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novembre 10, 2014

La pensée de Marx et la Critique du Programme de Gotha

L'Université Liberté, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.


CRITIQUE DU PROGRAMME DE GOTHA

Rédigé par Marx en avril et au début de mai 1875. Publié pour la première fois (avec des coupures) dans la Neue Zeit N° 18, 1891. Le texte original est en allemand. 

AVANT-PROPOS DE FRIEDRICH ENGELS 

Le manuscrit imprimé ci-dessous — la lettre de présentation à Bracke aussi bien que la critique du projet de programme, — fut adressé à Bracke en 1875, peu de temps avant le congrès d'unification de Gotha2, pour être communiqué à Geib, Auer, Bebel et Liebknecht puis renvoyé ensuite à Marx. Le congrès de Halle3 ayant mis à l'ordre du jour du Parti la discussion du programme de Gotha, je croirais commettre un détournement si je dérobais plus longtemps à la publicité ce document considérable, le plus considérable peut-être de ceux qui concernent cette discussion. 

Mais le manuscrit a encore une autre portée et de beaucoup plus grande. Pour la première fois, on y trouve clairement et solidement établie la position prise par Marx en face des tendances inaugurées par Lassalle dès son entrée dans le mouvement, tant en ce qui concerne à la fois les principes économiques que la tactique. 

L'impitoyable sévérité avec laquelle le projet de programme est analysé, l'inflexibilité avec laquelle les résultats obtenus sont énoncés et les points faibles du projet mis à nu, ne peuvent plus blesser aujourd'hui, alors que quinze ans se sont écoulés. Des Lassalliens spécifiques, il n'en existe plus qu'à l'étranger, ruines solitaires, et à Halle le programme de Gotha a été abandonné même par ses auteurs, comme absolument insuffisant. 

Malgré cela, j'ai retranché, là où la chose était indifférente, et remplacé par des points quelques expressions ou appréciations âprement personnelles. Marx le ferait lui-même, s'il publiait aujourd'hui son manuscrit. La vivacité de langage qu'on y rencontre parfois s'expliquait par deux circonstances. D'abord nous étions, Marx et moi, mêlés au mouvement allemand plus intimement qu'à tout autre; la régression manifeste dont témoignait le projet de programme devait nous émouvoir tout particulièrement. En second lieu, nous étions à ce moment, deux ans à peine après le congrès de La Haye de l'Internationale4, en pleine bataille avec Bakounine et ses anarchistes qui nous rendaient responsables de tout ce qui se passait en Allemagne dans le mouvement ouvrier; nous devions donc nous attendre également à ce qu'on nous attribue la paternité inavouée du programme. Ces considérations sont aujourd'hui caduques, et, en même temps, sont la raison d'être des passages en question. 

Il y a, en outre, quelques phrases qui, pour des raisons de censure, sont remplacées par des points. Là où je devais choisir une expression atténuée, je l'ai mise entre crochets. A cela près, la reproduction est textuelle. 

 Londres, 6 janvier 1891
F.. Engels


LETTRE DE KARL MARX A WILHELM BRACKE
Londres, 5 mai 

Mon cher Bracke, 

Les gloses marginales qui suivent, critique du programme d'unification, ayez l'amabilité de les porter, après lecture, à la connaissance de Geib et d'Auer, de Bebel et de Liebknecht. Je suis surchargé de travail et fais déjà beaucoup plus que ce qui m'est prescrit par les médecins. Aussi n'est-ce nullement pour mon «plaisir» que j'ai griffonné ce long papier. Cela n'en était pas moins indispensable pour que, par la suite, les démarches que je pourrais être amené à faire ne pussent être mal interprétées par les amis du Parti auxquels est destinée cette communication. 

Après le congrès d'unification nous publierons, Engels et moi, une brève déclaration dans laquelle nous indiquerons que nous n'avons rien de commun avec le programme de principe en question. Cela est indispensable puisqu'on répand à l'étranger l'opinion soigneusement entretenue par les ennemis du Parti, — opinion absolument erronée, — que nous dirigeons ici, en secret, le mouvement du Parti dit d'Eisenach. Dans un écrit russe tout récemment paru5, Bakounine, par exemple, me rend responsable non seulement de tous les programmes, etc., de ce Parti, mais encore de tout ce qu'a fait Liebknecht dès le premier jour de sa collaboration avec le Parti populaire (Volkspartei).
Cela mis à part, c'est pour moi un devoir de ne pas reconnaître, fût-ce par un diplomatique silence, un programme qui, j'en suis convaincu, est absolument condamnable et qui démoralise le Parti. 

Tout pas fait en avant, toute progression réelle importe plus qu'une douzaine de programmes. Si donc on se trouvait dans l'impossibilité de dépasser le programme d'Eisenach, — et les circonstances ne le permettaient pas, — on devait se borner à conclure un accord pour l'action contre l'ennemi commun. Si on fabrique, au contraire, des programmes de principes (au lieu d'ajourner cela à une époque où pareils programmes eussent été préparés par une longue activité commune), on pose publiquement des jalons qui indiqueront au monde entier le niveau du mouvement du Parti. Les chefs des Lassalliens venaient à nous, poussés par les circonstances. Si on leur avait déclaré dès l'abord qu'on ne s'engagerait dans aucun marchandage de principes, il leur eût bien fallu se contenter d'un programme d'action ou d'un plan d'organisation en vue de l'action commune. Au lieu de cela, on leur permet de se présenter munis de mandats qu'on reconnaît soi-même avoir force obligatoire, et ainsi on se rend à la discrétion de gens qui ont besoin de vous. Pour couronner le tout, ils tiennent un nouveau congrès avant le congrès de compromis, tandis que notre Parti tient le sien post festum. On voulait manifestement escamoter toute critique et bannir toute réflexion de notre propre Parti. On sait que le seul fait de l'union donne satisfaction aux ouvriers, mais on se trompe si l'on pense que ce résultat immédiat n'est pas trop chèrement payé. 

Au surplus, le programme ne vaut rien, même si l'on fait abstraction de la canonisation des articles de foi lassalliens. Je vous enverrai bientôt les derniers fascicules de l'édition française du Capital. L'édition en a été longtemps suspendue, par suite de l'interdiction du gouvernement français. Cette semaine-ci, ou au commencement de la semaine prochaine, l'édition sera terminée. Avez-vous eu les six premiers fascicules ? Veuillez me procurer l'adresse de Bernhard Becker à qui je dois envoyer les derniers7

La librairie du Volksstaat8 a des manières à elle. C'est ainsi que, par exemple, on ne m'a pas encore adressé un seul exemplaire imprimé du Procès des communistes de Cologne9.
Meilleures salutations. 

Votre Karl Marx


GLOSES MARGINALES AU PROGRAMME DU PARTI OUVRIER ALLEMAND 

I
1. «Le travail est la source de toute richesse et de toute culture, et comme le travail productif n'est possible que dans la société et par la société, son produit appartient intégralement, par droit égal, à tous les membres de la société.»
Première partie du paragraphe : «Le travail est la source de toute richesse et de toute culture.»
Le travail n'est pas la source de toute richesse. La nature est tout autant la source des valeurs d'usage (qui sont bien, tout de même, la richesse réelle !) que le travail, qui n'est lui-même que l'expression d'une force naturelle, la force de travail de l'homme. Cette phrase rebattue se trouve dans tous les abécédaires, et elle n'est vraie qu'à condition d'entendre que le travail se fait en intégrant tous les objets et procédés qui s'y rapportent. Mais un programme socialiste ne saurait permettre à cette phraséologie bourgeoise de passer sous silence les conditions qui, seules, peuvent lui donner un sens. Et ce n'est qu'autant que l'homme, dès l'abord, agit en propriétaire à l'égard de la nature, cette source première de tous les moyens et matériaux de travail, ce n'est que s'il la traite comme un objet lui appartenant que son travail devient la source des valeurs d'usage, partant de la richesse. Les bourgeois ont d'excellentes raisons pour attribuer au travail cette surnaturelle puissance de création : car, du fait que le travail est dans la dépendance de la nature, il s'ensuit que l'homme qui ne possède rien d'autre que sa force de travail sera forcément, en tout état de société et de civilisation, l'esclave d'autres hommes qui se seront érigés en détenteurs des conditions objectives du travail. Il ne peut travailler, et vivre par conséquent, qu'avec la permission de ces derniers.
Mais laissons la proposition telle qu'elle, ou plutôt si boiteuse qu'elle soit. Quelle conclusion en devrait-on attendre ? Evidemment celle-ci : 

«Puisque le travail est la source de toute richesse, nul dans la société ne peut s'approprier des richesses qui ne soient un produit du travail. Si donc quelqu'un ne travaille pas lui-même, il vit du travail d'autrui et, même sa culture, il la tire du travail d'autrui.»
Au lieu de cela, à la première proposition, on en ajoute une seconde par le moyen du mot-cheville : «et comme», pour tirer de la seconde, et non de l'autre, la conséquence finale.
Deuxième partie du paragraphe : «Le travail productif n'est possible que dans la société et par la société.»
D'après la première proposition, le travail était la source de toute richesse et de toute culture, donc pas de société possible sans travail. Et voilà que nous apprenons au contraire que le travail «productif» n'est pas possible sans société.
On aurait pu dire, tout aussi bien, que c'est seulement dans la société que le travail inutile, et même socialement nuisible, peut devenir une branche d'industrie, que c'est seulement dans la société qu'on peut vivre de l'oisiveté, etc., etc. — bref recopier tout Rousseau.
Et qu'est-ce qu'un travail «productif» ? Ce ne peut être que le travail qui produit l'effet utile qu'on se propose. Un sauvage, — et l'homme est un sauvage après avoir cessé d'être un singe, — qui abat une bête d'un coup de pierre, qui récolte des fruits, etc., accomplit un travail «productif».
Troisièmement. Conclusion : «Et comme le travail productif n'est possible que dans la société et par la société, son produit appartient intégralement, par droit égal, à tous les membres de la société.» 

Belle conclusion ! Si le travail productif n'est possible que dans la société et par la société, son produit appartient à la société, — et, au travailleur individuel, il ne revient rien de plus que ce qui n'est pas indispensable au maintien de la société, «condition» même du travail.
En fait, cette proposition a toujours été défendue par les champions de l'ordre social existant, à chaque époque. En premier viennent les prétentions du gouvernement, avec tout ce qui s'ensuit, car le gouvernement est l'organe de la société chargé du maintien de l'ordre social ; puis viennent les prétentions des diverses sortes de propriété privée (Cf. Œuvres complètes de Marx et Engels, éd. allemande, tome 19 : «propriétaires».), qui, toutes, sont le fondement de la société, etc. On le voit, ces phrases creuses peuvent être tournées et retournées dans le sens qu'on veut.
Il n'y a de lien logique entre la première et la seconde partie du paragraphe que si l'on adopte la rédaction suivante :
«Le travail n'est la source de la richesse et de la culture que s'il est un travail social», ou, ce qui revient au même : «que s'il s'accomplit dans la société et par elle».
Thèse incontestablement exacte, car le travail isolé (en supposant réalisées ses conditions matérielles), s'il peut créer des valeurs d'usage, ne peut créer ni richesse ni culture.
Autre thèse non moins incontestable : 

«Dans la mesure où le travail évolue en travail social et devient ainsi source de richesse et de culture, se développent, chez le travailleur, la pauvreté et l'abandon, chez le non-travailleur, la richesse et la culture.»
Telle est la loi de toute l'histoire jusqu'à ce jour. Au lieu de faire des phrases générales sur le «travail» et la «société», il fallait donc indiquer ici avec précision comment, dans, la société capitaliste actuelle, sont finalement créées les conditions matérielles et autres qui habilitent et obligent le travailleur à briser cette malédiction sociale. (Cf. Œuvres complètes de Marx et Engels, éd. allemande, tome 19 : «malédiction historique».)
Mais, en fait, tout ce paragraphe, aussi bien raté au point de vue de la forme que du fond, n'est là que pour qu'on puisse inscrire sur le drapeau du Parti, tout en haut, comme mot d'ordre, la formule lassallienne du «produit intégral du travail». Je reviendrai plus loin sur le «produit du travail», le «droit égal», etc., car la même chose reparaît sous une autre forme un peu différente. 

2. «Dans la société actuelle, les moyens de travail sont le monopole de la classe capitaliste. L'état de dépendance qui en résulte pour la classe ouvrière est la cause de la misère et de la servitude sous toutes ses formes.»
La thèse empruntée aux statuts de l'Internationale, est fausse sous cette forme «améliorée».
Dans la société actuelle, les moyens de travail sont le monopole des propriétaires fonciers (le monopole de la propriété foncière est même la base du monopole capitaliste) et des capitalistes. Les statuts de l'Internationale, dans le passage en question, ne nomment ni l'une ni l'autre classe monopoleuse. Ils parlent du «monopole des moyens de travail, c'est-à-dire des sources de la vie». L'addition des mots : «sources de la vie» montre suffisamment que la terre est comprise parmi les moyens de travail.
On a introduit cette rectification parce que Lassalle, pour des raisons aujourd'hui connues, attaquait seulement la classe capitaliste et non les propriétaires fonciers. En Angleterre, le plus souvent, le capitaliste n'est même pas le propriétaire du sol sur lequel est bâtie sa fabrique. 

3. «L'affranchissement du travail exige que les instruments de travail soient élevés à l'état de patrimoine commun de la société et que le travail collectif soit réglementé par la communauté avec partage équitable du produit.»
«Les instruments de travail élevés à l'état de patrimoine commun» (!) cela doit signifier sans doute : «transformés en patrimoine commun». Mais ceci seulement en passant.
Qu'est-ce que c'est que le «produit du travail» ? L'objet créé par le travail ou sa valeur ? Et, dans ce dernier cas, la valeur totale du produit ou seulement la fraction de valeur que le travail est venu ajouter à la valeur des moyens de production consommés ?
Le «produit du travail» est une notion vague qui tenait lieu, chez Lassalle, de conceptions économiques positives. 

Qu'est-ce que le «partage équitable» ?
Les bourgeois ne soutiennent-ils pas que le partage actuel est «équitable» ? Et, en fait, sur la base du mode actuel de production, n'est-ce pas le seul partage «équitable» ? Les rapports économiques sont- ils réglés par des idées juridiques ou n'est-ce pas, au contraire, les rapports juridiques qui naissent des rapports économiques ? Les socialistes des sectes n'ont-ils pas, eux aussi, les conceptions les plus diverses de ce partage «équitable» ?
Pour savoir ce qu'il faut entendre en l'occurrence par cette expression creuse de «partage équitable», nous devons confronter le premier paragraphe avec celui-ci. Ce dernier suppose une société dans laquelle «les instruments de travail sont patrimoine commun et où le travail collectif est réglementé par la communauté», tandis que le premier paragraphe nous montre que «le produit appartient intégralement, par droit égal, à tous les membres de la société».
«A tous les membres de la société» ? Même à ceux qui ne travaillent pas ? Que devient alors le «produit intégral du travail» ? Aux seuls membres de la société qui travaillent ? Que devient alors le «droit égal» de tous les membres de la société ? 

Mais «tous les membres de la société» et le «droit égal» ne sont manifestement que des façons de parler. Le fond consiste en ceci que, dans cette société communiste, chaque travailleur doit recevoir, à la mode lassallienne, un «produit intégral du travail».
Si nous prenons d'abord le mot «produit du travail» (Arbeitsertrag) dans le sens d'objet créé par le travail (Produkt der Arbeit), alors le produit du travail de la communauté, c'est la totalité du produit social (das gesellschaftliche Gesamtprodukt). 

Là-dessus, il faut défalquer :
Premièrement : un fonds destiné au remplacement des moyens de production usagés ; Deuxièmement : une fraction supplémentaire pour accroître la production ;

Troisièmement : un fonds de réserve ou d'assurance contre les accidents, les perturbations dues à des phénomènes naturels, etc. 

Ces défalcations sur le «produit intégral du travail» sont une nécessité économique, dont l'importance sera déterminée en partie, compte tenu de l'état des moyens et des forces en jeu, à l'aide du calcul des probabilités ; en tout cas, elles ne peuvent être calculées en aucune manière sur la base de l'équité. 

Reste l'autre partie du produit total, destinée à la consommation.
Mais avant de procéder à la répartition individuelle, il faut encore retrancher :
Premièrement : les frais généraux à!administration qui sont indépendants de la production. (Cf. Œuvres complètes de Marx et Engels, éd. allemande, tome 19 : «qui ne dépendent pas directement de la production».)
Comparativement à ce qui se passe dans la société actuelle, cette fraction se trouve d'emblée réduite au maximum et elle décroît à mesure que se développe la société nouvelle.
Deuxièmement : ce qui est destiné à satisfaire les besoins de la communauté : écoles, installations sanitaires, etc. 

Cette fraction gagne d'emblée en importance, comparativement à ce qui se passe dans la société actuelle, et cette importance s'accroît à mesure que se développe la société nouvelle.
Troisièmement : le fonds nécessaire à l'entretien de ceux qui sont incapables de travailler, etc., bref ce qui relève de ce qu'on nomme aujourd'hui l'assistance publique officielle.
C'est alors seulement que nous arrivons au seul «partage» que, sous l'influence de Lassalle et d'une façon bornée, le programme ait en vue, c'est-à-dire à cette fraction des objets de consommation qui est répartie individuellement entre les producteurs de la collectivité.
Le «produit intégral du travail» s'est déjà métamorphosé en sous-main en «produit partiel», bien que ce qui est enlevé au producteur, en tant qu'individu, il le retrouve directement ou indirectement, en tant que membre de la société.
De même que le terme de «produit intégral du travail» s'est évanoui, de même nous allons voir s'évanouir celui de «produit du travail» en général. 

