L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre.
Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.
Sommaire:
A) Alain Prochiantz, Collège de France : "Les choix budgétaires en matière R&D publique et privée sont désastreux" - Le Nouvel Economiste - Propos recueillis par Patrick Arnoux
B) Innovation de Wikiberal
C) Power to the user: comment l’innovation remet la technologie dans les mains des utilisateurs - Philippe Silberzahn
A) "Les choix budgétaires en matière R&D publique et privée sont désastreux"
Pour le chercheur-enseignant-patron de cette institution atypique, il faut créer les conditions
matérielles et financières pour que la recherche en France reste une activité valorisée et
attractive. Nous n’en prenons pas le chemin.
Cénacle de beaux esprits, loin des paillasses et des souris, les vastes bureaux et salons de
boiseries blondes de l’administrateur du Collège de France viennent d’accueillir, il y a
quelques semaines, un biologiste intime de ces labos travaillant sur les organismes vivant. Il
est le nouveau “patron” d’un ensemble choisi de professeurs à la carrière prestigieuse
enseignant dans toutes les disciplines – scientifiques ou littéraires – dans des amphithéâtres où
se côtoient l’homme de la rue et le super-chercheur distingué. Au-delà du rayonnement de
cette institution qu’il veut démultiplier grâce au numérique, c’est l’état actuel de la recherche
en France qui suscite de sa part une véritable alarme. Indigné par la situation matérielle
“catastrophiques” accordée aux chercheurs, au nom de la compétitivité de l’économie et des
stratégies d’innovation, il plaide avec fougue pour une amélioration sensible de leur
traitement et moyens. Tous les pays qui ont l’intention d’exister dans les années qui viennent
augmentent leur investissement en recherche et développement (R&D). Ainsi, l’Allemagne
l’a fait passer ces 20 dernières années de 2,25 % à 3 % de son PIB. La France, contrairement
aux recommandations du traité de Lisbonne de 2000, en est restée au même pourcentage ,très
insuffisant, de 2,25 %. Conséquence : nos voisins allemands investissent 30 % de plus que
nous dans le secteur global de la R&D (public et privé), soit un différentiel de 16 milliards par
an pour un PIB français de 2000 milliards.
“Nos voisins allemands investissent 30 % de plus que nous dans le secteur global de la
R&D (public et privé), soit un différentiel de 16 milliards par an ”
Ces 2,25 % se répartissent à peu près en 1,4 % pour le secteur privé et 0,8 % pour le secteur
public. Il serait nécessaire que la part du public passe à 1 % – soit environ 4 milliards de plus
– et celle du privé à 2 %, soit à 12 milliards supplémentaires. Ce déficit d’investissement est
préoccupant, car l’innovation, que précède la recherche, est indispensable pour que l’offre des
entreprises ait un contenu adapté à une demande de plus en plus avide de technologie. La
baisse de compétitivité de notre industrie est donc en partie explicable par la politique de
R&D menée en France depuis au moins 1995.
Les relations Recherche publique et privée
Les relations entre la recherche publique et celle du privé, en principe fondamentale pour
l’une et appliquée pour l’autre, sont très importantes. Pour la recherche publique, une très
grande liberté est nécessaire car la programmation y est difficile, voire illusoire.
D’expérience, nous savons que des découvertes qui peuvent sembler ésotériques et sont d’un
coût minime, se révèlent parfois sources d’innovations révolutionnaires d’intérêt sociétal et
économique important.
“Des découvertes qui peuvent sembler ésotériques et sont d’un coût minime, se révèlent
parfois sources d’innovations révolutionnaires d’intérêt sociétal et économique
important”
Pour le privé, les grands groupes mènent toujours – ou presque – une recherche forte, mais
elle peut être localisée, dans des proportions variées, en France ou à l’étranger. Par exemple,
Sanofi a considérablement investi dans la région de Boston, un des grands sites mondiaux
aujourd’hui pour la biologie, et ce n’est pas uniquement pour des raisons fiscales, même si ces
raisons peuvent compter. Les investissements des petites et moyennes entreprises (PME) et
des très petites entreprises (TPE) sont aussi très utiles pour augmenter la technicité de leur
offre. Un exemple important de TPE est celui fourni par les start-up souvent créées par des
chercheurs ou anciens chercheurs à partir de brevets pris par les laboratoires publics. Cela
représente toutefois une goutte d’eau et ces initiatives, de plus en plus fréquentes, ne sont pas
assez aidées, en particulier au niveau de ce qu’on appelle la preuve du concept ; d’autres
disent la “vallée de la mort”.
Le fléchage du crédit d’impôt recherche
On doit donc plaider pour un crédit impôt recherche (CIR) concentré sur les PME, TPE et
start-up, plus les grands groupes, français ou étrangers, qui investissent en France dans le
secteur R&D. En revanche, on ne voit pas à quel titre des groupes qui n’investissent pas en
France, voire s’en désengagent pour investir à l’étranger, pourraient en être bénéficiaires. Le
résultat global est que le passage du CIR à près de 7 milliards par an n’a pas fait bouger d’un
dixième de pour cent les investissements en R&D, malheureusement.
“Le passage du CIR à près de 7 milliards par an n’a pas fait bouger d’un dixième de
pour cent les investissements en R&D, malheureusement”
Cela a été rappelé par la Cour des comptes et n’est pas acceptable, sauf à dire ouvertement
que le CIR est un outil d’optimisation fiscale avant d’être une incitation à l’investissement en
R&D. Pour comparaison, la dotation d’État au Centre national de la recherche scientifique
(CNRS) est de 2,5 milliards, plus 1 milliard de fonds propres toutes disciplines confondues,
avec les salaires des 24 300 agents permanents et 9 400 contractuels inclus.
Les rapports entre le monde académique et économique
Les liens entre le monde académique et celui de l’entreprise sont essentiels. Pas seulement
parce que les recherches fondamentales sont le plus souvent en amont des innovations
industrielles, mais surtout parce que les industriels préfèrent investir là où il y a un milieu
intellectuel très riche et du personnel très bien formé grâce à une recherche académique de
très haut niveau.
