Contrairement à ce qu'on imagine trop souvent, dans une société raisonnablement pacifiée sa fonction première n'est pas d'éviter la récidive, ni de dissuader les criminels.
Elle a néanmoins un rôle fondamental.
Rappelons d'abord que la peine de mort n'a sans doute jamais eu vocation à être appliquée à tous les criminels : même le code de Dracon, à Athènes (qui a donné l'adjectif "draconien"), qui en faisait un large usage, n'allait vraisemblablement pas jusque là.
Défendre la peine de mort ne signifie donc pas, du moins a priori, prôner la mise à mort de tous les criminels, pas même de tous les meurtriers.
On peut - c'est mon cas - vouloir le rétablissement de la peine de mort et réserver son application à des cas exceptionnels....voire souhaiter qu'elle ne soit jamais appliquée.
Mais dans ce cas, quel intérêt de la rétablir, si c'est pour ne pas en faire usage ?
Là est la clef : sa possibilité est essentielle, parce qu'elle dit quelque chose d'essentiel : la vie du criminel n'est plus sacrée.
La peine de mort proclame que la vie du criminel n'a plus la même valeur que la vie de l'innocent, ni que la sécurité de l'innocent.
Cela ne veut pas dire qu'il FAUT nécessairement le tuer, mais qu'on PEUT le tuer au nom du bien commun.
Les conséquences sont nombreuses, notamment quand on pense à la légitime défense, ou à l'usage des armes par les forces de l'ordre.
Si l'état s'interdit a priori de tuer, si la vie du criminel garde sa sacralité ontologique, alors nécessairement on fragilise la capacité du corps social à combattre physiquement le crime, à repousser les pillards, à se défendre. C'est ça, le problème principal de la position dite "humaniste" de Badinter.
Qu'on y songe : tout le monde accepte qu'un soldat puisse tuer et mourir pour la patrie, mais la vie d'un criminel serait intouchable, alors que celle d'un combattant dévouée à la défense du pays ne le serait pas ? Car la vie du soldat n'est pas intouchable : on part au front en sachant que certains n'en reviendront pas. Et on l'accepte, au nom du bien commun.
L'idée que la vie d'un honnête homme dévoué à sa patrie serait sacrifiable (pas à la légère, ni de gaîté de cœur, mais néanmoins sacrifiable), mais que la vie d'un criminel ne le serait pas, est absurde.
Une inversion totale des valeurs les plus évidentes.
Il ne s'agit pas de tuer le criminel, il s'agit de proclamer que préserver la vie du criminel est moins important que préserver les innocents et la société de son crime.
Il n'est donc pas nécessaire d'appliquer la peine de mort, il suffit qu'elle existe.
Le crime de Badinter n'est pas d'avoir refusé de tuer les monstres, mais d'avoir proclamé que la vie des monstres est inviolable, plus importante que le bien commun, plus importante que la sécurité des gens ordinaires.
Et soyons francs, chez ses thuriféraires comme probablement chez lui, l'exaltation de la bonne conscience est vraisemblablement l'objectif premier : Robert Badinter n'a sans doute pas aboli la peine de mort par compassion envers les criminels, mais par orgueil, pour jouir de sa propre supériorité morale.
C'est tout le contraire d'un véritable homme d'état, dont le rôle consiste précisément à assumer les dilemmes moraux qui accompagnent l'exercice du pouvoir, non à se draper dans une pureté superficielle en se lavant les mains des conséquences concrètes de ses principes.
Bref.
Ne nous trompons pas de débat : défendre la possibilité de la peine de mort, ce n'est pas affirmer que la vie de tout criminel est sans valeur, c'est simplement comprendre qu'elle a moins de valeur que la sécurité des gens ordinaires.
Alors je suis contre la peine de mort mais ma position n'est pas ferme là dessus, je veux bien être convaincu. Cet argument ne me convainc pas le moindre du monde, car la distinction juridique est très claire :
* Légitime défense/usage de la force : réaction immédiate à une menace actuelle, dans l'urgence
* Peine de mort : exécution planifiée, à froid, d'une personne maîtrisée et désarmée, après jugement
Il est très aisé d'imaginer des sociétés où la légitime défense (y compris létale) et l'usage de la force par la police/l'armée est parfaitement légale et socialement respectée, tandis que la peine de mort est abolie.
D'ailleurs pas besoin d'imaginer : c'est le cas dans plein de pays sans peine de mort et qui ont bien moindre de scrupules que nous à défendre rigoureusement la légitime défense.
L’avancée rapide de l’intelligence artificielle pose un risque d’extinction pour l’humanité
Dans un contexte où l’intelligence artificielle (IA)
progresse à une vitesse fulgurante, des experts de premier plan, y
compris le PDG d’Anthropic, Dario Amodei, tirent la sonnette d’alarme sur les dangers potentiels.
Ils avertissent que ces avancées
pourraient représenter un « risque d’extinction » pour l’humanité,
comparable à des menaces comme les pandémies ou les armes nucléaires.
Ce discours alarmiste, bien que controversé, gagne en écho au sein de
la communauté scientifique et technologique, appelant à une régulation
urgente.
Les voix de l’alerte : un consensus croissant parmi les leaders de l’IA
Le débat sur les risques existentiels de l’IA n’est pas nouveau, mais
il s’intensifie avec les développements récents en matière de
superintelligence. En 2023, une déclaration publique signée par des
figures majeures de l’industrie, dont les dirigeants d’OpenAI, Google DeepMind
et Anthropic, a explicitement reconnu que « l’IA pose un risque
d’extinction ». Dario Amodei, PDG d’Anthropic, fait partie des
signataires et continue de souligner ces préoccupations. Dans une interview récente, il
a insisté sur la nécessité d’avertir le monde des disruptions massives,
y compris la perte d’emplois, mais aussi des scénarios plus
catastrophiques.
Une enquête récente menée auprès de près de 3.000 experts en IA a révélé que la médiane des estimations place à 5 % la probabilité que l’IA mène à l’extinction humaine,
un chiffre qui, bien que modeste, souligne une inquiétude réelle face à
une construction trop rapide de systèmes d’IA avancés. Des rapports commandés
par le Département d’État américain, publiés en 2024, vont plus loin en
affirmant que l’IA pourrait poser une menace « au niveau d’extinction »
pour les humains, appelant à une intervention urgente des États-Unis.
Les scénarios catastrophiques envisagés
Les experts évoquent plusieurs voies par lesquelles l’IA pourrait mener à une catastrophe. Une
IA superintelligente, surpassant l’intelligence humaine dans tous les
domaines, pourrait échapper au contrôle humain, menant à des scénarios
dignes de science-fiction mais pris au sérieux par des penseurs comme ceux de WIRED,
qui comparent ce risque à une guerre nucléaire ou une pandémie
mondiale. La BBC rapporte que des leaders comme ceux d’OpenAI et Google
DeepMind avertissent que l’IA pourrait « mener à l’extinction de
l’humanité ».
Au-delà de l’extinction pure, les impacts socio-économiques sont immédiats.
Dario Amodei prédit que l’IA pourrait
éliminer la moitié des emplois d’entrée de gamme dans les cols blancs,
provoquant un chômage massif de 10 à 20 % dans les prochaines années.
Cette « menace pour les emplois » est vue comme un avertissement
nécessaire, même si elle reste secondaire face aux risques existentiels.
Débats et critiques : entre alarmisme et nécessité
Tous les experts ne s’accordent pas sur la faisabilité d’une IA
générale capable d’extinction (AGI : représentation théorique d’une
intelligence artificielle complète qui résout des tâches complexes avec
des capacités cognitives humaines généralisées). Des experts notent que
les débats se concentrent sur les capacités techniques de l’AGI et sur
la possibilité réelle d’un tel scénario. Les « doomers » (que l’on
pourrait traduire par « pessimistes »), comme les appelle NPR (radio
publique américaine), mettent en garde contre une apocalypse de
superintelligence, mais d’autres estiment que ces craintes distraient
des problèmes plus pressants comme les biais algorithmiques ou la
désinformation.
Malgré ces divergences, le consensus appelle à une pause ou à une
régulation stricte. Des rapports comme celui de CNN insistent sur un
« besoin clair et urgent » d’intervention gouvernementale pour mitiger
ces risques.
Perspectives : vers une IA responsable ?
Face à ces avertissements, des initiatives émergent. Anthropic, sous
la direction de Dario Amodei, se positionne comme un acteur responsable,
investissant dans des mesures de sécurité. Cependant, la course à l’IA
entre entreprises comme OpenAI et Google soulève des questions sur la
priorisation de la sécurité sur la vitesse.
En conclusion, alors que l’IA transforme notre monde, les voix comme celle de Dario Amodei rappellent que l’innovation sans garde-fous pourrait avoir des conséquences irréversibles.
Le défi pour l’humanité est de naviguer dans cette avancée
technologique sans franchir le point de non-retour. Les prochains mois
seront cruciaux pour voir si ces alertes mènent à des actions concrètes
au niveau international.
La politisation des entreprises : la nouvelle arme des mondialistes
Dans un paysage économique dominé par les géants du S&P 500
(Indice boursier mesurant les performances des 500 plus grandes sociétés
cotées aux États-Unis), une tendance alarmante émerge :
les
grandes entreprises s’immiscent de plus en plus dans le débat
politique, adoptant des positions sur le climat, les droits des
minorités ou le contrôle des armes, presque exclusivement alignées sur
l’agenda démocrate américain.
Selon une étude récente d’Elisabeth Kempf de la Harvard Business School, analysant plus de 200.000 tweets entre 2012 et 2022, cette politisation a explosé depuis 2017, avec 80-90 % des messages politiques penchant du côté démocrate,
même dans des secteurs conservateurs ou chez des PDG républicains.
Cette intrusion n’est pas anodine ; elle est le symptôme d’un agenda
mondialiste plus sombre, où les élites cherchent à modeler des sociétés
serviles, intellectuellement appauvries, pour empêcher tout
questionnement critique. Loin d’être une réponse spontanée à la
« polarisation », cette tendance sert à imposer une doxa uniformisante,
au détriment des libertés et de la diversité culturelle.
Les mondialistes aux commandes : vers une humanité servile et abrutie
La
grande majorité de ces entreprises sont dirigées par des mondialistes –
ces architectes d’un ordre global sans frontières ni identités – qui voient dans la politisation un outil pour maintenir les peuples dans une docilité intellectuelle.
En promouvant des narratifs progressistes standardisés, ils visent à
réduire le quotient intellectuel collectif, rendant les masses
incapables de remettre en question l’ordre établi. Pourquoi ? Parce
qu’un peuple servile consomme sans réfléchir, accepte l’uniformisation
culturelle et ne résiste pas aux agendas transnationaux. Des exemples
comme Ben & Jerry’s ou Nike, qui s’engagent contre le « suprématisme
blanc » ou pour les droits LGBTQ+, illustrent cette stratégie : ces positions ne sont pas philanthropiques, mais calculées pour aligner les consommateurs sur une vision mondiale homogène.
Les marchés, d’ailleurs, sanctionnent souvent ces prises de position :
les cours des actions chutent en moyenne de 0,2 % après un tweet
politique, signe que les investisseurs perçoivent ce risque comme une
déviation de la mission économique pure.
Trump n’a rien polarisé : il a simplement résisté à la doxa mondialiste
Contrairement
à la narrative dominante, l’ère Trump n’a pas « polarisé » le discours ;
elle a simplement révélé l’opposition frontale de cet outsider à la
doxa omniprésente que les mondialistes imposent depuis des décennies.
Avant 2017, les entreprises restaient discrètes politiquement, mais l’élection
de Trump a servi de prétexte pour intensifier leur activisme démocrate,
perçu comme une riposte à ses politiques souverainistes. Trump
s’est opposé à cette uniformisation forcée, défendant les intérêts
nationaux contre les élites globales. Les mondialistes, paniqués par
cette remise en cause, ont mobilisé les corporations pour rétablir leur
hégémonie idéologique. Ce n’est pas de la polarisation ; c’est une contre-attaque pour écraser toute dissidence.
L’économie d’échelle : la nécessité d’uniformiser les peuples pour maximiser les profits
Au cœur de cette tendance se cache un impératif économique impitoyable : l’économie d’échelle.
Un
produit conçu pour un seul pays, avec ses particularités culturelles et
réglementaires, est infiniment moins rentable qu’un bien standardisé,
diffusé dans 10, 20, 30 ou 40 pays.
