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avril 06, 2015

L’Etat par Antony de Jasay; Herbert Spencer; Damien Theillier; Frédéric Bastiat

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.



 Sommaire: 

A) L’Etat par Antony de Jasay (Damien Theillier) - via Institut Coppet - traduction François Guillaumat

B)  Wikibéral - Antony de Jasay

C) Herbert Spencer le droit d’ignorer l’Etat (Stéphane Geyres)- traduction Manuel Devaldès

D) Wikibéral - Herbert Spencer

E) Bac philo 2012 : serions-nous plus libres sans État ? - Blog de Damien Theillier (Nicomaque)


F) L'Etat de Frédéric Bastiat par François-René Rideau pour Bastiat.org






A) L’Etat par Antony de Jasay - traduction François Guillaumat

Que feriez-vous si l’État, c’était vous ?

Il est curieux que la philosophie politique, au moins depuis Machiavel, ait pratiquement cessé de se poser cette question. Elle a beaucoup glosé sur ce que l’individu, une classe sociale, ou la société tout entière peuvent obtenir de l’État, sur la légitimité des ordres qu’il impose et sur les droits que pourrait lui opposer l’un de ses sujets. Elle discute donc de l’obéissance due à l’État par les usagers confiants des « services publics », de leur rôle dans son fonctionnement et des réparations que peuvent réclamer les victimes de ses écarts éventuels. Ces questions sont d’un intérêt crucial : au moment où l’État ne cesse de se développer aux dépens de la société civile, leur importance ne fait que croître. Suffit-il cependant de les envisager du seul point de vue du sujet de l’État, de ses besoins, de ses désirs, de ses droits et devoirs ? Notre compréhension ne s’enrichirait-elle pas davantage, si nous abordions au contraire le problème en nous plaçant du point de vue de l’État ?

C’est cela que j’ai essayé de faire dans ce livre. Au risque de confondre les institutions et les hommes et malgré la difficulté de passer du Prince à son gouvernement, j’ai choisi de traiter l’État comme s’il s’agissait d’une véritable entité, comme s’« il » était doté d’une volonté, capable de prendre des décisions raisonnées sur les moyens de parvenir aux fins qu’« il » se serait fixées. C’est pourquoi, dans cet ouvrage, j’ai voulu expliquer le comportement de F. État » à notre égard, en partant du point de vue de ce qu’on pourrait s’attendre a le voir faire dans des situations historiques successives, s’« il » poursuivait rationnellement les fins qu’il est plausible de « lui » attribuer.

Dans sa jeunesse, Marx considérait que l’État était « opposé » à la société et la « dominait ». Il voyait une « contradiction absolue et séculaire entre la puissance politique et la société civile » et affirmait que « lorsque l’État […] s’élève par la violence au-dessus de la société civile… [il] peut et doit procéder à la destruction de la religion, mais uniquement de la même manière qu’il procède aussi à l’abolition de la propriété privée (en imposant des bornes à la richesse, en confisquant les biens, en instituant l’impôt progressif) et à l’abolition de la vie (par la guillotine)’ ». Dans d’autres passages isolés (notamment dans La Sainte Famille et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte), il continuait à représenter l’État comme une entité autonome et libre de ses choix, sans toutefois avancer la théorie qui aurait expliqué pourquoi il fallait nécessairement en attendre cette « domination », cette « confiscation » et cette « contradiction », ni pourquoi l’État entité autonome se trouve être l’adversaire de la société.

A mesure que Marx élaborait son système, il se rangea aux courants dominants de la science politique, d’après lesquels l’État n’est pour l’essentiel qu’un instrument. De sorte que pour le Marx de la maturité, et de façon plus explicite encore pour Engels et Lénine et pour l’orthodoxie du socialo-communisme dont ils sont encore les inspirateurs, l’État devint un simple instrument voué servir les intérêts — et assurer la suprématie — de la classe dirigeante.

Pour le courant non marxiste aussi, l’État est tout autant un instrument au service de celui qui s’en sert. On le dépeint généralement comme une entité bienveillante, et utile à d’autres. Quelle que soit la forme de l’État, quelles que soient ses tâches et l’identité des bénéficiaires de ses services, son caractère instrumental est un point commun à tous les principaux courants de la pensée politique moderne. Pour Hobbes, l’État est celui qui impose la paix ; pour Locke, il est le garant du droit naturel de liberté et de propriété ; pour Rousseau, il réalise la volonté générale et pour Bentham et Mill, il permet d’améliorer l’organisation sociale. Pour les démocrates-sociaux d’aujourd’hui, il compense l’incapacité qu’ont les intérêts particuliers à coopérer spontanément. Il les force à produire, dans des proportions collectivement fixées, des « biens publics » tels que l’ordre public, la défense nationale, l’entretien des rues, l’environnement, l’enseignement pour tous. En élargissant à l’extrême la notion de « bien public », la contrainte étatique est aussi censée permettre à la société de parvenir à une forme de justice distributive, voire à l’égalité pure et simple.

Il existe bien sûr des variantes moins utopiques de la théorie de l’État-instrument. Pour les théoriciens de l’école des « choix non marchands » ou école des « choix publics », l’interaction des décisions personnelles dans le cadre de cet « État-instrument » risque fort d’aboutir à une surproduction de biens publics et, dans d’autres domaines, de ne pas atteindre les objectifs affichés au départe. Ils nous montrent à quel point la pesanteur de cet État-instrument risque de nuire à la société qui essaie de s’en servir. Pour autant, l’État n’y est pas moins un instrument, même si c’est un instrument défectueux.

Mais alors que signifient des termes comme « défaut », « erreurs de conception », « dysfonctionnement intrinsèque » ? Et qu’est-ce que la « logique interne » ? Est-on bien sûr qu’en passant de la démocratie au despotisme, la République de Platon succombe à la dégénérescence ? Cette « dégénérescence » ne serait-elle pas plutôt impliquée par ses intentions premières ?

Pour bien comprendre la notion d’État, il convient d’envisager d’abord un cadre où celui-ci serait absent. A l’imitation de Jean-Jacques Rousseau et sans le moindre fondement, nous avons tendance à imaginer l’état de nature comme peuplé de chasseurs préhistoriques, dont nous nous faisons le tableau de bons sauvages quelque peu bornés.

C’est donc devenu un réflexe conditionné que de nous représenter cet état de nature comme un stade ancien et primitif de la civilisation, et de l’opposer à un stade plus avancé qui nécessiterait la formation d’un État et serait indispensable à cette formation.

Historiquement, c’est peut-être bien ce qui s’est passé, mais cela ne saurait logiquement découler des caractéristiques propres à l’« état de nature » où nul n’aliène sa souveraineté et où, personne n’ayant le monopole de la force, chacun garde ses armes. Il n’est en rien nécessaire qu’une telle situation soit incompatible avec un degré quelconque de civilisation, primitif ou évolué.

D’ailleurs, les États-nations aussi se trouvent dans l’état de nature, et ne manifestent pas pour autant l’envie de fondre leurs souverainetés dans un super­-État. Et pourtant, contrairement à ce qu’on a souvent fait dire à Hobbes, la plupart d’entre eux réussissent presque toujours à éviter la guerre. Ils coopèrent même dans la paix armée et n’hésitent pas, en dépit de l’énormité des risques, à participer, ouvertement et hardiment, aux commerce, investissements et prêts internationaux. A en croire la théorie du contrat social, ceci devrait impliquer qu’il n’y ait dans tous ces domaines que vols, refus de paiements, confiscation de biens et batailles acharnées à l’échelle internationale, et les contrats ne devraient jamais être que des chiffons de papier. Or, en fait, malgré l’absence d’un super-État pour faire appliquer les contrats par-delà les juridictions nationales, la coopération internationale fonctionne. Ce serait même plutôt l’inverse : les relations internationales tendent à faire justice de l’idée reçue selon laquelle les hommes ne seraient, à l’état de nature, que des simples d’esprit ne voyant pas plus loin que le bout de leur nez et qui, vêtus de peaux de bêtes, passeraient leur temps à se taper sur la tête les uns des autres. Bien au contraire, tout incline à penser que plus la civilisation progresse, plus l’état de nature devient viable. Même si une telle affirmation est forcément prématurée faute de recul, il se pourrait que le caractère terrifiant des armements modernes se révèle bien plus capable d’empêcher la guerre — épargnant aux hommes la « vie misérable, courte et brutale » dont parle Hob­bes — que n’ont su le faire les super-États tels que Rome, l’Empire carolingien ou l’Empire britannique.

