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juillet 11, 2015

La liberté selon les socialistes, enfin plutôt les libertés

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

Ce sont les vacances et pourquoi pas s'interroger  sur des idées autres des nôtres; Ici Jean Jaurès en son temps nous expose de manière concise ce qu'il entend par "socialisme" pourvoyeur de libertés. Comment nos socialopithèques de tous les bords auraient dérogé à tous ses préceptes. 
Absolument à lire, des éléments très intéressants paraissent utiles à la réflexion,  aux débats entre libéraux, merci .


Socialisme et liberté (1898)

Sous le titre Socialisme et liberté, Jaurès propose dans ce long et lumineux article paru dans La Revue de Paris le 1er décembre 1898 une synthèse de ses idées sur ce qu’est le socialisme et sur la manière dont il conduit (à l’opposé de la tyrannie étatique qu’on lui reproche de vouloir établir) à une humanité d’individus libres et autonomes.

Le socialisme, communiste, collectiviste, est un individualisme ! Voilà qui pourrait étonner sans les explications que donne ici Jaurès sur ce qu’est vraiment la liberté individuelle : car cet individualisme-là est évidemment un humanisme

Le socialisme, un danger pour la liberté ?

Il y a une partie notable de la bourgeoisie, qui n’est pas séparée du socialisme par des intérêts de classe : et elle a d’ailleurs, par l’effet d’une haute culture, assez de générosité pour ne pas faire de son intérêt étroit la mesure du vrai. Mais elle tient par-dessus tout à la liberté. Son bien le plus précieux, sa dignité la plus haute, c’est la liberté de l’esprit, de la vie intérieure : et toutes les libertés affirmées par la Révolution de 1789, la “ liberté du travail ”, la liberté politique lui paraissent comme un reflet de la liberté sacrée de l’esprit. Or, elle semble craindre souvent que le socialisme soit une diminution de la liberté, qu’il contraigne ou resserre la personne humaine et qu’il soumette les individus ou à la discipline étouffante de l’État ou au despotisme brutal d’une classe nouvelle longtemps sevrée des joies de la vie et s’enivrant soudain d’un mélange grossier de civilisation et de barbarie. J’ose dire qu’il y a là une erreur fondamentale. Le socialisme, au contraire, et j’entends le socialisme collectiviste ou communiste, donnera le plus large essor à la liberté, à toutes les libertés : il en est, de plus en plus, la condition nécessaire.

Trop souvent nos adversaires, mal informés, confondent le socialisme collectiviste ou communiste avec le socialisme d’État, et, comme celui-ci ne se manifeste que par des lois de réglementation et de contrainte, il leur paraît que la contrainte est l’essence même du socialisme. Or, entre le collectivisme et le socialisme d’État il y a un abîme.

Qu’est-ce que le socialisme d’Etat ?

Le socialisme d’État accepte le principe même du régime capitaliste : il accepte la propriété privée des moyens de production, et, par suite, la division de la société en deux classes, celle des possédants et celle des non possédants. Il se borne à protéger la classe non possédante contre certains excès de pouvoir de la classe capitaliste, contre les conséquences outrées du système. Par exemple il intervient par la loi pour réglementer le travail des femmes, des enfants, ou même des adultes. Il les protège contre l’exagération de la durée des travaux, contre une exploitation trop visiblement épuisante. Il organise, par la loi, des institutions d’assistance et de prévoyance auxquelles les patrons sont tenus de contribuer dans l’intérêt des ouvriers. Mais il laisse subsister le patronat et le salariat. Parfois, il est vrai, et c’est une tendance croissante, il transforme en services publics, nationaux ou communaux, certains services capitalistes. Par exemple, il rachète et nationalise les chemins de fer, il municipalise l’eau, le gaz, les tramways. Mais, même dans cette création des services publics, il reste fidèle au système capitaliste. Il sert un intérêt au capital qui a servi à l’établissement des voies ferrées ; et que les salariés soient tenus de fournir le dividende du capital privé ou l’intérêt des emprunts d’État, c’est tout un. Ce qu’on appelle socialisme d’État est en fait, dans les services publics, du capitalisme d’État.