Pour maximiser
les profits, les mondialistes poussent à l’uniformisation totale des
marchés – et donc des peuples. En adoptant des positions politiques
« progressistes », les entreprises contribuent à éroder les différences
nationales, créant un consommateur global interchangeable, servile et prévisible. Cette
stratégie explique pourquoi même des PDG républicains virent au
discours démocrate sur les réseaux : elle sert l’agenda d’une
mondialisation qui priorise les chaînes d’approvisionnement globales sur
les identités locales. Le résultat ? Des sociétés appauvries
culturellement, où le questionnement est remplacé par une adhésion
passive à la consommation de masse.
L’auto-censure des dirigeants : la peur de la stigmatisation orchestrée par des groupes comme Sleeping Giants
Cette
politisation s’accompagne d’une auto-censure rampante parmi les
dirigeants d’entreprises, terrifiés à l’idée d’être stigmatisés par des
activistes. Prenez Sleeping Giants,
une organisation militante fondée en 2016, qui pressionne les
compagnies pour qu’elles retirent leurs publicités de médias
conservateurs comme Breitbart (ou Valeurs Actuelles en
France), accusés de promouvoir la « bigoterie et le sexisme ». En
menaçant de boycotts et en exposant publiquement les « complices »,
Sleeping Giants force les dirigeants à adopter des positions alignées,
sous peine d’atteinte à la réputation.
Résultat
: une censure auto-imposée, où les dirigeants préfèrent se plier à la
doxa démocrate plutôt que risquer l’ostracisme et bien sûr, une baisse
drastique de leur chiffre d’affaires.
Des cas comme
ceux de Microsoft ou Delta, qui ont licencié des employés pour des
publications controversées en 2025, illustrent cette peur viscérale.
Cette dynamique n’est pas de la responsabilité sociale ; c’est une capitulation face à une machine de contrôle idéologique. Heureusement, une contre-attaque est menée par Les Corsaires.
Les impacts négatifs : un double tranchant pour les entreprises et la société
Si
70 % des consommateurs attendent désormais que les marques prennent
position – en hausse de 66 % depuis 2017 – cet activisme expose à des
boycotts massifs, comme celui de Bud Light en 2023. Les marchés
préfèrent la neutralité pour éviter les risques réglementaires ou
réputationnels, pourtant les mondialistes persistent, sacrifiant la
performance boursière au profit de leur agenda. Pour la société, c’est
pire : cette uniformisation idéologique abruti les peuples, les rendant
vulnérables à une élite qui dicte la pensée unique.
En conclusion,
la politisation des entreprises n’est pas un progrès ; c’est une arme
des mondialistes pour uniformiser, abrutir et soumettre. Il est temps de
résister à cette doxa imposée, en soutenant des leaders comme Trump qui
défient l’ordre global. Sinon, nous risquons une humanité servile,
privée de son esprit critique, au service d’une économie d’échelle
déshumanisante.
La liberté d’expression est plus que jamais menacée.
Les censeurs se déchaînent pour faire taire les voix dissidentes par tous les moyens.
Face à la tempête, ne restez pas passifs : rejoignez les Corsaires voir vidéo !
L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre.
Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.
Ce sont les vacances et pourquoi pas s'interroger sur des idées autres des nôtres; Ici Jean Jaurès en son temps nous expose de manière concise ce qu'il entend par "socialisme" pourvoyeur de libertés. Comment nos socialopithèques de tous les bords auraient dérogé à tous ses préceptes.
Absolument à lire, des éléments très intéressants paraissent utiles à la réflexion, aux débats entre libéraux, merci .
Socialisme et liberté (1898)
Sous le titre Socialisme et liberté, Jaurès propose dans ce long et lumineux article paru dans La Revue de Paris le
1er décembre 1898 une synthèse de ses idées sur ce qu’est le socialisme
et sur la manière dont il conduit (à l’opposé de la tyrannie étatique
qu’on lui reproche de vouloir établir) à une humanité d’individus libres
et autonomes.
Le socialisme, communiste,
collectiviste, est un individualisme ! Voilà qui pourrait étonner sans
les explications que donne ici Jaurès sur ce qu’est vraiment la liberté
individuelle : car cet individualisme-là est évidemment un humanisme
Le socialisme, un danger pour la liberté ?
Il y a une partie notable de la bourgeoisie, qui n’est pas séparée du
socialisme par des intérêts de classe : et elle a d’ailleurs, par
l’effet d’une haute culture, assez de générosité pour ne pas faire de
son intérêt étroit la mesure du vrai. Mais elle tient par-dessus tout à
la liberté. Son bien le plus précieux, sa dignité la plus haute, c’est
la liberté de l’esprit, de la vie intérieure : et toutes les libertés
affirmées par la Révolution de 1789, la “ liberté du travail ”, la
liberté politique lui paraissent comme un reflet de la liberté sacrée de
l’esprit. Or, elle semble craindre souvent que le socialisme soit une
diminution de la liberté, qu’il contraigne ou resserre la personne
humaine et qu’il soumette les individus ou à la discipline étouffante de
l’État ou au despotisme brutal d’une classe nouvelle longtemps sevrée
des joies de la vie et s’enivrant soudain d’un mélange grossier de
civilisation et de barbarie. J’ose dire qu’il y a là une erreur
fondamentale. Le socialisme, au contraire, et j’entends le socialisme
collectiviste ou communiste, donnera le plus large essor à la liberté, à
toutes les libertés : il en est, de plus en plus, la condition
nécessaire.
Trop souvent nos adversaires, mal informés, confondent le socialisme
collectiviste ou communiste avec le socialisme d’État, et, comme
celui-ci ne se manifeste que par des lois de réglementation et de
contrainte, il leur paraît que la contrainte est l’essence même du
socialisme. Or, entre le collectivisme et le socialisme d’État il y a un
abîme.
Qu’est-ce que le socialisme d’Etat ?
Le socialisme d’État accepte le principe même du régime capitaliste :
il accepte la propriété privée des moyens de production, et, par suite,
la division de la société en deux classes, celle des possédants et
celle des non possédants. Il se borne à protéger la classe non
possédante contre certains excès de pouvoir de la classe capitaliste,
contre les conséquences outrées du système. Par exemple il intervient
par la loi pour réglementer le travail des femmes, des enfants, ou même
des adultes. Il les protège contre l’exagération de la durée des
travaux, contre une exploitation trop visiblement épuisante. Il
organise, par la loi, des institutions d’assistance et de prévoyance
auxquelles les patrons sont tenus de contribuer dans l’intérêt des
ouvriers. Mais il laisse subsister le patronat et le salariat. Parfois,
il est vrai, et c’est une tendance croissante, il transforme en services
publics, nationaux ou communaux, certains services capitalistes. Par
exemple, il rachète et nationalise les chemins de fer, il municipalise
l’eau, le gaz, les tramways. Mais, même dans cette création des services
publics, il reste fidèle au système capitaliste. Il sert un intérêt au
capital qui a servi à l’établissement des voies ferrées ; et que les
salariés soient tenus de fournir le dividende du capital privé ou
l’intérêt des emprunts d’État, c’est tout un. Ce qu’on appelle
socialisme d’État est en fait, dans les services publics, du capitalisme
d’État.
Ainsi, le socialisme d’État respecte les principes essentiels du
système capitaliste, mais il intervient dans la lutte des classes
antagonistes pour empêcher l’écrasement complet des sans-propriété, qui
sont les plus faibles. [...] Voilà le principe même et le fond du
socialisme d’État. Il suppose et accepte la division des classes : il ne
croit pas qu’elles puissent disparaître par un système nouveau de
propriété. Il prévoit donc une lutte sociale éternelle, où un arbitre
devra éternellement intervenir pour modérer les coups. En ce sens, et
s’il ne se considère pas lui-même comme une simple transition vers le
collectivisme, le socialisme d’État est une sorte de pessimisme social.
Il ne croit pas, comme les économistes, à l’harmonie naturelle des
intérêts, et il ne croit pas, comme le socialisme ouvrier, que cette
harmonie puisse être révolutionnairement instituée par une
transformation de la propriété. Il croit que l’ordre, l’équité, la paix,
doivent être imposés du dehors par l’arbitrage impérieux de l’État, à
des forces irréductiblement hostiles.
Collectivisme et communisme
Au contraire, les collectivistes, les communistes, pensent qu’un tel
système de propriété et de production peut être établi, que l’ordre et
la justice en dérivent par une nécessité interne. Ils croient à la
possibilité de la paix fondamentale dans la société humaine, et leur
optimisme essentiel s’oppose au pessimisme social des socialistes
d’État. Ce n’est pas que les socialistes repoussent les mesures de
protection légale que le socialisme d’État propose pour la classe
ouvrière. Au contraire, ils les proposent eux-mêmes avec une extrême
énergie et ils ne croient pas porter atteinte à la liberté en défendant
les salariés contre les exigences les plus violentes du capital ; mais
ils ne considèrent ces mesures que comme une transition. Ils les
réclament surtout pour que la classe ouvrière, plus forte et plus
confiante, puisse accomplir plus aisément sa fonction historique, qui
est de susciter une forme nouvelle de propriété où toutes les classes
disparaîtront, où tous les hommes seront réconciliés. Mais il reste vrai
que le socialisme d’État, impuissant à faire de la justice le ressort
interne de la société, est obligé d’intervenir du dehors sur l’appareil
capitaliste pour en corriger les pires effets. Au contraire, ce n’est
pas par l’action mécanique des lois de contrainte, c’est par l’action
organique d’un système nouveau de propriété que les collectivistes et
communistes prétendent réaliser la justice. Il serait donc tout à fait
injuste de se figurer le socialisme en sa forme définitive comme un
appareil de réglementation, de restriction et de contrainte.
Vers une tyrannie de la masse ?
Mais cette forme définitive elle-même n’est-elle pas exclusive de
toute liberté ? Quand le capital aura disparu, quand la propriété privée
des moyens de production aura fait place à la propriété sociale, la
liberté des individus n’aura-t-elle pas perdu tout fondement et leur
activité tout ressort ? N’y aura-t-il pas une distribution autoritaire
des travaux et des produits ? La communauté, en outre, ne sera-t-elle
pas tentée de tout abaisser au niveau des besoins les plus grossiers,
des âmes les plus communes ? Et pour réprimer la révolte des délicats,
pour supprimer les oppositions intellectuelles, ne sera-t-elle pas
conduite à organiser un pouvoir dictatorial ? Ainsi, avec la propriété
individuelle, avec la liberté économique, disparaîtront la liberté
politique et la liberté de la pensée. Le monde sera soumis non à la
tyrannie d’une élite, intéressée, par ses fantaisies mêmes, au progrès
universel, mais à la tyrannie routinière de la masse. Et une
centralisation despotique assurera un régime de médiocrité.
Toujours une classe démunie
Voilà bien l’objection toujours renouvelée. Voilà bien la crainte qui
hante les esprits, ou le prétexte dont se couvrent les résistances.
Mais que ceux qui se complaisent à cette objection prennent garde ;
c’est contre la civilisation, c’est contre. l’humanité elle-même qu’ils
concluent : car ils proclament que, pour que la liberté subsiste, il
faut que la classe ouvrière demeure à l’état de dépendance, sous la loi
du salariat. En fait, il n’y a qu’un moyen pour tous les citoyens, pour
tous les producteurs, d’échapper au salariat : c’est d’être admis, par
une transformation sociale, à la copropriété des moyens de production.
Il est tout à fait chimérique de penser que la diffusion de la propriété
capitaliste permettra à tous les travailleurs de n’être plus des
salariés. Malgré la dissémination plus apparente d’ailleurs que réelle
des titres mobiliers, c’est une minorité infime des citoyens qui a
vraiment la propriété de l’outillage industriel, et l’accroissement du
nombre des porteurs de titres compense à peine la disparition d’un très
grand nombre d’artisans, de petits producteurs autonomes dévorés chaque
jour par la grande industrie. Donc, sous le régime capitaliste, la
classe ouvrière est exclue à jamais de la propriété ; il peut y avoir
passage de la classe prolétarienne à la classe capitaliste, comme il
peut y avoir chute de la classe capitaliste à la classe prolétarienne ;
mais ce mouvement, qui n’affecte que quelques individus, quelques
atomes, laisse subsister la distinction des deux classes, la possédante
et la non possédante ; toujours, comme en un vaste et sombre tourbillon,
la multitude ouvrière tourne au-dessous de la propriété et tombe à la
mort, poussière fatiguée, sans avoir pu monter aux régions de liberté et
de lumière.