Au sein d'un ordre social communautaire, fondé sur la propriété commune des moyens de production, les producteurs n'échangent pas leurs produits ; de même, le travail incorporé dans les produits n'apparaît pas davantage ici comme valeur de ces produits, comme une qualité réelle possédée par eux, puisque désormais, au rebours de ce qui se passe dans la société capitaliste, ce n'est plus par la voie d'un détour, mais directement, que les travaux de l'individu deviennent partie intégrante du travail de la communauté. L'expression : «produit du travail», condamnable même aujourd'hui à cause de son ambiguïté, perd ainsi toute signification. 

Ce à quoi nous avons affaire ici, c'est à une société communiste non pas telle qu'elle s'est développée sur les bases qui lui sont propres, mais au contraire, telle qu'elle vient de sortir de la société capitaliste ; une société par conséquent, qui, sous tous les rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l'ancienne société des flancs de laquelle elle est issue. Le producteur reçoit donc individuellement — les défalcations une fois faites — l'équivalent exact de ce qu'il a donné à la société. Ce qu'il lui a donné, c'est son quantum individuel de travail. Par exemple, la journée sociale de travail représente la somme des heures de travail individuel ; le temps de travail individuel de chaque producteur est la portion qu'il a fournie de la journée sociale de travail, la part qu'il y a prise. Il reçoit de la société un bon constatant qu'il a fourni tant de travail (défalcation faite du travail effectué pour les fonds collectifs) et, avec ce bon, il retire des stocks sociaux d'objets de consommation autant que coûte une quantité égale de son travail. Le même quantum de travail qu'il a fourni à la société sous une forme, il le reçoit d'elle, en retour, sous une autre forme. 

C'est manifestement ici le même principe que celui qui règle l'échange des marchandises pour autant qu'il est échange de valeurs égales. Le fond et la forme diffèrent parce que, les conditions étant différentes, nul ne peut rien fournir d'autre que son travail et que, par ailleurs, rien ne peut entrer dans la propriété de l'individu que des objets de consommation individuelle. Mais pour ce qui est du partage de ces objets entre producteurs pris individuellement, le principe directeur est le même que pour l'échange de marchandises équivalentes: une même quantité de travail sous une forme s'échange contre une même quantité de travail sous une autre forme. 

Le droit égal est donc toujours ici, dans son principe... le droit bourgeois, bien que principe et pratique n'y soient plus aux prises, tandis qu'aujourd'hui l'échange d'équivalents n'existe pour les marchandises qu'en moyenne et non dans le cas individuel.
En dépit de ce progrès, le droit égal reste toujours grevé d'une limite bourgeoise. Le droit du producteur est proportionnel au travail qu'il a fourni; l'égalité consiste ici dans l'emploi du travail comme unité de mesure commune. 

Mais un individu l'emporte physiquement ou moralement sur un autre, il fournit donc dans le même temps plus de travail ou peut travailler plus de temps ; et pour que le travail puisse servir de mesure, il faut déterminer sa durée ou son intensité, sinon il cesserait d'être unité. Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe, parce que tout homme n'est qu'un travailleur comme un autre ; mais il reconnaît tacitement l'inégalité des dons individuels et, par suite, de la capacité de rendement comme des privilèges naturels. (Cf. Œuvres complètes de Marx et Engels, éd. allemande, tome 19 ; on lit : «mais il reconnaît tacitement l'inégalité des dons individuels des travailleurs et, par suite, de leur capacité de rendement comme des privilèges naturels.») C'est donc, dans sa teneur, un droit fondé sur l'inégalité, comme tout droit. Le droit par sa nature ne peut consister que dans l'emploi d'une même unité de mesure; mais les individus inégaux (et ce ne seraient pas des individus distincts, s'ils n'étaient pas inégaux) ne sont mesurables d'après une unité commune qu'autant qu'on les considère d'un même point de vue, qu'on ne les saisit que sous un aspect déterminé ; par exemple, dans le cas présent, qu'on ne les considère que comme travailleurs et rien de plus, et que l'on fait abstraction de tout le reste. D'autre part: un ouvrier est marié, l'autre non; l'un a plus d'enfants que l'autre, etc., etc. A égalité de travail et, par conséquent, à égalité de participation au fonds social de consommation, l'un reçoit donc effectivement plus que l'autre, l'un est plus riche que l'autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal. 

Mais ces défauts sont inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu'elle vient de sortir de la société capitaliste, après un long et douloureux enfantement. Le droit ne peut jamais être plus élevé que l'état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond. 

Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l'opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui- même le premier besoin vital ; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l'horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : «De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !» 

Je me suis particulièrement étendu sur le «produit intégral du travail», ainsi que sur le «droit égal», le «partage équitable», afin de montrer combien criminelle est l'entreprise de ceux qui, d'une part, veulent imposer derechef à notre Parti, comme des dogmes, des conceptions qui ont signifié quelque chose à une certaine époque, mais ne sont plus aujourd'hui qu'une phraséologie désuète, et d'autre part,
faussent la conception réaliste inculquée à grand'peine au Parti, mais aujourd'hui bien enracinée en lui, et cela à l'aide des fariboles d'une idéologie juridique ou autre, si familières aux démocrates et aux socialistes français. 

Abstraction faite de ce qui vient d'être dit, c'était de toute façon une erreur que de faire tant de cas de ce qu'on nomme le partage, et de mettre l'accent sur lui.
A toute époque, la répartition des objets de consommation n'est que la conséquence de la manière dont les conditions de la production sont elles-mêmes réparties. Mais cette répartition est un caractère du mode de production lui-même. Le mode de production capitaliste, par exemple, consiste en ceci que les conditions matérielles de production sont attribuées aux non-travailleurs sous forme de propriété capitaliste et de propriété foncière, tandis que la masse ne possède que les conditions personnelles de production: la force de travail. Si les éléments de la production sont répartis de la sorte, la répartition actuelle des objets de consommation en résulte d'elle-même. Que les conditions matérielles de la production soient la propriété collective des travailleurs eux-mêmes, une répartition des objets de consommation différente de celle d'aujourd'hui s'ensuivra pareillement. Le socialisme vulgaire (et par lui, à son tour, une fraction de la démocratie) a hérité des économistes bourgeois l'habitude de considérer et de traiter la répartition comme une chose indépendante du mode de production et de représenter pour cette raison le socialisme comme tournant essentiellement autour de la répartition. Les rapports réels ayant été depuis longtemps élucidés, à quoi bon revenir en arrière ? 

4. «L'affranchissement du travail doit être l'œuvre de la classe ouvrière, en face de laquelle toutes les autres classes ne forment qu'une masse réactionnaire
La première strophe provient du préambule des statuts de l'Internationale, mais sous une forme «améliorée». Le préambule dit : «L'affranchissement de la classe des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes» ; tandis qu'ici c'est la «classe des travailleurs» qui doit affranchir — quoi ? le «travail». Comprenne qui pourra.
Comme pour compenser, l'antistrophe est, une citation lassallienne de la plus belle eau : « [la classe ouvrière] en face de laquelle toutes les autres classes ne forment qu'une masse réactionnaire. » 

Dans le Manifeste communiste, il est dit : «De toutes les classes qui, à l'heure présente, s'opposent à la bourgeoisie, le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire. Les autres classes périclitent et périssent avec la grande industrie ; le prolétariat, au contraire, en est le produit le plus authentique.»10 

La bourgeoisie est ici considérée comme une classe révolutionnaire, — en tant qu'elle est l'agent de la grande industrie, — vis-à-vis des féodaux et des classes moyennes résolus à maintenir toutes les positions sociales qui sont le produit de modes de production périmés. Féodaux et classes moyennes ne forment donc pas avec la bourgeoisie une même masse réactionnaire. 

D'autre part, le prolétariat est révolutionnaire vis-à-vis de la bourgeoisie parce que, issu lui-même de la grande industrie, il tend à dépouiller la production de son caractère capitaliste que la bourgeoisie cherche à perpétuer. Mais le Manifeste ajoute que «les classes moyennes... sont révolutionnaires... en considération de leur passage imminent au prolétariat». 

De ce point de vue, c'est donc une absurdité de plus que de faire des classes moyennes, conjointement avec la bourgeoisie, et, par-dessus le marché, des féodaux «une même masse réactionnaire» en face de la classe ouvrière.
Lors des dernières élections11, a-t-on crié aux artisans, aux petits industriels, etc., et aux paysans : «Vis-à-vis de nous, vous ne formez, avec les bourgeois et les féodaux, qu'une seule masse réactionnaire» ? 

Lassalle savait par cœur le Manifeste communiste, de même que ses fidèles savent les saints écrits dont il est l'auteur. S'il le falsifiait aussi grossièrement, ce n'était que pour farder son alliance avec les adversaires absolutistes et féodaux contre la bourgeoisie.
Dans le paragraphe précité, sa maxime est d'ailleurs fort tirée par les cheveux, sans aucun rapport avec la citation défigurée des statuts de l'Internationale. Il s'agit donc ici simplement d'une impertinence et, à la vérité, une impertinence qui ne peut être nullement déplaisante aux yeux de M. Bismarck, une de ces grossièretés à bon compte comme en confectionne le Marat berlinois12

5. «La classe ouvrière travaille à son affranchissement tout d'abord dans le cadre de l'Etat national actuel, sachant bien que le résultat nécessaire de son effort, qui est commun aux ouvriers de tous les pays civilisés, sera la fraternité internationale des peuples.»
Contrairement au Manifeste communiste et à tout le socialisme antérieur, Lassalle avait conçu le mouvement ouvrier du point de vue le plus étroitement national. On le suit sur ce terrain, et cela après l'action de l'Internationale ! 

Il va absolument de soi que, ne fût-ce que pour être en mesure de lutter, la classe ouvrière doit s'organiser chez elle en tant que classe et que les pays respectifs sont le théâtre immédiat de sa lutte. C'est en cela que sa lutte de classe est nationale, non pas quant à son contenu, mais, comme le dit le Manifeste communiste, «quant à sa forme». 

Mais le «cadre de l'Etat national actuel», par exemple de l'Empire allemand, entre lui-même, à son tour, économiquement, «dans le cadre» du marché universel, et politiquement «dans le cadre» du système des Etats. Le premier marchand venu sait que le commerce allemand est aussi commerce extérieur et la grandeur de M. Bismarck réside précisément dans le caractère de sa politique internationale. 

Et à quoi le Parti ouvrier allemand réduit-il son internationalisme ?
A la conscience que le résultat de son effort «sera la fraternité internationale des peuples» — expression empruntée à la Ligue bourgeoise pour la paix et la liberté13, que l'on voudrait faire passer comme un équivalent de la fraternité internationale des classes ouvrières dans leur lutte commune contre les classes dominantes et leurs gouvernements. Des fonctions internationales de la classe ouvrière allemande, par conséquent, pas un mot ! 

Et c'est ainsi qu'elle doit faire paroli face à sa propre bourgeoisie, laquelle fraternise déjà contre elle avec les bourgeois de tous les autres pays, ainsi qu'à la politique de conspiration internationale de M. Bismarck14

En fait, la profession d'internationalisme du programme est encore infiniment au-dessous de celle du parti libre-échangiste. Celui-ci prétend, lui aussi, que le résultat final de son action est la «fraternité internationale des peuples». Mais encore fait-il quelque chose pour internationaliser l'échange et ne se contente-t-il pas du tout de savoir... que chaque peuple fait, chez lui, du commerce. 

L'action internationale des classes ouvrières ne dépend en aucune façon de l'existence de l’Association internationale des travailleurs. Celle-ci fut seulement la première tentative pour doter cette action d'un organe central ; tentative qui, par l'impulsion qu'elle a donnée, a eu des suites durables, mais qui, sous sa première forme historique, ne pouvait survivre longtemps à la chute de la Commune de Paris. 

La Norddeutscbe de Bismarck était pleinement dans son droit quand elle annonçait, pour la satisfaction de son maître, que le Parti ouvrier allemand a, dans son nouveau programme, abjuré l'internationalisme.15 

II
«Partant de ces principes, le Parti ouvrier allemand s'efforce, par tous les moyens légaux, de fonder l'Etat libre — et — la société socialiste ; d'abolir le système salarié avec la loi d'airain des salaires... ainsi que... l'exploitation sous toutes ses formes ; d'éliminer toute inégalité sociale et politique.» 

Sur l'Etat «libre», je reviendrai plus loin.
Ainsi, à l'avenir, le Parti ouvrier allemand devra croire à la «loi d'airain» de Lassalle16 ! Pour que cette loi ne soit pas ruinée, on commet l'insanité de parler «d'abolir le système salarié» (il faudrait dire : système du salariat) «avec la loi d'airain des salaires». Si j'abolis le salariat, j'abolis naturellement en même temps ses lois, qu'elles tiennent de l'«airain» ou de l'éponge. Mais la lutte de Lassalle contre le salariat gravite presque exclusivement autour de cette prétendue loi. Pour bien montrer, par conséquent, que la secte de Lassalle a vaincu, il faut que le «système salarié» soit aboli «avec la loi d'airain des salaires», et non pas sans elle. 

De la «loi d'airain des salaires», rien, comme on sait, n'appartient à Lassalle, si ce n'est le mot «d'airain» emprunté aux «lois éternelles, aux grandes lois d'airain» de Gœthe. Le mot d'airain est le signe auquel se reconnaissent les croyants orthodoxes. Mais si j'admets la loi avec l'estampille de Lassalle et, par conséquent, dans l'acception où il la prend, il faut également que j'en admette le fondement. Et quel fondement ! Comme Lange le montrait peu après la mort de Lassalle, c'est la théorie malthusienne de la population17 (prêchée par Lange lui-même). Mais si cette théorie est exacte, je ne puis pas abolir la loi, dussé-je abolir cent fois le salariat, parce qu'alors la loi ne régit pas seulement le système du salariat, mais tout système social. C'est précisément en se basant là-dessus que les économistes ont démontré, depuis cinquante ans et plus, que le socialisme ne peut supprimer la misère qui est fondée dans la nature des choses, mais qu'il ne peut que la généraliser, la répandre du même coup sur toute la société ! 

Mais tout cela n'est pas le principal. Abstraction faite, absolument, de la fausse version que Lassalle donne de cette loi, le recul vraiment révoltant consiste en ceci : Depuis la mort de Lassalle, notre Parti s'est ouvert à cette vue scientifique selon laquelle le salaire du travail n'est pas ce qu'il paraît être, à savoir la valeur (ou le prix) du travail, mais seulement une forme déguisée de la valeur (ou du prix) de la force de travail. Ainsi, une fois pour toutes, était mise au rebut, la vieille conception bourgeoise du salaire en même temps que toute la critique dirigée jusqu'ici contre elle, et il était clairement établi que l'ouvrier salarié n'est autorisé à travailler pour assurer sa propre existence, autrement dit à exister, qu'autant qu'il travaille gratuitement un certain temps pour les capitalistes (et par suite pour ceux qui, avec ces derniers, vivent de la plus-value) ; que tout le système de la production capitaliste vise à prolonger ce travail gratuit par l'extension de la journée de travail ou par le développement de la productivité, c'est-à-dire par une plus grande tension de la force de travail, etc. ; que le système du travail salarié est, par conséquent, un système d'esclavage et, à vrai dire, un esclavage d'autant plus dur que se développent les forces sociales productives du travail, quel que soit le salaire, bon ou mauvais, que reçoit l'ouvrier. Et maintenant que cette vue pénètre de plus en plus notre Parti, on revient aux dogmes de Lassalle, alors qu'on devrait savoir que Lassalle ignorait ce qu'est le salaire et qu'il prenait, à la suite des économistes bourgeois, l'apparence pour la chose elle-même. 

C'est comme si, dans une révolte d'esclaves qui auraient enfin pénétré le secret de l'esclavage, un esclave empêtré dans des conceptions surannées inscrivait au programme de la révolte : l'esclavage doit être aboli parce que, dans le système de l'esclavage, l'entretien des esclaves ne saurait dépasser un certain maximum peu élevé ! Le seul fait que les représentants de notre Parti aient pu commettre un aussi monstrueux attentat contre la conception répandue dans la masse du Parti montre avec quelle légèreté criminelle, avec quelle mauvaise foi ils ont travaillé à la rédaction du programme de compromis ! 

Au lieu de la vague formule redondante qui termine le paragraphe : «éliminer toute inégalité sociale et politique», il fallait dire : avec la suppression des différences de classe s'évanouit d'elle-même toute inégalité sociale et politique résultant de ces différences. 

III
«Le Parti ouvrier allemand réclame, pour préparer les voies à la solution de la question sociale, l'établissement de sociétés de production avec l'aide de l'Etat, sous le contrôle démocratique du peuple des travailleurs. Les sociétés de production doivent être suscitées dans l'industrie et l'agriculture avec une telle ampleur que l'organisation socialiste de l'ensemble du travail en résulte.» 

Après la «loi d'airain du salaire» de Lassalle, la panacée du prophète. D'une manière digne on «prépare les voies». On remplace la lutte des classes existante par une formule creuse de journaliste: la «question sociale», à la «solution» de laquelle on «prépare les voies». Au lieu de découler du processus de transformation révolutionnaire de la société, «l'organisation socialiste de l'ensemble du travail» «résulte» de «l'aide de l'Etat», aide que l'Etat fournit aux coopératives de production que lui- même (et non le travailleur) a «suscitées». Croire qu'on peut construire une société nouvelle au moyen de subventions de l'Etat aussi facilement qu'on construit un nouveau chemin de fer, voilà qui est bien digne de la présomption de Lassalle ! 

Par un reste de pudeur, on place «l'aide de l'Etat»... sous le contrôle démocratique du «peuple des travailleurs». Tout d'abord, le «peuple des travailleurs», en Allemagne, est composé en majorité de paysans et non de prolétaires. 

Ensuite, «démocratique» veut dire en allemand «par le pouvoir du peuple» (volksherrschaftlich). Mais alors que signifie le «contrôle par le pouvoir du peuple (volksherrschaftliche Kontrolle) du peuple travailleur ? Et cela, plus précisément, pour un peuple de travailleurs qui, en sollicitant l'Etat de la sorte, manifeste sa pleine conscience qu'il n'est ni au pouvoir, ni mûr pour le pouvoir ! 