Ainsi, le socialisme d’État respecte les principes essentiels du système capitaliste, mais il intervient dans la lutte des classes antagonistes pour empêcher l’écrasement complet des sans-propriété, qui sont les plus faibles. [...] Voilà le principe même et le fond du socialisme d’État. Il suppose et accepte la division des classes : il ne croit pas qu’elles puissent disparaître par un système nouveau de propriété. Il prévoit donc une lutte sociale éternelle, où un arbitre devra éternellement intervenir pour modérer les coups. En ce sens, et s’il ne se considère pas lui-même comme une simple transition vers le collectivisme, le socialisme d’État est une sorte de pessimisme social. Il ne croit pas, comme les économistes, à l’harmonie naturelle des intérêts, et il ne croit pas, comme le socialisme ouvrier, que cette harmonie puisse être révolutionnairement instituée par une transformation de la propriété. Il croit que l’ordre, l’équité, la paix, doivent être imposés du dehors par l’arbitrage impérieux de l’État, à des forces irréductiblement hostiles.

Collectivisme et communisme

Au contraire, les collectivistes, les communistes, pensent qu’un tel système de propriété et de production peut être établi, que l’ordre et la justice en dérivent par une nécessité interne. Ils croient à la possibilité de la paix fondamentale dans la société humaine, et leur optimisme essentiel s’oppose au pessimisme social des socialistes d’État. Ce n’est pas que les socialistes repoussent les mesures de protection légale que le socialisme d’État propose pour la classe ouvrière. Au contraire, ils les proposent eux-mêmes avec une extrême énergie et ils ne croient pas porter atteinte à la liberté en défendant les salariés contre les exigences les plus violentes du capital ; mais ils ne considèrent ces mesures que comme une transition. Ils les réclament surtout pour que la classe ouvrière, plus forte et plus confiante, puisse accomplir plus aisément sa fonction historique, qui est de susciter une forme nouvelle de propriété où toutes les classes disparaîtront, où tous les hommes seront réconciliés. Mais il reste vrai que le socialisme d’État, impuissant à faire de la justice le ressort interne de la société, est obligé d’intervenir du dehors sur l’appareil capitaliste pour en corriger les pires effets. Au contraire, ce n’est pas par l’action mécanique des lois de contrainte, c’est par l’action organique d’un système nouveau de propriété que les collectivistes et communistes prétendent réaliser la justice. Il serait donc tout à fait injuste de se figurer le socialisme en sa forme définitive comme un appareil de réglementation, de restriction et de contrainte.

Vers une tyrannie de la masse ?

Mais cette forme définitive elle-même n’est-elle pas exclusive de toute liberté ? Quand le capital aura disparu, quand la propriété privée des moyens de production aura fait place à la propriété sociale, la liberté des individus n’aura-t-elle pas perdu tout fondement et leur activité tout ressort ? N’y aura-t-il pas une distribution autoritaire des travaux et des produits ? La communauté, en outre, ne sera-t-elle pas tentée de tout abaisser au niveau des besoins les plus grossiers, des âmes les plus communes ? Et pour réprimer la révolte des délicats, pour supprimer les oppositions intellectuelles, ne sera-t-elle pas conduite à organiser un pouvoir dictatorial ? Ainsi, avec la propriété individuelle, avec la liberté économique, disparaîtront la liberté politique et la liberté de la pensée. Le monde sera soumis non à la tyrannie d’une élite, intéressée, par ses fantaisies mêmes, au progrès universel, mais à la tyrannie routinière de la masse. Et une centralisation despotique assurera un régime de médiocrité.

