation sociale, dans la mesure où ils sont intégrés à un réseau de sociabilité très fort. La pauvreté ne peut pas exister, dit Tocqueville, quand il y a pauvreté des désirs : les inégalités sont alors inexistantes.

Par la suite, l'humanité, passant d'une économie de subsistance à une économie de production, va connaître un premier mouvement de différenciation entre les hommes, mouvement qui va produire de l'inégalité. (20) De la propriété foncière naissante, l'aristocratie voit le jour. Ces propriétaires fonciers parviennent à dégager un surplus, et ce superflu est un signe ostentatoire qui distingue les individus et se transmet aux enfants. Ce n'est que par la suite, avec la diversification de cette aisance dans tout le corps social, qu'un sentiment de frustration se fera jour, provoquant l'augmentation du palier de la misère. Des individus vont alors se trouver en situation de possible désaffiliation sociale. Pour satisfaire ces nouveaux besoins auxquels la culture de la terre ne peut pas suffire, une portion de la population quitte chaque année les travaux des champs pour s'adonner à l'industrie. Or l'extension du paupérisme est directement liée à l'augmentation de ceux qui composent la classe industrielle. Tocqueville avance ici le concept de paupérisation relative : les besoins toujours plus nombreux bénéficient à tous ; mais la classe industrielle en bénéficie relativement moins que les gens aisés. 


A l'opposé des économistes libéraux, Tocqueville pense qu'il est sans effet d'exciter la convoitise des pauvres, pour tenter de remédier à l'indigence de masse. Le contraste éclatant des niveaux de vie pourrait pousser les classes inférieures à une révolte amenant violemment la fin de l'aristocratie. C'est cela la principale hantise de Tocqueville. L'amour pour l'égalité pousse les gens vers la "frustration relative" : plus l'égalité progresse objectivement, et plus l'inégalité résiduelle est ressentie comme insupportable. En fait Tocqueville, qui part d'une même observation que Smith (c'est l'envie qui fonde le désir d'acquisition), arrive à une conclusion opposée : cette course au bien-être ne permet pas l'hamonie, mais plutôt le chaos. 


Le paupérisme n'a pas pour origine les égarements moraux des ouvriers et des pauvres. Il provient, nous dit Tocqueville, de l'accroissement des besoins issus du développement de la civilisation. Ce faisant, les pauvres ne sauraient être considérés comme les responsables uniques de leurs conditions, dans la mesure où celles-ci résultent largement des indéterminations du marché. Il dit ainsi, dans le Second Mémoire sur le paupérisme (1837), qu'il y a des malheurs sur lesquels les ouvriers "ne peuvent rien". 


Tocqueville, et c'est encore une différence avec les auteurs libéraux, regrette que l'agriculture doive céder sa place à l'industrie dans le processus de production. Il dénonce la concentration de la propriété foncière et l'exode rural. L'aristocratie anglaise tout particulièrement, est en danger dans la mesure où Tocqueville s'aperçoit que seuls les riches peuvent accéder à la propriété territoriale. L'élévation sociale est bloquée par la concentration foncière. Mais les pauvres, dussent-ils bénéficicer d'un remembrement foncier, auraient-ils de quoi acheter ces futures petites terres ? 


C'est à Manchester que Tocqueville observe, avec horreur, les méfaits de l'industrialisation naissante. Les industriels locaux se servent de la main d'oeuvre bon marché venue d'Irlande pour faire baisser les salaires de tous les ouvriers anglais. Les travailleurs irlandais n'ont aucune formation et acceptent donc de bas salaires. Ils permettent par là la baisse de l'ensemble des salaires. Cette démonstration nous semble toutefois un peu vague : si le nombre de travailleurs peu payés augmente, le salaire moyen baisse, c'est entendu. Mais cela ne saurait provoquer, sans un autre facteur, la baisse de l'ensemble des salaires. Quoi qu'il en soit, Tocqueville, en compagnie du docteur Kay, visite les lieux de misère de Manchester, puis de l'Irlande. Là, il pense que les propriétaires terriens pressurent le plus possible la population paysanne, afin de pouvoir encore mieux la contraindre à accepter des salaires de misère. Keslassy montre, à juste titre, que Tocqueville reproche d'abord et avant tout à l'arstocratie irlandaise de ne pas être du tout conforme à l'image qu'il se fait de l'exemplarité de l'aristocratie.

D'ailleurs Tocqueville déplore souvent, essentiellement dans la seconde Démocratie en Amérique, le déclin de l'agriculture, qui se modernise moins rapidement que l'industrie. Cette dernière représente tout au contraire une nouvelle féodalité, dans la mesure où le monde industriel est le seul, dans une société démocratique, où peut encore proliférer l'aristocratie. Tocqueville méprise ce capitalisme qui est une nouvelle forme d'asservissement, qui reproduit la structure du pouvoir aristocratique : deux mondes qui s'ignorent et se détestent, des privilégiés qui le resteront, une quasi lutte des classes. Il va même jusqu'à fustiger le caractère aliénant de la division du travail : en elle, "l'homme se dégrade à mesure que l'ouvrier se perfectionne" (21). Il craint qu'elle s'étende et qu'elle finisse par empêcher les travailleurs d'accomplir leurs obligations de citoyens (22). 


Le paupérisme est à l'origine d'une désocialisation qui doit être prise en charge. Tocqueville prône l'association, qui permet de multiplier les contacts entre les individus. C'est le moyen de lutter contre le materalisme et l'individualisme, c'est-à-dire contre la séparation produite par l'égalité des conditions. 


Tocqueville propose alors la création de colonies agricoles, notamment sur le système de l'Etat de New York. L'Etat, propriétaire des terres, les met à disposition des pauvres -- ce qui diminue d'autant les charges du Trésor public nécessaires à l'entretien des pauvres. Mais Tocqueville ne mesure pas vraiment la tragédie que cette solution impose : le déplacement des populations. C'est pourquoi il se penche sur la charité privée. Quelles sont ses qualités ? Elle est aléatoire, et n'installe donc pas le pauvre dans une dépendance à l'égard de l'Etat. Elle permet de renforcer ou de créer un lien social entre le riche et le pauvre : le premier se préoccupe du pauvre par compassion ou par devoir religieux ; le second se sent alors dans l'obligation de se montrer reconnaissant. Mais la charité privée a des faiblesses : elle est incapable de contrecarrer le paupérisme, qui est un phénomène collectif.

C'est pourquoi Tocqueville prône "l'association des personnes charitables", qui, "en régularisant les secours, pourrait donner à la bienfaisance individuelle plus d'activité et de puissance". Ces associations auraient pour objectif de réduire la pauvreté locale à partir des ressources financières locales, elles mèneraient des actions directes pour les invalides et donneraient du travail aux pauvres valides. Elles prendraient la forme de sociétés de secours mutuel auto-organisées. Le pauvre n'y aurait aucun droit au secours, la base de l'association étant le volontariat. Le pauvre ne serait donc pas victime de la dépravation, et le riche ne supporterait pas un impôt dirimant. Tocqueville croit d'autant plus à la réussite d'un tel système que les pauvres eux-mêmes y participeraient et qu'il présenterait le bénéfice essentiel de responsabiliser les indigents. Ces associations auraient toute lattitude pour refuser de renouveler leurs aides si elles considéraient qu'elles ont été mal utilisées. La répression du mendiant serait dès lors légitime, puisqu'elle signifierait qu'il n'a pas eu le désir de changer sa condition. 


