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On s’accorde souvent à dire que le
conservatisme moderne, en tant que philosophie politique, est issu
d’Edmund Burke, principalement de ses Réflexions sur la Révolution en France
publiées en 1790. Ce livre est bien sûr plus qu’une brillante analyse
prédictive de la Révolution et de ses nouveaux modes de pouvoirs
néfastes pour la vie de chaque individu ; les Réflexions constituent
également, à travers ses digressions, un des plus profonds traités
jamais écrits sur la nature de la légitimité politique. Le conservatisme
politique moderne, tel que nous le trouvons dans une tradition
philosophique européenne depuis 1800, tire ses origines dans
l’insistance de Burke sur les droits de la société et de ses groupes
historiquement formés, tels que la famille, le voisinage, les guildes et
les églises, contre le « pouvoir arbitraire » d’un gouvernement
politique. Burke soutient que la liberté individuelle – et cela demeure
aujourd’hui la thèse conservatrice – est seulement possible dans un
contexte de pluralité d’autorités sociales, de codes moraux et de
traditions historiques, qui, dans une articulation organique, servent
d’ « auberges et de lieux de repos » à l’âme humaine et de résistance
intermédiaire au pouvoir de l’Etat sur l’individu. L’influence des Réflexions de Burke fut immédiate. Tous les travaux majeurs du conservatisme philosophique Européen du début du XIXème
siècle, ceux de Bonald, de Maistre, du jeune Lamennais, de Hegel, de
Haller, de Donoso Cortes, de Southey et de Coleridge, parmi d’autres,
sont enracinés, comme tous ces auteurs sans exception le
reconnaissaient, dans l’ouvrage séminal de Burke.
Il convient de souligner ici que le passé politico-idéologique de Burke, qui a conduit à ses fameuses Réflexions,
n’était pas considéré à cette époque, et ne le serait pas ordinairement
encore aujourd’hui, comme typiquement conservateur. Depuis son enfance,
il était admirateur de la Glorieuse révolution de 1688 qui avait eu
lieu quatre décennies avant sa naissance. Dans les années 1760, quand
les troubles éclatèrent dans les colonies américaines, Burke se rangea
sans réserve du côté des colons. Ses discours parlementaires sur les
Américains, et sur ce qu’il considérait comme les pratiques détestables
du gouvernement britannique, sont classiques. Il n’a peut-être pas
approuvé la décision des colonies de partir en guerre et de chercher à
rompre complètement avec l’Angleterre, mais ses sympathies restèrent
néanmoins pour ces Anglais qui ont fondé l’Amérique du nouveau monde. Il
convient de rappeler, que comme en ce qui concerne les Américains,
certains des plus puissants discours de Burke au Parlement ont été
prononcés en défense de l’Inde et de sa culture traditionnelle dans une
opposition féroce à Warren Hastings. Burke chercha à accuser de
corruption, sans succès, la compagnie britannique des Indes orientales
pour ses exactions en Inde. Malgré son amour pour l’Angleterre et la
façon d’être des Anglais, Burke fut implacable dans ses critiques contre
le gouvernement pour son traitement de l’Irlande où il naquît. Le Dr
Johnson, un proche ami de Burke et un tory fervent, pouvait s’inquiéter
avec raison de son whiggisme.
Passons maintenant à la fondation du
libertarianisme contemporain, du libéralisme classique. Si nous le
souhaitons, nous pouvons remonter au moins jusqu’au Second traité
de John Locke, aux écrits de Montesquieu dans la France du XVIIème
siècle, à ceux de Jefferson en Amérique ou d’Adam Smith en Angleterre.
Mais la source la plus sûre et la plus vivante du libertarianisme me
semble se trouver dans De la liberté de John Stuart Mill, publié en 1859, la même année que l’Origine des espèces
de Darwin (qui a sa propre relation au libéralisme classique, et ainsi
au libertarianisme contemporain, à travers la thèse centrale de la
sélection naturelle, version biologique de ce que le libéralisme
classique appelait le libre marché, utilisant cette expression dans son
sens le plus large). Au début de son fameux essai sur la liberté, Mill
formule le fameux « principe très simple ». Il écrit : « Ce principe
veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement et
collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour
assurer leur propre protection. (…) Contraindre quiconque pour son
propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une justification
suffisante. » Je suggère que le « le principe très simple » de Mill
constitue le cœur du libertarianisme contemporain. Cependant, il est
nécessaire de noter les réserves immédiates de Mill à ce principe, qui
peuvent être ou pas acceptées par la majorité des libertariens
d’aujourd’hui. Ainsi nous apprenons que ce principe ne s’applique pas
aux personnes n’ayant pas la majorité légale, un raccourci qu’un grand
nombre de lycéens et d’étudiants trouveraient aujourd’hui ridicule et
rejetteraient. Ce principe ne tient pas non plus pour ceux que Mill
identifie de façon plutôt énigmatique comme étant « dépendants des soins
d’autrui », un état qui doit inclure tous ceux qui bénéficient des
aides sociales dans notre société, ainsi que ceux dont Mill a
probablement à l’esprit, les malades chroniques et les déficients
mentaux. Mill exclut catégoriquement de ce principe de liberté tous les
peuples sur Terre qui vivent dans ce qu’il appelle les « âges arriérés
de la société ». Pour eux, il déclare que le despotisme, aussi éclairé
que possible, reste nécessaire tant qu’ils n’ont pas atteint à travers
leur évolution sociale le niveau de civilisation de l’Occident moderne.
Par la suite, Mill va plus loin en
refusant le principe de liberté pour ceux autour de nous qui sont, selon
ses propres termes, des « nuisances » pour les autres. Et il poursuit :
« personne ne prétend que les actions doivent être aussi libres que les
opinions. » Dans sa simple exposition, le principe de Mill pourrait
très certainement donner une légitimité à la pornographie contemporaine
dans toutes les sphères aussi bien qu’aux manifestations de rues
bruyantes, troublant l’ordre public et potentiellement violentes. Mais
avec les réserves que nous venons de citer, il est loin d’être évident
que la vision de Mill de la liberté légitime puisse approuver la licence
contemporaine, qu’elle soit morale, politique, religieuse ou autre. Il
est impossible de ne pas croire que, même dans son expression la plus
épurée, le principe simple et unique de Mill était destiné à n’être
appliqué qu’aux individus formés intellectuellement et moralement tel
que lui-même l’était. Mais de telles observations n’affectent pas le
pouvoir pur et simple qu’a exercé le principe de Mill, spécialement
durant les cinquante dernières années, en philosophie, sciences
sociales, théologie, droit et plus récemment dans la moralité
populaire. (En regardant autour de nous, qui peut douter sérieusement
que la contre-culture a gagné d’importantes batailles dans sa guerre
contre la morale américaine traditionnelle qui a débuté dans les années
1950 pour atteindre son apogée dans les années 1960 ? Et par essence ces
batailles ont été livrées dans l’esprit du principe très simple de
Mill. Il avait peut-être pris au sérieux les contrôles et les limites
qu’il avait prescrits. Mais d’autres, considérant le principe dans sa
forme séparée, abrégée et catégoriquement impérative comme l’a formulé
Mill, ne se sont pas sentis tenus par des obligations similaires.)
II
Assez parlé des racines du conservatisme
et du libertarianisme. Nous allons maintenant nous intéresser aux
développements les plus importants issus de ces racines et qui nous
entourent aujourd’hui. Quels sont-ils ? Quelles sont leurs ressemblances
? Quelles sont leurs différences au regard des critères respectifs de
l’esprit conservateur et libertarien ? Pour des raisons de clarté, je
commencerai par ce que ces deux esprits semblent avoir en commun.
Premièrement, le rejet de
l’intervention du gouvernement, plus particulièrement celle du
gouvernement national et centralisé dans la vie économique, sociale,
politique et intellectuelle des citoyens. Edmund Burke était tout aussi
inflexible sur ce point (voir dans ses Réflexions ses critiques
sévères sur la centralisation et la nationalisation en France) que Mill
ou tout autre libéral classique l’était ou pouvait l’être. Cette
position s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui. Les conservateurs sont
sans doute plus disposés que les libertariens à considérer
exceptionnellement la nécessité d’une suspension ou d’une abrogation de
cette position envers le gouvernement national – comme à l’égard de la
défense nationale sur laquelle je reviendrai plus tard. Mais, en général
et sur une période importante, le conservatisme peut vraiment être
considéré comme une philosophie ancrée dans l’opposition à l’étatisme
aussi clairement que libertarianisme. En comparaison avec ce qui passe
aujourd’hui pour le libéralisme, le progressisme, le populisme et la
social-démocratie ou le socialisme, il y a certainement très peu de
différences qui peuvent être trouvées entre les libertariens et les
conservateurs dans leur position respective envers l’Etat.
