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Marché libre
Dans les théories économiques, un marché libre est un modèle économique idéal dans lequel les échanges sont libérés de toute mesure coercitive, y compris les interventions gouvernementales comme les tarifs, les taxes, et les régulations, à l'exception de celles qui autorisent la propriété privée des terres, des ressources naturelles 1) et du spectre de radiodiffusion, ainsi que la propriété intellectuelle, les entreprises et autres fictions légales.
La philosophie du laissez-faire économique en politique épouse approximativement ces conditions dans le monde réel en éliminant les tarifs, en minimisant et en simplifiant la taxation et en minimisant ou éliminant les règlementations étatiques et les restrictions telles que celles relevant du droit du travail (salaire minimum et conditions de travail, mais pas les lois qui restreignent l'organisation des travailleurs) ainsi que le monopole légal et les lois antitrust. Dans le domaine de l'économie politique, le « marché libre » est simplement le contraire conceptuel d'une économie dirigiste, dans laquelle tous les biens et services sont produits, tarifés et distribués sous la maîtrise de l'État.
1) Jerry Taylor, 1993, "The growing abundance of natural resources", In: David Boaz, Edward H. Crane, dir., "Market Liberalism: A Paradigm for the 21st Century", Washington, D.C.: Cato Institute, pp363-378
Pour un libre marché des idées
L’enfer est pavé de bonnes intentions. Soucieux de santé publique, de justice sociale et de fraternité, les politiques croient devoir résoudre les problèmes de société, comme le racisme sur Twitter ou les discours de haine, par des interventions dans la vie privée et des réglementations de plus en plus contraignantes.
Les diverses tentatives de réduire Dieudonné au silence illustrent assez bien ce double discours de la société française. D’un côté, on protège par tous les moyens le droit d’un magazine satirique de se moquer de l’Islam, mais, de l’autre, les Musulmans n’ont pas le droit d’exprimer des opinions que d’autres peuvent considérer comme blessantes.
Bien sûr, le cas de Charlie Hebdo et celui de Dieudonné ne sont pas tout à fait comparables sur le plan moral. On a d’une part des caricatures qui se moquent de la foi religieuse et, de l’autre, des propos qui semblent soutenir le terroriste qui a tué des Juifs simplement parce qu’ils sont juifs. Néanmoins, l’arrestation de Dieudonné nous montre que les autorités françaises ne comprennent toujours pas ce que signifie vraiment la liberté d’expression, ni ce qu’elle implique. Plus grave encore, les principales menaces contre la liberté d’expression proviennent non des fanatiques proclamés mais des autorités publiques elles-mêmes. La loi devrait s’appliquer aux actions, non aux paroles
En effet, la France a fait voter certaines des lois les plus restrictives et les plus sévères dans l’Union européenne, concernant les discours de haine et la négation de l’Holocauste. La loi Pleven par exemple (1972) a introduit le délit de provocation à la haine et à la discrimination. La loi Gayssot (1990) a créé un délit d’opinion sur la Shoah, ce qui est contradictoire avec le concept même de science, car la science remet en cause par nature les certitudes précédemment acquises.
Or, ces lois françaises ont en commun de sanctionner des paroles et non des actes criminels. Mais alors, comment prouver que des personnes ont bien subi un tort ? Qu’est-ce que la haine ? Il s’agit d’un sentiment flou, comme l’amour, la joie ou la tristesse. Un sentiment est subjectif, il ne se voit pas et, par conséquent, il est un délit impossible à prouver. Des règles générales de droit commun sont bien sûr nécessaires pour protéger et renforcer l’exercice de la liberté individuelle. Sans cette infrastructure juridique qui rend possible la coexistence pacifique des libertés, la société ouverte demeure sans consistance. Et c’est bien pourquoi la perversion de la loi, soulignait déjà Frédéric Bastiat en 1850, est la source de la plupart des maux sociaux dont nous souffrons. C’est toujours aussi vrai aujourd’hui. Rappelons le rôle de la Loi. Frédéric Bastiat énonçait que :
« La Loi, c’est l’organisation du Droit naturel de légitime défense ; c’est la substitution de la force collective aux forces individuelles […] pour garantir les Personnes, les Libertés, les Propriétés, pour maintenir chacun dans son Droit, pour faire régner entre tous la Justice. (La Loi, 1850).
Le libéralisme est une philosophie politique qui détermine quand l’usage de la contrainte juridique est justifié ou pas. La prémisse fondamentale de cette philosophie est le principe de non-agression : il n’est pas légitime de se livrer à une agression contre des non-agresseurs. Le terme agression est entendu ici au sens fort d’un usage de la violence physique (et non verbale) contre la personne ou les biens, telle que celle qui s’exerce dans le meurtre, le viol, le vol ou le kidnapping. Aucune parole, aucun discours ni aucune insulte ne peut être assimilé à une agression physique. Les mots ne tuent pas, même s’ils sont stupides, méchants, haineux ou vulgaires. La parole n’engage jamais définitivement celui qui l’émet. À l’inverse, le passage à l’acte est irréversible, il ferme la discussion. Mais, dans l’échange des opinions, tout reste ouvert, tout peut changer. De plus, le préjudice subi par des paroles n’est pas objectivement constatable ni mesurable, comme un préjudice matériel. Aucun lien causal entre une parole et un acte ne peut être démontré. Aucun caractère intrinsèquement nuisible ne peut être attribué à un propos. C’est pourquoi, une distinction doit clairement être établie entre la parole et l’action. Dire quelque chose n’est pas la même chose qu’agir.
En brouillant cette distinction, on accrédite l’idée que les individus réagissent comme des automates à des mots. Pourtant, ils ne sont pas des robots. Ils pensent et peuvent agir sur leurs pensées et leurs raisonnements. Les mots ont certainement un impact sur le monde réel, mais cet impact n’est pas mécanique. Les mêmes idées sur différents individus auront des conséquences différentes.
Bien sûr, la parole peut appeler l’action et il peut exister des circonstances dans lesquelles il y a un lien direct entre la parole et l’action, par exemple lorsque les mots d’un individu conduisent immédiatement d’autres individus à commettre des violences. Encore faut-il qu’une telle incitation soit bien définie comme un appel à l’agression physique. En effet, la menace d’agression et l’appel à l’agression sont assimilables à des agressions, ce ne sont plus des opinions. C’est là que les institutions doivent être fortes et que la loi doit jouer son rôle de défense des personnes et de leurs droits. Mais aucune pensée en elle-même, y compris des pensées racistes, ne devrait être interdite par la loi. Oui, le racisme est un mal social pernicieux qui doit être combattu. Mais non, on ne lutte pas contre le racisme en interdisant aux opinions racistes de s’exprimer. On les combat par la parole. On ne répond à des opinions que par des opinions. Et on réprime les actes. Mais la justice n’est fondée à se prononcer que sur un acte extérieur et sur son lien de causalité avec un dommage. Si on sort de ce cadre juridique, on entre dans la police de la pensée et le contrôle des esprits. Comme l’écrit John Stuart Mill :
« Les seules mesures que la société est justifiée à prendre pour exprimer sa répulsion ou sa désapprobation pour un tel comportement sont les conseils, l’instruction, la persuasion, et la cessation de la fréquentation de l’individu par ceux qui l’estimeraient nécessaire pour leur propre bien (De la liberté)
Une société ouverte implique un libre marché des idées
Le concept de libre marché des idées est un concept philosophique ancien. On le trouve déjà dans la défense de la liberté d’imprimer formulée par John Milton dans son Areopagitica en 1644, puis chez Turgot, dans ses Lettres sur la tolérance civile (1754), chez Benjamin Constant dans ses Réfexions sur les Constitutions et les Garanties (1814), dans le plaidoyer de John Stuart Mill en faveur de la liberté de pensée et de discussion dans De la liberté (1859), et enfin dans le concept popperien de « discussion critique » au sein de l’espace public, dans La société ouverte et ses ennemis (1945).
Le principe est le suivant : la mise en œuvre d’une politique de « laissez-faire », fondée sur la protection de la liberté d’expression, est non seulement plus conforme à la dignité humaine, mais conduit également, par le jeu de la concurrence, à un résultat optimal pour tous, la sélection des opinions les plus justes.
Ce libre marché des idées est justifié pour au moins trois raisons que nous allons développer successivement.
1° Une raison morale d’abord, c’est la plus fondamentale.
2° Une raison épistémologique ensuite.
3° Une raison de prudence politique enfin. Puis nous répondrons à la question des limites de la liberté d’expression.
De l’impératif moral du libre marché des idées
Il serait faux de prendre la liberté pour une valeur comme une autre. C’est la condition de possibilité de toute valeur. Il ne saurait y avoir de responsabilité morale, de vice ou de vertu sans liberté de choisir et de penser par soi-même. Aucun acte contraint n’est moral. Aristote et Thomas d’Aquin à sa suite l’ont posé comme un principe fondamental de leur éthique : « un acte accompli sous la contrainte ne peut entraîner aucun mérite ni aucun blâme. » Un agent ne peut être vertueux qu’à la condition de savoir ce qu’il fait et d’agir sans contrainte.