Tocqueville étudie ensuite la charité légale. Aucune autre solution ne peut apparaître aussi belle et grande que celle qui consiste à faire peser sur la société le soulagement de ses membres les plus démunis. Mais elle n'est pas sans danger. La loi sur les pauvres entraîne la démoralisation sociale, c'est-à-dire l'abaissement des pauvres. L'homme est naturellement oisif, dit Tocqueville. Si, finalement, il se met à travailler, c'est soit pour s'assurer les plus élémentaires besoins de l'existence, soit pour améliorer ses conditions de vie. Le premier motif, le plus stimulant, est rapidement effacé par l'assistance légale et durable. L'individu qui bénéficie des secours publics n'a plus d'intérêt à sortir de sa condition d'assisté puisque l'essentiel lui est assuré. Tocqueville ne tombe pas dans l'illusion qui consiste à croire que l'Etat peut distribuer des secours selon les causes qui ont provoqué le besoin :

 "les lois auront déclaré que la misère innocente sera seule secourue ; la pratique viendra au secours de toutes les misères" (23).

Il ne croit pas plus que remettre au travail de force les pauvres valides soit une solution réaliste : aurons-nous toujours du travail à donner ? A terme, l'absence de rentabilité de ces activités ne va-t-elle pas replacer les pauvres dans une situation plus précaire ? La distribution géographique du travail est-elle en adéquation avec l'emplacement de la population sans emploi ? Bien sûr que non. L'indigent prendra l'habitude de recevoir un revenu systématique, qu'il considérera avec le temps comme un droit acquis. Il perdra ainsi ce qui lui reste de dignité, et ne comprendra pas que cette aide puisse lui être retirée. La bienfaisance légale n'a pas la propriété de créer un lien de reconnaissance entre les classes sociales. La charité légale entraîne inéluctablement la disparition de la charité privée (les riches ne se sentant plus dans l'obligation de secourir le pauvre), ce qui détruit la seule possibilité de relation entre le riche et le pauvre. Par ailleurs, puisque le pauvre doit rester dans sa paroisse à attendre la prochaine distribution de secours, la loi sur les pauvres contient aussi une grave détérioration de la liberté de déplacement de ceux-ci. Mais entendons nous-bien : comme Keslassy le souligne fort bien, Tocqueville met l'accent sur les effets pervers de la protection sociale ; pas sur les effets bénéfiques de l'absence de celle-ci. 


Tocqueville se bat donc pour la division de la propriété foncière, parce qu'il pense qu'outre ses avantages intrinsèques, il s'agit de la seule alternative à une économie fondée sur une industrie génératrice de paupérisme et synonyme de désordre. Il pense que la petite propriété est économiquement au moins aussi rentable que la grande, mais qu'elle est en plus avantageuse socialement car elle favorise la création des classes moyennes. Cette catégorie sociale est l'élément stabilisateur par excellence.

Dans le même ordre d'idées, Tocqueville prône la division de la propriété industrielle.
Ceci permet de responsabiliser l'ouvrier, qui entre dans le capital de la firme dans laquelle il travaille. Tocqueville est donc favorable aux coopératives ouvrières et aux sociétés par actions. L'association ouvrière n'est pas seulement une institution d'assistance, comme chez Fourier et surtout Owen, mais au surplus un moyen pour les ouvriers de s'affranchir du salariat. Néanmoins, cette solution paraît prématurée à Tocqueville. Il envisage donc un autre remède : le développement de l'épargne des classes laborieuses. L'épargne est la concrétisation d'une vertu : la prévoyance. Elle a les mêmes effets positifs que la propriété. Elle intéresse le peuple à la stabilité publique. Il montre l'exemple de Félix de Viville à Metz, qui a lié économiquement les caisses d'épargne et les monts de piété. 




Une troisième voie ?

 

Tocqueville pense que la démocratie est l'avenir. Pas un avenir seulement politique, mais aussi social : l'égalité des conditions. Il s'agit d'un principe dynamique qui est responsable du passage de l'aristocratie à la démocratie. C'est une équivalence de statut qui permet de mieux accepter les inégalités matérielles. Certes, il existe toujours un maître et un esclave, mais la place devient interchangeable. Et si l'un continue de servir l'autre, c'est uniquement en vertu de la seule légitimité possible en démocratie : le contrat. Ainsi l'égalité des conditions est l'antithèse de la société aristocratique et non pas de la société matériellement inégalitaire de l'époque moderne. Car le principe de mobilité sociale n'est pas applicable à l'industrie. En d'autres termes, l'industrie est une verrue, une anomalie : elle accroît les inégalités dans une société démocratique égalitaire. Si la démocratie favorise l'industrie, celle-ci pourrait être le fossoyeur de celle-là : par un chemin détourné, l'industrie ramène les hommes à l'aristocratie. C'est pourquoi Tocqueville, grâce aux Annales de la Charité, promeut un catholicisme social qui veut lutter contre les velléités révolutionnaires qui someillent de moins en moins en France. Une fois député, il fonde avec quelques amis (Dufaure, Rivet, Corcelle,..) un nouveau parti, la jeune gauche. Quel est leur programme ? Il consiste à assurer aux pauvres l'égalité légale et tout le bien-être qui soient compatibles avec l'existence légale du droit de propriété et l'inégalité des conditions qui en découle. C'est pour sauver ce droit de propriété, mis en danger par les mouvements de foules, que la jeune gauche prône ces réformes en faveur des classes populaires. 


C'est en rédigeant le programme de la jeune gauche que Tocqueville découvre en profondeur les écrits socialistes. S'il désapprouve radicalement l'idée de transformer l'organisation politique et sociale, il dira, au regard notamment des thèses de Considérant, qu'il approuve le but fixé par les socialistes : remédier à la misère. Il est en revanche bien plus influencé par le programme concret d'un Louis Blanc (coopératives ouvrières de production et ateliers sociaux). Mais il trouve au socialisme un défaut majeur : il conduit à la négation du droit de propriété. Or, la sauvegarde de ce droit est fondamentale car elle est un moyen essentiel pour responsabiliser l'individu et assurer sa sécurité en cas de mauvais coup de fortune. Par ailleurs, et conjointement, la théorie égalitariste portée par le socialisme entraîne la négation de la liberté : 

"la démocratie et le socialisme ne se tiennent que par un mot, l'égalité ; mais remarquez la différence : la démocratie veut l'égalité dans la liberté, et le socialisme veut l'égalité dans la servitude" (24). 

Il s'oppose donc au droit au travail, dans la mesure où, si l'Etat emploie tous les chômeurs, il ne pourra plus refuser aucun travailleur ; dès lors, selon Tocqueville, il ne faudra pas longtemps pour que l'Etat devienne l'unique propriétaire des moyens de production. 


Mais Tocqueville est-il, à l'aune de son opposition au socialisme, un partisan des thèses économiques libérales ? Il est permis d'en douter avec Keslassy. Tocqueville sollicite en effet l'intervention de l'Etat sur le plan de la charité ; plutôt qu'un droit au travail, il préfère en effet accorder un droit à l'assistance. Il accepte l'introduction d'une charité régulière, et pense donc que l'Etat a un rôle à jouer sur le plan social, notamment pour aider les invalides. Il prône un Etat qui intervient ponctuellement et en des espaces bien délimités. C'est seulement lorsque le système d'aide publique a un caractère régulier et permanent qu'il est néfaste.