“On ne favorisera pas le rapprochement nécessaire entre les deux mondes – la recherche
et l’innovation – en asséchant financièrement la recherche publique”
Dans la région de Boston, on trouve le MIT et Harvard, et des centres de recherche
industrielle et de jeunes entreprises – en particulier de biotechnologies – y poussent comme
champignons à l’automne. Une recherche académique d’excellence crée un milieu intellectuel
attractif (les industriels ne sont pas des idiots) et forme une main-d’œuvre extrêmement
qualifiée qui trouve des débouchés dans le secteur de l’innovation. On ne favorisera pas le
rapprochement nécessaire entre les deux mondes – la recherche et l’innovation – en asséchant
financièrement la recherche publique, espérant qu’elle va ainsi se mettre à travailler pour le
secteur du développement. Cette politique a été menée par tous les gouvernements français,
indépendamment leur couleur politique. Cela ne marche pas comme ça ! Les relations entre
recherche et développement sont beaucoup plus intimes quand d’anciens doctorants formés
par les laboratoires publics vont travailler dans un laboratoire privé. Voilà comment l’on fait
des rapprochements fructueux, pas en provoquant des mariages forcés fondés sur la pénurie.
Les universités et les Grandes écoles
En comparaison avec la plupart des grands pays, en France, le diplôme de Docteur
d’université est peu valorisé et peine à être pris en compte dans les conventions collectives.
Sans oublier le problème des élites, les recrutements se faisant souvent par relation, via des
associations d’anciens élèves (polytechniciens, normaliens, énarques,...) plutôt que sur le CV
d’un docteur ayant fait une thèse dans un bon laboratoire. Tant que cela durera, on aura
beaucoup de mal à rapprocher la recherche académique de l’industrie privée et à faire entrer
une culture de la R&D dans l’une comme dans l’autre. Ce qui ne justifie pas les discours
plaidant pour la suppression des grandes écoles ou leur mise sous tutelle universitaire. Il est
vrai que les grandes écoles devraient avoir un secteur recherche beaucoup plus développé.
Mais ce ne sont pas leurs 80 000 étudiants qui empêchent le développement d’une recherche
universitaire, et surtout sa prise en compte par l’industrie. Il est clair que l’on n’investit pas
assez dans l’université. Mais on ne résoudra pas le problème en supprimant les grandes écoles
qui ont fait la preuve de leur efficacité, même si y introduire plus de recherche est une
urgence.
Le politique et la recherche
Pour les politiques français, à l’exception du général De Gaulle, la recherche n’est jamais une
priorité budgétaire, alors qu’elle devrait l’être pour tout gouvernement qui a le souci des
générations futures. Tout autant que le CIR, le Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE)
aurait pu être assujetti à un certain niveau d’investissement dans le développement. Des
exemples démontrent ce manque d’intérêt. On abandonne 900 millions en supprimant les
portiques de l’écotaxe, on réduit la TVA des restaurateurs à 5 % – 3,5 milliards de manque à
gagner pour l’État – pour la remonter à 10 % ensuite, abandonnant ainsi 2 milliards, chiffres à
comparer aux 2,5 milliards de dotation du CNRS. On doit s’affliger de ces choix de court
terme, parfois dictés par la crainte des lobbys ou favorisant des professions “vecteurs
d’opinion”. Les chercheurs sont des gens bien élevés peu enclins aux actions violentes dont
on sait qu’ils n’arrêteront jamais de travailler, mais le problème est surtout qu’ils puissent
continuer leur travail. Ces choix budgétaires sont désastreux, car vous ne ferez jamais venir
des chercheurs ambitieux en leur disant qu’ils vont jouer en ligue 2. Ils partiront ailleurs, vers
d’autres métiers ou à l’étranger, même s’ils ont été formés, excellemment et à grands frais, en
France. L’importance de la recherche pour la production de connaissances nouvelles et ses interactions avec le système éducatif doit faire comprendre que ce qui est ici en jeu, c’est
notre existence symbolique, économique, voire – à plus long terme – politique.
Rappel: “On ne favorisera pas le rapprochement nécessaire entre les deux mondes – la recherche
et l’innovation – en asséchant financièrement la recherche publique”
Ils partiront, car nous constatons déjà des départs. Le milieu scientifique est un milieu
extraordinairement international. Il ne s’agit pas là de chauvinisme car il est sain que des
Français partent, à la condition qu’ils reviennent ou que des étrangers de talent arrivent, attirés
par notre excellence. Les chercheurs qui peuplent nos laboratoires font face à une compétition
internationale qui prend en compte la formation, les salaires et la qualité de l’outil de travail.
Si l’on veut que les jeunes formés dans de très bons laboratoires en France – encore
cinquième ou sixième puissance scientifique au niveau mondial selon les chiffres de
l’Observatoire des Sciences et des Techniques (2014) – y fassent carrière, il faut non
seulement leur donner accès aux outils de recherche les plus performants, mais aussi les payer
correctement. Tel n’est pas le cas. Dix ans après le début de leur travail de thèse, s’ils ont de
la chance, les jeunes chercheurs auront un poste dans un organisme de recherche ou dans une
université avec un salaire de 2 000 à 2 500 euros nets par mois, puis une carrière de
fonctionnaire. Le format classique d’une carrière de chercheur, c’est : une thèse dans un
laboratoire en France, un stage postdoctoral de plusieurs années (entre 2 et 5 ans), le plus
souvent à l’étranger, puis le parcours du combattant pour trouver un poste dans un grand
établissement de recherche comme le CNRS, à l’université ou dans l’industrie, dont j’ai
rappelé à quel point elle était frileuse pour l’embauche de Docteurs d’université. Pourtant, ils
sont recherchés dans le monde entier. Pas plus que la plupart de mes collègues, je n’ai de
problème pour placer mes anciens étudiants dans les meilleurs laboratoires aux États-Unis, en
Grande-Bretagne, en Allemagne ou en Suisse. Mais quand ils ont comme perspective de
démarrer à trente-cinq ans avec les salaires indiqués, on comprend qu’ils peuvent choisir
l’exil ou un autre métier. Les chercheurs – comme les professeurs – sont moins bien payés en
France que dans nombre de pays développés, dont l’Allemagne, notre référence européenne.