Selon Benjamin Constant, le premier intérêt et le premier droit de l’individu, c’est de pouvoir librement développer ses facultés propres. Et le moyen le plus conforme à sa dignité, pour assurer ce développement, c’est de permettre à l’individu de se gouverner lui-même, à ses risques et périls, tant qu’il n’empiète pas sur le droit égal d’autrui. Or, assurer ce libre développement, c’est justement le but des diverses libertés qui constituent les droits individuels : en ne les respectant pas, la société politique manque à sa mission essentielle, et l’État perd sa première et principale raison d’être. John Stuart Mill a écrit avec justesse que nos idées, sans la possibilité de se confronter à d’autres ou d’être publiquement contestées, deviennent des dogmes morts. Le prix de cette censure est « le sacrifice de tout le courage moral de l’esprit humain ». Mill insiste sur le fait que les « facultés humaines de la perception, du jugement, du discernement, de l’activité intellectuelle, et même la préférence morale, ne s’exercent qu’en faisant un choix. Celui qui n’agit que suivant la coutume ne fait pas de choix. Il n’apprend nullement à discerner ou à désirer ce qui vaut mieux ».
Si la vérité constitue un bien pour tous les hommes, la liberté constitue une condition nécessaire à la réalisation de cette fin. La liberté d’expression en particulier est un principe politique qui permet d’assurer les conditions individuelles nécessaires à la recherche de la vérité et de la perfection morale. Le souci moral de la vérité si souvent invoqué par les interventions étatiques en matière d’expression publique ne s’oppose pas en réalité au droit individuel de libre expression, mais le fonde au contraire.
De l’utilité du libre marché des idées
L’argument que je voudrais développer ensuite est celui de l’efficacité épistémologique : le libre échange des idées est le meilleur moyen de faire émerger la vérité.
Mais il y a une grande différence entre la tolérance, qui consiste à ne pas faire usage de la coercition à l’encontre des autres religions, et le libre marché des idées, qui consiste à reconnaître que le pluralisme intellectuel, religieux et politique est le facteur agissant d’un ordre social supérieur. La compréhension libérale de la liberté consiste à affirmer que celle-ci est créatrice d’un ordre supérieur. Il s’agit d’un ordre spontané ou auto-organisé.
La compréhension ancienne de la liberté consistait à opposer la liberté à l’ordre. Il fallait donc subordonner la liberté individuelle à un principe hiérarchique et directif. Au contraire, la libre interaction des penseurs, des chercheurs et des agents économiques, indépendante d’une autorité centrale discrétionnaire, agissant par-delà les communautés religieuses, les corporations, les pays, a été la raison principale de la croissance de l’Occident depuis l’ère des révolutions.
Comme le note le professeur Philippe Nemo dans Histoire du Libéralisme en Europe, « jusqu’à ce développement majeur, on pensait la Liberté comme le principe directement antinomique de l’ordre. La Liberté individuelle était censée nuire à l’autorité hiérarchique dont elle désorganisait les plans ou au groupe naturel qu’elle désagrégeait. Les penseurs des temps modernes ont donc compris qu’il existe un autre type d’ordre, au-delà des ordres ‘naturel’ et ‘artificiel’ identifiés depuis les Grecs : l’ordre spontané, un ordre qui vit de Liberté au lieu d’être détruit par elle. » L’optimisme de Mill sur la liberté d’opinion, non réglementée, a parfois été qualifié de déraisonnable ou de naïf. Certains ont objecté, s’appuyant sur une version relativiste ou contextualiste, que la vérité n’est pas une réalité objective préexistante qu’il suffirait de découvrir. D’autres ont dit que les individus n’étaient pas assez rationnels pour être à même de discuter ouvertement et pacifiquement avec les autres.
Mais même en admettant ces hypothèses, le libre échange des idées apparaît encore largement comme le moins inefficace des moyens disponibles pour se prémunir contre l’erreur. En effet, aucun homme, aussi savant soit-il, n’est infaillible, a fortiori un homme politique. Karl Popper écrivait que les gouvernants « ne sont pas toujours capables et sages […] l’histoire a montré que ce sont rarement des hommes supérieurs ». Et il ajoutait : « aucune autorité humaine ne saurait instituer la vérité par décret […] car celle-ci transcende l’autorité humaine. » (Des sources de la connaissance et de l’ignorance)
La seule bonne méthode consiste donc à partir de l’idée que nous pouvons commettre des erreurs et les corriger nous-mêmes ou permettre aux autres de les corriger en acceptant leurs critiques. Elle suppose que nul ne peut se juger lui-même, et que croire en la raison n’est pas seulement croire en la nôtre, mais aussi et peut-être surtout en celle d’autrui. Elle est ainsi consciente de la faillibilité de toutes nos théories et essaie de les remplacer par de meilleures. Cette conception de la vérité repose sur l’idée qu’on ne progresse vers la vérité qu’en renonçant à la certitude selon une démarche négative de réfutation des hypothèses. C’est par la critique de nos erreurs et de nos fausses certitudes que l’on s’approche de la vérité.
« Nos tentatives pour saisir et découvrir la vérité ne présentent pas un caractère définitif mais sont susceptibles de perfectionnement, notre savoir, notre corps de doctrine sont de nature conjecturale, ils sont faits de suppositions, d’hypothèses, et non de vérités certaines et dernières. Les seuls moyens dont nous disposons pour approcher la vérité sont la critique et la discussion. » (Karl Popper, Conjectures et Réfutations. Retour aux présocratiques, Payot, 2006).
Des effets pervers de la censure
La troisième raison de préférer le libre échange des opinions à la censure est une raison politique ou prudentielle. Il convient de souligner les risques de conflits et de violences associés à toute forme de censure. En effet, rendre certaines idées immorales sans se soucier de les contester philosophiquement et politiquement peut s’avérer très dangereux. Car en interdisant les propos haineux, on ne supprime pas la haine raciale ou religieuse. Au contraire, on l’exacerbe en la rendant plus souterraine, plus insidieuse et donc plus difficile encore à combattre. Par ailleurs, la tendance actuelle à restreindre la liberté d’expression, au nom de l’intérêt général, risque fort de se transformer en outil politique pour réduire au silence toute forme d’opposition ou de dissidence. Les États peuvent facilement tirer parti de ces évolutions juridiques comme d’un prétexte pour combattre l’expression de critiques contre leurs gouvernements.
Prenons l’exemple américain : le Patriot Act, voté suite aux attentats du 11 septembre 2001. De la même manière que notre loi de programmation militaire, la liberté des Américains a été restreinte. Le plus de sécurité s’est soldé par moins de liberté… et c’est tout.
Preuve horrible s’il en est, les attentats de Boston n’ont pu être empêchés malgré la surveillance généralisée par les agences gouvernementales. Pire, le gouvernement américain s’est octroyé le droit d’utiliser la loi hors du cadre du terrorisme. En 2013, sur les 11.129 demandes de perquisitions sur la base du Patriot Act, seules 51 visaient des suspects d’actes terroristes. John Stuart Mill faisait remarquer qu’il est très facile d’utiliser une réglementation, a priori inoffensive, pour réduire au silence un adversaire politique. En effet, il est impossible de tracer une frontière a priori entre ce qui est jugé modéré et ce qui ne l’est pas : « Il convient de se tourner un instant vers ceux qui disent qu’on peut permettre d’exprimer librement toute opinion, pourvu qu’on le fasse avec mesure, et qu’on ne dépasse pas les bornes de la discussion loyale. On pourrait en dire long sur l’impossibilité de fixer avec certitude ces bornes supposées ; car si le critère est le degré d’offense éprouvé par ceux dont les opinions sont attaquées, l’expérience me paraît démontrer que l’offense existe dès que l’attaque est éloquente et puissante : ils accuseront donc de manquer de modération tout adversaire qui les mettra dans l’embarras. » Encore une fois, l’enfer est pavé de bonnes intentions… Des limites de la liberté d’expression
1° – L’État ne doit-il pas moraliser la vie publique ?
La moralisation de la vie publique n’est souvent envisagée que par le biais de la loi. Mais n’oublions pas que la loi, c’est l’usage de la force. Le rôle de la loi est simplement de réprimer les agressions, les violences, pas de décider qui, ni quand, ni comment on a le droit de s’exprimer.
