octobre 14, 2014

De l'individualité comme l'un des éléments du bien-être par John Stuart MILL (1859)

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On vient de voir les raisons pour lesquelles il est impératif de laisser les hommes libres de former leurs opinions et de les exprimer sans réserve ; on a vu également que si cette liberté n'est pas accordée, ou du moins revendiquée, en dépit de l'interdiction, les conséquences en sont funestes pour l'intelligence et la nature morale de l'homme.

 
 
Examinons à présent si ce ne sont pas les mêmes raisons qui exigent que les hommes soient libres d'agir selon leurs opinions - c'est-à-dire libres de les appliquer à leur vie sans que leurs semblables les en empêchent physiquement ou moralement, tant que leur liberté ne s'exerce qu'à leurs seuls risques et périls. Cette dernière condition est naturellement indispensable. Personne ne soutient que les actions doivent être aussi libres que les opinions. Au contraire, même les opinons perdent leur immunité lorsqu'on les exprime dans des circonstances telles que leur expression devient une instigation manifeste à quelque méfait. L'idée que ce sont les marchands de blé qui affament les pauvres ou que la propriété privée est un vol ne devrait pas être inquiétée tant qu'elle ne fait que circuler dans la presse ; mais elle peut encourir une juste punition si on l'exprime oralement, au milieu d'un rassemblement de furieux attroupés devant la porte d'un marchand de blé, ou si on la répand dans ce même rassemblement sous forme de placard. Les actes de toute nature qui sans cause justifiable nuisent à autrui peuvent être contrôlés - et dans les cas les plus graves, ils le doivent - par la réprobation et, si nécessaire, par une intervention active des gens. La liberté de l'individu doit être contenue dans cette limite: il ne doit pas nuire à autrui.
 
Et dès lors qu'il s'abstient d'importuner les autres et qu'il se contente d'agir suivant son inclination et son jugement dans ce qui ne concerne que lui, les mêmes raisons qui montrent que l'opinion doit être libre prouvent également qu'on devrait pouvoir, sans vexations, mettre son opinion en pratique à ses propres dépens. Que les hommes ne soient pas infaillibles, que ses vérités ne soient, pour la plupart, que des demi-vérités, que l'unité d'opinions ne soit pas souhaitable si elle ne résulte pas de la comparaison la plus libre et la plus totale des opinions contraires, et enfin que la diversité d'opinions ne soit pas un mal mais un bien tant que l'humanité n'est pas mieux à même de reconnaître toutes les facettes de la vérité : voilà des principes applicables tant à la manière d'agir des hommes qu'à leurs opinions. De même qu'il est utile, tant que l'humanité est imparfaite, qu'il y ait des opinions différentes, il est bon qu'il y ait différentes façons de vivre et que toute latitude soit donnée aux divers caractères, tant qu'ils ne nuisent pas aux autres, et qu'il est donné à chacun d'éprouver la valeur des différents genres de vie. Bref, il est souhaitable que l'individualité puisse s'affirmer dans tout ce qui ne touche pas directement les autres. Si ce n'est pas le caractère propre de la personne, mais les traditions et les mœurs des autres qui dictent les règles de conduite, c'est qu'il manque l'un des principaux ingrédients du bonheur humain, et en tout cas l'ingrédient le plus essentiel du progrès individuel ou social.

Lorsqu'on soutient ce principe, La plus grande difficulté ne réside pas tant dans l'appréciation des moyens qui conduisent à un but reconnu que dans l'indifférence générale des gens envers le but lui-même. Si l'on considérait le libre développement de l'individualité comme l'un des principes essentiels du bien-être, si on le voyait non pas comme accessoire coordonné à tout ce qu'on désigne par civilisation, instruction, éducation, culture, mais comme un élément et une condition nécessaires de toutes ces choses, il n'y aurait pas de danger que la liberté fût sous-estimée, et il n'y aurait pas de difficulté extraordinaire à tracer la frontière entre elle et le contrôle social. Mais malheureusement, les modes de pensée habituels ne reconnaissent que rarement une valeur intrinsèque ou un mérite spécifique à la spontanéité individuelle. La majorité, satisfaite des coutumes habituelles de l'humanité (parce que c'est elle qui les a faites ce qu'elles sont), ne voit pas pourquoi ces coutumes ne satisferaient pas tout le monde. Plus encore, la spontanéité n'entre pas dans l'idéal de la plupart des réformateurs moraux et sociaux: on la considère avec jalousie, comme un obstacle gênant, voire rebelle à l'acceptation générale de ce qu'ils jugent être le mieux pour l'humanité. Rares sont ceux qui, en dehors de l'Allemagne, comprennent cette doctrine à l'origine du traité de l'éminent savant et politicien Wilhelm von Humboldt

« La fin de l'homme, non pas telle que la suggèrent de vagues et fugitifs désirs, mais telle que la prescrivent les décrets éternels ou immuables de la raison, est le développement le plus large et le plus harmonieux de toutes ses facultés en un tout complet et cohérent » 

; de sorte que l'objet « vers lequel doit tendre constamment tout être humain, et en particulier ceux qui ont l'ambition d'influencer leurs semblables, est l'individualité de la puissance et du développement. » Il y a pour cela deux conditions à remplir: « la liberté et la variété des situations », de l'union desquelles naissent « la vigueur individuelle et la diversité », lesquelles fusionnent enfin dans « l'originalité » .


Cependant, si neuve et si surprenante que puisse paraître une doctrine telle que celle de Humboldt qui attache tant de prix à l'individualité, il faut néanmoins pouvoir l'évaluer.
 
