L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre.
Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.
Ce
sont les vacances et pourquoi pas s'interroger sur des idées autres
des nôtres; Ici Karl Marx en son temps nous expose de manière concise
ce qu'il entend par "socialisme" pourvoyeur de libertés. Comment nos
socialopithèques de tous les bords auraient dérogé à tous ses
préceptes.
Absolument à lire, des éléments très intéressants paraissent utiles à la réflexion, aux débats entre libéraux, merci .
Sommaire:
A) Karl Marx était un libéral - Zaki LAIDI - Libération
B) Socialisme, libéralisme et égalité - Pierre MOSCOVICI - Libération
C) Analyse libérale de Karl Marx - par Pierre Rondeau
(son site)
D) Marx et la critique du libéralisme - laurence hansen-love - Overblog
E) Marxisme de Wikiberal pour information et Karl Marx
F) Les racines libérales classiques de la doctrine marxiste des classes - Stéphane Couvreur/Ralph Raico - Institut Coppet
G) MARX LE DERNIER DES LIBERAUX ? - Bernard Paranque (Euromed Management)1
H) Libre-échange : Frédéric Bastiat VS Karl Marx - par
Francis Richard
dans
Poing de vue
A) Karl Marx était un libéral
Le libéralisme ne se résume ni en une phrase ni en un corpus canonique
et homogène. Mais le point de ralliement du libéralisme c'est
l'aspiration forte à l'émancipation de l'individu face aux tutelles de
la famille, de l'Eglise ou de l'Etat. Or, selon l'époque et les
situations, le sens donné à cette émancipation a changé, d'où les
inévitables confusions ou anachronismes. Marx, comme le rappelle Pierre
Manent, était libéral car il voyait dans la lutte des classes le moteur
de l'autonomie du social face à un Etat au service des classes
possédantes. Même la propriété publique des moyens de production a
longtemps été combattue à gauche, de crainte de compromettre la classe
ouvrière avec l'Etat bourgeois. L'identification absolue et théologique
de la gauche à l'Etat a atteint son paroxysme en France dans les
années 90, quand la défense de l'Etat s'est identifiée à la défense des
statuts des fonctionnaires de l'Etat. D'où la conversion de la gauche
radicale à la défense inconditionnelle de l'Etat et l'abandon de la
thématique de l'Etat bourgeois. L'Etat devient alors le rempart contre
le marché.
Ceci étant, la synthèse entre socialisme et libéralisme a été
historiquement très limitée car elle a buté sur l'articulation entre
libéralisme culturel d'une part, et libéralisme économique de l'autre.
Il y a bien sûr eu ici ou là des tentatives de synthèse idéologique,
mais elles sont restées toujours modestes. Avec le libéralisme culturel,
la gauche a entretenu une relation assez forte, surtout après Mai 68.
C'est au travers de l'émancipation culturelle des individus face aux
codes moraux de l'autorité familiale et religieuse que la gauche non
communiste des années 70 s'est développée. C'est aussi à gauche qu'est
née la revendication pour la parité homme-femme ou la lutte contre les
discriminations sexuelles. Mais à mesure que la gauche se montrait
culturellement libérale, elle se construisait une identité antilibérale
sur le plan économique, le néolibéralisme étant alors assimilé à la
dérégulation et à la marchandisation. Le problème est que cette
dichotomie entre libéralisme culturel et libéralisme économique devient
de plus en plus difficile à maintenir, car l'appropriation collective
des moyens de production n'est plus au coeur du projet de la gauche. De
surcroît, les logiques d'individualisation des préférences et des choix
coïncident aussi avec l'avènement d'une réalité socio-économique où
l'individualisation des tâches et des métiers, ainsi que la flexibilité
du travail, deviennent prépondérantes. C'est cette fluidité entre
libéralisme économique et libéralisme culturel qui contraint la gauche à
repenser son rapport au libéralisme. Or, c'est cette nouvelle donne que
la gauche ne sait plus gérer. De ce point de vue, le fait que le maire
de Paris se fasse l'avocat d'une synthèse politique entre socialisme et
libéralisme n'est pas un hasard. Il mesure que les demandes sociales
sont complexes, multiples et individualisées. Et que, face à cela, le
socialisme à la Robin des Bois véhiculé par la LCR est inopérant, même
si la redistribution jouera un rôle essentiel et continuera à diviser la
droite et la gauche. A partir de là, quels sont les axes autour
desquels la gauche peut continuer à être prioritairement au service des
plus vulnérables et non pas apparaître comme le premier syndicat des
fonctionnaires ?