Lorsqu’il s’agit d’hommes, ou de groupes humains, il est plus difficile de juger de la viabilité de l’état de nature que lorsqu’on parle de nations. Cela fait fort longtemps que les hommes civilisés sont citoyens d’un État, aussi bien personne n’a-t-il eu le loisir d’observer comment ils feraient pour coopérer dans l’état de nature. Par conséquent, nous ne pouvons même pas nous piquer de pouvoir estimer concrètement la différence qui résulte de l’existence d’un État. Verrait-on les gens honorer leurs contrats en l’absence d’une autorité ayant le monopole ultime du recours à la force ? Il n’y a pas si longtemps, on considérait encore que, tout individu ayant intérêt à ce que les autres tiennent parole tandis que lui-même serait libre de ne pas tenir la sienne, toute coopération sociale purement volontaire était impossible. Dans le langage spécialisé de la théorie de la décision, ce « dilemme des prisonniers », correctement énoncé, ne pouvait déboucher sur une solution coopérative en l’absence de contrainte extérieure. Les récentes contributions des mathématiques et de la psychologie appliquées aux sciences sociales nous enseignent à l’inverse que c’est loin d’être forcément le cas si les hommes sont confrontés de manière répétitive au dilemme en question : les leçons de l’expérience et l’attente de certains résultats les inciteront au contraire à coopérer spontanément. Dès lors, toute thèse affirmant que l’État doit les forcer pour qu’ils coopèrent, faute de quoi ils ne le feraient pas, est à l’évidence un non sequitur (Un non sequitur est une conclusion faussement déduite, en violation des règles de la logique. N.d.T.).

Bien au contraire, plus longtemps aura duré cette coopération forcée, et moins il sera probable qu’ils aient conservé (s’ils l’ont jamais eue) la faculté de coopérer spontanément. « Savoir, c’est faire », nous dit-on ; mais la réciproque, « faire, c’est savoir », n’est pas moins vraie, car c’est par la pratique que nous apprenons. Ceux qui se sont habitués à compter sur l’État n’apprennent jamais l’art de l’action autonome et n’acquièrent pas non plus le sens du bien commun. L’une des intuitions les plus célèbres de Tocqueville (même s’il en eut de plus subtiles) fut d’opposer la manière de gouverner à l’anglaise ou à l’américaine — qui reposait de façon cruciale sur l’initiative individuelle et qui, par la bonhomie de sa non-ingérence, invitait les individus à prendre eux-mêmes leurs affaires en main — à l’administration à la française qui n’autorise rien de tout cela. L’effet d’accoutumance à l’action de l’État, le fait que les goûts et les valeurs des individus dépendent étroitement du contexte politique dont on prétend qu’ils soient les inspirateurs, sera un Leitmotiv de mon argumentation.

L’autre Leitmotiv fondamental est que les rapports sociaux se prêtent particulièrement mal à toute recherche d’une causalité immédiate. Il est rare que l’on puisse savoir si l’action de l’État atteint ou non l’effet voulu, car son incidence directe ne permet pas de prévoir ses conséquences ultimes. On est en outre presque certain que cette action aura d’autres effets, peut-être plus importants et plus durables. Ces effets non recherchés peuvent en outre se révéler absolument indésirables, imprévus, voire souvent imprévisibles par nature. C’est pourquoi on a la chair de poule lorsque l’on entend dire suavement que « la politique est une géométrie vectorielle pluraliste », que « la société civile se gouverne elle-même et contrôle l’État », lequel ne serait qu’une machine à enregistrer et exécuter les « choix faits par le corps social ».

Le présent ouvrage est divisé en cinq chapitres, qui décrivent la progression logique (donc sans référence nécessaire aux accidents de l’évolution historique réelle) de l’État, d’un extrême à l’autre, du cas limite où ses objectifs n’entrent pas en concurrence avec ceux de ses sujets, jusqu’à celui où il en est arrivé à disposer de la plupart de leurs libertés et propriétés.

Le chapitre 1, « L’État capitaliste », est d’abord consacré au rôle des « violence, obéissance et préférence », lors de la création de l’État. Il analyse ensuite les caractéristiques d’un État qui, s’il existait, n’entrerait pas en conflit avec la société civile. J’appelle celui-ci « capitaliste » pour souligner la caractéristique fondamentale de sa conception de la propriété et du contrat, qui est le Droit du premier utilisateur. Cet État s’abstient d’intervenir « pour leur bien » dans les contrats conclus par des particuliers (ce qui exclut aussi qu’il exerce sur eux une contrainte pour les forcer à conclure un contrat social global et multilatéral destiné à prévenir toute tentation de jouer les parasites*). (*L’expression anglo-saxonne consacrée du free rider », dont la traduction la plus courante est « passager clandestin » dans les textes français spécialisés, est traduite ici par « parasite ». La raison en est d’abord que l’auteur lui-même a adopté cette traduction, et aussi que la notion de « passager clandestin » implique a priori une violation du Droit, ce qui n’est pas nécessairement le cas du « free rider ». N.d.T.).

Il refuse, en cédant à la pitié et à la compassion à l’égard des moins chanceux, de forcer les mieux lotis à les assister. Dans le même esprit, c’est aussi un État minimal et non dirigiste. (« Les contours de l’État minimal ».) Il pourrait sembler anormal, voire contradictoire dans les termes, que l’« État » doté d’une volonté propre veuille en même temps se réduire lui-même au minimum. Pour qu’une telle démarche de sa part soit rationnelle, il faut que ses objectifs se trouvent en-dehors du politique et ne puissent donc pas être atteints par le truchement d’un État : dans ce cas « gouverner » signifie simplement repousser les rivaux hostiles au gouvernement minimal (c’est-à-dire prévenir la révolution). On n’a évidemment jamais vu d’État comme celui-là dans l’histoire, même s’il semble qu’aux XVIIIe et XIXe siècles on ait pu en trouver un ou deux dont le style et l’inspiration s’en approchaient quelque peu. Pour sa part, l’« hédoniste politique », c’est-à-dire celui qui voit en l’État la source d’un solde positif des avantages et contraintes, ne peut logiquement que souhaiter un État plus développé que l’État minimal, et aurait inventé celui-ci s’il n’existait pas.

L’hédonisme politique engendre chez quiconque y adhère le souhait d’une organisation sociale plus dense et plus contraignante que la simple collection des divers accords qui résultent de la négociation volontaire. (« Inventer l’État : le contrat social ».) Lorsqu’il est le fait d’une hypothétique classe dirigeante, l’hédonisme politique présuppose un instrument (une « machine ») assurant sa domination. (« Inventer l’État : l’instrument de la domination d’une classe ».) Ces deux versions de l’hédonisme politique supposent une certaine crédulité quant aux risques que l’on prend à se désarmer soi-même pour armer l’État. Elles impliquent aussi de croire en une sorte d’État — instrument, conçu pour servir les objectifs des autres et n’en ayant aucun pour lui-même. Or, nous verrons qu’aussi conciliant soit-il, dans une société où une pluralité d’intérêts s’affrontent sans atteindre l’unanimité, il est impossible à l’État de poursuivre d’autres objectifs que les siens propres. La manière dont il résout les conflits et les attentions respectives qu’il donne aux objectifs d’autrui constituent la satisfaction de ses propres objectifs. (« La boucle est bouclée ou : la fausse conscience ».)
L’hédonisme politique est-il conforme à la sagesse, à la prudence et à la raison, est-il meilleur ou pire d’être l’objet des attentions de l’État omniprésent, les services que l’État produit en fonction de ses intérêts correspondent-ils ou non à ce que nous aurions nous-mêmes choisi ? C’est ce que nous abordons aussi dans le chapitre 2 sous l’angle de la réforme, du progrès et de l’utilité, et dans le chapitre 3 à propos du suffrage universel, de l’égalitarisme (comme moyen et comme fin), ainsi que de la justice distributive.

Aux origines de l’État se trouvent, d’un point de vue historique, la violence, et d’un point de vue logique, un choix particulier ; pour sa part, l’obéissance au pouvoir politique ne peut-être obtenue que par la vieille triade « répression, légitimité et adhésion » qui fait l’objet de la première partie du chapitre 2. La légitimité induit l’obéissance indépendamment de tout espoir de récompense et de toute crainte de punition, mais l’État ne peut en produire à sa guise, sauf à très long terme. Pour se faire obéir, il est donc obligé de choisir entre un certain nombre de combinaisons, avec des degrés variables, de répression et d’adhésion (tout en s’estimant heureux, bien entendu, de la légitimité dont il peut jouir). L’adhésion d’une infime partie de la société (celle des gardes-chiourmes, par exemple, dans une société concentrationnaire), peut être suffisante pour opprimer les autres citoyens. Les avantages seront alors concentrés sur la minorité complice, la répression étant dispersée sur le dos de la majorité. Inverser ce rapport impose naturellement de s’en remettre davantage à l’adhésion.

Pour des raisons qui peuvent paraître justes sur le moment, bien qu’il puisse rétrospectivement en regretter la faiblesse ou la sottise, l’État répressif finit presque toujours par trouver opportun de faire des avances à une partie de ceux qu’il réprimait auparavant afin de s’appuyer davantage sur leur adhésion (« la discrimination »). Cette évolution combine des mesures d’extension de la démocratie politique avec des gestes de bonne volonté, ce qui fait de l’État une source de conflits et une pomme de discorde, car s’il sollicite le suffrage d’une fraction plus large de la société, il ne peut le faire qu’en échange d’avantages substantiels soustraits à d’autres fractions, peut-être moins nombreuses mais encore considérables. Un effet secondaire de ce processus de fabrication de gagnants et de perdants est que l’appareil d’État y gagne en force et en ruse.