Toujours une classe démunie

Voilà bien l’objection toujours renouvelée. Voilà bien la crainte qui hante les esprits, ou le prétexte dont se couvrent les résistances. Mais que ceux qui se complaisent à cette objection prennent garde ; c’est contre la civilisation, c’est contre. l’humanité elle-même qu’ils concluent : car ils proclament que, pour que la liberté subsiste, il faut que la classe ouvrière demeure à l’état de dépendance, sous la loi du salariat. En fait, il n’y a qu’un moyen pour tous les citoyens, pour tous les producteurs, d’échapper au salariat : c’est d’être admis, par une transformation sociale, à la copropriété des moyens de production. Il est tout à fait chimérique de penser que la diffusion de la propriété capitaliste permettra à tous les travailleurs de n’être plus des salariés. Malgré la dissémination plus apparente d’ailleurs que réelle des titres mobiliers, c’est une minorité infime des citoyens qui a vraiment la propriété de l’outillage industriel, et l’accroissement du nombre des porteurs de titres compense à peine la disparition d’un très grand nombre d’artisans, de petits producteurs autonomes dévorés chaque jour par la grande industrie. Donc, sous le régime capitaliste, la classe ouvrière est exclue à jamais de la propriété ; il peut y avoir passage de la classe prolétarienne à la classe capitaliste, comme il peut y avoir chute de la classe capitaliste à la classe prolétarienne ; mais ce mouvement, qui n’affecte que quelques individus, quelques atomes, laisse subsister la distinction des deux classes, la possédante et la non possédante ; toujours, comme en un vaste et sombre tourbillon, la multitude ouvrière tourne au-dessous de la propriété et tombe à la mort, poussière fatiguée, sans avoir pu monter aux régions de liberté et de lumière.

La liberté dans l’ordre économique

[...] Nous voulons qu’aucun homme dans l’usine ou aux champs ne soit l’outil d’un autre homme. Nous voulons qu’aucun travailleur ne soit instrument de profit, qu’aucun ne soit exclu du patriotisme humain accumulé par les générations. Et nous demandons que tout individu humain, ayant un droit de copropriété sur les moyens de travail qui sont les moyens de vivre, soit assuré de retenir pour lui-même tout le produit de son effort, assuré aussi d’exercer sa part de direction et d’action sur la conduite du travail commun. Et quand nous élevons ainsi tous les individus humains à l’état de personnes, quand nous les affranchissons de ce servage économique qui les ravale à la dépendance, à la passivité des choses, quand nous faisons de chaque citoyen un droit égal à tous les autres droits, une volonté vivante égale à toutes les autres volontés, quand nous bâtissons, sur les bases solides et profondes de l’ordre économique, cette cité des esprits dont Leibniz a si magnifiquement parlé, on nous dit : Chimère et aberration ! Tous les hommes, en apparence affranchis de toute classe exploiteuse et dominatrice, seront asservis à nouveau par le mécanisme même de la propriété sociale : ils seront égaux, mais tous liés les uns aux autres d’une chaîne infinie de servitude, tous écrasés par l’appareil central de direction et de production qu’ils seront obligés de constituer. Ainsi le service économique aura été non aboli mais étendu, et l’humanité n’a le choix qu’entre une liberté oligarchique, réservée à une minorité de possédants, et l’universelle servitude. [...] Ceux-là donc qui accusent l’ordre socialiste de supprimer la liberté bâtissent devant eux une infranchissable muraille : ils condamnent l’humanité à rester indéfiniment sous le régime du salariat et de l’antagonisme des classes. Pauvre race humaine, qui ne peut élargir la liberté sans la briser !

Après le capitalisme ?