Etre libéral et seulement libéral, c'est créer
des parcours sans se soucier des conditions concrètes de réalisation de
ces parcours. Etre social et libéral, c'est accompagner les parcours de
garanties crédibles. Remplacer le parcours par le statut, ce n'est pas
seulement remplacer un mot par un autre, troquer de la garantie contre
de la précarité. C'est prendre en compte la diversité des individus, la
diversité des tâches, leur constante évolution. Or, si le système
étatique est en crise profonde de confiance et de légitimité, c'est
précisément parce que la garantie statutaire ne suffit plus aux
individus. Ceci d'autant plus que l'Etat est probablement un des plus
mauvais gestionnaires de ressources humaines. La deuxième convergence
entre socialisme et libéralisme passe par l'abandon de la dichotomie
dépassée entre l'Etat et le marché. Voir dans l'Etat le représentant du
seul bien public et dans le marché son ennemi ne correspond plus à la
réalité du monde. L'Etat peut défendre des intérêts catégoriels
contraires au bien public. De la même manière que le marché peut créer
du bien public dès lors qu'il est encadré par des règles strictes. Le
succès spectaculaire du Vélib illustre bien le mariage entre un
quasi-bien public - le vélo - et un acteur privé. Or, pour dépasser
cette contradiction, il faut à tout prix que la gauche s'approprie la
logique de la concurrence et de la compétition qui sont des instruments
puissants de lutte contre les rentes. Les lois Royer, Galland et
Raffarin ont cherché à protéger le petit commerce contre les grandes
surfaces. La réalité est qu'elles ont renforcé la cartellisation sans
précédent de la grande distribution, faisant de la France un des pays
d'Europe où les baisses sont très rarement répercutées. Qui peut donc
nier que plus de concurrence réduira les prix en ouvrant davantage le
marché ? Etre favorable au marché, ce n'est pas troquer plus
d'efficacité contre plus de justice sociale. C'est, au contraire, éviter
la construction de rentes de situation qui profitent à ceux qui sont en
place au détriment de ceux qui cherchent à y entrer. C'est pourquoi,
partout où les individus se trouvent dans des conditions de départ à peu
près identiques, les valeurs de compétition et de concurrence doivent
devenir des valeurs de gauche.
Dès que l'on sort des caricatures
et des simplifications, il existe d'indéniables possibilités de synthèse
entre la gauche et le libéralisme, tout en sachant qu'elle ne sera
jamais facile. Mais en définitive, le problème n'est peut-être pas là.
Il est entre une synthèse pensée et revendiquée, et une autre qui serait
pratiquée dans la clandestinité sans être jamais assumée.
LAIDI ZakiZaki Laïdi directeur de recherche au Centre d'études européennes -Sciences Po.
B) Socialisme, libéralisme et égalité
La tournure que prend la phase préparatoire du prochain congrès du PS ne
laisse rien augurer de bon quant à la qualité du débat d'idées que les
militants, mais aussi la gauche française, sont en droit d'attendre des
socialistes. Le dernier épisode en date, opposant de manière un peu
artificielle deux responsables qui ont l'un et l'autre bien perçu les
enjeux du socialisme de demain, l'illustre jusqu'à la caricature. Du
livre que Bertrand Delanoë vient de publier, on a surtout retenu la
déclaration par laquelle l'auteur s'affirme socialiste et libéral. Ce
n'était, à vrai dire, pas son apport principal. Quelques heures cette
annonce, Ségolène Royal affirmait sur Canal + qu'elle voyait une
contradiction dans les termes, et que l'on ne pouvait, selon elle, être à
la fois socialiste et libéral. Le propos ne pouvait que surprendre,
venant d'une ex-candidate à l'élection présidentielle qui avait su dans
sa campagne briser quelques tabous et qui, dans son livre Maintenant, affirmait : «Nous, socialistes, nous sommes des libéraux au sens du libéralisme politique originel»; opinion répétée par elle il y a deux mois dans le Point.