Quant à faire la critique de la recette que prescrivait Bûchez sous Louis-Philippe par opposition aux socialistes français et que reprirent les ouvriers réactionnaires de L'Atelier18, il est superflu de s'y arrêter. Aussi bien, le pire scandale n'est-il pas que cette cure miraculeusement spécifique figure dans le programme, mais que, somme toute, on abandonne le point de vue de l'action de classe pour retourner à celui de l'action de secte. 

Dire que les travailleurs veulent établir les conditions de la production collective à l'échelle de la société et, chez eux, pour commencer, à l'échelle nationale, cela signifie seulement qu'ils travaillent au renversement des conditions de production d'aujourd'hui ; et cela n'a rien à voir avec la création de sociétés coopératives subventionnées par l'Etat. Et pour ce qui est des sociétés coopératives actuelles, elles n'ont de valeur qu'autant qu'elles sont des créations indépendantes aux mains des travailleurs et qu'elles ne sont protégées ni par les gouvernements, ni par les bourgeois. 

IV
J'arrive maintenant à la partie démocratique.

A. «Libre fondement de l'Etat». 


Tout d'abord, d'après ce qu'on a vu au chapitre II, le Parti ouvrier allemand cherche à réaliser l'«Etat libre».
L'Etat libre, qu'est-ce à dire ? 

Faire l'Etat libre, ce n'est nullement le but des travailleurs qui se sont dégagés de la mentalité bornée de sujets soumis. Dans l'Empire allemand, l'«Etat» est presque aussi «libre» qu'en Russie. La liberté consiste à transformer l'Etat, organisme qui est mis au-dessus de la société, en un organisme entièrement subordonné à elle, et même de nos jours les formes de l'Etat sont plus ou moins libres ou non libres selon que la «liberté de l'Etat» s'y trouve plus ou moins limitée. 

Le Parti ouvrier allemand, — du moins s'il fait sien ce programme, — montre que les idées socialistes ne sont pas même chez lui à fleur de peau ; au lieu de traiter la société présente (et cela vaut pour toute société future) comme le fondement de l'Etat présent (ou futur pour la société future), on traite au contraire l'Etat comme une réalité indépendante, possédant ses propres «fondements intellectuels, moraux et libres». 

Et maintenant, pour combler la mesure, quel horrible abus le programme ne fait-il pas des expressions «Etat actuel», «société actuelle» et quel malentendu, plus horrible encore, ne crée-t-il pas au sujet de l'Etat auquel s'adressent ses revendications ! 

La «société actuelle», c'est la société capitaliste qui existe dans tous les pays civilisés, plus ou moins expurgée d'éléments moyenâgeux, plus ou moins modifiée par l'évolution historique particulière à chaque pays, plus ou moins développée. L'«Etat actuel», au contraire, change avec la frontière. Il est dans l'Empire prusso-allemand autre qu'en Suisse, en Angleterre autre qu'aux Etats-Unis. L'«Etat actuel» est donc une fiction. 

Cependant, les divers Etats des divers pays civilisés, nonobstant la multiple diversité de leurs formes, ont tous ceci de commun qu'ils reposent sur le terrain de la société bourgeoise moderne, plus ou moins développée au point de vue capitaliste. C'est ce qui fait que certains caractères essentiels leur sont communs. En ce sens, l'on peut parler d'«Etat actuel» pris comme expression générique, par contraste avec l'avenir où la société bourgeoise, qui lui sert à présent de racine, aura cessé d'exister. 

Dès lors, la question se pose : quelle transformation subira l'Etat dans une société communiste ? Autrement dit : quelles fonctions sociales s'y maintiendront analogues aux fonctions actuelles de l'Etat ? Seule la science peut répondre à cette question ; et ce n'est pas en accouplant de mille manières le mot Peuple avec le mot Etat qu'on fera avancer le problème d'un saut de puce. 

Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond une période de transition politique où l'Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. 

Le programme n'a pas à s'occuper, pour l'instant, ni de cette dernière, ni de l'Etat futur dans la société communiste. [Ici, la traduction présente un contre-sens flagrant avec celle donnée dans La Pléiade, basée d’une part sur l’édition du texte de Engels donné dans la Neue Zeit en 1891 et d’autre part sur la version publiée d’après le manuscrit original par B. Nikolaïveski dans Die Gesellschaft en août 1921 : « Or le programme ne se préoccupe ni de cette dictature ni du futur système d’Etat de la société communiste » (Karl Marx, Œuvres, I, Economie I, Gallimard, p. 1429.). — Vincent Gouysse.] 

Ses revendications politiques ne contiennent rien de plus que la vieille (Cf. Œuvres complètes de Marx et Engels, éd. allemande, tome 19 : Le mot «vieille» est omis.) litanie démocratique connue de tout le monde : suffrage universel, législation directe, droit du peuple, milice populaire, etc. Elles sont simplement l'écho du Parti populaire bourgeois, de la Ligue de la paix et de la liberté. Rien de plus que des revendications déjà réalisées, pour autant qu'elles ne sont pas des notions entachées d'exagération fantastique. Seulement, l'Etat qui les a réalisées, ce n'est nullement à l'intérieur des frontières de l'Empire allemand qu'il existe, mais en Suisse, aux Etats-Unis, etc. Cette espèce d'«Etat de l'avenir», c'est un Etat bien actuel, encore qu'il existe hors du «cadre» de l'Empire allemand. 

Mais on a oublié une chose. Puisque le Parti ouvrier allemand déclare expressément se mouvoir au sein de l'«Etat national actuel», donc de son propre Etat, l'Empire prusso-allemand, — sinon ses revendications seraient en majeure partie absurdes, car on ne réclame que ce qu'on n'a pas, — le Parti n'eût pas dû oublier le point capital, à savoir: toutes ces belles petites choses impliquent la reconnaissance de ce qu'on appelle la souveraineté du peuple, et ne sont donc à leur place que dans une République démocratique. 

Puisqu'on n'ose pas (Cf. Œuvres complètes de Marx et Engels, éd. allemande, tome 19 ; on y trouve cette note : «Dans l'édition de 1891, on lit : Puisqu'on ne peut pas.»), — et on fait bien de s'abstenir, car la situation commande la prudence, — réclamer la République démocratique, comme le faisaient, sous Louis-Philippe et Louis Napoléon, les ouvriers français dans leurs programmes, il ne fallait pas non plus recourir à cette supercherie aussi peu «honnête»19 que respectable qui consiste à réclamer des choses qui n'ont de sens que dans une République démocratique, à un Etat qui n'est qu'un despotisme militaire, à armature bureaucratique et à blindage policier, avec un enjolivement de formes parlementaires, avec des mélanges d'éléments féodaux et d'influences bourgeoises et, par-dessus le marché, à assurer bien haut cet Etat que l'on croit pouvoir lui imposer pareilles choses «par des moyens légaux». 

La démocratie vulgaire elle-même, qui, dans la République démocratique, voit l'avènement du royaume millénaire et qui ne soupçonne nullement que c'est précisément sous cette dernière forme étatique de la société bourgeoise que se livrera la suprême bataille entre les classes, la démocratie elle- même est encore à cent coudées au-dessus d'un démocratisme de cette sorte, confiné dans les limites de ce qui est autorisé par la police et prohibé par la logique. 

Que par «Etat» l'on entende, en fait, la machine gouvernementale, ou bien l'Etat en tant base économique de l'Etat : un impôt unique et progressif sur le revenu, etc.». Les impôts sont la base économique de la machinerie gouvernementale, et de rien d'autre. Dans l'Etat de l'avenir, tel qu'il existe en Suisse, cette revendication est passablement satisfaite. L'impôt sur le revenu suppose des sources de revenu différentes de classes sociales différentes, donc la société capitaliste. Par conséquent, il n'y a rien de surprenant si les financial reformers de Liverpool, — des bourgeois ayant à leur tête le frère de Gladstone, — formulent la même revendication que le programme. 

B. «Le Parti ouvrier allemand réclame comme base intellectuelle et morale de l'Etat : 

1. «Education générale, la même pour tous, du peuple par l'Etat. Obligation scolaire pour tous. Instruction gratuite.»
Education du peuple, la même pour tous ? Qu'est-ce qu'on entend par ces mots ? Croit-on que, dans la société actuelle (et l'on n'a à s'occuper que d'elle), l'éducation puisse être la même pour toutes les classes ? Ou bien veut-on réduire par la force les classes supérieures à ne recevoir que cet enseignement restreint de l'école primaire, seul compatible avec la situation économique non seulement des ouvriers salariés, mais encore des paysans ?
«Obligation scolaire pour tous. Instruction gratuite.» La première existe même en Allemagne, la seconde en Suisse et aux Etats-Unis pour les écoles primaires. Si, dans certains Etats de ce dernier pays, des établissements d'enseignement supérieur sont également «gratuits», cela signifie seulement qu'en fait ces Etats imputent sur les chapitres du budget général les dépenses scolaires des classes supérieures. Incidemment, il en va de même de cette «administration gratuite de la justice», réclamée à l'article A. 5. La justice criminelle est partout gratuite ; la justice civile roule presque uniquement sur des litiges de propriété et concerne donc, presque uniquement, les classes possédantes. Vont-elles soutenir leurs procès aux frais du trésor public ? 

Le paragraphe relatif aux écoles aurait dû tout au moins exiger l'adjonction à l'école primaire d'écoles techniques (théoriques et pratiques).
Une «éducation du peuple par l'Etat» est chose absolument condamnable. Déterminer par une loi générale les ressources des écoles primaires, les aptitudes exigées du personnel enseignant, les disciplines enseignées, etc., et, comme cela se passe aux Etats-Unis, surveiller, à l'aide d'inspecteurs d'Etat, l'exécution de ces prescriptions légales, c'est absolument autre chose que de faire de l'Etat l'éducateur du peuple ! Bien plus, il faut au même titre bannir de l'école toute influence du gouvernement et de l'Eglise. Bien mieux, dans l'Empire prusso-allemand (et qu'on ne recoure pas à cette échappatoire fallacieuse de parler d'un certain «Etat de l'avenir» : nous avons vu ce qu'il en est), c'est au contraire l'Etat qui a besoin d'être éduqué d'une rude manière par le peuple. 

D'ailleurs, tout le programme, en dépit de tout son drelin-drelin démocratique, est d'un bout à l'autre infecté par la servile croyance de la secte lassallienne à l'Etat, ou, ce qui ne vaut pas mieux, par la croyance au miracle démocratique ; ou plutôt c'est un compromis entre ces deux sortes de foi au miracle, également éloignées du socialisme. 

«Liberté de la science», dit un paragraphe de la Constitution prussienne. Pourquoi alors ici ?
«Liberté de conscience !» Si on voulait, par ces temps de Kulturkampf20, rappeler au libéralisme ses vieux mots d'ordre, on ne pouvait le faire que sous cette forme : «Chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux tout comme ses besoins corporels (Cf. Œuvres complètes de Marx et Engels, éd. allemande, tome 19 ; on y trouve cette note : «Dans l'édition de 1891, on lit : satisfaire ses besoins religieux tout comme ses besoins... sans que la police y fourre le nez.»), sans que la police y fourre le nez». Mais le Parti ouvrier avait là l'occasion d'exprimer sa conviction que la bourgeoise «liberté de conscience» n'est rien de plus que la tolérance de toutes les sortes possibles de liberté de conscience religieuse, tandis que lui s'efforce de libérer les consciences de la fantasmagorie religieuse. Seulement on se complaît à ne pas dépasser le niveau «bourgeois». 

Me voici à la fin, car l'appendice qui accompagne le programme n'en constitue pas une partie caractéristique. Aussi serai-je ici très bref.
2. «Journée normale de travail.»
En aucun autre pays, le Parti ouvrier ne s'en est tenu à une revendication aussi imprécise, mais toujours il assigne à la journée de travail la durée qu'il considère comme normale, compte tenu des circonstances.
3. «Limitation du travail des femmes et interdiction du travail des enfants.»
La réglementation de la journée de travail doit impliquer déjà la limitation du travail des femmes, pour autant qu'elle concerne la durée, les pauses, etc., de la journée de travail ; sinon, cela ne peut signifier que l'exclusion des femmes des branches d'industrie qui sont particulièrement préjudiciables à leur santé physique ou contraires à la morale au point de vue du sexe. Si c'est ce qu'on avait en vue, il fallait le dire.
«Interdiction du travail des enfants !» Il était absolument indispensable d'indiquer la limite d'âge. Une interdiction générale du travail des enfants est incompatible avec l'existence même de la grande industrie ; elle n'est donc qu'un vœu naïf et sans portée. L'application de cette mesure, si elle était possible, serait réactionnaire, car une étroite réglementation du temps de travail selon les âges étant assurée, ainsi que d'autres mesures de protection des enfants, le fait de combiner de bonne heure le travail productif avec l'instruction est un des plus puissants moyens de transformation de la société actuelle.
4. «Surveillance par l'Etat du travail dans les fabriques, les ateliers et à domicile.»
L'Etat prusso-allemand étant ce qu'il est, il fallait incontestablement demander que les inspecteurs ne fussent révocables que par les tribunaux ; que tout ouvrier pût les déférer à la justice pour manquement à leurs devoirs; qu'ils fussent pris dans le corps médical.
5. «Réglementation du travail dans les prisons.»
Revendication mesquine dans un programme général ouvrier. Quoi qu'il en soit, il fallait dire clairement qu'on n'entend pas que les criminels de droit commun, par crainte de leur concurrence, soient traités comme du bétail et qu'on n'a pas l'intention de leur retirer ce qui est précisément leur unique moyen d'amendement, le travail productif. C'était bien le moins qu'on dût attendre de socialistes.
6. «Une loi efficace sur la responsabilité.» Il fallait dire ce qu'on entend par une loi «efficace» sur la responsabilité. 

Remarquons en passant qu'à propos de la journée normale du travail, on a oublié la partie de la législation des fabriques qui concerne les règlements sur l'hygiène et les mesures à prendre contre les risques, etc. La loi sur la responsabilité entre en application dès que ces prescriptions sont violées.
Bref, cet appendice se distingue également par sa rédaction boiteuse.
Dixi et salvavi animam meam [J'ai dit ce que j'avais à dire ; ma conscience est en paix.] 




FRIEDRICH ENGELS SUR LE PROGRAMME DE GOTHA 

LETTRE A AUGUST BEBEL21 A ZWICKAU
Londres, 18-28 mars 1875 
 
Mon cher Bebel, 

J'ai reçu votre lettre du 23 février, et je me réjouis de savoir que vous êtes en si bonne santé.
Vous me demandez ce que nous pensons de toute cette histoire d'union. Malheureusement, il en est de nous absolument comme de vous. Ni Liebknecht, ni qui que ce soit ne nous a fait parvenir la moindre communication, et nous ne savons donc, nous aussi, que ce que nous apprennent les journaux. Or, ces journaux ne contenaient rien à ce sujet jusqu'à la semaine dernière, où ils publièrent le projet de programme. Vous pensez si ce projet nous a étonnés. 

Notre Parti avait si souvent tendu la main aux Lassalliens pour faire la paix ou tout au moins pour former un cartel, il avait été repoussé si souvent et de façon si cassante par les Hasenclever, les Hasselmann et les Tölcke que même un enfant aurait pu en conclure que si ces messieurs viennent aujourd'hui eux-mêmes nous offrir la réconciliation, c'est qu'ils sont dans une sacrée impasse. Etant donné le caractère bien connu de ces gens, c'est notre devoir de tirer profit de l'impasse où ils se trouvent, pour exiger toutes les garanties possibles, afin que ce ne soit pas aux dépens de notre Parti qu'ils raffermissent leur position ébranlée dans l'opinion des masses ouvrières. Il fallait les accueillir de la façon la plus froide, leur témoigner la plus grande méfiance, et faire dépendre l'union des dispositions qu'ils montreront à abandonner leurs mots d'ordre sectaires, ainsi que leur aide demandée à l'Etat et à accepter, dans ses points essentiels, le programme d'Eisenach de 186922 ou une nouvelle édition de celui-ci améliorée et conforme aux circonstances présentes. Du point de vue théorique, c'est-à-dire ce qu'il y a de décisif pour le programme, notre Parti n'a absolument rien à apprendre des Lassalliens, alors que c'est l'inverse pour les Lassalliens. La première condition de l'union serait qu'ils cessassent d'être des sectaires, c'est-à-dire des Lassalliens; en d'autres termes, que leur panacée, à savoir l'aide de l'Etat, fût sinon abandonnée tout à fait par eux, du moins reconnue comme mesure transitoire et secondaire, comme une possibilité parmi beaucoup d'autres. Le projet de programme prouve que si nos gens sont théoriquement très supérieurs aux leaders lassalliens, ils leur sont bien inférieurs en fait de roublardise politique. Les «honnêtes» ont de nouveau réussi à se faire cruellement rouler par les malhonnêtes. 