D'autre part, Tocqueville pense que l'Etat doit prioritairement intervenir dans le monde industriel car, à ses yeux, c'est là qu'il s'y rencontre les inégalités les plus criantes.Il réclame l'intervention du législateur pour relever (ou au moins maintenir) les salaires des ouvriers industriels. En effet, comment les ouvriers pourraient-il épargner et accéder à la classe moyenne sans argent ? Il ne pense pas que les ouvriers atteindront naturellement la classe moyenne, par l'accroissement de leur bien-être, comme le président Say, Chevalier, ou Nassau.

Tocqueville pense surtout que les inégalités sont le résultat d'un long processus historique : il est par conséquent dubitatif devant l'idée d'un ordre naturel que défendent les économistes libéraux français de l'époque (25). Il pense que le marché ne peut aboutir, seul, à l'harmonie que décrit Bastiat. Il a en effet en tête les conflits entre les riches et les pauvres, qu'il perçoit dans le monde industriel. Il est en cela aux antipodes de Constant. Ce dernier veut en effet favoriser la bourgeoisie industrielle et commerçante, car elle lui semble être une garantie contre un retour au despotisme. Il réclame le libre jeu de la concurrence pour régler le niveau des salaires. Alors que Constant pense que le libéralisme politique préfigure le libéralisme économique, Tocqueville pense au contraire que la liberté politique est une fin en soi et qu'elle ne saurait être assimilée au libéralisme dans l'ordre économique. Plus fondamentalement, il ne pense pas que l'intérêt individuel soit un rempart suffisant contre la montée de l'Etat. Bien au contraire, le repli de l'individu sur soi est, pour Tocqueville, la porte ouverte à l'emprise croissante de l'Etat. Il se positionne donc contre la loi le Chapelier, et veut placer des corps intermédiaires entre l'individu et l'Etat. Il se situe lui-même à égale distance entre l'individualisme et l'étatisme. 


C'est donc à tort, nous dit Keslassy, que Tocqueville est considéré comme un chantre de la société libérale -- il faut aussitôt préciser qu'il ne peut s'agir que de son libéralisme politique et non d'un quelconque libéralisme économique. Hayek tout particulièrement; dans la Route de la servitude, affirme que Tocqueville est un libéral complet, y compris donc sur le plan économique. Pourtant, l'oeuvre entière de Tocqueville a toujours eu pour objectif de parvenir à concilier liberté et égalité.

Pour notre part, nous partageons l'analyse de Keslassy sur ce point : il est tout à fait abusif de faire de l'auteur de la Démocratie en Amérique un laudateur du libéralisme économique, un ancêtre de Madelin. En revanche, l'auteur est beaucoup moins convaincant quand il tente d'en faire un aieul de Shröder ou de Blair. Vouloir faire de Tocqueville un précurseur de la "troisième voie" nous semble aussi vain que la chimère consistant à faire de lui un "libéral avancé" avant l'heure. Tocqueville est plutôt un conservateur social on ne peut plus classique. Il est plus antibourgeois qu'aristocrate. Son libéralisme (politique) n'est pas dicté par le goût, mais par la nécessité, un peu comme Stendhal et Balzac. A vouloir à tout prix en faire un précurseur, il nous semble qu'il faut voir en lui le précurseur de Bismarck : en France ou en Angleterre chez Tocqueville, comme dans la république de Weimar, les deux fustigent le monde industriel non par amour des ouvriers, mais par peur d'une révolution. C'est en effet pour faire taire toutes les velléités socialistes que le chancelier promulgue ses lois sociales. 


Tocqueville est fondamentalement un obsédé de l'ordre. C'est en cela qu'il est très conservateur, à des lieux d'économistes libéraux tutoyant l'anachisme (Dunoyer, Comte, Molinari). Son conservatisme social ne sera dépassé que par un Napoléon III. 


Source Catallaxia
 
15 : Vicomte Alban de Villeneuve-Bargemont, Economie politique chrétienne, 1834.
16 : Et non de Smith qui est Ecossais.
17 : Nous ne pouvons suivre l'auteur sur ce point : l'utilitarisme de Bentham, rejoint plus tard par celui de Stuart Mill, et qui sera prolongé au XXe siècle par les travaux de Pareto, tente de résoudre ce problème de l'équitable distribution.
18 : Vauban, Projet d'une dîme royale qui supprimerait la taille, 1707.
19 : Mémoire sur le paupérisme, in Mélanges, Oeuvres complètes, XVI, p.117.
20 : Un paradigme plus explicite, nous semble-t-il, consiste à distinguer le temps de l'homo agricola du temps de l'homo faber. C'est l'homo faber, l'homme façonnant son environnement et non plus le subissant, qui explique l'avènement de la propriété.
21 : Tocqueville, Oeuvres complètes, I, 2, p.165.
22 : C'est sur ce point, rarement ou jamais évoqué, et sur ce point seul, que se manifeste vraiment la raison pour laquelle Tocqueville doit être vu comme un libéral politique et non économique. Il ne craint pas l'exploitation des travailleurs en soi, comme Engels, mais sa conséquence : le désordre, la révolte. C'est ce qui explique également que Tocqueville redoute l'industrie : la classe ouvrière ne reçoit pas les secours qu'elle recevait dans le monde rural. L'aristocratie industrielle est donc plus cruelle que l'aristocratie foncière. Tocqueville se cantonne-t-il à cela ? Non, il souligne surtout qu'une telle situation est grosse de révoltes futures. Ce n'est jamais par misérabilisme que Tocqueville analyse si durement le monde industriel, mais parce qu'il craint véritablement les désordres qu'il pourrait causer.
23 : Tocqueville, Oeuvres complètes, XIV, p. 130
24: Ibid, I, p.1147.
25 : Cette philosophie thomiste est explicite chez Say, Comte ou Dunoyer. Elle l'est tout autant, de nos jours, chez Rothbard. Mais elle n'est pas toute la pensée libérale de l'époque : il y a un courant contractualiste, de type lockéen, qui existe déjà chez les libéraux.

Le libéralisme de Tocqueville à l'épreuve du paupérisme,


par Eric Keslassy.
Coll. Ouverture Philosophique, L'Harmattan, 2000.



La critique ou la "vérité" 

En détournant Tocqueville, Eric Keslassy fait passer un certain nombre de thèses à fort relent marxiste-léniniste

Extrait : Certes, Tocqueville n’est pas un pur libéral au sens classique. Contrairement à Bastiat, les questions économiques l’intéressent peu. De là à en faire un quasi-socialiste ! Et pour dissiper tout malentendu, voici ce que Tocqueville écrivait à propos de l’Angleterre, dans son premier mémoire sur le paupérisme, en 1835. Tocqueville se demandait : « Au mal du paupérisme aujourd’hui endémique dans les sociétés modernes, quel remède apporter ? » Il répondait : « L’Angleterre a cru le trouver dans la charité publique et elle a établi la taxe des pauvres. Le remède a été égal au mal s’il n’a pas même été pire que le mal. » Et il ajoutait : « Toute mesure qui fonde la charité sur une base permanente et qui lui donne une forme administrative crée une classe oisive et paresseuse, vivant aux dépens de la classe industrielle et travaillante (…). Je suis profondément convaincu que tout système régulier, permanent, administratif dont le but sera de pourvoir aux besoins du pauvre, fera naître plus de misères qu’il n’en peut guérir, dépravera la population qu’il veut secourir et consoler, réduira avec le temps les riches à n’être que les fermiers des pauvres, tarira les sources de l’épargne, arrêtera l’accumulation des capitaux, comprimera l’essor du commerce, engourdira l’activité et l’industrie humaines et finira par amener une révolution violente dans l’État, lorsque le nombre de ceux qui reçoivent l’aumône sera devenu presque aussi grand que le nombre de ceux qui la donnent » (Mémoire sur le paupérisme,1835).