Il ne fait à mes yeux aucun doute que toute idéologie dominante prescrit de faire ce qui coïncide avec les intérêts, non pas de la classe dirigeante comme le soutient la théorie marxiste, mais de l’État lui-même. Autrement dit, l’idéologie dominante est, d’une façon générale, celle qui souffle à l’État ce qu’il lui plaît d’entendre, et surtout, ce qu’il veut laisser croire à ses sujets. La « superstructure » idéologique n’est pas construite par-dessus les intérêts matériels, comme on le dit ordinairement : c’est un soutien réciproque. Même en l’absence de toute classe dirigeante dans une société, la croissance de l’État et de l’idéologie dominante, ainsi que leur évolution, iront de pair.

C’est ce point de vue qui justifie la place consacrée dans cet ouvrage à l’utilitarisme (« L’autorisation de bricoler » et « La préférence révélée des gouvernements »), dont l’influence passée et présente sur la pensée politique est encore considérable, bien qu’elle soit désormais plus subconsciente qu’affichée. L’utilitarisme voudrait donner une stature morale aux décisions étatiques ; « améliorer » l’état de la société en jugeant les réformes proposées à partir de leurs conséquences prévisibles, en comparant « objectivement » les utilités respectives des uns et des autres. Ainsi l’État pourrait, en évaluant sa politique, calculer le solde entre le préjudice qu’elle cause à certains et l’avantage que les autres en retirent, afin de trouver le point d’équilibre où le bien-être du plus grand nombre s’en trouvera accru. La doctrine qui recommande ce procédé-là représente l’idéologie idéale pour un État activiste. Elle fournit leur fondement philosophique aux choix que l’État adopte lorsqu’il dispose du pouvoir de choisir arbitrairement qui il décide de favoriser. D’ailleurs, même lorsque ce choix n’est plus discrétionnaire mais lui est imposé par une pression de la concurrence électorale, l’État fait toujours (implicitement) des comparaisons interpersonnelles lors­qu’il prétend agir au nom de la « justice » ou du « bien » et non tout simplement pour se maintenir au pouvoir.

L’objectif affiché de la « justice sociale », prétexte éthique des politiques de séduction, semble proclamer une rupture avec l’utilitarisme. Il n’en subsiste pas moins une continuité fondamentale entre ces deux approches, parce qu’elles sont toutes les deux inéluctablement dépendantes des comparaisons interpersonnelles. L’une compare des utilités, alors que l’autre compare des mérites. L’une et l’autre peuvent donner mandat à l’État de fouler aux pieds les accords librement négociés. Dans les deux cas, le rôle de F. observateur bienveillant », du « regard avisé » qui possède la compétence et l’autorité pour faire la comparaison en question, revient naturellement à l’État. Qu’il soit arrivé à se donner ce rôle-là est évidemment pour l’État une conquête majeure, à la mesure des possibilités qu’elle lui donne de favoriser parmi ses sujets une classe, une race, un groupe d’âge, une région, une profession ou tout autre intérêt particulier, aux dépens bien sûr de tous les autres. Toutefois, en ce qui concerne la liberté de choisir ses bénéficiaires et ses victimes dont jouit l’État au moment où, par ses réformes et redistributions, il commence à rassembler une base électorale en sa faveur, nous verrons que cette liberté-là ne peut être qu’éphémère. Le chapitre 4 expose sa tendance à disparaître, à mesure que se développe la concurrence pour le pouvoir, et que la société civile devient de plus en plus dépendante d’un système redistributif donné.

Un État intégralement redistributif, celui où « les non-possédants en viennent à faire la loi pour les possédants » — et qui finit, de la sorte, par transformer le caractère et la forme d’une société dans un sens largement non voulu — a sa contrepartie doctrinale, sorte de double idéologique. On peut difficilement concevoir le premier sans imaginer la seconde. Le chapitre 3, « Les valeurs démocratiques » traite des valeurs « progressistes » qui règnent sans partage lorsque l’État, de plus en plus dépendant de l’adhésion populaire et obligé de se battre pour l’obtenir, finit par envahir complètement la vie des personnes en prétendant accomplir leurs idéaux.

En acceptant, en se faisant même un auxiliaire actif de cette démocratie naissante où il voit un moyen de remplacer la répression par l’adhésion, l’État s’engage à respecter certaines règles et procédures (par exemple un homme-une voix, la règle majoritaire) pour obtenir le pouvoir. Les procédures sont telles que l’État, à la recherche du soutien de la majorité, doit désormais se borner à compter les voix. Dès lors, disons-le brutale­ment, ses politiques, s’il veut rester au pouvoir, seront condamnées à vouloir faire davantage de gagnants que de perdants. Il devra par exemple renoncer à favoriser les plus méritants, les mieux en cour, les plus influents, ou à promouvoir quelque autre objectif moins grossier.

Or, quand on applique le principe « plus de gagnants que de perdants », cela rapporte bien plus de faire que les perdants soient un certain nombre de riches plutôt que le même nombre de pauvres. Une telle règle n’en est pas moins strictement opportuniste, et risque de ne pas obtenir l’assentiment de ceux qui ne peuvent en attendre aucun avantage. D’autres penseurs (parmi lesquels des utilitaristes de renom) préféreront « augmenter la somme des avantages plutôt que le nombre de gagnants, oubliant ainsi l’arithmétique électorale. D’autres chercheront à ajouter des clauses telles que « à condition que les droits naturels soient respectés », voire « à moins qu’il n’y ait atteinte à la liberté », réserves suffisamment contraignantes pour étouffer dans l’œuf nombre de politiques démocratiques.

Par conséquent, l’idéologie démocrate-sociale a tout intérêt à bâtir un argumentaire, ou (pour plus de sûreté) plusieurs types d’argumentaires afin de « démontrer » que les politiques démocratiques ne font rien de moins que de créer en elles-mêmes des valeurs démocratiques, autre manière de dire que l’opportunité politique doit être tenue pour une norme suffisante du bien commun et des idéaux universels.

J’étudie quatre de ces argumentaires. Le premier, (impeccablement) professé par Edgeworth et défendu (de manière plus discutable) par Pigou, cherche à démontrer que le nivellement des revenus maximise l’utilité. Je réponds à cela (« Vers l’utilité par l’égalité ») que, si tant est que cela ait un sens d’additionner les utilités de tous les individus et d’en maximiser la somme, on peut avec encore plus de raison soutenir que c’est au contraire n’importe quelle hiérarchie des revenus, égalitaire ou non, qui maximisera l’utilité, a la condition expresse qu’elle ait été consacrée par l’usage. (Et que si l’on pouvait justifier une intervention correctrice des inégalités, cela ne pourrait vraisemblablement concerner que les nouveaux riches ou les nouveaux pauvres.)

Un autre argument plus à la mode, même s’il est moins convaincant, est celui de John Rawls : celui-ci préconise un égalitarisme corrigé, tempéré, comme étant conforme aux règles de la justice. Je présente plusieurs raisons de contester les principes qu’il prétend déduire de l’intérêt bien compris de co-contractants négociant la distribution entre eux, dans l’ignorance de leurs singularités et par conséquent de ce qui fait leurs différences. Ce que je mets ici en cause, c’est qu’il prétende subordonner la coopération sociale non aux termes de ce que toutes les parties à chacun des contrats ont volontairement choisi au cours d’un processus effectif de coopération, mais à leur altération en vue de satisfaire à des « principes » négociés à part dans une « situation originelle » d’ignorance imaginée pour l’occasion. Je conteste aussi sa manière de « déduire » la justice de la démocratie et non l’inverse (« Où la justice sociale foule aux pieds les contrats »). Dans la partie intitulée « L’égalitarisme, forme de prudence ? », je conteste la prétention à faire passer un certain égalitarisme pour une sorte d’intérêt bien compris, ainsi que le rôle que celui-ci fait jouer à l’incertitude et à la probabilité pour prétendre que celui-ci pousserait des gens soucieux de leur bien propre à se prononcer en sa faveur. Au passage, je réfute l’image bénigne que Rawls se fait du processus redistributif, prétendument indolore et peu coûteux, ainsi que de l’État, dans lequel il ne voit qu’un exécutant automatique des « décisions de la société », où il nous suffirait d’« introduire » nos préférences.

Au lieu de soutenir, à mon avis sans convaincre, que certains types d’égalisation économique et politique peuvent aboutir à des valeurs suprêmes ou incontestées, comme l’utilité sociale ou la justice, l’idéologie démocrate-sociale s’autorise parfois un raccourci audacieux pour affirmer que l’égalité est purement et simplement la valeur suprême, véritable fin en soi du fait qu’il est du propre de l’homme de la désirer.

A cela, je réponds (« L’amour de la symétrie »), avec l’aide inattendue du Marx de la Critique des programmes de Gotha, et d’une inappréciable sortie d’un Engels furieux que, lorsque l’on croit choisir l’égalité, on ne fait que malmener une de ses conceptions pour en faire triompher une autre. Aimer l’« égalité » en général peut être, ou ne pas être, inhérent à la nature de l’homme. En revanche, aimer tel type d’égalité plutôt que tel autre (étant entendu qu’on ne peut imaginer avoir en même temps le premier et le second) ne relève guère que du goût de chacun, et ne peut donc en aucun cas être érigé en argument moral de portée universelle.