Deuxièmement, toujours en
comparaison avec les autres groupes que je viens de citer, il y a un
grand consensus entre les conservateurs et les libertariens sur ce en
quoi devrait consister l’égalité légitime dans la société. Une telle
égalité est en un mot légale. Une fois de plus, nous devons
revenir à Burke et Mill sur cette question. Pour l’un comme pour
l’autre, l’égalité devant la loi était vitale au développement de la
liberté individuelle. Je ne vois rien dans les écrits contemporains des
libertariens et des conservateurs pour suggérer qu’il existerait quelque
chose de plus qu’une nuance ou une insistance occasionnelle séparant
les deux groupes sur la question de l’égalité. Il y a une même
condamnation de ce qu’il est convenu d’appeler l’égalité des résultats,
des conditions sociales, des revenus ou des richesses.
Troisièmement, il y a une conviction partagée sur la nécessité de la liberté,
notamment de la liberté économique. Une fois encore, dans les faits, il
apparaît que les conservateurs semblent plus disposés que les
libertariens à accepter des infractions occasionnelles à la liberté
économique individuelle à travers des lois et des agences de
réglementations conçues pour protéger ou soutenir un groupe ou un autre
qui est désavantagé. On pense au torysme du XIXème siècle ou au sénateur
Robert Taft sur le logement public à la fin des années 1940. Dans la
mesure où l’on peut constater qu’aucun libertarien n’a encore été
confronté dans la haute fonction publique à ce type de pression venant
de groupes exigeants un droit ou une exemption, il n’est pas possible de
comparer les libertariens et les conservateurs en termes de
démonstration d’adhésion à des principes philosophiques lorsque les
pratiques et le long-terme politique sont impliqués.
Quatrièmement, il y a un rejet
commun de la guerre et, plus particulièrement, la société de guerre que
les Etats-Unis ont connu en 1917-1918 sous Woodrow Wilson et à nouveau
sous Franklin D. Roosevelt lors de la Seconde guerre mondiale. Les
libertariens peuvent protester avec raison contre cela étant donné qu’un
parfait libertarien est certainement plus susceptible de résister de
façon manifeste qu’un conservateur – pour qui le respect de la nation et
du patriotisme est probablement décisif même lors d’une guerre à
laquelle il s’oppose. Malgré cela, je pense qu’il y a un terrain
d’entente suffisant, au moins au regard du respect du principe, pour
rassembler les conservateurs et les libertariens. Souvenons-nous qu’à
partir de la guerre Hispano-américaine, à laquelle s’opposa fortement le
conservateur McKinley, et tout au long des guerres de ce siècle, dans
lesquelles les Etats-Unis ont été impliqués, la principale opposition à
l’entrée en guerre de l’Amérique venait de ces éléments de l’ordre
économique et social qui étaient généralement identifiés comme
conservateurs. Que ce soit les « isolationnistes du Middle West », les
républicains traditionnels, l’ethnie d’Europe Centrale, les petits
entrepreneurs, ou quelque soit la manière dont nous souhaitons désigner
une telle opposition. Je ne suis certainement pas indifférent à
l’opposition libertarienne à la guerre pouvant provenir d’un Max Eastman
ou d’un Eugene Debs, et de manière générale de nombreux objecteurs de
conscience libertariens pendant les deux guerres mondiales. Mais
l’opposition solide et vraiment redoutable contre l’entrée en guerre de
l’Amérique venait de ceux qui étaient étroitement liés aux affaires
économiques, à la communauté locale, la famille et la morale
traditionnelle. (Tocqueville a correctement identifié en Amérique cette
classe réticente à s’engager dans une guerre étrangère en raison de son
impact prévisible principalement sur les entreprises et le commerce,
mais également sur d’autres activités sociales et morales) Woodrow
Wilson et Franklin D. Roosevelt devaient convaincre cet élément de la
société américaine, et non la minuscule résistance libertarienne. Ils
devaient séduire, convaincre, soumettre à la propagande, convertir et,
dans certains cas, pratiquement terroriser afin d’ouvrir la voie à un
éventuel engagement des forces militaires américaines en Europe et en
Asie.
Comme le suggèrent certains passages
qui précèdent, il y a une aversion partagée par les libertariens et les
conservateurs pour ce qui passe pour être aujourd’hui le libéralisme
(« liberalism »[1]), celui qui est largement admis dans les écoles, les
Eglises établies, les universités et par-dessus tout dans les médias et
de manière plus spectaculaire dans les médias électroniques. Au passage,
j’aimerais rappeler qu’historiquement le conservatisme a fait plus que
le libertarianisme pour s’opposer, mettre en échec ou vaincre les
manifestations spécifiques de ce soi-disant libéralisme. Je me souviens
de des nombreux conservateurs des années 1930 se prononçant contre la
sécurité sociale, l’Agricultural Adjustement Act, le National Recovery
Association et l’arrogante National Education Association avec sa
canonisation d’un libéralisme progressiste destiné aux enfants des
maternelles. Peut-être qu’il y avait également des libertariens actifs
mais je ne m’en souviens pas. Toutefois, je n’ergote pas. L’histoire
décide de ces choses. Il y avait bien plus de conservateurs, ou du moins
des conservateurs identifiés et politiquement actifs, que de
libertariens dans l’Amérique de cette époque. Dans une décennie ou deux,
les choses pourraient bien s’inverser dans ce domaine.
III
Maintenant, passons aux différences,
ou à quelques unes en tout cas. Celles-ci sont importantes, très
importantes ! Tout pour le moment laisse penser que les différences
entre le conservatisme, en général ou néo-, et le libertarianisme,
anarcho- ou constitutionnel, vont apparaître de plus en plus larges et
discordantes. Bientôt, je pense qu’il sera impossible pour les
expressions « libertarien-conservateur » ou « conservateur-libertarien »
d’être autre chose que des oxymores, comme un optimiste triste ou une
bonté cruelle. Ici, je vais également éviter les cas spécifiques et me
cantonner aux principes et aux points de vue.
La première différence réside dans
la façon contrastée par laquelle les deux groupes perçoivent la
population. Les conservateurs, depuis Burke, ont eu plutôt tendance à
voir la population à la manière des légistes du Moyen-âge ou des
philosophes réalistes (en contraste avec les nominalistes) : composée
directement non pas par les individus, mais par les groupes naturels
dans lesquels ces mêmes individus vivent invariablement : la famille, la
localité, l’église, la région, la classe sociale, la nation, etc. Bien
entendu, les individus existent mais ils ne peuvent pas être considérés
comme des identités sociales distinctes de ces groupes et de ces
associations. Si le conservatisme moderne a vu le jour essentiellement à
travers les Réflexions sur la Révolution de France de Burke,
c’est parce que la Révolution, – au nom de l’individu et de ses droits
naturels, a souvent détruit ou diminué les groupes traditionnels – les
guildes, l’aristocratie, la famille patriarcale, l’Eglise, l’école, les
provinces, etc. que Burke considérait comme étant les molécules
irréductibles et constitutives de la société. Des conservateurs de la
première heure comme Burke, Bonald, Haller et Hegel (de La philosophie du Droit)
et des libéraux conservateurs tels que le mature Lamennais et bien
entendu Tocqueville, considéraient que la doctrine absolue de
l’individualisme représentait une menace pour l’ordre social et la vraie
liberté tout autant que la doctrine absolue du nationalisme. En effet,
ils soutenaient que c’est la pulvérisation de la société en un tas de
sable composé de particules individuelles, revendiquant chacune des
droits naturels, qui rendait inévitable l’apparition du nationalisme
collectiviste.
Les libertariens ne ferment pas les
yeux sur l’existence de groupes et d’associations, ni sur les traditions
et les coutumes qui constituent leur ciment, et il serait absurde de
caractériser les libertariens comme des ennemis sans discernement de
toute forme d’association. Ils ne proposent pas un retour à l’état de
nature vanté par les Lumières. Il est rare qu’un libertarien soit un
clone de Max Stirner. Ils sont aussi dévoués au principe de libre
association que n’importe quel conservateur. Nous ne devrions pas
oublier que l’anarchisme libertaire d’un Proudhon ou d’un Kropotkine
était fondé sur un ordre social composé de groupes et non sur des
abstractions comme les individus godwiniens. Pourtant, en lisant les
journaux et les commentaires libertariens de ces dernières années, je
suis convaincu qu’il y a plus d’hormone égoïste dans la physiologie
libertarienne que dans celle conservatrice. On a de plus en plus
l’impression que pour les libertariens d’aujourd’hui, comme pour les
théoriciens du droit naturel au XVIIème siècle, les individus seuls sont
réels ; les institutions ne sont que leurs ombres. Je crois qu’un état
d’esprit se développe au sein des libertariens dans lequel les
coercitions de la famille, de l’église, de la communauté locale et de
l’école semblent aussi hostiles à la liberté que celles du gouvernement
politique. Si c’est le cas, le fossé se creusera certainement encore
plus entre les libertariens et les conservateurs.