Personne n'estime que la perfection en matière de conduite humaine consiste à se copier tout simplement les uns les autres. Personne n'estime non plus que le jugement ou le caractère particulier d'un homme ne doit compter pour rien dans sa manière de vivre et de soigner ses intérêts. D'un autre côté, il serait absurde de prétendre que les hommes doivent vivre comme si on ne connaissait rien dans le monde avant leur naissance, comme si jamais encore l'expérience n'avait montré que certaines façons de vivre étaient préférables à d'autres. Nul ne conteste qu'on doive élever et instruire la jeunesse de façon à lui faire profiter des acquis de l'expérience humaine. Mais c'est là le privilège et la condition propre d'un être humain dans la maturité de ses facultés que de se servir de l'expérience et de l'interpréter à sa façon. C'est à lui de découvrir ce qui, dans l'expérience transmise, est applicable à sa situation et à son caractère. Les traditions et les coutumes des autres sont, jusqu'à un certain point, des témoignages de ce que leur expérience leur a appris, et elles justifient une présomption qui, comme telle, est digne de respect. Mais il se peut en premier lieu que l'expérience des autres soit trop étroite, ou qu'il l'ait mal interprétée; il se peut deuxièmement que leur interprétation soit juste sans toutefois convenir à un individu particulier. Les coutumes sont faites pour les vies et les caractères ordinaires ; mais un individu peut avoir une vie et un caractère extraordinaires. Troisièmement, même si les coutumes sont à la fois bonnes en soi et adaptées à l'individu, il se peut que se conformer à la coutume uniquement en tant que telle n'entretienne ni ne développe en lui aucune des qualités qui sont l'attribut distinctif d'un être humain. Les facultés humaines de la perception, du jugement, du discernement, de l'activité intellectuelle, et même la préférence morale, ne s'exercent qu'en faisant un choix. Celui qui n'agit jamais que suivant la coutume ne fait pas de choix. Il n'apprend nullement à discerner ou à désirer ce qui vaut mieux. La force intellectuelle et la force morale, tout comme la force physique, ne s'améliorent qu'avec l'exercice. On n'exerce pas ses facultés en faisant ou en croyant une chose simplement parce que d'autres la font ou qu'ils y croient. Si une personne adopte une opinion sans que les principes de celle-ci lui paraissent concluants, sa raison n'en sortira pas renforcée, mais probablement affaiblie ; et si elle fait une action (qui n'affecte ni les affections ni les droits d'autrui) dont les motifs ne sont pas conformes à ses opinions et à son caractère, ceux-ci tomberont dans l'inertie et la torpeur au lieu d'être stimulés.

Celui qui laisse le monde, ou du moins son entourage, tracer pour lui le plan de sa vie, n'a besoin que de la faculté d'imitation des singes. Celui qui choisit lui-même sa façon de vivre utilise toutes ses facultés : l'observation pour voir, le raisonnement et le jugement pour prévoir, l'activité pour recueillir les matériaux en vue d'une décision, le discernement pour décider et, quand il a décidé, la fermeté et la maîtrise de soi pour s'en tenir à sa décision délibérée. Il lui faut avoir et exercer ces qualités dans l'exacte mesure où il détermine sa conduite par son jugement et ses sentiments personnels. Il est possible qu'il soit sur une bonne voie et préservé de toute influence nuisible sans aucune de ces choses. Mais quelle sera sa valeur relative en tant qu'être humain ? Ce qui importe réellement, ce n'est pas seulement ce que font les hommes, mais le genre d'homme qu'ils sont en le faisant. Parmi les œuvres de l'homme que la vie s'ingénie à perfectionner et à embellir, la plus importante est sûrement l'homme lui-même. A supposer que ce soit des machines - des automates d'apparence humaine - qui construisent les maisons, cultivent le blé, se battent à la guerre, jugent les causes, élèvent des églises et disent les prières, ce serait encore une perte considérable d'échanger ces automates contre les hommes et les femmes qui peuplent aujourd'hui les parties les plus civilisées du monde, car ils ne sont que de tristes échantillons de ce que la nature peut et veut produire. La nature humaine n'est pas une machine qui se construit d'après un modèle et qui se programme pour faire exactement le travail qu'on lui prescrit, c'est un arbre qui doit croître et se développer de tous côtés, selon la tendance des forces intérieures qui en font un être vivant.

On concèdera probablement qu'il est préférable que les hommes cultivent leur intelligence et qu'il vaut mieux suivre intelligemment la coutume - quitte à dévier à l'occasion - que de s'y conformer aveuglément et mécaniquement. Jusqu'à un certain point, il est admis que notre intelligence doit nous appartenir; mais on n'admet pas aussi volontiers qu'il doit en être de même pour nos désirs et nos impulsions, et qu'en posséder de forts puisse être autre chose qu'un péril et un piège. Et pourtant, désirs et impulsions font partie de la perfection de l'être humain, au même titre que les croyances et les contraintes ; et de fortes impulsions ne sont dangereuses que lorsqu'elles sont mal équilibrées: lorsqu'un ensemble de buts et d'inclinations s'est fortement développé au détriment d'autres avec qui il aurait dû coexister. Ce n'est pas parce que les désirs des hommes sont forts qu'ils agissent mal, mais parce que leurs consciences sont faibles. Il n'y a pas de lien naturel entre des impulsions fortes et une conscience faible : le lien naturel s'établit en sens inverse. Dire que les désirs et les sentiments d'une personne sont plus forts et plus variés que ceux d'une autre, c'est dire simplement qu'il y a en elle davantage de matière brute de la nature humaine; ce qui signifie que si elle est capable de plus de mal, elle est aussi capable de plus de bien. De fortes impulsions, c'est simplement une autre façon de nommer l'énergie. L'énergie a beau pouvoir être employée à de mauvaises fins, on tirera toujours davantage d'une nature énergique que d'une nature indolente et apathique. Ceux qui ont le plus de sensibilité naturelle sont aussi ceux qui peuvent développer les sentiments les plus cultivés. Cette ardente sensibilité qui rend les impulsions personnelles vives et puissantes peut aussi bien engendrer l'amour le plus passionné de la vertu que la maîtrise de soi la plus sévère. C'est en cultivant ces deux tendances que la société fait son devoir et protège ses intérêts, et non en rejetant l'étoffe qui fait les héros, parce qu'elle n'en fabrique justement pas. On dit d'une personne qu'elle a du caractère lorsqu'elle a des désirs et des impulsions personnels qui sont l'expression de sa propre nature telle que l'a développée et modifiée sa propre culture.
 