La liberté dans l’ordre économique
[...] Nous voulons qu’aucun homme dans l’usine ou aux champs ne soit
l’outil d’un autre homme. Nous voulons qu’aucun travailleur ne soit
instrument de profit, qu’aucun ne soit exclu du patriotisme humain
accumulé par les générations. Et nous demandons que tout individu
humain, ayant un droit de copropriété sur les moyens de travail qui sont
les moyens de vivre, soit assuré de retenir pour lui-même tout le
produit de son effort, assuré aussi d’exercer sa part de direction et
d’action sur la conduite du travail commun. Et quand nous élevons ainsi
tous les individus humains à l’état de personnes, quand nous les
affranchissons de ce servage économique qui les ravale à la dépendance, à
la passivité des choses, quand nous faisons de chaque citoyen un droit
égal à tous les autres droits, une volonté vivante égale à toutes les
autres volontés, quand nous bâtissons, sur les bases solides et
profondes de l’ordre économique, cette cité des esprits dont Leibniz a
si magnifiquement parlé, on nous dit : Chimère et aberration ! Tous les
hommes, en apparence affranchis de toute classe exploiteuse et
dominatrice, seront asservis à nouveau par le mécanisme même de la
propriété sociale : ils seront égaux, mais tous liés les uns aux autres
d’une chaîne infinie de servitude, tous écrasés par l’appareil central
de direction et de production qu’ils seront obligés de constituer. Ainsi
le service économique aura été non aboli mais étendu, et l’humanité n’a
le choix qu’entre une liberté oligarchique, réservée à une minorité de
possédants, et l’universelle servitude. [...] Ceux-là donc qui accusent
l’ordre socialiste de supprimer la liberté bâtissent devant eux une
infranchissable muraille : ils condamnent l’humanité à rester
indéfiniment sous le régime du salariat et de l’antagonisme des classes.
Pauvre race humaine, qui ne peut élargir la liberté sans la briser !
Après le capitalisme ?
[...] À coup sûr, certaines formes d’action, injustes et surannées,
auront disparu. Il ne sera plus permis, ou plutôt il ne sera plus
possible à un homme de faire travailler à son profit d’autres hommes :
l’humanité aura chassé à jamais, comme le cauchemar d’une nuit mauvaise,
le rêve du capitaliste qui peut tendre et qui tend à l’universelle
domination et à l’universelle exploitation. Mais l’homme n’est-il
condamné à ne comprendre la liberté que comme la faculté d’exploiter
d’autres hommes ? Est-il condamné à ne comprendre l’infini que comme
l’accroissement illimité de la richesse oppressive ? Il n’est plus
permis aujourd’hui, il n’est plus possible d’avoir des esclaves : la
liberté humaine en est-elle diminuée ? Le triomphateur romain traînait
derrière son char et ramenait dans sa maison des peuples captifs :
l’humanité est-elle abaissée en ses joies parce qu’elle ne connaît plus
l’orgueil des victoires romaines ? De nouveaux rêves ont surgi en elle,
de nouveaux désirs et de nouvelles joies. Les institutions mortes
n’éveillent même plus un regret. Nul, aujourd’hui, parmi les vivants, ne
souffre de n’avoir pas des esclaves. Nul ne souffrira demain de n’avoir
pas des salariés. Il en est qui se demandent : mais que ferons-nous et
quel aiguillon aura la vie quand nous ne pourrons plus nous assujettir
le monde du travail et goûter les joies de la conquête capitaliste ? Ils
oublient que l’humanité n’épuise pas en une forme sociale, c’est-à-dire
en une forme particulière et passagère d’action, ses ressources de
désir et de bonheur. Demain, de la grande humanité communiste, monteront
de nouvelles espérances et de nouveaux songes, comme des nuées aux
formes inconnues montant de la vaste mer. De même que dans les
révolutions du globe des espèces ont disparu sans que le mouvement de la
vie s’arrêtât, de même, dans les révolutions de la société, de grandes
espèces d’action, de désir et de joie sont abolies sans que la force
humaine s’amollisse. Le plésiosaure et le mastodonte ne sont pas toute
la vie. Le capitalisme n’est pas toute l’action.
Rien n’est au-dessus de l’individu
[...] Dans l’ordre prochain, dans l’ordre socialiste, c’est bien la
liberté qui sera souveraine. Le socialisme est l’affirmation suprême du
droit individuel. Rien n’est au-dessus de l’individu. Il n’y a pas
d’autorité céleste qui puisse le plier à son caprice ou le terroriser de
ses menaces. L’homme n’est pas un instrument aux yeux de Dieu. Le
mouvement socialiste exclut l’idée chrétienne qui subordonne l’humanité
aux fins de Dieu, à sa gloire, à ses mystérieux desseins.
[...] Si l’homme, tel que le socialisme le veut, ne relève pas d’un
individu supra-humain, il ne relève pas davantage des autres individus
humains. Aucun homme n’est l’instrument de Dieu, aucun homme n’est
l’instrument d’un autre homme. Il n’y a pas de maître au-dessus de
l’humanité ; il n’y a pas de maître dans l’humanité. Ni roi, ni
capitaliste. Les hommes ne veulent plus travailler et souffrir pour une
dynastie. Ils ne veulent plus travailler et souffrir pour une classe.
Mais pour qu’aucun individu ne soit à la merci d’une force extérieure,
pour que chaque homme soit autonome pleinement, il faut assurer à tous,
les moyens de liberté et d’action. Il faut donner à tous le plus de
science possible et le plus de pensée, afin qu’affranchis des
superstitions héréditaires et des passivités traditionnelles, ils
marchent fièrement sous le soleil. Il faut donner à tous une égale part
de droit politique, de puissance politique, afin que dans la Cité aucun
homme ne soit l’ombre d’un autre homme, afin que la volonté de chacun
concoure à la direction de l’ensemble et que, dans les mouvements les
plus vastes des sociétés, l’individu humain retrouve sa liberté. Enfin,
il faut assurer à tous un droit de propriété sur les moyens de travail,
afin qu’aucun homme ne dépende pour sa vie même d’un autre homme, afin
que nul ne soit obligé d’aliéner, aux mains de ceux qui détiennent les
forces productives, ou une parcelle de son effort ou une parcelle de sa
liberté.
L’éducation universelle, le suffrage
universel, la propriété universelle, voilà, si je puis dire, le vrai
postulat de l’individu humain.
[...] Et je suis prêt à accorder qu’en effet dans le mouvement
socialiste, ou tout au moins dans le premier moment de la dialectique
socialiste, l’individu est la fin suprême. Le socialisme veut briser
tous les liens. Il veut désagréger tous les systèmes d’idées et tous les
systèmes sociaux qui entravent le développement individuel. Ou Dieu
n’est pas, ou il est l’Unité idéale qui permet l’harmonie et l’expansion
de toutes les forces. Ou il n’est pas, ou il n’est qu’un moyen de
liberté. L’humanité elle-même n’a pas une sorte de valeur mystique et
transcendante. Sa richesse est faite de toutes les énergies
individuelles. Elle n’a pas le droit de se désintéresser du nombre et de
manifester son excellence seulement en quelques élus. Elle n’est pas
une beauté idéale, se contemplant au miroir de quelques âmes
privilégiées. Elle ne vaut pour l’individu humain que dans la mesure où
il participe lui-même à la liberté, à la science et à la joie.
Tyrannie socialiste ? Le règne des fonctionnaires ?
[...] Où donc est la tyrannie socialiste ? Et par quelle confusion
étrange dit-on que, dans la société nouvelle, tous les citoyens seront
des fonctionnaires ? En fait, c’est dans la société présente que tous
les citoyens ou presque tous aspirent à être “ des fonctionnaires ”. Et,
si c’est là la servitude, c’est le monde d’aujourd’hui qui y tend. Mais
il n’y aura aucun rapport entre le fonctionnarisme et l’ordre
socialiste. Les fonctionnaires sont des salariés : les producteurs
socialistes seront des associés. Les fonctionnaires sont dans la
dépendance du gouvernement, de l’État, qui est souvent le gardien des
intérêts de classe et qui asservit ses agents. Il n’y aura plus
d’intérêt de classe à servir dans l’ordre socialiste : qui donc pourrait
tyranniser les citoyens ? Les fonctionnaires n’ont pas un intérêt
personnel et immédiat à la bonne marche des services publics : les
producteurs socialistes auront un intérêt personnel et immédiat à
améliorer la production dirigée par eux, à accroître la richesse qu’ils
doivent se répartir. Au lieu d’entrer dans la vie dépouillés, sans force
et sans droit, tous les citoyens y entreront avec un droit préalable de
copropriété sur les moyens de travail. Ce droit, des contrats librement
débattus avec la communauté sociale elle-même, avec les groupes locaux
et professionnels, en régleront l’exercice. La communauté interviendra
nécessairement pour coordonner la production. Elle interviendra aussi
pour prévenir tout retour de l’exploitation de l’homme par l’homme. Mais
elle laissera le plus libre jeu à l’initiative des individus et des
groupes, car elle aura tout entière le plus haut intérêt à stimuler les
inventions, à respecter les énergies. Dès maintenant, le prolétariat
répugne à toute centralisation bureaucratique. Il tente de multiplier
les groupements locaux, les syndicats, les coopératives ; et, tout en
les fédérant, il respecte leur autonomie : il sait que, par ces organes
multiples, il pourra diversifier l’ordre socialiste, le soustraire à la
monotonie d’une action trop concentrée. Quels seront, dans la communauté
sociale, les rapports exacts des groupements locaux et de la puissance
centrale ? Il est impossible de les préciser d’avance, et ils seront
sans doute infiniment complexes et changeants. Mais, ce qui est sûr,
c’est que l’organisation centrale ne pourra avoir ni tentation, ni moyen
de contrainte. Ni la puissance d’un dieu et d’un dogme, ni la puissance
d’un roi, ni la puissance du capital ne domineront la société. Où donc
le pouvoir central trouverait-il des moyens d’oppression, et pour quel
intérêt opprimerait-il ? Il n’aura d’autre force que celle des groupes,
et ceux-ci n’auront d’autre force que celle des individus. Toutes les
puissances de progrès, de variété et de vie s’épanouiront, et la société
communiste sera la plus complète et la plus mouvante qu’ait vue
l’histoire.
La patrie est nécessaire au socialisme
[...] Ni la famille, ni la patrie ne sont en soi des organismes
supérieurs et sacrés. L’une et l’autre doivent des comptes et des
garanties à l’individu humain.
[...] À coup sûr le socialisme et le prolétariat tiennent à la patrie
française par toutes leurs racines. Dès la Révolution bourgeoise, le
peuple acculé défendait héroïquement contre l’étranger la France
nouvelle : il y pressentait dorénavant son patrimoine futur. De plus,
l’unité nationale est la condition même de l’unité de production et de
propriété, qui est l’essence même du socialisme. Enfin, toute l’humanité
n’est pas mûre pour l’organisation socialiste, et les nations en qui la
révolution sociale est préparée par l’intensité de la vie industrielle
et par le développement de la démocratie, accompliront leur œuvre sans
attendre la pesante et chaotique masse humaine. Les nations, systèmes
clos, tourbillons fermés dans la vaste humanité incohérente et diffuse,
sont donc la condition nécessaire du socialisme. Les briser, ce serait
renverser les foyers de lumière distincte et ne plus laisser subsister
que de vagues lueurs dispersées de nébuleuse. Ce serait supprimer aussi
les centres d’action distincte et rapide pour ne plus laisser subsister
que l’incohérente lenteur de l’effort universel. Ou plutôt ce serait
supprimer toute liberté, car l’humanité, ne condensant plus son action
en nations autonomes, demanderait l’unité à un vaste despotisme
asiatique. La patrie est donc nécessaire au socialisme. Hors d’elle, il
n’est et ne peut rien ; même le mouvement international du prolétariat,
sous peine de se perdre dans le diffus et l’indéfini, a besoin de
trouver, dans les nations mêmes qu’il dépasse, des points de repère et
des points d’appui.