Une objection assez semblable peut être avancée pour contester l’idée selon laquelle les politiques démocratiques seraient bonnes parce que, en nivelant les fortunes, elles diminuent les tourments que l’on éprouve à la vue d’un voisin plus fortuné (« L’envie »). Parmi les innombrables inégalités capables d’inspirer le ressentiment, fort peu se prêtent à pareil nivellement, même lorsqu’on s’en prend aux différences de façon aussi directe que le fit la Révolution culturelle de Mao. A quoi bon donner à tout le monde de quoi se nourrir, travailler et se vêtir, si l’un reste toujours plus heureux en amour que l’autre ? C’est le caractère envieux qui est la source de l’envie, et non la petite poignée d’inégalités modifiables à côté d’une multitude innombrable d’autres inégalités auxquelles on ne peut rien changer du tout. La jalousie ne disparaîtra pas lorsqu’on aura brûlé tous les châteaux, qu’au privilège on aura substitué le mérite et que tous les enfants fréquenteront les mêmes écoles.

Normalement, face aux élans des uns et aux réticences des autres, à la nécessité d’obtenir l’adhésion de certains pour garder le pouvoir face à la concurrence électorale, et à la nature de la société dont on doit obtenir le soutien, l’État devrait être tout à fait contraint de confisquer leurs propriétés et libertés à certains pour les dispenser à d’autres. Cependant ces politiques, en quoi qu’elles puissent consister, ne sont-elles pas vouées à rester hypothétiques, et la propriété et la liberté ne resteront-elles pas inviolées, si la Constitution interdit à l’État d’y toucher ou à tout le moins enserre ses interventions dans des bornes strictes ? C’est pour traiter cette question des limites constitutionnelles que le chapitre 4, « La redistribution » commence par quelques remarques sur « Les constitutions fixes ». J’y fais observer que des contraintes constitutionnelles ostensibles au pouvoir de l’État peuvent lui être concrètement utiles dans la mesure où elles créent la confiance, mais qu’elles ont peu de chances de demeurer inchangées si elles ne correspondent pas au rapport de forces entre les intérêts dominants au sein de la société. Rien n’empêche que les profits éventuels d’une réforme constitutionnelle puissent être assez importants pour conduire certains à former une coalition capable d’imposer ces amendements (même si cette condition n’est pas en soi suffisante pour déclencher la procédure de révision).

Les mécanismes permettant d’obtenir la majorité dans un régime démocratique seront tout d’abord envisagés par le biais d’un cas théorique et simplifié à l’extrême dans la partie consacrée à « L’achat d’une clientèle ». Si les électeurs ne diffèrent que par leur richesse respective et s’ils votent tous pour le programme redistributif qui leur promet un gain maximal (ou une perte minimale), il n’y aura pratiquement aucune différence entre le programme électoral du gouvernement et celui de l’opposition (l’un étant juste un tantinet moins défavorable aux riches que l’autre). Sous la pression de la concurrence, tout ce qu’il est possible de confisquer sans risque aux perdants potentiels, devra être offert aux gagnants potentiels, ne laissant à l’État aucune « recette » dont il puisse disposer de façon « discrétionnaire », tant et si bien que tout le pouvoir dont il dispose sur ses sujets, il l’aura épuisé à se reproduire lui-même, à rester simplement au pouvoir.

Une version moins abstraite du même phénomène est fournie dans la partie consacrée à « La drogue de la redistribution » : les personnes et leurs intérêts diffèrent alors d’une infinité de manières, et la société où l’on doit trouver une clientèle n’est pas composée d’individus isolés mais possède de véritables corps intermédiaires entre l’individu et l’État ; la situation a beau être beaucoup moins nette dans ce cas, l’État ne s’en tire guère mieux. Les revenus issus de la redistribution créent une dépendance tant au niveau individuel qu’au niveau collectif. Que ces avantages diminuent, et la société est en état de manque. Alors que dans l’état de nature, toute agrégation d’individus à des groupements d’intérêts solidaires est limitée par la tentation (potentielle ou réalisée) de vivre en parasite aux crochets de ces groupes, l’apparition de l’État comme source d’avantages redistributifs autorise et même encourage une multiplication effrénée de groupes en vue d’extorquer les avantages en question. C’est ce qui se passe dans la mesure où les groupements d’intérêts qui s’adressent à l’État peuvent tolérer en leur sein un degré de parasitisme qui ferait éclater des associations volontaires agissant sur le marché.

Chaque groupement d’intérêts possède pour sa part une bonne raison de se comporter en parasite vis-à-vis du reste de la société, l’État étant le « véhicule » qui permet de le faire sans rencontrer de résistance. Il n’y a aucune raison de s’attendre à ce que l’idéal corporatiste y change grand-chose, qui consiste à constituer des groupes très vastes (rassemblant tous les ouvriers, employeurs, médecins, commerçants) et à essayer de faire que ce soient eux qui négocient, avec l’État ou entre eux. Ainsi, petit à petit, le système redistributif devient un maquis inextricable de passe-droits et d’avantages disparates entre industries, professions et régions, sans rime ni raison apparente, qui n’a plus guère de rapport avec la redistribution classique des riches-vers­-les-pauvres ou plutôt vers la classe moyenne. Le plus clair de cette dérive du système redistributif est que le processus échappe de plus en plus complètement aux décisions de l’État.

Dans la partie intitulée « La hausse des prix », la structure sociale des groupes due à la redistribution-dépendance est censée permettre à chaque groupe de se défendre contre d’éventuelles pertes de « parts du gâteau ». Un premier symptôme de l’impasse qui en résulte est une inflation endémique ; en outre, l’État commence à se plaindre d’une société décidément ingouvernable, qui refuse les concessions et rejette tous les sacrifices nécessaires pour s’adapter à une mauvaise passe ou même aux aléas qui la dérangent.

Comme le milieu politique et social dépend en grande partie de ce que fait l’État, l’écart entre la redistribution brute et la redistribution nette finit par se creuser (« Le brassage à vide »). Au lieu que l’on déshabille Pierre pour habiller Paul, Pierre et Paul sont tout à la fois habillés et dépouillés en vertu d’une prolifération de critères plus ou moins arbitraires (une montagne de redistribution brute accouche d’une souris d’avantages nets), ce qui doit nécessairement causer agitation sociale, déceptions et frustrations.

A ce stade, l’État a achevé sa transformation ; il n’est plus le séduisant réformiste du milieu du XIXe siècle, mais la bête de somme redistributive de la fin du XXe, attachée à sa mortelle routine comme l’âne à la meule, prisonnière des effets cumulés de sa quête perpétuelle de l’adhésion (« Vers une théorie de l’État »). Si cet État avait des ambitions telles qu’il ne puisse les atteindre qu’en utilisant à son profit les ressources de ses sujets, la logique voudrait qu’il développe au maximum son pouvoir discrétionnaire sur les ressources en question. Las ! Son rôle ingrat de machine à redistribuer le force à « épuiser son pouvoir pour rester au pouvoir », sans lui laisser la moindre marge de manœuvre. Pour lui, il est rationnel de le faire comme il est rationnel pour l’ouvrier de travailler pour un salaire de subsistance, ou pour l’entreprise en « concurrence parfaite » de tourner sans profit aucun. Néanmoins, un type supérieur de rationalité pousserait l’État à s’émanciper des contraintes de l’adhésion et de la concurrence électorale, un peu à l’image du prolétariat de Marx qui échappe à l’exploitation par la révolution, ou des entrepreneurs de Schumpeter qui échappent à la concurrence par l’innovation. Je ne prétends pas que tout État démocratique « doive » nécessairement faire un tel choix, mais plutôt que l’on doit considérer dans chaque État un penchant inné au totalitarisme comme une marque de sa rationalité.

Il n’est pas nécessaire que ce passage de la démocratie au totalitarisme pour restaurer l’autonomie de l’État se fasse d’un seul coup et de façon délibérée. Une telle démarche relève, au moins au début, plus du somnambulisme que d’une progression délibérée vers un objectif clairement perçu. Le chapitre 5, « Le capitalisme d’État », traite des politiques dont les effets cumulés devraient conduire l’État à s’acheminer progressivement vers la « réalisation de soi ». Elles ont pour effet de transformer le système social en maximisant le potentiel de pouvoir discrétionnaire de l’État, et en permettant à celui-ci de le réaliser entièrement.

Un programme qui prévoit d’augmenter le pouvoir discrétionnaire (« Que faire ? »), s’applique d’abord à saper l’autonomie de la société civile et la capacité que celle-ci peut avoir de refuser son consentement. Les politiques vers lesquelles dérive l’État démocratique dans une « économie mixte » viendront inconsciemment saper la plupart des fondements de cette autonomie, en détruisant l’indépendance des moyens d’existence personnels. Au terme de ce processus, on trouve ce que le Manifeste du parti communiste appelle la « bataille victorieuse de la démocratie » pour « arracher progressivement tout le capital à la bourgeoisie et centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’État ». Ce faisant, l’État du socialisme réel* règle son compte à cette anomalie historique et logique que constitue un pouvoir économique dispersé au sein de la société civile, alors que le pouvoir politique est déjà centralisé. (* Le « socialisme réel » désigne la réalité des régimes d’inspiration socialo-communiste. Le terme est emprunté aux marxistes au pouvoir, qui l’ont forgé pour distinguer cette réalité-là, considérée comme « transitoire », de l’avenir radieux qui attend l’humanité, à savoir le « communisme », régime de surabondance absolue et de dépérissement de l’État. Dans la pratique, le socialisme réel est synonyme du capitalisme d’État, régime où l’État possède tous les moyens de production. N. d. T.).