Celui qui n'a ni désirs ni impulsions personnels n'a pas davantage de caractère qu'une machine à vapeur. Si un individu a des impulsions non seulement personnelles, mais fortes et dominées par une volonté puissante, il a ce qu'on appelle un caractère énergique. Penser qu'il ne faut pas encourager le développement de l'individualité en matière de désirs et d'impulsions, c'est soutenir que la société n'a nul besoin de natures fortes - qu'elle ne s'en trouve pas mieux pour contenir un grand nombre de personnes de caractère - et qu'il n'est pas souhaitable de voir la moyenne des hommes posséder trop d'énergie.

Dans les sociétés naissantes, ces énergies étaient peut-être trop développées, et la société n'avait pas le pouvoir de les discipliner et de les contrôler. C'était un temps où l'élément de spontanéité et d'individualité dominait à l'excès, et où le principe social avait à lui livrer de rudes combats. La difficulté était alors d'amener les hommes puissants de corps ou d'esprit à obéir à des règles qui prétendaient contrôler leurs impulsions. Pour vaincre cette difficulté, la loi et la discipline, à l'instar des papes dans leur lutte contre les empereurs, proclamèrent leur pouvoir sur l'homme tout entier, revendiquant le droit de contrôler sa vie tout entière afin de pouvoir contrôler aussi son caractère, que la société n'était pas parvenue à contenir jusque-là. Mais, aujourd'hui, alors que la société a largement raison de l'individu, le danger qui guette la nature humaine n'est plus l'excès, mais la déficience des impulsions et des inclinations. Les choses ont bien changé depuis que les passions des puissants, forts de leur position ou de leurs talents personnels, étaient en rébellion constante contre les lois et les règlements et devaient être étroitement bridées pour que leur voisinage pût jouir de quelque sécurité. A notre époque, de la classe la plus haute à la plus basse, tout le monde vit sous le regard d'une censure hostile et redoutée. Non seulement en ce qui concerne les autres, mais en ce que ne concerne qu'eux-mêmes, jamais les individus et les familles ne se demandent : « Qu'est-ce que je préfère ? Qu'est-ce qui conviendrait à mon caractère et à mes dispositions ? Qu'est-ce qui permettrait à ce qu'il y a de plus élevé et de meilleur en moi d'avoir libre jeu, de se développer et de prospérer ? » Mais au contraire, ils se demandent: « Qu'est-ce qui convient à ma situation ? » ou « Que font ordinairement les personnes de ma position et de ma fortune ? » ou pire encore « Que font ordinairement les personnes d'une position et d'une fortune supérieures à la mienne ? » Je ne veux pas dire qu'ils préfèrent l'usage à leurs inclinations, car jamais il ne leur vient à l'idée qu'ils puissent avoir d'aspirations autres que la coutume. Ainsi l'esprit lui-même plie sous le joug, et même dans ce que les gens font pour leur plaisir, leur première pensée va à la conformité: ils aiment en masse; ils ne portent leur choix que sur les choses qu'on fait en général ; ils évitent comme un crime toute singularité de goût, toute excentricité de conduite, si bien qu'à force de ne pas suivre leur naturel, ils n'ont plus de naturel à suivre. Leurs capacités humaines sont atrophiées et inertes ; ils deviennent incapables du moindre désir vif, du moindre plaisir spontané; ils n'ont généralement ni opinions ni sentiments de leur cru, ou vraiment leurs. Maintenant, est-ce là la condition idéale de la. nature humaine ?

Oui, si l'on en croit la théorie calviniste. Selon elle, le plus grand péché de l'homme, c'est d'avoir une volonté propre. Tout le bien dont l'humanité est capable tient dans l'obéissance.
 
Vous n'avez pas le choix; vous devez agir ainsi et non autrement: « Tout ce qui n'est pas un devoir est péché. » La nature humaine étant complètement corrompue, il n'y a de rachat pour quiconque n'a pas tué en lui la nature humaine. Pour celui qui accepte semblable théorie, ce n'est pas un mal que de réprimer toutes les facultés, toutes les capacités et tous les sentiments humains: l'homme n'a besoin d'aucune aptitude si ce n'est celle de s'abandonner à la volonté de Dieu; et s'il se sert de ses facultés dans un but autre que d'accomplir cette volonté plus efficacement, il vaudrait mieux pour lui qu'il ne les possède pas. Voilà la théorie du calvinisme, et nombre de ceux qui ne se considèrent pas calvinistes la professent sous une autre forme plus modérée; l'adoucissement consiste à donner une interprétation moins ascétique de la volonté supposée de Dieu, en affirmant qu'il veut que les hommes satisfassent certaines de leurs inclinations, non pas à leur manière, mais par l'obéissance, c'est-à-dire d'une certaine manière prescrite par l'autorité, et qui doit être la même pour tous.