Mais la patrie n’est pas un absolu…
Mais si le socialisme et la patrie sont aujourd’hui, en fait,
inséparables, il est clair que dans le système des idées socialistes, la
patrie n’est pas un absolu. Elle n’est pas le but ; elle n’est pas la
fin suprême. Elle est un moyen de liberté et de justice. Le but, c’est
l’affranchissement de tous les individus humains. Le but, c’est
l’individu. Lorsque des échauffés ou des charlatans crient : “ La patrie
au-dessus de tout ”, nous sommes d’accord avec eux s’ils veulent dire
qu’elle doit être au-dessus de toutes nos convenances particulières, de
toutes nos paresses, de tous nos égoïsmes. Mais s’ils veulent dire
qu’elle est au-dessus du droit humain, de la personne humaine, nous
disons : Non. Non, elle n’est pas au-dessus de la discussion. Elle n’est
pas au-dessus de la conscience. Elle n’est pas au-dessus de l’homme. Le
jour où elle se tournerait contre les droits de l’homme, contre la
liberté et la dignité de l’être humain, elle perdrait ses titres. Ceux
qui veulent faire d’elle je ne sais quelle monstrueuse idole qui a droit
au sacrifice même de l’innocent, travaillent à la perdre. S’ils
triomphaient, la conscience humaine se séparerait de la patrie pour se
séparer d’eux, et la patrie tomberait au passé comme une meurtrière
superstition. Elle n’est et ne reste légitime que dans la mesure où elle
garantit le droit individuel. Le jour où un seul individu humain
trouverait, hors de l’idée de patrie, des garanties supérieures pour son
droit, pour sa liberté, pour son développement, ce jour-là l’idée de
patrie serait morte. Elle ne serait plus qu’une forme de réaction. Et
c’est sauver la patrie que de la tenir dans la dépendance de la justice.
Une humanité d’individus…
Ainsi il est bien vrai que, pour les socialistes, la valeur de toute
institution est relative à l’individu humain. C’est l’individu humain,
affirmant sa volonté de se libérer, de vivre, de grandir, qui donne
désormais vertu et vie aux institutions et aux idées. C’est l’individu
humain qui est la mesure de toute chose, de la patrie, de la famille, de
la propriété, de l’humanité, de Dieu. Voilà la logique de l’idée
révolutionnaire. Voilà le socialisme.
Mais cette exaltation de l’individu, fin suprême du mouvement
historique, n’est contraire ni à l’idéal, ni à la solidarité, ni même au
sacrifice. Quel plus haut idéal que de faire entrer tous les hommes
dans la propriété, dans la science, dans la liberté, c’est-à-dire dans
la vie ? Jusqu’ici l’idéal, timide ou débile, renonçait à façonner toute
la substance humaine. Le christianisme exaltait les élus et jetait au
gouffre de damnation les multitudes. La Révolution bourgeoise proclamait
l’égalité théorique des hommes, mais elle permettait au privilège de
propriété d’asservir une classe à une autre classe. Pour la première
fois, depuis l’origine de l’histoire, c’est l’humanité tout entière, en
tous ses individus, en tous ses atomes, qui est appelée à la propriété
et à la liberté, à la lumière et à la joie. La personne humaine
n’affirme plus seulement sa dignité, sa grandeur, en quelques
exemplaires de choix ou en quelques classes de privilège : elle
l’affirme en tous ses individus. Quel que soit l’être de chair et de
sang qui vient à la vie, s’il a figure d’homme il porte en lui le droit
humain, la puissance humaine : il pourra penser sans relever d’aucun
dogme ; il pourra travailler, sur une loi d’égalité fraternelle, sans
relever d’aucun maître. Il possédera pour sa part, dans la communauté
sociale, les moyens d’action par lesquels l’homme soumet la nature.
L’individualisme n’est pas un égoïsme !
En vain dit-on que l’individu humain, arrivé au plus haut, sera
abattu et triste, ne voyant plus rien au-dessus de lui. D’abord,
au-dessus de lui, il verra toujours lui-même. Toujours, il pourra tendre
à plus de force, à plus de pensée, à plus d’amour aussi. Précisément
parce qu’il sera débarrassé de toute contrainte et de toute
exploitation, il songera sans cesse à se développer, à se hausser, à
mettre en valeur toutes ses énergies. Quand les hommes ne pourront plus
dépenser leur force, amuser leur orgueil et nourrir leur convoitise à
dominer et pressurer les autres hommes, il faudra bien qu’ils
s’emploient à grandir leurs propres facultés ; et comme les chrétiens se
passionnaient à surveiller et à épurer leur vie intérieure, l’homme de
l’humanité socialiste se passionnera à accroître sa valeur humaine. Mais
il ne s’enfermera point en soi. Proclamer la valeur suprême de
l’individu humain, c’est réfréner l’égoïsme envahissant des forts : ce
n’est pas décréter l’égoïsme universel. Au contraire, quand l’individu
humain saura que sa valeur ne lui vient ni de la fortune, ni de la
naissance, ni d’une investiture religieuse, mais de son titre d’homme,
c’est l’humanité qu’en lui-même il respectera. Or, comme il n’en est
qu’un infime et fragile exemplaire, c’est l’humanité tout entière, dans
ses manifestations multiples, dans son développement illimité, qu’il
voudra aimer et servir. Nulle force extérieure ne le contraindra en sa
conscience ; mais c’est lui-même qui franchira ses propres limites pour
vivre d’une vie plus vaste et goûter même à la joie supérieure du
sacrifice.
Dans notre société déchirée d’antagonismes mortels, le sacrifice
n’est plus possible. Les prétendus dévouements des classes privilégiées
ne sont plus que mensonges : car elles ont peur, et leur charité est un
calcul d’assurance. Les classes opprimées ne connaissent plus le
sacrifice depuis qu’elles ne croient plus au droit supérieur, à la
beauté supérieure des puissances dirigeantes. On ne s’immole qu’à
meilleur que soi, et le sacrifice cesse où la duperie commence.
Aujourd’hui, les classes opprimées ne donnent pas : elles laissent
prendre, en attendant qu’elles se soulèvent. La guerre sociale arrivée à
la conscience aiguë a supprimé le sacrifice. Au contraire, dans la
grande paix socialiste, c’est en se donnant à ceux qui cherchent et
souffrent, à ceux dont l’esprit s’inquiète et dont le cœur s’afflige,
que l’homme prendra vraiment conscience de soi.
Vivre en autrui est la vie la plus haute, car lorsque, par un acte de
liberté, nous avons franchi nos propres limites, nous n’en rencontrons
plus, et une sorte d’infinité s’ouvre à nous. Aristote a dit que le plus
grand bienfait de la propriété, c’est qu’elle permet de donner. Ainsi
quand tous les hommes auront la propriété d’eux-mêmes, il sera doux à
plusieurs de faire don de soi. À quoi ? À l’humanité souffrante et
grande, sublime et lasse, qui portera en elle, bien longtemps après la
promulgation du droit, un lourd héritage de bestialité, des instincts
grossiers, des esprits obscurs, des âmes haineuses, des volontés lâches,
et qu’il faudra sans cesse animer, éclairer, apaiser, pour qu’elle soit
digne d’elle-même et que la terre soit dans l’espace un joyau de
lumière, de force et de douceur.
Interroger le mystère du monde…
Mais, au-delà même de l’humanité, l’homme affranchi s’associera à
l’univers. L’avènement du socialisme sera comme une grande révélation
religieuse. Que l’humanité, sortie de la planète obscure et brutale, ait
pu se hausser enfin à la justice et à la clarté ; que, par l’évolution
de la nature, l’homme se soit élevé au-dessus de la nature même,
c’est-à-dire au-dessus de la violence et du conflit ; que du choc des
forces et des instincts ait jailli l’harmonie des volontés, quel
prodige ! Et comment l’homme ne se demanderait-il pas s’il n’y a point
au fond des choses un mystère d’unité et de douceur et si le monde n’a
pas un sens ? La religion est une conception générale et vivante de
l’univers qui, au lieu de guider quelques esprits et de se prêter à
quelques jeux de spéculation, émeut, pendant toute une période de
l’histoire, toute une portion de la race humaine. C’est comme une prise
de possession familière du monde par l’humanité.
[...] Demain, au contraire, l’humanité, affranchie par le socialisme
et réconciliée avec elle-même prendra conscience en sa vivante unité de
l’unité du monde, et interprétant à la lumière de sa victoire l’obscure
évolution des forces, des formes, des êtres, elle pourra entrevoir,
comme en un grand rêve commun de toutes ses énergies pensantes,
l’organisation progressive de l’univers, l’élargissement indéfini de la
conscience et le triomphe de l’esprit. La révolution de justice et de
bonté accomplie par cette portion de nature qui était hier l’humanité,
sera comme un appel et un signal à la nature elle-même. Pourquoi ne
tendrait-elle pas tout entière à sortir de l’inconscience et du
désordre, puisqu’elle a pu, en l’humanité, arriver à la conscience, à la
lumière et à la paix ? Ainsi, du haut de sa victoire de justice,
l’humanité laissera tomber au plus profond de l’abîme des choses une
parole d’espérance, et elle écoutera monter vers elle l’écho de
l’universel désir tout plein de pressentiments.
Le droit absolu à la pensée libre
Mais quelle que soit la tendance de l’homme nouveau à s’agrandir de
toute la vie humaine et de toute la vie du monde, c’est l’individu qui
restera toujours à lui-même sa règle. C’est par un acte libre qu’il se
donnera aux autres hommes ; il ne se laissera ravir par aucune violence
le droit de se donner. Et il demandera toujours à l’univers comme aux
hommes le respect de sa liberté intérieure. Il n’acceptera d’autre idéal
suprême que celui qui, tout en assurant l’unité du monde, établira
l’énergie, et consacrera l’autonomie des individus. En recevant du
socialisme le droit absolu à la pensée libre et un droit indestructible
de propriété, l’homme peut entrer dans la communauté sociale, il peut
entrer aussi dans la communauté de l’univers ; il ne risque ni d’être
absorbé ni de se dissoudre. Il est prêt à s’harmoniser à un système de
forces toujours plus vaste, il est prêt à collaborer à une œuvre
toujours plus lointaine et plus haute ; mais il reste un centre autonome
de pensée et d’action ; il peut affronter la puissance de la communauté
humaine et le mystère du monde. Il est à jamais impénétrable à toute
force d’oppression ou de dissolution.
L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre.
Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.
Sommaire:
A) L'erreur de l'Occident, Alexandre Soljenitsyne, éd. Grasset, 1980, p. 46-47
B) Alexandre Soljenitsyne: Le déclin du courage. - Une synthése par
Rebeyne! dans Jalons Théoriques
C) Le Déclin du courage, par Alexandre SOLJENITSYNE, Harvard (juin 1978)
Il
y a cinq siècles, l'humanisme s'est laissé entraîner par un projet
séduisant : emprunter au christianisme ses lumineuses idées, son sens du
bien, sa sympathie à l'égard des opprimés et des miséreux, son
affirmation de la libre volonté de chaque être humain, mais... en
essayant de se passer du Créateur de l'Univers.
Et le dessein semblait avoir réussi. Un siècle après l'autre,
l'humanisme s'est imposé dans le monde comme un mouvement humain et
magnanime et, dans certains cas, il a réussi à adoucir le mal et les
cruautés de l'histoire.
Cependant,
au XXe siècle, des chaudières bourrées de cruautés extrêmes ont par
deux fois explosé : les Première et Seconde Guerres mondiales. Il ne
restait plus alors à l'humanisme que deux possibilités : soit
reconnaître son impuissance et baisser les bras, soit s'élever, par de
nouveaux efforts, jusqu'à un nouveau palier. Et au milieu du XXe siècle,
l'humanisme nous est apparu sous un contour nouveau — le globalisme
prometteur : il est temps pour nous, n'est-ce pas, il est grand temps
d'établir sur toute la planète un seul ordre relationnel (comme si cela
pouvait se faire !). Hisser les autres peuples jusqu'au niveau de
l'ensemble de l'humanité. Donner à toute la population de notre planète
la possibilité de se sentir des citoyens égaux du monde.
11 avril 1975 Invité sur le plateau de Bernard PIVOT pour la première
fois, Alexandre SOLJENITSYNE répond (en russe, traduction simultanée) à
une question posée par Jean D'ORMESSON, directeur du "Figaro", sur
l'Occident, où il vit depuis un an. Cette question suscite des échanges
tendus entre Jean D'ORMESSON et Jean DANIEL concernant les combats
contre le capitalisme, le colonialisme et le communisme. Images
d'archive INA Institut National de l'Audiovisuel http://www.ina.fr Abonnez-vous http://www.youtube.com/subscription_c...
Créer
un gouvernement mondial formé de personnes d'une haute intellectualité
qui vont mettre toute leur attention et toute leur lucidité à dépister
les besoins des hommes jusque dans les coins les plus reculés de la
terre, chez le moindre peuple. Il a pu sembler, durant un temps très
court, que ce mythe d'un gouvernement mondial allait se réaliser, on en
parlait déjà avec certitude. C'est à ce moment-là qu'a été créée
l'Organisation des Nations unies.
Or, dans
les décennies qui ont suivi, durant la seconde moitié du siècle, se sont
fait entendre des coups de gong menaçants nous avertissant que notre
planète est plus petite, plus exiguë que nous ne le supposions. Et bien
moins résignée à accepter le poison que déverse l'activité humaine.