Toutefois, en centralisant et en unifiant ces deux pouvoirs, il crée un système incompatible avec les règles démocratiques classiques d’accession au pouvoir et incapable de leur être soumis. La démocratie sociale évolue inévitablement vers la démocratie populaire ou ce qui lui ressemble le plus, l’État ayant désormais assez de pouvoir pour imposer cette évolution tout en empêchant le blocage du système.

Afin d’évaluer le rôle de la bureaucratie dirigeante, les « constantes du système » par opposition aux variables de l’élément humain sont examinées dans le cadre du capitalisme privé et du capitalisme d’État (« L’État en tant que classe »). Comme on ne saurait soutenir qu’en laissant la gestion à d’autres le propriétaire abandonne son pouvoir, on doit admettre que la bureaucratie, par rapport à l’État propriétaire, n’est en place qu’à titre précaire et que son pouvoir discrétionnaire est limité. La bonté ou la méchanceté des bureaucrates qui dirigent l’État, leur « origine socio-économique » et celle de leurs parents sont des variables, tandis que les configurations respectives du pouvoir et de la dépendance qui caractérisent le capitalisme privé et le capitalisme d’État sont pour leur part des constantes. Dans les expressions telles que le « socialisme à visage humain », on peut juger à quel point le poids respectif que l’on attribue aux constantes du socialisme ou aux variables du « visage humain » peut relever des espoirs ou des craintes de chacun.

Dans le capitalisme d’État plus encore que dans les systèmes sociaux moins contraignants, chaque phénomène en entraîne nécessairement un autre et, lorsqu’on s’est débarrassé d’une contradiction, une autre surgit, exigeant à son tour d’être éliminée… La dernière partie, prospective, de l’ouvrage (« De la plantation ») décrit les principes d’un État propriétaire de tout le capital et qui, en conséquence, doit posséder aussi ses travailleurs. Les marchés des biens et des emplois, la souveraineté du consommateur, l’usage de la monnaie, les employés-citoyens libres de voter avec leurs pieds, sont des corps étrangers qui nuisent aux objectifs du capitalisme d’État. Dans la mesure où il parvient à les réduire, le système social en vient à acquérir les traits paternalistes de l’esclavagisme sudiste.

Les citoyens n’ont d’autre ressource que de devenir des serfs à de nombreux égards. Ils ne possèdent pas leur emploi : ils le doivent à autrui. Il n’y a « pas de chômage ». Les biens publics ne manquent pas trop et les « biens sous tutelle », tels qu’une nourriture saine ou les disques de Bach, sont abordables. Les salaires ne sont guère plus que de l’argent de poche, selon les critères du monde extérieur. On reçoit sa ration de logement, de transports publics, de soins médicaux, d’éducation, de culture, de protection civile en nature et non sous forme de bons (d’argent, il n’est même pas question) ce qui libère les sujets d’une redoutable responsabilité attenante, celle d’avoir à choisir. Il en découle une convergence des goûts et des tempéraments (pourtant la dépendance est loin d’être générale, certains risquent même de devenir allergiques au système). L’État aura ainsi maximisé son pouvoir discrétionnaire, avant de découvrir en fin de parcours qu’il est tombé de Charybde en Scylla.

Un programme d’État rationnel donne implicitement naissance à un programme inverse pour des sujets rationnels, du moins au sens de leur faire savoir ce qu’il faut faire pour le favoriser ou au contraire l’empêcher. S’ils peuvent se purger de leurs préférences incohérentes pour plus de liberté et plus de sécurité, ou pour plus d’État et moins d’État à la fois, entreprise probablement plus difficile qu’il n’y paraît, ils sauront jusqu’à quel point ils veulent favoriser le programme de l’État ou lui résister. Leur sort en dépend.

Table des matières de L’Etat
Préface de Pascal Salin      IX
Préface de l’édition originale      XVII
Préface à l’édition française      XIX
Introduction      1

1. L’Etat capitaliste
Violence, obéissance, préférence      23
Le droit de propriété et le contrat      29
Les contours de l’Etat minimal      39
Si les Etats n’existaient pas, faudrait-il les inventer ?      46
Inventer l’Etat : le contrat social      50
Inventer l’Etat : l’instrument de la domination d’une classe      67
La boucle est bouclée ou : la fausse conscience      84

2. L’Etat conflictuel
Répression, légitimité et adhésion      95
La discrimination      111
L’autorisation de bricoler      127
La préférence révélée des gouvernements      137
La justice interpersonnelle      150
Les effets non délibérés de la production d’utilité
et de justice interpersonnelles      166

3. Les valeurs démocratiques
L’interventionnisme et la démocratie      177
Vers l’utilité par l’égalité      203
Où la justice sociale foule aux pieds les contrats      218
L’égalitarisme, forme de prudence ?      234
L’amour de la symétrie      249
L’envie      266

4. La redistribution
Les constitutions « fixes »      273
L’achat d’une clientèle      286
La drogue de la redistribution      305
La hausse des prix      333
Le brassage à vide      340
Vers une théorie de l’Etat      355

5. Le capitalisme d’État Que faire ?      365
L Etat en tant que classe      385
De la plantation      398
Notes      411
Bibliographie      459
Index      469
Par Antony de Jasay
traduction François Guillaumat, 
éditions Les Belles Lettres, 1994.

Antony de Jasay est un philosophe et économiste d’origine hongroise qui a enseigné à Oxford. Il a pris sa retraite en France. (Voir son site web).
L'oeuvre complète ici: Download (PDF, 6.42MB)


B) Anthony de Jasay

De Wikiberal


Anthony de Jasay, né à Aba, Hongrie, en 1925, est un économiste anglo-hongrois vivant en France. C'est un représentant contemporain de l'école autrichienne et de l'école du Choix Public.
Bien que sa formation initiale soit en tant qu'économiste, ses écrits portent également intérêt à la philosophie politique, s'appuyant sur ces deux axes il est un des plus grands philosophes libéraux. 
Auteur de L'État, (en)The State, le thème essentiel concerne la manière dont l'État et la société interagissent. Il se questionne sur la nature intrinsèque du pouvoir politique et sur les différentes visions instrumentales de l'État. Il évoque notamment l'obéissance politique provoquée par l'État à travers le recours à la vieille triade de la répression, la légitimité et le consentement d'une infime fraction de la société qui finit par réprimer le reste de la société. 




C) Herbert Spencer le droit d’ignorer l’Etat


Le Droit d’Ignorer l’Etat

- 1 -
Comme corollaire à la proposition que toutes les institutions doivent être subordonnées à la loi d’égale liberté, nous devons nécessairement admettre le droit du citoyen d’adopter volontairement la condition de hors-la-loi. Si chaque homme a la liberté de faire tout ce qu’il veut, pourvu qu’il n’enfreigne pas la liberté égale de quelque autre homme, alors il est libre de rompre tout rapport avec l’Etat, – de renoncer à sa protection et de refuser de payer pour son soutien. Il est évident qu’en agissant ainsi il n’empiète en aucune manière sur la liberté des autres, car son attitude est passive, et tant qu’elle reste telle il ne peut devenir un agresseur. Il est également évident qu’il ne peut être contraint de continuer à faire partie d’une communauté politique sans une violation de la loi morale, puisque la qualité de citoyen entraîne le paiement de taxes et que la saisie des biens d’un homme contre sa volonté est une infraction à ses droits. Le gouvernement étant simplement un agent employé en commun par un certain nombre d’individus pour leur assurer des avantages déterminés, la nature du rapport implique qu’il appartient à chacun de dire s’il veut ou non employer un tel agent. Si l’un d’entre eux décide d’ignorer cette confédération de sûreté mutuelle, il n’y a rien à dire, excepté qu’il perd tout droit à ses bons offices et s’expose au danger de mauvais traitement, – une chose qu’il lui est tout à fait loisible de faire s’il s’en accommode. Il ne peut être maintenu de force dans une combinaison politique sans une violation de la loi d’égale liberté ; il peut s’en retirer sans commettre aucune violation de ce genre ; et il a, par conséquent, le droit de se retirer ainsi.