Sous l'une ou l'autre de ces formes, on tend maintenant fortement vers cette théorie étroite de la vie, et vers ce type de caractère humain étriqué et borné qu'elle favorise. Sans aucun doute, nombreux sont ceux qui croient sincèrement que les hommes ainsi torturés et rabougris sont tels que les a voulus leur créateur, tout comme beaucoup croient que les arbres sont bien plus beaux taillés en boule ou en formes d'animaux que laissés dans leur état naturel. Mais si cela fait partie de la religion de croire que l'homme a été créé par un Être bon, il est alors plus logique de croire que cet Être a donné à l'homme ses facultés pour qu'il les cultive et les développe, et non pour qu'elles soient extirpées et réduites à néant, et qu'Il se réjouit chaque fois que ses créatures font un pas vers l'idéal qu'elles portent en elles, qu'elles accroissent une de leurs facultés, de compréhension, d'action ou de jouissance. Il existe un modèle d'excellence humaine bien différent du calvinisme, à savoir que l'humanité n'a pas reçu sa nature seulement pour en faire l'abnégation. « L'affirmation païenne de soi » est un des éléments de la valeur humaine, au même titre que « l'abnégation chrétienne de soi » . Il y a un idéal grec de développement personnel, auquel se mêle, sans s'y substituer, l'idéal platonicien et chrétien de maîtrise de soi. Peut-être vaut-il mieux être un John Knox qu'un Alcibiade, mais mieux vaut encore être un Périclès ; et s'il existait un Périclès aujourd'hui, aucune des bonnes qualités de John Knox ne lui ferait sans doute défaut.

Ce n'est pas en noyant dans l'uniformité tout ce qu'il y a d'individuel chez les hommes, mais en le cultivant et en le développant dans les limites imposées par les droits et les intérêts d'autrui, qu'ils deviennent un noble et bel objet de contemplation; et de même que l’œuvre prend le caractère de son auteur, de même la vie humaine devient riche, diversifiée, animée, apte à nourrir plus abondamment les nobles pensées et les sentiments élevés ; elle renforce le lien entre les individus et l'espèce, en accroissant infiniment la valeur de leur appartenance a celle-ci. À mesure que se développe son individualité, chacun acquiert plus de valeur à ses propres yeux et devient par conséquent mieux à même d'en acquérir davantage aux yeux des autres. On atteint alors à une plus grande plénitude dans son existence, et lorsqu'il y a davantage de vie dans les unités, il y en a également davantage dans la masse qu'elles composent. On ne peut pas se dispenser de comprimer les spécimens les plus vigoureux de la nature humaine autant que nécessaire pour les empêcher d'empiéter sur les droits des autres ; mais a cela, on trouve ample compensation, même du point de vue du développement humain. Les moyens de développement que l'individu perd par l'interdiction de satisfaire des penchants nuisibles aux autres s'obtiennent surtout aux dépens du développement d'autrui. Et lui-même y trouve une compensation, car la contrainte imposée à son égoïsme autorise du même coup le meilleur développement possible de l'aspect social de sa nature. Être astreint pour le bien des autres aux strictes règles de la justice développe les sentiments et les facultés qui ont pour objet le bien des autres. Mais d'être ainsi contraint par le seul déplaisir des autres à ne pas commettre d'actions susceptibles de leur nuire ne développe par ailleurs rien de bon, sinon une force de caractère qui se manifestera peut-être par une résistance à la contrainte. Si l'on se soumet, c'est une contrainte qui émousse et ternit le caractère. Pour donner une chance équitable à la nature de chacun, il faut que différentes personnes puissent mener différents genres de vie. Les époques où une telle latitude a été laissée sont celles qui se signalent le plus à l'attention de la postérité. Le despotisme lui-même ne produit pas ses pires effets tant qu'il laisse subsister l'individualité ; et tout ce qui opprime l'individualité est un despotisme, quel que soit le nom qu'on lui donne, qu'il prétende imposer la volonté de Dieu ou les injonctions des hommes.

Après avoir identifié individualité et développement et démontré que seul l'entretien de l'individualité produit et peut produire des êtres humains bien développés, je pourrais clore ici mon argumentation; en effet, que dire de plus ou de mieux en faveur d'un certain état des affaires humaines, si ce n'est qu'il rapproche de la perfection à laquelle les hommes peuvent aspirer. Ou alors, que dire de pire d'un obstacle au bien, si ce n'est qu'il empêche ce progrès ? Il se peut cependant que ces considérations ne suffisent point à convaincre ceux qui ont le plus besoin d'être convaincus; aussi est-il nécessaire de montrer en outre que ces êtres humains développés peuvent être de quelque utilité aux non-développés. Il faut montrer à ceux qui ne souhaitent pas la liberté et qui n'en auraient pas l'usage qu'ils peuvent être récompensés de permettre aux autres d'en user sans entrave.

Tout d'abord, j'aimerais suggérer qu'il est possible pour eux d'apprendre quelque chose des hommes qui goûtent cette liberté. Personne ne niera que l'originalité ne soit un élément précieux dans les affaires humaines. On a toujours besoin de gens non seulement pour découvrir des vérités nouvelles et signaler le moment où ce qui fut autrefois une vérité cesse de l'être, mais encore pour initier des pratiques nouvelles et donner l'exemple d'une conduite plus éclairée, montrant davantage de goût et de bon sens dans les affaires humaines. Ceci ne saurait être contredit par quiconque ne croit pas que le monde ait déjà atteint la perfection dans toutes ses coutumes et pratiques. Il est vrai que n'importe qui peut rendre ce service, mais rares sont ceux dans l'espèce humaine dont les expériences seraient un progrès sur l'usage établi si les autres les adoptaient. Mais ces rares personnes sont le sel de la terre ; sans elles, la vie humaine deviendrait une mare stagnante. Car non seulement ce sont elles qui introduisent les bonnes choses inconnues jusque-là, mais ce sont elles encore qui gardent en vie celles qui existent déjà. S'il n'y avait plus rien de nouveau à faire, l'intelligence humaine cesserait-elle pour autant d'être nécessaire ?