Nous avons tous en mémoire la fameuse conférence écologique de Rio de
Janeiro et d'autres conférences analogues dont, ces toutes dernières
semaines, celle sur le réchauffement de la planète. Tous les peuples du
monde — en chœur, en chœur ! — ont supplié les Etats-Unis et les autres
pays avancés : modérez donc le rythme effréné de votre production ! Il
devient insupportable pour nous tous sur cette terre. Les Etats-Unis
représentent 5 % de la population mondiale, mais consomment jusqu'à 40 %
des matières premières et sources d'énergie, et apportent 50 % de toute
la pollution du globe. Mais la réponse a été catégorique : NON ! Ou des
compromis insignifiants, incapables de résoudre le problème.
La fraction privilégiée de l'humanité s'est tellement adonnée à la
consommation, en volume comme en diversité, qu'elle en est devenue
l'esclave : se limiter, est-ce possible ? À quoi bon ? L'auto-limitation
volontaire est de ces qualités qu'il est le plus difficile d'acquérir,
que ce soit pour le particulier, les partis, les Etats, les
corporations. La vraie signification de la liberté a été perdue :
l'exercice suprême de la liberté consiste à se restreindre dans tous les
aspects de l'expansion et de l'accumulation. " Le progrès pour tous " :
voilà une formule qui est en train de disparaître du langage commun. Si
des concessions sont nécessaires ici ou là, pourquoi les exiger de nous
qui sommes les peuples les mieux adaptés et les plus efficaces, le
milliard d'hommes cousus d'or ? De fait, la statistique montre que le
fossé entre les pays avancés et ceux qui accusent du retard non
seulement ne diminue pas, mais ne cesse de se creuser. Une loi cruelle
s'est imposée : celui qui a pris une fois du retard s'y trouve condamné.
S'il faut donc réduire l'industrie sur la terre, ne serait-il pas
naturel de commencer par le tiers-monde ? (Ses frontières ne sont pas
très nettement délimitées ; des pays isolés sur leur propre lancée
arrivent bien à s'en dégager, mais cela n'infirme pas le tableau
général.) Le tiers-monde n'a qu'à garder par-devers lui ses matières
premières et sa main-d'œuvre. Pour mener à bien ce programme, aucune
force politique ou militaire n'est d'ailleurs nécessaire, les puissants
leviers financiers et économiques suffisent, les banques, les firmes
multinationales.
Telle a été la transformation de l'humanisme prometteur en humanisme directif.
Une telle transformation était-elle insolite pour l'humanisme ?
Souvenons-nous que son développement a connu une époque où, après
d'Holbach, Helvetius, Diderot, fut proclamée et acceptée par de nombreux
adeptes la théorie de " l'égoïsme rationnel ". Si l'on parle sans
fioritures, il s'ensuivait que le plus sûr moyen de faire du bien aux
autres était d'obéir strictement à ses propres intérêts égoïstes. En
Russie, les esprits éclairés du XIXe siècle enseignaient de même. Et,
jusque dans la presse russe d'aujourd'hui, je rencontre l'expression
" l'intérêt égoïste éclairé ". Comprenez : " Bien qu'égoïste,
éclairé ! " Aussi l'humanisme rationaliste, cet anthropocentrisme opiniâtre et séculier, ne pouvait-il échapper à une crise inéluctable.
Et quel bon air cela nous a-t-il apporté ? Un totalitarisme économique,
directif et universel ! Comment est-ce possible ? De surcroît, engendré
par les pays les plus démocratiques qui soient !
Faisons un retour sur les années 20-30.
Les meilleurs esprits en Europe étaient pleins d'admiration pour le
totalitarisme communiste. Ils ne lui ménageaient pas leurs louanges, ils
se mettaient avec joie à son service en lui prêtant leurs noms, leurs
signatures, en participant à ses conférences. Comment cela a-t-il pu
arriver ? Ces sages n'avaient-ils pas la possibilité de voir clair dans
l'agressive propagande bolchevique ? À cette époque, je m'en souviens,
les bolcheviques annonçaient littéralement : " Nous, les communistes,
sommes les seuls vrais humanistes ! "
Non, ces éminentes intelligences n'étaient pas si aveugles, mais elles
se pâmaient en entendant résonner les idées communistes, car elles
sentaient, elles avaient conscience de leur parenté génétique avec
elles. C'est du siècle des Lumières que partent les racines communes du
libéralisme, du socialisme et du communisme. C'est pourquoi, dans tous
les pays, les socialistes n'ont montré aucune fermeté face aux
communistes : à juste titre, ils voyaient en eux des frères
idéologiques, ou si ce n'est des cousins germains, du moins au second
degré. Pour ces mêmes raisons, les libéraux se sont toujours montrés
pusillanimes face au communisme : leurs racines idéologiques séculières
étaient communes.
On a beaucoup discuté sur le point de savoir si la politique devait ou
non être morale. Généralement, on estime que c'est impossible. On oublie
que, dans une perspective à long terme, seule une politique qui tient
compte de l'éthique donne de bons fruits. Bien sûr, transposer
directement des critères éthiques d'un individu à un grand parti, à des
nations, ne peut se faire de façon adéquate, mais on ne doit pas non
plus le négliger.
Sinon... On a estimé possible de commencer à écarter l'Organisation des
Nations unies, considérée comme un obstacle ; dans certaines situations
difficiles, de se passer du Conseil de sécurité ; voire d'ignorer
complètement l'ONU : à quoi sert-elle quand nous avons une excellente
machine de guerre internationale ? Et avec son aide, on se permet — oh !
uniquement dans un but humanitaire — de bombarder trois mois durant un
pays européen avec ses millions d'habitants, de priver des grandes
villes et des régions entières d'électricité, vitale de nos jours, et de
détruire sans aucune hésitation les séculaires ponts européens sur le
Danube. Etait-ce pour épargner la déportation à une partie de la
population tout en condamnant à cette même déportation l'autre partie ?
Etait-ce pour guérir une nation déclarée malade, ou pour lui arracher à
jamais une province convoitée ?
C'est sous ces noirs auspices que nous entrons dans le XXIe siècle.
Que dire de la Russie d'aujourd'hui ?
Ici, la politique est plus encore qu'ailleurs éloignée de la morale. Le
destin de la Russie en ce siècle a été particulièrement tragique. Après
soixante-dix ans d'oppression totalitaire, le peuple a été soumis à
l'ouragan destructeur d'un pillage qui a détruit sa vie économique et
sapé ses forces spirituelles. On n'a pas donné le temps à notre peuple
assommé, de part en part blessé, de se relever, en premier lieu parce
qu'on a étouffé toutes les tentatives d'auto-administration, toute
initiative, toute velléité de faire entendre sa voix et d'avoir les
mains libres pour bâtir son propre destin. Tout cela a été remplacé par
une foule — plus nombreuse encore qu'à l'époque soviétique — de
fonctionnaires qui dansent sur nos têtes. Notre classe politique
actuelle n'est pas d'un niveau moral élevé, et son niveau intellectuel
ne vaut guère mieux. Elle est dominée de façon monstrueuse par les
membres non repentis de la nomenclature qui, toute leur vie, avaient
maudit le capitalisme pour subitement le glorifier, par d'anciens chefs
rapaces du Komsomol, par des aventuriers de la politique et, dans une
certaine mesure, par des personnes peu préparées à ce nouveau métier.
De la Russie actuelle, on pense couramment qu'elle s'enfonce dans le
tiers-monde. Des voix sinistres disent que c'est désormais sans retour.
Je ne le pense pas. Je crois en la santé de l'esprit en Russie, qui,
tout laminé qu'il soit, lui donnera les forces pour se relever de son
évanouissement. J'ai du reste toujours cru que les potentialités de
l'esprit l'emportent sur les conditions d'existence et qu'elles sont
capables de les dominer.
Je pense que cette propriété de l'esprit aidera aussi l'Occident et la France à dominer la crise profonde qui s'annonce.
Le stalinisme n'a existé ni en théorie ni en
pratique : on ne peut parler ni de phénomène stalinien, ni d'époque
stalinienne, ces concepts ont été fabriqués après 1956 par la pensée
occidentale de gauche pour garder les idéaux communistes.
Alexandre Soljenitsyne
B) Alexandre Soljenitsyne: Le déclin du courage. - Une synthése par
Rebeyne!
Dans le discours de Harvard en 1978, Alexandre Soljénitsyne, prédit
les dangers qui guettent le monde occidental, et que nous pouvons
constater au quotidien trente ans plus tard. Soljénitsyne explique dans
ce paragraphe, l’origine de la destruction de la spiritualité
occidentale. Ce manque de spiritualité est incontestable aujourd’hui
dans notre société, où l’homme s’est agenouillé devant le matérialisme,
le rationalisme, et l’humanisme. Ce vide spirituel qui correspond au déclin des peuples occidentaux, est la principale caractéristique de la décadence Pour s’en sortir, il nous faut raviver la mémoire des siècles passés, cultiver l’espérance, et sortir de notre coma matérialiste.
Ce discours interpelle, puisqu’il est prononcé par un adversaire de
l’URSS, en fuite dans un pays occidental. Bien que fuyant la dictature
soviétique, ce brillant penseur a su détecter (grâce à son regard
extérieur) les dangers d’un humanisme abusif.
Extrait: « Comment en est-on arrivé à la confrontation actuelle, si désavantageuse ?
Dans sa marche triomphale, comment le monde occidental est-il tombé dans un pareil état d’impuissance ?
Son évolution a-t-elle connu des tournants funestes, des pertes de cap ?
Il semble bien que non. L’occident n’a fait que progresser et encore
progresser, la main dans la main avec le brillant Progrès technique. Et
le voici qui se retrouve dans son actuel état de faiblesse.
Alors il ne reste plus qu’à chercher l’erreur à la racine même. A la
base de la pensée des Temps Nouveaux. Je veux dire : la conception du
monde qui domine en Occident, née lors de la Renaissance, coulée dans le
moule politique à partir de l’ère des Lumières, fondement de toutes les
sciences de l’Etat et de la société : on pourrait l’appeler « humanisme
rationaliste » ou bien « autonomie humaniste », qui
proclame et réalise l’autonomie humaine par rapport à toutes forces
placées au dessus de lui. Ou bien encore –et autrement- «
anthropocentrisme » : l’idée de l’homme comme centre de ce qui existe.
En soi, évidement, le tournant de la Renaissance était inéluctable ;
le Moyen Age avait épuisé ses possibilités, l’écrasement despotique de
la nature physique de l’homme au profit de sa nature spirituelle y était
devenu insupportable. Mais, du coup, nous avons bondit de l’Esprit vers la Matière, de façon disproportionnée et sans mesure.
La conscience humaniste se proclama notre guide, dénia à l’homme
l’existence du mal à l’intérieur et ne lui reconnut pas de tâche plus
haute que l’acquisition du bonheur terrestre, et elle plaça à la base de
la civilisation occidentale moderne une tendance dangereuse à se
prosterner devant l’homme et devant ses besoins matériels, toutes les
autres particularités, tous les autres besoins de l’homme, plus délicats
et plus élevés, restèrent hors de l’attention des constructions
étatiques et des systèmes sociaux, comme si l’homme n’avait pas de sens
plus élevé à donner à la vie. »
Je suis très sincèrement heureux de me trouver ici parmi vous, à
l’occasion du 327ème anniversaire de la fondation de cette université si
ancienne et si illustre. La devise de Harvard est “VERITAS”. La vérité
est rarement douce à entendre ; elle est presque toujours amère. Mon
discours d’aujourd’hui contient une part de vérité ; je vous l’apporte
en ami, non en adversaire.
Il y a trois ans, aux États-Unis, j’ai été amené à dire des choses
que l’on a rejeté, qui ont paru inacceptables. Aujourd’hui, nombreux
sont ceux qui acquiescent à mes propos d’alors.(...)
Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant de l’Ouest aujourd’hui pour un observateur extérieur.
Le monde occidental a perdu son courage civique, à la fois dans son
ensemble et singulièrement, dans chaque pays, dans chaque gouvernement,
dans chaque pays, et bien sûr, aux Nations Unies.
Lâcheté des élites politiques et intellectuelles
Ce déclin du courage est particulièrement sensible dans la
couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d’où
l’impression que le courage a déserté la société toute entière.
Bien sûr, il y a encore beaucoup de courage individuel mais ce ne sont
pas ces gens là qui donnent sa direction à la vie de la société.