Source: Fb - Damien Theillier 

 

 Le post entier chez Contrepoints (en lien)


Le sociologue Eric Keslassy fait partie de ces auteurs de référence qu’on trouve dans la plupart des manuels de sciences économiques et sociales. A l’instar d’un Denis Clerc, fondateur d’Alternatives Economiques, Eric Keslassy passe pour être un auteur « non partisan », entendez par là : anti-libéral, c’est-à-dire « bien-pensant ». Eric Keslassy est un universitaire, « spécialiste » de Tocqueville. Mais alors que Tocqueville ne cesse de dénoncer les excès de l’égalitarisme et la possible dérive de la démocratie vers une forme de despotisme doux : l’étatisme, Eric Keslassy réussit le tour de force de présenter Tocqueville comme un prophète de la social-démocratie, un précurseur de la discrimination positive et de la redistribution. Joli tour de passe-passe qui ne trompe que les fervents lecteurs d’Alternatives Economiques, un journal « non partisan ».

Mais Eric Keslassy ne se contente pas de détourner Tocqueville à des fins idéologiques, sous couvert d’une pseudo-neutralité, il fait passer comme évidentes un certain nombre de thèses à fort relent marxiste-léniniste. Telle est la « stratégie du toc ».

Pour bien comprendre la « stratégie du toc », ouvrons Démocratie et égalité (2003), souvent donné à lire aux élèves par des professeurs très bien pensants et regardons-y de plus près. Destiné aux lycéens et aux étudiants, chaque chapitre de ce court ouvrage s’efforce de répondre à une question concernant les liens entre démocratie et égalité. Qu’est-ce que la démocratie ? La démocratie peut-elle concilier égalité de droit et égalité de fait, liberté et égalité ? Permet-elle la mobilité sociale ? Se traduit-elle par plus de justice sociale ? Présenté comme une synthèse des différents points de vue sur la démocratie et l’égalité, le livre est en réalité fondé un certain nombre de présupposés ou de postulats philosophiques jamais explicités et toujours tenus pour évidents.

L’idée centrale affirmée implicitement à travers tout le livre est que les droits économiques et sociaux seraient les vrais droits et que l’égalité ne serait juste qu’à condition d’être une égalité réelle. Autrement dit la démocratie serait une imposture tant que des inégalités économiques et sociales subsistent. Bref, sans le dire, Keslassy expose la vision catastrophique et apoca­lyptique du développement des sociétés capitalistes, propre à la pensée de Marx, ce qui justifierait la redistribution forcée et  la discrimination positive, pour le bien de tous !

Mais la stratégie du toc ne s’arrête pas là. Pour donner un semblant de pluralisme à son propos, Keslassy offre généreusement au lecteur un chapitre consacré à la pensée libérale. Or il intitule ce chapitre « Le paradigme ultra-libéral », disqualifiant d’entrée de jeu les auteurs dont il va parler. Et tout le chapitre est destiné à donner au lecteur un aperçu de l’enfer « ultra-libéral », le dissuadant d’ouvrir un jour un livre de Robert Nozick (dont le nom est mal orthographié dans le livre : « Nozik », ce qui donne une idée de la médiocrité du livre) ou de Friedrich Hayek.

Quand Lénine plaidait pour l’ « égalité réelle » !
La propagande idéologique contenue dans ce livre n’apparaît pas au premier abord. Commençons par citer Keslassy, page 36, dans un chapitre intitulé La tension entre l’égalité de droit et l’égalité de fait :

« L’égalité formelle n’est pas l’égalité réelle… La volonté d’effacer les différences dans les champs civil et politique, et ainsi d’établir une norme valant pour tous, n’a pas répondu à la demande d’égalité dans les domaines écono­mique et social. Dans les faits, les disparités économiques, sociales ou même politiques n’ont pu être supprimées. On s’aperçoit que, non comptant (sic !) d’être multidimensionnelles, les inégalités sont cumulatives. En révélant le divorce profond entre principe et réalité, il ne fait aucun doute qu’elles fragilisent la démocratie ! »

De tels propos pourraient paraître bien innocents, en première lecture. En réalité, ils font écho à d’autres textes plus anciens mais souvent oubliés. Ouvrons par exemple L’Etat et la Révolution de Lénine en 1917. Voici ce qu’on peut lire :

« La démocratie a une importance énorme dans la lutte que la classe ouvrière mène contre les capitalistes pour son affranchissement. Mais la démocratie n’est nullement une limite que l’on ne saurait franchir ; elle n’est qu’une étape sur la route de la féodalité au capitalisme et du capitalisme au communisme. Démocratie veut dire égalité. On conçoit la portée immense qui s’attache à la lutte du prolétariat pour l’égalité et au mot d’ordre d’égalité, à condition de comprendre ce dernier exactement, dans le sens de la suppression des classes. Mais démocratie signifie seulement égalité formelle. Et, dès que sera réalisée l’égalité de tous les membres de la société par rapport à la possession des moyens de production, c’est-à-dire l’égalité du travail, l’égalité du salaire, on verra se dresser inévitablement devant l’humanité la question d’un nouveau progrès à accomplir pour passer de l’égalité formelle à l’égalité réelle, c’est-à-dire à la réalisation du principe : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » »

Si l’on remplaçait « communisme » par « social-démocratie » dans ce texte, on croirait lire Alternatives Economiques ou Eric Keslassy… Pour Lénine, comme pour Keslassy, l’objectif est de parvenir à la démocratie réelle. En d’autres termes, il faut passer de l’égalité formelle à l’égalité réelle. Cela passe par la suppression des classes, c’est-à-dire la redistribution forcée ou la spoliation.
Cependant vouloir établir une égalité réelle pour compenser l’inégalité de fait, revient tout simplement à rétablir l’inégalité en droit qui prévalait avant la démocratie. Cela consiste à sacrifier la liberté des uns au profit des autres. C’est pourquoi tous les régimes qui sont partis à la conquête des droits matériels par le pouvoir politique ont détruit les droits formels (les droits-libertés) sans jamais élever le niveau de vie des peuples, bien au contraire.