Comme il semble exclu que Ségolène Royal ait depuis lors changé d'avis
sur le sujet, tout pousse à voir dans cette réaction une simple posture,
visant à faire apparaître son rival comme le fourrier de la
droitisation du parti et à se présenter elle-même comme la gardienne du
socialisme authentique. Le libéralisme mérite, dans nos rangs, une vraie
réflexion, non un échange de slogans.
Car c'est une banalité de rappeler que les socialistes sont
attachés aux libertés politiques. Elles sont même inscrites dans leur
code génétique. Reste la question du libéralisme économique. Qu'on le
veuille ou non, cette notion recouvre depuis longtemps, dans le
vocabulaire politique français, une acception bien précise. Les libéraux
français prônent une vision thatchérienne de l'économie, dans laquelle
le rôle de l'Etat se verrait confiné aux grandes fonctions régaliennes
que sont l'armée, la justice et la police, quand tout le reste serait
confié aux marchés. Or ce courant de pensée, hier incarné par Alain
Madelin, est aujourd'hui pratiquement inexistant dans la vie politique
française. Même Nicolas Sarkozy, qui se prétend libéral, est en réalité
l'archétype du bonapartiste conservateur qui, par la politique qu'il met
en oeuvre, encourage la rente. Les choix qu'il a opérés depuis un an,
notamment le bouclier fiscal, qui cache la suppression déguisée de l'ISF
pour les très gros patrimoines, et la généralisation de l'exonération
des droits de succession, favorisent la reproduction des inégalités de
richesses, génération après génération, et excluent que le mérite et le
travail puissent menacer les positions acquises. Dans le même temps, la
suppression des postes dans l'éducation nationale, qui touche les
banlieues plus durement que d'autres parties du territoire national,
prive les élèves des quartiers de toute chance sérieuse de voir l'école
jouer le rôle d'ascenseur social.
Les socialistes doivent
démontrer au pays qu'ils sont le parti qui garantit le mieux l'égalité
réelle. Mais nous ne saurions le faire en nous affirmant libéraux, au
risque de désorienter notre électorat et d'offrir des arguments à ceux
qui sont toujours prompts à décrire en nous les sociaux traîtres.
D'autant plus que, dans les faits, nous sommes moins intéressés par les
libertés formelles que par le moyen de leur donner un contenu réel, dans
la grande tradition du clivage - utile celui-ci - qui oppose
historiquement conservateurs et progressistes. Tous ceux qui attendent
une société moins dure, qui espèrent une amélioration de leurs
conditions de vie, se détourneraient de nous si, dans nos discours et
nos débats, le libéralisme venait à prendre le pas sur la justice
sociale et sur l'égalité.
Si le congrès de Reims devait se résumer
au choix entre un libéralisme aux contours imprécis et un socialisme
dont le contenu serait fixé à l'issue d'une consultation participative,
nous n'aurions pas beaucoup avancé dans la conception de l'alternative
politique qu'une opposition digne de ce nom se doit d'offrir au pays.
C'est pourtant l'objet du congrès, si nous savons éviter les faux
débats, prétextes à des affrontements de personnes, et au contraire nous
caler, avec intelligence, sur le calendrier électoral, en répondant à
une question fondamentale : qu'est-ce qu'être socialiste, en France, au
XXIe siècle ?
C) Analyse libérale de Karl Marx
L’économie de Marx a traversé les âges et constitue aujourd’hui, en
cette période de crise et d’incertitude, un excellent angle d’analyse et
un vecteur de solutions futures. A travers les thématiques aussi
puissantes et d’actualités que la baisse tendancielle du taux de profit,
de la crise du capitalisme, de la lutte des classes et de la révolution
prolétarienne, le vocabulaire marxiste a traversé les âges et conserve
une modernité à toute épreuve.