Les fonctionnaires politiques et intellectuels manifestent ce déclin,
cette faiblesse, cette irrésolution dans leurs actes, leurs discours et
plus encore, dans les considérations théoriques qu’ils fournissent
complaisamment pour prouver que cette manière d’agir, qui fonde la
politique d’un État sur la lâcheté et la servilité, est pragmatique,
rationnelle et justifiée, à quelque hauteur intellectuelle et même
morale qu’on se place.
Ce déclin du courage, qui semble aller ici ou là jusqu’à la perte de
toute trace de virilité, se trouve souligné avec une ironie toute
particulière dans les cas où les mêmes fonctionnaires sont pris d’un
accès subit de vaillance et d’intransigeance, à l’égard de gouvernements
sans force, de pays faibles que personne ne soutient ou de courants
condamnés par tous et manifestement incapables de rendre un seul coup.
Alors que leurs langues sèchent et que leurs mains se paralysent face
aux gouvernements puissants et aux forces menaçantes, face aux
agresseurs et à l’Internationale de la terreur. Faut-il rappeler que le déclin du courage a toujours été considéré comme le signe avant coureur de la fin ?
Idéologie de la liberté et perte du sens du bien commun
La liberté promise et les biens matériels aboutissent à un “bonheur pauvre”
Quand les États occidentaux modernes se sont formés, fut posé comme
principe que les gouvernements avaient pour vocation de servir l’homme,
et que la vie de l’homme était orientée vers la liberté et la recherche
du bonheur (en témoigne la déclaration américaine d’indépendance.)
Aujourd’hui, enfin, les décennies passées de progrès social et
technique ont permis la réalisation de ces aspirations : un État
assurant le bien-être général. Chaque citoyen s’est vu accorder la
liberté tant désirée, et des biens matériels en quantité et en qualité
propres à lui procurer, en théorie, un bonheur complet, mais un bonheur
au sens appauvri du mot, tel qu’il a cours depuis ces mêmes décennies.
L’obsession de la possession et du confort suscite inquiétude et dépression
Au cours de cette évolution, cependant, un détail psychologique a été négligé : le
désir permanent de posséder toujours plus et d’avoir une vie meilleure,
et la lutte en ce sens, ont imprimé sur de nombreux visages à l’Ouest
les marques de l’inquiétude et même de la dépression, bien qu’il soit courant de cacher soigneusement de tels sentiments. Cette
compétition active et intense finit par dominer toute pensée humaine et
n’ouvre pas le moins du monde la voie à la liberté du développement
spirituel.
L’indépendance de l’individu à l’égard de nombreuses formes de
pression étatique a été garantie ; la majorité des gens ont bénéficié du
bien-être, à un niveau que leurs pères et leurs grands-pères n’auraient
même pas imaginé ; il est devenu possible d’élever les jeunes gens
selon ces idéaux, de les préparer et de les appeler à l’épanouissement
physique, au bonheur, au loisir, à la possession de biens matériels,
l’argent, les loisirs, vers une liberté quasi illimitée dans le choix
des plaisirs.
Pourquoi devrions-nous renoncer à tout cela ? Au nom de quoi devrait-on risquer sa précieuse existence pour défendre le bien commun, et tout spécialement dans le cas douteux où la sécurité de la nation aurait à être défendue dans un pays lointain ?
Même la biologie nous enseigne qu’un haut degré de confort
n’est pas bon pour l’organisme. Aujourd’hui, le confort de la vie de la
société occidentale commence à ôter son masque pernicieux.
Le légalisme ou la “lettre” de la loi, ou la loi sans la légitimité
Une société fondée sur la lettre de la loi engendre la médiocrité
La société occidentale s’est choisie l’organisation la plus
appropriée à ses fins, une organisation que j’appellerais légaliste. Les
limites des droits de l’homme et de ce qui est bon sont fixées par un système de lois ; ces limites sont très lâches.
Les hommes à l’Ouest ont acquis une habileté considérable pour utiliser, interpréter et manipuler la loi,
bien que paradoxalement les lois tendent à devenir bien trop
compliquées à comprendre pour une personne moyenne sans l’aide d’un
expert. Tout conflit est résolu par le recours à la lettre de la loi,
qui est considérée comme le fin mot de tout. Si quelqu’un se place du
point de vue légal, plus rien ne peut lui être opposé ; nul ne lui
rappellera que cela pourrait n’en être pas moins illégitime.
Impensable de parler de contrainte ou de renonciation à ces droits,
ni de demander de sacrifice ou de geste désintéressé : cela paraîtrait
absurde. On n’entend pour ainsi dire jamais parler de retenue
volontaire : chacun lutte pour étendre ses droits jusqu’aux extrêmes
limites des cadres légaux.
J’ai vécu toute ma vie sous un régime communiste, et je peux
vous dire qu’une société sans référent légal objectif est
particulièrement terrible. Mais une société basée sur la lettre de la loi, et n’allant pas plus loin, échoue à déployer à son avantage le large champ des possibilités humaines.
La lettre de la loi est trop froide et formelle pour avoir une influence bénéfique sur la société. Quand
la vie est tout entière tissée de relations légalistes, il s’en dégage
une atmosphère de médiocrité spirituelle qui paralyse les élans les plus
nobles de l’homme.
Et il sera tout simplement impossible de relever les défis de notre
siècle menaçant armés des seules armes d’une structure sociale
légaliste.
Opinion, presse, Parlements paralysent toute action utile au bien commun
Aujourd’hui la société occidentale nous révèle qu’il règne
une inégalité entre la liberté d’accomplir de bonnes actions et la
liberté d’en accomplir de mauvaises. Un homme d’État qui veut
accomplir quelque chose d’éminemment constructif pour son pays doit agir
avec beaucoup de précautions, avec timidité pourrait-on dire. Des
milliers de critiques hâtives et irresponsables le heurtent de plein
fouet à chaque instant. Il se trouve constamment exposé aux traits du
Parlement, de la presse. Il doit justifier pas à pas ses décisions,
comme étant bien fondées et absolument sans défauts. Et un homme
exceptionnel, de grande valeur, qui aurait en tête des projets
inhabituels et inattendus, n’a aucune chance de s’imposer : d’emblée on
lui tendra mille pièges. De ce fait, la médiocrité triomphe sous le masque des limitations démocratiques.
Il est aisé en tout lieu de saper le pouvoir administratif, et il a
en fait été considérablement amoindri dans tous les pays occidentaux. La
défense des droits individuels a pris de telles proportions que la
société en tant que telle est désormais sans défense contre les
initiatives de quelques-uns. Il est temps, à l’Ouest, de défendre non
pas temps les droits de l’homme que ses devoirs.
Une liberté destructrice et irresponsable
Liberté de la violence et du mal
D’un autre côté, une liberté destructrice et irresponsable s’est vue accorder un espace sans limite. Il
s’avère que la société n’a plus que des défenses infimes à opposer à
l’abîme de la décadence humaine, par exemple en ce qui concerne le
mauvais usage de la liberté en matière de violence morale faites aux
enfants, par des films tout pleins de pornographie, de crime, d’horreur.
On considère que tout cela fait partie de la liberté, et peut être
contrebalancé, en théorie, par le droit qu’ont ces mêmes enfants de ne
pas regarder et de refuser ces spectacles. L’organisation légaliste de la vie a prouvé ainsi son incapacité à se défendre contre la corrosion du mal. (...)
L’évolution s’est faite progressivement, mais il semble
qu’elle ait eu pour point de départ la bienveillante conception
humaniste selon laquelle l’homme, maître du monde, ne porte en lui aucun
germe de mal, et tout ce que notre existence offre de vicié est
simplement le fruit de systèmes sociaux erronés qu’il importe d’amender. Et pourtant, il
est bien étrange de voir que le crime n’a pas disparu à l’Ouest, alors
même que les meilleures conditions de vie sociale semblent avoir été
atteintes. Le crime est même bien plus présent que dans la société soviétique, misérable et sans loi. (...)
Presse libre ou presse bavarde, irresponsable et esclave du courant dominant de l’opinion
La presse, aussi, bien sûr, jouit de la plus grande liberté. Mais
pour quel usage ? (...) Quelle responsabilité s’exerce sur le
journaliste, ou sur un journal, à l’encontre de son lectorat, ou de
l’histoire ?
S’ils ont trompé l’opinion publique en divulguant des informations
erronées, ou de fausses conclusions, si même ils ont contribué à ce que
des fautes soient commises au plus haut degré de l’État, avons-nous le
souvenir d’un seul cas, où le dit journaliste ou le dit journal ait
exprimé quelque regret ? Non, bien sûr, cela porterait préjudice aux
ventes. De telles erreurs peut bien découler le pire pour une nation, le journaliste s’en tirera toujours.
Étant donné que l’on a besoin d’une information crédible et
immédiate, il devient obligatoire d’avoir recours aux conjectures, aux
rumeurs, aux suppositions pour remplir les trous, et rien de tout cela
ne sera jamais réfuté ; ces mensonges s’installent dans la mémoire du
lecteur. Combien de jugements hâtifs, irréfléchis, superficiels et
trompeurs sont ainsi émis quotidiennement, jetant le trouble chez le
lecteur, et le laissant ensuite à lui-même ?
La presse peut jouer le rôle d’opinion publique, ou la
tromper. De la sorte, on verra des terroristes peints sous les traits de
héros, des secrets d’État touchant à la sécurité du pays divulgués sur
la place publique, ou encore des intrusions sans vergogne dans
l’intimité de personnes connues, en vertu du slogan : « tout le monde a le droit de tout savoir ».
Mais c’est un slogan faux, fruit d’une époque fausse ; d’une
bien plus grande valeur est ce droit confisqué, le droit des hommes de
ne pas savoir, de ne pas voir leur âme divine étouffée sous les ragots,
les stupidités, les paroles vaines. Une personne qui mène une vie pleine
de travail et de sens n’a absolument pas besoin de ce flot pesant et
incessant d’information. (...)
Autre chose ne manquera pas de surprendre un observateur venu de
l’Est totalitaire, avec sa presse rigoureusement univoque : on découvre
un courant général d’idées privilégiées au sein de la presse occidentale
dans son ensemble, une sorte d’esprit du temps, fait de critères de
jugement reconnus par tous, d’intérêts communs, la somme de tout cela
donnant le sentiment non d’une compétition mais d’une uniformité. Il
existe peut-être une liberté sans limite pour la presse, mais
certainement pas pour le lecteur : les journaux ne font que transmettre
avec énergie et emphase toutes ces opinions qui ne vont pas trop
ouvertement contredire ce courant dominant.
Liberté ou asservissement général à l’opinion, à la pensée unique ?
Sans qu’il y ait besoin de censure, les courants de pensée, d’idées à
la mode sont séparés avec soin de ceux qui ne le sont pas, et ces
derniers, sans être à proprement parler interdits, n’ont que peu de
chances de percer au milieu des autres ouvrages et périodiques, ou
d’être relayés dans le supérieur.
Vos étudiants sont libres au sens légal du terme, mais ils
sont prisonniers des idoles portées aux nues par l’engouement à la mode.
Sans qu’il y ait, comme à l’Est, de violence ouverte, cette sélection
opérée par la mode, ce besoin de tout conformer à des modèles standards,
empêchent les penseurs les plus originaux d’apporter leur contribution à
la vie publique et provoquent l’apparition d’un dangereux esprit
grégaire qui fait obstacle à un développement digne de ce nom.
Aux États-Unis, il m’est arrivé de recevoir des lettres de personnes
éminemment intelligentes ... peut-être un professeur d’un petit collège
perdu, qui aurait pu beaucoup pour le renouveau et le salut de son pays,
mais le pays ne pouvait l’entendre, car les média n’allaient pas lui
donner la parole. Voilà qui donne naissance à de solides préjugés de
masse, à un aveuglement qui à notre époque est particulièrement
dangereux. (...)
La société occidentale moderne n’est pas un bon modèle
Il est universellement admis que l’Ouest montre la voie au monde
entier vers le développement économique réussi, même si dans les
dernières années il a pu être sérieusement entamé par une inflation
chaotique.
Et pourtant, beaucoup d’hommes à l’Ouest ne sont pas satisfaits de la
société dans laquelle ils vivent. Ils la méprisent, ou l’accusent de
plus être au niveau de maturité requis par l’humanité. Et beaucoup sont
amenés à glisser vers le socialisme, ce qui est une tentation fausse et
dangereuse.
J’espère que personne ici présent ne me suspectera de vouloir
exprimer une critique du système occidental dans l’idée de suggérer le
socialisme comme alternative. Non, pour avoir connu un pays où le
socialisme a été mis en œuvre, je ne me prononcerai pas en faveur d’une
telle alternative. (...)