 
 
Serait-ce une raison pour ceux qui pratiquent des coutumes anciennes d'oublier pourquoi ils les pratiquent ou de les pratiquer comme du bétail, et non comme des êtres humains ? Il y a dans les croyances et les pratiques les meilleures une trop grande tendance à dégénérer en action mécanique ; et, sans cette succession de personnes dont l'originalité perpétuellement renouvelée entretient la vie de ces croyances et de ces pratiques, une telle matière morte ne résisterait guère au choc causé par une matière réellement vivante; aussi n'y aurait-il alors aucune raison pour que la civilisation ne périsse pas, comme ce fut le cas de l'Empire byzantin. À la vérité, les hommes de génie sont et demeureront probablement toujours une faible minorité; mais pour qu'il y en ait, encore faut-il entretenir le terreau dans lequel ils croissent. Le génie ne peut respirer librement que dans une atmosphère de liberté. Les hommes de génie sont, ex vi termini, plus « individuels » que les autres, et donc moins capables de se couler, sans que cette compression ne leur soit dommageable, dans les quelques moules que la société fournit à ses membres pour leur éviter la peine de se former un caractère. Si, par timidité, les hommes de génie se résignent à entrer dans un de ces moules, et à laisser s'atrophier cette partie d'eux-mêmes qui ne peut s'épanouir sous une telle pression, la société ne profitera guère de leur génie. Si en revanche, ils sont doués d'une grand force de caractère et brisent leurs chaînes, ils deviennent une cible pour la société qui, parce qu'elle n'a pas réussi à les réduire au lieu commun, se met alors à les montrer du doigt et à les traiter de « sauvages », de « fous » ou autres qualificatifs de ce genre - un peu comme si on se plaignait que le Niagara n'ait pas le flot paisible d'un canal hollandais.

Si j'insiste avec autant de force sur l'importance du génie et sur la nécessité de le laisser se développer librement, tant en pensée que dans la vie, c'est que, bien que je sache que nul ne refuse cette position en théorie, je sais aussi que le monde y est en réalité totalement indifférent. Les gens pensent que le génie est une belle chose si elle permet à un homme d'écrire un poème émouvant ou de peindre un tableau. Mais bien que le génie, dans son sens vrai d'originalité de pensée et d'action, soit pour les hommes un objet d'admiration, ils n'en pensent pas moins dans leur for intérieur qu'on peut très bien s'en passer.
 
Malheureusement, cette attitude est trop naturelle pour qu'on puisse s'en étonner. S'il y a une chose dont les esprits peu originaux ne ressentent aucun besoin, c'est bien de l'originalité. Ils sont incapables de voir à quoi elle pourrait leur servir; et d'ailleurs, comment le pourraient-ils ? S'ils le pouvaient, ils ne manqueraient pas d'originalité. Le premier service que l'originalité doive leur rendre, c'est de leur ouvrir les yeux; après quoi, seulement, ils auraient quelque chance de devenir eux-mêmes originaux. Mais en attendant, qu'ils se souviennent que rien n'a jamais été fait sans que quelqu'un le fasse en premier, et que toutes les bonnes choses qui existent sont le fruit de l'originalité ; et qu'ils soient alors assez modestes pour croire que l'originalité a encore bien des choses à accomplir et pour se persuader que moins ils en ressentent le besoin, plus elle leur est nécessaire.

En vérité, quels que soient les hommages qu'on veuille bien rendre à la supériorité d'esprit, réelle ou supposée, la tendance générale dans le monde est d'accorder la place dominante à la médiocrité. Dans l'histoire ancienne, au moyen âge - et à un degré moindre durant la longue transition entre la féodalité et l'époque actuelle -, l'individu représentait une puissance en soi ; et s'il avait de grands talents ou une position sociale élevée, cette puissance était considérable. À présent, les individus sont perdus dans la foule. En politique, c'est presque un lieu commun de dire que c'est l'opinion qui, aujourd'hui, dirige le monde. Le seul pouvoir digne de ce nom est celui des masses et celui des gouvernements en tant qu'ils se font les organes des tendances et des instincts des masses. Et cela vaut aussi bien pour les relations morales et sociales de la vie privée que pour les affaires publiques. Ceux dont les opinions passent pour l'opinion publique diffèrent selon les pays : en Amérique, c'est toute la population blanche; en Angleterre, c'est principalement la classe moyenne. Mais toujours ils forment une masse : une médiocrité collective. Et, nouveauté plus grande encore, les gens de la masse n'empruntent plus leurs opinions aux dignitaires de l'Église ou de l'État, mais à quelques chefs notoires et à des livres. Leurs avis sont formés par des hommes très semblables à eux qui, par l'intermédiaire des journaux, s'adressent à eux ou parlent en leur nom dans l'inspiration du moment. Je ne me plains pas de cet état de choses. Je n'affirme pas que rien de mieux soit compatible en règle générale avec la médiocrité actuelle de l'esprit humain. Mais cela n'empêche pas le gouvernement de la médiocrité d'être un gouvernement médiocre. Jamais gouvernement d'une démocratie ou d'une aristocratie nombreuse ne s'est élevé et n'aurait pu s'élever au-dessus de la médiocrité, que ce soit dans ses actes politiques, les opinions, les talents, la mentalité qu'il produit, si la multitude souveraine ne s'était pas laissée guidée (comme elle l'a toujours fait à ses meilleurs moments) par les conseils et l'influence d'un homme ou d'une minorité plus doué et plus instruit. L'initiation aux choses sages et nobles vient et doit venir des individus, et d'abord généralement d'un individu isolé. L'honneur et la gloire de l'homme du commun est de pouvoir suivre cette initiative, d'avoir le sens de ce qui est sage et noble et de s'y laisser conduire les yeux ouverts. Je n'encourage pas ici cette sorte de « culte du héros » qui applaudit l'homme fort et génial quand il s'empare du gouvernement du monde et le réduit à ses ordres contre son gré. Tout ce à quoi un tel homme peut prétendre, c'est la liberté de montrer la voie. Le pouvoir de forcer les autres à l'emprunter est non seulement contraire à la liberté et aux développement du reste de la population, mais corrupteur pour l'homme de génie lui-même. il semble bien cependant que partout où les masses composées d'hommes ordinaires deviennent le pouvoir dominant, le contre-poids et le correctif de cette tendance se traduise par l'individualité toujours plus marquée des penseurs les plus éminents. C'est surtout dans de telles circonstances qu'au lieu de réprimer les individus exceptionnels, il faudrait les encourager à agir différemment de la masse. Autrefois, il n'y avait aucun avantage à ce qu'ils agissent différemment, si ce n'était pas pour agir mieux. Aujourd'hui, le simple exemple de la non-conformité, le simple refus de plier le genou devant la coutume est en soi un véritable service. Justement parce que la tyrannie de l'opinion est telle qu'elle fait de l'excentricité une honte, il est souhaitable, pour ouvrir une brèche dans cette tyrannie, que les gens soient excentriques. L'excentricité et la force de caractère vont toujours de paire, et le niveau d'excentricité d'une société se mesure généralement à son niveau de génie, de vigueur intellectuelle et de courage moral. Que si peu de gens osent maintenant être excentriques, voilà qui révèle le principal danger de notre époque.