- 2 -
Nulle loi humaine n’est d’aucune validité si elle est contraire à la loi de la nature, et telles d’entre les lois humaines qui sont valides tirent toute leur force  et toute leur autorité, médiatement ou immédiatement, de cet original. » Ainsi écrit Blackstone (Sir William Blackstone, (1723-1780), légiste, auteur de Commentaries on the Laws of England, Commentaires sur les Lois de l’Angleterre), dont c’est l’honneur d’avoir à ce point dépassé les idées de son temps, – et vraiment, nous pouvons dire de notre temps. Un bon antidote, cela, contre ces superstitions politiques qui prévalent si largement. Un bon frein au sentiment d’adoration du pouvoir qui nous égare encore en nous conduisant à exagérer les prérogatives des gouvernements constitutionnels , comme jadis celles des monarques. Que les hommes sachent qu’une puissance législative n’est pas « notre Dieu sur la terre », quoique par l’autorité qu’ils lui attribuent et par les choses qu’ils attendent d’elle, il semblerait qu’ils imaginassent ainsi. Mieux, qu’ils sachent que c’est une institution servant à des fins purement temporaires, et dont le pouvoir, quand il n’est pas volé, est, tout au moins, emprunté.

Qui plus est, en vérité, n’avons-nous pas vu que le gouvernement est essentiellement immoral ? N’est-il pas la postérité du mal, portant autour d’elle toutes les marques de son origine ? N’existe-t-il pas parce que le crime existe ? N’est-il pas fort, ou, comme nous disons, despotique, quand le crime est grand ? N’y a-t-il pas plus de liberté – c’est-à-dire moins de gouvernement – à mesure que le crime diminue ? Et le gouvernement ne doit-il pas cesser quand le crime cesse, par le manque même d’objets sur lesquels accomplir sa fonction ? Non seulement le pouvoir des maîtres existe à cause du mal, mais il existe par le mal. La violence est employée pour le maintenir et toute violence entraîne criminalité. Soldats, policiers et geôliers, épées, bâtons et chaînes sont des instruments pour infliger de la peine, et toute infliction de peine est, par essence, injuste. L’Etat emploie les armes du mal pour subjuguer le mal et est contaminé également par les objets sur lesquels il agit et par les moyens à l’aide desquels il opère. La moralité ne peut le reconnaître, car la moralité, étant simplement une expression de la loi parfaite, ne peut donner nul appui à aucune chose croissant hors de cette loi et ne subsistant que par les violations qu’elle en fait. C’est pourquoi l’autorité législative ne peut jamais être morale, – doit toujours être seulement conventionnelle.

Il y a, pour cette raison, une certaine inconséquence dans l’essai de déterminer la position, la structure et la conduite justes d’un gouvernement par appel aux premiers principes de l’équité. Car, comme il vient d’être démontré, les actes d’une institution qui est imparfaite, à la fois par nature et par origine, ne peuvent être faits pour s’accorder avec la loi parfaite. Tout ce que nous pouvons faire est d’établir : premièrement, dans quelle attitude une puissance législative doit demeurer à l’égard de la communauté pour éviter d’être, par sa seule existence, l’injustice personnifiée ; deuxièmement, de quelle manière elle doit être constituée afin de se montrer le moins possible en opposition avec la loi morale ; et troisièmement, à quelle sphère ses actions doivent être limitées pour l’empêcher de multiplier ces violations de l’équité pour la prévention desquelles elle est instituée.

La première condition à laquelle on doit se conformer avant qu’une puissance législative puisse être établie sans violer la loi d’égale liberté est la reconnaissance du droit maintenant en discussion, – le droit d’ignorer l’Etat.

- 3 -
Les partisans du pur despotisme peuvent parfaitement s’imaginer que le contrôle de l’Etat doit être illimité et inconditionnel. Ceux qui affirment que les hommes sont faits pour les gouvernements et non les gouvernements pour les hommes sont qualifiés pour soutenir logiquement que nul ne peut se placer au-delà des bornes de l’organisation politique. Mais ceux qui soutiennent que le peuple est la seule source légitime de pouvoir, – que l’autorité législative n’est pas originale, mais déléguée, – ceux-là ne sauraient nier le droit d’ignorer l’Etat sans s’enfermer dans une absurdité.

Car, si l’autorité législative est déléguée, il s’ensuit que ceux de qui elle procède sont les maîtres de ceux à qui elle est conférée ; il s’ensuit, en outre, que comme maîtres ils confèrent ladite autorité volontairement ; et cela implique qu’ils peuvent la donner ou la retenir comme il leur plaît. Qualifier de délégué ce qui est arraché au hommes, qu’ils le veulent ou non, est une absurdité. Mais ce qui est vrai ici de tous collectivement est également vrai de chacun en particulier. De même qu’un gouvernement ne peut justement agir pour le peuple que lorsqu’il y est autorisé par lui, de même il ne peut justement agir pour l’individu que lorsqu’il y est autorisé par lui. Si A, B, et C délibèrent, s’ils doivent employer un agent à l’effet d’accomplir pour eux un certain service, et si, tandis que A et B conviennent de le faire, C est d’un avis contraire, C ne peut être équitablement considéré comme partie de la convention en dépit de lui-même. Et cela doit être également vrai de trente comme de trois ; et si de trente, pourquoi pas de trois cents, ou trois mille, ou trois millions ?

- 4 -
Des superstitions politiques auxquelles il a été fait allusion précédemment, aucune n’est aussi universellement répandue que l’idée selon laquelle les majorités seraient toutes-puissantes. Sous l’impression que le maintien de l’ordre exigera toujours que le pouvoir soit dans la main de quelque parti, le sens moral de notre temps juge qu’un tel pouvoir ne peut être convenablement conféré à personne sinon à la plus grande moitié de la société. Il interprète littéralement le dicton : « La voix du peuple es la vois de Dieu » et, transférant à l’un la sainteté attachée à l’autre, il conclut que la volonté du peuple – c’est-à-dire de la majorité – est sans appel. Cependant, cette croyance est entièrement fausse.

Supposez un instant que, frappée de quelque panique malthusienne, une puissance législative représentant dûment l’opinion publique projetât d’ordonner que tous les enfants à naître durant les dix années futures soient noyés. Personne pense-t-il qu’un tel acte législatif serait défendable ? Sinon, il y a évidemment une limite au pouvoir d’une majorité. Supposez encore que de deux races vivant ensemble – Celtes et Saxons par exemple, – la plus nombreuse décidât de faire des individus de l’autre race ses esclaves. L’autorité du plus grand nombre, en un tel cas, serait-elle valide ? Sinon, il y a quelque chose à quoi son autorité doit être subordonnée. Supposez, une fois encore, que tous les hommes ayant un revenu annuel de moins de 50 livres sterling résolussent de réduire à ce chiffre tous les revenus qui le dépassent et d’affecter l’excédent à des usages publics. Leur résolution pourrait-elle être justifiée ? Sinon, il doit être une troisième fois reconnu qu’il est une loi à laquelle la voix populaire doit déférer. Qu’est-ce donc que cette loi, sinon la loi de pure équité, – la loi d’égale liberté ? Ces limitations, que tous voudraient mettre à la volonté de la majorité, sont exactement les limitations fixées par cette loi. Nous nions le droit d’une majorité d’assassiner, d’asservir ou de voler, simplement parce que l’assistanat, l’asservissement et le vol sont des violations de cette loi, – violations trop flagrantes pour être négligées. Mais si de grandes violations de cette loi sont iniques, de plus petites le sont aussi. Si la volonté du grand nombre ne peut annuler le premier principe de moralité en ces cas-là, non plus elle ne le peut en aucun autre. De sorte que, quelque insignifiante que soit la minorité et minime la transgression de ses droits qu’on se propose d’accomplir, aucune transgression de se genre ne peut être permise.

Quand nous aurons rendu notre constitution purement démocratique, pense en lui-même l’ardent réformateur, nous aurons mis le gouvernement en harmonie avec la justice absolue. Une telle foi, quoique peut-être nécessaire pour l’époque, est très erronée. En aucune manière, la coercition ne peut être rendue équitable. La forme de gouvernement la plus libre n’est que celle qui soulève le moins d’objections. La domination du grand nombre par le petit nombre, nous l’appelons tyrannie : la domination du petit nombre par le grand nombre est tyrannie aussi, mais d’une nature moins intense. « Vous ferez comme nous voulons, et non comme vous voulez » est la déclaration faite dans l’un et l’autre cas ; et si cent individus la font à quatre-vingt-dix-neuf, au lieu des quatre-vingt-dix-neuf aux cent, c’est seulement d’une fraction moins immoral. De deux semblables partis, celui, quel qu’il soit, qui fait cette déclaration et en impose l’accomplissement, viole nécessairement la loi d’égale liberté, la seule différence étant que par l’un elle est violée dans la personne de quatre-vingt-dix-neuf individus, tandis que par l’autre elle est violée dans la personne de cent. Et le mérite de la forme démocratique du gouvernement consiste uniquement en ceci, – qu’elle offense le plus petit nombre.

L’existence même de majorités et de minorités est l’indice d’un état immoral. Nous avons vu que l’homme dont le caractère s’harmonise avec la loi morale peut obtenir le bonheur complet sans amoindrir le bonheur de ses semblables. Mais l’établissement d’arrangements publics par le vote implique une société composée d’hommes autrement constitués, – implique que les désirs de certains ne peuvent être satisfaits sans sacrifier les désirs des autres, – implique que dans la poursuite de son bonheur la majorité inflige une certaine somme de malheurs à la minorité, – implique, par conséquent, l’immoralité organique. Ainsi, à un autre point de vue, nous découvrons de nouveau que même dans sa forme la plus équitable il est impossible au gouvernement de se dissocier du mal ; et, en outre, que, à moins que le droit d’ignorer l’Etat ne soit reconnu, ses actes doivent être essentiellement criminels.

