Ce texte ici présenté est une opinion de Jérémie T. A. Rostan de QL
agrégé de
philosophie et enseigne actuellement la philosophie aux
États-Unis.
M. Rostan a terminé premier au « Concours Bastiat » organisé
par le site
Un monde libre. Nous publions ici le texte qui lui a
valu cette 1ere place.
« Je pourrais soumettre ici une foule d’autres questions à la même
épreuve. Mais je recule devant la monotonie d’une démonstration
toujours uniforme… »
C’est par ces deux lignes
que Frédéric Bastiat conclut son ouvrage aujourd’hui le plus
célèbre,
Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, dont le titre
est devenu une expression proverbiale et un puissant outil de
pensée dans la tradition libérale. À tel point qu'au 20e siècle, un
autre grand publiciste, Henry Hazlitt, en a tiré la leçon de sa si
célèbre
Économie en une leçon.
Pourtant, si la pensée de Frédéric Bastiat consiste bien à mettre l’opinion « à l’épreuve » afin de procéder à la « démonstration » de son absurdité, la leçon qu’il nous lègue est bien plus générale, et puissante, que cette simple distinction.
On peut la résumer ainsi: si l’on accepte une idée, alors on doit
accepter le principe dont elle se déduit, ainsi que toutes
les conséquences qui en découlent.
Telle est l’« épreuve » à laquelle Frédéric Bastiat soumet
constamment l’opinion: lui faire voir le principe qu’elle suppose,
et surtout les conséquences auxquelles il conduit logiquement.
C’est là ce qui permet de « démontrer »: qu’elle est
inconséquente, c’est-à-dire incohérente et contradictoire avec
elle-même, et cela parce qu’elle repose sur un principe faux qui,
s’il était poussé jusqu’au bout, conduirait à des absurdités
manifestes – et désastreuses.
Dans une fausse voie, on est toujours inconséquent, sans quoi on tuerait l’humanité. Jamais on n’a vu ni on ne verra un principe faux poussé jusqu’au bout. J’ai dit ailleurs: l’inconséquence est la limite de l’absurdité. J’aurai pu ajouter: elle en est en même temps la preuve. |
Cette leçon, Frédéric Bastiat l’énonce au
chapitre VIII, intitulé « Les Machines »,
du même ouvrage. Outre sa validité
universelle et fondamentale, elle est, dans ce contexte,
particulièrement importante pour notre époque, car elle examine
l’opinion selon laquelle le progrès technologique est une
malédiction, cause de chômage et de misère.
Si, pour prendre un exemple récent, l’introduction de caisses
automatiques dans les supermarchés était un mal, comme le prouve le
pauvre destin des caissières, alors il doit être vrai qu’une société
est d’autant mieux lotie qu’elle a plus de travail à faire et moins
de capital pour l’y aider – l’idéal étant, évidemment, de s’échiner
en vain à mains nues. N’est-il pas horrible que la productivité
augmente et qu’une même quantité de travail procure plus
de satisfactions?!
Mais si la leçon de Frédéric Bastiat importe surtout au monde
d’aujourd’hui – et de demain –, ce n’est pas seulement parce qu’il est
le lieu d’un progrès technologique constant: c’est aussi parce que
ce dernier transforme ce lieu même, en modifie l’échelle, et
l’unifie.
Deux principes opposés |
Toutes les opinions examinées par Frédéric Bastiat sont des préjugés
favorables à l’intervention du gouvernement dans l’économie. Or ces
interventions concernent toujours l’échelle nationale. Mais
si elles étaient bonnes, elles devraient l’être parce qu’elles se
fondent sur un principe qui l’est lui-même; par conséquent, elles
devraient l’être aussi à l’échelle infra et supranationale.
S’il est, par exemple, néfaste que certaines industries d’un certain
pays se « délocalisent », il doit l’être aussi que chacun
de ses citoyens « perde » un travail qu’il pourrait lui-même
accomplir et échange quoi que ce soit avec qui que ce soit!
Nous touchons ici, véritablement, au coeur de ce que Frédéric
Bastiat a à nous apprendre, et au trésor de son héritage. L’échange
et la contrainte sont deux principes opposés. Dès lors, si
l’on admet qu’un échange quelconque, parce qu’il est libre, est
réciproquement profitable, alors on doit admettre qu’il en est ainsi
par principe, et la conséquence logique est qu’il en est toujours et
partout ainsi du libre-échange, de quelque secteur ou échelle de
l’économie qu’il s’agisse.
Inversement, si l’on défend une intervention quelconque,
parce que l’on pense qu’elle conduit à un meilleur résultat
que l’échange dont elle contraint la liberté, alors on doit
admettre que la contrainte est un principe préférable
à la liberté des échanges, ce qui doit logiquement conduire
à défendre une administration totale de l’économie à
l’échelle de la planète.