[...] À coup sûr, certaines formes d’action, injustes et surannées, auront disparu. Il ne sera plus permis, ou plutôt il ne sera plus possible à un homme de faire travailler à son profit d’autres hommes : l’humanité aura chassé à jamais, comme le cauchemar d’une nuit mauvaise, le rêve du capitaliste qui peut tendre et qui tend à l’universelle domination et à l’universelle exploitation. Mais l’homme n’est-il condamné à ne comprendre la liberté que comme la faculté d’exploiter d’autres hommes ? Est-il condamné à ne comprendre l’infini que comme l’accroissement illimité de la richesse oppressive ? Il n’est plus permis aujourd’hui, il n’est plus possible d’avoir des esclaves : la liberté humaine en est-elle diminuée ? Le triomphateur romain traînait derrière son char et ramenait dans sa maison des peuples captifs : l’humanité est-elle abaissée en ses joies parce qu’elle ne connaît plus l’orgueil des victoires romaines ? De nouveaux rêves ont surgi en elle, de nouveaux désirs et de nouvelles joies. Les institutions mortes n’éveillent même plus un regret. Nul, aujourd’hui, parmi les vivants, ne souffre de n’avoir pas des esclaves. Nul ne souffrira demain de n’avoir pas des salariés. Il en est qui se demandent : mais que ferons-nous et quel aiguillon aura la vie quand nous ne pourrons plus nous assujettir le monde du travail et goûter les joies de la conquête capitaliste ? Ils oublient que l’humanité n’épuise pas en une forme sociale, c’est-à-dire en une forme particulière et passagère d’action, ses ressources de désir et de bonheur. Demain, de la grande humanité communiste, monteront de nouvelles espérances et de nouveaux songes, comme des nuées aux formes inconnues montant de la vaste mer. De même que dans les révolutions du globe des espèces ont disparu sans que le mouvement de la vie s’arrêtât, de même, dans les révolutions de la société, de grandes espèces d’action, de désir et de joie sont abolies sans que la force humaine s’amollisse. Le plésiosaure et le mastodonte ne sont pas toute la vie. Le capitalisme n’est pas toute l’action.

Rien n’est au-dessus de l’individu

[...] Dans l’ordre prochain, dans l’ordre socialiste, c’est bien la liberté qui sera souveraine. Le socialisme est l’affirmation suprême du droit individuel. Rien n’est au-dessus de l’individu. Il n’y a pas d’autorité céleste qui puisse le plier à son caprice ou le terroriser de ses menaces. L’homme n’est pas un instrument aux yeux de Dieu. Le mouvement socialiste exclut l’idée chrétienne qui subordonne l’humanité aux fins de Dieu, à sa gloire, à ses mystérieux desseins.

[...] Si l’homme, tel que le socialisme le veut, ne relève pas d’un individu supra-humain, il ne relève pas davantage des autres individus humains. Aucun homme n’est l’instrument de Dieu, aucun homme n’est l’instrument d’un autre homme. Il n’y a pas de maître au-dessus de l’humanité ; il n’y a pas de maître dans l’humanité. Ni roi, ni capitaliste. Les hommes ne veulent plus travailler et souffrir pour une dynastie. Ils ne veulent plus travailler et souffrir pour une classe. Mais pour qu’aucun individu ne soit à la merci d’une force extérieure, pour que chaque homme soit autonome pleinement, il faut assurer à tous, les moyens de liberté et d’action. Il faut donner à tous le plus de science possible et le plus de pensée, afin qu’affranchis des superstitions héréditaires et des passivités traditionnelles, ils marchent fièrement sous le soleil. Il faut donner à tous une égale part de droit politique, de puissance politique, afin que dans la Cité aucun homme ne soit l’ombre d’un autre homme, afin que la volonté de chacun concoure à la direction de l’ensemble et que, dans les mouvements les plus vastes des sociétés, l’individu humain retrouve sa liberté. Enfin, il faut assurer à tous un droit de propriété sur les moyens de travail, afin qu’aucun homme ne dépende pour sa vie même d’un autre homme, afin que nul ne soit obligé d’aliéner, aux mains de ceux qui détiennent les forces productives, ou une parcelle de son effort ou une parcelle de sa liberté.
L’éducation universelle, le suffrage universel, la propriété universelle, voilà, si je puis dire, le vrai postulat de l’individu humain.