Cela me conduit à une seconde
différence majeure entre les deux groupes. La philosophie conservatrice
de la liberté procède de la philosophie conservatrice de l’autorité. C’est l’existence de l’autorité dans l’ordre social
qui empêche les empiètements du pouvoir de la sphère politique. Depuis
Burke, le conservatisme perçoit la société comme une pluralité
d’autorités. Il y a celles des parents sur l’enfant, du prêtre sur le
communiant, du professeur sur l’élève, du maître sur l’apprenti, et
ainsi de suite. Telle que nous pouvons l’observer actuellement, la
société est un réseau ou un tissu de telles autorités. Elles sont
vraiment innombrables si nous pensons aux différents types d’autorité
qui s’étendent au sein du plus petit groupe ou réseau de relation
humains. Une telle autorité peut être lâche, douce, protectrice et
conçue pour produire l’individualité, cependant cela reste de
l’autorité. Pour le conservateur, la liberté individuelle réside dans
les interstices de l’autorité morale et sociale.
C’est seulement grâce aux effets
directeurs et restrictifs d’une telle autorité qu’il devient possible
pour les êtres humains de maintenir un gouvernement politique libéral
tel que les Pères fondateurs l’avaient conçu pour ce pays et qui a
prospéré en Angleterre à partir de la fin du XVIIème siècle. Supprimez
les liens sociaux, comme le proposent depuis William Godwin les plus
zélés et les plus intransigeants des individualistes libertariens, et
vous vous retrouvez avec un peuple non pas libre mais chaotique,
constitué d’individus non pas créatifs mais impuissants. Comme l’a
correctement écrit Balzac, la nature humaine ne peut supporter le vide
moral. Prétendre, comme certains libertariens l’ont fait, qu’un ensemble
solide et fort d’autorité au sein de la société est incompatible avec
la créativité individuelle revient à ignorer ou à mal interpréter
l’histoire culturelle. Pensez à l’effervescence culturelle dans
l’Athènes du Vème siècle avant JC, dans la Rome augustinienne du Ier siècle, dans l’Europe du XIIIème
siècle, sous le règne de Louis XIV et dans l’Angleterre élisabéthaine.
Toutes furent des périodes d’ordre social et moral puissamment soutenu
par des codes moraux et des institutions politiques. Mais Eschyle,
Sénèque, Roger Bacon, Molière et Shakespeare prospérèrent néanmoins.
Loin de se sentir opprimé par l’autorité hiérarchique l’entourant,
Shakespeare – dont on ne peut mettre en doute la copieuse individualité –
est l’auteur d’un passage mémorable qui commence par « Brisez la
hiérarchie, détendez cette corde, Aussitôt quelle dissonance ! Tout se
heurte »[2]. Comme l’a souligné et détaillé A. L. Rowse, la structure
sociale de l’Angleterre shakespearienne était solide, son autorité
toujours évidente, mais rien ne faisait plus peur au peuple que l’idée
que l’autorité – surtout celle conçue pour repousser les ennemis
extérieures et débusquer les traîtres – puisse être trop lâche et ténue.
Bien sûr, une telle autorité pouvait parfois devenir trop insistante et
des moyens ingénieux furent trouvés par les dramaturges et les
essayistes pour déjouer les censeurs du gouvernement. Après tout, les
esprits créatifs vivaient sous une autorité sociale et morale forte,
mais ce n’était pas le gouvernement oppressif, politico-bureaucratique,
envahissant et totalitaire du XXème siècle.
Finalement, il convient de remarquer
qu’à ce jour les plus grands auteurs de la littérature occidentale du
XXème siècle ont presque tous été des défenseurs de la tradition et de
l’autorité culturelle. Eliot, Pound, Joyce, Yeats et d’autres ont tous à
travers leurs poèmes rendu hommage à l’autorité et tous, sans
exception, voyaient la mort éventuelle de la culture occidentale
découler de l’anéantissement de cette autorité au nom de
l’individualisme et de la liberté.
Il est certain, et cela est
pleinement reconnu par les conservateurs, qu’il existe un degré de
liberté en deçà duquel aucune création significative ne peut être
réalisée. Sans ce degré de liberté, pas de Shakespeare, pas de Marlowe,
pas de Newton. Mais ce que diraient les conservateurs, c’est qu’on se
rend moins souvent compte qu’il existe un degré de liberté au delà
duquel aucune création significative ne peut être réalisée. Les
écrivains de la fin du XXème siècle ont composé leur œuvre
littéraire dans l’air le plus libre qu’ils aient jamais respiré. Mais il
est évident que la confusion misérable du narcissisme, de l’abus de
soi, de l’auto-titillation et du désir juvénile, régressif, pour le
scatologique et l’obscène ont raréfié cette atmosphère en lui faisant
perdre son oxygène.
Tout bien considéré, je suis tenté
de dire que, pour les libertariens, la liberté individuelle est dans
presque tous les domaines concevables la plus élevée des valeurs sociales
– sans tenir compte des formes et des niveaux d’avilissement moral,
esthétique et spirituel s’avérant être les conséquences involontaires
d’une telle liberté. D’autre part, pour les conservateurs, la liberté,
bien qu’importante, n’est que l’une des nombreuses valeurs nécessaires
d’une société bonne ou juste. Non seulement elle peut mais doit être
limitée lorsqu’elle affaiblit ou met en danger la sécurité nationale ou
lorsqu’elle fait violence à l’ordre moral et au tissu social. Pour les
libertariens et les conservateurs, l’ennemi commun est ce que Burke
appelait le pouvoir arbitraire. Mais du point de vue conservateur, ce
genre de pouvoir devient quasiment inévitable quand une population vient
à ressembler à celle de Rome durant les décennies conduisant à
l’ascension d’Auguste en 31 avant J.C., celle de Londres de la période
antérieure aux Puritains et à Cromwell, celle de Paris avant l’ascension
de Napoléon comme dirigeant de la France, celle de Berlin durant la
période de Weimar et, certains diraient, celle New York dans les années
1970. Les conservateurs devraient et doivent affirmer que ce n’est pas
la liberté mais le chaos et la licence qui viennent à dominer quand les
autorités sociales et morales – celles de la famille, du voisinage, de
la communauté locale, du travail et de la religion – ont perdu de leur
attrait pour les êtres humains. Est-il probable que l’époque actuelle,
celle des quarante dernières années et, aussi loin que nous pouvons
l’entrevoir, au minimum les vingt prochaines années, soit déclarée plus
tard par les historiens comme une ère culturelle majeure ? Certainement
pas. Et peut-on sérieusement penser à l’âge de The Naked Lunch, Oh ! Calcutta, The Hustler, Brodway Sex Live et Explicit que notre médiocrité décadente, en tant que culture, sera un jour représentée en termes d’excès d’autorité morale et sociale ?
En revanche, les libertariens
semblent voir l’autorité sociale et morale et le pouvoir politique
despotique comme un élément d’un seul spectre, comme une continuité
ininterrompue. Selon leur argument, si nous voulons éviter le Léviathan,
nous devons remettre en cause n’importe quelles formes d’autorité, y
compris celles qui sont inséparables du lien social. Il me semble que
les libertariens accordent de moins en moins de reconnaissance à la
différence substantielle entre la coercition de la famille, de l’école,
de la communauté locale et celle de l’Etat bureaucratique centralisé.
Pour moi, c’est une généralisation prouvée de nombreuses fois dans
l’Histoire que l’apparition d’un pouvoir politico-militaire de plus en
plus extrême a comme prélude nécessaire l’érosion et l’effondrement des
autorités constitutives du lien social. Celles-ci servent à donner à
l’individu un sentiment d’identité et de sécurité, empêchent tout
monopole et, dans leur diversité, constituent les remparts
indispensables contre l’invasion du pouvoir politique centralisé. Mais
je ne trouve pas aujourd’hui chez les libertariens une reconnaissance
claire de la remarque que je viens de faire.