On commence, dans ce programme, par accepter la phrase suivante de Lassalle qui, bien que ronflante, est historiquement fausse : «Vis-à-vis de la classe ouvrière, toutes les autres classes ne forment qu'une seule masse réactionnaire». Cette phrase n'est vraie que dans quelques cas exceptionnels, par exemple dans une révolution du prolétariat comme la Commune, ou dans un pays où ce n'est pas la bourgeoisie seule qui a modelé l'Etat et la société à son image, mais où, après elle, la petite bourgeoisie démocratique a achevé cette transformation jusque dans ses dernières conséquences. Si en Allemagne, par exemple, la petite bourgeoisie démocratique appartenait à cette masse réactionnaire, comment le Parti ouvrier social-démocrate aurait-il pu pendant des années marcher la main dans la main avec elle, avec le Parti populaire ? Comment le Volksstaat23 aurait-il pu tirer toute la substance de son programme politique de l'organe de la petite bourgeoisie démocratique, Frankfurter Zeitung24 ? Et comment se fait-il qu'au moins sept des revendications de ce même programme se retrouvent absolument mot à mot dans les programmes du Parti populaire et de la démocratie petite-bourgeoise ? J'entends les sept revendications politiques, numérotées de 1 à 5 et de 1 à 2, dont il n'est pas une qui ne soit bourgeoise-démoctate25

Deuxièmement, le principe de l'internationalisme du mouvement ouvrier est, dans la pratique, complètement abandonné pour le présent, et cela par des gens qui, cinq ans durant et dans les circonstances les plus difficiles, ont défendu hautement ce principe de la façon la plus digne d'éloges. Le fait que les ouvriers allemands sont aujourd'hui à la tête du mouvement européen repose avant tout sur l'attitude vraiment internationale qu'ils ont eue pendant la guerre ; il n'y a pas d'autre prolétariat qui se serait aussi bien conduit. Et c'est aujourd'hui, où partout à l'étranger les ouvriers affirment ce principe avec la même vigueur et où les gouvernements font tous leurs efforts pour l'empêcher de se manifester dans une organisation, qu'ils devraient l'abandonner ! Que reste-t-il en fin de compte de l'internationalisme du mouvement ouvrier ? La faible perspective non pas d'une coopération future des ouvriers d'Europe en vue de leur affranchissement, mais d'une future «fraternisation internationale des peuples», des «Etats-Unis d'Europe» des bourgeois de la Ligue pour la paix ! 26 

Il n'était évidemment pas nécessaire de parler de l'Internationale comme telle. Mais, au moins, ne fallait-il pas marquer un recul sur le programme de 1869, et on pouvait dire par exemple : bien que le Parti ouvrier allemand soit obligé d'agir avant tout dans les limites des frontières existantes de l'Etat (le Parti ouvrier allemand n'a pas le droit de parler au nom du prolétariat européen, et encore moins d'avancer des choses fausses), il reste conscient des liens de solidarité qui l'unissent aux ouvriers de tous les pays et sera toujours prêt à remplir, comme par le passé, les devoirs que lui trace cette solidarité. De pareils devoirs existent même si l'on ne se considère ni ne se proclame comme faisant partie de l'Internationale: ce sont, par exemple, les secours en cas de besoin, l'opposition à l'envoi de main-d'œuvre étrangère en cas de grèves, les mesures prises pour que les organes du Parti tiennent les ouvriers allemands au courant du mouvement à l'étranger, l'agitation contre les guerres ou menaces de guerre provoquées par les chancelleries, l'attitude à observer, pendant ces guerres, comme celle que les ouvriers allemands surent observer en 1870-1871, de façon exemplaire etc. 

En troisième lieu, nos gens se sont laissé octroyer la «loi d'airain des salaires» de Lassalle, qui repose sur une conception tout à fait désuète d'économie politique, à savoir qu'en moyenne l'ouvrier ne reçoit qu'un salaire minimum, et cela parce que, d'après la théorie malthusienne de la population, il y a toujours trop d'ouvriers (c'était là l'argumentation fournie par Lassalle). Or, Marx a abondamment prouvé dans le Capital que les lois qui régissent les salaires sont très compliquées et que, suivant les circonstances, c'est tantôt tel facteur tantôt tel autre qui domine ; qu'il n'y a donc pas lieu de parler d'une loi d'airain, mais, au contraire, d'une loi fort élastique, et qu'il est impossible, par conséquent, de régler l'affaire en quelques mots comme Lassalle se l'imaginait. Le fondement malthusien de la loi que Lassalle a copiée dans Malthus et dans Ricardo (en falsifiant ce dernier), tel qu'on le voit reproduit à la page 5 du Manuel du travailleur27, autre brochure de Lassalle, a été abondamment réfuté par Marx dans son chapitre sur l'«accumulation du capital»28. En adoptant la «loi d'airain» de Lassalle, on fait donc siennes une proposition fausse et une démonstration fallacieuse. 

En quatrième lieu, la seule revendication sociale que le programme fasse valoir est l'aide lassallienne de l'Etat, présentée sous la forme la moins voilée et telle que Lassalle l'a volée à Bûchez. Et cela, après que Bracke ait prouvé tout le néant d'une pareille revendication29 ; après que presque tous, sinon tous les orateurs de notre Parti aient été obligés, dans leur lutte contre les Lassalliens, de la combattre ! Notre Parti ne pouvait pas tomber plus bas dans l'humiliation. L'internationalisme descendu au niveau d'Armand Gœgg, le socialisme à celui du républicain-bourgeois Buchez, qui opposait cette revendication aux socialistes pour les combattre ! 

Au mieux, l'«aide de l'Etat», dans le sens où Lassalle l'entend, ne devrait être qu'une mesure entre beaucoup d'autres, pour atteindre le but désigné ici par les paroles boiteuses que voici : «Préparer la voie à une solution de la question sociale». Comme s'il y avait encore pour nous, sur le terrain théorique, une question sociale qui n'ait pas trouvé sa solution ! Par conséquent, lorsqu'on dit : le Parti ouvrier allemand tend à supprimer le travail salarié, et par là même les différences de classes, en organisant la production dans l'industrie et dans l'agriculture sur une base coopérative et sur une échelle nationale ; il appuie chaque mesure qui pourra contribuer à atteindre ce but ! — il n'y a pas un Lassallien qui puisse avoir quelque chose à y redire. 

En cinquième lieu, il n'est même pas question de l'organisation de la classe ouvrière, en tant que classe, par le moyen des syndicats. Et c'est là un point tout à fait essentiel, car il s'agit, à proprement parler, de l'organisation de classe du prolétariat, au sein de laquelle celui-ci mène ses luttes quotidiennes contre le capital et se forme à la discipline, organisation qui aujourd'hui, même au milieu de la plus redoutable des réactions (comme c'est le cas en ce moment à Paris), ne peut absolument plus être détruite. Etant donné l'importance prise par cette organisation aussi en Allemagne, il serait, à notre avis, absolument nécessaire de la prendre en considération dans le programme et de lui donner si possible une place dans l'organisation du Parti. 

Voilà le bilan de toutes les concessions que nos gens ont eu la complaisance de faire aux Lassalliens. Et qu'est-ce qui leur a été concédé en échange ? Le droit de faire figurer au programme toute une série assez confuse de revendications purement démocratiques dont une partie est uniquement affaire de mode, telle que la «législation populaire directe» qui existe en Suisse et y fait plus de mal que de bien, si tant est qu'elle y fasse quelque chose. Si encore il s'agissait à'administration par le peuple ! De même, il manque la première condition de toute liberté, à savoir que vis-à-vis de chaque citoyen, chaque fonctionnaire soit responsable de chacun des actes qu'il accomplit pendant l'exercice de ses fonctions, devant les tribunaux ordinaires et selon la loi commune. Je n'insisterai pas sur le fait que des revendications comme la liberté de la science et... la liberté de conscience figurent dans tout programme libéral de la bourgeoisie et ne sont guère à leur place ici. 

L'Etat populaire libre est devenu un Etat libre. D'après le sens grammatical de ces termes, un Etat libre est un Etat qui est libre à l'égard de ses citoyens, c'est-à-dire un Etat à gouvernement despotique. Il conviendrait d'abandonner tout ce bavardage sur l'Etat, surtout après la Commune, qui n'était plus un Etat, au sens propre. Les anarchistes nous ont assez jeté à la tête l'Etat populaire, bien que déjà le livre de Marx contre Proudhon30, et puis le Manifeste communiste disent explicitement qu'avec l'instauration du régime social socialiste l'Etat se dissout de lui-même et disparaît. L'Etat n'étant qu'une institution temporaire, dont on est obligé de se servir dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer par la force ses adversaires, il est parfaitement absurde de parler d'un Etat populaire libre : tant que le prolétariat a encore besoin de l'Etat, ce n'est point pour la liberté, mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l'Etat cesse d'exister comme tel. Aussi, proposerions-nous de mettre partout à la place du mot Etat le mot Communauté (Gemeinwesen), excellent vieux mot allemand, répondant au mot français Commune. 

L'expression «destruction de toute inégalité sociale et politique» au lieu d'«abolition de toutes les différences de classes» est également très suspecte. D'un pays à l'autre, d'une province à l'autre, voire d'un endroit à l'autre, il y aura toujours une certaine inégalité dans les conditions d'existence, inégalité que l'on pourra bien réduire au minimum, mais non faire disparaître complètement. Les habitants des Alpes auront toujours d'autres conditions de vie que les habitants des plaines. Se représenter la société socialiste comme l'Empire de l'égalité est une conception française trop étroite et qui s'appuie sur la vieille devise Liberté, Egalité, Fraternité, conception qui en ses temps et lieu, a eu sa raison d'être parce qu'elle répondait à une phase d'évolution, mais qui, comme toutes les conceptions trop étroites des écoles socialistes qui nous ont précédés, devrait à présent être dépassée, puisqu'elle ne crée que de la confusion dans les esprits et qu'elle a été remplacée par des conceptions plus précises et répondant mieux aux réalités. 

Je termine, bien que presque chaque mot, dans ce programme sans sève ni vigueur, soit à critiquer. Il est conçu de telle sorte qu'au cas où il serait accepté, ni Marx ni moi nous ne pourrions jamais adhérer au nouveau parti fondé sur une pareille base, et que nous serions obligés de réfléchir très sérieusement à l'attitude que nous prendrions — également devant l'opinion publique — vis-à-vis de lui. Songez qu'à l'étranger on nous rend responsables de chaque action, de chaque déclaration du Parti ouvrier social-démocrate allemand. C'est ce qu'a fait par exemple Bakounine dans son livre Politique et Anarchie, où nous sommes tendus responsables de chaque parole inconsidérée que Liebknecht a pu prononcer ou écrire depuis la fondation du Demokratisches Wochenblatt31. Les gens s'imaginent que nous tirons d'ici les ficelles de toute cette histoire, alors que vous savez aussi bien que moi que nous ne nous sommes presque jamais mêlés des affaires intérieures du Parti et que, si par hasard nous l'avons fait, ce fut uniquement pour redresser dans la mesure du possible les bévues qui, selon nous, avaient été commises et à vrai dire toujours dans le domaine de la théorie. Vous verrez vous-mêmes que ce programme marque un tournant qui pourrait fort bien nous forcer à récuser toute solidarité quelle qu'elle soit avec le Parti qui le reconnaît. 

En général, il est vrai, le programme officiel d'un parti importe bien moins que ses actes. Mais un nouveau programme est comme un étendard qu'on vient d'arborer au regard de tous, et c'est d'après lui que l'on juge le Parti. Il ne devrait donc en aucun cas marquer un recul, comme c'est le cas, sur le programme d'Eisenach. Il faudrait également songer à ce que les ouvriers des autres pays vont dire de ce programme et à l'impression que l'on aura à l'étranger à voir ainsi tout le prolétariat social- démocrate à genoux devant les Lassalliens. 

De plus, je suis persuadé qu'une fusion sur une pareille base ne durera pas un an. Vous voyez d'ici les hommes les plus intelligents de notre Parti s'appliquant à répéter par cœur les phrases de Lassalle sur la loi d'airain et l'aide de l'Etat ? Je voudrais vous y voir vous, par exemple! Et s'ils le faisaient, leurs auditeurs les siffleraient. Or, je suis sûr que les Lassallicns tiennent justement à ces parties-là du programme, comice le Juif Shylock tenait à sa livre de chair humaine. La scission viendra, mais nous aurons rendu «honnêtes» les Hasselmann, Hasenclever, Tölcke et consorts; nous sortirons de la scission plus faibles et les Lassalliens plus forts ; notre Parti aura perdu sa virginité politique et ne pourra plus jamais s'opposer franchement aux phrases creuses de Lassalle, puisqu'elles auront, pendant un temps, été inscrites sur son étendard ; et si les Lassalliens prétendent alors de nouveau qu'ils sont le parti ouvrier le plus authentique et le seul, et que les nôtres sont des bourgeois, le programme sera là pour leur donner raison. Toutes les mesures socialistes de ce programme sont les leurs ; quant à notre Parti, il y a fait figurer uniquement les revendications de la démocratie petite-bourgeoise définie, par lui aussi, dans le même programme, comme faisant partie de la «masse réactionnaire» !
J'ai tardé à vous faire parvenir cette lettre, car je savais que, le 1er avril seulement, vous deviez être mis en liberté, en l'honneur de l'anniversaire de Bismarck, et je ne voulais pas l'exposer au risque de la voir saisie en route, au moment où je vous la transmettais en fraude. Mais voici justement qu'arrive une lettre de Bracke, qui, lui aussi, exprime les plus vives objections et veut savoir notre façon de penser. Pour hâter les choses, je vous envoie donc la lettre par son intermédiaire, afin qu'il la lise lui aussi, et que je ne sois pas obligé de répéter toute l'histoire. J'ajoute qu'à Ramm également j'ai dit ses vérités. A Liebknecht je n'ai écrit que très brièvement. Je ne lui pardonne pas de ne nous avoir pas écrit un seul mot de toute l'histoire avant qu'il ait été en quelque sorte trop tard, (alors que Ramm et d'autres croyaient qu'il nous avait tenus tout à fait au courant). Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'il agit de la sorte, comme en témoigne la correspondance nombreuse et désagréable que Marx et moi nous avons échangée avec lui ; mais, cette fois, cela passe les bornes, et nous ne pouvons décidément plus faire route ensemble. 

Tâchez de vous arranger de façon à venir ici cet été. Inutile de vous dire que vous descendrez chez moi, et, si le temps le permet, nous irons passer quelques jours au bord de la mer, ce qui vous sera bien nécessaire après avoir entendu toutes ces récriminations. 
Bien amicalement vôtre, 

F. E.
Marx vient de déménager ; il habite maintenant 41, Maitland Park Crescent N. W. Londres. 




LETTRE A WILHELM BRACKE A BRUNSWICK
122, Regent's Park Road, N.W. Londres. Le 11 octobre. 

Mon cher Bracke, 

J'ai remis jusqu'à ce jour le soin de répondre à vos dernières lettres, la dernière étant du 28 juin, d'abord parce que nous avons été, Marx et moi, séparés pendant six semaines, — lui était à Karlsbad et moi à la mer, où je n'ai pas reçu le Volksstaat, — et ensuite parce que je voulais attendre un peu afin de voir à l'œuvre le Comité directeur général32 et le résultat de l'unification récente. 

Nous sommes absolument de votre avis quand vous estimez que Liebknecht a tout gâté dans son ardeur à voir aboutir l'unification, d'y arriver à tout prix. Si cette union était nécessaire, il ne fallait néanmoins pas le dire ni le montrer aux autres contractants. Ensuite, — une erreur servant toujours à en justifier une autre, — le congrès d'unification une fois mis à l'œuvre, sur des bases pourries et à son de trompe, ne devait à aucun prix échouer, et on a été ainsi amené à composer sur des points fondamentaux. Vous avez raison : cette union porte en elle le germe de la scission, et je m'estimerai heureux si cette scission éloigne un jour de nous seulement les fanatiques incorrigibles, mais non toute une masse par ailleurs capable et, à l'aide d'une bonne formation, possible à redresser. Tout cela dépendra du moment et des conditions dans lesquels l'inévitable se produira. Le programme se divise dans sa rédaction définitive en trois parties : 

1. Des phrases et des mots d'ordre de Lassalle qu'il ne fallait accepter sous aucune condition. Lorsque deux fractions fusionnent, on inscrit dans le programme les points sur lesquels on est d'accord, et non pas les points litigieux. Cependant, lorsque nos hommes ont accepté cela, ils sont passés volontairement sous les fourches Caudines33.
2. Une série de revendications platement démocratiques, rédigées dans l'esprit et le style du Parti populaire.
3. Une quantité de propositions prétendues communistes, empruntées en majorité au Manifeste communiste, mais remaniées de telle façon que, examinées de près, on s'aperçoit qu'elles contiennent toutes sans exception des imbécillités horripilantes. Quand on ne comprend pas ces choses-là, il ne faut pas y toucher, ou bien il faut les recopier textuellement d'après ceux qui s'y connaissent mieux. 

Heureusement, le programme a été apprécié plus favorablement qu'il le méritait. Ouvriers, bourgeois et petits-bourgeois y lisent ce qui devait vraiment s'y trouver, et non ce qui s'y trouve effectivement; et il n'est même venu à l'esprit de personne d'examiner publiquement le contenu réel d'une de ces merveilleuses phrases. Cela nous a permis de nous taire. 

En outre, on ne peut traduire ces phrases dans une autre langue sans être obligé ou bien d'écrire un fatras dont l'ineptie est évidente, ou bien d'y substituer un sens communiste ; cette dernière façon est celle de nos amis comme de nos ennemis. C'est ce que j'ai été obligé de faire moi-même pour une traduction destinée à nos amis espagnols. 

L'activité du Comité directeur est, comme j'ai pu le voir, peu satisfaisante. D'abord, la décision contre vos écrits et contre ceux de B. Becker34 ; ce n'est pas la faute du Comité si cela n'a pas passé. Ensuite, Sonnemann que Marx a rencontré au cours de son voyage, a raconté qu'il avait proposé à Vahlteich le poste de correspondant pour la Frankfurter Zeitung, mais que le Comité directeur avait interdit à Vahlteich d'accepter cette offre ! Mais voilà qui dépasse les bornes, et je ne comprends pas comment Vahlteich a pu se soumettre à une telle interdiction. Au surplus, quelle maladresse ! Ils auraient dû plutôt veiller à ce que la Frankfurter Zeitung soit renseignée partout en Allemagne par les nôtres ! 

Enfin, la conduite des membres lassalliens lors de la fondation de l'imprimerie coopérative de Berlin me semble peu nette. Après que nos hommes ont, en toute confiance, nommé le Comité directeur comme conseil d'administration de l'imprimerie de Leipzig, il a fallu contraindre ceux de Berlin à accepter cette nomination. Mais je ne connais pas assez d'ici tous les détails de cette affaire. 

En attendant, il est bon que le Comité directeur ne déploie pas une grande activité et se borne, comme dit C. Hirsch (il était ici dernièrement), à végéter comme bureau de correspondance et d'information. Toute intervention de sa part ne ferait que précipiter la crise, et les gens semblent comprendre cela. 