[...] Et je suis prêt à accorder qu’en effet dans le mouvement socialiste, ou tout au moins dans le premier moment de la dialectique socialiste, l’individu est la fin suprême. Le socialisme veut briser tous les liens. Il veut désagréger tous les systèmes d’idées et tous les systèmes sociaux qui entravent le développement individuel. Ou Dieu n’est pas, ou il est l’Unité idéale qui permet l’harmonie et l’expansion de toutes les forces. Ou il n’est pas, ou il n’est qu’un moyen de liberté. L’humanité elle-même n’a pas une sorte de valeur mystique et transcendante. Sa richesse est faite de toutes les énergies individuelles. Elle n’a pas le droit de se désintéresser du nombre et de manifester son excellence seulement en quelques élus. Elle n’est pas une beauté idéale, se contemplant au miroir de quelques âmes privilégiées. Elle ne vaut pour l’individu humain que dans la mesure où il participe lui-même à la liberté, à la science et à la joie.

Tyrannie socialiste ? Le règne des fonctionnaires ?

[...] Où donc est la tyrannie socialiste ? Et par quelle confusion étrange dit-on que, dans la société nouvelle, tous les citoyens seront des fonctionnaires ? En fait, c’est dans la société présente que tous les citoyens ou presque tous aspirent à être “ des fonctionnaires ”. Et, si c’est là la servitude, c’est le monde d’aujourd’hui qui y tend. Mais il n’y aura aucun rapport entre le fonctionnarisme et l’ordre socialiste. Les fonctionnaires sont des salariés : les producteurs socialistes seront des associés. Les fonctionnaires sont dans la dépendance du gouvernement, de l’État, qui est souvent le gardien des intérêts de classe et qui asservit ses agents. Il n’y aura plus d’intérêt de classe à servir dans l’ordre socialiste : qui donc pourrait tyranniser les citoyens ? Les fonctionnaires n’ont pas un intérêt personnel et immédiat à la bonne marche des services publics : les producteurs socialistes auront un intérêt personnel et immédiat à améliorer la production dirigée par eux, à accroître la richesse qu’ils doivent se répartir. Au lieu d’entrer dans la vie dépouillés, sans force et sans droit, tous les citoyens y entreront avec un droit préalable de copropriété sur les moyens de travail. Ce droit, des contrats librement débattus avec la communauté sociale elle-même, avec les groupes locaux et professionnels, en régleront l’exercice. La communauté interviendra nécessairement pour coordonner la production. Elle interviendra aussi pour prévenir tout retour de l’exploitation de l’homme par l’homme. Mais elle laissera le plus libre jeu à l’initiative des individus et des groupes, car elle aura tout entière le plus haut intérêt à stimuler les inventions, à respecter les énergies. Dès maintenant, le prolétariat répugne à toute centralisation bureaucratique. Il tente de multiplier les groupements locaux, les syndicats, les coopératives ; et, tout en les fédérant, il respecte leur autonomie : il sait que, par ces organes multiples, il pourra diversifier l’ordre socialiste, le soustraire à la monotonie d’une action trop concentrée. Quels seront, dans la communauté sociale, les rapports exacts des groupements locaux et de la puissance centrale ? Il est impossible de les préciser d’avance, et ils seront sans doute infiniment complexes et changeants. Mais, ce qui est sûr, c’est que l’organisation centrale ne pourra avoir ni tentation, ni moyen de contrainte. Ni la puissance d’un dieu et d’un dogme, ni la puissance d’un roi, ni la puissance du capital ne domineront la société. Où donc le pouvoir central trouverait-il des moyens d’oppression, et pour quel intérêt opprimerait-il ? Il n’aura d’autre force que celle des groupes, et ceux-ci n’auront d’autre force que celle des individus. Toutes les puissances de progrès, de variété et de vie s’épanouiront, et la société communiste sera la plus complète et la plus mouvante qu’ait vue l’histoire.