En revanche, il y a des règles de civilité qui émergent des pratiques et des coutumes. Ceux qui ne les respectent pas s’exposent au jugement et au blâme du public. C’est de cette manière que Benjamin Constant envisageait la régulation du débat public dans ses Réflexions sur les constitutions et les Garanties :
« Les principes qui doivent diriger un gouvernement juste sur cette question importante sont simples et clairs : que les auteurs soient responsables de leurs écrits, quand ils sont publiés, comme tout homme l’est de ses paroles, quand elles sont prononcées ; de ses actions, quand elles sont commises. L’orateur qui prêcherait le viol, le meurtre ou le pillage, serait puni de ses discours ; mais vous n’imagineriez pas de défendre à tous les citoyens de parler, de peur que l’un d’entre eux ne prêchât le vol ou le meurtre. L’homme qui abuserait de la faculté de marcher pour forcer la porte de ses voisins, se serait pas admis à réclamer la liberté de la promenade ; mais vous ne feriez pas de loi pour que personne n’allât dans les rues, de peur qu’on entrât dans les maisons. » (De la liberté de la presse)
2° – Le droit de propriété, seule limite intrinsèque légitime
En fait, la liberté d’expression est intrinsèquement limitée par le respect du droit de propriété. Cela signifie par exemple que j’ai le droit d’empêcher un homme de coller une affiche sur le mur de ma maison. J’ai le droit de proclamer les opinions qui me tiennent à cœur dans mon journal, sur mon blog, dans mon espace privé. J’exerce mon droit de propriété. Un éditeur ou un groupe de presse est maître de ses choix éditoriaux et de ses publications. Un chef d’entreprise ou un directeur d’école est maître du règlement intérieur de son établissement. Quand on y entre, on accepte ce règlement, sous peine de sanctions. Même chose sur un blog ou un site internet. Chacun peut édicter un règlement en vertu duquel il s’engage à censurer tel ou tel propos jugé déplacé. Autrement dit, dans une société libre, on a le droit de tout dire dans la limite des engagements contractuels que l’on a pris et du respect du droit de propriété. Bien entendu, encore faut-il que l’espace public n’envahisse pas la sphère privée. Lorsque l’État s’approprie tout l’espace, au nom de l’intérêt général, il devient difficile, voire impossible d’exercer un quelconque droit de propriété et, par suite, une liberté d’expression.
Conclusion Il existe de bonnes raisons de croire qu’un environnement libre de toute censure permet non seulement de meilleurs jugements, mais aussi de meilleures personnes, c’est-à-dire des personnes capables d’une plus grande responsabilité morale. Si la libre compétition entre idées concurrentes constitue, d’un point de vue à la fois moral, épistémologique et prudentiel, le meilleur moyen de découvrir la vérité, alors il faut rejeter toutes les interférences étatiques dans le débat public et la communication des idées. L’une des leçons à retenir de la lecture des grands textes libéraux de Tocqueville, de John Stuart Mill, de Benjamin Constant, c’est que les excès de la liberté se combattent par la liberté. Des personnes font certainement un mauvais usage de leur liberté. Mais la réponse à ces abus, c’est toujours d’ouvrir l’espace public de la discussion afin de laisser émerger des critiques, des arguments, des raisons.
Dans l’introduction et le chapitre 10 de La Société ouverte et ses ennemis, Popper indique que la société ouverte se caractérise par un nouveau principe d’organisation sociale basé sur « le primat de la responsabilité individuelle, du libre examen rationnel et critique, qui exige des efforts sur soi-même pour vivre en libre individu dans des rapports pacifiés et détribalisés aux autres. » Une condition de la société ouverte est donc l’institutionnalisation de la critique, qui exige une extension maximale de la liberté d’expression dans la sphère publique.
Chapitre extrait du livre : Libéralisme et liberté d’expression, sous la direction d’Henri Lepage, éditions Texquis, 2015.
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Sommaire
A) Quel avenir pour le libéralisme ? - JEAN-MARC VITTORI -
Les Echos
B) De quel libéralisme Macron est-il le nom? - Jérôme Perrier
et Telos - Slate
C) Libéral ou capitaliste: ce n’est pas la même chose - Xavier Landes
et Claus StrueFrederiksen
et David Budtz Pedersen - Slate
D) Libéralisme, ordolibéralisme, néolibéralisme …
Quel fondement économique pour le marché intérieur et le droit européen
de la concurrence ? - François CURAN - Paroles de juristes (L'heure fuit, le droit demeure)
A) Quel avenir pour le libéralisme ?
Deux intellectuels libéraux débattent pour «
Les Echos » de l'avenir du libéralisme. La crise vient-elle des excès
de liberté ou est-elle inhérente au capitalisme ? L'économiste Guy
Sorman en appelle au droit pour fixer de
nouvelles limites. Le juriste Michel Guénaire, lui, préfère en appeler à
la morale et à l'éducation.
La crise actuelle remet-elle en question le libéralisme ?
MICHEL GUÉNAIRE. L'expérience libérale des vingt dernières années
débouche sur une crise d'une très grande ampleur. Nous vivons dans un
monde désorganisé, privé de toute régulation politique. Depuis la chute
du mur de Berlin, en 1989, le libéralisme n'a plus été contesté par
l'alternative que représentait le socialisme _ radical à l'est de
l'Europe, plus modéré à l'ouest. Ses valeurs se sont imposées dans la
politique avec la démocratie libérale et ses standards _ le suffrage
universel, le système représentatif et la garantie d'une Constitution _
et dans l'économie avec l'essor du droit de la concurrence et la
financiarisation de la vie des entreprises.
GUY SORMAN. Vous avez l'art du portrait en grand, comme le montre
votre livre. Je suis plutôt pointilliste. Les valeurs du libéralisme se
sont imposées ? C'est plus simplement que la mécanique libérale a été
appliquée partout. Pour l'économiste du développement que je fus, il est
fascinant de voir que la vie s'est améliorée pour des centaines de
millions d'hommes et de femmes avec l'ouverture des frontières de leurs
pays, le développement de la concurrence, la régulation monétaire, qui a
joué un rôle essentiel en faisant disparaître l'inflation. Un monde
désordonné ? Vous rêvez peut-être d'un gouvernement mondial, mais je
crains fort qu'un tel gouvernement soit despotique. La victoire du
libéralisme est en vérité peut-être très tempérée. Bien sûr, le monde se
rallie à l'économie de marché à partir de 1989. Mais, sur le plan
politique, la victoire est loin d'être acquise _ seulement la moitié du
monde vit dans la démocratie.
M. G. Oui, le libéralisme économique a apporté des richesses. Mais la
crise en détruit beaucoup. Oui, le libéralisme apporte la liberté. Mais
chaque nation a son tempérament, son histoire, ses traditions. Il n'y a
pas de modèle universel de la démocratie libérale. Les tentatives
d'appliquer le même modèle partout ne pouvaient déboucher que sur une
immense crise intellectuelle et morale. Le libéralisme est enraciné dans
une culture, une morale. Il est né en Angleterre dès le XVIIe siècle,
puis aux Etats-Unis et en France au XVIIIe siècle, dans des groupes
humains prêts à assumer par leur culture et par leur morale la
responsabilité de la liberté.
La démocratie est-elle la même partout dans le monde ?
G. S. L'idée que la diversité des cultures est un obstacle à la
généralisation de la démocratie est très française. Alain Peyrefitte
expliquait déjà que les Chinois ne sont pas faits pour la démocratie.
Mais, jusqu'au XIXe siècle, les villes chinoises élisaient leurs
représentants. L'Inde a des formes locales de démocratie proches du
modèle occidental. L'aspiration à la libre expression, au débat, à la
reconnaissance individuelle existe partout.
M. G. J'ai au contraire l'intime conviction que nous allons vers le
temps des régions du monde avec des organisations économiques et
politiques qui leur seront propres, inscrites dans leur histoire. Bien
sûr, il y aura des traits communs, comme la séparation des pouvoirs ou
le système représentatif pour choisir ou sanctionner les dirigeants
politiques. Mais nous devons sortir du rêve de principes universels
inventés sur la presqu'île d'Asie qu'est l'Europe ! Le commencement de
tout, c'est la culture, pas la liberté.
G. S. J'ai du mal à distinguer l'une de l'autre. Et s'il n'y a pas de
modèle d'économie libérale, il existe en revanche une science
économique. Turgot et Adam Smith avaient raison : l'économie qui marche,
c'est l'économie de marché. On a essayé le maoïsme, l'autogestion, le
système stalinien, la planification à la française... qui ont tous
échoué. Certains cherchent des alternatives. Et ce n'est pas surprenant,
car nous sommes ici dans un monde très imparfait.
L'Etat va-t-il sortir renforcé de la crise ?
M. G. Ces dernières années, on a gommé le rôle de l'Etat. Les
politiques étaient d'ailleurs contents eux-mêmes de laisser le vieux
corps des nations géré par la loi du marché. Ils ont déréglementé et
privatisé à souhait. Résultat : dans la crise, l'Etat peine à trouver
ses marques, il hésite à faire les véritables choix de rupture. Nous
avons besoin de retrouver un équilibre entre l'Etat et le marché.
G. S. Dans nos pays, je crois que le poids de l'Etat n'a pas diminué.
Rapportées au PIB, les dépenses publiques ont augmenté. Le nombre de
fonctionnaires aussi. Quand on dit qu'il y a eu retrait de l'Etat, c'est
à la marge, et à la seule demande de Bruxelles.