Il y a un dernier domaine dans
lequel la différence entre les conservateurs et les libertariens est
susceptible de croître de façon constante : la nation. Je maintiens
tout ce que j’ai affirmé à l’appui de l’autorité, de la diversité et du
pluralisme social en opposition à la concentration du pouvoir national.
Je n’ai pas besoin de prouver le nombre de fois où la guerre et la
mobilisation pour la poursuite de la guerre, ont conduit à des
concentrations et des nationalisations temporaires qui hélas se
révélèrent définitives. Plus que toutes les autres forces dans
l’Histoire, la guerre est au fondement de la centralisation et de la
collectivisation des ordres sociaux et économiques. Aucun conservateur
ne peut apprécier, encore moins rechercher, la guerre et la
militarisation des sphères sociales et civiles de la société qui
l’accompagnent.
Malheureusement, nous ne vivons pas
dans un monde clément en ce qui concerne les idéaux conservateurs et
libertariens. C’est un monde dans lequel des despotismes aussi
gigantesques et puissants que l’Union soviétique ou la Chine survivent
et prospèrent – au moins dans le domaine politique et diplomatique. Pour
les Etats-Unis, ignorer ou se déclarer indifférent à leurs actes
d’agression, ainsi que ceux des autres despotismes militaires agressifs,
serait suicidaire. Comme Montesquieu l’a écrit dans un contexte
différent : il faut un pouvoir pour contenir un pouvoir. Rien de moins
qu’une nation américaine forte, bien armée, vigilante et énergique peut
éventuellement contenir la nation soviétique, chinoise ou cubaine.
A ma connaissance, aucun
conservateur n’a jamais vilipendé ou renoncé à la nation, conçue comme
une entité culturelle, spirituelle ainsi que politique. Burke adorait la
nation. En contraste avec les Jacobins de son époque, il voyait
simplement la nation comme une communauté de communautés, se
construisant sur la diversité de ce qu’il appelait « les plus petites
patries » telles que la famille ou le voisinage. Voilà comment, dans
leur plus grande majorité, les conservateurs ont choisi de voir la
nation. Mais ce qu’ils observent également à notre époque, avec une
acuité qui manque aux libertariens, c’est la condition précaire de la
nation américaine, ainsi que celle de l’Angleterre et de la France. Il y
a un bon et un mauvais nationalisme. Mais, à notre époque, même le bon
nationalisme est devenu à la fois un objet de nostalgie ou de révulsion.
Le patriotisme, ciment de la nation, a fini par devenir une chose
presque honteuse. La faiblesse actuelle du gouvernement américain dans
le monde des nations, une faiblesse qui attire de plus en plus le mépris
et la méfiance des nations avec lesquelles nous souhaitons une étroite
coopération, et le manque de leadership en Amérique, sont enracinés dans
une nation qui montre des signes croissants d’agonie.
Les libertariens, que je considère
ici comme des Américains aussi loyaux et patriotiques que n’importe
quels conservateurs, ne voient pas, selon moi, le monde et la nation
tels que je viens de les décrire. Pour eux, l’image essentielle n’est
pas celle d’une nation affaiblie, ramollie et menacée par l’Union
soviétique, la Chine et leurs satellites, mais plutôt une nation
américaine qui, gonflée par les jus du nationalisme, de
l’interventionnisme et du militarisme, n’a rien à craindre de
l’étranger. Dans l’ensemble, les conservateurs restent attachés à des
patriotismes plus petits tels que la famille, l’église, le quartier, le
travail et l’association volontaire, mais ils ont tendance à les
considérer comme périssables et destinés à la destruction à moins que la
nation, dans laquelle ils existent, puisse retrouver un certain degré
de renommée et d’autorité internationale qu’elle n’a plus depuis les
années 1950. En revanche pour les libertariens, à en juger par leurs
écrits et leurs discours, tout se passe comme si les mesures nécessaires
au rétablissement de la renommée et de l’autorité internationale de la
nation américaine étaient plus dangereuses pour les Américains et leurs
libertés que n’importe quel totalitarisme agressif et impérialiste dans
le monde. Les conservateurs sont, ou en tout cas devraient, être
attentifs à ces dangers et chercher de toute leur force à les réduire
tout en retrouvant le leadership perdu de la nation américaine, tant en
politique intérieure que dans les affaires internationales. Mais pour
les conservateurs, le danger suprême sera, je l’imagine et je l’espère,
celui de la faiblesse américaine actuelle dans un monde de despotismes
militaires dangereusement agressifs. Rien pour le moment ne laisse
penser que cette considération sera primordiale pour les libertariens.
Et c’est sur cet écueil, davantage que tous les autres que j’ai
mentionné, que les conservateurs et les libertariens ne manqueront pas
de rompre ce qui a été depuis le départ une relation difficile.
Par Robert Nisbet
Traduction Xavier Corfa
Source : Robert Nisbet, Conservatives and Libertarians: Uneasy Cousins, Modern Age XXIV, Winter 1980, pages 2-8
Robert Nisbet, sociologue
conservateur américain, qui fut doyen de l’Université de Californie,
avant de travailler pour le prestigieux think-tank American Enterprise
Institute, en donne une définition précise dans le présent article dont
nous vous proposons la traduction. « Conservatives and Libertarians,
Uneasy Cousins », publié en 1980 dans Modern Age, en plus d’énoncer les
fondements philosophiques du libertarianisme et du conservatisme, montre
le socle commun de ces deux pensées politiques mais surtout leurs
points de divergences.
Conservateurs et libertariens : un cousinage difficile
[1] Le terme « liberalism » a de nos jours aux Etats-Unis une signification toute autre de celle que nous avons en Europe. A ce sujet, voir Le Libéralisme américain, Histoire d’un détournement, Alain Laurent, Les Belles Lettres, 2006
[2] Troïle et Cresside, traduction de Pierre Leyris, Oeuvres complètes de Shakespeare, Le Club français du Livre, tome VIII
Robert Alexandre Nisbet (30 septembre 1913 à Los Angeles aux États-Unis - 9 septembre 1996 à Washington, D.C. aux États-Unis) était un sociologue conservateur américain.
Robert Nisbet a obtenu son Ph.D. en sociologie en 1939 à l'université de Californie à Berkeley où il a étudié sous la direction de Frederick J. Teggart (en). Après avoir servi dans l'armée des États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale,
où il a combattu en Europe, il a fondé le département de sociologie à
l'université de Californie à Berkeley, et il en fut brièvement
président. En 1953, il a quitté Berkeley où régnait une certaine confusion institutionnelle pour devenir doyen à l'Université de Californie, et plus tard vice-président. Il est resté dans le système de l'université de Californie jusqu'en 1972, quand il est parti pour l'Université de l'Arizona à Tucson. Peu de temps après, il a été nommé au prestigieux Albert Schweitzer Chair à l'université Columbia.
Après sa retraite de Colombia en 1978, Robert Nisbet a continué son travail de recherche pendant huit années à l'American Enterprise Institute à Washington, D.C.. En 1988, le Président Reagan lui a demandé de s'occuper de la Jefferson Lecture in Humanities, conférence commanditée par la National Endowment for the Humanities (en).
Nisbet est un des rares sociologues qui, au milieu du XXe siècle, était conservateur. Parmi ses parrains intellectuels, il convient de citer Willmoore Kendall (en), Russell Kirk, Kenneth Minogue (en), Michael Oakeshott, Edouard Shils et Richard M. Tisserand.
Dans son ouvrage, La tradition sociologique, Il a théorisé
l'apparition de cette discipline, considérant qu'elle est la conséquence
de deux révolutions, l'une politique (la révolution française), la seconde intellectuelle (la philosophie des lumières).
- Notices d’autorité : Fichier d’autorité international virtuel • International Standard Name Identifier • Bibliothèque nationale de France • Système universitaire de documentation • Bibliothèque du Congrès • Gemeinsame Normdatei • Bibliothèque nationale de la Diète • WorldCat
- (en) Robert G. Perrin, « Robert Alexander Nisbet », Proceedings of the American Philosophical Society, vol. 143, no 4, 1999, p. 695–710 (lire en ligne)
- (en) Nicolas Kessler, « Conservatisme et sociologie : une approche de l’œuvre de Robert Nisbet (1913-1996) », L'année sociologique, vol. 50, no 1, 2000
- Robert Nisbet, « Essay: Conservatives and Libertarians: Uneasy Cousins », Modern Age XXIV (Winter 1980), Canadian Conservative Forum
Une approche de l’œuvre de Robert Nisbet (1913-1996)
Le sociologue américain Robert Nisbet a
toujours considéré l’histoire comme le théâtre d’un affrontement
ininterrompu entre l’État et les groupes sociaux. Dans cette
perspective, la modernité lui apparaissait moins comme Père de
l’individu que comme le triomphe, sur les ruines du pluralisme
constitutif des sociétés traditionnelles, d’une communauté politique
absolutiste et centralisée. Inquiet des conséquences politiques et
morales de cette évolution, il s’est fait l’apôtre d’un conservatisme
éclairé qui se confondait à ses yeux avec la défense des prérogatives
des corps intermédiaires face aux empiétements de la puissance publique.