De nombreux intellectuels, militants, citoyens se
sensibilisent aux thèses de Marx et en appellent à une application
directe, à une relecture précise et scientifique, sans répéter les
erreurs du passé qui ont pu conduire à des régimes totalitaires et
fascistes. Il faut revenir à l’œuvre ancestrale de Karl Marx, sans
préjugé, sans jugement de valeur et en respectant précisément ses
injonctions.
Comme une économie keynésienne qui aurait fui les directives de John
Maynard Keynes ou une économie libérale avec intervention publique,
l’économie marxiste et néo-marxiste semblent rejeter les écrits de Karl
Marx pour imposer une vision postmoderniste d’inspiration hétérodoxe
sensiblement différente à ce que nous pouvons trouver dans l’œuvre du
philosophe Allemand. Il convient de rétablir la vérité et de remettre à
niveau la doxa marxiste : une économie d’inspiration libérale et
classique, faisant du marché le meilleur moyen de rétablir l’équilibre à
partir de l’ordre spontané, tout en luttant contre la hiérarchie
sociale historique du bourgeois contre le prolétaire, vecteur
d’inégalités et d’instabilités chroniques. Le meilleur moyen de mettre à
mal cette structure est bien évidemment la révolution, que Marx appelle
de toutes ses forces.
UNE ÉCONOMIE D’OBÉDIENCE CLASSIQUE
A l’origine, Karl Marx est philosophe et sociologue. Après
avoir constaté la terrible misère sociale qui sévit en Europe au XIX°
siècle, il en vient à s’intéresser à l’économie et plus précisément à
l’économie politique d’Adam Smith et de David Ricardo, les représentants
de l’école Classique. En rejetant les termes énoncés, contre le système
capitaliste, contre le marché, Marx reste pourtant d’obédience
classique, puisqu’il réutilise l’argumentaire et l’analyse de cette
école. Alors que Keynes, en 1936, avait réalisé une révolution
épistémologique en fondant une nouvelle forme d’étude économique, Marx
réemploie les concepts classiques pour les critiquer. Cependant ces
conclusions sont sensiblement les mêmes que Smith ou Ricardo.
Pour justifier les inégalités et la hausse de la
pauvreté à son époque, Marx montre le caractère éhonté de
l’exploitation, réalisé à travers le marché, à travers un mensonge
pervers, faisant croire, par le statut de salarié, que le prolétaire
jouît des fruits de son travail sans vol préétabli du bourgeois. En
effet, dans la société capitaliste que Marx dénonce, le propriétaire des
moyens de production profite de l’obligation de rémunération pour payer
le travailleur moins de ce qu’il rapporte, il y a vol du travail.
En faisant confiance au marché pour déterminer le salaire
d’équilibre, les prolétaires sont bafoués dans leur tâche puisqu’ils se
retrouvent en concurrence face à un demandeur de travail en supériorité
historique et symbolique. Comme le bourgeois possède les moyens de
production, il peut décider d’embaucher ou non, donc de tirer les
salaires vers le bas ou non, selon son bon vouloir. C’est ici que le bât
blesse : l’ordre spontané du marché, un système capable de se réajuster
automatiquement, n’a pas intégré la hiérarchie historique précédant le
monde capitaliste.
La philosophie de Smith et de Ricardo, la pensée classique a
fait du monde un univers où les Hommes sont égaux et échangent des
biens et des services naturellement jusqu’à la mise en place d’un
équilibre. « La main invisible » joue son rôle de droit et aboutit à un
bien-être collectif total. Or, Marx aborde cette question sous l’angle
du sociologue, rien n’a été fait pour mettre à mal la structure
historique des bourgeois contre les prolétaires. Un marché ne peut
s’équilibrer efficacement et tendre vers un équilibre plein,
garantissant la meilleure redistribution possible et la meilleure
rémunération possible si un des acteurs a une supériorité sur les
autres, si la demande de travail qui émane des producteurs est
supérieure à l’offre de travail, les prolétaires.