Mais si l’on me demandait si, en retour, je pourrais proposer
l’Ouest, en son état actuel, comme modèle pour mon pays, il me faudrait
en toute honnêteté répondre par la négative. Non, je ne prendrais pas
votre société comme modèle pour la transformation de la mienne.
On ne peut nier que les personnalités s’affaiblissent à l’Ouest,
tandis qu’à l’Est elles ne cessent de devenir plus fermes et plus
fortes. Bien sûr, une société ne peut rester dans des abîmes d’anarchie,
comme c’est le cas dans mon pays. Mais il est tout aussi avilissant
pour elle de rester dans un état affadi et sans âme de légalisme, comme
c’est le cas de la vôtre.
Après avoir souffert pendant des décennies de violence et
d’oppression, l’âme humaine aspire à des choses plus élevées, plus
brûlantes, plus pures que celles offertes aujourd’hui par les habitudes
d’une société massifiée, forgées par l’invasion révoltante de publicités
commerciales, par l’abrutissement télévisuel, et par une musique
intolérable.
Tout cela est sensible pour de nombreux observateurs partout sur la
planète. Le mode de vie occidental apparaît de moins en moins comme le
modèle directeur.
Il est des symptômes révélateurs par lesquels l’histoire
lance des avertissements à une société menacée ou en péril. De tels
avertissements sont, en l’occurrence, le déclin des arts, ou le manque
de grands hommes d’État. Et il arrive parfois que les signes soient
particulièrement concrets et explicites. Le centre de votre démocratie
et de votre culture est-il privé de courant pendant quelques heures, et
voilà que soudainement des foules de citoyens Américains se livrent au
pillage et au grabuge. C’est que le vernis doit être bien fin, et le
système social bien instable et mal en point.
Mais le combat pour notre planète, physique et spirituel, un
combat aux proportions cosmiques, n’est pas pour un futur lointain ; il a
déjà commencé. Les forces du Mal ont commencé leur offensive décisive.
Vous sentez déjà la pression qu’elles exercent, et pourtant, vos écrans
et vos écrits sont pleins de sourires sur commande et de verres levés.
Pourquoi toute cette joie ?
L’autonomie ou la raison du déclin
L’autonomie humaniste, fondement de la modernité
Comment l’Ouest a-t-il pu décliner, de son pas triomphal à sa
débilité présente ? A-t-il connu dans son évolution des points de
non-retour qui lui furent fatals, a-t-il perdu son chemin ?
Il ne semble pas que cela soit le cas. L’Ouest a continué à avancer
d’un pas ferme en adéquation avec ses intentions proclamées pour la
société, main dans la main avec un progrès technologique étourdissant.
Et tout soudain il s’est trouvé dans son état présent de faiblesse.
Cela signifie que l’erreur doit être à la racine, à la fondation de
la pensée moderne. Je parle de la vision du monde qui a prévalu en
Occident à l’époque moderne. Je parle de la vision du monde qui a
prévalu en Occident, née à la Renaissance, et dont les développements
politiques se sont manifestés à partir des Lumières.
Elle est devenue la base de la doctrine sociale et politique et pourrait être appelée l’humanisme rationaliste, ou l’autonomie humaniste : l’autonomie
proclamée et pratiquée de l’homme à l’encontre de toute force
supérieure à lui. On peut parler aussi d’anthropocentrisme : l’homme est
vu au centre de tout.
De l’humanisme au culte de l’homme et de son bien être physique
Historiquement, il est probable que l’inflexion qui s’est produite à
la Renaissance était inévitable. Le Moyen-Âge en était venu
naturellement à l’épuisement, en raison d’une répression intolérable de
la nature charnelle de l’homme en faveur de sa nature spirituelle.
Mais en s’écartant de l’esprit, l’homme s’empara de tout ce qui est matériel, avec excès et sans mesure. La
pensée humaniste, qui s’est proclamée notre guide, n’admettait pas
l’existence d’un mal intrinsèque en l’homme, et ne voyait pas de tâche
plus noble que d’atteindre le bonheur sur terre.
Voilà qui engagea la civilisation occidentale moderne naissante sur
la pente dangereuse de l’adoration de l’homme et de ses besoins
matériels. Tout ce qui se trouvait au-delà du bien-être physique
et de l’accumulation de biens matériels, tous les autres besoins
humains, caractéristiques d’une nature subtile et élevée, furent rejetés
hors du champ d’intérêt de l’État et du système social, comme si la vie
n’avait pas un sens plus élevé.
Du matérialisme à l’égoïsme, à la misère morale et à l’impasse politique
De la sorte, des failles furent laissées ouvertes pour que s’y
engouffre le mal, et son haleine putride souffle librement aujourd’hui. Plus
de liberté en soi ne résout pas le moins du monde l’intégralité des
problèmes humains, et même en ajoute un certain nombre de nouveaux.
Et pourtant, dans les jeunes démocraties, comme la démocratie
américaine naissante, tous les droits de l’homme individuels reposaient
sur la croyance que l’homme est une créature de Dieu. C’est-à-dire que
la liberté était accordée à l’individu de manière conditionnelle,
soumise constamment à sa responsabilité religieuse. Tel fut l’héritage
du siècle passé.
Toutes les limitations de cette sorte s’émoussèrent en Occident, une
émancipation complète survint, malgré l’héritage moral de siècles
chrétiens, avec leurs prodiges de miséricorde et de sacrifice.
Les États devinrent sans cesses plus matérialistes. L’Occident a défendu avec succès, et même surabondamment, les droits de l’homme, mais l’homme a vu complètement s’étioler la conscience de sa responsabilité devant Dieu et la société.
Durant ces dernières décennies, cet égoïsme juridique de la
philosophie occidentale a été définitivement réalisé, et le monde se
retrouve dans une cruelle crise spirituelle et dans une impasse
politique. Et tous les succès techniques, y compris la conquête de
l’espace, du Progrès tant célébré n’ont pas réussi à racheter la
misère morale dans laquelle est tombé le XXe siècle, que personne
n’aurait pu encore soupçonner au XIXe siècle.
L’humanisme matérialiste, creuset unique des sociétés libérale et communiste
L’humanisme dans ses développements devenant toujours plus
matérialiste, il permit avec une incroyable efficacité à ses concepts
d’être utilisés d’abord par le socialisme, puis par le communisme, de
telle sorte que Karl Marx pût dire, en 1844, que « le communisme est un humanisme naturalisé. »
Il s’est avéré que ce jugement était loin d’être faux. On
voit les mêmes pierres aux fondations d’un humanisme altéré et de tout
type de socialisme : un matérialisme sans frein, une libération à
l’égard de la religion et de la responsabilité religieuse, une
concentration des esprits sur les structures sociales avec une approche
prétendument scientifique.
Ce n’est pas un hasard si toutes les promesses rhétoriques du
communisme sont centrées sur l’Homme, avec un grand H, et son bonheur
terrestre. À première vue, il s’agit d’un rapprochement honteux :
comment, il y aurait des points communs entre la pensée de l’Ouest et de
l’Est aujourd’hui ? Là est la logique du développement matérialiste.
(...)
Un même principe d’autonomie : « l’homme est la mesure de toute chose »
Je ne pense pas au cas d’une catastrophe amenée par une guerre
mondiale, et aux changements qui pourraient en résulter pour la société.
Aussi longtemps que nous nous réveillerons chaque matin, sous un soleil
paisible, notre vie sera inévitablement tissée de banalités
quotidiennes.
Mais il est une catastrophe qui pour beaucoup est déjà
présente pour nous. Je veux parler du désastre d’une conscience
humaniste parfaitement autonome et irréligieuse.
Elle a fait de l’homme la mesure de toutes choses
sur terre, l’homme imparfait, qui n’est jamais dénué d’orgueil,
d’égoïsme, d’envie, de vanité, et tant d’autres défauts.
Nous payons aujourd’hui les erreurs qui n’étaient pas apparues comme
telles au début de notre voyage. Sur la route qui nous a amenés de la
Renaissance à nos jours, notre expérience s’est enrichie, mais nous
avons perdu l’idée d’une entité supérieure qui autrefois réfrénait nos
passions et notre irresponsabilité.
Entretien Soljenitsyne - Pivot - 9 décembre 1983 - Emission Apostrophes -
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Une même maladie : le rejet de toute vie intérieure et progrès moral
Nous avions placé trop d’espoirs dans les transformations
politico-sociales, et il se révèle qu’on nous enlève ce que nous avons
de plus précieux : notre vie intérieure.
À l’Est, c’est la foire du Parti qui la foule aux pieds, à
l’Ouest la foire du Commerce : ce qui est effrayant, ce n’est même pas
le fait du monde éclaté, c’est que les principaux morceaux en soient
atteints d’une maladie analogue.
Si l’homme, comme le déclare l’humanisme, n’était né que pour
le bonheur, il ne serait pas né non plus pour la mort. Mais
corporellement voué à la mort, sa tâche sur cette terre n’en devient que
plus spirituelle : non pas un gorgement de quotidienneté, non pas la
recherche des meilleurs moyens d’acquisition, puis de joyeuse dépense
des biens matériels, mais l’accomplissement d’un dur et permanent
devoir, en sorte que tout le chemin de notre vie devienne l’expérience
d’une élévation avant tout spirituelle : quitter cette vie en créatures
plus hautes que nous n’y étions entrés.
Assumer notre nature physique mais surtout spirituelle
Il est impératif que nous revoyions à la hausse l’échelle de nos
valeurs humaines. Sa pauvreté actuelle est effarante. Il n’est pas
possible que l’aune qui sert à mesurer de l’efficacité d’un président se
limite à la question de combien d’argent l’on peut gagner, ou de la
pertinence de la construction d’un gazoduc.
Ce n’est que par un mouvement volontaire de modération de nos
passions, sereine et acceptée par nous, que l’humanité peut s’élever
au-dessus du courant de matérialisme qui emprisonne le monde.
Quand bien même nous serait épargné d’être détruits par la guerre,
notre vie doit changer si elle ne veut pas périr par sa propre faute.
Nous ne pouvons nous dispenser de rappeler ce qu’est fondamentalement la
vie, la société.
Est-ce vrai que l’homme est au-dessus de tout ? N’y a-t-il aucun esprit supérieur au-dessus de lui ? Les activités humaines et sociales peuvent-elles légitimement être réglées par la seule expansion matérielle ? A-t-on le droit de promouvoir cette expansion au détriment de l’intégrité de notre vie spirituelle ?
Si le monde ne touche pas à sa fin, il a atteint une étape décisive
dans son histoire, semblable en importance au tournant qui a conduit du
Moyen-Âge à la Renaissance. Cela va requérir de nous un embrasement
spirituel. Il nous faudra nous hisser à une nouvelle hauteur de vue, à
une nouvelle conception de la vie, où notre nature physique ne sera pas
maudite, comme elle a pu l’être au Moyen-âge, mais, ce qui est bien plus
important, où notre être spirituel ne sera pas non plus piétiné, comme
il le fut à l’ère moderne.
Notre ascension nous mène à une nouvelle étape anthropologique. Nous
n’avons pas d’autre choix que de monter ... toujours plus haut.
Alexandre Soljenitsyne
D) Alexandre Soljenitsyne de Wikiberal
Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne, (Kislovodsk, Russie, 11 décembre 1918, Moscou, 3 août 2008) est un écrivain russe, lauréat du Prix Nobel de Littérature 1970. Il est le premier à avoir relaté de l'intérieur le système concentrationnaire soviétique notamment dans Une journée d'Ivan Denissovitch et L'archipel du Goulag.
Élève à l'école et à l'université des sciences de Rostov-sur-le-Don,
il y étudie la littérature, les mathématiques et la doctrine communiste.
Il reçoit une éducation religieuse par sa mère, qui lui vaut des
brimades répétées des enseignants. Quand il a neuf ans, on lui arrache
la croix qu'il portait autour du cou. A dix-sept ans, il devient marxiste et athée sous la pression du système. Il considèrera a posteriori cette conversion comme sincère et l'expliquera par la propagande permanente du système.
A vingt et un ans, il est enrôlé dans l'armée russe où il servira
comme artilleur pendant toute la seconde guerre mondiale. Il y est
extrêmement critique vis-à-vis de l'armée. Il entretient en particulier
une correspondance critique à l'égard de la « compétence » militaire de Staline.
Cela lui vaut une condamnation à huit ans de goulag en 1945. Il y
retrouve la foi et développe des idées de plus en plus anticommunistes.