- 5 -
Qu’un homme est libre de renoncer aux bénéfices de la qualité de citoyen et d’en rejeter les charges peut, en vérité, être inféré des admissions d’autorités existantes et de l’opinion actuelle. Quoique probablement non préparés à une doctrine aussi avancée que celle ici soutenue, les radicaux d’aujourd’hui, encore qu’à leur insu, professent leur foi en une maxime qui donne manifestement un corps à cette doctrine. Ne les entendons-nous pas continuellement citer l’assertion de Blackstone selon laquelle « Nul sujet anglais ne peut être contraint à payer des aides ou des taxes, même pour la défense du royaume ou le soutien du gouvernement, sauf celles qui lui sont imposées par son propre consentement ou par celui de son représentant au Parlement » ? Et qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie, disent-ils, que tout homme devrait posséder le droit de vote. Sans aucun doute ; mais cela signifie bien davantage. S’il y a quelque sens dans les mots, c’est une énonciation précise du droit même pour lequel nous combattons à présent. En affirmant qu’un homme ne peut être taxé à moins qu’il n’ait, directement ou indirectement, donné son consentement, on affirme aussi qu’il peut refuser d’être taxé ; et refuser d’être taxé, c’est rompre toute connexion avec l’Etat. On dira peut-être que ce consentement n’est pas spécifique, mais général, et que le citoyen est sous-entendu avoir acquiescé à toute chose que son représentant puisse faire, quand il vota pour lui. Mais supposez qu’il n’ait pas voté pour lui et qu’au contraire il ait fait tout en son pouvoir pour élire quelqu’un soutenant des idées opposées – quoi alors ? La réplique sera probablement qu’en prenant part à une semblable élection, il convenait tacitement de s’en tenir à la décisions de la majorité. Et comment s’il n’a pas voté du tout ? Mais alors, il ne peut à bon droit se plaindre d’aucune taxe, puisqu’il n’éleva aucune protestation contre son imposition ! Ainsi, assez curieusement, il paraît qu’il donnait son consentement de quelque manière qu’il agît, – soit qu’il dît : « Oui », qu’il dît : « Non » ou qu’il restât neutre ! Une doctrine plutôt embarrassante, celle-là ! Voilà un infortuné citoyen à qui il est demandé s’il veut payer pour un certain avantage proposé ; et, qu’il emploie le seul moyen d’exprimer son refus ou qu’il ne l’emploie pas, il nous est fait savoir que pratiquement il y consent, si seulement le nombre des autres qui y consentent est plus grand que le nombre de ceux qui s’y refusent. Et ainsi nous sommes amenés à l’étrange principe que le consentement de A à une chose n’est pas déterminé par ce que A dit, mais parce que B peut arriver à dire !

C’est à ceux qui citent Balckstone de choisir entre cette absurdité et la doctrine exposée plus haut. Ou sa maxime implique le droit d’ignorer l’Etat, ou elle est pure sottise.

- 6 -
Il y a une singulière hétérogénéité dans nos fois politiques. Des systèmes qui furent à la mode et ça et là commencent à laisser passer le jour sont rapiécés de fond en comble avec des idées modernes dissemblables en qualité et en couleur ; et les hommes, gravement, déploient ces systèmes, s’en revêtent et se promènent en paradant à la ronde, tout à fait inconscients de leur grotesque. Notre présent état de transition, participant comme il le fait, également du passé et du futur, donne naissance à des théories hybrides où ce manifeste l’assemblage le plus disparate du despotisme passé et de la liberté future. Voici des types de l’ancienne organisation curieusement déguisés sous les germes de la nouvelle – des particularités montrant l’adaptation à un état antécédent modifié par des rudiments qui prophétisent quelque chose à venir – faisant tous ensemble si chaotique de parentés que rien n’indique à quelle classe ces enfants du siècle devraient être rattachés.

Comme les idées doivent nécessairement porter l’empreinte du temps, il est inutile de déplorer le contentement avec lequel ces absurdes croyances sont soutenues. D’ailleurs, il semblerait regrettable que les hommes ne continuassent pas jusqu’à la fin les enchaînements de raisonnements qui ont mené à ces modifications partielles. Dans le cas présent, par exemple, la logique les forcerait à admettre que, sur d’autres points à côté de celui qui vient d’être examiné, ils soutiennent des opinions et emploient des arguments dans lesquels le droit d’ignorer l’Etat est contenu.

Car, quelle est la signification du non-conformisme ? Il fut un temps où la foi religieuse d’un homme et son mode de culte étaient déterminables par la loi à l’égal de ses actes séculiers ; et, conformément à certaines dispositions existant dans nos lois, il en est encore ainsi. Cependant, grâce à la croissance d’un esprit protestant, nous sommes parvenus à ignorer l’Etat en cette matière, – entièrement en théorie, et partiellement en pratique. Mais de quelle manière ? En adoptant une attitude qui, pourvu qu’elle soit maintenue en conformité avec son principe, implique un droit d’ignorer l’Etat entièrement. Observez l’attitude des deux partis. « Ceci est votre credo », dit le législateur, « vous devez croire et professer ouvertement ce qui est fixé ici pour vous ». – « Je ne ferai rien de la sorte », répond le non-conformiste, « j’irai plutôt en prison ». – « Vos actes religieux », poursuit le législateur, « seront tels que nous les avons prescrits. Vous irez aux églises que nous avons fondées et vous adopterez les cérémonies qui y sont célébrées ». – « Rien ne m’induira à faire ainsi », est la réplique ; « je nie absolument votre pouvoir de me dicter quoi que ce soit en pareille matière et me propose de résister jusqu’à la dernière extrémité ». – « Enfin », ajoute le législateur, « nous vous requerrons de payer de telles sommes d’argent que nous pourrons juger à propos de demander pour le soutien de ces institutions religieuses ». – « Vous ne tirerez pas un liard de moi », se récrie notre obstiné indépendant ; « même si je croyais dans les dogmes de votre Eglise (ce que je ne fais pas), je me rebellerais encore contre votre intervention , et si vous prenez ce que je possède, ce sera par la force et malgré ma protestation ».

Or, à quoi se réduit cette manière d’agir quand elle est considérée dans l’abstrait ? Elle se réduit à une affirmation par l’individu du droit d’exercer une de ses facultés – le sentiment religieux – en toute liberté et sans aucune limite autre que celle assignées par le droit égale d’autrui. Et que signifie l’expression : « Ignorer l’Etat » ? Simplement une affirmation du droit d’exercer de la même manières toutes les facultés. L’un est exactement une continuation de l’autre , – repose sur le même fondement que l’autre , – doit tenir ou tomber avec l’autre. De bonne foi, les hommes parlent de liberté civile et de liberté religieuse comme de choses différentes ; mais la distinction est tout à fait arbitraire. Elles sont parties d’un même tout et philosophiquement ne peuvent être séparées.

« Si, elles le peuvent », interpose un objecteur ; « L’affirmation de l’une est impérative comme étant un devoir religieux. La liberté d’honorer Dieu de la manière qui lui semble convenable est une liberté sans laquelle un homme ne peut accomplir ce qu’il croît être des commandements divins, et en conséquence sa conscience exige de lui qu’il l’a défende. » Fort bien ; mais comment si la même chose peut être affirmée de toute autre liberté ? Comment si la défense de celle-ci se transforme aussi en une matière de conscience ? N’avons-nous pas vu que le bonheur humain est la volonté divine, – que ce bonheur ne peut être obtenu que par l’exercice de nos facultés – et qu’il est impossible de les exercer sans la liberté ? Et si cette liberté pour l’exercice des facultés est une condition sans laquelle la volonté divine ne peut être accomplie, sa défense est, suivant la propre démonstration de notre objecteur, un devoir. En d’autres termes, il est manifeste, non seulement que la défense de la liberté d’action peut être un point de conscience, mais encore qu’elle doit en être un. Et ainsi nous voyons clairement que le droit d’ignorer l’Etat en matière religieuse et le droit d’ignorer l’Etat en matière séculière sont par essence identiques.

L’autre raison communément assignée à la non-conformité admet un traitement similaire. Outre qu’il résiste à la prescription de l’Etat par principe, le dissident y résiste par désapprobation de la doctrine enseignée. Aucune injonction législative ne lui fera adopter ce qu’il considère comme une croyance fausse ; et, se souvenant de son devoir envers ses semblables, il refuse d’aider, au moyen de sa bourse, à disséminer cette croyance fausse. L’attitude est parfaitement compréhensible. Mais c’est une attitude qui, ou conduit aussi ses adhérents à la non-conformité civile, ou les laisse dans un dilemme. Car pourquoi refusent-ils de contribuer à propager l’erreur ? Parce que l’erreur est contraire au bonheur humain. Et pour quel motif désapprouve-t-on une partie quelconque de la législation civile ? Pour la même raison, – parce qu’on la juge contraire au bonheur humain. Comment alors pourrait-il être démontré qu’on doit résister à l’Etat dans un cas et non dans l’autre ? Personne affirmera-t-il délibérément que, si un gouvernement nous demande de l’argent pour aider à enseigner ce que nous pensons devoir produire le mal , nous devons le lui refuser, mais que, si l’argent est destiné à faire ce que nous pensons devoir produire le mal, nous ne devons pas lui refuser ? Telle est, cependant, l’encourageante proposition qu’ont à soutenir ceux qui reconnaissent le droit d’ignorer l’Etat en matière religieuse, mais le nient en matière civile.