Or ils ont l’habitude de voyager et sont partie prenante d’une société scientifique
internationale. Ils vont là où ils peuvent s’épanouir et se réaliser, dans une activité fondée
pour une grande part sur la curiosité et la passion. Une fois partis, on peut espérer qu’ils
reviennent, mais il faut créer les conditions matérielles et financières pour que la recherche en
France reste une activité valorisée et attractive. Nous n’en prenons pas le chemin.
Le décrochage irréversible
C’est aussi une question de culture. Du fait de sa culture scientifique très forte et très
ancienne, la France garde un excellent niveau. Mais si nous décrochons sur le plan culturel,
celui de la qualité et du nombre des enseignants et des chercheurs qui non seulement
produisent le savoir mais le transmettent, il n’y aura pas de retour possible. Le décrochage
sera irréversible. Or quand une génération de chercheurs part à la retraite, si entre-temps, de
jeunes talents n’ont pas été attirés dans la recherche, on perd le fil culturel. On ne remonte pas
aisément cette pente-là. Il est urgent d’embaucher dans la recherche académique des
chercheurs plus jeunes à des salaires plus élevés. Soit deux ou trois ans après la soutenance de
leur thèse, au lieu des 5 à 10 ans aujourd’hui. À des salaires plus élevés, soit autour de
3 000 euros de salaire net par mois, ce qui, à 30 ans et à ce niveau de compétence, est
raisonnable, mais cesse de l’être quelques années plus tard. Créer cet appel d’air vers les
métiers de la recherche est une priorité.
“Si nous décrochons sur le plan culturel, celui de la qualité et du nombre des enseignants
et des chercheurs qui non seulement produisent le savoir mais le transmettent, il n’y
aura pas de retour possible”
Les politiques, surtout les ministres de l’Enseignement supérieur et de la Recherche en
conviennent, mais répondent “on n’a pas d’argent”, ou plus exactement “Bercy ne veut pas” !
Cela prêterait à rire si ce n’était si grave, car cela ne coûte pas grand-chose à l’échelle du
budget d’un grand pays. Un jeune chercheur aujourd’hui coûte 55 000 euros par an, charges
comprises. 1 000 chercheurs de plus ne coûteraient jamais que 55 millions par an.
Les idées fausses sur la recherche académique
Il faut rendre une grande liberté à la recherche publique, non seulement parce que la plupart
des découvertes importantes ne sont pas programmables, mais aussi parce que c’est le moyen
le plus efficace pour attirer les meilleurs chercheurs. Cette liberté a été rognée récemment par
deux idées fausses. La première est qu’en incitant la recherche publique à s’orienter vers les
applications, on va la rapprocher de l’industrie. En réalité, c’est tout le contraire, les
industriels préférant investir dans les régions où la recherche fondamentale est forte. La
deuxième est que la recherche académique doit répondre à la demande sociale dans des délais
courts. Logique qui a conduit l’Agence nationale de la recherche (ANR) à aligner ses objectifs
sur ceux de l’agenda 2020 de la Communauté européenne. Cette démarche, dont la logique est
celle d’un “business plan”, défavorise des domaines qui ne semblent pas rapidement “porteurs
d’avenir sociétal” aux décideurs.
“En incitant la recherche publique à s’orienter vers les applications, on va la rapprocher
de l’industrie. En réalité, c’est tout le contraire”
Pire, elle ne marche pas pour les domaines qu’elle voudrait favoriser. Certes, si les
scientifiques constatent que le pays décroche dans des domaines importants – par exemple, en
France aujourd’hui, la biologie synthétique –, il est nécessaire d’inciter les recherches dans
ces directions. Mais pour le reste, il faut prendre le risque de la curiosité et de l’intelligence.
Quel “plan cancer”, quel “plan Alzheimer” aurait financé des travaux sur la variation des
couleurs des grains d’un épi de maïs ou des pétales du pétunia ? Et pourtant, ces recherches
ont conduit à la découverte de l’instabilité des génomes et à celle des ARN interférents aux
conséquences incalculables dans le domaine des pathologies. Voilà pourquoi l’essentiel des
recherches doit être laissé à l’appréciation des scientifiques, à partir du moment où ils sont
bons. C’est comme cela qu’on avance ! Ce n’est pas cher (20 milliards d’euros si on atteint
1 % du PIB), et à plus ou moins long terme, c’est indispensable à notre existence symbolique,
notre compétitivité économique, notre survie politique.
La programmation contractuelle de la recherche
L’Agence de financements de projets de recherche -ANR- a été créée dans le contexte d’une
méfiance vis-à-vis des grands établissements publics comme le CNRS, en dépit du rôle décisif
qu’ils ont joué dans notre maintien dans la cour des grands pays scientifiques. Elle répond à
une logique de programmation contractuelle de la recherche qui n’a pas bonne presse à
gauche, mais qui s’est révélée très utile dès lors que les 2/3 des contrats étaient “blancs”, non
ciblés sur des objectifs sociétaux. Elle est la sœur jumelle de la DFG allemande dotée de
2 milliards d’euros. La très récente réduction de son budget de 800 millions à 500 millions et
son alignement sur l’agenda 2020 de la Communauté européenne sont donc une catastrophe.
Non compensée par les financements pérennes, cette réduction a mis certaines équipes à l’os !
Beaucoup se sont félicités de la mise en cause de l’ANR. À gauche, à cause son côté
contractuel, à droite par crainte de son aspect équitable. Aujourd’hui, la recherche est très
souvent organisée en instituts, centres ou départements, constitués de plusieurs équipes
indépendantes recrutées sur appel d’offres international par des jurys internationaux, et
utilisant des plateformes technologiques mutualisées. Ces centres sont dirigés par des
responsables d’équipe, le plus souvent un chercheur qui a un peu de “bouteille”. L’avantage
de l’ANR est qu’une partie du financement ne passe plus par ce seul directeur, mais par des
appels d’offres compétitifs. Donc pour 50 à 75 % de leur budget de fonctionnement, toutes les
équipes sont à égalité, sans dépendance vis-à-vis du directeur qui lui aussi doit être compétitif.