J'ai dit qu'il était important de laisser le plus de champ possible aux choses contraires à l'usage, afin qu'on puisse voir en temps voulu lesquelles méritent de passer dans l'usage. Mais l'indépendance d'action et le dédain de l'usage ne méritent pas seulement d'être encouragés pour la chance qu'ils donnent de découvrir de meilleures façons d'agir et des coutumes plus dignes d'être adoptées par tous. Il n'y a pas que les gens dotés d'un esprit supérieur qui puissent prétendre à mener la vie qui leur plaît. Il n'y a pas de raison pour que toute existence humaine doive se construire sur un modèle unique ou sur un petit nombre de modèles.

Il suffit d'avoir une dose suffisante de sens commun et d'expérience pour tracer le plan de vie le meilleur, non pas parce qu'il est le meilleur en soi, mais parce qu'il est personnel. Les êtres humains ne sont pas des moutons; et même les moutons ne se ressemblent pas au point qu'on ne puisse pas les distinguer. Un homme ne trouve un habit ou une paire de souliers qui lui vont que s'ils sont faits sur mesure ou s'il dispose d'un magasin entier pour faire son choix. Trouve-t-on plus facilement chaussure à son pied que vie à sa convenance ? Ou se peut-il qu'il y ait moins de diversité dans la conformation physique et intellectuelle des hommes que dans la forme de leurs pieds ? Ne serait-ce que parce que les hommes n'ont pas tous les mêmes goûts, il ne faut pas tenter de les fabriquer tous sur le même modèle. Il y a autant d'hommes que d'itinéraires intellectuels : de même que les plantes ne peuvent pas toutes vivre sous le même climat, les hommes ne peuvent pas tous prospérer dans la même atmosphère morale. Les mêmes choses qui aident une personne à cultiver sa nature supérieure peuvent être des obstacles pour une autre. Le même mode de vie est pour l'une une stimulation salutaire qui entretient au mieux ses facultés d'action et de jouissance, tandis que pour l'autre il est un fardeau gênant qui suspend ou détruit la vie intérieure. Il y a de telles différences entre les hommes, dans leurs sources de plaisir, dans leurs façons de souffrir et de ressentir l'effet des diverses influences physiques et morales que, sans différence correspondante dans leurs modes de vie, jamais ils ne pourront prétendre à leur part de bonheur ni s'élever à la stature intellectuelle dont leur nature est capable. Pourquoi donc la tolérance devrait-elle seulement se limiter, dans le sentiment du publie, aux goûts et aux modes de vie qui arrachent l'assentiment par le nombre de leurs adhérents ? il n'y a personne (si ce n'est dans les institutions monastiques) pour nier complètement la diversité des goûts. Une personne peut, sans encourir de blâme, aimer ou ne pas aimer le canotage, le cigare, la musique, la gymnastique, les échecs, les cartes ou l'étude, et cela parce que les partisans et les ennemis de toutes ces choses sont trop nombreux pour être réduits au silence. Mais les hommes - et plus encore les femmes - qui peuvent être accusés soit de faire « ce que personne ne fait », soit de ne pas faire « ce que tout le monde fait », peuvent se voir autant dénigrés que s'ils avaient commis quelque grave délit moral. Il faut que les gens aient un titre ou quelqu'autre insigne qui les élève dans l'opinion de leurs concitoyens au niveau de gens de qualité, pour qu'ils puissent se permettre tant soi peu le luxe de faire ce qui leur plaît, sans nuire à leur réputation. Se le permettre tant soi peu, je le répète, car quiconque se permet trop ce luxe risque bien pire que l'injure, à savoir d'être traduit devant une commission de lunatico et de se voir enlever ses biens au profit de sa famille .


Il y a une caractéristique dans l'orientation actuelle de l'opinion publique qui est singulièrement de nature à la rendre intolérante envers toute démonstration marquée d'individualisme. En moyenne, les hommes ne sont pas seulement modérés dans leur intelligence, mais encore modérés dans leurs inclinations. Ils n'ont pas de goûts ou de désirs assez vifs qui les incitent à faire quoi que ce soit d'extraordinaire, si bien qu'ils ne comprennent pas ceux qui en ont et qu'ils les classent parmi les fous et les agités qu'ils ont coutume de mépriser. Maintenant, pour savoir à quoi nous attendre, supposons que, outre ce fait général, s'amorce un fort mouvement en faveur du progrès moral. De nos jours, un tel mouvement s'est amorcé : on a beaucoup fait pour promouvoir la régularité de la conduite et décourager les excès ; et il y a dans l'air un esprit philanthropique qui ne trouve pas pour S'exercer terrain plus propice que l'amélioration de ses semblables en fait de morale et de prudence. Ces tendances rendent le public plus disposé qu'autrefois à prescrire des règles de conduite générales et à s'efforcer de ramener tout le monde à la norme reçue. Et cette norme, expresse ou tacite, est de ne rien désirer vivement. Son idéal de caractère est de n'avoir pas de caractère marqué - d'estropier, à force de compression, comme le pied d'une dame chinoise, toute partie saillante de la nature humaine qui tend à rendre une personne franchement dissemblable du commun des hommes.