Et quelle faiblesse d'accepter pour le Comité directeur trois Lassalliens et deux des nôtres !
Tout bien considéré, il semble malgré tout qu'on l'a échappé belle, bien qu'assez malmené. Espérons qu'on en restera là et que, entre-temps, la propagande parmi les Lassalliens fera sentir ses effets. Si l'on arrive ainsi jusqu'aux nouvelles élections au Reichstag35, ce sera bien. En attendant, Stieber [Chef de la police politique de Prusse.] et Tessendorf [Procureur général prussien.] feront de leur mieux, et c'est avec le temps seulement qu'on verra de quoi on a hérité avec Hasselmann et Hasenclever. 

Marx est revenu de Karlsbad tout à fait changé : robuste, allègre, vif et en bonne santé, et il pourra donc très prochainement se remettre au travail. Lui et moi, nous vous saluons cordialement. 

Ecrivez-nous à l'occasion pour nous faire savoir comment va l'affaire. Les gens de Leipzig36 sont trop dans le bain pour nous dire toute la vérité, et il ne convient pas, précisément à l'heure actuelle, que l'histoire intérieure du Parti vienne devant l'opinion publique.
Sincèrement, 
Votre F. E. 


LETTRE A AUGUST BEBEL A LEIPZIG
Londres, le 12 octobre 1875 


Mon cher Bebel,

Votre lettre vient tout à fait confirmer notre opinion, à savoir que l'unification était de notre part prématurée et qu'elle porte en elle le germe d'une scission future. Si nous parvenons à éviter la scission avant les élections prochaines au Reichstag, nous pourrons déjà nous estimer heureux... 

Le programme tel qu'il est conçu actuellement se compose de trois parties : 
 
1. Les propositions et mots d'ordre de Lassalle dont l'acceptation restera une honte pour notre Parti. Lorsque deux fractions font l'unité sur un programme commun, elles essayent d'ordinaire de faire entrer dans ce programme les choses sur lesquelles elles sont d'accord et ne touchent pas à celles où elles ne le sont pas. L'aide de l'Etat de Lassalle figurait bien au programme d'Eisenach, mais comme une des nombreuses mesures provisoires, et d'après ce qu'on m'a dit, S'il n'avait pas été question d'unification, elle n'aurait pas manqué d'être définitivement écartée par une motion de Bracke au congrès de cette année. Et voilà qu'elle y figure maintenant comme le remède unique et universel de tous les maux sociaux. En se laissant imposer la «loi d'airain des salaires» et autres phrases de Lassalle, notre Parti a subi une terrible défaite morale. Il s'est converti à la foi lassallienne. Cela est désormais indéniable. Cette partie du programme, ce sont les fourches Caudines, sous lesquelles notre Parti a passé pour la plus grande gloire de saint Lassalle.
2. Des revendications démocratiques, qui sont rédigées tout à fait dans l'esprit et dans le style du Parti populaire.
3. Des revendications à «l'Etat actuel» qui sont très confuses et illogiques, (encore qu'on ne sache pas à qui les autres «revendications» peuvent bien être posées). 

4. Des propositions générales, empruntées pour la plupart au Manifeste communiste et aux statuts de l'Internationale, mais qui ont été tellement remaniées qu'elles sont ou bien absolument fausses, ou bien tout à fait ineptes, ainsi que Marx l'a prouvé en détail, dans l'écrit que vous savez. [Il s'agit de la Critique du programme de Gotha.] 

Le tout est au plus haut point désordonné, confus, incohérent, illogique et blâmable. Si dans la presse bourgeoise il y avait eu un seul esprit critique, il se serait saisi de ce programme, l'aurait examiné phrase à phrase, de façon à réduire chacune d'elles à son vrai contenu, et aurait mis en évidence tous les illogismes, toutes les contradictions et bévues commises sur le terrain économique (par exemple le passage où il est dit que les instruments de travail sont aujourd'hui le «monopole de la classe capitaliste», comme s'il n'y avait pas de propriétaires fonciers ; ensuite tout le bavardage sur «l'affranchissement du travail», au lieu de parler de celui de la classe ouvrière, actuellement le travail, lui, est précisément bien trop libre), il n'aurait pas eu de peine à faire sombrer notre Parti dans le ridicule. Pourtant, ces ânes que sont les journalistes bourgeois ont pris ce programme tout à fait au sérieux, ils y ont lu ce qui n'y était pas et l'ont interprété comme étant communiste. Les ouvriers semblent faire la même chose. C'est cette circonstance seule qui nous permet, à Marx et à moi, de ne pas nous désolidariser publiquement d'un pareil programme. Tant que nos adversaires et aussi les ouvriers substitueront malgré tout nos intentions à ce programme, il nous est permis de nous taire. 

Si vous êtes content du résultat quant à la question de personnes, c'est une preuve que nos exigences ont sensiblement diminué. Deux des nôtres et trois Lassalliens ! Ainsi donc, dans cette question-là, les nôtres ne sont pas traités en alliés jouissant des mêmes droits, mais en vaincus qui se trouveront d'emblée en minorité. L'action du comité, pour ce que nous en connaissons jusqu'ici, n'est pas non plus édifiante : 1. Décision de ne pas mettre sur la liste des écrits du Parti deux écrits de Bracke et de B. Becker sur Lassalle ; si elle a été révoquée, ce n'est pas la faute du comité, pas plus que celle de Liebknecht. 2. Défense faite à Vahlteich d'accepter le poste de correspondant de la Frankfurter Zeitung, qui lui avait été offert par Sonnemann. C'est Sonnemann lui-même qui a raconté le fait à Marx, lequel l'a rencontré au cours d'un voyage. Ce qui m'étonne encore plus que l'arrogance du comité et la complaisance avec laquelle Vahlteich s'y est soumis au lieu de s'en moquer, c'est la bêtise monumentale de cette décision. Le comité devrait avoir à cœur qu'un journal comme la Frankfurter Zeitung soit renseigné partout uniquement par nos gens. 
 
... Vous avez cependant raison de dire que toute l'affaire nous servira d'expérience par les enseignements que nous en tirerons, et qu'elle promet, même dans les circonstances qui l'accompagnent, d'avoir un bon résultat. L'unification en soi est un très grand pas de fait, si, toutefois, elle tient deux ans. Mais on aurait pu, sans aucun doute, l'obtenir à bien meilleur marché.



LETTRE A KARL KAUTSKY A STUTTGART
Londres, le 7 janvier 1891 
 
Cher Kautsky,
Je t'ai envoyé hier, par lettre recommandée, le manuscrit [Il s'agit de la Critique du programme de Gotha.] de Marx auquel tu auras certainement trouvé du plaisir. Je doute qu'il puisse paraître tel quel dans le Saint Empire allemand. 

Examine-le de ce point de vue et chaque fois que c'est possible, laisse de côté les passages sujets à caution et remplace-les par des points. Là où la suite des idées ne le permet pas, sois assez bon pour me signaler les passages sur l'épreuve et pour m'indiquer en deux lignes les motifs de difficulté ; je ferai alors mon possible. Je pourrais mettre les modifications entre parenthèses et dans ma préface je dirais que ce sont des passages modifiés. Donc épreuve, s'il te plaît ! 

Il se pourrait d'ailleurs que d'autres personnes encore prennent ombrage de cette publication, outre les hautes sphères de la police. Si tu croyais nécessaire d'avoir des égards sous ce rapport, je te prierais d'envoyer le manuscrit en recommandé à Adler. [Victor Adler (1852-1918), fondateur et dirigeant du Parti social-démocrate d'Autriche.] 

Là-bas, à Vienne, il pourra probablement être imprimé dans sa totalité (à l'exception, hélas, du magnifique passage sur les besoins religieux) ; et imprimé, il le sera de toute façon. Mais j'inclinerais à penser que ce dessein bien arrêté qui est le mien et que je te communique ici, te couvre entièrement contre toute lamentation possible, car comme vous ne pouvez tout de même pas empêcher l'impression du manuscrit, il est bien préférable qu'il paraisse en Allemagne même et dans l'organe du Parti spécialement créé pour des publications de ce genre, la Neue Zeit37

J'ai interrompu mon travail sur Brentano38 pour mettre ceci au point pour toi ; il faut en effet que j'y utilise les passages relatifs à la loi d'airain des salaires et pendant que j'y étais, autant préparer immédiatement ce texte pour l'impression. Je pensais en finir cette semaine avec Brentano, mais il y a eu tant de dérangements et de courrier que la chose ne sera guère possible.
Donc, s'il y avait des obstacles, sois assez bon pour me tenir au courant. 

Ton F. Engels




LETTRE A KARL KAUTSKY A STUTTGART
Londres, le 15 janvier 1891 
 
Cher baron,
Tu verras d'après les épreuves ci-jointes que je ne suis pas un monstre et que j'ai même versé dans mon introduction une légère dose de morphine et de bromure de potassium en guise de calmant, ce qui ne manquera pas de produire un effet sédatif suffisant sur l'humeur élégiaque de notre ami Dietz. J'écrirai aujourd'hui encore à Bebel. Je ne lui ai rien dit de l'affaire auparavant, parce que je n'ai pas voulu le mettre dans une fausse position vis-à-vis de Liebknecht. Il aurait été dans l'obligation de lui en parler, et Liebknecht qui avait fait des emprunts au manuscrit, — son discours de HalSe39 sur le programme du Parti est là pour le prouver, — aurait remué ciel et terre pour en empêcher l'impression. 

Si le passage pour «satisfaire ses besoins religieux tout comme ses besoins corporels» ne peut subsister sans inconvénients, raye les mots soulignés et remplace-les par des points. L'allusion n'en sera que plus subtile tout en restant suffisamment intelligible. J'espère qu'il n'y aura plus alors de difficultés. 

Par ailleurs, j'ai fait tout ce que vous m'avez demandé, Dietz et toi, pour vous être agréable ; j'ai même fait davantage, comme tu vois... 

Ton F. E.

 
LETTRE A KARL KAUTSKY A STUTTGART
Londres, le 3 février 1891 
 
Mon cher Kautsky,
Tu crois qu'ici nous sommes bombardés de lettres à cause de l'article de Marx. C'est tout le contraire : nous n'entendons rien, nous ne voyons rien. 

Samedi la Neue Zeit n'étant pas venue, j'ai tout de suite pensé qu'il était encore arrivé quelque chose. Dimanche, Ede [Edouard Bernstein (1850-1932), leader de l'aile opportuniste du Parti social- démocrate allemand, après la mort d'Engels, devint un idéologue du révisionnisme.] est venu et il m'a communiqué ta lettre. J'ai pensé alors que le coup de la suppression avait tout de même réussi. Enfin, le numéro est arrivé lundi et quelque temps après j'ai aussi découvert la reproduction dans le Vorwärts40

Du moment que les mesures vexatoires de la loi contre les socialistes ont échoué41, ce bond audacieux était ce que les gens pouvaient faire de mieux. Il a en outre ceci de bon qu'il comble une bonne part de cet abîme difficile à franchir dont August [August Bebel (1840-1913), l'un des fondateurs et leader du Parti social-démocrate d'Allemagne.] parle dans sa première frayeur. En tout cas, cette crainte reposait essentiellement sur le souci de savoir : quel parti nos adversaires vont-ils en tirer ? En imprimant la chose dans l'organe officiel, on coupe court à l'exploitation par l'adversaire et l'on se met à même de pouvoir dire : voyez, comme nous faisons notre propre critique ; nous sommes le seul parti qui puisse se le permettre ; essayez donc d'en faire autant ! Et c'est là le point de vue juste que les gens auraient dû adopter d'emblée. 

De ce fait, il sera également difficile de mettre en train des mesures contre toi. En te demandant d'envoyer éventuellement le tout à Adler, d'une part, j'ai voulu faire pression sur Dietz, mais, d'autre part, j'ai voulu aussi couvrir ta responsabilité en te mettant en quelque sorte dans une situation de contrainte. J'ai également écrit à August que je prenais toute la responsabilité sur moi. 

S'il doit y avoir encore quelque autre responsable, c'est Dietz. Il sait que dans ce genre d'affaire je me suis toujours montré très coulant à son égard, j'ai non seulement exaucé tous ses désirs d'atténuation, mais j'ai encore adouci au-delà de ce qu'il souhaitait. S'il avait marqué davantage de passages, il en aurait été aussi tenu compte. Mais pourquoi n'allais-je pas laisser passer ce qui ne choquait pas Dietz ? 

D'ailleurs, à part Liebknecht, une fois la première frayeur passée, la plupart me seront reconnaissants d'avoir publié cette chose. Elle rendra impossible toute insuffisance et toute phraséologie dans le prochain programme et elle fournit des arguments irrésistibles que la plupart d'entre eux [Il s'agit des Eisenachiens.] n'auraient peut-être pas eu le courage de présenter de leur propre initiative. Qu'ils n'aient pas changé ce mauvais programme sous le régime de la loi contre les socialistes, parce qu'ils ne pouvaient pas, n'est pas un reproche à leur faire. Maintenant, ils l'ont abandonné d'eux-mêmes. Et que, lors de l'unification, il y a 15 ans, ils se soient conduits comme des empotés et se soient laissé rouler par Hasselmann, etc., à présent ils peuvent vraiment l'avouer sans aucune gêne. En tout cas, les trois éléments constitutifs du programme : 1. le lassallisme spécifique ; 2. la démocratie vulgaire à la Volkspartei ; 3. l'absurdité, n'ont rien gagné à être conservés pendant quinze ans dans le vinaigre comme programme officiel du Parti, et si l'on ne peut pas proclamer cela ouvertement aujourd'hui, quand le pourra-t-on ? 

Si tu apprends du nouveau, fais-le nous savoir je te prie. 
Salutations.

Ton
F. E.


 
LETTRE A KARL KAUTSKY A STUTTGART
Londres, 11 février 1891 

Cher Kautsky,
Je te remercie de tes deux lettres. Je te retourne ci-joint celles de Bebel et de Schippel.
Les Berlinois n'ont pas encore cessé de me boycotter ; je ne reçois pas de lettres; ils n'ont certainement pas encore pris parti. Dans le Hamburger Echo42, par contre, il y avait un article de fond très convenable si l'on songe que ces gens-là ont encore une forte teinture lassallienne et même qu'ils jurent par le Système des droits acquis43

Ce journal ainsi que la Frankfurter Zeitung, m'ont fait voir que l'assaut de la presse adverse bat son plein, s'il n'est pas épuisé déjà. Dès qu'il sera passé — et dans la mesure où j'ai pu en juger il a été très modéré jusqu'à présent — nos gens se remettront de leur première frayeur.
Par contre, le correspondant berlinois d'Adler (A. Braun ?) me remercie expressément d'avoir fait cette publication.44 Que quelques voix de ce genre s'élèvent encore et la résistance cessera. 
 
Que l'on ait intentionnellement caché et soustrait cette pièce à Bebel en mai-juin 1875, je m'en suis vite rendu compte lorsqu'il m'a fait part de la date de sa sortie de prison, le 1er avril ; c'est pourquoi je lui ai écrit qu'il devait l'avoir vue s'il ne «s'était rien passé d'irrégulier». 

Si besoin est, je lui demanderai en temps utile de me répondre à ce sujet. Le document a été longtemps entre les mains de Liebknecht ; ce n'est qu'à grand'peine que Bracke put le récupérer : Liebknecht voulait le garder pour lui tout seul, afin de l'utiliser lors de la rédaction définitive du programme. De quelle façon, on le voit ! 

Envoie-moi sous bande l'article de Lafarguë45 comme manuscrit recommandé; je me charge bien d'arranger l'affaire. D'ailleurs, son article sur Padlewsky était très bon et très utile, en face des déformations de la politique française dans le Vorwärts. En somme Wilhelm [Wilhelm Liebknecht.] joue ici de malchance. Partout, il prône la République française et le correspondant qu'il a engagé spécialement lui-même, Guesde, la «démolit» partout.46 

La déclaration du groupe parlementaire47 annoncée par Schippel m'est totalement indifférente. S'ils le désirent, je suis prêt à leur confirmer que je n'ai pas l'habitude de leur demander de permission. Que cette publication leur convienne ou non, c'est la même chose. Je leur accorde volontiers le droit de donner leur avis défavorable sur tel ou tel sujet. Je ne songe pas le moins du monde à leur répondre, à moins que l'histoire ne prenne une tournure telle que je sois absolument obligé d'intervenir. Donc, attendons. 

Je n'écrirai pas non plus à Bebel à ce sujet : premièrement il faudra d'abord qu'il me dise ce qu'il en pense en définitive ; deuxièmement, chaque résolution du groupe est signée par tous, qu'ils l'aient voté ou non. 

Au reste, Bebel se trompe s'il croit que je me laisserai entraîner dans une polémique grosse d'amertume. Pour cela, il faudrait d'abord qu'ils fassent usage de contre-vérités que je ne pourrais pas laisser passer. Je suis, au contraire, bel et bien intoxiqué par l'esprit de conciliation, je n'ai aucune raison de me fâcher et je brûle du désir de jeter par-dessus l'abîme ou le gouffre possible pressenti dans le lointain par Bebel, tous les ponts qu'on voudra, ponton, pont en bois, en pierre, en fer, en or même. 

Bizarre ! Voilà que Schippel parle dans sa lettre des nombreux «vieux Lassalliens» qui sont fiers de leur «lassallerie», — lorsqu'ils étaient ici48, tout le monde affirmait : il n'y a plus de «Lassalliens» en Allemagne ! C'est précisément une raison capitale qui a fait disparaître chez moi mainte hésitation. Et voilà que Bebel lui aussi trouve qu'un grand nombre de camarades, et des meilleurs, sont gravement blessés. Bien sûr, mais alors il aurait fallu me présenter les choses telles qu'elles étaient. 

D'ailleurs, si maintenant, quinze ans après, on n'a pas le droit de parler ouvertement des théories absurdes et du prophétisme de Lassalle, quand pourra-t-on le faire ? 