M. G. Le poids relatif de l'Etat n'a sans doute pas diminué, mais son
rôle s'est vidé de sens. L'Etat était auparavant plus présent. Il
menait une politique industrielle. Il lançait de grands investissements
structurants, comme le nucléaire. Dans la période récente, l'Etat a
abandonné ses vraies fonctions actives et s'est rempli de fonctions
inefficientes, notamment dans le domaine social.
G. S. Je suis réticent à l'idée de la politique industrielle. Nous
risquons de replonger dans des mésaventures comme le plan Calcul ou
Bull. Et il est devenu très difficile d'agir à l'échelon national. Dans
quel secteur l'Etat pourrait-il aujourd'hui mener efficacement une
politique industrielle ?
M. G. L'énergie. En proposant des perspectives de régulation du
marché de l'électricité. Ou dans le gaz, en soutenant les projets qui
sont susceptibles d'accroître l'indépendance nationale, comme la
construction de méthaniers et d'infrastructures adaptées, pour
s'émanciper de la dépendance à l'égard des gazoducs.
G. S. Je ne suis pas convaincu. Mais je ne suis pas pour autant
hostile à toute intervention publique. En France, l'Etat fonctionne bien
dans certains domaines qui relèvent de ses fonctions régaliennes :
armée, police, sécurité. Et son modèle de protection sociale, s'il a
bien des inefficacités, est plutôt un bon système quand on le compare
aux autres. La « destruction créatrice " décrite par Joseph Schumpeter
est formidablement efficace à condition que l'Etat organise des
garanties sociales.
Par où passe la sortie de crise ?
G. S. C'est une crise dans le capitalisme, et non une crise du
capitalisme. Elle ne devrait pas nous surprendre. On ne connaît pas de
capitalisme sans crise, car il est fondé sur le risque et l'innovation.
Il y a toujours des innovations qui tournent mal, comme par exemple les
produits dérivés. Et ces crises ont toujours une origine monétaire.
C'est ce que nous a appris Milton Friedman. Une création excessive de
monnaie débouche inévitablement sur une spéculation à court terme.
L'origine de la crise actuelle est la débauche monétaire qui a débuté
aux Etats-Unis en 2003. Les dollars créés localement et les dollars
rapatriés du reste du monde ont gonflé une bulle dans l'immobilier. La
source de la crise n'est pas le spéculateur mais la création des
conditions d'une spéculation massive. Et la solution n'est donc pas la
réglementation. L'économiste Jean Tirole l'a bien montré : c'est d'abord
l'information qui a manqué. Avec les produits dérivés, les
investisseurs ne savaient pas ce qu'ils achetaient. Un peu comme un
malade qui aurait acheté un médicament puissant fourni sans notice
d'accompagnement sur ses effets indésirables.
M. G. Cette crise est très originale. C'est la première à effet de
contamination universelle, sans précédent. Maintenant, les économies
ouvertes sont beaucoup plus vulnérables. Les seuls pays où les banques
ont résisté à l'automne dernier étaient d'ailleurs ceux qui avaient un
contrôle des changes, comme le Maroc. Le système ne peut pas continuer à
fonctionner ainsi. Le prix de l'éclatement des bulles est trop élevé et
les Etats n'adoptent aucune mesure pour corriger le système.
G. S. Il est très difficile d'analyser un événement quand on est
dedans ! Vous savez, les économistes ne sont toujours pas d'accord sur
la crise des années 1930. Mais nous en avons tout de même retenu une
solution : pratiquement personne ne réclame le retour du
protectionnisme. De même, nous avons retenu une leçon essentielle de la
crise de 1973 : l'inflation n'est pas une réponse à la crise.
M. G. En quelque sorte, les gens devraient être encore plus libéraux
pour lutter contre les excès du libéralisme... Je crois qu'il faut
plutôt corriger l'expérience libérale en cours, si l'on veut sauver le
soldat libéral ! Antonio Gramsci disait que « la crise est ce qui sépare
le vieux du neuf ». J'attends le neuf.
G. S. Vous aspirez à la perfection. Or l'économie se prête mal à
l'utopie. Elle tombe en panne tout le temps, elle est dure à réparer et
plus encore à expliquer. Elle est dictée par le « hasard sauvage ",
selon l'expression de Benoît Mandelbrot, qui en déduit que les marchés
financiers sont un endroit très dangereux. Et pourtant, malgré ces
imperfections, les progrès de la science économique sont considérables.
M. G. L'économie, ce n'est pas la fatalité des imperfections. C'est
aussi l'exercice des responsabilités : la création des richesses et leur
partage. Ces responsabilités ne sont plus exercées parce que les
repères moraux ont disparu. Je forme le souhait que la crise nous
permettra de tourner la page d'une époque où des acteurs ont saccagé
impunément des entreprises et des pays pour gagner de l'argent, pour
revenir à une gestion d'hommes exemplaires. Le libéralisme repose sur
deux principes : la régulation des marchés et l'éducation des hommes. Je
vois une sortie de la crise par ces deux principes.
G. S. La cupidité n'est pas une nouveauté. Le boulanger vend son pain
par esprit de lucre, nous disait Adam Smith il y a plus de deux
siècles. L'économie libérale est une façon de faire vivre ensemble des
individus qui n'ont pas la même morale. Au-delà, c'est à la loi et à
l'Etat de fixer les limites. Moraliser le capitalisme ? On ne peut pas
plus moraliser le capitalisme que la plomberie ! Je rappelle que
l'économie ne produit pas de valeurs, mais des richesses.
Emmanuel Macron s’inscrit pleinement dans un courant parfaitement identifiable pour l’historien des idées politiques.
À en croire ses pourfendeurs, campés aux deux extrémités de notre
échiquier politique, Emmanuel Macron ne serait que l’incarnation
hexagonale du libéralisme, ce virus venu de l’étranger et qui, sous
diverses formes (néo- ; ultra- ; sauvage ou rampante), aurait
irrémédiablement infecté la mondialisation actuelle, pour le plus grand
malheur des plus démunis. L’intéressé quant à lui s’est toujours montré
prudent lorsqu’on l’interrogeait sur son rapport au libéralisme ; ce qui
peut fort bien se comprendre dans un pays comme le nôtre, où cette
école de pensée est si volontiers caricaturée – et si largement
méconnue. Pour autant, lorsqu’on lit le programme d’En Marche! et plus encore le livre Révolution, il est difficile de ne pas pleinement inclure le nouveau Président de la République française dans ce que l’historien anglais Michael Freeden appelle
la «famille libérale» ; soit une vaste nébuleuse idéologique à
l’intérieur de laquelle peuvent se manifester de substantielles
divergences, mais dont les membres partagent néanmoins une «structure
conceptuelle stable», fondée sur quelques principes intangibles, comme
la défense intransigeante de la liberté, de l’initiative et de la
responsabilité individuelles, ou encore le goût prononcé du pluralisme
et de la tolérance, contre toutes les formes de dogmatisme.
À lire
et à entendre Emmanuel Macron, il peut sembler aussi aisé de l’inclure
dans cette grande famille libérale que délicat de le rattacher à un
courant précis au sein de cette mouvance hétéroclite. Car s’il développe
une pensée indéniablement cohérente – allant jusqu’à affirmer dans une
interview récente à Mediapart qu’il essayait «de construire une pensée
qui fait système» –, il n’en reste pas moins avare de références
théoriques ou livresques (ce qui ne saurait nous étonner de la part d’un
homme politique, s’il n’était aussi iconoclaste). De fait, même son
éloge répété de Paul Ricœur, dont il fut brièvement le collaborateur,
concerne davantage l’homme que la pensée (une pensée assez peu politique
du reste). Et ses fréquentes références à Jean Jaurès relèvent
davantage d’un lieu commun flattant à peu de frais la gauche française
que d’une authentique dette spirituelle. Il n’est donc pas facile
d’établir une généalogie intellectuelle précise de son projet politique,
même si cela ne doit pas nous interdire des rapprochements entre
certains des thèmes récurrents de son discours et un (ou des) courant(s)
particulier(s) de la galaxie libérale.
L'aggiornamento idéologique que le PS n'a jamais fait
C’est
ainsi par exemple que l’on est d’emblée tenté d’établir un parallèle
entre le projet politique d’Emmanuel Macron et la «Troisième Voie»
théorisée il y a une vingtaine d’années par le sociologue anglais Anthony Giddens, avant de fournir à Tony Blair un nouveau logiciel idéologique destiné à refonder la gauche travailliste sous les traits du New Labour. Tout
se passe en effet comme si le leader d’En Marche! était en passe
d’imposer à la gauche française de gouvernement cet aggiornamento
idéologique que le Parti socialiste s’est jusqu’à sa tombe refusé à
faire ouvertement, préférant se réfugier dans le déni jospinien de la
«parenthèse» (ouverte en 1983, mais jamais officiellement refermée) puis
dans la tiède synthèse hollandaise, source d’ambiguïtés et de rancœurs
infinies.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Tony Blair a récemment publié dans Le Monde une tribune
tressant des louanges au nouveau locataire de l’Élysée, dans lequel il
ne peut s’empêcher de voir une sorte d’héritier spirituel –même si, à la
différence de l’ancien Premier ministre britannique, le nouveau chef de
l’État français entend imposer sa «révolution conceptuelle» en brisant
le Parti socialiste en même temps que le clivage gauche-droite ; là où
Blair avait pu opérer de l’intérieur du parti travailliste une
mue idéologique de grande ampleur. Reste que la comparaison entre les
deux entreprises politiques s’impose d’elle-même, et qu’elle dépasse
largement les analogies superficielles, comme la jeunesse commune aux
deux hommes (Tony Blair n’avait que 44 ans lorsqu’il est entré au 10
Downing Street) ou encore leur évident charisme (on a quelque peu
oublié, après le fiasco irakien, l’espoir qu’avait pu susciter
outre-Manche l’arrivée au pouvoir du New Labour en 1997).