Comme il en va généralement des idéaux qui excluent la moitié de ce qui est désirable, la norme actuelle d'approbation ne produit qu'une imitation inférieure de l'autre moitié. Au lieu de grandes énergies guidées par une raison vigoureuse et de forts sentiments puissamment contrôlés par une volonté scrupuleuse, elle produit de faibles sentiments et de faible énergies qui, pour cette raison, peuvent se conformer à la règle, du moins extérieurement, sans grand effort de la part de la volonté ou de la raison. Déjà, les caractères énergiques et d'envergure appartiennent de plus en plus au passé. Aujourd'hui, dans notre pays, cette énergie ne s'exprime guère plus que dans les affaires. L'énergie qu'on y dépense peut encore être jugée considérable. Le peu qu'il en reste après cet emploi est utilisé à quelque passe-temps, peut-être utile, voire philanthropique, mais qui est toujours une chose unique, et généralement sans envergure. La grandeur de l'Angleterre est maintenant toute collective: petits individuellement, nous ne semblons capables de rien de grand que par notre habitude de nous associer; et cela suffit amplement à contenter nos philanthropes moraux et religieux. Mais ce sont des hommes d'une autre trempe qui ont fait de l'Angleterre ce qu'elle est; et des hommes d'une autre trempe seront nécessaires pour empêcher son déclin.


Le despotisme de la coutume est partout l'obstacle qui défie le progrès humain, parce qu'il livre une dispute incessante à cette disposition de viser mieux que l'ordinaire, et qu'on appelle, suivant les circonstances, esprit de liberté, esprit de progrès et d'amélioration. L'esprit de progrès n'est pas toujours un esprit de liberté, car il peut chercher à imposer le progrès à un peuple réticent ; et l'esprit de liberté, quand il résiste à de tels efforts, peut s'allier localement et temporairement aux adversaires du progrès ; mais la seule source d'amélioration intarissable et permanente du progrès est la liberté, puisque grâce à elle, il peut y avoir autant de foyers de progrès que d'individus. Quoi qu'il en soit, le principe progressif, sous ses deux formes d'amour de la liberté et d'amour de l'amélioration, s'oppose à l'empire de la Coutume, car il implique au moins l'affranchissement de ce joug; et la lutte entre ces deux forces constitue le principal intérêt de l'histoire de l'humanité. La plus grande partie du monde n'a, à proprement parler, pas d'histoire, parce que le despotisme de la Coutume y est total. C'est le cas de tout l'Orient. La coutume est là, souverain arbitre de toutes choses : justice et droit signifient conformité à la coutume ; et personne, si ce n'est quelques tyrans enivrés de pouvoir, ne songe à lui résister. Et nous en voyons le résultat. Ces nations doivent avoir eu autrefois de l'originalité ; elles ne sont pas sorties de terre peuplées, lettrées et profondément versées dans de nombreux arts de vivre; sous tous ces rapports, elles se sont faites elles-mêmes, et elles étaient alors les plus grandes et les plus puissantes nations du monde. Que sont-elles maintenant ? Elles sont asservies à des tribus dont les ancêtres erraient dans les forêts, tandis que les leurs avaient de magnifiques palais et des temples fastueux, à une époque où la coutume se départageait le pouvoir avec la liberté et le progrès. Un peuple, semble-t-il, peut progresser pendant un certain temps, puis s'arrêter: quand s'arrête-t-il ? Quand il perd l'Individualité. Si un tel changement devait affecter les nations de l'Europe, ce ne serait pas exactement sous la même forme: le despotisme de la coutume qui menace ces nations n'est pas précisément l'immobilisme. C'est un despotisme qui proscrit la singularité, mais qui n'exclut pas le changement, pourvu que tout change en même temps. Nous en avons fini avec les costumes traditionnels de nos aïeux. Chacun doit encore s'habiller comme les autres mais la mode peut changer une ou deux fois par an. Nous prenons alors soin de changer pour l'amour du changement, et non par une quelconque idée de beauté ou de commodité; car la même idée de beauté ou de commodité ne frapperait pas tout le monde au même moment, et ne serait pas abandonnée par tous simultanément. Mais nous sommes tous progressistes comme nous sommes tous versatiles; nous inventons continuellement de nouvelles choses en mécanique, et nous les conservons jusqu'à ce qu'elles soient remplacées par de meilleures; nous sommes avides d'amélioration en politique, en éducation et même en morale, quoiqu'ici notre idée d'amélioration consiste surtout à persuader ou à forcer les autres d'être aussi bons que nous-même. Ce n'est pas au progrès que nous nous opposons; au contraire, nous nous flattons d'être le peuple le plus progressiste qui vécût jamais. C'est contre l'individualité que nous sommes en guerre ; nous croirions avoir fait merveille si nous nous étions rendus tous semblables, oubliant que la dissemblance d'une personne à l'autre est la première chose qui attire l'attention, soit sur l'imperfection de l'un de ces types et la supériorité de l'autre, soit sur la possibilité de produire quelque chose de meilleur que chacun d'eux, en combinant les avantages des deux. L'exemple de la Chine peut nous servir d'avertissement : c'est une nation fort ingénieuse, et à certains égards, douée de beaucoup de sagesse, grâce à l'insigne bonne fortune d'avoir reçu de bonne heure un ensemble de coutumes particulièrement justes, oeuvre dans une certaine mesure d'hommes auxquels les européens les plus éclairés doivent accorder, dans certaines limites, le titre de sages et de philosophes. Ces coutumes sont remarquables aussi par l'excellence de leur méthode pour imprimer autant que possible leurs meilleurs préceptes dans tous les esprits de la communauté, et pour s'assurer que ceux qui en sont le mieux pénétrés occuperont le poste honorifique et les fonctions de commandement. Assurément le peuple qui avait créé cette méthode avait découvert le secret du progrès humain, et il devait se maintenir a la tête du progrès universel ! Or, au contraire, les Chinois se sont immobilisés; ils sont depuis des milliers d'années tels que nous les voyons, et, s'ils doivent s'améliorer encore, ce sera nécessairement grâce à des étrangers. Ils ont réussi au-delà de toute espérance l'entreprise à laquelle les philanthropes anglais s'adonnent avec zèle : uniformiser un peuple en faisant adopter par tous les mêmes maximes et les mêmes règles pour les mêmes pensées et les mêmes conduites. Voilà le fruit. Le régime moderne de l'opinion publique est, sous une forme non organisée, ce que sont les systèmes éducatif et politique chinois sous une forme organisée. Et, si l'individualité n'est pas capable de s'affirmer contre ce joug, l'Europe, malgré ses nobles antécédents et le christianisme qu'elle professe, tendra à devenir une autre Chine.