Ce mécanisme casse le mandarinat tout en étant élitiste, ce qui – évidemment – explique
l’hostilité réunie des mandarins et des syndicats qui ont poussé à la réduction des crédits de
l’ANR, avec en prime – du fait de la politique gouvernementale – la réduction des
programmes blancs.
“Beaucoup se sont félicités de la mise en cause de l’ANR. À gauche, à cause son côté
contractuel, à droite par crainte de son aspect équitable”
Ce côté élitiste n’est réel que si le budget est faible. Supposons qu’il soit de 1,5 milliard
d’euros permettant de sélectionner chaque année 20 % à 25 % des demandes pour des contrats
de 3 à 4 ans, on voit immédiatement qu’à l’équilibre, 60 à 80 % des équipes sont financées.
Les autres peuvent avoir recours à d’autres financements ou bénéficier de la solidarité des
équipes financées. Et si certaines doivent disparaître – très peu – du fait d’une qualité
insuffisante, qui s’en plaindra ? On voit donc que ce financement, s’il est “blanc”, assure la
liberté et l’équité et permet une solidarité et des échanges ouverts entre les équipes. A
contrario avec un taux de succès divisé par 3 – les 500 millions d’euros actuels – et des
programmes ciblés, c’est non seulement la fin de l’équité – le directeur pèse de tout son poids
dans la distribution des crédits – et de la liberté, mais aussi l’installation de la guerre au sein
d’un même centre.
Le caractère unique du Collège de France
Le Collège de France n’est pas une maison comme les autres. Créé en 1530, il recrute à la fois
des professeurs dont l’élection est l’aboutissement d’une carrière extraordinaire, mais aussi
d’autres, certes excellents, mais qui pensent un peu “à la marge”. Un risque, mais le Collège
de France n’est pas l’Institut de France dont la coupole abrite les cinq académies, et ce risque
assumé est nécessaire. Sinon, le Collège pourrait se transformer en assemblée de “notables” ;
ce ne serait pas honteux, mais ce n’est pas sa vocation. Cette tradition n’empêche pas
l’introduction de changements importants. L’un d’entre eux a consisté à créer des chaires
annuelles ou pluriannuelles de professeurs invités. L’enseignement qu’elles prodiguent
permet d’agrandir et de diversifier notre offre intellectuelle au-delà de celle des chaires
pérennes, dont les contraintes sont incompatibles avec l’activité “hors Collège” des titulaires
de chaires temporaires. Sans parler de la difficulté, du fait des conditions matérielles actuelles
de l’exercice de nos métiers, d’attirer des chercheurs étrangers de haut niveau. L’année
dernière, par exemple, nous avons reçu le sculpteur Tony Cragg sur une chaire de création
artistique, et nous avons actuellement dans nos murs Thomas Sterner, un économiste suédois
qui enseigne dans le cadre de la chaire “Développement durable - Environnement, énergie et
société” soutenue par le groupe Total. En janvier, nous accueillerons pour un an le Professeur
Sahel, titulaire la chaire annuelle “Innovation technologique” subventionnée par la Fondation Bettencourt-Schueller. Une chaire annuelle “Informatique et sciences numériques” accueille
aussi chaque année un spécialiste éminent du domaine, avec l’aide de l’Inria.
“Créé en 1530, il recrute à la fois des professeurs dont l’élection est l’aboutissement
d’une carrière extraordinaire, mais aussi d’autres, certes excellents, mais qui pensent un
peu “à la marge”
Professer ici est difficile, car il faut le faire au plus haut niveau tout en étant compréhensible
par tous. En effet, notre enseignement, non diplômant, est ouvert à tout public, depuis le
chercheur spécialisé dans le domaine, jusqu’à “l’homme de la rue” ; ce public exigeant, qui
suit les cours dans les amphithéâtres mais aussi, et de plus en plus, sur Internet, veut savoir ce
qui a été découvert très récemment. C’est le fabuleux défi d’enseigner la recherche “en train
de se faire”, avec une liberté totale du contenu de l’enseignement mais l’obligation de le
changer tous les ans, ce qui représente une difficulté extrême.
Le grand défi numérique
Nous avons énormément investi dans le numérique afin de donner la possibilité de suivre les
cours du Collège de France par Internet. Tout est filmé, traduit en anglais pour la plupart des
cours, en chinois pour certains d’entre eux. Mais cet outil numérique n’est pas encore à son
optimum. Nous avons l’ambition de fabriquer des objets numériques – pas simplement des
cours filmés qui ne sont pas pensés pour le numérique. Un cours, c’est du théâtre vivant, du
spectacle. Nous allons y travailler afin de fabriquer ces objets et les mettre à la disposition de
tous les publics, les curieux, mais aussi ceux qui voudraient les utiliser à des fins variées,
culturelles évidemment, mais aussi pédagogiques. Bref, il s’agit de produire des contenus de
la plus haute exigence intellectuelle et de les mettre à la disposition de tous, en France comme
à l’étranger, et pas seulement des auditeurs qui fréquentent les amphithéâtres. Cela correspond
à notre mission, mais demande des compétences nouvelles et des financements considérables.
Actuellement, les téléchargements se comptent en millions. Mais nous avons initié une étude
plus analytique de l’écoute sur Internet pour affiner notre politique. Quel genre de cours
intéresse le plus le public ? Quelle est la durée de visionnage ou d’écoute ? Les traductions en
anglais sont-elles suivies ? Quels sont les publics en termes de tranche d’âge, de nationalité,
de catégorie sociale, etc. ? Seul l’administrateur connaît la fréquentation réelle des cours. Et
cette information ne sera jamais divulguée. Car le Collège de France ne se dirige pas à
l’audimat.