La patrie est nécessaire au socialisme

[...] Ni la famille, ni la patrie ne sont en soi des organismes supérieurs et sacrés. L’une et l’autre doivent des comptes et des garanties à l’individu humain.
[...] À coup sûr le socialisme et le prolétariat tiennent à la patrie française par toutes leurs racines. Dès la Révolution bourgeoise, le peuple acculé défendait héroïquement contre l’étranger la France nouvelle : il y pressentait dorénavant son patrimoine futur. De plus, l’unité nationale est la condition même de l’unité de production et de propriété, qui est l’essence même du socialisme. Enfin, toute l’humanité n’est pas mûre pour l’organisation socialiste, et les nations en qui la révolution sociale est préparée par l’intensité de la vie industrielle et par le développement de la démocratie, accompliront leur œuvre sans attendre la pesante et chaotique masse humaine. Les nations, systèmes clos, tourbillons fermés dans la vaste humanité incohérente et diffuse, sont donc la condition nécessaire du socialisme. Les briser, ce serait renverser les foyers de lumière distincte et ne plus laisser subsister que de vagues lueurs dispersées de nébuleuse. Ce serait supprimer aussi les centres d’action distincte et rapide pour ne plus laisser subsister que l’incohérente lenteur de l’effort universel. Ou plutôt ce serait supprimer toute liberté, car l’humanité, ne condensant plus son action en nations autonomes, demanderait l’unité à un vaste despotisme asiatique. La patrie est donc nécessaire au socialisme. Hors d’elle, il n’est et ne peut rien ; même le mouvement international du prolétariat, sous peine de se perdre dans le diffus et l’indéfini, a besoin de trouver, dans les nations mêmes qu’il dépasse, des points de repère et des points d’appui.

Mais la patrie n’est pas un absolu…

Mais si le socialisme et la patrie sont aujourd’hui, en fait, inséparables, il est clair que dans le système des idées socialistes, la patrie n’est pas un absolu. Elle n’est pas le but ; elle n’est pas la fin suprême. Elle est un moyen de liberté et de justice. Le but, c’est l’affranchissement de tous les individus humains. Le but, c’est l’individu. Lorsque des échauffés ou des charlatans crient : “ La patrie au-dessus de tout ”, nous sommes d’accord avec eux s’ils veulent dire qu’elle doit être au-dessus de toutes nos convenances particulières, de toutes nos paresses, de tous nos égoïsmes. Mais s’ils veulent dire qu’elle est au-dessus du droit humain, de la personne humaine, nous disons : Non. Non, elle n’est pas au-dessus de la discussion. Elle n’est pas au-dessus de la conscience. Elle n’est pas au-dessus de l’homme. Le jour où elle se tournerait contre les droits de l’homme, contre la liberté et la dignité de l’être humain, elle perdrait ses titres. Ceux qui veulent faire d’elle je ne sais quelle monstrueuse idole qui a droit au sacrifice même de l’innocent, travaillent à la perdre. S’ils triomphaient, la conscience humaine se séparerait de la patrie pour se séparer d’eux, et la patrie tomberait au passé comme une meurtrière superstition. Elle n’est et ne reste légitime que dans la mesure où elle garantit le droit individuel. Le jour où un seul individu humain trouverait, hors de l’idée de patrie, des garanties supérieures pour son droit, pour sa liberté, pour son développement, ce jour-là l’idée de patrie serait morte. Elle ne serait plus qu’une forme de réaction. Et c’est sauver la patrie que de la tenir dans la dépendance de la justice.

Une humanité d’individus…

Ainsi il est bien vrai que, pour les socialistes, la valeur de toute institution est relative à l’individu humain. C’est l’individu humain, affirmant sa volonté de se libérer, de vivre, de grandir, qui donne désormais vertu et vie aux institutions et aux idées. C’est l’individu humain qui est la mesure de toute chose, de la patrie, de la famille, de la propriété, de l’humanité, de Dieu. Voilà la logique de l’idée révolutionnaire. Voilà le socialisme.