Et, jusqu'à présent, qu'est-ce qui a préservé l'Europe de ce sort ? Pourquoi la famille des nations européennes continue-t-elle de progresser ? Pourquoi n'est-elle pas une partie stationnaire de l'humanité ? Ce n'est certes pas grâce à leurs prétendues qualités supérieures, car là où elles existent, c'est à titre d'effet, et non de cause ; mais c'est plutôt grâce à leur remarquable diversité de caractère et de culture. En Europe, les individus, les classes, les nations sont extrêmement dissemblables : ils se sont frayé une grande variété de chemins, chacun conduisant à quelque chose de précieux; et bien qu'à chaque époque ceux qui empruntaient ces différents chemins aient été intolérants les uns envers les autres, et que chacun eût préféré obliger tous les autres à suivre sa route, leurs efforts mutuels pour freiner leur développement ont rarement eu un succès définitif. Et, peu à peu, chacun en est venu à accepter bon gré mal gré, le bien qu'apportaient les autres. Selon moi, c'est à cette pluralité de voies que l'Europe doit son développement varié. Mais déjà elle commence à perdre considérablement cet avantage. Elle avance décidément vers l'idéal chinois de l'uniformisation des personnes. Dans sa dernière oeuvre importante, M. de Tocqueville remarque combien les Français d'aujourd'hui se ressemblent plus que ceux de la génération précédente. La remarque vaudrait encore bien davantage pour les Anglais.

 
 
Dans un passage déjà cité, Wilhelm von Humboldt désigne deux conditions nécessaires au développement humain - nécessaires pour rendre les hommes dissemblables - à savoir la liberté et la variété des situations. La seconde de ces deux conditions se perd chaque jour en Angleterre. Les circonstances qui entourent les différentes classes et les différents individus et qui forment leurs caractères, s'uniformisent chaque jour davantage. Autrefois, différents rangs sociaux, différents voisinages, différents métiers et professions vivaient pour ainsi dire dans des mondes différents ; à présent ils vivent tous largement dans le même monde. Aujourd'hui ils lisent plus ou moins les mêmes choses, écoutent les mêmes choses, regardent les mêmes choses ; ils vont aux mêmes endroits ; leurs espérances et leurs craintes ont les mêmes objets ; ils ont les mêmes droits, les mêmes libertés et les mêmes moyens de les revendiquer. Si grandes que soient les différences de positions qui subsistent, elles ne sont rien auprès de celles qui ont disparu. Et l'assimilation continue.
 
Tous les changements politiques de l'époque la favorisent, puisqu'ils tendent tous à élever les classes inférieures et à abaisser les classes supérieures. Toute extension de l'éducation la favorise, parce que l'éducation réunit les hommes sous des influences communes et leur donne accès au stock général de faits et de sentiments. Le progrès des moyens de communication la favorise en mettant en contact personnel les habitants de contrées éloignées et en entretenant une succession rapide de changements de résidence d'un lieu à l'autre. Le développement du commerce et des manufactures favorise encore cette uniformisation en diffusant plus largement les avantages du confort et en offrant tous les plus hauts objets d'ambition à la compétition générale, d'où il s'ensuit que le désir de s'élever n'appartient plus exclusivement à une classe, mais à toutes. Un moyen d'uniformisation générale plus efficace encore que tous ceux-ci, c'est l'établissement complet, dans ce pays et dans d'autres, de l'ascendant de l'opinion publique dans l'État. A mesure que se nivellent les différents rangs hiérarchiques supérieurs de la société, qui permettaient aux personnes retranchées derrière elles de mépriser l'opinion de la multitude, à mesure que l'idée même de résister à la volonté du public, lorsque cette volonté est manifeste, disparaît de l'esprit des politiciens, il cesse d'y avoir aucun soutien social pour la non-conformité à savoir aucun pouvoir indépendant dans la société, lui même opposé à l'ascendant des masses, qui a intérêt à prendre sous sa protection les opinions et les tendances opposées à celles du public.

La réunion de toutes ces causes forme une si grande masse d'influences hostiles à l'Individualité qu'on ne voit guère comment elle conservera son terrain. Elle le gardera avec une difficulté croissante, à moins que les plus intelligents n'apprennent à en sentir la valeur - à tenir pour bénéfiques les différences, même si elles ne vont pas dans le sens d'une amélioration et même si certaines leur semblent apporter une dégradation. Si jamais les droits de l'individualité doivent être revendiqués, le temps est venu de le faire, car l'uniformisation n'est pas terminée. C'est seulement au début du processus qu'on peut réagir avec succès contre l'empiétement. L'uniformisation des caractères est une exigence qui croît par ce dont elle se nourrit. Si on attend pour y résister que la vie soit presque réduite à un type uniforme, alors tout ce qui s'écartera de ce type sera considéré comme impie, immoral, voire monstrueux, et contre nature. L'humanité devient rapidement incapable de concevoir la diversité lorsqu'elle s'en est déshabituée un temps.

 
 
Source: De la liberté &3


Traduit de l’anglais par Laurence Lenglet
 à partir de la traduction de Dupond White (en 1860)
 

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