Un tel conservatisme constituait d’ailleurs selon lui l’une des sources
d’inspiration majeures de l’imagination sociologique.
***
Remerciements : Cet article a été publié dans La Nouvelle Revue de Sociologie en 2000 (L’Année sociologique,
2000, n°1, p. 147 à 194.) et est reproduit ici avec l’aimable
autorisation des Presses Universitaires de France et de l’auteur,
Nicolas Kessler, historien, auteur du Que Sais-Je : Le conservatisme américain (PUF, 1998).
« Le trait le plus remarquable des
sciences humaines et des sciences sociales contemporaines est sans aucun
doute l’accent mis sur l’aliénation de la personne et la dégénérescence
de la culture[1]. » Dès 1953 et les premières lignes de The Quest for Community, le
sociologue américain Robert Nisbet expose clairement ce qui va
demeurer, tout au long de sa vie, sa préoccupation première : le constat
du profond sentiment de malaise engendré au sein des élites
occidentales par la montée en puissance de la société de masse. « Si le
mythe de l’homme rationnel a dominé la pensée de la Renaissance,
explique-t-il, le mythe de l’homme naturel celle du siècle, et le mythe
de l’homme économique et politique celle du XIXe siècle, il semble que
ce soit l’image de l’homme aliéné et « décalé » qui doive s’imposer aux
yeux des historiens du futur comme la figure clef de la pensée du xxe
siècle[2]. »
Convoquant tour à tour Niebuhr, Bernanos, Spengler et Berdiaeff à la
barre, Nisbet dresse un inventaire méthodique des « désillusions du
progrès ». « Désorganisation », « désintégration », « déclin »,
« crise », « insécurité », « instabilité » lui paraissent être devenus
les maîtres mots du débat idéologique contemporain. « Nous ne croyons
plus, note-t-il sombrement, que les problèmes sociaux puissent être
automatiquement résolus par un réajustement des structures économiques
et politiques [...] Notre confiance instinctive en la capacité de
l’histoire à dégager [...] de nouveaux et plus sécurisants principes
d’organisation sociale et morale a disparu[3]. »
À la différence d’un certain nombre
d’analystes postérieurs, Nisbet ne voit pas là le signe d’une involution
maladive du monde intellectuel. « On décèle, explique-t-il au
contraire, jusqu’au sein des couches les plus « normales » de la
société, un sentiment croissant d’isolement et d’insécurité[4]. » Ce n’est pas une illusion d’optique : tel qu’il apparaît dans les traités de psychologie et les enquêtes statistiques, les talk shows radiophoniques
et la littérature populaire, l’homme moderne a tous les traits d’un
névrosé. Déraciné, confronté à l’anonymat et au « froid social » des
grandes métropoles, « il est étranger aux autres hommes, à son travail,
au lieu où il est et même à sa propre identité. Loin de posséder en
lui-même les ressources de la raison et de la stabilité, il les sent
menacées et se sent en quelque sorte assiégé, au sens métaphysique du
terme[5]
». Dans cet univers de plus en plus oppressant, frustration et
fragilité psychologique sont la règle. Équivalent sociologique du Kulturpessimismus des
intellectuels, la morosité diffuse qui lui semble toucher une frange de
plus en plus large de la population conforte Nisbet dans l’idée que le
catastrophisme en vigueur dans le monde n’est que le signe avant-coureur
d’un dysfonctionnement généralisé des mécanismes de régulation sociale.
A la racine du mal, il y a selon lui la
crise ouverte d’une certaine conception du progrès. Au cours des deux
derniers siècles en effet, l’humanité a subi un bouleversement sans
précédent dans son histoire :« l’affaiblissement, voire la disparition
de la communauté de proximité, la dissolution des liens personnels,
l’érosion de la place du sacré dans les affaires humaines[6]
» ont déterminé une approche complètement nouvelle des relations entre
l’individu et la collectivité. À l’ère du groupe restreint a succédé
l’ère de l’individu roi. Débarrassé du carcan de ses appartenances, le
sujet a acquis une autonomie sans précédent. Tout au long de la période,
les instigateurs de ce bouleversement ont pensé concourir au bonheur de
l’humanité. En affranchissant l’individu de ses liens hiérarchiques et
communautaires, en le libérant de la tutelle des religions révélées, ils
ont cru accroître d’autant son épanouissement et sa créativité.
« Le morcellement social, la dislocation des coutumes et des statuts, le triomphe de l’impersonnalité ont été unanimement salués [...] parce qu’ils constituaient autant de moyens de libérer l’homme des chaînes du passé et d’offrir l’individu un contexte où sa nature [...] pourrait développer sans limite ses potentialités[7]. »
Aucun véritable débat à ce sujet :
« L’essence même de l’idée de progrès était l’assertion que l’histoire détenait un pouvoir organisateur conduisant immanquablement [...] une civilisation supérieure. C’est pourquoi les conséquences des bouleversements institutionnels [...] pouvaient être négligées. L’essentiel était de garantir que les obstacles au progrès [...] étaient balayés[8]. »
C’est cette conviction qui est d’après
Nisbet en train de s’effondrer. On réalise peu peu que, loin d’augurer
une ère nouvelle et idyllique, le démantèlement de ces corps
intermédiaires qui s’intercalaient entre l’individu et la collectivité,
le relâchement du système complexe de disciplines et d’allégeances qui
constituaient jusque-là le cadre moral de l’existence ont ouvert un vide
béant au coeur de l’édifice social. Désorganisée en profondeur, la
société n’est plus qu’un « mouvement brownien » de molécules libres, où
« tout service, toute responsabilité et toute assistance portée autrui
supposent [...] un paiement comptant[9]
». Cette artificialité des rapports sociaux finit forcément par
rejaillir sur l’équilibre psychique du sujet. « Replié sur lui-même,
sans réelle fonction sociale, l’individu isolé est en proie au désespoir
et une introspection obsessionnelle[10].
» Au lieu de lui apporter la « libération » escomptée, la modernité n’a
que la solitude lui proposer. C’est ce qui explique que « la société
contemporaine, spécialement dans ses classes moyennes, tende par sa
structure même produire [...] le désenchantement, le déracinement et les
troubles psychiques[11] ».
Autant dire que la figure de l’ «
individu libre » n’est pour Nisbet qu’une illusion d’optique. Mobilisant
toutes les ressources de la sociologie et de l’anthropologie, il
s’efforce au contraire de mettre en évidence le rôle déterminant joué
par les groupes de proximité dans la formation de la personnalité. Aux
individualistes, il reproche d’avoir confondu les ressources de
l’individu avec celles de son environnement. Ce sont la famille, la
paroisse, la communauté locale qui constituent a ses yeux la véritable
matrice de l’identité.
« C’est a l’intérieur de tels groupes, rappelle-t-il avec véhémence, que sont apparus les types primaires d’identification : amitié, fidélité, prestige, reconnaissance. C’est également la que sont apparus et se sont développés les principaux stimuli du sens de l’effort, de la piété, de la tendresse ainsi que le goût de la liberté et de l’ordre[12]. »
Le sens moral, la capacité a distinguer
le bien du mal, le sacré du profane ou même le beau du laid ont toujours
ainsi procédé de l’intégration du sujet a une communauté homogène. Pire
: l’intensité même de ces sentiments est proportionnelle à l’emprise
exercée par le groupe sur le sujet. Un contexte associatif solidement
charpenté déterminera des allégeances stables et efficaces. Des
communautés fragilisées ne susciteront a l’inverse que de déchirants
conflits intérieurs.
Le problème de la famille est cet égard
symptomatique. Plus que d’une évolution des mœurs ou des pratiques
sociales, sa crise actuelle procède selon Nisbet de l’état d’impuissance
administrative auquel l’a confiné l’individualisme triomphant. Amputée
de la plus grande partie de ses fonctions économiques, transformée en un
« fantôme juridique », elle n’est plus capable de jouer efficacement
son rôle stabilisateur. Il ne faut pas d’après Nisbet chercher plus loin
l’origine du désarroi et de la révolte de l’adolescent : «
L’adolescence, observe-t-il, est aujourd’hui la période [...] où le
décalage entre le fantôme et la réalité de la famille moderne se
manifeste a l’enfant[13].