Le Parti lui-même, la direction, le groupe parlementaire et tutti quanti sont, du fait de la loi contre les socialistes, à l'abri de tout reproche, sinon celui d'avoir accepté un tel programme (et celui-là, ils ne peuvent l'éluder). Tant que cette loi était en vigueur, toute révision était impossible. Dès qu'elle est abrogée, ils mettent la révision à l'ordre du jour. Que veut-on donc encore ? 

Que les gens cessent une fois pour toutes de mettre toujours des gants devant les fonctionnaires du Parti, — leurs propres serviteurs ! Qu'ils renoncent à cette attitude soumise qu'ils adoptent devant eux, comme s'ils avaient affaire à des bureaucrates infaillibles ! Qu'ils les critiquent ! Cela est nécessaire aussi. 

Ton F. E. 



LETTRE A FRIEDRICH ADOLPH SORGE A HOBOKEN
Londres, le 11 février 1891 
 
Mon cher Sorge, 

Reçu ta lettre du 16 janvier...
Tu as lu l'article de Marx dans la Neue Zeit. Au début, il a provoqué chez les pontifes socialistes en Allemagne une grande colère; mais elle commence déjà à se calmer quelque peu. Par contre, dans le Parti même — à l'exception des vieux Lassalliens — il a causé une très grande joie. Le correspondant berlinois du journal viennois Arbeiter-Zeitung49, qui te parviendra par le prochain courrier, me remercie expressément pour le service que j'ai rendu au Parti (je suppose qu'il s'agit d'Adolf Braun, le beau-frère de Victor Adler et rédacteur adjoint de Liebknecht au Vorwärts). Liebknecht naturellement est furieux parce que c'est lui qui est visé tout spécialement par la critique et c'est lui le père qui, avec le pédéraste Hasselmann, a engendré ce mauvais programme. Je conçois l'épouvante initiale des gens, qui jusqu'ici tenaient à ne se laisser aborder par les «camarades» qu'avec d'extrêmes ménagements, lorsqu'ils se voient maintenant traiter à ce point sans façon et que leur programme est démasqué comme une pure absurdité. K. Kautsky, qui a eu une attitude très courageuse dans toute l'affaire, m'écrit qu'on a l'intention de lancer une déclaration du groupe parlementaire disant que la publication a été faite à son insu et qu'il la désapprouve. Ce plaisir ils peuvent se l'offrir. Mais il n'en sera peut-être rien non plus, si les approbations émanant du Parti se multiplient et qu'ils se rendent compte que le tapage fait autour de «cette arme contre nous-mêmes mise ainsi entre les mains de nos adversaires» ne vaut pas cher.
En attendant, ces messieurs me boycottent, ce qui ne me déplaît pas, car cela m'épargne mainte perte de temps, Toutefois, cela ne durera pas très longtemps... 

Ton F. E.

 
LETTRE A KARL KAUTSKY A STUTTGART
Londres, 23 février 1891 
 
Mon cher Kautsky,
Tu as sans doute reçu déjà mes vives félicitations d'avant-hier. Aussi, revenons à nos affaires, c'est-à- dire à la lettre de Marx. La crainte qu'elle puisse fournir une arme à nos adversaires n'était pas fondée. Des insinuations malveillantes, on en fait à propos de tout ; mais, dans l'ensemble, l'effet produit sur nos adversaires a été celui d'un complet désarroi devant une autocritique aussi impitoyable, et ils ont senti quelle force interne doit avoir un parti qui peut se permettre cela ! Cela ressort de la lecture des journaux d'opposition que tu m'as envoyés (ce dont je te remercie) et de ceux que j'ai eu la possibilité de consulter. Et, pour être franc, c'est aussi dans cette intention que j'ai publié le document. Que cela pût produire d'abord, de-ci de-là, une impression très désagréable, je le savais bien, mais c'était inévitable, et les matériaux importants contenus dans ce document compensaient amplement, selon moi, cet inconvénient. Je savais, par ailleurs, que le Parti était bien assez fort pour supporter la publication de ce document, et je l'estimais capable de digérer, aujourd'hui, le franc-parler tenu quinze ans auparavant. J'estimais que cette épreuve de notre force serait considérée avec une légitime fierté et que l'on dirait : quel est le Parti qui pourrait se permettre pareille audace ? Mais on a laissé ce soin à l’Arbeiter-Zeitung de Saxe et de Vienne et au Züricher Post50
 
C'est très aimable à toi d'assumer, dans le numéro 21 de la Neue Zeit, la responsabilité de la publication51, mais n'oublie pas que je suis à l'origine de cette initiative et que, en outre, je ne t'ai guère laissé la possibilité d'agir autrement. Aussi, je revendique la principale responsabilité pour moi-même. Il peut, bien entendu, y avoir des divergences d'opinion sur les détails. J'ai supprimé et changé tout ce que Dietz et toi désapprouviez et si Dietz avait noté d'autres passages encore, je me serais montré là encore aussi complaisant que possible : je vous ai toujours donné des preuves de ma bonne volonté. Mais l'affaire essentielle, c'était l'obligation morale où j'étais de publier la chose immédiatement du moment que le programme était mis en discussion. Cette publication devint plus impérieuse encore après le discours de Liebknecht au congrès de Halle, dans lequel il présente comme étant de lui des extraits qu'il fait du document et critique le reste, sans mentionner la source. Marx aurait certainement opposé l'original à cette version, et c'était mon devoir de faire la même chose à sa place. Malheureusement, je n'étais pas alors en possession de ce document, et je ne l'ai découvert que beaucoup plus tard après de longues recherches. 

Tu dis que Bebel t'écrit que la façon dont Marx a traité Lassalle a échauffé la bile des vieux Lassalliens. C'est possible. Jusqu'à présent, il est vrai, les gens n'ont aucune idée de l'histoire réelle et, en outre, rien n'a été fait pour les éclairer. Ce n'est pas ma faute si ces gens ne savent pas que toute la célébrité de Lassalle vient de ce que, des années durant, il a pu, avec la permission de Marx, se parer des résultats des recherches de ce dernier comme si elles étaient les siennes propres, au risque de les fausser, étant donné sa compétence insuffisante en économie. Mais je suis l'exécuteur testamentaire littéraire de Marx et, comme tel, j'ai mes responsabilités. 

Lassalle appartient à l'histoire depuis vingt-six ans. Si pendant un certain temps, en raison de la loi d'exception contre les socialistes, la critique historique a fait le silence autour de lui, il est enfin grand temps que la critique fasse valoir ses droits et que la lumière soit faite sur la position de Lassalle par rapport à Marx. Non, la légende qui déguise et porte aux nues la véritable figure de Lassalle ne peut pas devenir un article de foi du Parti. Si haut que l'on puisse estimer les services rendus par Lassalle au mouvement, son rôle historique reste équivoque. Le socialiste Lassalle est accompagné pas à pas par le démagogue Lassalle. Dans Lassalle organisateur et agitateur apparaît le dirigeant du procès de Hatzfeldt52, facilement reconnaissable au même cynisme dans le choix de ses moyens, au même goût de s'entourer de gens corrompus, sans foi ni loi, d'en user comme de simples instruments et de les rejeter ensuite. Jusqu'en 1862, il fut très nettement un démocrate vulgaire marqué par son origine prussienne avec, dans la pratique, de fortes tendances bonapartistes (je viens de parcourir ses lettres à Marx) ; il évolua ensuite brusquement pour des raisons strictement personnelles et commença son agitation ; et deux ans ne s'étaient pas écoulés, qu'il affirmait que les ouvriers devaient s'unir au Parti royaliste contre la bourgeoisie et qu'il intriguait avec Bismarck, dont le caractère ressemblait au sien, d'une façon qui l'aurait conduit à une véritable trahison du Parti s'il n'avait pas, heureusement pour lui, été tué. Dans la propagande écrite de Lassalle, les vérités qu'il empruntait à Marx sont mêlées de façon si constante et si intime à ses fausses déductions personnelles qu'il est difficile d'en séparer la vérité de l'erreur. Ceux des travailleurs qui se sentent blessés par le jugement de Marx ne connaissent que les deux années d'agitation de la vie de Lassalle, et, d'ailleurs, ils ne les voient qu'à travers des lunettes de couleur. Mais la critique historique ne peut pas s'arrêter respectueusement et pour toujours devant de tels préjugés. La tâche m'a été dévolue de déblayer le terrain entre Marx et Lassalle. Je l'ai fait. Pour le moment, je puis me borner à cela. J'ai d'ailleurs autre chose à faire maintenant. La publication du sévère jugement de Marx sur Lassalle produira automatiquement ses effets, et donnera à d'autres le courage de parler franchement. Mais si j'étais forcé de le faire moi-même, alors il n'y aurait pas à hésiter: il faudrait que je dissipe la légende Lassalle, une fois pour toutes. 

L'opinion hautement exprimée dans le groupe parlementaire qu'une censure doit être imposée à la Neue Zeit n'est vraiment pas mal. Est-elle due au souvenir de l'autocratie de la fraction socialiste du Reichstag au temps de la loi d'exception (qui fût après tout nécessaire et excellemment conduite) ou au souvenir de l'organisation jadis fortement centralisée de von Schweitzer ? C'est en fait une brillante idée de placer la science socialiste allemande, libérée de la loi contre les socialistes de Bismarck, sous une nouvelle loi anti-socialiste conçue et appliquée par les fonctionnaires mêmes du Parti social- démocrate ! Au reste, il est dans l'ordre des choses que les arbres ne puissent pas pousser jusqu'au ciel. 

L'article du Vorwärts ne me trouble pas beaucoup. J'attendrai que Liebknecht écrive l'histoire de cette affaire, et alors je répondrai à tous deux de la manière la plus amicale possible. Il y a tout juste quelques erreurs à rectifier dans l'article du Vorwärts (que nous ne désirions pas l'union, par exemple ; que les événements prouvent que Marx s'est trompé, etc.), et quelques points qui demandent évidemment confirmation. J'espère avec ma réponse clore les débats en ce qui me concerne, à moins que je ne sois forcé de me défendre une fois de plus contre de nouvelles attaques ou de fausses affirmations.
Dis à Dietz que je travaille à l'édition de l’Origine53. Mais voilà que Fischer m'a écrit aujourd'hui et qu'il me demande trois nouvelles préfaces54

Ton F. E.

 
LETTRE A FRIEDRICH ADOLPH SORGE A HOBOKEN
Londres, le 4 mars 1891 
 
Cher Sorge,
Reçu ta lettre du 19 février. Depuis tu as eu certainement d'autres échos de la grande indignation du groupe social-démocrate au sujet de la publication dans la Neue Zeit de la lettre de Marx sur le programme. L'affaire continue. En attendant, je laisse les gens se couvrir de discrédit et Liebknecht y a bien réussi dans le Vorwärts. Je répondrai naturellement en temps utile, sans chercher querelle inutilement, mais je ne crois pas que cela se passe sans une légère pointe d'ironie. Tous les gens qui, au point de vue théorique, ont quelque poids sont naturellement de mon côté, je ne fais une exception que pour Bebel, qui, en fait, n'a pas tout à fait tort de se sentir vexé par moi, mais c'était inévitable. Je n'ai pu lire la Volkszeitung55 depuis quatre semaines, parce que je suis surchargé de travail ; je ne sais donc si en Amérique il y a eu des répercussions fulgurantes ; en Europe les restes «lassalliens» écument, et de ceux-là, vous, vous n'en manquez pas... 

Ton F. E. 

LETTRE A AUGUST BEBEL A BERLIN
Londres, 1er-2 mai 
 
Cher Bebel,
Je réponds aujourd'hui à tes deux lettres du 30 mars et du 25 avril.56 C'est avec joie que j'ai appris que vos noces d'argent se sont si bien passées et qu'elles vous ont donné envie de fêter vos futures noces d'or. Je souhaite de tout cœur que vous puissiez le faire. Nous aurons besoin de toi encore longtemps, après que, — comme on dit dans le Vieux Dessauer, — le diable m'aura emporté. Il me faut revenir — et j'espère que ce sera pour la dernière fois — sur la critique du programme par Marx. Je suis obligé de contester que «personne n'aurait protesté contre la publication elle-même». Jamais Liebknecht n'aurait donné son assentiment de bon cœur et il aurait tout mis en œuvre pour empêcher l'impression. Depuis 1875, il a si mal digéré cette critique qu'il y pense dès qu'il est question de «programme». Tout son discours de Halle tourne autour d'elle. 
 
Son article ronflant du Vorwärts n'est que l'expression de sa mauvaise conscience à cause de cette même critique. En effet, elle est dirigée en premier lieu contre lui. Nous l'avons considéré et je le considère toujours comme le père de ce qu'il y a de pourri dans le programme d'unification. Et ce fut la raison qui m'a décidé à agir unilatéralement. Si j'avais pu discuter de l'affaire à fond avec toi seul, puis envoyer la chose à Kautsky pour l'impression, en deux heures nous nous serions mis d'accord. Mais j'ai estimé que, — du point de vue personnel et du point de vue du Parti, — tu étais tenu d'en délibérer aussi avec Liebknecht. Et je savais alors ce qui allait arriver. C'était ou bien l'étouffement ou bien la querelle ouverte, du moins pour un certain temps, même avec toi, si je passais outre. La preuve que je n'avais pas tort, la voici: du moment que tu es sorti de cachot le 1er avril et que le document n'est que du 5 mai, il est évident, — jusqu'à plus ample informé, — que c'est à dessein qu'on t'a caché la chose et qu'en vérité nul autre que Liebknecht ne peut l'avoir fait. Mais, par amour de la paix, tu le laisses mentir et proclamer que c'est parce que tu étais sous les verrous que tu n'as pas pu voir le document. Dans ces conditions, même avant l'impression, tu aurais eu des égards pour lui, afin d'éviter un scandale au Comité de direction. Je comprends très bien cela, mais j'espère qu'à ton tour tu comprendras que j'ai tenu compte du fait que selon toute probabilité on aurait agi de la sorte. 

Je viens de relire la Critique. Possible qu'on ait pu supprimer encore certains passages sans nuire à l'ensemble. Pas beaucoup en tout cas. Quelle était la situation ? Nous savions aussi bien que vous et que la Frankfurter Zeitung du 9 mars 1875, par exemple, que j'ai retrouvée, que l'affaire était tranchée dès l'instant que ceux qui avaient plein pouvoir pour mettre le projet sur pied l'avaient accepté. C'est pourquoi Marx a écrit la Critique et il a ajouté «dixi et salvavi animam meam» [J'ai dit ce que j'avais à dire ; ma conscience est en paix.] : c'est la preuve qu'il l'a écrite pour sauver sa conscience et sans aucun espoir de succès. Et la forfanterie de Liebknecht avec son «non» catégorique n'est donc que pâle vantardise et il le sait aussi. Si donc vous avez fait une gaffe en choisissant vos représentants et que pour ne pas gâcher toute l'unification vous avez été obligés d'avaler le programme, vous ne pouvez vraiment pas voir d'inconvénients à ce qu'on publie maintenant au bout de quinze ans, l'avertissement qui vous a été adressé avant l'ultime décision. Vous ne passerez pour autant ni pour des imbéciles, ni pour des tricheurs, à moins que vous ne revendiquiez pour vous l'infaillibilité dans vos actes officiels. 

De toute façon, tu n'as pas lu l'avertissement. Ce fait aussi a été publié. Ainsi, tu tiens une position exceptionnellement favorable par rapport à d'autres qui l'ont lu et qui cependant se sont accommodés du projet. J'estime que la lettre d'envoi est très importante, car on y expose la seule politique juste. Mener une action parallèle pendant une période d'essai, voilà l'unique chose qui eût pu vous sauver du marchandage sur les principes. Mais Liebknecht ne voulait à aucun prix se voir privé de la gloire d'avoir réalisé l'unité et, dans ces conditions, il est encore étonnant qu'il ne soit pas allé plus loin dans ses concessions. Il a rapporté de la démocratie bourgeoise une véritable frénésie d'unification et il l'a toujours conservée. 

Les Lassalliens sont venus parce qu'ils étaient obligés, parce que tout leur Parti s'en allait en morceaux, parce que leurs dirigeants étaient ou des gredins ou des ânes que les masses ne voulaient plus suivre : voilà ce qu'on peut dire aujourd'hui en se servant des termes modérés qu'on a choisis. Leur «organisation robuste» finissait tout naturellement par la décomposition complète. Liebknecht se couvre donc de ridicule lorsqu'il excuse l'acceptation en bloc [En français dans le texte.] des articles de foi lassalliens en prétendant que les Lassalliens ont sacrifié leur «organisation robuste». Il n'y avait plus rien à sacrifier ! Tu es curieux de savoir d'où viennent les phrases obscures et confuses du programme ? Mais elles sont toutes l'incarnation de Liebknecht lui-même ; c'est à cause d'elles que nous nous disputons depuis des années avec lui et c'est devant elles qu'il est en extase. Au point de vue théorique, il a toujours eu des idées confuses et notre façon vigoureuse de formuler les choses resté pour lui une abomination. Comme ancien membre du Parti populaire, il aime aujourd'hui encore les phrases ronflantes qui permettent de penser ce qu'on veut, ou même de ne rien penser du tout. Si, à cette époque, des Français, des Anglais, des Américains à l'esprit confus parlaient de la «libération du travail» au lieu de la libération de la classe ouvrière, parce qu'ils n'en savaient pas plus long, si même dans les documents de l'Internationale il fallait employer par-ci par-là le langage de ces gens-là, Liebknecht y voyait une raison suffisante pour ramener de force la manière de s'exprimer du Parti allemand à ce même point de vue dépassé. Et, en aucune façon, on ne peut affirmer qu'il l'ait fait «en
sachant que c'était faux», car, en fait, il n'en savait pas plus long et je me demande si ce n'est pas encore le cas à présent. En tout cas, aujourd'hui encore, il replonge à pleines mains dans cette vieille façon confuse de s'exprimer ; il faut reconnaître qu'on peut en tirer de meilleurs effets de rhétorique. Et comme il tenait aux revendications démocratiques fondamentales, qu'il croyait comprendre, au moins autant qu'aux principes économiques, qui n'étaient pas nets dans son esprit, il était certainement honnête quand il a cru avoir fait une affaire brillante en troquant les articles de l'arsenal démocratique contre les dogmes lassalliens. 