S’il fallait trouver, au 20e siècle, un digne successeur à
Frédéric Bastiat, ce serait donc, non pas dans le style,
mais dans l’idée, l’économiste américain et
philosophe libertarien de l'école autrichienne, Murray Rothbard. Celui-ci affirmait
en effet: « Seuls les extrémistes sont cohérents ».
Tel est le fond de la pensée de Frédéric Bastiat, et sa
leçon pour notre époque. L’économie et la politique, la
liberté et la contrainte, sont deux principes opposés entre
lesquels il n’est, pas plus qu’entre aucun principe
opposé, aucun « mixte » possible. Tout compromis
relèverait, ici, de la contradiction.
Soyez libéraux, donc, ou soyez socialistes, mais soyez
conséquents! Et si vous penchez pour la seconde option,
voyez que votre principe, s’il était « poussé jusqu’au bout », « tuerait l’humanité ».
Désordre monétaire mondial |
Un mot doit être dit, ici, de l’ordre, ou plutôt du
désordre, monétaire mondial et de ce qui a façonné le 20e
siècle: non pas la guerre, mais le monopole des banques
centrales qui a été la condition nécessaire de la barbarie.
La leçon de Frédéric Bastiat s’applique ici avec force. Si
une banque centrale pouvait « soutenir » l’économie en
augmentant la masse monétaire et étendant le crédit, de
telle sorte que l’investissement soit supérieur à l’épargne
et/ou la consommation à la production, alors à quoi
servirait-il d’épargner et même de produire quoi que ce soit?
Si la planche à billets était, comme l’affirme Ben Bernanke,
l'actuel président de la Réserve fédérale,
une « technologie miracle » pouvant quoi que ce soit d’autre
que d’imprimer des billets, pourquoi ne se contenterait-on
pas de cette seule production? Et, inversement, s’il
est évident que des billets ne se mangent pas, pas plus
qu’ils ne peuvent servir à quoi que ce soit d’autre qu’à
être échangés contre une certaine richesse en fonction de
leur nombre, ne l’est-il pas que la création monétaire
ne produit pas la moindre richesse – pire, qu’elle en
détruit?
Mais il y a, outre la leçon qu’il nous donne, une
question que Frédéric Bastiat nous pose, et
à laquelle le monde d’aujourd’hui aura à répondre pour le
monde de demain: Est-il jamais trop tard pour revenir
sur ses pas dans une fausse voie?
Plus on en vient « au bout », plus on s’illusionne en
suivant un faux principe, « plus dure sera la chute » et le
retour à la réalité. Le retour aux principes de l’économie a
un coût grandissant à mesure qu’on s’en éloigne; si bien que
l’on risque aussi de désespérer pouvoir les supporter.
C’est aujourd’hui, à horizon proche – bien plus proche que la
« fin du pétrole » ou les conséquences néfastes du « réchauffement climatique » –, que le simple intérêt
sur la totalité des dettes publiques et privées
dépassera, dans un pays comme les États-Unis, la totalité de
la production annuelle.
On s’est engagé sur cette voie parce que l’on a feint de
croire en et à l’État, cette fiction à travers laquelle
chacun s’efforce de vivre aux dépens de ses concitoyens et
des générations futures. Ce faisant, on ne s’est pas
seulement trompé de principe: on a aussi inversé toutes les
valeurs, faisant de la propension de l’État à s’endetter et
à étendre le crédit à la production et la consommation à
crédit une vertu devant racheter la propension des
capitalistes à épargner et à réaliser des profits. C’est là
une faute que l’on paiera cher, mais que l’on doit racheter.
Mourir d’illusions |
À la question que nous pose Frédéric Bastiat, nous ne
pourrons donc répondre que par la Dénationalisation de la
monnaie et le démantèlement de l’État-providence.
L’alternative, en effet, n’en est pas une: c’est, comme le
pointait déjà Friedrich Hayek dans La Route de la
Servitude, son effondrement, et avec lui celui de la
civilisation.
À cet égard, le risque est bien que le 21e siècle donne
tort à Frédéric Bastiat. La raison humaine ne peut-elle
aller au bout de sa propre négation? Nous avons vu
que le socialisme tuerait l’humanité; et pourtant nous ne
voulons, semble-t-il, toujours pas le voir. De même,
face à l’effondrement de la pyramide d’emprunts construite
par les Banques centrales, le monde s’est écrié: « Fiat
money, pereat mundus! »
Après tout, peut-être préférerons-nous mourir d’illusions,
contraints et forcés, à vivre libres, conscients et
responsables…
Source QL
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