Mais cette exaltation de l’individu, fin suprême du mouvement historique, n’est contraire ni à l’idéal, ni à la solidarité, ni même au sacrifice. Quel plus haut idéal que de faire entrer tous les hommes dans la propriété, dans la science, dans la liberté, c’est-à-dire dans la vie ? Jusqu’ici l’idéal, timide ou débile, renonçait à façonner toute la substance humaine. Le christianisme exaltait les élus et jetait au gouffre de damnation les multitudes. La Révolution bourgeoise proclamait l’égalité théorique des hommes, mais elle permettait au privilège de propriété d’asservir une classe à une autre classe. Pour la première fois, depuis l’origine de l’histoire, c’est l’humanité tout entière, en tous ses individus, en tous ses atomes, qui est appelée à la propriété et à la liberté, à la lumière et à la joie. La personne humaine n’affirme plus seulement sa dignité, sa grandeur, en quelques exemplaires de choix ou en quelques classes de privilège : elle l’affirme en tous ses individus. Quel que soit l’être de chair et de sang qui vient à la vie, s’il a figure d’homme il porte en lui le droit humain, la puissance humaine : il pourra penser sans relever d’aucun dogme ; il pourra travailler, sur une loi d’égalité fraternelle, sans relever d’aucun maître. Il possédera pour sa part, dans la communauté sociale, les moyens d’action par lesquels l’homme soumet la nature.

L’individualisme n’est pas un égoïsme !

En vain dit-on que l’individu humain, arrivé au plus haut, sera abattu et triste, ne voyant plus rien au-dessus de lui. D’abord, au-dessus de lui, il verra toujours lui-même. Toujours, il pourra tendre à plus de force, à plus de pensée, à plus d’amour aussi. Précisément parce qu’il sera débarrassé de toute contrainte et de toute exploitation, il songera sans cesse à se développer, à se hausser, à mettre en valeur toutes ses énergies. Quand les hommes ne pourront plus dépenser leur force, amuser leur orgueil et nourrir leur convoitise à dominer et pressurer les autres hommes, il faudra bien qu’ils s’emploient à grandir leurs propres facultés ; et comme les chrétiens se passionnaient à surveiller et à épurer leur vie intérieure, l’homme de l’humanité socialiste se passionnera à accroître sa valeur humaine. Mais il ne s’enfermera point en soi. Proclamer la valeur suprême de l’individu humain, c’est réfréner l’égoïsme envahissant des forts : ce n’est pas décréter l’égoïsme universel. Au contraire, quand l’individu humain saura que sa valeur ne lui vient ni de la fortune, ni de la naissance, ni d’une investiture religieuse, mais de son titre d’homme, c’est l’humanité qu’en lui-même il respectera. Or, comme il n’en est qu’un infime et fragile exemplaire, c’est l’humanité tout entière, dans ses manifestations multiples, dans son développement illimité, qu’il voudra aimer et servir. Nulle force extérieure ne le contraindra en sa conscience ; mais c’est lui-même qui franchira ses propres limites pour vivre d’une vie plus vaste et goûter même à la joie supérieure du sacrifice.

Dans notre société déchirée d’antagonismes mortels, le sacrifice n’est plus possible. Les prétendus dévouements des classes privilégiées ne sont plus que mensonges : car elles ont peur, et leur charité est un calcul d’assurance. Les classes opprimées ne connaissent plus le sacrifice depuis qu’elles ne croient plus au droit supérieur, à la beauté supérieure des puissances dirigeantes. On ne s’immole qu’à meilleur que soi, et le sacrifice cesse où la duperie commence. Aujourd’hui, les classes opprimées ne donnent pas : elles laissent prendre, en attendant qu’elles se soulèvent. La guerre sociale arrivée à la conscience aiguë a supprimé le sacrifice. Au contraire, dans la grande paix socialiste, c’est en se donnant à ceux qui cherchent et souffrent, à ceux dont l’esprit s’inquiète et dont le cœur s’afflige, que l’homme prendra vraiment conscience de soi.
Vivre en autrui est la vie la plus haute, car lorsque, par un acte de liberté, nous avons franchi nos propres limites, nous n’en rencontrons plus, et une sorte d’infinité s’ouvre à nous. Aristote a dit que le plus grand bienfait de la propriété, c’est qu’elle permet de donner. Ainsi quand tous les hommes auront la propriété d’eux-mêmes, il sera doux à plusieurs de faire don de soi. À quoi ? À l’humanité souffrante et grande, sublime et lasse, qui portera en elle, bien longtemps après la promulgation du droit, un lourd héritage de bestialité, des instincts grossiers, des esprits obscurs, des âmes haineuses, des volontés lâches, et qu’il faudra sans cesse animer, éclairer, apaiser, pour qu’elle soit digne d’elle-même et que la terre soit dans l’espace un joyau de lumière, de force et de douceur.