LE RÔLE DU MARCHÉ
Pour garantir l’efficience symbolique du marché, il faut ce
qu’on appelle « l’atomicité des acteurs », aucun individu n’a un rôle
particulier pour fixer délibérément un prix pour son propre bénéfice. Un
marché parfait, sans interférence extérieur, devrait aboutir à un
réajustement automatique. Pour Marx, le problème de la société
capitaliste, du système marchand est cette perfide hiérarchie et il en
appelle alors à la révolution sociale et prolétarienne. Il faut que les
travailleurs puissent s’approprier les moyens de production et produire
« chacun selon ses besoins ».
Dans le fond des choses, Karl Marx n’est pas un opposant au
marché, il s’oppose aux défaillances historiques du capitalisme qui a
rendu officiel l’exploitation des travailleurs et le vol de la création
de richesse par le bourgeois. C’est par la remise à niveau de la
structure que la société pourra se développer socialement, par une
appropriation des moyens de production et une suppression de la société
de castes. A terme, c’est une instauration de la société socialiste que
prône Marx, caractérisé par la disparition de la production capitaliste,
mais pas une disparition des mécanismes du marché.
La seule régulation possible entre les agents doit passer
par un échange marchand. Dans sa citation « à chacun selon ses
besoins », la décision de production ne peut pas passer par un ordre
local provenant d’un individu désirant quelque chose en particulier.
Marx n’en appelle pas à la suppression de la monnaie, il a même fondé
une théorie de la valeur où le prix gravite autour de la valeur d’usage
et la valeur d’échange. Le marché est capable de garantir un ordre
spontané sans intervention supérieur, sans hiérarchie historique. Il
n’appelle pas à la révolution prolétarienne pour inverser l’ordre entre
le bourgeois et le prolétaire, il en appelle à la suppression des
classes sociales pour que chacun puisse vivre dans une société marchande
sans contrainte et sans inégalité.
IL FAUT RÉTABLIR LA VÉRITÉ
D’ailleurs, même les économistes classiques, dont Karl Marx
fait partie, et néo-classique en appellent à une suppression des
hiérarchies et à la mise en place d’une société sans ordre où règne la
complète et totale liberté. Même Léon Walras soutenait la suppression de
l’héritage pour éviter que se perpétue les inégalités et les classes
hiérarchisés. Si les individus voulaient réussir, ils en avaient la
liberté. Même un sociologue comme Pierre Bourdieu, sensiblement proche
de Marx dans un analyse de la société française séparée entre les
classes aisées et les classes populaires, considérait qu’en prenant les
bonnes décisions publiques, on devait aboutir à une société sans clivage
où chacun pourrait réussir sans contrainte héritée.
Ainsi Karl Marx n’est pas un opposant au marché, il
s’oppose à la société capitaliste telle qu’elle est faite, telle qu’elle
s’est bâtie. Il fait confiance à la capacité du marché à se réajuster
seulement s’il respecte une stricte égalité entre les acteurs. Il
convient donc de lutter contre la hiérarchie historique et s’opposer aux
inégalités consubstantielles au capitalisme moderne.
D) Marx et la critique du libéralisme
Pour Marx, le capitalisme ne se définit pas tant par la domination
des bourgeois sur les travailleurs, que par la domination du système des
objets sur la communauté des vivants. Les individus sont constamment
mobilisés par le système, et ils confondent cette mobilité imposée avec
la liberté.
Telle est l'illusion libérale: elle présente la
soumission des hommes au système économique et à ses impératifs comme
l'accomplissement de leur humanité. Pour Marx , au contraire, la
libération réelle implique l'émancipation des individus vois à vis de la
force des choses.
laurence hansen-love Professeur de philosophie, à Paris. Directrice de collection chez Belin et chez Hatier et animatrice de www.cinechronique.comCo-auteur
de : Philosophie,anthologie (Belin) et Philosophie de A à Z (Hatier).