En effet, l’égalité des chances est une notion indéfinissable, donc arbitraire. Pour la réaliser, c’est-à dire pour égaliser tout le monde, il faudrait savoir qui mérite ou ne mérite pas quelque chose. Mais là est le problème. Peut-on dire qu’untel n’a pas mérité telle rémunération ou que tel autre mériterait de gagner plus ? Pour pouvoir le dire il faudrait examiner la situation de chacun depuis sa naissance et remonter au-delà. Il faudrait que les redistributeurs soient doués d’une forme d’extra-lucidité et qu’ils soient eux-mêmes en position de surplomb par rapport au reste de la population, tels des dieux, ce qui serait tout à fait contraire au principe d’égalité. Pire, il faudrait instaurer une politisation extrême de la société. Car les différences se transmettent essentiellement par la famille : talents, capital, intelligence, culture, éducation. Si donc le principal obstacle à l’égalité des chances est la famille, le pouvoir politique doit exercer un contrôle total sur la famille.

Karl Popper à la fin de sa vie avouait : « Je suis resté socialiste pendant plusieurs années encore, même après mon refus du marxisme. Et si la confrontation du socialisme et de la liberté individuelle était réalisable, je serais socialiste aujourd’hui encore. Car rien de mieux que de vivre une vie modeste, simple et libre dans une société égalitaire. Il me fallut du temps avant de réaliser que ce n’était qu’un beau rêve ; que la liberté importe davantage que l’égalité ; que la tentative d’instaurer l’égalité met la liberté en danger ; et que, à sacrifier la liberté, on ne fait même pas régner l’égalité parmi ceux qu’on a asservis. »
Karl Popper, La Quête inachevée, éd. Calman-Lévy, 1976, p. 46-47.

Les faux « droits économiques et sociaux »
Que sont les droits économiques et sociaux ? Ce sont ces droits collectifs que Marx appelle « droits réels », ou « droits matériels » et que certains appellent aussi droits-créances. Ce sont des protections, des prestations, des services reçus sans contrepartie, reçus de l’extérieur, en particulier de l’État au nom de l’égalité des chances : droit à la santé (« gratuite »), droit au logement (« gratuit »), droit à l’éducation (« gratuite ») etc. Ces droits sociaux ne sont fondés ni dans la nature des choses humaines, ni sur des libertés. Ce sont des revendications, des « dûs » transformés en droits par la loi. Les droits sociaux signifient que l’on reconnaît à l’Etat le droit de prendre aux uns pour le donner aux autres. Si l’on accorde aux uns un droit sur ce qui est produit par le travail des autres, cela signifie que ces derniers sont privés d’une partie de leurs droits, et donc condamnés à une forme de travail servile.
Mais un droit qui ne peut être réalisé que par la violation d’un autre droit n’est pas un vrai droit. Tels sont les droits économiques et sociaux qui ne peuvent être réalisés que par la servitude réglée d’une partie de la population, les plus riches mais aussi et surtout la classe moyenne.

Or violer les droits des uns pour satisfaire les autres est immoral. La liberté formelle est compatible avec la liberté matérielle mais à une condition seulement : le respect intégral des droits individuels, seule norme de justice objective. Les seuls droits qui soient inscrits dans la nature des choses humaines, ce sont les droits-libertés (par opposition aux droits-capacités). C’est d’ailleurs seulement à condition de respecter ces droits que la prospérité est possible et donc avec elle une plus grande liberté matérielle pour l’ensemble des hommes.

Ainsi, selon Raymond Aron, « les revendications pour les enfants de toutes les classes sociales d’une chance égale, donc d’une puissance égale, d’entrer à l’Ecole polytechnique, ou encore pour les femmes d’une liberté-capacité de promotion égale à celle des hommes, ces revendications, toujours insatisfaites et impossibles à satisfaire, relèvent de l’égalitarisme doctrinaire. »
(Essai sur les libertés, 1965, Postface, novembre 1976, éd. Livre de Poche, coll. Pluriel, 1976, p.239)

Aron ne souscrit pas à la définition exclusive de la liberté par la capacité matérielle (la « capabilité » dans le langage des sociologues), définition qui conduit à l’assimilation de la liberté et de l’égalité. 

« Les sociétés socialistes n’ont pas réalisé l’égalité qu’elles visaient mais elles ont éliminé toutes nos libertés, personnelles et politiques. Que leur exemple nous serve de leçon : les hommes ont tous le même droit au respect ; ni la génétique ni la société n’assureront jamais à tous la même capacité d’atteindre à l’excellence ou au premier rang. L’égalitarisme doctrinaire s’efforce vainement de contraindre la nature, biologique et sociale, il ne parvient pas à l’égalité mais à la tyrannie. » (Ibid. 240) 

L’égalité des chances détruit ainsi l’égalité formelle en instituant une caste de redistributeurs qui traitent comme des esclaves les producteurs de la richesse.
Pourtant ne faut-il pas souhaiter que tous les individus disposent des ressources matérielles nécessaires pour s’accomplir eux-mêmes et pour être réellement libres d’écrire leur destin ? La réponse est oui, sans hésitation. Mais la volonté de bâtir un monde plus juste pour tous ne peut justifier n’importe quel moyen et certainement pas la redistribution forcée. Une nation civilisée peut-elle tolérer qu’une personne se trouvant en situation involontaire de détresse totale soit abandonnée à elle-même ? La réponse est non, bien évidemment. Mais la solution qui consiste à vouloir égaliser les chances par la contrainte de l’Etat et la servitude d’une partie de la population est tout simplement inacceptable.

Un « retour de l’aristocratie ? » Une interprétation biaisée de Tocqueville
Selon Keslassy, nous vivons aujourd’hui dans une société de classes similaire à celle de l’Ancien Régime. Dans un chapitre intitulé : Le retour de l’aristocratie ? Keslassy croit deviner chez Tocqueville une analyse qui rejoindrait celle de Marx : la Révolution Française n’aurait fait que substituer la classe des bourgeois à celle des aristocrates, perpétuant la domination et l’exploitation d’une classe par une autre. L’artistocratie n’aurait pas disparu, elle aurait simplement été remplacée par le capitalisme. Et l’auteur de s’appuyer sur une lettre de Tocqueville écrite en 1835, après une visite à Manchester. Tocqueville aurait nuancé son propos sur le développement graduel de l’égalité des conditions.

 Keslassy ajoute : « Il va même jusqu’à penser que de l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie ».

Raymond Aron qui ne passe pas pour être un interprète fantaisiste de Tocqueville, a réfuté cette fausse interprétation. Dans Les étapes de la pensée sociologique, il marque bien la différence entre Tocqueville et Marx. Selon lui, Tocqueville  

« s’efforce de montrer que l’activité industrielle et commerciale ne reconstitue pas une aristocratie de type traditionnel. L’inégalité des fortunes qui est impliquée par l’activité commerciale et industrielle ne lui paraît pas contradictoire avec la tendance égalitaire des sociétés modernes. D’abord, la fortune commerciale, industrielle et mobilière, est mobile, si l’on peut dire. Elle ne se cristallise pas dans des familles qui conservent leur situation privilégiée à travers les générations. D’autre part, entre le chef d’industrie et ses ouvriers ne se créent pas les liens de solidarité hiérarchique qui existaient dans le passé entre le seigneur et ses paysans ou fermiers. Le seul fondement historique d’une véritable aristocratie, c’est la propriété du sol et l’activité militaire. Dès lors, dans la vision sociologique de Tocqueville, les inégalités de richesse, si accentuées puissent-elles être, ne sont pas contradictoires avec l’égalité fondamentale des conditions, caractéristique des sociétés modernes. »

Certes Aron indique bien que Tocqueville, dans un passage (cité par Keslassy), admet un instant que si une aristocratie doit se reconstituer un jour dans la société démocratique, ce sera par l’intermédiaire des chefs d’industrie. Mais Aron ajoute immédiatement : 

 « dans l’ensemble, il ne pense pas que l’industrie moderne suscite une aristocratie. Il pense plutôt que les inégalités de richesse tendront à s’atténuer au fur et à mesure que les sociétés modernes deviendront plus démocratiques, et il croit surtout que ces fortunes industrielles et commerçantes sont trop précaires pour être l’origine d’une structure hiérarchique durable. »

Selon Tocqueville les inégalités caractéristiques de toute société industrielle ne sont pas comparables aux inégalités de classe de l’Ancien Régime. La société industrielle de classe moyenne dans laquelle nous vivons est démocratique par essence. Elle n’exclut personne de la citoyenneté et elle tend à augmenter le bien-être pour tous. Par ailleurs, les fortunes sont précaires et les inégalités de fortune sont très mobiles, du fait même de la concurrence.