Interroger le mystère du monde…

Mais, au-delà même de l’humanité, l’homme affranchi s’associera à l’univers. L’avènement du socialisme sera comme une grande révélation religieuse. Que l’humanité, sortie de la planète obscure et brutale, ait pu se hausser enfin à la justice et à la clarté ; que, par l’évolution de la nature, l’homme se soit élevé au-dessus de la nature même, c’est-à-dire au-dessus de la violence et du conflit ; que du choc des forces et des instincts ait jailli l’harmonie des volontés, quel prodige ! Et comment l’homme ne se demanderait-il pas s’il n’y a point au fond des choses un mystère d’unité et de douceur et si le monde n’a pas un sens ? La religion est une conception générale et vivante de l’univers qui, au lieu de guider quelques esprits et de se prêter à quelques jeux de spéculation, émeut, pendant toute une période de l’histoire, toute une portion de la race humaine. C’est comme une prise de possession familière du monde par l’humanité.
[...] Demain, au contraire, l’humanité, affranchie par le socialisme et réconciliée avec elle-même prendra conscience en sa vivante unité de l’unité du monde, et interprétant à la lumière de sa victoire l’obscure évolution des forces, des formes, des êtres, elle pourra entrevoir, comme en un grand rêve commun de toutes ses énergies pensantes, l’organisation progressive de l’univers, l’élargissement indéfini de la conscience et le triomphe de l’esprit. La révolution de justice et de bonté accomplie par cette portion de nature qui était hier l’humanité, sera comme un appel et un signal à la nature elle-même. Pourquoi ne tendrait-elle pas tout entière à sortir de l’inconscience et du désordre, puisqu’elle a pu, en l’humanité, arriver à la conscience, à la lumière et à la paix ? Ainsi, du haut de sa victoire de justice, l’humanité laissera tomber au plus profond de l’abîme des choses une parole d’espérance, et elle écoutera monter vers elle l’écho de l’universel désir tout plein de pressentiments.

Le droit absolu à la pensée libre

Mais quelle que soit la tendance de l’homme nouveau à s’agrandir de toute la vie humaine et de toute la vie du monde, c’est l’individu qui restera toujours à lui-même sa règle. C’est par un acte libre qu’il se donnera aux autres hommes ; il ne se laissera ravir par aucune violence le droit de se donner. Et il demandera toujours à l’univers comme aux hommes le respect de sa liberté intérieure. Il n’acceptera d’autre idéal suprême que celui qui, tout en assurant l’unité du monde, établira l’énergie, et consacrera l’autonomie des individus. En recevant du socialisme le droit absolu à la pensée libre et un droit indestructible de propriété, l’homme peut entrer dans la communauté sociale, il peut entrer aussi dans la communauté de l’univers ; il ne risque ni d’être absorbé ni de se dissoudre. Il est prêt à s’harmoniser à un système de forces toujours plus vaste, il est prêt à collaborer à une œuvre toujours plus lointaine et plus haute ; mais il reste un centre autonome de pensée et d’action ; il peut affronter la puissance de la communauté humaine et le mystère du monde. Il est à jamais impénétrable à toute force d’oppression ou de dissolution.

jean Jaurès



 
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