Auteur de : "Cours particulier de philosophie" et "La philosophie comme
un roman" (Hermann)
"Ce ne sont pas les individus qui
sont posés comme libres dans la libre concurrence, seul le capital est
posé comme libre. Aussi longtemps que la production procédant du capital
est la forme nécessaire et par suite la plus appropriée au
développement de la force productive sociale, le mouvement des individus
à l'intérieur des pures conditions du capital apparaît comme leur
liberté, une liberté affirmée dogmatiquement comme telle par une
réflexion constante sur les barrières renversées par la libre
concurrence. La libre concurrence est le développement réel du capital. À
travers elles sont posées comme nécessité extérieure au capital
individuel ce qui correspond à la nature du capital, au mode de
production fondé sur le capital, ce qui correspond au concept du
capital. [ ... ) D'où l'absurdité de considérer la libre concurrence
comme l'ultime développement de la liberté humaine, et la négation de la
libre concurrence comme la négation de la liberté individuelle et de la
production sociale fondée sur la liberté individuelle. Ce n'est là que
le libre développement d'un fondement borné - la domination du capital.
Ce type de liberté individuelle est par conséquent en même temps
l'abolition la plus complète de toute liberté individuelle et le complet
assujettissement de l'individualité aux conditions sociales, qui
prennent la forme de puissances chosiques, et même de choses toutes
puissantes - de choses indépendantes des individus eux-mêmes".
Karl Marx
Fondements d'une critique des politiques économiques (1857-1858)
E) Marxisme de Wikiberal pour information et Karl Marx
Karl Marx
F) Les racines libérales classiques de la doctrine marxiste des classes
Peu d’idées sont aussi étroitement
associées au marxisme que les notions de classes et de lutte des
classes. Il est par exemple impossible d’imaginer ce que la philosophie
marxiste de l’histoire ou la théorie révolutionnaire marxiste seraient
en leur absence. Pourtant, comme beaucoup d’autres concepts du marxisme,
ceux-ci restent ambigus et contradictoires[1]. Ainsi, alors que la
doctrine marxiste enracine soi-disant les classes au sein du processus
de production, le Manifeste du parti communiste affirme dans ses premières lignes célèbres :
L’histoire de toute société jusqu’à
nos jours est l’histoire de la lutte des classes. Homme libre et
esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et
compagnon, bref oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont
mené une lutte ininterrompue…[2]
À l’examen, ces paires opposées se révèlent, pour tout ou partie, des catégories non pas économiques, mais juridiques[3].
Ni Marx ni Engels n’ont jamais résolu
les contradictions et les ambiguïtés de leur théorie dans ce domaine. Le
dernier chapitre du troisième et dernier volume du Capital, publié à
titre posthume en 1894, est intitulé « Classes[4] ». Marx y déclare :
« La première question qui se pose est la suivante : Qu’est-ce qui
constitue une classe ? » « A première vue, » cela semble être
« l’identité des revenus et des sources de revenu. » Cependant, cela ne
satisfait pas Marx, car « à partir de ce point de vue, les médecins et
les fonctionnaires, par exemple, constitueraient également deux
classes… » Des classes distinctes résulteraient également de
la fragmentation infinie d’intérêt
(sic) et de rang qui résulte de la division du travail social entre
ouvriers, capitalistes et propriétaires – ces derniers, par exemple, en
propriétaires de vignobles, propriétaires agricoles, propriétaires de
forêts, propriétaires de mines et propriétaires de pêcheries.
À ce stade, Engels note : « Le manuscrit
s’interrompt ici. » Ce n’était cependant pas à cause de la disparition
prématurée de Marx. Le chapitre remonte à un premier projet rédigé par
Marx entre 1863 et 1867, soit entre seize et vingt ans avant sa mort[5].
L’explication d’Engels est que « Marx avait coutume de laisser de
telles notes de conclusion jusqu’à l’édition finale, juste avant de
passer sous presse, quand les derniers développements historiques lui
fourniraient à coup sûr la preuve de l’actualité et du mérite de ses
propositions théoriques[6]. » Cette explication eut été plus
convaincante si, dans l’intervalle avant sa mort, Marx avait par
ailleurs donné une définition des classes à la fois claire et cohérente
avec le reste de sa théorie.
Mais quels que soient les défauts des
concepts marxistes de classes et des conflits entre elles, il reste que
le marxisme est si étroitement associé à ces idées que l’on perd souvent
de vue un fait important : non seulement la notion de lutte de classe
était déjà un lieu commun plusieurs décennies avant que Marx commence à
écrire, mais cela avait donné naissance à une théorie tout à fait
différente de la lutte des classes, qui joua un rôle dans la généalogie
des idées de Marx.