Certes, Tocqueville n’est pas un pur libéral au sens classique. Contrairement à Bastiat, les questions économiques l’intéressent peu. De là à en faire un quasi-socialiste ! Et pour dissiper tout malentendu, voici ce que Tocqueville écrivait à propos de l’Angleterre, dans son premier mémoire sur le paupérisme, en 1835. 

Tocqueville se demandait : « Au mal du paupérisme aujourd’hui endémique dans les sociétés modernes, quel remède apporter ? » Il répondait : « L’Angleterre a cru le trouver dans la charité publique et elle a établi la taxe des pauvres. Le remède a été égal au mal s’il n’a pas même été pire que le mal. » Et il ajoutait : « Toute mesure qui fonde la charité sur une base permanente et qui lui donne une forme administrative crée une classe oisive et paresseuse, vivant aux dépens de la classe industrielle et travaillante (…). Je suis profondément convaincu que tout système régulier, permanent, administratif dont le but sera de pourvoir aux besoins du pauvre, fera naître plus de misères qu’il n’en peut guérir, dépravera la population qu’il veut secourir et consoler, réduira avec le temps les riches à n’être que les fermiers des pauvres, tarira les sources de l’épargne, arrêtera l’accumulation des capitaux, comprimera l’essor du commerce, engourdira l’activité et l’industrie humaines et finira par amener une révolution violente dans l’État, lorsque le nombre de ceux qui reçoivent l’aumône sera devenu presque aussi grand que le nombre de ceux qui la donnent » (Mémoire sur le paupérisme,1835).

D’un prétendu « cens caché » !
Page 40, Eric Keslassy intitule un chapitre : De l’idéal démocratique au « cens caché ». Le cens est un impôt qu’il fallait payer au 18ème siècle afin de pouvoir être électeur. Keslassy affirme que les inégalités face aux élections fonctionneraient aujourd’hui comme un « cens caché » et aboutiraient au même résultat : les dominés seraient écartés. 

Keslassy écrit : « Ainsi, une majorité d’individus est, comme jadis par le cens électoral, tenue à l’écart des activités politiques. La méfiance à l’égard des masses ne se manifeste plus directement comme au début de la démocratie moderne mais, malgré l’instauration d’un véritable suffrage universel, par un « cens caché » qui continue à écarter les couches les plus populaires du « champ » démocratique. » 

 La masse serait volontairement tenue à l’écart de la vie politique, créant ainsi une « ségrégation politique » ! La théorie du complot fonctionne à plein régime.
Dans le chapitre suivant, Keslassy dénonce la persistance des inégalités de sexe : la faible représentation des femmes en politique ou dans le staff des grandes entreprises et leurs salaires inférieurs.
Il écrit : 

« La démocratie rencontre quelques difficultés à traduire l’égalité en droit dans les faits. L’exemple du maintien des inégalités entre hommes et femmes sur les plans économique, social et politique est particulièrement instructif pour prendre la mesure de ce phénomène. (…) Aujourd’hui encore, l’égalité professionnelle n’existe pas : même s’il tend à se réduire, l’écart salarial reste important puisqu’en 1998 le salaire des femmes est en moyenne inférieur de 19 % à celui des hommes. »

A l’encontre de ce lieu commun, la vérité est que les différences de salaires relèvent davantage de facteurs structurels que d’une discrimination au travail par des patrons sexistes ou misogynes. Certes, à diplôme égal les femmes sont moins payées. Mais elles font moins d’heures supplémentaires et beaucoup d’entre elles privilégient la sécurité et la souplesse des horaires plutôt qu’un salaire élevé. C’est ainsi que même les femmes chef d’entreprise font le choix d’être moins bien payées que les hommes. La raison en est qu’elles préfèrent travailler moins que les hommes pour bénéficier d’une meilleure vie sociale et familiale.

Les femmes sont, en moyenne, aussi intelligentes et capables que les hommes, mais elles sont biologiquement différentes et cette différence physique produit également des différences de psychologie, de tempérament et d’intérêts. Selon Susan Pinker, psychologue canadienne, « plus les femmes ont de choix, et plus elles choisissent des parcours différents des hommes. (…) Les hommes suivent un modèle de réussite où le travail prime sur tout. Ce n’est pas une vie nécessairement désirable ». On ne peut pas généraliser, souligne la psychologue, mais il reste que si certaines femmes ont les mêmes ambitions de carrière que le modèle masculin standard, un grand nombre d’entre elles ont d’autres priorités. Pour la plupart, l’important n’est pas de grimper les échelons le plus vite possible et de gagner beaucoup d’argent, dit Susan Pinker. Elles cherchent avant tout un travail valorisant, une meilleure qualité de vie et une carrière qui leur permet de contribuer positivement à la société en interagissant avec les autres. (Sciences humaines n°214, le 04/2010, in Les femmes ne sont pas les clones des hommes, entretien avec Susan Pinker).

L’égalitarisme conduit au « tout-politique », totalitaire par nature.
Les totalitarismes caractéristiques du XXe siècle sont le résultat de l’emprise du pouvoir politique sur l’existence et de la sphère publique sur la sphère privée. Hannah Arendt l’a bien montré, l’expérience totalitaire fait douter  

« non seulement de la coïncidence de la politique et de la liberté, mais encore de leur compatibilité. Nous sommes enclins à croire que la liberté commence là où la politique finit, parce que nous avons vu que la liberté avait disparu là où des considérations soi-disant poli­tiques l’emportaient sur tout le reste ».
(H. Arendt, « Qu’est-ce que la liberté ? », in La Crise de la culture, Ed. Gallimard, coll. « Idées », 1972, p. 193)

Par ailleurs, les communautés qui réclament des droits sociaux sont autant de clientèles à courtiser par les décideurs politiques, prêts à leur accorder toute sorte de privilèges et de passe-droits en échange de leurs votes. C’est le chantage des intérêts organisés. C’est pourquoi la liberté et l’égalité ne peuvent être pensées sur le seul terrain poli­tique de la sphère publique. Il faut au contraire penser une limitation très stricte de la sphère politique. « Moins il y a de politique, plus il y a de liberté », dit clairement Hannah Arendt. Cette dernière rompt avec la pensée traditionnelle des Lumières qui subordonnait la liberté au traitement politique de l’égalité : 

« C’est précisément cette coïncidence de la politique et de la liberté qui ne va plus de soi à la lumière de l’expérience poli­tique qui est aujourd’hui la nôtre. » (lbid., p. 186-222).