Le parallèle entre le blairisme et ce qui deviendra peut-être un jour
le macronisme est bien plus profond qu’il n’y paraît, car il touche à
la synthèse que les deux hommes opèrent –chacun à leur manière– entre
les préoccupations sociales traditionnelles de la gauche et un héritage
libéral en partie commun. En effet, leur synthèse sociale-libérale ou
libérale-sociale emprunte beaucoup à ce que l’on a appelé au tournant
des XIXe et XXe siècles, le «nouveau libéralisme» [1],
dans la mesure où l’un et l’autre offrent une actualisation d’un corpus
d’idées largement nées avec la deuxième révolution industrielle, et
qu’il s’agit aujourd’hui d’adapter aux défis de la mondialisation
(parfois qualifiée de «troisième révolution industrielle»).
On
peut même faire remonter les racines de cet héritage idéologique – plus
ou moins conscient et assumé– jusqu’à John Stuart Mill ; un auteur tout à
fait charnière dans la riche histoire de la pensée libérale. Certes,
rien ne prouve qu’Emmanuel Macron l’ait lu, pas plus du reste que les
divers penseurs qui à sa suite ont contribué à forger le «nouveau
libéralisme»: Thomas H. Green et Leonard T. Hobhouse outre-Manche avec
le New Liberalism ; Léon Bourgeois en France avec le
«solidarisme» ; Carlo Rosselli et les «socialistes libéraux» en Italie ;
ou encore John Dewey et Woodrow Wilson aux États-Unis avec le
«progressisme», etc. Il n’en est pas moins saisissant de constater à
quel point la société de mobilité et d’égalité des chances qu’entend
promouvoir Emmanuel Macron s’inscrit pleinement dans un courant
parfaitement identifiable pour l’historien des idées politiques.
Le libéralisme de John Stuart Mill
Né
d’une inflexion majeure du libéralisme, il a été inauguré par les
dernières œuvres de John Stuart Mill (qui s’est rapproché du socialisme à
la fin de sa vie) et s’est ensuite prolongé jusqu’à nos jours, à
travers des penseurs fort divers, mais tous attachés à réconcilier la
liberté et une certaine forme d’égalité (John Rawls pourrait en fournir
un bon exemple). Cette inflexion décisive du libéralisme a opéré trois
mutations majeures par rapport au libéralisme classique des XVIIe et
XVIIIe siècle. La première a consisté à substituer à la vision
atomistique de l’individu qui dominait à l’époque des Lumières (et
qualifiée par ses adversaires de «robinsonnade») une nouvelle
conception, plus sociale et plus mobile. En effet, ce que Mill choisit
de nommer «individualité» ne désigne plus un concept statique, mais un
être social en devenir, qui entend accomplir un projet de vie,
c’est-à-dire faire fructifier ses talents et exploiter au mieux ses
potentialités. Or c’est là très exactement ce que ne cesse de répéter
Emmanuel Macron, qui dit croire «profondément à une société du choix, c’est-à-dire libérée des blocages de tous ordres» et «dans laquelle chacun pourrait décider de sa vie». Une société où les individus seraient «en marche» en quelque sorte…
De cette première inflexion découle une deuxième, tout aussi
cruciale: le passage de la «liberté négative» du libéralisme classique
(ce que les anglo-saxons appellent freedom from) à la «liberté positive» du nouveau libéralisme (freedom to).
Alors que le premier concevait la liberté comme une simple absence
d’oppression ou de coercition ; avec le second, la liberté est conçue
comme le pouvoir d’agir, comme la capacité à accomplir une tache, en
exploitant pleinement ses facultés. Cette mutation est fondamentale car
l’obstacle à la liberté n’est plus du tout le même. Dans le libéralisme
classique, c’est l’autorité arbitraire (celle du pouvoir politique ou de
l’autorité religieuse) qui opprime l’individu en le privant de son
indépendance. Désormais, c’est l’absence de moyens (y compris
financiers) qui l’empêche de s’épanouir librement et de faire fructifier
son potentiel. D’où un rapport radicalement différent à l’État: là où
le libéralisme classique y soupçonne toujours une menace, le nouveau
libéralisme y voit au contraire un précieux allié pour l’individu ; cet
être social en construction. Là encore, on retrouve un thème omniprésent
chez Emmanuel Macron, qui n’hésite pas à vanter le rôle d’«investisseur
social» de l’État, notamment lorsque celui-ci dépense pour l’éducation
ou la formation permanente.
La
troisième et dernière grande mutation opérée par le nouveau libéralisme
concerne la conception de l’égalité, puisqu’il substitue à une stricte
égalité juridique la notion d’égalité des chances qui, une fois encore,
est omniprésente dans le discours macronien. Celui-ci va jusqu’à prôner
une forme de discrimination positive, puisqu’il ne cesse de répéter que «l’uniformité ne signifie plus l’égalité» et que «l’égalité ne consiste pas à faire pareil pour tout le monde».
Au contraire, dit-il, «l’égalité réelle» consiste à «donner plus à ceux
qui ont moins», «à faire plus pour ceux qui ont moins». L’idée est
amplement développée dans Révolution, mais elle a aussi trouvé
une traduction concrète dans le programme du candidat Macron, sous la
forme de diverses mesures-phares, comme les emplois francs destinés à
encourager l’embauche des habitants des quartiers prioritaires (avec une
prime de 15 000 euros sur trois ans pour le recrutement en CDI d’un
habitant de ces quartiers), les classes de douze élèves en CP et CE1 en
zone prioritaire, ou encore une prime annuelle de 3000 euros pour les
enseignants qui accepteraient d’y être mutés, etc.
Bel et bien libéral
On
peut, du reste, remarquer que la conception de l’égalité que développe
le nouveau président de la République se distingue aussi bien du
socialisme –qui raisonne d’abord en termes d’égalité des conditions–,
que du libéralisme classique –qui raisonne exclusivement en termes
d’égalité des droits. En effet, Emmanuel Macron est bel et bien un
libéral puisqu’il entend simplement faire en sorte que chacun soit à
égalité sur la ligne de départ (quitte à donner un coup de
pouce à ceux qui souffrent d’un handicap initial), tout en laissant
ensuite la compétition et l’émulation porter leurs fruits dans la mesure
où les individus devront prouver leur mérite en travaillant, osant,
innovant, risquant, etc. Il est peu de thème qui revienne aussi souvent
sous sa plume que celui de la réhabilitation du mérite et de la réussite
individuelle (un ethos devenu depuis des décennies largement
étranger à une gauche française plus encline à la commisération envers
les plus démunis ou à l’invective envers les plus aisés).
Pour autant, à la différence du libéralisme classique, le créateur d’En Marche !
ne se contente pas de revendiquer une stricte égalité juridique, pas
plus qu’il ne renvoie l’échec à une simple faute morale, comme dans la
vision spencérienne qui dominait à l’époque victorienne (et qui,
aujourd’hui encore, n’est pas étrangère à un certain libéralisme
conservateur). La société macronienne de la mobilité (par opposition à
la société de privilèges et de statuts) et de l’égalité des chances (à
rebours d’une certaine forme de darwinisme social) retrouve ainsi une
logique qui a été initiée par le nouveau libéralisme il y a maintenant
plus d’un siècle, avant d’être reprise notamment par la troisième voie
blairiste –héritière directe du New Liberalism.
Pourtant,
il existe une différence non négligeable entre celle-ci et le
libéralisme d’Emmanuel Macron. En bon Français, ce dernier accorde à
l’État un rôle sensiblement plus important que nos voisins britanniques.
En effet, alors que Blair et Giddens imaginaient volontiers que (pour
des raisons d’efficacité notamment) le secteur privé pouvait en partie
se substituer à l’État en accomplissant un certain nombre de missions de
service public, le candidat d’EM s’avère autrement plus réservé sur cette question.