» C’est le moment où l’autorité des parents, qui ne correspond plus a
aucune nécessité vitale, apparaît pour ce qu’elle est réellement,
c’est-à-dire purement artificielle. À partir de cet instant, la
transmission des codes et des valeurs se révèle impossible.
Prématurément livré lui-même, l’adolescent sombre dans une profonde
crise d’identité, qui préfigure assez bien la condition de l’homme
moderne. Privé de repères stables, de sens moral et de discipline, il
bascule dans l’égoïsme et le nihilisme, et vit son auto-affirmation sur
le mode de la frustration. Partant de cet exemple Nisbet n’hésite pas à
dépeindre le « mal du siècle » comme une gigantesque « crise
d’adolescence » : l’effondrement brutal d’un système de valeurs
fragilisé par la dislocation des instances de médiation sociale dont il
émanait.
Cette crise du sens moral débouche pour
l’individu sur un sentiment exacerbé d’ « aliénation ». Plus proche de
l’idée durkheimienne d’anomie que de son acception marxiste classique,
cette idée d’aliénation représente pour Nisbet la détresse morale du
sujet livré à lui-même, dans un contexte social amorphe et impersonnel.
« Mis à jour par le psychiatre aussi bien que par l’artiste » cet état très particulier se caractérise par « la sensation [...] d’être confronté à un univers hostile, la crainte de la liberté, l’angoisse face à la violence, un sentiment d’impuissance face aux difficultés quotidiennes[14] ».
L’aliénation, c’est le sentiment
d’apathie, d’ennui, d’hostilité qui procède de la désaffection
croissante de l’individu pour les formes du social. « Non seulement,
observe Nisbet, l’individu ne se sent pas intégré à l’ordre social, mais
il ne recherche même plus l’intégration[15]. » Pour désigner ce phénomène, le sociologue parlera également de « dissociation morale » :
« Aucun des différents rôles mécaniques que l’individu est contraint de jouer ne touche son moi profond, au contraire tous le séparent de lui-même et font qu’il est en quelque sorte existentiellement absent des actes qu’il accomplit[16]. »
C’est le projet individualiste dans son
ensemble dont Nisbet entend par là même dénoncer la faillite. Faillite
dont témoigne à ses yeux la réhabilitation progressive dans le champs
des sciences sociales de la notion de communauté. « Le
sentiment de la perte et de l’absence de la communauté, observe-t-il,
n’a jamais été aussi puissant. » Encore faut-il s’entendre sur la
définition exacte de ce concept ambigu : dans l’esprit de Nisbet
celui-ci recouvre « tous les types de relations caractérisées à la fois
par des liens affectifs étroits, profonds et durables, par un engagement
de nature morale et par une adhésion commune à un groupe social ». Ce
qui importe, c’est moins la nature exacte de ces relations que leur
caractère englobant.
« La force de l’appartenance à la communauté résulte de ce que celle-ci, répondant à des motivations plus profondes que la simple volonté ou l’intérêt, réussit à submerger la volonté individuelle. C’est ce à quoi ne peuvent parvenir les unions résultant d’un consentement uniquement fondé sur la convenance personnelle ou la raison[17]. »
Ainsi définie, l’idée de communauté
résume tout ce qui fait défaut aux sociétés contemporaines : une
certaine chaleur sociale, un enracinement retrouvé et surtout une
perception claire des finalités individuelles et collectives. C’est ce
qui contribue selon lui à faire de l’aspiration communautaire — cette « Quest for Community » qui donne son titre à l’essai — l’une des « grandes affaires » de la modernité.
[1] Robert Nisbet, 1953, The Ouest for Community : A Study in the Ethics of Order and Freedom, New York, Oxford University Press, rééd. 1990, p. 3.
[2] Ibid., p. 9.
[3] Ibid., p. 6.
[4] Ibid., p. 15.
[5] Robert Nisbet, 1966, The Sociological Tradition, New York, p. 328.
[6] Robert Nisbet, 1975, Twilight of authority, New York, Oxford University Press, p. 78.
[7] Robert Nisbet, Twilight of Authority, op. cit., p. 2.
[8] Ibid., p. 224.
[9] Robert Nisbet, 1988, The Present Age, New York, Harper & Row, p. 86.
[10] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p. 13.
[11] Ibid., p. 16.
[12] Ibid., p. 45.
[13] Ibid., p. 57.
[14] Ibid., p. 45-46.
[15] Ibid., p. XXIII.
[16] Robert Nisbet, La tradition sociologique, op. cit., p. 328.
L’État en accusation
Quant à expliciter les causes de ce
processus d’atomisation et de fragmentation sociale, Nisbet ne mâche pas
ses mots : « L’argument de ce livre, expliqué en préambule à un
chapitre essentiel de la Quest, est que l’événement le plus lourd de conséquence pour l’organisation des sociétés occidentales a été l’émergence et le développement de l’État territorial centralisé[18].
» Tournant le dos aux déterminismes « économiques, religieux et moraux
», Nisbet annonce ainsi sa volonté de réhabiliter la prégnance des «
causes politiques[19]
». Non qu’il nie le moins du monde l’impact sociologique de la Réforme,
du progrès technique ou de la Révolution industrielle : il veut
seulement insister sur le fait qu’aucun de ces bouleversements
n’auraient pu avoir lieu sans la transformation préalable du contexte
administratif de la vie sociale des populations européennes. Il est
clair en effet à ses yeux que « quel que soit l’impact de
l’industrialisation, de la technologie, du marché libre [...] les
conséquences de ces processus ont beaucoup à un système révolutionnaire
de droits et de pouvoirs qui ne doit rien aux mécanismes économiques[20] ». Relativement fixiste dans sa conception du mouvement social[21],
le sociologue voit dans l’ « invention de l’État », bouleversement sans
précédent « tant dans la structure sociale elle-même que dans la façon
dont les hommes l’appréhendent » le déclencheur ultime des mutations des
deux derniers siècles. Véritable révolution copernicienne dans le
champs de la politique, cet ébranlement titanesque a servi de catalyseur
à une tendance générale qui n’aurait pu sans lui se réaliser
pleinement.
C’est que l’État n’est pas pour Nisbet
un simple cadre politique : c’est aussi un mode de sociabilité à part
entière, qui lui paraît exclure par définition toute idée de pluralisme.
« L’État, expliquera deux décennies plus tard le sociologue français
Pierre Rosanvallon, ne se limite pas à la production d’un territoire
politique et juridique homogène en rupture avec la géographie hétérogène
du monde féodal. Il cherche à territorialiser à sa façon la société
elle-même. Il conçoit la société comme son « territoire profond » en
quelque sorte [...] C’est pourquoi il n’aura de cesse que de détruire
méthodiquement toutes les formes de socialisations intermédiaires
formées dans le monde féodal qui constituaient des communautés
naturelles suffisamment importantes dans leur dimension pour être
relativement autosuffisantes[22].
» C’est, à peu de choses près, le constat que dresse Nisbet en 1953.
Persuadé que « l’histoire de l’État occidental a été caractérisée par
l’absorption progressive de pouvoirs et de responsabilités autrefois
détenus par d’autres types d’organisation et par une relation de plus en
plus directe entre l’autorité souveraine et le citoyen[23]
», le sociologue établit un parallèle rigoureux entre le démantèlement
de l’ancienne infrastructure communautaire et l’avènement de la «
communauté politique », structure sociale monolithique et pyramidale,
exclusive de toute forme d’hétérogénéité.
Pour étayer sa thèse, Nisbet n’hésite
pas remonter très loin : c’est au XVIe siècle qu’émerge, selon lui, la
théorie moderne de la souveraineté. Inquiets des dissensions internes
qui fragilisent la cohésion du royaume, confrontés l’opposition des
protestants et des monarchomaques, Jean Bodin et les Politiques formulent alors la première définition absolutiste » de la puissance politique. L’innovation est avant tout juridique.
« La première marque du prince souverain, écrit Bodin en 1583, c’est la puissance de donner loi tous en général et a chacun en particulier [...] sans le consentement du plus grand nombre[24]. »
Cette clause marque toutefois un
tournant décisif dans l’histoire de l’institution monarchique ; le
pouvoir n’est plus, comme auparavant, soumis la loi, mais peut au
contraire en disposer sa guise. Pire : il en revendique le monopole
absolu. Au pluralisme médiéval, caractérisé par la dispersion et le
morcellement de la souveraineté, succède un système juridique
monolithique, culminant en la personne du roi. Aux antipodes de la
féodalité et de sa « cascade de suzerainetés et d’hommages », Bodin crée
ainsi les catégories conceptuelles permettant de penser l’État comme
une totalité unifiée et productrice de normes.