La recherche au Collège de France
Si notre enseignement est fondé sur la recherche, notre mission est aussi de développer cette
dernière. Certains professeurs peuvent mener leurs travaux à l’extérieur du Collège de France,
même s’ils y enseignent. Jean-Marie Lehn, prix Nobel de chimie, a son laboratoire à
Strasbourg ; Claude Cohen-Tannoudji, prix Nobel de physique, a longtemps travaillé à l’École
normale, tout comme Serge Haroche, lui aussi prix Nobel de physique. Jadis François Jacob et
Jaques Monod, prix Nobel de médecine, aujourd’hui Philippe Sansonetti, Christine Petit et
Jean-Pierre Changeux, sont à l’Institut Pasteur, Alain Fisher à Necker, Stanislas Dehaene au
CEA, Edith Heard à l’Institut Curie. Mais il y a aujourd’hui du nouveau dans le domaine des
sciences expérimentales : grâce à d’importants travaux de rénovation, nous avons ouvert en
2009 près de 8 000 m2 de laboratoire en biologie, qui s’ajoutent à un autre bâtiment en cours
de restauration, et nous venons d’ouvrir encore 10 000 m2 de laboratoires en physique et en
chimie. Du côté des sciences humaines et sociales, le Collège mène d’importants travaux de rénovation de l’Institut des civilisations qui vont démarrer pour une période de 3 ans, ce qui
permettra aux professeurs et à leurs équipes de travailler dans d’excellentes conditions, avec
des postes de travail nouveaux, d’accueillir de nouvelles équipes dans des bibliothèques
agrandies et mutualisées, et de développer une politique active de numérisation des ouvrages
et de développement des humanités numériques. Cette opération est soutenue par l’État, la
région Île-de-France et le Collège, qui lui-même y engage 8 millions de fonds propres dont
une part est recueillie à travers sa fondation. Les nouveaux bâtiments de biologie, chimie et
physique ont nécessité des investissements de l’ordre de 60 millions d’euros de la part de
l’État, mais avec une contribution du Collège, une participation de la région et l’apport de
dons privés, non seulement pour la rénovation des bâtiments, mais aussi pour l’équipement
des laboratoires.
“La dotation du Collège de France n’ayant pas augmenté pour faire face à ces nouvelles
charges, il nous faut aller chercher les financements auprès des donateurs privés”
Cela nous a permis de développer la recherche sur le site du Collège de France avec l’arrivée
de Serge Haroche, Jean Dalibard et Antoine Georges en physique, de Marc Fontecave,
Clément Sanchez et Jean-Marie Tarascon en chimie, de Hugues de Thé et moi-même en
biologie. Tous réinvestissent ces locaux et montent des instituts de recherche attirant de
jeunes équipes recrutées sur appel d’offres international et par des jurys internationaux. C’est
ainsi que la physique vient de recruter 3 jeunes équipes et que la biologie en a accueilli 18
depuis 2011. Mais l’investissement de 60 millions en surface de laboratoire et bibliothèque
suppose un coût annuel d’entretien, sans compter le coût de la recherche, d’environ 3 millions
d’euros. La dotation du Collège de France n’ayant pas augmenté pour faire face à ces
nouvelles charges, il nous faut aller chercher les financements auprès des donateurs privés, et
certains sont très généreux, en premier lieu la Fondation Bettencourt-Schueller. Mais ce n’est
pas là une tradition française et ces dons, très insuffisants, ne peuvent se substituer à une
augmentation de notre budget récurrent qui doit financer notre mission de service public. Ce
n’est pas le cas du seul Collège de France, mais parce qu’il se considère comme le navire
amiral de la recherche et de l’enseignement en France, celui-ci a le devoir, par-delà ses
propres difficultés financières, de rappeler que le financement de la recherche et de
l’enseignement ne constitue pas une dépense, mais bien un investissement. Faute d’un
véritable sentiment d’urgence, on tarde à en tirer les conséquences budgétaires. Sans
changement de politique, nous finirons par perdre notre rang et remonter la pente sera
difficile, voire impossible.
Alain Prochiantz
Bio express Savant, prof et patron
Diplômé de l’École normale supérieure, Alain Prochiantz choisit après sa thèse la
neurobiologie, puis devient directeur de recherche au CNRS. Il prend ensuite la direction du
département de Biologie de l’École normale supérieure, puis devient titulaire de la chaire
“Processus morphogénétiques” du Collège de France en 2007, dont il est élu administrateur
en 2015. Auteur de nombreux articles et d’une dizaine de livres sur le cerveau, ce
neuro-scientifique réputé est aussi membre de l’Académie des sciences, et préside le comité de
la recherche de la Fondation pour la recherche médicale (FRM).
B) Innovation de Wikiberal
L'innovation est un concept qui est malheureusement largement
confondu dans le langage grand public avec celui de l'invention. Or, ces
deux termes complémentaires sont strictement bien différents.
L'invention se rattache à la création d'un produit ou d'une idée.
L'invention technologique est brevetable, celle des idées ne l'est pas.
Depuis Joseph Schumpeter, dans son ouvrage, "Capitalisme, socialisme et démocratie",
nous savons que ce ne sont pas les inventions mais les innovations qui
engendrent le développement économique. L'innovation peut être
interprétée comme l'application économique et discursive[1] d'une invention ou d'une novation d'idées. Ainsi, l'innovation est un concept beaucoup plus large que celui de l'invention.
La théorie évolutionniste de l'innovation
Selon la théorie évolutionniste du sentier de dépendance,
le développement de la science et de la technologie est intégré dans
des contextes d'utilisation spécifiques qui déterminent la direction et
le calendrier de l'innovation. Les inégalités entre les chemins
d'apprentissage dans les différents domaines d'expertise technologiques
génèrent différentes structures de coûts et, a fortiori, produit de l'incertitude dans l'adoption et le développement des nouvelles technologies. La littérature économique sur l'innovation[2] a identifié le phénomène du processus de l'innovation, qui tout en se développant, s'inscrit comme un « modèle dominant ».