Ainsi, dans Révolution,
il ne cesse de renvoyer dos à dos la gauche conservatrice, qui attend
tout de l’État, et ceux qu’il appelle les libéraux doctrinaires, qui au
contraire attendent le salut du pur et simple démantèlement de la
puissance publique. Dans le même esprit, le futur président écrit de
l’école, de la santé (et même de la transition écologique) que si ce
sont là «des domaines où l’action publique peut faire mieux» ; en
revanche «personne ne peut faire sans elle». De fait, l’État conserve un
rôle tout à fait essentiel dans le programme macronien, comme
l’illustrent les cinquante milliards d’investissements publics annoncés,
ou encore le «volontarisme lucide» prôné en matière de politique
industrielle. Ce faisant, le nouveau Président de la République s’avère
fidèle à la fois à un libéralisme français traditionnellement statophile
et à sa formation d’énarque et d’inspecteur des Finances (deux
institutions ayant toujours eu une conception de l’économie très
statocentrée). De la même manière, il semble devoir rester très
hexagonal dans sa conception même du pouvoir. Car si l’on se fie à sa
pratique de chef de parti et de candidat, ou encore à ses premiers pas
de Président élu, notre jeune monarque républicain semble développer une
approche du pouvoir très verticale, centralisée, autoritaire,
«jupitérienne» (pour reprendre ses propres termes). Doit-on y voir
l’amorce d’une forme de volontarisme à la Bonaparte (celui du Consulat)
dont la conciliation avec le libéralisme, sans être nécessairement
impossible, n’en est pas moins problématique à maints égards ? Ce sera
là, à n’en pas douter, une question que nous aurons à nous poser dans un
proche avenir. Mais cela suppose au préalable d’accorder un peu de
temps à notre Président afin de pouvoir mesurer avec précision ce qu’il
entend pratiquement par un retour à «l’esprit de la Ve République» – ce
qui semble être son intention profonde.
1 —
À ne surtout pas confondre avec le «néolibéralisme» des années 1970 et
1980 incarné par des penseurs comme Milton Friedman ou Hayek, et qui
correspond bien plutôt à une tentative de retour aux principes du
libéralisme classique, qui aurait été «trahi» par Mill et ses
successeurs.
C) Libéral ou capitaliste: ce n’est pas la même chose
Capitalisme et libéralisme peuvent
toujours se combiner dans les discours politiques et réalités
économiques. Mais, en bout de ligne, ils désignent deux mécanismes
coopératifs et deux systèmes théoriques distincts. Plus que cela, ces
deux systèmes entrent souvent en conflit.
Certaines erreurs et incompréhensions ont la vie dure, en particulier en économie. Un exemple est la vision qu’ont certains politiciens ou intellectuels, en France et ailleurs, du libéralisme économique[1].
Cette vision est souvent à la fois extensive et restrictive. Elle
conduit à justifier trop de dérégulation et pas assez d’intervention.
Deux erreurs sont très répandues.
La première est de confondre libéralisme économique et capitalisme.
Le premier justifierait le règne de grandes multinationales dominatrices
sur leur marché respectif à partir du moment où une telle situation
résulterait d’une compétition (plus ou moins équitable) avec d’autres
entreprises. Le concept de «néolibéralisme» illustre ce biais: la
défense du libéralisme économique est assimilée à celle de
multinationales. Tout au moins, on ne voit pas le problème dans la
situation actuelle d’un Apple par exemple.
La seconde erreur est
de minimiser le rôle joué par l’Etat moderne dans le fonctionnement des
marchés. L’erreur consiste à croire que marchés et entreprises
n’auraient nul besoin des institutions publiques pour être efficaces.
Le libéralisme n’est pas le capitalisme
La première erreur est courante. Elle est commise à la fois par ceux qui dénoncent le néolibéralisme[2] et par ceux qui se réclament du libéralisme (par exemple Liberal Alliance
au Danemark ainsi que toute une galaxie de mouvements, clubs de pensée
en Europe). Elle s’enracine dans une confusion entre défense des marchés
libres et défense de certaines entités qui y opèrent: les grandes
entreprises, en général multinationales.
Le capitalisme défend
l’idée que l’efficience économique est fondée sur l’accumulation du
capital (machines, ordinateurs, robots, etc.), la division du travail et
la spécialisation des travailleurs. La manufacture d’épingles d’Adam
Smith dans De la richesse des nations
en est l’archétype. S’il est plus efficient d’accroître la taille des
unités de production (jusqu’à un certain point où les rendements
marginaux diminuent), c’est parce que l’effet de taille conduit à un
abaissement des coûts de production et/ou une augmentation de la
productivité, ce sont les rendements d’échelle.
Ces derniers résultent de l’accumulation du capital, c’est-à-dire du
fait que la productivité globale d’une entreprise est supérieure à la
somme des productivités individuelles de ses employés s’ils devaient
s’acquitter séparément de leurs tâches.
Ainsi, le communisme tel
que pratiqué dans l’Union soviétique était un capitalisme d’Etat, n’en
déplaise à certains. Le mécanisme était d’accumuler des moyens de
production pour obtenir des rendements d’échelle. Bien évidemment, une
différence essentielle tenait dans la propriété des moyens de production
–étatique pour le communisme, privée pour le capitalisme– ainsi que
dans les buts généraux du régime politique dans lequel cet arrangement
productif s’insérait. Mais le mécanisme de base était le même.
De
son côté, le libéralisme repose sur l’idée que l’efficience économique
découle de l’échange libre entre des agents. Ces derniers peuvent entrer
et sortir sans contrainte du marché, possèdent un pouvoir de marché
faible (c'est-à-dire qu’ils sont incapables de déterminer les prix), ils
ont une connaissance parfaite des prix, etc. (la fameuse compétition «pure et parfaite»).
Ces conditions peuvent être considérées comme théoriques, voire
utopiques (ce qu’elles sont), elles n’en remplissent pas moins la
fonction d’idéal pour tout libéral économique qui se respecte.
Le
mécanisme au cœur du libéralisme économique est l’échange mu par deux
types de différences entre agents: des différences de préférences (je
préfère les bananes aux pommes, vous préférez les pommes aux bananes, on
a donc intérêt à échanger) et des différences de «dotations initiales»
(j’ai des chaussures, vous avez des pantalons, à moins de me promener en
caleçon et vous pieds nus, on a tout intérêt à échanger).
Capitalisme
et libéralisme peuvent toujours se combiner dans les discours
politiques et réalités économiques. Mais, en bout de ligne, libéralisme
et capitalisme désignent deux mécanismes coopératifs (échange vs
économie d’échelle) et deux systèmes théoriques distincts. Plus que
cela, ces deux systèmes entrent souvent en conflit, car ils ne
justifient pas les mêmes mécanismes économiques, politiques publiques et
ne s’appuient pas sur les mêmes valeurs.
Si on ne saisit pas cette différence, on ne peut pas comprendre la raison pour laquelle Milton Friedman,
monétariste et fervent libéral, considérait que la communauté des
affaires et les grandes entreprises étaient les ennemis du marché.
Car
grande entreprise rime avec pouvoir de marché, c’est-à-dire possibilité
d’imposer ses prix aux consommateurs par exemple, d’autant plus si
ceux-ci sont captifs (pratiques courantes pour des entreprises comme Apple, Microsoft ou IBM).
Des
entreprises trop puissantes perturbent les lois du marché, bases du
libéralisme économique. Elles peuvent bloquer l’entrée de concurrents
potentiels sur leur marché. Elles ont tendance à imposer leur prix et
donc violer la loi de l’offre et de la demande.
C’est la raison pour laquelle les Etats-Unis, pays profondément libéral, ont promulgué dès 1890 le Sherman Antitrust Act
et une série de lois contre les ententes, collusions et distorsions de
marché générées par les grandes entreprises. Ces mesures sont libérales
et, dans une certaine mesure, anti-capitalistes puisqu’elles visent à
limiter l’accumulation du capital.
Les marchés ont besoin des institutions publiques
Outre
la défense injustifiée des grandes entreprises, certains politiciens et
intellectuels se réclamant du libéralisme commettent une seconde
erreur. Ils conçoivent les marchés comme des institutions qui
s’autorégulent. Ou alors ils assument que moins de régulation est
forcément bénéfique d’un point de vue libéral.
Le problème est que
les marchés ne sont pas des institutions autosuffisantes. Leur création
est guidée par des institutions plus «épaisses» et moins spontanées
(constitution, droit des affaires, tribunaux, police, parlement, agences
publiques etc.). Leur fonctionnement est garanti par ces mêmes
institutions. Les marchés ne sont pas des «institutions» au sens où la
sécurité sociale, les tribunaux ou la police le sont. Ils constituent
des institutions dans un sens allégorique ou trivial (c’est-à-dire
qu’ils ont été «institués»).
Pour que des marchés existent et soient efficaces, un certain nombre de biens (en général) publics sont nécessaires.