Soucieux de garantir la paix civile,
Bodin et ses amis voulaient surtout réglementer les droits et les
privilèges des autorités coutumières, en les faisant dépendre d’une
concession explicite et conditionnelle de l’État. Ce faisant, ils n’ont
vraisemblablement pas eu conscience d’enfoncer un coin dans les
institutions de leur temps.
« Bodin, explique Nisbet, était profondément affecté par les problèmes de société qu’on ne pouvait espérer résoudre que par une limitation drastique des droits et des devoirs revendiqués par divers groupes et corporations français. La concurrence juridique des diverses législations [...] l’influence centrifuge des coutumes et allégeances dépendant soit d’autorités locales, soit d’autorités étrangères, les guerres de religion, l’anarchie économique, tous ces maux pouvaient être atténués ou résolus par l’érection de la puissance royale au-dessus des autres pouvoirs[25]. »
Mais rien n’est plus étranger au pluralisme médiéval que ce principe de la concession. N’ayant
plus de réelle souveraineté, plus de responsabilité collective ni
d’existence hors de la loi civile, les groupes sociaux ne sont plus que
des organes passifs de la République. Bodin recompose la
société politique, non plus autour d’une interpénétration sans fin de
souverainetés particulières, mais autour d’un principe unique et
rationnel de cohésion. Il annonce en cela l’ère de l’État absolu.
Nisbet veut voir dans cette « révolution
» une conséquence fâcheuse de la réintroduction en Europe du droit
romain impérial. « L’Occident, écrit-il, a été romanisé deux fois[26].
» C’est le droit romain et sa « discipline de caserne » qui ont selon
lui fourni à l’État monarchique les instruments conceptuels de son
affirmation. Pour expliquer ce phénomène, le sociologue insiste sur «
l’accent mis par les Romains sur la centralisation légale, la
supériorité du souverain sur les autres types d’autorité[27]
». Il veut voir dans cette configuration le « levier qui a permis le
déplacement des masses énormes de droits et de traditions accumulés par
l’histoire[28]
». Au contraire du droit coutumier:le droit romain n’a en effet jamais
reconnu la validité juridique des prérogatives féodales et n’a jamais
admis qu’il puisse y avoir d’autres entités souveraines que l’individu
et l’État. C’est ce qui explique son impact destructeur.
« L’attention particulière, explique Nisbet, accordée par les Romains au Prince, qui seul est legibus solutus et aux individus unis seulement par la souveraineté de l’État, [...] a sonné le glas du pluralisme corporatif et de la décentralisation légale qui caractérisaient la société médiévale[29]. »
Auteur charnière, « qui a un pied dans la Renaissance, un pied dans le Moyen Âge et un autre dans la modernité intellectuelle[30]
», Bodin ne va cependant pas très loin sur la voie qu’il a tracée. Son
esprit est encore trop imprégné des valeurs médiévales pour qu’il puisse
prétendre donner une formulation systématique à ses institutions
novatrices. Il ne remet notamment jamais en cause la fonction sociale
des groupes intermédiaires L’amicitia aristotélicienne reste à
ses yeux le principe de la cohésion civique, et le véritable creuset de
la sociabilité. Aussi le royaume demeure-t-il dans son système une «
communauté de communautés », un patchwork de corps sociaux
autonomes. « Les associations, précise Nisbet, les corporations et les
fraternités sont toutes, dans son esprit, logiquement et historiquement
antérieures à l’État. Il est impossible de lire Bodin sans comprendre la
fonction d’instances de solidarité et de contrôle qu’il attribue aux
groupes sociaux[31].
» Le transfert de souveraineté ne s’accompagne pas d’un transfert de
compétences. S’il plonge son rhizome juridique au cceur de l’organisme
social, l’État reste en pratique juxtaposé à une société civile autonome
sur laquelle il n’a que peu de prise.
Il va en fait falloir attendre un
demi-siècle pour assister, avec Thomas Hobbes à la véritable
actualisation de la théorie de la souveraineté. Le premier, Hobbes ose
en effet s’affranchir du « médiévisme » résiduel qui
sous-tendait la pensée de ses prédécesseurs. S’appuyant sur un paradigme
individualiste et contractualiste, il écarte d’un revers de manche
leurs dernières précautions. Puisque l’État est le fruit d’un simple
contrat entre les individus, aucune considération « sociologique » ne
vient plus contrecarrer l’unification de la « communauté politique ».
Nisbet insiste sur les conséquences de cette « libération » :
« Disparue chez Hobbes, explique-t-il, l’attirance paradoxale (de Bodin) pour les associations territoriales ou spirituelles, et pour les coalitions d’intérêts. Disparu aussi (son) profond respect pour les liens de parenté, pour l’inviolabilité du foyer, pour l’autorité imprescriptible du père de famille[32]. »
L’État souverain est non seulement chez
lui la forme suprême d’organisation sociale, mais aussi la seule forme
d’organisation sociale légitime.
« À la différence de Bodin, Hobbes ne reconnaît aucun état prépolitique de la société [...] Pour Hobbes, il n’y a pas de juste milieu entre l’individu isolé, apeuré et sans défense et le citoyen de l’État absolu[33]. »
Cet approfondissement est d’après Nisbet
la conséquence du succès à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle,
d’une nouvelle approche du « droit naturel ». Dans Droit naturel et histoire, Leo Strauss a clairement établi cette distinction entre le « droit naturel classique » et le « droit naturel moderne » dont le de Cive est
la première illustration. Alors que le premier s’enracinait dans une
vision de l’homme « animal politique » et dans une cosmogonie
téléologique, le second postule que l’homme est fondamentalement libre,
et « doit être regardé comme un être essentiellement complet
indépendamment de la société civile[34]
». Postulant l’autonomie ontologique de l’ « homme naturel », le «
droit naturel » nouvelle formule ne reconnaît qu’un mode d’association,
le contrat et qu’une forme politique, l’État.
« Chez Hobbes, explique Nisbet, les relations et la morale traditionnelle sont soit purement et simplement négligées, soit rationalisées en liens dérivables de la nature présociale de l’homme[35]. »
La fiction individualiste permet de dépasser l’aporie bodinienne et de reconstruire le Commonwealth, non
plus sur les bases d’irréductibles micro-sociétés, mais sur
l’agglomération arithmétique d’unités transparentes et atomisées. La «
société rationnelle doit répudier tout ce qui vient de la tradition.
Elle doit reposer sur l’individu naturel et non [...] sur le membre
d’une corporation ou d’une Église[36] ». Ébauchée par Bodin, l’unification du champ politique est aussi consacrée par une philosophie cohérente.
Cette vision des choses contribue à
fonder un absolutisme sans précédent. Entre un individu sans défense,
voué à subir les exactions de ses congénères, et un État garde-chiourme,
omniprésent et omniscient, aucune médiation hiérarchique ou
communautaire n’est plus envisageable. Les corps intermédiaires ne sont
plus seulement illégitimes ; ils sont désormais considérés avec
suspicion. Tous les obstacles à la puissance publique sont considérés
comme des menaces pour la paix civile et la « sécurité » de la personne
humaine. Point de salut hors l’État : l’Église, la famille, les
associations professionnelles doivent s’effacer devant l’omnipotence du Léviathan ou
disparaître. Le triomphe définitif du droit romain sur le droit
coutumier achève par le biais du contractualisme de balayer les derniers
contre-pouvoirs et les derniers vestiges de l’ordre féodal, annonçant
clairement le « tout-à-l’État » contemporain. Comme l’écrit au même
moment Bertrand de Jouvenel, Hobbes « a vu et voulu les
conséquences de principes qu’il posait. Il s’est plu à imaginer un
Pouvoir total, il en a tracé avec un fanatisme de logicien l’effrayant
portrait : maître de toutes les propriétés, censeur de toutes les
opinions, ne pouvant être reproché quoi qu’il fasse puisque seul juge du
bien social et que le bien moral se ramène au bien social[37] ».