Il sort du goulag le 5 mars 1953, jour de la mort de Staline[1], et est envoyé en exil perpétuel au Kazakhstan. Les critiques de Nikita Khrouchtchev lors du XXe
congrès du PCUS permettent une certaine libéralisation du régime et sa
réhabilitation la même année. Il s'installe à Riazan, à 200 km au sud de
Moscou, où il enseigne les sciences physiques. Il est opéré pour
traiter un cancer, dont il réchappe à la surprise des médecins.
Il se fait connaître internationalement avec la publication d'Une journée d'Ivan Denissovitch en 1962 dans la revue soviétique Novi Mir.
Cette parution, autorisée directement par Khrouchtchev lui vaut
cependant d'être mis à l'écart et toute publication de ses œuvres est
empêchée par le régime. Il fait passer sous le manteau plusieurs de ses
œuvres qui sont publiées en Occident: Le Premier Cercle et Le Pavillon des Cancéreux. En URSS, elles sont publiées sous forme de samizdat. Parait également à l'étranger le premier tome de son épopée historique La Roue rouge.
Ses ouvrages lui valent d'être récompensé en 1970 du Prix Nobel de
littérature, récompense qu'il ne pourra percevoir que quatre ans plus
tard après avoir été expulsé d'URSS. Il n'a en effet pas pu se rendre à
Stockholm de peur d'être déchu de sa nationalité soviétique et de ne
pouvoir rentrer en URSS. Il est de plus en plus surveillé par le KGB et
doit pour écrire multiplier les ruses et les caches secrètes de ses
manuscrits. A deux reprises, il manque d'être assassiné, dont une fois
en août 1971 par un « parapluie bulgare ». Une partie de ses archives
est saisie chez un de ses amis en septembre 1965, et une de ses aides
est retrouvée pendue dans des circonstances troubles, après avoir
dévoilé au KGB la cache de son ouvrage majeur, alors non publié, L'Archipel du Goulag.
Il décide d'en hâter la publication, qui est faite pour la première
fois en décembre 1973 à Paris, grâce à une librairie slave du 5e arrondissement. Écrit entre 1958 et 1967
sur de minuscules feuilles de papier enterrées une à une dans des
jardins amis, une copie y avait été envoyée pour échapper à la censure. Cette publication lui vaut d'être déchu de sa citoyenneté et d'être expulsé d’Union Soviétique en février 1974.
Il est accueilli en RFA par l'écrivan Heinrich Böll. De là, il part pour la Suisse puis émigre aux États-Unis.
Après une période agitée d'interviews et de discours (comme le fameux
discours de Harvard prononcé en 1978), aux États-Unis, Soljenitsyne fut
souvent invité à d’importantes conférences. Le 15 juillet 1975, il fut
même invité à donner une conférence sur la situation mondiale au Sénat
américain. L'occident découvre alors un homme orthodoxe conservateur et
profondément slavophile très critique sur la société occidentale de
consommation qu'il qualifie de « bazar » lors de son discours de
Harvard. Il se retire avec sa famille dans le Vermont pour écrire
l'œuvre dont il rêvait depuis sa jeunesse : La Roue rouge. Épopée
historique qui retrace l'embourbement de la Russie dans la folie
révolutionnaire, elle compte plusieurs milliers de pages.
Après la chute de l'URSS, sa nationalité russe lui est restituée et l'Archipel du Goulag
publié. Il rentre alors en Russie le 27 mai 1994 où il résidera jusqu'à
sa mort. Jusqu'en 1998, il conserve une activité sociale intense, a sa
propre émission de télévision, voyage à travers la Russie, rencontre une
multitude de personnes. La maladie interrompt cette activité.
Soljenitsyne vit ensuite retiré près de Moscou, au milieu de sa famille. Le Fond Soljenitsyne aide les anciens zeks
et leurs familles démunies en leur versant des pensions, en payant des
médicaments. Après avoir cru qu'il jouerait un rôle décisif dans la
Russie post-communiste, puis, déçus, après l'avoir déjà plus ou moins
« enterré », les Russes semblent ces derniers temps s'intéresser de
nouveau à sa figure et redécouvrir la valeur de ses écrits
politico-sociaux. Un colloque international sur son œuvre lui a été
consacré en décembre 2003 à Moscou.
Le 12 juin 2007, le président Vladimir Poutine rend hommage à Soljenitsyne en lui décernant le prestigieux Prix d'État[2].
Malgré plusieurs rencontres privés avec Poutine et des marques de
sympathie, Soljenitsyne a condamné très tôt la guerre en Tchétchénie et
accuse la politique impérialiste d'épuiser à l'extérieur les forces
vives de la Nation. Ces positions sur la politique extérieure de la
Russie sont expliquées dès 1990 dans son essai Comment réamménager notre Russie[3].
Il meurt à son domicile moscovite à 89 ans dans la nuit du 3 au 4
août 2008 d'une insuffisance cardiaque aiguë. Il est enterré au cimetière du monastère de Donskoï.
Son œuvre
Alexandre Soljenitsyne restera dans l'histoire pour sa dénonciation des horreurs du communisme dont au premier chef le goulag. Cependant, la pensée qu'il développe n'est pas libérale mais marquée par le nationalisme et le conservatisme, l'histoire de la Russie, sa culture et sa religion orthodoxe. L'historien François Furet écrivit ainsi lors de la parution de L'Archipel du Goulag que Soljenitsyne restait « un héros parfois inquiétant, frôlant les précipices de la pensée contre-révolutionnaire »[4]. L'occasion de souligner que l'anticommunisme n'est pas forcément libéral. Comme l'exprimait
Jean-François Revel, « Je n'ai pas combattu le communisme au nom des idées libérales ; je l'ai combattu au nom de la dignité humaine. »[5]
Les libéraux comme tous les hommes attachés aux dignités
essentielles de l'homme lui sont cependant reconnaissants de son combat
pour la fin du totalitarisme communiste en URSS, qui a permis d'éclairer
le monde sur la réalité de l'enfer soviétique et, partant, de hâter sa
fin.
« M. le président du Conseil général de la Vendée, chers Vendéens,
Il y a deux tiers de siècle, l'enfant que j’étais lisait déjà
avec admiration dans les livres les récits évoquant le soulèvement de
la Vendée, si courageux, si désespéré. Mais jamais je n'aurais pu
imaginer, fût-ce en rêve, que, sur mes vieux jours, j'aurais l'honneur
inaugurer le monument en l'honneur des héros des victimes de ce
soulèvement.
Vingt décennies se sont écoulées depuis : des décennies
diverses selon les divers pays. Et non seulement en France, mais aussi
ailleurs, le soulèvement vendéen et sa répression sanglante ont reçu
des éclairages constamment renouvelés. Car les événements historiques
ne sont jamais compris pleinement dans l'incandescence des passions qui
les accompagnent, mais à bonne distance, une fois refroidis par le
temps.
Longtemps, on a refusé d'entendre et d'accepter ce qui avait
été crié par la bouche de ceux qui périssaient, de ceux que l'on
brûlait vifs, des paysans d'une contrée laborieuse pour lesquels la
Révolution semblait avoir été faite et que cette même révolution opprima
et humilia jusqu'à la dernière extrêmité.
Eh bien oui, ces paysans se révoltèrent contre la Révolution.
C’est que toute révolution déchaîne chez les hommes, les instincts de
la plus élémentaire barbarie, les forces opaques de l'envie, de la
rapacité et de la haine, cela, les contemporains l'avaient trop bien
perçu. Ils payèrent un lourd tribut à la psychose générale lorsque fait
de se comporter en homme politiquement modéré - ou même seulement de le
paraître - passait déjà pour un crime.
C'est le XXe siècle qui a considérablement terni, aux yeux de
l'humanité, l'auréole romantique qui entourait la révolution au XVIIIe.
De demi¬-siècles en siècles, les hommes ont fini par se convaincre, à
partir de leur propre malheur, de que les révolutions détruisent le
caractère organique de la société, qu'elles ruinent le cours naturel de
la vie, qu'elles annihilent les meilleurs éléments de la population,
en donnant libre champ aux pires. Aucune révolution ne peut enrichir un
pays, tout juste quelques débrouillards sans scrupules sont causes de
mort innombrables, d'une paupérisation étendue et, dans les cas les
plus graves, d'une dégradation durable de la population.
Le mot révolution lui-même, du latin revolvere, signifie
rouler en arrière, revenir, éprouver à nouveau, rallumer. Dans le
meilleur des cas, mettre sens dessus dessous. Bref, une kyrielle de
significations peu enviables. De nos jours, si de par le monde on accole
au mot révolution l'épithète de «grande», on ne le fait plus qu'avec
circonspection et, bien souvent, avec beaucoup d'amertume.
Désormais, nous comprenons toujours mieux que l'effet social
que nous désirons si ardemment peut être obtenu par le biais d'un
développement évolutif normal, avec infiniment moins de pertes, sans
sauvagerie généralisée. II faut savoir améliorer avec patience ce que
nous offre chaque aujourd'hui. II serait bien vain d'espérer que la
révolution puisse régénérer la nature humaine. C'est ce que votre
révolution, et plus particulièrement la nôtre, la révolution russe,
avaient tellement espéré.
La Révolution française s'est déroulée au nom d'un slogan
intrinsèquement contradictoire et irréalisable : liberté, égalité,
fraternité. Mais dans la vie sociale, liberté et égalité tendent à
s'exclure mutuellement, sont antagoniques l'une de l'autre! La liberté
détruit l'égalité sociale - c'est même là un des rôles de la liberté -,
tandis que l'égalité restreint la liberté, car, autrement, on ne
saurait y atteindre. Quant à la fraternité, elle n'est pas de leur
famille. Ce n'est qu'un aventureux ajout au slogan et ce ne sont pas
des dispositions sociales qui peuvent faire la véritable fraternité.
Elle est d'ordre spirituel.
Au surplus, à ce slogan ternaire, on ajoutait sur le ton de la
menace : « ou la mort», ce qui en détruisait toute la signification.
Jamais, à aucun pays, je ne pourrais souhaiter de grande révolution. Si
la révolution du XVIIIe siècle n'a pas entraîné la ruine de la France,
c'est uniquement parce qu'eut lieu Thermidor.
La révolution russe, elle, n'a pas connu de Thermidor qui ait
su l'arrêter. Elle a entraîné notre peuple jusqu'au bout, jusqu'au
gouffre, jusqu'à l'abîme de la perdition. Je regrette qu'il n'y ait pas
ici d'orateurs qui puissent ajouter ce que l'expérience leur a appris,
au fin fond de la Chine, du Cambodge, du Vietnam, nous dire quel prix
ils ont payé, eux, pour la révolution. L'expérience de la Révolution
française aurait dû suffire pour que nos organisateurs rationalistes du
bonheur du peuple en tirent les leçons. Mais non ! En Russie, tout
s'est déroulé d'une façon pire encore et à une échelle incomparable.
De nombreux procédés cruels de la Révolution française ont été
docilement appliqués sur le corps de la Russie par les communistes
léniniens et par les socialistes internationalistes. Seul leur degré
d'organisation et leur caractère systématique ont largement dépassé ceux
des jacobins.
Nous n'avons pas eu de Thermidor, mais - et nous pouvons en
être fiers, en notre âme et conscience - nous avons eu notre Vendée. Et
même plus d'une. Ce sont les grands soulèvements paysans, en 1920¬-21.
J'évoquerai seulement un épisode bien connu : ces foules de paysans,
armés de bâtons et de fourches, qui ont marché sur Tanbov, au son des
cloches des églises avoisinantes, pour être fauchés par des
mitrailleuses.
Le soulèvement de Tanbov s'est maintenu pendant onze mois,
bien que les communistes, en le réprimant, aient employé des chars
d'assaut, des trains blindés, des avions, aient pris en otages les
familles des révoltés et aient été à deux doigts d'utiliser des gaz
toxiques. Nous avons connu aussi une résistance farouche au bolchévisme
chez les Cosaques de l'Oural, du Don, étouffés dans les torrents de
sang. Un véritable génocide.
En inaugurant aujourd'hui le mémorial de votre héroïque
Vendée, ma vue se dédouble. Je vois en pensée les monuments qui vont
être érigés un jour en Russie, témoins de notre résistance russe aux
déferlements de la horde communiste. Nous avons traversé ensemble avec
vous le XXe siècle. De part en part un siècle de terreur, effroyable
couronnement de ce progrès auquel on avait tant rêvé au XVIIIe siècle.
Aujourd'hui, je le pense, les Français seront de plus en plus nombreux à
mieux comprendre, à mieux estimer, à garder avec fierté dans leur
mémoire la résistance et le sacrifice de la Vendée ».