En ce qui concerne les attaques contre Lassalle, elles étaient pour moi l'essentiel, comme je vous l'ai dit. En acceptant entièrement la phraséologie et les revendications économiques essentiellement lassalliennes, ceux d'Eisenach étaient de fait devenus des Lassalliens, du moins d'après le programme. Les Lassalliens n'avaient rien sacrifié, mais rien du tout de ce qu'ils auraient pu tenir. Pour compléter leur victoire, vous avez adopté comme chant du Parti les phrases creuses, rimées et moralisantes où Audorf célèbre Lassalle.57 Et pendant les quinze années que dura la loi contre les socialistes il n'y avait à vrai dire aucune possibilité de réagir dans le cadre du Parti contre le culte de Lassalle. Il fallait y mettre fin et c'est ce que j'ai provoqué. Je ne permettrai plus que la fausse gloire de Lassalle se maintienne aux dépens de Marx et qu'elle soit prêchée à nouveau. Les gens qui ont encore connu personnellement Lassalle et qui l'ont adoré sont clairsemés, chez tous les autres le culte de Lassalle est purement fabriqué, entretenu par notre tolérance tacite, bien que nous sachions qu'il est faux; il ne se justifie donc même pas par le dévouement personnel. On a eu assez d'égards pour ceux qui ne sont pas au courant, et pour les nouveaux adhérents, en publiant la chose dans la Neue Zeit. Mais je ne veux pas du tout admettre que sur de pareils sujets la vérité historique soit obligée — après quinze années de patience et de douceur — de céder le pas aux convenances de quelques-uns ou au danger de choquer certains dans le Parti. Il est inévitable que dans ce genre d'affaires on vexe à chaque fois de braves gens. Il est inévitable aussi qu'ils grognent. Et s'ils disent alors que Marx a été jaloux de Lassalle et s'il y a des journaux allemands, et même (!!) le Chicagoer Vorbote58 (qui écrit pour davantage de gens spécifiquement lassalliens à Chicago, qu'il n'en existe dans toute l'Allemagne) pour se joindre à leur voix, j'y suis moins sensible qu'à la piqûre d'une puce. On nous a fait bien d'autres reproches et nous avons passé à l'ordre du jour. L'exemple est là : Marx a rudoyé saint Ferdinand Lassalle et cela suffit en attendant. Encore un mot : Depuis que vous avez essayé d'empêcher par la force la publication de l'article et que vous avez fait parvenir un avertissement à la Neue Zeit la menaçant, en cas de récidive, d'une étatisation possible par le Parti et de la censure, il est inévitable que la prise de possession de toute votre presse par le Parti m'apparaisse sous un jour' bien singulier. En quoi vous distinguez-vous de Puttkamer si vous introduisez une loi contre les socialistes dans vos propres rangs ? A moi personnellement, cela m'est assez indifférent; aucun Parti dans aucun pays ne peut me condamner au silence, si je suis décidé à parler. Je vous invite à réfléchir cependant et à vous demander si vous ne feriez pas mieux d'être un peu moins susceptibles et de vous montrer dans vos actes un peu moins... Prussiens. Vous, le Parti, vous avez besoin de la science socialiste et celle-ci ne peut pas vivre sans la liberté du mouvement. Il faut alors accepter les inconvénients par-dessus le marché et le mieux est de le faire décemment, sans broncher. Une tension, même faible, à plus forte raison une fissure entre le Parti allemand et la science socialiste allemande seraient tout de même un malheur et un discrédit sans pareil. Il est évident que le comité, c'est-à-dire toi personnellement, vous avez et devez avoir une influence morale importante sur la Neue Zeit et sur toutes les autres publications. Mais cela doit et peut vous suffire. Dans le Vorwärts on vante toujours la liberté sacrée de la discussion, mais on ne s'en aperçoit guère. Vous ne savez pas à quel point une telle tendance à vouloir réglementer par la force paraît singulière ici, à l'étranger, où on a l'habitude de voir les vieux chefs des Partis dûment appelés à rendre des comptes à l'intérieur de leur Parti (par ex. le gouvernement tory par lord Randolph Churchill). Et puis, il ne faut pas non plus oublier que la discipline ne peut pas être aussi stricte dans un grand parti que dans une petite secte, et que la loi anti-socialiste, qui a eu pour résultat la fusion en un seul bloc des Lassalliens avec ceux d'Eisenach (à en croire Liebknecht, c'est son magnifique programme qui a eu cet effet !) et a entraîné la nécessité de se serrer les coudes, n'existe plus. 

F. E. 


ANNEXES 

PROGRAMME DU PARTI OUVRIER SOCIAL-DEMOCRATE D'ALLEMAGNE
(Eisenach, août 1869) 

I. — Le Parti ouvrier social-démocrate poursuit l'établissement de l'Etat populaire libre. 

II. — Tout membre du Parti ouvrier social-démocrate s'engage à défendre de toutes ses forces les principes suivants : 

1. Les conditions politiques et sociales présentes sont au plus haut degré injustes ; il convient donc de les combattre avec la plus grande énergie.
2. La lutte pour l'émancipation des classes laborieuses n'est pas une lutte en vue de privilèges et de monopoles, mais une lutte pour l'égalité des droits et des devoirs et pour la suppression de toute domination de classe.
3. La dépendance économique vis-à-vis du capitaliste constitue, pour le travailleur, la base de la servitude sous toutes ses formes, et le Parti ouvrier social-démocrate cherche à donner à chaque travailleur le produit intégral de son travail, par l'abolition du mode actuel de production (salariat) et par l'organisation du travail sur une base coopérative.
4. La liberté politique est la condition la plus indispensable de l'émancipation économique des classes laborieuses. La question sociale est donc inséparable de la question politique, la solution de la première est liée à la solution de la seconde, et elle n'est possible que dans un Etat démocratique.
5. Considérant que l'émancipation politique et économique de la classe ouvrière n'est possible que si celle-ci engage solidairement et unitairement la lutte, le Parti ouvrier social-démocrate se donne une organisation uniforme, mais laisse à tous et à chacun la liberté de faire valoir son influence pour le bien de la communauté.
6. Considérant que l'émancipation du travail n'est ni un problème local ni un problème national, mais un problème social embrassant tous les pays civilisés, le Parti ouvrier social-démocrate déclare former, autant que les lois sur les associations le permettent, une branche de l'Association internationale des travailleurs, et déclare poursuivre le même but que celle-ci. 

III. — Au nombre des revendications les plus urgentes dont le Parti ouvrier social-démocrate doit faire l'objet d'une vive agitation, il faut citer les suivantes : 

1. Suffrage universel, égal, direct et secret accordé à tous les hommes de vingt ans, pour les élections au Parlement, aux landtags, aux assemblées provinciales et municipales et à tous les autres corps représentatifs. Les représentants élus recevront des émoluments suffisants.
2. Législation directe (c'est-à-dire attribution au peuple du droit de proposer et de rejeter les lois). 3. Suppression de tous les privilèges de classe, de propriété, de naissance et de culte.
4. Substitution d'une milice populaire à l'armée permanente.
5. Séparation de l'Eglise et de l'Etat, et séparation de l'Ecole et de l'Eglise.

6. Instruction obligatoire dans les écoles populaires et instruction gratuite dans tous les établissements d'instruction publique.
7. Indépendance des tribunaux, création du jury et de juridictions professionnelles, adoption d'une procédure publique et verbale ; gratuité de la justice.
8. Abrogation de toutes les lois sur la presse, sur le droit de réunion et de coalition ; introduction de la journée de travail normale ; limitation du travail des femmes, interdiction du travail des enfants.
9. Suppression des impôts indirects ; établissement d'un impôt direct unique et progressif sur le revenu et sur les héritages.
10. Appui donné par l'Etat au mouvement coopératif, crédits spéciaux affectés par l'Etat aux associations libres de production ; sous certaines garanties démocratiques. 

PROGRAMME DU PARTI OUVRIER SOCIALISTE D'ALLEMAGNE  
(Gotha, mai 1875) 

I. — Le travail est la source de toute richesse et de toute culture, et comme en général le travail productif n'est possible que par la société son produit intégral appartient à la société, c'est-à-dire à tous les membres de celle-ci, tous devant participer au travail, et cela en vertu d'un droit égal, chacun recevant selon ses besoins raisonnables.
Dans la société actuelle, les moyens de travail sont le monopole de la classe capitaliste; l'état de dépendance qui en résulte pour la classe ouvrière est la cause de la misère et de la servitude sous toutes ses formes.
L'affranchissement du travail exige la transformation des instruments de travail en patrimoine commun de la société et la réglementation, par la communauté, du travail collectif, avec affectation d'une partie du produit aux besoins généraux et partage équitable du reste.
L'affranchissement du travail doit être l'œuvre de la classe ouvrière, en face de laquelle toutes les autres classes ne forment qu'une masse réactionnaire. 

II. — Partant de ces principes, le Parti ouvrier socialiste d'Allemagne s'efforce, par tous les moyens légaux, de fonder l'Etat libre et la société socialiste, de briser la loi d'airain des salaires par la destruction du système du travail salarié, d'abolir l'exploitation sous toutes ses formes, d'éliminer toute inégalité sociale et politique.
Le Parti ouvrier socialiste d'Allemagne, bien qu'il agisse tout d'abord dans le cadre national, a conscience du caractère international du mouvement ouvrier, et il est résolu à remplir tous les devoirs qui s'imposent de ce fait aux travailleurs en vue de réaliser la fraternité de tous les hommes.
Le Parti ouvrier socialiste d'Allemagne réclame, pour préparer, les voies à la solution de la question sociale, l'établissement de sociétés ouvrières de production avec l'aide de l'Etat, sous le contrôle démocratique du peuple travailleur. Les sociétés de production doivent être suscitées dans l'industrie et l'agriculture avec une telle ampleur que l'organisation socialiste de l'ensemble du travail en résulte. 

Le Parti ouvrier socialiste d'Allemagne réclame comme base de l'Etat : 

1. Suffrage universel égal, direct, secret et obligatoire pour tous les citoyens âgés d'au moins vingt ans et pour toutes les élections générales et communales. Le jour de l'élection sera un dimanche ou un jour férié.
2. Législation directe par le peuple. La guerre et la paix votées par le peuple.
3. Service militaire pour tous. Substitution de la milice populaire à l'armée permanente.
4. Suppression des lois d'exception, notamment des lois sur la presse, sur les réunions et les coalitions, et en général de toutes les lois restreignant la libre manifestation des opinions, la liberté de la pensée et de l'étude.
5. Justice rendue par le peuple. Gratuité de la justice.
6. Education générale et égale du peuple par l'Etat. Obligation scolaire. Gratuité de l'instruction dans tous les établissements scolaires. La religion déclarée chose privée.
Le Parti ouvrier socialiste d'Allemagne réclame, sous le régime social actuel :
1. La plus grande extension possible des droits et des libertés politiques dans le sens des revendications précitées.
2. Un impôt unique et progressif sur le revenu pour l'Etat et les communes à la place de tous les impôts indirects, spécialement de ceux qui pèsent sur le peuple.
3. Droit illimité de coalition.
4. Journée normale de travail en rapport avec les besoins de la société. Défense de travailler le dimanche.

5. Interdiction du travail des enfants, ainsi que du travail des femmes qui porte préjudice à la santé et à la moralité.
6. Loi de protection de la vie et de la santé des travailleurs. Contrôle sanitaire des logements ouvriers. Surveillance du travail dans les mines, les fabriques et les ateliers, ainsi que du travail à domicile, par des fonctionnaires élus par les ouvriers. Loi punissant les infractions.
7. Réglementation du travail pénitentiaire.
8. Administration pleinement autonome de toutes les caisses ouvrières d'assistance et de secours mutuel.

 
http://universite-liberte.blogspot.fr/2014/11/le-manifeste-du-parti-communiste-k-marx.html?view=magazine


NOTES
1 La Critique du programme de Gotha de Marx constitue une contribution d'une grande importance pour le développement des problèmes fondamentaux de la théorie du communisme scientifique et reste un exemple de la lutte inéluctable à mener contre l'opportunisme. Rédigée entre avril et mai 1875, cette critique fut envoyée le 5 mai de cette même année par Marx à un des dirigeants eisenachiens (W. Bracke) pour donner ses points de vue sur le projet du programme du Parti social-démocrate d'Allemagne et pour préparer le congrès d'unification de Gotha. La Critique du programme de Gotha fut publiée tout d'abord par Engels en 1891, malgré l'opposition des dirigeants opportunistes du Parti social-démocrate d'Allemagne. C'est dans la Neue Zeit, organe politique du Parti, tome I, N° 18, 1891, qu'elle parut avec une préface d'Engels. Cette publication fut accompagnée également d'une lettre de Marx adressée le 5 mai 1875 à W. Bracke et qui touchait directement cette critique. D'après la lettre du 23 février 1891 d'Engels à K. Kautsky, on peut voir qu'Engels fut obligé d'adoucir certains des passages les plus âpres lors de la publication. Le document que nous publions dans ce livre est conforme au manuscrit de Marx.
2 Au congrès de Gotha (22-27 mal 1875), les deux organisations ouvrières allemandes existant à l'époque: le Parti ouvrier social-démocrate (Eisenachiens), fondé en 1869 à Eisenach et dirigé par Liebknecht et Bebel, et l'Association générale des travailleurs allemands fondée par Lassalle et dirigée par Hasenclever, Hasselmann et Tölcke fusionnèrent pour ne former qu'un seul parti, le Parti ouvrier socialiste allemand.
3 Le congrès du Parti de la social-démocratie allemande à Halle, le premier qui suivit l'abrogation de la loi d'exception contre les socialistes, décida le 16 octobre 1890 sur la proposition de W. Liebknecht, auteur principal du programme de Gotha, de préparer pour le prochain congrès le projet d'un nouveau programme. Celui-ci (le programme d'Erfurt) fut adopté en octobre 1891 au congrès d'Erfurt.
4 Le congrès de La Haye de la l’Internationale (septembre 1872) fut le théâtre d'une lutte violente contre les bakouninistes. La majorité du Congrès se rallia au Conseil général dirigé par Marx. Bakounine fut exclu de l'Internationale.
5 Il s'agit du livre de Bakounine : Staat und Anarchie (Etat et Anarchie), Zurich, 1873.
6 Le Parti populaire d'Allemagne fut fondé en 1865 notamment par des démocrates de la petite bourgeoisie et ceux d'une partie de la bourgeoisie en Allemagne du Sud. Il s'opposait à l'établissement de l'hégémonie de la Prusse sur l'Allemagne, lançait des mots d'ordre démocratiques vagues contre cette politique prussienne, reflétant en même temps la tendance séparatiste de certains Etats allemands. Il propageait l'idée de fonder une Allemagne fédérée à la place d'une Allemagne unie revêtant la forme d'une république démocratique centralisée. En 1866, le Parti populaire de Saxe, fondé sur une base ouvrière, fusionna avec le Parti populaire d'Allemagne et devint son aile gauche, approuvant la solution des problèmes de l'unification nationale à travers la démocratie. Cependant, l'évolution vers le socialisme du Parti populaire de Saxe le fit s'écarter des démocrates de la petite bourgeoisie. Il participa en août 1869 aux travaux de fondation du Parti ouvrier social-démocrate d'Allemagne.
7 La première traduction française du premier volume du Capital fut publiée à Paris par fascicules, sous le contrôle de Marx lui-même, entre 1872 et 1875.
8 Il s'agit de la librairie du Parti ouvrier social-démocrate ouverte à Leipzig près la rédaction de l'organe central du Parti le Volksstaat (Etat populaire).
9 Il s'agit de la deuxième édition de cette œuvre de Marx publiée en 1875 à Leipzig par le Volksstaat.
10 Voir le Manifeste du Parti communiste, K. Marx, F. Engels, p. 45, Editions en Langues étrangères, Pékin,