E. Rogers considère que la diffusion d’une innovation dans une
population suit le tracé d'une loi normale. Le segment des récepteurs
précoces est essentiellement composé de leaders d’opinion.
En général, les premiers "early adopters" correspondent à 16 % de la
population. Il y a alors de fortes pressions à la conformité avec
celui-ci qui s'exercent sous formes de fortes pressions psychologiques
(initié par des groupes dominants) et par des pressions sociales
(acquisition de légitimité de l'innovation). Les théoriciens
néo-institutionnels de l'organisation (Paul DiMaggio et Walter Powell[3])
indiquent qu'il existe des pressions vers un isomorphisme, c'est à dire
une similarité de comportements et de stratégies au sein des
entreprises qui composent l'industrie. Trois types de forces
occasionnent cette similarité.
- L'isomorphisme coercitif : les sanctions sociales ou les lois
ont un effet exogène qui imposent une certaine forme de structure et de
stabilité. Les entreprises au sein de l'industrie adoptent des
structures et des comportements similaires en réponse à cette coercition
partagée.
- L'isomorphisme mimétique : les entreprises observent la
structure et la performance de l'autre (par exemple, par une analyse
comparative). Les entreprises qui réussissent au sein de l'industrie
adoptent des structures et des comportements similaires parce qu'elles
tentent de copier les succès de leurs rivaux, souvent en réponse à des
environnements avec des incertitudes élevées.
- L'isomorphisme normatif : les valeurs sont socialisées à
travers les organisations en dehors des entreprises (par exemple, par
les associations professionnelles) pour encourager l'adoption de
caractéristiques structurelles sélectionnés. Les entreprises au sein de
l'industrie adoptent des structures et des comportements similaires
parce que leurs gestionnaires adhèrent aux valeurs et aux normes
professionnelles partagées par les responsables d'autres entreprises
(fournisseurs, clients, concurrents, et les organismes publics et
para-public de réglementation).
Les formes de l'innovation
Selon Joseph Schumpeter, l'innovation est un processus de destruction créatrice, donnant l'impulsion fondamentale au développement économique. Il a fourni les cinq cas suivants du concept de l'innovation :
- (1) Un nouveau bien ou une nouvelle qualité d'un produit
- (2) De nouvelles méthodes et procédés de production et de distribution
- (3) L'ouverture d'un nouveau marché
- (4) De nouvelles ressources
- (5) De nouvelles formes d'organisation
L'innovation est un processus de création destructrice. Elle a un
effet déstabilisant sur l'économie et sur l'emploi en affaiblissant
l'attractivité d'autres produits ou services. Jean Fourastié, en 1963, dans son livre, le grand espoir du XXè siècle, tout comme Alfred Sauvy[4], présentant sa théorie du déversement,
montrèrent que le progrès technique est la source de la croissance
économique et de la création d'emplois. L'innovation fait certes
disparaître des entreprises, des procédés de production et des métiers
qui y sont liés. Mais, en même temps, elle fait apparaître de nouvelles
entreprises, de nouveaux procédés, de nouveaux métiers et de nouveaux
emplois[5].
Dans l'histoire de l'humanité, l'innovation a toujours été globalement
créatrice nette d'emplois. L'innovation est un moteur très important
lors de la naissance des technologies du XXe siècle.
Dans le cas de l'innovation de rupture (par exemple, les fibres
synthétiques, les lampes à incandescence, le micro-ordinateur), une
véritable création est à l'origine de l'innovation. Mais, dans d'autres
cas, il peut s'agir d'une simple modification d'un produit ou d'un
procédé. certaines innovations proviennent d'une transposition et d'une
adaptation d'une technologie appliquée dans une autre industrie. Par
exemple, le système de freinage de la navette spatiale européenne fut
adaptée à l'industrie automobile pour la conception des freins ABS.
Alliée à une politique marketing, l'innovation permet de relancer un
produit voire un métier. Par exemple, la société Microsoft lance sur le
marché tous les deux ans une nouvelle version d'exploitation Windows.
La recherche de l'innovation, pour un entrepreneur, est une recherche d'un avantage concurrentiel durable en saisissant des opportunités. Sur un marché en concurrence, voire en hypercompétition, l'innovation fournit à l'entreprise un monopole provisoire. Ce monopole
est temporaire car le marché en concurrence va faire émerger tôt ou
tard, un autre entrepreneur qui va mettre au point, à son tour, une
innovation pour attirer les mêmes acheteurs. Il serait illusoire de
considérer que l'origine de l'innovation provient toujours du côté de
l'entreprise et des ingénieurs. Eric Von Hippel a montré l'importance des consommateurs et des groupes de communautés utilisateurs qui ont un rôle important dans l'innovation.
Empiriquement, on observe que l'innovation débouche sur un
raccourcissement de la durée de vie des produits et à la prolifération
des segments d'un même produit. Par exemple, l'entreprise ne fabrique
plus un meuble pour s'asseoir, elle fabrique des canapés, des fauteuils,
des chaises, des poufs, etc, en différentes couleurs et en différents
designs. La production se complexifie sur des unités de produits de plus
en plus nombreuses posant des problématiques sur l'effet d'expérience,
les économies d'échelle et l'effet d'apprentissage.
Les efforts d'investissement pour l'innovation
L'innovation repose généralement sur un effort de recherche et
développement (R & D) dépendant de la recherche fondamentale
(nouvelles connaissances théoriques), de la recherche appliquée
(application nouvelle de connaissances théoriques) et du développement
(prototypage de produits). Au niveau d'un pays, on prend souvent
l'habitude d'analyser le niveau d'innovation prospective en fonction de
certains critères (dépenses de recherche en pourcentage du PIB, nombre
de chercheurs pour 1000 actifs ou nombre de brevets déposés).
La part des dépenses de recherche en pourcentage du PIB se situe
pour les pays développés entre 2 et 3 % du PIB. La France est située
légèrement au-dessus du niveau de 2%, devancée par l'Allemagne, les Etats-Unis et loin derrière le Japon caracolant en tête avec presque 3% du PIB consacré aux dépenses de recherche.