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La substance de ce chapitre nous rappelle une fois de plus l’incompatibilité existant entre une loi parfaite et un Etat imparfait. La praticabilité du principe ici posé varie en raison directe avec la moralité sociale. Dans une communauté entièrement vicieuse, son administration engendrerait le désordre. Dans une communauté complètement vertueuse, son admission sera à la fois inoffensive et inévitable. Le progrès vers une condition de santé sociale – c’est-à-dire une condition où il n’y aura plus besoin de mesures curatives de la législation – est le progrès vers une condition où ces mesures curatives seront rejetées et où l’autorité qui les prescrit sera méprisée. Les deux changements seront nécessairement coordonnés. Ce sens moral dont la suprématie rendra la société harmonieuse et le gouvernement inutile est le même sens moral qui alors portera chaque homme à affirmer sa liberté, même au point d’ignorer l’Etat, – est le même sens moral qui, en détournant la majorité de contraindre la minorité, rendra finalement le gouvernement impossible. Et comme les manifestations simplement différentes d’un même sentiment doivent montrer constant de l’une à l’autre, la tendance à répudier les gouvernements augmentera seulement dans la même mesure où les gouvernants deviendront inutiles.

Que personne ne soit donc alarmé à la divulgation de la doctrine qui précède. De nombreux changements se succèderont encore avant qu’elle puisse commencer à exercer beaucoup d’influence. Un grand laps de temps s’écoulera probablement avant que le droit d’ignorer l’Etat soit généralement admis, même en théorie. Plus de temps encore se passera avant qu’il reçoive la reconnaissance législative. Et même alors, il y aura abondance de freins à son exercice prématuré. Une âpre épreuve instruira suffisamment ceux suffisamment ceux qui seraient susceptibles d’abandonner trop tôt la protection légale. Cependant, il y a dans la majorité des hommes un tel amour des arrangements établis et une si grande terreur des expériences que, vraisemblablement, ils s’abstiendront d’user de ce droit jusqu’à longtemps après qu’il sera sans danger de le faire.

Par Herbert Spencer



D) Herbert Spencer

De Wikiberal

Herbert Spencer (Derby 27 avril 1820 - 8 décembre 1903) était un philosophe, sociologue et économiste minarchiste anglais, extrêmement connu en son temps comme théoricien de l'évolutionnisme qu'il appliqua avant l'heure aux sociétés humaines.  

Il nait dans une famille de radicaux, dissidents de l'anglicanisme, et dont il hérita le refus de l'autorité sous toute ses formes. Il s'instruit dans le cadre familial, à la Derby Philosophical Society ou auprès de son oncle, le révérend Thomas Spencer. Il choisit finalement de ne pas aller à Cambridge mais continue à s'instruire par lui même dans le domaine des sciences sociales.
Très jeune, il se passionne pour les questions politiques et s'affilie à de nombreuses associations; il devient ainsi membre de l'Anti-Corn Law League, fondée par Richard Cobden en 1838, qui fait campagne contre les lois protectionnistes sur les importations de céréales. A dix-sept ans, il s'oriente vers la profession d'ingénieur des chemins de fer, qu'il exerce entre 1837 et 1841. Il abandonne rapidement cette voie pour se tourner vers le journalisme alors qu'il a tout juste une vingtaine d'années.
Collaborant à The Economist, il y rédige de nombreux articles entre 1848 et 1853. Il y rencontre l'écrivain britannique George Eliot. Il commence alors à rédiger de nombreux ouvrages originaux, dont les Social Statics (1851), fortement inspirés par l'utilitarisme benthamien ou A Theory of Population (1852), où il conteste le catastrophisme de Thomas Malthus.
À partir de 1853, un héritage lui permet de se consacrer à temps complet à son œuvre philosophique et sociologique. Il rédige en 1855 ses Principles of Psychology dans lesquels il attaque les vues de John Stuart Mill. Son grand œuvre consistera en l'élaboration des Principles of Sociology (dont la publication s'étalera de 1876 à 1897).
Toute sa vie, Spencer fut un ennemi de la guerre et de l'impérialisme, qui sont tous deux les expressions accomplies de l'étatisme. C'est pourquoi il s'opposera à la guerre hispano-américaine de 1898 et qu'il essaiera de fonder une « Ligue contre l'agression » vers la fin de sa vie alors que les pays européens s'opposent de plus en plus.
Il meurt en 1903. Son opposition au « monopole » de l'Eglise anglicane sur le « marché » de la religion lui vaut de ne pas être enterré dans la Cathédrale de Canterbury en raison de l'opposition de l'archevêque du lieu. Il est enterré dans le cimetière de Highgate, juste en face de la tombe de Karl Marx.

Ses idées

Connu comme l'un des principaux défenseurs de la théorie de l'évolution au XIXe siècle, sa réputation à l'époque rivalisait avec celle de Charles Darwin (il est l'auteur de l'expression « sélection des plus aptes »). Il a été le premier à développer des positions évolutionnistes, dès 1850, soit une dizaine d'année avant la parution de L'Origine des espèces de Charles Darwin. Spencer appliqua initialement ses théories évolutionnistes à des domaines comme la philosophie, la psychologie et la sociologie, dont il est reconnu comme l'un des fondateurs de la discipline. Sa théorie fut appelée postérieurement, et erronément, « darwinisme social ». Or Spencer est resté toute sa vie un disciple de Lamarck: il croyait en l'hérédité des caractères acquis.
Il n'était donc pas pour la suppression de toute solidarité mais pour la solidarité volontaire : il distingue ainsi la morale sociale (à chacun selon ses mérites) et la morale familiale (aider le pauvre), écrivant que « la loi de la famille est l'inverse de la loi de la société ». Vouloir ériger la morale familiale en règle de la vie sociale comme le fait le socialisme, c'est in fine faire s'effondrer toute morale et rendre la situation de tous pire. La solidarité doit donc émaner des individus, de façon volontaire. A l'inverse, l'étatisme communiste fait de l'individu un esclave de la société.
L'endroit où il résume le mieux sa pensée est le chapitre XIX des Social Statics qui s'intitule Le Droit d'ignorer l'État, formulation classique du droit de se passer des services de l'État et, donc, du droit de sécession individuelle qu'il légitime lorsque la puissance gouvernante abuse de son pouvoir. Spencer est un défenseur de l'État minimal (réduit donc strictement au maintien de la sécurité intérieure et extérieure, ainsi qu'il l'explique dès The Proper Sphere of Government en 1842). Comme John Locke, il défend la contractualisation des relations entre individus et État. Pour lui, le gouvernement est un simple employé que chacun est libre de révoquer, sans que cela attente aux droits d'autrui.
Spencer défend par ailleurs une philosophie de l'Histoire selon laquelle les sociétés industrielles (ouvertes, dynamiques, productives, reposant sur le contrat et la liberté individuelle) supplanteront progressivement les sociétés militaires (guerrières, hiérarchiques, holistes, figées, fermées sur elles-mêmes). Au final, l'État deviendra lui-même un élément archaïque et obsolète. On peut dire que Spencer est un minarchiste convaincu de la probabilité d'un avenir anarcho-capitaliste.

Influence

Herbert Spencer a été extrêmement populaire en son temps, aussi bien dans son pays que dans nombre d'autres pays du monde. Il conseilla l'empereur du Japon et ses livres étaient distribués dans les écoles françaises en récompense lors des cérémonies des prix. Georges Clemenceau se déplaça pour le voir en Grande Bretagne. Parmi ses disciples en son temps figuraient Andrew Carnegie, industriel et philanthrope qui échangea avec lui une correspondance dans laquelle il couvre Spencer d'éloges.
Sa théorie évolutionniste, qu'il est l'un des premiers à formuler, avant Charles Darwin, a été amplement commentée à l'époque par des auteurs comme John Stuart Mill, Nietzsche, Durkheim ou Bergson.
Aujourd'hui il est surtout connu pour ses essais politiques, ceux-ci sont notamment cités par des penseurs libéraux comme Robert Nozick. Friedrich Hayek se réfère également à lui à plusieurs reprises dans Droit, législation et liberté tandis qu'Yvan Blot voit dans Herbert Spencer, un évolutionniste contre l'étatisme une filiation évidente dans les idées des deux hommes. En effet, les deux auteurs communient dans la vision du choix des institutions comme fruit d'une sélection naturelle.
Si il est désormais peu connu en France, ses écrits sont régulièrement commentés et étudiés par de nombreux auteurs dans le reste du monde.

E) Bac philo 2012 : serions-nous plus libres sans État ?

F) L'État de Frédéric Bastiat




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