Les
difficultés budgétaires des Etats sont moins dues à la crise qu’à
l’évasion fiscale pratiquée par les multinationales et les ménages les
plus aisés
Il faut qu’un système de droits de propriété soit établi par la
loi, contrôlé par les tribunaux et garanti par la force. Il faut des
routes pour que les biens circulent. Il faut un système de paiement (une
monnaie) qui soit garanti par un acteur dont le risque de défaut est
minime afin de rassurer les acteurs de marché et sortir d’une économie
de troc. Il est nécessaire que les agents (consommateurs et producteurs)
soient capables de lire les signaux du marché et de se livrer à des
interactions qui satisfassent leurs réels besoins. En d’autres termes,
les individus doivent être éduqués, tâche dont tous les Etats
démocratiques se sont acquittés avec succès (il suffit de considérer
l’évolution du taux d’alphabétisation dans tous les pays dotés d’un Etat
providence depuis un siècle et demi). Il est également nécessaire qu’un
agent garantisse l’ensemble des marchés contre les risques majeurs
comme une crise financière, environnementale, sociale, etc. (tâche dont
se sont plutôt bien acquittés la plupart des Etats occidentaux depuis
2007).
En bref, des institutions (des «vraies», épaisses) doivent jouer le rôle d’assureurs de dernier ressort et c’est l’Etat qui est le plus à même de s’en charger.
Penser
que les marchés contemporains, complexes, régulés (afin de garantir
leur stabilité, la sécurité des employés et consommateurs, la qualité
des produits, etc.) peuvent être compris en recourant à des analogies du
type «deux individus avec des biens à échanger se rencontrent dans la
forêt et hop! Voilà! On obtient un marché» relève soit de la
malhonnêteté intellectuelle soit d’une incompréhension profonde de ce
qu’est une économie complexe.
Pourquoi ces questions sont importantes
Ces
distinctions importent, car elles apportent de la profondeur à notre
compréhension des tensions qui traversent nos sociétés, surtout depuis
la crise de 2007-2008.
Tout d’abord, elles éclairent la question
de l’accumulation du capital sous un jour qui devrait inquiéter les
libéraux économiques. Si les récents travaux de Thomas Piketty
questionnent l’accumulation du capital par les ménages les plus aisés,
il y a un autre problème: celui de la concentration du capital
corporatif. L’économie et la société sont actuellement malades, non
seulement de la dérégulation des marchés, mais aussi des comportements
d’acteurs qui y opèrent: certaines grandes entreprises.
Le
problème est multiple. Dans la plupart des pays industrialisés, les
grandes entreprises soit paient beaucoup moins de taxes qu’elles ne le
devraient, soit n’en paient pas du tout en recourant à l’optimisation
fiscale. Elles ne repaient donc pas ce qu’elles doivent à la communauté
politique.
Les difficultés budgétaires des Etats sont moins dues à la crise qu’à l’évasion fiscale pratiquée
à grande échelle par les firmes multinationales et les ménages les plus
aisés, donc par les grands détenteurs de capital. Le problème est que
l’évasion fiscale sape la production de biens et services publics
(éducation, santé, infrastructures, sécurité, règne du droit, etc.) qui
sont nécessaires aux marchés pour fonctionner de manière efficace.
Outre
l’impact sur les budgets publics, la concentration du capital offre
aussi à une poignée d’individus et d’organisations la possibilité
d’influencer de manière décisive divers processus démocratiques
(élections, décisions politiques, normes sanitaires et sociales,
évaluation des politiques publiques) dans un sens favorable à leurs
intérêts. Il s’agit d’un problème qui doit inquiéter n’importe quel
libéral au niveau national, mais aussi européen. Si l’idéal libéral est
celui d’une société dans laquelle les individus peuvent s’exprimer,
échanger, s’associer ou entreprendre sans être soumis à l’arbitraire de
qui que ce soit (entité publique ou privée), force est alors de
reconnaître que la situation actuelle est très éloignée de cet idéal.
En
France et en Europe, libéraux et sociaux-démocrates devraient s’asseoir
à la même table et débattre de régulation. De fortes divergences de
vues existent et continueront d’exister. Il n’y aura jamais de
consensus. Mais, percevoir que les uns et les autres ont intérêt à se
soucier de régulation permet de sortir de la fausse dichotomie entre
sociaux-démocrates et autres socialistes qui seraient favorables à la
régulation et libéraux qui y seraient opposée. Les deux groupes sont
inclinés à réguler. Pas de la même façon, c’est certain, mais c’est de
cela dont il faut débattre.
L’objectif n’est pas de lutter contre
les entreprises ou le capital productif. Les PME-PMI jouent un rôle
essentiel, trop souvent négligé, pour l’emploi, la production et
l’innovation. Mais les grandes compagnies en sont les excroissances
parfois monstrueuses. Si la taille de certaines entreprises est
nécessaire au vu des investissements demandés dans le secteur en
question (par exemple, transport aérien, industrie lourde), il n’en
demeure pas moins que leur pouvoir, leur gouvernance ainsi que le
respect qu’elles affichent des règles du jeu social (comme l’imposition)
doivent faire l’objet d’un contrôle strict de la part des institutions
démocratiques.
Taux moyen de taxe sur les entreprises | Source: kpmg
De ce point de vue, il est inacceptable que le taux moyen de taxe sur les entreprises soit inférieur en Europe à ce qu’il est aux Etats-Unis ou au Japon (21,34% contre 40% et 35,64%).
Par
ailleurs, il serait bon de remettre à plat les niches fiscales et
autres complaisances dont bénéficient les grands détenteurs de capital.
Le
projet est ambitieux. En cela, il nécessite le soutien, au niveau
européen, de politiques allant des socialistes aux libéraux.
De
manière générale, le public ne devrait pas être dupe de l’usage qui est
fait du concept de «libéralisme», à droite comme à gauche, chez certains
de ses défenseurs et critiques.
Le libéralisme économique dont
nombre de grandes entreprises se réclament et dont beaucoup de partis
«libéraux» font l’apologie n’est en fait qu’un libéralisme
«instrumental», c’est-à-dire une dérégulation de marchés où ces
entreprises ont la possibilité d’acquérir une position dominante en
violation directe des principes fondateurs du libéralisme économique. Du
point de vue du libéralisme économique, moins de régulation étatique
n’est pas forcément une bonne chose. C’est souvent le contraire!
La
grande révolution néo-libérale des années 1980 a surtout été une grande
révolution capitaliste et les libéraux devraient se soucier de ses
conséquences.
1 — L’article porte sur le libéralisme économique, non sur sa forme politique (les liberals anglo-saxons).
2 — Il est intéressant de relever que le courant anarchiste
est très fort chez les altermondialistes. En toute logique, ce courant
devrait produire une critique du capitalisme, mais moins du libéralisme
économique.
D) Libéralisme, ordolibéralisme, néolibéralisme …
Quel fondement économique pour le marché intérieur et le droit européen
de la concurrence ?
C’est aujourd’hui une mode, sur la scène politique notamment, que de parler de « déferlement néo-libéral », de « libéralisme à tout va de Bruxelles ».
De nombreux vocables sont employés pour qualifier l’ordre économique
européen dont on se plaint sur l’ensemble du spectre politique français.
Toutefois, libéralisme et néolibéralisme sont deux notions différentes. Le
libéralisme se réfère à des choses différentes selon que l’on en parle
comme courant économique ou comme courant politique. Cela ne signifie
pas cependant qu’il n’existe aucun liens entre ces deux notions.
Il s’agira dans cet article de clarifier le sens de quelques-uns de ces
vocables et de les distinguer. On introduira l’analyse d’un courant de
pensée économique injustement méconnu : l’ordolibéralisme. L’injustice
vient du fait que ce courant, dit de l’école de Fribourg fonde le
« cadre » économique européen du marché intérieur et en conséquence le
moule du droit européen de la concurrence.
Je tiens à avertir le/la lecteur/lectrice qu’il ne s’agira pas ici de
dégager toutes les subtilités épistémologiques caractérisant chacun de
ces courants.
Le libéralisme s’entend le plus souvent de deux manières : le
libéralisme politique et le libéralisme économique. Il est souvent
reproché à ceux qui emploient le terme « libéralisme » de réduire son
sens au seul champ économique. L’application au champ économique est
plus tardive que l’application à l’espace économique ; c’est l’avis de
Michel Guénaire, avocat et maître de conférence en droit public, dans
une interview à la revue Débattitrée « Libéralisme et néolibéralisme ». Il identifie
« un libéralisme qui est né du combat des hommes pour la liberté
politique, à côté d’un libéralisme qui a réfléchi aux conditions de la
création de la richesse des nations. (…) Ces deux libéralismes sont apparus historiquement l’un après l’autre. »[1]
Les deux libéralismes… Du politique à l’économique
En
quelques mots cet article mettra en évidence ce qui fonde le libéralisme
politique et comment son influence s’est exprimée dans le champ
économique.
Le
libéralisme place la liberté et son exercice, tant qu’il ne nuit pas à
l’exercice de celle de son voisin, au sommet de sa hiérarchie de
valeurs.A partir de là, un vaste dégradé de courants se
dégage selon le degré de liberté promu. Cela va ainsi du
libéral-conservatisme au libertarianisme tel qu’il existe aux États-Unis
notamment. Le corollaire de cette importance de la liberté individuelle
est le retrait de l’État, son effacement. Dans sa leçon du 17 janvier
1979 au Collège de France, Foucauld dit qu’il s’agit de « limiter de l’intérieur l’exercice du pouvoir de gouverner »[2]. Il s’agit de la matrice fondamentale du libéralisme : la liberté individuelle contre le pouvoir de l’État.