En comparaison, également, le nombre de chercheur varie de 5 à 10 pour mille pour l'ensemble des pays développés. La France et l'Allemagne ont presque le même niveau (6 pour 1000), largement dépassés par les Etats-Unis ou le Japon (entre 9 et 10 pour mille).
En ce qui concerne les brevets, les japonais déposent 30 fois plus de brevets que les français.
La réussite de l'innovation dans une organisation implique la présence de ressources de capacités ce qui en fait un avantage concurrentiel durable. Ces ressources proviennent de la flexibilité des structures, donc de la complémentarité ou de la substituabilité du capital, l'efficacité de ses systèmes d'information et de décision et de son organisation entrepreneuriale (mise en confiance des intrapreneurs).
Le financement de l'innovation est avancé souvent comme le
premier obstacle à l'innovation. Quelquefois, le regroupement
d'entreprises en coopétition (entreprises en concurrence directe) ou des
alliances inter-entreprises avec des partenaires verticaux (clients,
fournisseurs) permet une coopération en recherche et développement afin
de partager des charges qui ne seront rentabilisées qu'à moyen terme.
Certaines entreprises collaborent avec les laboratoires de recherche
financés par les impôts. Diverses solutions sont présentes pour faire
face au coût de l'innovation. En France, l'ANVAR a pour mission de
faciliter l'innovation en apportant aux entreprises des financements
avantageux. Les aides régionales et les autres aides publiques sont
généralement assez présentes dès l'amorce de l'innovation. L'Etat
encourage l'innovation par sa politique de crédit d'impôt-recherche en
défiscalisant les charges dues à la recherche. Mais, d'autres moyens
financiers, dans le secteur privé, comme les fonds de capital risque ou
les sociétés d'amorçage, peuvent intervenir. Cette préoccupation des
charges financières sur la pratique de l'innovation est, certes,
légitime, mais elle fait oublier qu'il n'existe pas d'innovation sans
une organisation entrepreneuriale et une mémoire organisationnelle,
c'est à dire sans un esprit d'innovation créé et maintenu au sein de
l'organisation pour maintenir sans cesse en place des innovateurs..
L'innovation entrepreneuriale au sens autrichien
L'innovation entrepreneuriale ne se produit pas nécessairement à
cause de divergences entre la quantité demandée par les consommateurs et
la quantité fournie par les entreprises sur le marché de façon globale
et agrégative. L'innovation se produit parce que certains entrepreneurs
estiment qu'il existe des opportunités encore inexploitées comme par
exemple des écarts de prix entre produits substituables, par combinaison
de produits complémentaires ou par l'apport de technologies[6]
ou de nouveaux designs à certains produits ou services. Ces lacunes
sont potentiellement précieuses et sont considérées avoir de la valeur
aux yeux des acheteurs. Les entrepreneurs créent de la valeur en
comblant ces lacunes. Cette notion se distingue de l'invention car un
inventeur re-combine des connaissances anciennes et crée de nouvelles
connaissances. L'innovateur n'a pas obligatoirement conscience de
convertir des connaissances dans une forme d'économiquement utile. Sa
problématique n'est pas d'ordre épistémologique même si elle en induit
des conséquences. L'entrepreneur
ne se considère pas comme un révolutionnaire qui a inventé une idée
géniale. Il peut l'exprimer, certes, mais c'est en appliquant son idée
qu'il devient génial, non pas en l'imaginant. Bien souvent,
l'entrepreneur innovant se contente de combiner des idées existantes, de
tester des expériences banales, et de saisir les connaissances locales
pour créer des biens économiques, sans se comporter comme Archimède,
criant "eureka" dans son bain.
La théorie de l'innovation autrichienne[7]
intègre la connaissance, l'expérience et l'importance de la liberté
dans la création de toutes nouvelles catégories conceptuelles et dans
les initiatives entrepreneuriales fondamentalement innovantes. Pour
Friedrich Hayek, l'être humain est capable de voir plus ce qu'il ne
voit. On est capable de voir ce que l'on est prêt à voir, c'est à dire
que nous pouvons percevoir des phénomènes sensoriels, seulement si nous
avons classé préalablement les données dans des catégories abstraites et
souvent implicites qui nous sont parvenues physiologiquement. Il s'agit
du processus d'apprentissage par l'utilisation de catégories
préalablement créées. Cependant, l'être humain est aussi génétiquement
doté d'une capacité d'innovation par la création de nouvelles catégories
ou par le déplacement des données d'une catégorie à une autre, ce qui
est souvent le cas lorsqu'on tente de résoudre des anomalies ou des
énigmes ou lorsqu'on se pose la question si un nouveau produit
rencontrera son public. La nouvelle conscience perceptive nécessaire
pour les nouvelles pistes de découverte créent, à leur tour, une
nouvelle catégorisation et de nouveaux horizons de perception. Cette
innovation nécessite souvent non seulement la liberté de curiosité
épistémique, mais aussi la liberté d'action afin d'être en mesure
d'essayer différentes possibilités perceptives, d'une quantité
numériquement infinie.
Dans la plupart des modèles théoriques de l'innovation, la
structure temporelle des processus d'innovation est systématiquement
ignorée. La production et l'innovation semblent être des actes
simultanés. Pour l'École autrichienne,
la dimension temporelle et évolutionniste de l'innovation est très
importante. L'innovation suppose un processus séquentiel
d'apprentissage, d'essais et d'erreurs, de plans de révisions, d'échecs
de coordination et d'ajustement dynamique des processus. L'innovation
est fondamentalement un processus de découverte et de création de
ressources.