Tocqueville déjà permettait de comprendre que la passion égalitaire conduisait à étendre indéfiniment le champ de la politique. Les sociétés démocratiques sont envieuses, elles demandent à l’Etat de protéger toujours davantage leur bien-être, au prix d’un sacrifice de leur liberté. Si Tocqueville décrit admirablement ce phénomène et anticipe avec lucidité la formation inéluctable d’une sociale-démocrate, il ne l’approuve pas pour autant.

Pour preuve, son opposition à l’inscription du droit au travail dans la Constitution de 1848. A cette occasion, il s’en prend violemment au socialisme. Esquissant un projet de discours, il écrit dans ses notes : 

« N’y a-t-il pas quelques traits communs qui permettent de discerner le socialisme de toutes les autres doctrines ? Oui, trois :

1. Appel à toutes les jouissances matérielles, au sensualisme sous toutes ses formes.
2. Atteinte directe ou indirecte à la propriété individuelle.
3. Mépris de l’individu. Défiance profonde de la liberté humaine.
Partout où ces trois caractères sont réunis, là est le socialisme. Le socialisme ainsi entendu, ce n’est pas une modification de la société que nous connaissons. Les socialistes pour se faire bien voir, prétendent être les conti­nuateurs, les héritiers légitimes de la Révolution française, les apôt­res par excellence de la démocratie. C’est un masque qu’il faut leur enlever. [...] Vous vous dites les continuateurs de la Révolution ! Vous en êtes les corrupteurs. Vous prétendez continuer son œuvre, vous faites quelque chose de différent, de contraire. Vous nous ramenez vers les institutions qu’elle avait détruites. [...] La démocratie et le socialisme sont non seulement des choses différentes mais profondément contraires, qui veut l’une ne peut pas vouloir l’autre, qui dit République démocratique et sociale dit un contresens. La démocratie c’est l’égalité dans l’indépendance, la liberté, le socialisme, c’est l’égalité dans la contrainte, la servitude. »
(A. de Tocqueville, séance de la Constituante du 12 septembre 1848, in O.C. t. III, vol. 3, p. 177

Tocqueville, on le voit, oppose les principes de 89, libéraux, à ceux de 93, collectivistes et totalitaires. La République n’a pas, ne peut pas avoir à charge d’assurer le bien-être à chaque citoyen. Elle ne doit à chacun que les lumières et la liberté.

Dès lors, pour sauvegarder la liberté, il faut encourager à la vie privée et résister à l’élargissement de la sphère publique. Hannah Arendt posait la question : « N’est-il pas vrai que nous croyons tous d’une manière ou d’une autre que la politique n’est compatible avec la liberté que parce que et pour autant qu’elle garantit une possibilité de se libérer de la politique ? » Toute volonté de transformer la société, qui définit le politique, n’est pas nécessairement totalitaire. Mais seul un projet de société qui vise à sauvegarder la sphère privée, c’est-à-dire la sphère des décisions individuelles ou s’exerce le droit de propriété, est légitime au regard de la dignité humaine.

* Nicolas Martin enseigne la philosophie


 

Alexis de Tocqueville

De Wikiberal
Alexis Henri Charles de Clérel, vicomte de Tocqueville, né le 29 juin 1805 à Paris, mort le 16 avril 1859 à Cannes, est un penseur politique français et un historien. Ses œuvres comprennent :
  • Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France (1833),
  • Quinze Jours dans le désert (1840)
  • De La Démocratie en Amérique (1835)
  • L'Ancien Régime et la Révolution (1856).
Il est considéré comme l'un des défenseurs historiques de la liberté et de la démocratie, il fut anti-collectiviste et est l'une des références des libéraux. Il est également un théoricien du colonialisme, en légitimant par exemple l'expansion française d'Afrique du Nord. Il est élu dans le village normand dont il porte le nom en 1849 et dont il parle dans Souvenirs.
Son œuvre fondée sur ses voyages aux États-Unis est une base essentielle pour comprendre ce pays et en particulier lors du XIXe siècle.
Il est issu d’une famille légitimiste de la noblesse Normande. Lamoignon de Malesherbes est l'un de ses arrière grands-pères. Il est un neveu de Chateaubriand. La chute de Robespierre mettant fin à la Terreur en l'an II (1794) évita, in extremis, la guillotine à son père, Hervé de Tocqueville. Après un exil en Angleterre, la famille rentre en France durant l'Empire, et Hervé de Tocqueville devient pair de France et préfet sous la Restauration.
Suivant l'enseignement de François Guizot, et licencié de droit, Alexis de Tocqueville est nommé juge auditeur en 1827 au tribunal de Versailles où il rencontre Gustave de Beaumont, substitut, qui collaborera à plusieurs de ses ouvrages. Après avoir prêté à contre-cœur serment à la Monarchie de Juillet, tout deux sont envoyés aux États-Unis (en 1831) pour y étudier le système pénitentiaire américain, d'où ils reviennent avec Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application (1832). Il s'inscrit ensuite comme avocat, et publie en 1835 le premier tome De la démocratie en Amérique (le deuxième en 1840), œuvre fondatrice de sa pensée politique. En 1840, il est reçu en Angleterre par son ami John Stuart Mill, et publie son essai L'État social et politique de la France avant et depuis 1789 qui formera ses grandes bases de réflexions sur l'ancien régime et la révolution. Grâce à son succès, il est nommé chevalier de la légion d'honneur (1837) et est élu à l'Académie des sciences morales et politiques (1838), puis à l'Académie française (1841).
À la même époque il entame une carrière politique, en devenant en 1839 député de la Manche (Valognes), siège qu'il conserve jusqu'en 1851. Il défend au Parlement ses positions abolitionnistes et libre-échangistes, et il devait défendre dans deux rapports officiels présentés à la Chambre des députés la colonisation de l'Algérie. En 1842, il est également élu conseiller général de la Manche par le canton de Sainte-Mère-Église, qu'il représente jusqu'en 1852. Le 6 août 1849, il est élu, au second tour de scrutin par 24 voix sur 44 votants, président du conseil général, fonction qu'il occupe jusqu'en 1851.
Après la chute de la Monarchie de Juillet, il est élu à l'Assemblée constituante de 1848. Il est une personnalité éminente du parti de l'Ordre. Il est membre de la Commission chargée de la rédaction de la constitution de la Seconde République. Il y défend surtout les institutions libérales, le bicamérisme, l'élection du président de la République au suffrage universel, et la décentralisation. Il est élu à l'Assemblée législative dont il devient vice-président.
Hostile à la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence, lui préférant Cavaignac, il accepte cependant le ministère des Affaires étrangères entre juin et octobre 1849 au sein du deuxième gouvernement Odilon Barrot. Opposé au Coup d'État du 2 décembre 1851, il fait partie des parlementaires qui se réunissent à la mairie du Xe arrondissement et votent la déchéance du président de la république.
Incarcéré à Vincennes puis relâché, il quitte la vie politique. Retiré en son château de Tocqueville, il entame l'écriture de L'Ancien Régime et la Révolution, paru en 1856. La seconde partie reste inachevée quand il meurt en convalescence à la Villa Montfleury de Cannes le 16 Avril 1859, où il s'était retiré six mois plus tôt avec sa femme, pour soigner sa tuberculose. Il est enterré au cimetière de Tocqueville.