1970.
11 Il s'agit ici de l'élection du 10 janvier 1874 du Reichstag.
12 Marx désigne par cette appellation ironique Hasselmann, rédacteur en chef du Neuer Social-Demokrat, organe central de l'Association générale des travailleurs allemands (Lassalliens), paraissant 3 fois par semaine à Berlin (1871-1876). La tendance de ce périodique reflétait entièrement la politique pratiquée par les Lassalliens pour se conformer au régime de Bismarck et pour flatter la classe dominante d'Allemagne et, par là même, l'opportunisme et le nationalisme des dirigeants lassalliens. Partant de cette position de sectarisme, cette revue s'opposa aux dirigeants marxistes de l'Internationale et au Parti ouvrier social-démocrate, et soutint l'activité des bakouninistes et celle des partisans des groupes anti-prolétariens contre le Conseil général de l'Internationale.
13 La Ligue internationale pour la paix et la liberté, organisation pacifiste bourgeoise, fut fondée en 1867 en Suisse par un groupe des petits-bourgeois républicains et libéraux (V. Hugo et G. Garibaldi et d'autres y prirent activement part). Bakounine participa aux travaux de la Ligue de 1867 à 1868. Au début, la Ligue tenta d'utiliser le mouvement ouvrier pour atteindre ses propres buts. Elle répandait parmi les masses l'illusion que la création d'Etats-Unis d'Europe permettrait de mettre fin aux guerres, et conduisait ainsi le prolétariat à abandonner la lutte de classe.
14 Après l'échec de la Commune de Paris, Bismarck tenta, entre 1871 et 1872, de signer un accord avec l'Autriche et la Russie en vue de réprimer le mouvement révolutionnaire, en particulier la 1re Internationale. En octobre 1873, les trois pays conclurent l'alliance tripartite préconisée par Bismarck, c'est-à-dire un accord d'action commune menée par les gouvernements des trois pays au cas où "des troubles" surviendraient en Europe.
15 Marx fait allusion à l'éditorial publié le 20 mars 1875 dans la Norddeutscbe Allgemeine Zeitung. On y lit à propos du projet du programme du Parti social-démocrate : "La propagande social-démocrate est devenue à bien des égards plus circonspecte" et "elle a abjuré l'Internationale". Ce journal réactionnaire, publié à Berlin de 1861 à 1918, fut l'organe du gouvernement de Bismarck dans les années 60 à 80.
16 Lassalle a formulé cette "loi" en ces termes : "La loi d'airain de l'économie qui, dans les conditions actuelles, régie par l'offre et la demande du travail, détermine les salaires, est celle-ci : le salaire moyen garde toujours comme fondement nécessaire la subsistance, ce qui est normalement requis pour l'existence et la reproduction." "Voilà son axe : le salaire réel doit osciller autour de celui-ci, ne pouvant être ni trop augmenté ni trop baissé pour une longue durée. Si le salaire réel restait longtemps au-dessus de ce chiffre moyen, la condition des ouvriers s'améliorerait et, par là même, l'offre de la main-d'œuvre augmenterait, ce qui ramènerait le salaire au niveau initial ou même plus bas encore." "Le salaire ne peut, d'ailleurs, descendre bien au-dessous du niveau nécessaire de la vie pour une période prolongée, car, l'émigration, le célibat, le malthusianisme s'ensuivraient et finalement la décroissance de la population ouvrière, le manque de main-d'œuvre apparaîtraient, ce qui ferait monter le salaire au-delà de son niveau initial. C'est pourquoi le salaire moyen réel doit effectuer un mouvement d'oscillation autour de cet axe tantôt plus haut, tantôt plus bas." (Voir les deux discours du 17 et du 19 mai 1863 de Lassalle prononcés à Francfort-sur-le-Main dans le Recueil pour les ouvriers, Editions Hottingen-Zürich, 1887.) Lassalle avait traité de cette "loi" pour la première fois dans sa brochure : Réponse publique au comité central à propos de la convocation d'un congrès général des ouvriers allemands à Leipzig, pp. 15-16, éditée à Zurich, 1863.
17 Il s'agit du point de vue que F.A. Lange a exprimé dans son œuvre : Question ouvrière, sa signification pour le présent et l'avenir (Die Arbeiterfrage in ihrer Bedeutung fur Gegenwart und Zukunft), pp. 144-161, 180, éditée à Duisburg, 1865.
18 L'Atelier, mensuel en français des artisans et des ouvriers sous l'influence du socialisme catholique, publié à Paris de 1840 à 1850. Son bureau de rédaction, élu tous les trois mois, était constitué par des représentants des ouvriers.
19 On qualifiait d'"honnêtes" les Eisenachiens.
20 Kulturkampf (la lutte pour la culture). C'est ainsi que les libéraux bourgeois appelaient le système des mesures législatives adoptées par le gouvernement Bismarck après 1870. Sous le couvert de la lutte pour une culture laïque, ces mesures visaient l'église catholique et le parti du "centre", qui soutenait les tendances séparatistes et anti-prussiennes des fonctionnaires, des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie des petits et moyens Etats du Sud-Ouest allemand. Après 1880, Bismarck, pour consolider les forces réactionnaires, abrogea la plupart de ces mesures.
21 Le contenu de cette lettre est en liaison étroite avec la Critique du programme de Gotha et met en évidence le point de vue commun de Marx et d'Engels sur l'unification des deux partis ouvriers allemands — Eisenachiens et Lassalliens qui avaient décidé de faire cette union au début de 1875. Le Volksstaat et le Neuer Social-Demokrat publièrent le 7 mars 1875 le projet du Programme du Parti ouvrier social-démocrate d'Allemagne relatif à l'unification en question. Ce fut la cause directe qui conduisit Engels à écrire cette lettre. Comportant une suite de données erronées antiscientifiques et des concessions faites aux Lassalliens, ce projet fut adopté par le Congrès tenu à Gotha en mai 1875 après quelques amendements, d'où le nom de programme de Gotha. Marx et Engels prirent une position affirmative à propos de cette unification, mais, d'après eux, celle-ci ne pourrait être réalisée que sur une base de principe saine et à condition de ne pas céder aux Lassalliens qui avaient perdu leur influence parmi les masses ouvrières sur le plan théorique aussi bien que sur le plan politique. Dans sa lettre à
Bebel (constituant un document pour guider les Eisenachiens, partisans du marxisme), Engels critiqua le projet du programme de Gotha et conseilla aux Eisenachiens de résister aux exigences des Lassalliens. Ce fut seulement trente-six ans après que cette lettre fut publiée pour la première fois dans l'œuvre de Bebel : Ma vie (Aus meinem Leben), 2e Vol., éditée à Stuttgart, 1911.
22 Programme adopté par le congrès d'Eisenach (les 7-9 août 1869) auquel participèrent des social-démocrates allemands, autrichiens et suisses. Le Parti ouvrier social-démocrate d'Allemagne fut fondé au cours du Congrès ; il est connu aussi par la suite sous le nom de Parti des Eisenachiens. Ce programme maintenait en général l'esprit des exigences internationales. Voir pp. 33 de ce livre.
23 L'organe central du Parti ouvrier social-démocrate (des Eisenachiens) a paru à Leipzig du 2 octobre 1869 au 29 septembre 1876, d'abord comme bihebdomadaire, puis trois fois par semaine à partir de juillet 1873. Comme ce périodique exprimait le point de vue des partisans révolutionnaires du mouvement ouvrier d'Allemagne, il était en butte aux persécutions du gouvernement et de la police. Sa rédaction était l'objet de changements fréquents du fait que les rédacteurs étaient constamment arrêtés, mais sa direction générale fut toujours assurée par W. Liebknecht. A. Bebel, qui s'était chargé de la publication, y consacra une grande part de son travail. Depuis sa création, Marx et Engels écrivaient beaucoup d'articles pour ce périodique, aidaient à sa rédaction et orientaient sa ligne de conduite.
24 Frankfurter Zeitung und Handelsblatt (Gazette de Francfort et Feuille de commerce), quotidien de tendance petite-bourgeoise démocratique, parut à Francfort-sur-le-Main depuis 1856 (sous ce titre à partir de 1866) jusqu'en 1943.
25 Les revendications politiques du projet du programme de Gotha étaient : "Le Parti ouvrier allemand réclame comme libre fondement de l'Etat : "1° Le suffrage universel, égal, direct, à scrutin secret, pour tous les hommes ayant 21 ans révolus, à toutes les élections nationales et communales ; 2° Le droit pour le peuple de proposer et de rejeter directement les projets de lois ; 3° L'instruction militaire générale. Le remplacement de l'armée régulière par une milice populaire, la représentation populaire seule pouvant décider de la guerre et de la paix ; 4° L'abrogation de toutes les lois d'exception, surtout celles concernant la presse, les associations et les réunions ; 5° Un tribunal populaire. La gratuité de la procédure." "Le Parti ouvrier allemand réclame comme base intellectuelle et morale de l'Etat : "1° L'éducation générale, la même pour tous, du peuple par l'Etat. L'obligation scolaire pour tous. L'instruction gratuite, 2° La liberté de la science. La liberté de conscience."
26 C'est-à-dire la Ligue internationale pour la paix et la liberté. Voir note 13.
27 Voir note 16.
28 Le Capital de K. Marx, livre premier, tome troisième, septième section, chapitre XXV et suivants.
29 Engels fait allusion à la brochure de W. Bracke Les propositions lassalliennes (Der Lassallesche Vorschlag), Brunswick, 1873.
30 Il s'agit de la Misère de la philosophie de K. Marx.
31 Engels fait allusion à des propos que Bakounine a avancés dans l'introduction de son livre Politique et Anarchie, tome 1, édité en Suisse, 1873. K. Marx a dénoncé ces accusations sans fondement de Bakounine dans Konspekt von Bakunins Buch "Staatlichkeit und Anarchie". (Voir Œuvres choisies de Karl Marx et Friedrich Engels, éd. allemande, tome 18, pp. 597-642). Demokratisches Wochenblatt (hebdomadaire démocratique), périodique des ouvriers allemands, a paru à Leipzig de janvier 1868 à septembre 1869 sous la direction de W. Liebknecht. Il devint à partir de décembre 1868 l'organe de la Fédération des associations des ouvriers allemands dirigée par A. Bebel. Après avoir subi à ses débuts une certaine influence de la petite bourgeoisie du Parti populaire, cet hebdomadaire commença peu après, grâce aux efforts de Marx et d'Engels, à lutter contre les Lassalliens, propagea les idées internationales en publiant des documents importants, et joua un grand rôle dans la fondation du Parti ouvrier social-démocrate d'Allemagne. Il fut proclamé organe central de ce dernier dans le congrès d'Eisenach en 1869 sous la nouvelle dénomination de Volksstaat (voir note 23).
32 Au congrès de Gotha, l'organisme de direction du Parti fut élu, composé de représentants des deux organisations qui venaient de fusionner. Le Comité était assuré par les Lassalliens : Wilhelm Hasenclever, Georg Wilhelm Hartmann et Karl de Rossi et par les Eisenachiens : August Geib et Ignaz Auer.
33 En 321 avant notre ère, pendant la seconde guerre samnite, les Samnites infligèrent une défaite à l'armée romaine dans le défilé près de Caudium, ville de l'Italie ancienne, et forcèrent l'armée vaincue à passer sous le joug, la couvrant ainsi d'humiliation, d'où l'expression : "Passer sous les fourches Caudines".
34 Il est fait ici allusion à la proposition du Comité d'enlever de la liste de la littérature du Parti les ouvrages anti- lassalliens de B. Becker : Révélations sur la mort tragique de Ferdinand Lassalle, Schleiz, 1868 ; Histoire de la propagande de Lassalle parmi la classe ouvrière, Brunswick, 1874 ; et de W. Bracke : Les propositions lassalliennes, Brunswick, 1873.
35 Il s'agit des prochaines élections au Reichstag du 10 janvier 1877.
36 C'est-à-dire Liebknecht, Bebel et autres membres de la rédaction du Volksstaat.
37 Périodique théorique du Parti social-démocrate allemand qui a paru de 1883 à 1923 à Stuttgart. Kautsky fut son rédacteur jusqu'en 1917. Engels y a publié de nombreux articles entre 1885 et 1895 ; il a orienté sa rédaction et critiqué énergiquement sa tendance anti-marxiste.
38 Allusion au travail d'Engels Dans l'affaire Brentano contre Marx au sujet de la soi-disant falsification de citations. Histoire et documents. Ce travail a paru sous forme de brochure en 1891 à Hambourg.
39 C'est-à-dire le rapport de W. Liebknecht sur le programme du Parti à l'occasion du Congrès du Parti social- démocrate allemand à Halle le 15 octobre 1890 (voir note 3).
40 Le N° 18 de la Neue Zeit contenant la Critique de Marx parut le 31 janvier 1891. Le Vorwärts la publia dans ses numéros du 1er et du 3 février 1891. Vorwärts, organe central du Parti social-démocrate allemand qui parut de 1876 à 1878 à Leipzig, de 1891 à 1933 à Berlin, il fut placé sous la direction de Liebknecht et de Hasenclever de 1876 à 1878, et sous la seule direction du premier de 1891 à 1900.
41 Les dirigeants du Parti social-démocrate d'Allemagne tentèrent d'empêcher la distribution de la Neue Zeit, N° 18, dans lequel était publiée la Critique du programme de Gotha de Marx. La loi contre les socialistes, mettant hors la loi le Parti social-démocrate d'Allemagne, avait été promulguée par le gouvernement de Bismarck avec le soutien de la majorité du Reichstag le 21 octobre 1878 ; elle avait pour but de supprimer le mouvement socialiste et ouvrier. La validité de cette loi devait être prolongée tous les 2 ou 3 ans. Mais elle fut abrogée le 1er octobre 1890 sous la pression du mouvement des masses ouvrières.
42 Hamburger Echo (Echo de Hambourg), journal du Parti social-démocrate, édité à Hambourg à partir de 1887.
43 L'éditorial : "Sur la critique du programme du Parti social-démocrate", paru dans le Hamburger Echo, N° 33, le 8 février 1891, soulignait la grande signification de la lettre de Marx, publiée par Engels, sur le programme de Gotha pour la formulation du nouveau programme des social-démocrates. Engels se réfère ici au Système des droits acquis, exposé par Lassalle dans son livre du même nom, édité en 1861 à Leipzig. Ce dernier y explique les relations légales entre les hommes d'un point de vue idéaliste et sous l'angle de la philosophie et de la jurisprudence.
44 Une nouvelle de Berlin, parue dans le N° 6 de l’Arbeiter-Zeitung de Vienne, le 6 février 1891, rapporte qu'Engels a publié en Allemagne un document d'une grande signification théorique et pratique — la Critique de Marx. L'auteur de cet article commentant les contributions d'Engels fait remarquer qu'"à l'heure actuelle, où c'est justement le moment de formuler en toute clarté et sans le moindre compromis la base théorique de notre Parti, cette publication vient juste à point".
45 Il s'agit de l'article de Paul Lafargue écrit pour la revue Neue Zeit, mais qui parut en fait en 1892 dans la Revue socialiste, N° 93, Vol. 16, intitulé "La théorie de la valeur et de la plus-value de Marx et les économistes bourgeois".
46 Jules Guesde dévoila dans ses Briefe aus Frankreich (Lettres de France) publiées dans le Vorwärts, s 23 et 25 des 28 et 30 janvier 1891, la politique de répression du mouvement ouvrier à l'intérieur, portant atteinte à l'honneur de la République et que menaient les républicains modérés bourgeois — dits opportunistes — ayant à leur tête Jean Antoine Ernest Constans, Pierre Maurice Rouvier et autres.
47 Le Vorwärts, dans son numéro du 13 février 1891, donne un éditorial "Der Marx'sche Programme-Brief" (Lettre de Marx sur le Programme) où s'exprime la position officielle du Comité exécutif du Parti sur la Critique du programme de Gotha. L'article se prononce vigoureusement contre le jugement porté par Marx sur Lassalle et
oppose à l'opinion de Marx faisant autorité un "non catégorique" ; il exprime son accord avec le Parti pour avoir adopté le projet du programme en dépit de la Critique de Marx.
48 Venus à Londres comme représentants du Parti social-démocrate d'Allemagne pour saluer Engels à l'occasion de son 70e anniversaire (le 28 novembre 1890), August Bebel, Wilhelm Liebknecht et Paul Singer furent les hôtes d'Engels dans sa maison du 27 novembre au début de décembre 1890. Sur une proposition d'Engels, les représentants social-démocrates allemands rencontrèrent Eleanor Marx-Aveling, John Burns, William Thorne et Cunninghame-Graham, activistes du mouvement ouvrier anglais, et échangèrent des vues sur les problèmes du mouvement international de la classe ouvrière et, en particulier, sur les moyens de renforcer les liaisons internationales entre les partis et les organisations socialistes et ouvriers.
49 L'organe central du Parti social-démocrate d'Autriche, créé en 1889 à Vienne par Victor Adler.
50 Sächsische Arbeiter-Zeitung, hebdomadaire du Parti social-démocrate, édité à Dresde à partir de 1890 et devenu quotidien par la suite. Züricher Post, quotidien du Parti social-démocrate, édité de décembre 1890 à avril 1S91 à Zurich.
51 La Neue Zeit a reproduit l'éditorial du N° 37 du Vorwärts du 13 février 1S91 (voir note 47), Vol. 1, N° 21, 1890-1891. En plus de son introduction à l'éditorial du Vorwärts, le bureau de rédaction de la Neue Zeit ajoute : "Le fait est que nous ne considérons pas qu'il est de notre devoir de soumettre cette lettre de Marx à la connaissance de la direction ou d'une fraction du Parti social-démocrate. Nous prenons sur nous seuls la responsabilité de sa publication."
52 Lassalle fut l'avocat de la comtesse de Hatzfeldt dans son procès en divorce (1845-1854).
53 Il s'agit de la préparation par Engels de la 4e édition de l'Origine de la famille, de la propriété privée et de
l'Etat (1891).
54 Dans sa lettre du 20 février 1891, Richard Fischer fit savoir à Engels la décision du Comité exécutif du Parti de rééditer La Guerre civile en France, Travail salarié et capital de Marx et Socialisme utopique et socialisme scientifique d'Engels, et lui demanda d'écrire des préfaces pour les nouvelles éditions.
55 C'est-à-dire le journal New-Yorker Volkszeitung fondé en 1878 à New York par Sorge qui en assumait la direction.
56 Dans sa lettre du 30 mars 1891, August Bebel expliqua la raison de son long silence ; il n'avait pas voulu répondre directement après la publication de la lettre de Marx sur le programme, car il n'était pas d'accord avec cette façon de faire. Ensuite, il était fort occupé par les activités du Reichstag. Bebel considérait qu'il était inopportun de publier la lettre annexe du 5 mai 1875de Marx à Bracke, et que, selon lui, celle-ci ne touchait pas au programme du Parti, mais à ses dirigeants. La raison majeure de son opposition résidait dans le fait que cette lettre fournirait des armes aux ennemis pour s'opposer aux socialistes, et que la critique acérée contre Lassalle irriterait les ex-Lassalliens dans le Parti. Bebel, dans sa lettre du 25 avril 1891, expose à Engels la situation du mouvement ouvrier allemand et surtout celle de la grève dans la région houillère Rhin-Westphalie. Il estimait que cette grève était inopportune, car elle aiderait les propriétaires à trouver des prétextes pour étouffer le mécontentement des mineurs. Face aux provocations possibles des policiers (surtout à la veille du 1er mai), le Comité exécutif du Parti recommanda aux mineurs de ne pas se livrer à des actions prématurées.
57 Allusion au prologue composé par Audorf à l'occasion du service funèbre de Ferdinand Lassalle le 4 septembre 1876.
58 Der Vorbote, journal anarchiste en allemand publié à partir de 1881 à Chicago.




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