Erreur courante : l'innovation accroît le chômage
Cette erreur est largement répandue, y compris chez les "élites" dirigeantes. Par exemple un homme politique a déclaré ceci :
- « Notre économie connaît des problèmes structurels attribuables
au fait que beaucoup d’entreprises ont compris qu’elles peuvent être
plus efficaces avec moins de travailleurs. Quand on va à la banque, on
utilise le guichet automatique, on ne va pas au comptoir. À l’aéroport,
on utilise la billetterie électronique plutôt que de s’enregistrer au
comptoir. » (Barack Obama sur NBC en juin 2011)
Les innovations font disparaître certains emplois (en général peu
qualifiés), mais elles en créent d'autres : il faut des ingénieurs pour
les concevoir, des usines pour les produire et des travailleurs pour les
mettre en œuvre. Refuser le progrès, c'est refuser que la productivité
puisse être améliorée, et par conséquent que les coûts et les conditions
de vie des gens puissent s'améliorer (une pensée aussi rétrograde est
d'ailleurs une des motivations du protectionnisme : la volonté de maintenir coûte que coûte la situation présente).
C) Power to the user: comment l’innovation remet la technologie dans les mains des utilisateurs
Une des caractéristiques de l’innovation est de simplifier et de
rendre plus accessible des technologies qui autrefois nécessitaient des
experts pour les manipuler. J’ai évoqué dans un article précédent le cas
des tests de grossesse qui illustrent bien ce phénomène: alors que dans
les années 60 il fallait faire appel à un médecin pour effectuer un tel
test, celui-ci est désormais disponible dans n’importe quelle pharmacie
pour 5 euros. L’évolution pour une technologie donnée se traduit donc
par deux facteurs: un abaissement des coûts, et une simplification. Dit
autrement, parce que la technologie se simplifie et devient de moins en
moins chère, l’utilisateur a de moins en moins besoin d’un expert pour
résoudre son problème.
C’est évidemment vrai dans le domaine
informatique: il y a encore quelques années, développer un site Web
marchand nécessitait d’engager un projet avec un budget conséquent.
Aujourd’hui, avec des services comme Amazon Web Service, de nombreuses
briques sont disponibles qui permettent d’abaisser considérablement le
niveau technique nécessaire, et d’accélérer la vitesse de développement.
Le développement d’outils, de briques prêtes à l’emploi, est un facteur
supplémentaire d’abaissement des coûts et de simplification.
La disponibilité croissante d’outils puissants et peu chers a été a
l’origine d’un premier phénomène, que les américains ont appelé
« BYOD », ou « Bring your own device », apportez votre propre machine,
une pratique qui consiste à apporter ses outils personnels pour les
utiliser dans un contexte professionnel. Une telle pratique a plusieurs
origines: d’une part, le fait que la « Police de l’équipement », c’est à
dire le département informatique, soit toujours en retard d’une guerre
frustre les utilisateurs à la pointe de la technologie. On met du temps à
certifier des tablettes, à accepter les Macs, à accepter d’autres
téléphones que les Blackberry, etc. La tension existe parce que là
encore, les utilisateurs sont eux-mêmes souvent devenus experts dans
certains domaines, et veulent avancer plus vite que ne le peut le
service informatique. Ce dernier est contraint de respecter des
protocoles et dans un univers de plus en plus normalisé obligé de
respecter ces normes. Le développement de la cybercriminalité accentue
encore la lenteur de l’informatique de plus en plus focalisée sur la
sécurité et la conformité aux normes au dépend du service aux
utilisateurs. Lorsque ce service est engagé dans une migration vers une
nouvelle application ou une nouvelle plate forme, c’est encore pire.
Mais les utilisateurs ne peuvent attendre. C’est en particulier vrai
des unités opérationnelles qui sont en contact avec les clients et qui
n’en peuvent plus d’attendre pendant des semaines la mise à jour d’une
page Web demandée au service informatique.
A la limite se développe un second phénomène que certains ont appelé
le « shadow IT », c’est à dire un système informatique développé par les
unités opérationnelles de façon autonome, et qui constitue donc une
ombre du système informatique officiel, généralement englué dans des
procédures très complexes. Le shadow IT constitue sans nul doute un
risque, car il est développé par des amateurs, mais les entreprises
doivent penser ce risque au regard des avantages qu’il procure: vitesse
de développement, innovation guidée par les unité opérationnelles,
pertinence des solutions,… en bref tous les avantages de l’innovation
guidée par les besoins des utilisateurs, et pour cause, car cette
innovation est réalisée par eux-mêmes. Le shadow IT est ainsi un vrai
facteur d’agilité.
Une telle évolution ne laisse naturellement jamais les experts, qui
se voient privés de leur pouvoir, et au final de leur utilité,
insensibles. La dimension politique d’une telle évolution n’est donc pas
à sous-estimer. L’entreprise elle fait face à un dilemme: un système
échappant aux règles et méthodes validées, donc potentiellement
dangereux, mais qui répond immédiatement aux besoin des unités
opérationnelles. Cela étant dit il n’est pas évident que faire appel aux
services d’Amazon, par exemple, soit plus dangereux qu’utiliser une
application développée en interne… La vertu des outils et des briques
est d’avoir été testée par beaucoup d’autres gens lorsqu’on les utilise.
On bénéficie là de l’aspect de factorisation de l’outil standard.
Au final le shadow IT est une rupture parce qu’il redistribue les
cartes au sein de l’organisation entre un service informatique
dépositaire de l’autorité et de l’expertise mais qui cesse de plus en
plus de répondre aux besoins des utilisateurs, et ces derniers qui
disposent de plus en plus des outils et des connaissances pour résoudre
simplement et rapidement leurs besoins. Il est également une rupture
parce que son développement est une source d’opportunité pour tous les
fournisseurs de technologie et de services qui sauront comprendre cette
évolution en cours. Les fournisseurs traditionnels de systèmes et
solutions informatiques se sont structurés pour répondre aux demandes de
services informatiques, c’est à dire d’experts techniques. Répondre aux
besoins d’amateurs nécessite des compétences et un état d’esprit tout à
fait différents.
Indépendance de l’Union européenne et technologies de souveraineté. Plaidoyer pour une Europe de la recherche.
Pertinence recherche 114
Le contrôle des technologies, qu’elles soient militaires, duales
ou purement civiles, est l’un des enjeux essentiels des affrontements à
venir. Pour être crédible et en mesure de (...) Lire la suite.