C’est tout l’édifice médiéval qui
s’effondre sous les coups du monisme hobbésien. Les corporations et les
groupes primaires sont les premières victimes de la nouvelle frénésie
étatiste. Comparés à des « vers grouillant dans les viscères de l’homme
naturel », ils sont promis à une prompte dissolution. L’Église perd sa
position privilégiée. Reléguée au rang d’auxiliaire de l’État, elle n’a
plus le droit de cité qu’à condition qu’elle « se place sans discuter
sous son autorité ». La famille, enfin, n’est pas épargnée. Encore
inviolable chez Bodin, elle tombe sous le coup de la loi. Le père de
famille, écrit Hobbes, « oblige ses enfants et ses domestiques aussi
loin que la loi le permet, mais pas plus loin, parce que personne n’est
tenu d’obéir à des demandes contraires à la loi[38]
». Son statut particulier ne suffit plus à la mettre à l’abri des
ingérences du législateur ; Hobbes ne veut d’ailleurs pas entendre
parler de « particularité ». La famille n’est à ses yeux qu’une
association volontaire de sujets autonomes, régie par un contrat. Nulle
place pour une quelconque transcendance : de même que les groupes locaux
et professionnels, elle est dépouillée de tous les attributs coutumiers
ou religieux qui lui eussent permis de résister avec succès aux assauts
du pouvoir.
Une dernière étape est franchie avec Rousseau : ce que l’on pourrait appeler l’étape du passage l’acte. Quelle
que soit leur audace, les avancées de Bodin et de Hobbes restent en
effet du domaine de la spéculation. L’un comme l’autre demeurent
profondément conservateurs. Ils proposent moins un nouveau projet de
société qu’une relecture novatrice des institutions existantes. Leur
démarche est principalement analytique. Tout change avec le Contrat social. Bien qu’il présente de nombreuses similitudes avec le Léviathan, ce
texte fondateur est bien davantage que la reprise systématique des
intuitions novatrices de la philosophie politique du XVIIe siècle. Il
ouvre selon Nisbet l’ « ère des révolutions ». C’est avec lui que le
mouvement historique qui conduira à la réforme effective des
institutions du vieux monde voit le jour. À la statique du pouvoir élaborée par Hobbes et Bodin, Rousseau vient en effet ajouter une dynamique originale. Non seulement « sa théorie de la souveraineté est de loin la plus rigoureuse[39]
», mais il donne au processus d’atomisation et de centralisation sa
raison d’être idéologique en l’investissant d’une mission messianique
dont la mise en œuvre va provoquer un bouleversement sans précédent dans
l’histoire.
« On ne trouverait pas, conclut Nisbet, dans l’histoire des idées politiques, de doctrine plus potentiellement révolutionnaire[40]. »
Si Hobbes a appuyé son absolutisme sur
un individualisme ontologique, cette fiction théorique prend chez
Rousseau une tonalité militante. Le Genevois ouvre l’ère de l’activisme
antisocial. S’appuyant notamment sur le Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité, Nisbet
dénonce en lui le plus intempérant des « gauchistes ». Rousseau n’a
d’après lui jamais été animé par autre chose que par une haine viscérale
du lien social et une volonté farouche de le démanteler coûte que
coûte. Son œuvre tout entière est sous-tendue par une dénonciation sans
fin de l’ « hypocrisie » et de « inauthenticité » de la société de son
temps. Rousseau n’est pourtant pas un anarchiste ; s’il considère que
l’homme naît « bon », et que la société le pervertit, il ne croit pas un
instant à la possibilité d’un retour à « état de nature ». Réaliste, il
préfère placer ses espoirs dans une régénération interne de la cité,
une refonte complète des institutions qui restaure pour l’individu les
conditions d’une existence vertueuse. C’est ici que l’État entre en jeu.
Lui seul peut décomposer et recomposer le tissu communautaire, et
résoudre la « difficulté » énoncée dans le sixième chapitre du Contrat : « Trouver
une forme d’association qui défende et protège de toute la force
commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle
chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi
libre qu’auparavant[41]. »
Il ne s’agit donc plus, comme dans le Léviathan, de
morceler les corps sociaux pour permettre à l’État de déployer son
action. L’État rousseauiste constitue une force libératrice, qui vient
affranchir l’individu de la « tyrannie » de ses semblables. Dans l’État,
l’individu reprend en main son destin et retrouve sa dignité perdue.
Son engagement contractuel vise moins à garantir la sécurité de ses
biens et de sa personne que son autonomie. La doctrine rousseauiste se trouve ainsi « à la confluence d’un individualisme radical et d’un autoritarisme intransigeant[42]
». Le premier, Rousseau postule l’identité de la liberté avec
l’exercice du pouvoir. Chez lui, « le pouvoir est la liberté, et la
liberté est le pouvoir. La vraie liberté consiste en la soumission
délibérée de l’individu à la totalité de l’État[43]
». Seule sphère de libération des injustices inégalitaires, l’État est
fondé à revendiquer le monopole de la souveraineté. Parce qu’il est
rédempteur et thérapeutique, les esprits « éclairés » doivent encourager
ses prétentions. Avec le Contrat social, les notions d’ordre
et de liberté se réconcilient ainsi en une synthèse redoutable, à
laquelle aucune argumentation conservatrice ne peut espérer s’opposer.
Nisbet va plus loin : non content
d’avoir justifié la prééminence de l’ « État politique », individualiste
et égalitaire, Rousseau en a selon lui prévu le volontarisme
antisocial. La survie de son système suppose en effet une parfaite «
transparence » de la société.
« Quand il se fait des brigues, prévient le Genevois, des associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport ses membres et particulière par rapport à l’État : on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement autant que d’associations [...] il importe donc pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État[44]. »
Ainsi défini, le contractualisme suppose
la proscription des interdépendances infra-étatiques, et la dissolution
des corps intermédiaires. En cela encore, Rousseau va beaucoup plus
loin que Hobbes : il exige une croisade incessante contre la tendance
même de l’être humain reconstituer le tissu associatif, une « révolution
permanente » contre les penchants coupables de sa nature ; un ordre
social « juste » n’est pas envisageable sans une vis generatrix et une vis conservatrix qui,
dans l’état actuel des choses, ne peut être qu’un État autoritaire. «
L’État unitaire, conclut Nisbet, demande la refonte de la nature humaine
jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de démangeaisons dans le corps politique[45]. »
[19] Ibid., p. XXIII.
[20] Ibid., p. 94.
[21]
De son aveu même, Nisbet a surtout voulu contrebalancer les excès de ce
qu’il appelle le « développementarisme » : l’idée que les sociétés
humaines évoluent comme de grands organismes, sous l’effet d’un principe
interne et linéaire de transformation. A plusieurs reprises, il
dénoncera le caractère illusoire et réducteur de cette reconstruction a posteriori du
mouvement historique. Les structures socio-économiques sont ses yeux
plutôt stables ; leur développement n’a en tout cas aucun caractère « naturel ». « Si
une population, explique-t-il, n’est pas obligée par une contrainte
soudaine à modifier ses pratiques sociales, on peut être certain qu’elle
les conservera en l’état et qu’elle en tirera une profonde
satisfaction. » C’est pourquoi « l’étude des transformations sociales
est inséparable de l’événementiel historique » ; « Aussi longtemps que
le village, la tribu, le clan ou la caste [...] ont maintenu intact le
fil de leurs traditions, leur configuration n’a pour ainsi dire pas
évolué durant des milliers d’années. La révolution qui bouleverse
actuellement le monde est le résultat d’une série d’événements —
invasions, migrations, innovations techniques — survenus en Occident
depuis trois siècles. »
[22] Pierre Rosanvallon, 1989, Le libéralisme économique, Paris, Le Seuil, p. 115.
[23] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p. 44.
[24] Jean-Jacques Chevallier, 1970, Les grandes oeuvres politiques de Machiavel a nos jours, Paris, A. Colin, p. 38.
[25] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p. 111.
[26] Robert Nisbet, Twilight of Authority, op. cit., p. 167.
[27] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p. 111.
[28] Ibid., p. 176.
[29] Ibid., p. 102.
[30] Ibid., p. 120.
[31] Ibid., p. 113.
[32] Ibid., p. 117.
[33] Ibid., p. 114.
[34] Leo Strauss, 1953, Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion, 1986, p. 167.
[35] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p 117.
[36] Robert Nisbet, 1966, The. Sociological Tradition, New York, Oxford University Press, traduit sous le titre La tradition sociologique, Paris, PUF, 1984 et 1993, p. 71.
[37] Bertrand de Jouvenel, 1947, Du pouvoir. Histoire naturelle de sa croissance, Paris, Hachette, 1987, rééd., p. 494.
[38] Robert Nisbet, The Quest for Community, p. 122.
[39] Ibid., p. 125.
[40] Ibid., p. 134.
[41] Jean-Jacques Rousseau, 1762, Du Contrat social, Paris, Hachette, 1992, rééd., p. 178.
[42] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p. 126.
[43] Ibid., p. 134.
[44] Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, op. cit., p. 23.
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