La Démocratie pour Tocqueville

Durant son séjour aux États-Unis, Tocqueville s'interroge sur les fondements de la démocratie. Contrairement à Guizot, qui voit l'histoire de France comme une longue émancipation des classes moyennes, il pense que la tendance générale et inévitable des peuples est la démocratie. Selon lui, celle-ci ne doit pas seulement être entendue dans son sens étymologique et politique (pouvoir du peuple) mais aussi et surtout dans un sens social : elle correspond à un processus historique permettant l'égalisation des conditions qui se traduit par :
Tous les citoyens sont soumis aux mêmes règles juridiques alors que sous l'Ancien Régime, la noblesse et le clergé bénéficiaient d'une législation spécifique (les nobles étaient par exemple affranchis du paiement de l'impôt).
  • une mobilité sociale potentielle alors que la société d'Ordres de l'Ancien Régime impliquait une hérédité sociale quasi totale. Par exemple, les chefs militaires étaient nécessairement issus de la noblesse.
  • une forte aspiration des individus à l'égalité.
Toutefois, l'égalisation des conditions n'implique pas pour autant la disparition de fait des différentes formes d'inégalités de nature économique ou sociale. Selon Tocqueville, le principe démocratique entraîne chez les individus « une sorte d'égalité imaginaire en dépit de l'inégalité réelle de leur condition ».
La tendance à l'égalisation des conditions qu'il considère comme inéluctable présente à ses yeux un danger. Il constate que ce processus s'accompagne d'une montée de l'individualisme (« repli sur soi ») ce qui contribue d'une part à affaiblir la cohésion sociale et d'autre part incite l'individu à se soumettre à la volonté du plus grand nombre.
À partir de ce constat, il se demande si ce progrès de l'égalité est compatible avec l'autre principe fondamental de la démocratie : l'exercice de la liberté, c'est-à-dire la capacité de résistance de l'individu à l'égard du pouvoir politique.
Égalité et liberté semblent en fait s'opposer puisque l'individu tend de plus en plus à déléguer son pouvoir souverain à une autorité despotique et par conséquent à ne plus user de sa liberté politique : « l'individualisme est un sentiment réfléchi qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables de telle sorte que, après s'être créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle même ».
Selon Tocqueville, une des solutions pour dépasser ce paradoxe, tout en respectant ces deux principes fondateurs de la démocratie, réside dans la restauration des corps institutionnels intermédiaires qui occupaient une place centrale dans l'Ancien Régime (associationss politiques et civiles, corporations, etc.). Seules ces instances qui incitent à un renforcement des liens sociaux, peuvent permettre à l'individu isolé face au pouvoir d'État d'exprimer sa liberté et ainsi de résister à ce que Tocqueville nomme « l'empire moral des majorités ».

Révolution française : rupture ou continuité institutionnelle ?

Dans son ouvrage L'Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville montre que la Révolution de 1789 ne constitue nullement une rupture dans l'Histoire de France. Selon lui, l'Ancien Régime s'inscrit déjà dans le processus d'égalisation des conditions qui s'explique par deux évolutions complémentaires :
  • d'une part, sur le plan institutionnel, la France pré-révolutionnaire est marquée par la remise en cause progressive du pouvoir de la noblesse par l'État (on assiste par exemple à un accroissement du pouvoir des intendants aux dépens des Seigneurs). Cependant, son étude sur les intendants ne se base que sur la généralité de Tours, proche de Paris et fidèle au pouvoir royal. Cette idée de centralisation avec l'intendance doit être nuancée. (cf. travaux d'Emmanuelli notamment).
  • d'autre part, sur le plan des valeurs, Tocqueville rend compte de la montée de l'individualisme sociologique qui place l'individu-citoyen et avec lui le concept d'égalité au centre des préoccupations morales et politiques (Jean-Jacques Rousseau : Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes).
Tocqueville soulève aussi le problème de la bourgeoisie qui est devenue l'égale de la noblesse: aisée, cultivée et adulant les mêmes auteurs, alors même que des institutions fondées sur une tradition obsolètes la maintiennent dans un statut inférieur. Tocqueville observe ainsi que l'Ancien Régime au moment de sa chute est la société la plus démocratique d'Europe, dans ce sens que c'est là que l'égalité des conditions y est le plus atteinte mais la moins libéré politiquement: la France est le pays où les bourgeois sont le plus semblables aux nobles et les plus séparés par des barrières politiques.
C'est la convergence de ces deux logiques qui rend de plus en plus inacceptable l'inégalité des conditions : « le désir d'égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l'égalité est plus grande ».
Il en conclut que le progrès de l'égalité et non l'inverse a précédé la Révolution ; il en est une des causes et non une de ces conséquences : « tout ce que la Révolution a fait, se fût fait, je n'en doute pas, sans elle ; elle n'a été qu'un procédé violent et rapide à l'aide duquel on a adapté l'état politique à l'état social, les faits aux idées, les lois aux mœurs ». Il pense par un raisonnement similaire que c'est la prospérité qui pave la route des grandes révolutions, les misères ne générant que des émeutes.

Le changement social selon Tocqueville

Pour Tocqueville, le changement social résulte de l'aspiration à l'égalité des hommes.
Pour lui, si l'humanité doit choisir entre la liberté et l'égalité, elle tranchera toujours en faveur de la seconde, même au prix d'une certaine coercition, du moment que la puissance publique assure le minimum requis de niveau de vie et de sécurité.
L'enjeu, toujours d'actualité, est l'adéquation entre cette double revendication de liberté et d'égalité : « les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d'elles que l'égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères ».
Pour Tocqueville, la société démocratique caractérisée par l'égalité des conditions est l'aboutissement du changement social.

L'effet Tocqueville

Tocqueville remarque que le fait de satisfaire à des besoins peut engendrer de l'insatisfaction, car cela légitime des attentes encore plus élevées. Les avantages acquis sont tenus pour allant de soi et cessent d’être une source de satisfaction, tandis qu'apparaissent des aspirations impossibles à satisfaire :
Le mal qu'on souffrait patiemment comme inévitable semble insupportable dès qu'on conçoit l'idée de s'y soustraire. Tout ce qu'on ôte alors des abus semble mieux découvrir ce qui en reste et en rend le sentiment plus cuisant : le mal est devenu moindre, il est vrai, mais la sensibilité est plus vive. (Tocqueville, L'ancien régime)
Cela sera théorisé plus tard en sociologie avec la théorie de la frustration relative (theory of rising expectations).

Tocqueville philosophe politique

Puisqu’il faut bien, dit Tocqueville, « que l’autorité se rencontre quelque part » (postulat de base de toute la philosophie politique), alors l’intérêt bien entendu (utilitarisme audible dans toute la pensée politique moderne) et les lumières ou « bon sens de tous » (sens commun adopté par la plupart des philosophes) s’accordent autour d’« idées communes » ou « principales », baptisées « conviction commune » ou « raison générale » par François Guizot. Cela constitue un corps social (organisation ou morphologie politique) dont les membres acceptent des croyances reçues et partagées sans examen (chose inévitable enseigne la sociologie de la connaissance). 








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