Par extension, cette philosophie s’est traduite dans l’espace
économique par une réduction importante de l’intervention de l’État. Les
agents économiques doivent pouvoir entrer et sortir d’un marché
librement, exercer librement leur activité sans faire l’objet d’une
surveillance excessive de l’appareil d’État. En bref, la qualité de
toute action politique se mesure à son effet sur la liberté
individuelle.
Ce principe s’est ainsi traduit en économie par la doctrine dite « du laisser-faire ».
On considère alors qu’un marché s’autorégule et alloue de manière
optimale les richesses qui y circulent entre les différents agents en
présence.Le marché est une organisation naturelle au sens où
il se met en place sans intervention extérieure. C’est au contraire
l’absence d’intervention extérieure qui favorise son apparition et son
efficience. Il s’agit d’une idée fondamentale à retenir notamment pour
la distinction future avec l’ordolibéralisme. Les agents sont dès lors
responsables des actes qu’ils posent et des choix qu’ils font et doivent
en assumer les conséquences.
Ce qui est mis en évidence suffit aux distinctions que l’on souhaite
étudier dans cet article. Aussi je tiens à souligner qu’il n’y a pas
volonté d’exhaustivité dans la reproduction de l’ensemble des idées
véhiculées par le libéralisme.
Le néolibéralisme… un désaveu des principes libéraux ?
Le néolibéralisme est plus souvent encore mis en cause. En quoi se
distingue-t-il dès lors du libéralisme ? Comme nous l’avons vu, le
libéralisme politique fonde historiquement et épistémologiquement le
libéralisme économique. La thèse de Michel Guénaire, sur la distinction
entre néo-libéralisme et libéralisme est à ce propos intéressante.
Deux critères les distinguent selon lui. Le premier critère est
l’inversion de hiérarchie entre liberté politique et liberté économique.
Le libéralisme économique a selon lui dévoré le libéralisme politique. « Si j’osais une formule, je dirais que le néo-libéralisme, c’est le libéralisme économique sans le libéralisme politique. »[3]
La lecture de Foucauld va dans le même sens puisque le néolibéralisme
est marqué selon lui par la disparition de la distinction entre sphère
politique et sphère économique. Ce courant marque le le début de
l’application des principes de l’économie libérale non seulement à la
sphère politique mais aussi à l’ensemble de la société. Le marché n’est
plus vu comme un endroit à « l‘intérieur », sur lequel l’influence de
l’État est limitée. Le marché définit un ordre social dans son ensemble.
Il estime que « Le problème du néo-libéralisme, c’est, au contraire,
de savoir comment on peut régler l’exercice global du pouvoir politique
sur les principes d’une économie de marché. »[4]
Le deuxième critère de Michel Guénaire est la disparition d’une éducation de l’homme à la morale de la liberté. Il
s’agit de l’apprentissage de la responsabilité induite par la liberté
donnée aux individus. L’accroissement de la liberté donnée aux individus
accroît par voie de conséquence leurs pouvoirs d’action. Il s’en suit
selon les libéraux que leur responsabilité doit aussi être à la mesure
de l’importance des actes qu’ils posent. Par exemple, une banque doit
pouvoir faire faillite lorsque ses placements entrainent des pertes dont
elle est responsable. Les plans de sauvetage ont été critiqués par bien
des libéraux comme induisant ce que l’on appelle un aléa moral. Il
s’agit d’une action favorisant un comportement à risque. Les libéraux
estiment ainsi que le fait pour les États de pourvoir en fonds des
banques qui ont perdu les leurs en raison de leur comportement, créé cet
aléa.
Ces courants ne permettent pas de fonder le droit européen de la
concurrence. En effet, la seule existence d’un droit européen de la
concurrence est problématique au regard de ces analyses libérales et
néolibérales.
L’ordolibéralisme, un néolibéralisme tempéré pour le marché intérieur
On peut à présent introduire le courant qui intéresse la construction
européenne et le droit européen de la concurrence : l’ordolibéralisme.
Il s’agit d’un courant considéré comme étant une forme de néolibéralisme
notamment par Foucauld. Il constitue en effet un renouveau des thèses
libérales en réaction à l’interventionnisme keynésien. Pour faire le
lien avec ce qui a été précédemment dit et aider le lecteur à situer ce
courant on peut retenir que Keynes défend l’interventionnisme d’État sur
des données directement économiques. L’ordolibéralisme
renoue avec les thèses libérales en considérant qu’il faut passer par
le marché qui est plus efficient pour allouer des ressources. De
nouveau, il y a l’idée que l’État doit voir son rôle limité.
Il s’agit d’un courant développé dans l’entre-deux guerres en Allemagne
à l’école de Fribourg-en-Brisgau. Walter Eucken (1851-1950) en a pensé
les principes fondateurs dans son ouvrage Die Grundlagen der Nationalökonomie publié en 1940. Sa pensée s’est déployée toutefois en rupture avec quelques points du libéralisme traditionnel. En effet, il défend l’importance d’une harmonie sociale face à la seule liberté du marché.Ainsi,
par comparaison avec le libéralisme, au sommet de sa hiérarchie de
valeurs se place l’harmonie sociale et non pas la liberté. A l’origine
il y a une sincère ambition sociale influencée par un certain
catholicisme social.
Dans un article titré « L’ordolibéralisme et la construction européenne » Michel Dévoluy, économiste et professeur à l’université de Strasbourg, dégage trois principes essentiels de l’ordolibéralisme[5] :
– Des prix libres sont un bon indicateur pour les choix des agents économiques. Il s’ensuit que les « dérives oligopolistiques » doivent faire l’objet d’un contrôle par les Etats.
– Lorsque le système économique est efficace, alors les acteurs sont en sécurité.Cette efficacité est conditionnée par l’existence d’une faible inflation et par la maîtrise des finances publiques.
– L’État doit soutenir les citoyens les plus défavorisés, l’auteur d’ajouter : « Mais la réalisation de ce commandement n’est pas toujours en phase avec les deux normes précédentes. »[6]
Le point d’origine du droit européen de la concurrence est le premier de ces principes. En
rupture avec le libéralisme, le marché n’est plus vu comme étant un
ordre naturel optimal. Il doit être construit et protégé par les
autorités.
Dans l’ouvrage cité plus haut, M. Foucauld estime que ce qui caractérise l’ordolibéralisme est la défense d’une « politique de cadre ». Il entend par là une action « sur
les données qui ne sont pas directement des données économiques, mais
qui sont des données conditionnantes pour une éventuelle économie de
marché. » (opus cité p146)
Hans von der Groeben, diplomate allemand très marqué par
l’ordolibéralisme, est le premier commissaire à la concurrence avec
l’entrée en vigueur du Traité de Rome en 1957. Il déclare plus tard en 1967 : « La politique de la concurrence ne signifie pas laisser-faire, mais réaliser un ordre fondé sur des normes juridique. »[7]Le pont est alors fait entre l’ordolibéralisme et le droit de la concurrence.
Cependant l’application du droit européen de la concurrence fait
l’objet d’une bataille économique entre l’ordolibéralisme et le
néolibéralisme de l’école dite de Chicago. A titre d’exemple, l’École de
Chicago défend l’intérêt d’une entorse au droit de la concurrence en
matière d’entente lorsque celle-ci se fait au profit du consommateur. Ce
type d’argument a pris de l’importance entre la fin des années 90 et
2009. Mais la CJUE a finalement affirmé son opposition à cette
rhétorique dans une décision GlaxoSmithKline[8]. La structure concurrentielle du marché doit être protégée pour elle-même.La raison en est la lutte contre les situations dans lesquelles une entreprise détiendrait un trop grand pouvoir de marché.
On peut achever cet article sur une définition qui nous servira de base pour les prochains. Le
droit européen de la concurrence est l’ensemble des règles qui
protègent et encadrent le fonctionnement concurrentiel du marché
intérieur.
François CURAN
[1] « Libéralisme et néolibéralisme », Revue Débat, 2014 n°78 p 52 à 61
[2]Naissance du biopolitique, Michel Foucauld, Gallimard, 2004 p 29
[3] « Libéralisme et néolibéralisme », Michel Guénaire, Revue Débat, 2014 n°78 p 52 à 61
[4]Naissance du biopolitique, Michel Foucauld, Gallimard, 2004 p 137
[5] « L’ordolibéralisme et la construction européenne », Michel Dévoluy, Revue internationale et stratégique, 2016 N°3 p 26 à 36
[7] « L’ordolibéralisme et la construction européenne », Michel Dévoluy Revue internationale et stratégique, 2016 N°3 p 26 à 36
[8]CJCE, 6 octobre 2009, GlaxoSmithKline c/ Commission ;
les règles de concurrence protègent « non pas uniquement les intérêts
des concurrents ou des consommateurs, mais la structure du marché, et ce
faisant, la concurrence en tant que tel (…) »