Le marxisme et la doctrine libérale classique
Adolphe Blanqui était le protégé de
Jean-Baptiste Say, et il lui succéda à la chaire d’économie politique du
Conservatoire des Arts et Métiers. Dans ce qui est probablement la
première histoire de la pensée économique, publiée en 1837, Blanqui
écrivait :
Dans toutes les révolutions, il n’y
a jamais eu que deux partis en présence : celui des gens qui veulent
vivre de leur travail et celui des gens qui veulent vivre du travail
d’autrui. On ne se dispute le pouvoir et les honneurs que pour se
reposer dans cette région de béatitude, où le parti vaincu ne laisse
jamais dormir tranquillement les vainqueurs. Patriciens et plébéiens,
esclaves et affranchis, guelfes et gibelins, roses rouges et roses
blanches, cavaliers et têtes rondes, libéraux et serviles, ne sont que
des variétés de la même espèce[7].
Blanqui précise aussitôt ce qu’il considère comme le principal enjeu de ces luttes sociales :
Ainsi, dans un pays, c’est par
l’impôt qu’on arrache au travailleur, sous prétexte du bien de l’État,
le fruit de ses sueurs ; dans un autre, c’est par les privilèges, en
déclarant le travail objet de concession royale, et en faisant payer
cher le droit de s’y livrer. Le même abus se reproduit sous des formes
plus indirectes, mais non moins oppressives, lorsque, par le moyen des
douanes, l’État partage avec les industries privilégiées les bénéfices
des taxes imposées à toutes celles qui ne le sont pas[8].
Blanqui n’était pas à l’origine de cette
analyse libérale de la lutte des classes ; pour autant, il s’est appuyé
sur une perspective qui était répandue dans les cercles libéraux des
premières décennies du XIXème siècle. De ces idées
préexistantes, Marx et Engels connaissaient au moins certaines
variantes. Dans une lettre écrite en 1852 à son disciple Joseph
Weydemeyer, le premier représentant du marxisme aux États-Unis[9], Marx
affirme :
Aucun mérite ne me revient pour la
découverte de l’existence des classes dans la société moderne, ni de la
lutte qui les oppose. Bien avant moi, des historiens bourgeois avaient
décrit le développement historique de cette lutte des classes, ainsi que
l’anatomie économique des classes[10].
Les deux « historiens bourgeois » les
plus importants qu’il nomme sont les Français François Guizot et
Augustin Thierry[11] ; deux ans plus tard, Marx qualifie Thierry de
« père de la lutte des classes dans l’historiographie française[12]. »
Ce caractère « bourgeois » de l’héritage
de la théorie marxiste fut librement concédé par les premiers disciples
de Marx. Vers la fin de sa vie, Engels suggéra que les individus
comptent si peu dans l’histoire, par rapport aux grandes forces sociales
sous-jacentes, que même en l’absence de Marx lui-même, le concept de
« matérialisme historique » aurait été découvert par d’autres ; il en
veut pour preuve que « Thierry, Mignet, Guizot et tous les historiens
anglais jusqu’en 1850 » le recherchaient ardemment[13]. Franz Mehring,
Plekhanov et d’autres chercheurs du marxisme de la période de la
Deuxième Internationale ont souligné les racines de la doctrine marxiste
de la lutte des classes dans l’historiographie libérale de la
restauration française[14]. Lénine, lui aussi, reconnaissait à la
« bourgeoisie », et non à Marx, d’avoir été à l’origine de la théorie de
la lutte des classes[15].
Les origines de l’industrialisme
Parmi les historiens français cités,
seul Augustin Thierry avait fouillé profondément le sujet et avait, en
effet, participé à l’élaboration d’une analyse libérale radicale et
cohérente des classes et de la lutte des classe. Le but de cet article
est d’esquisser le contexte et le contenu de cette analyse originale et
de discuter de divers points qu’elle soulève. On se demandera également
si elle s’avère supérieure au marxisme comme instrument d’interprétation
de l’histoire sociale et politique.
La théorie libérale de la lutte de
classes a émergé sous une forme policée en France, pendant la période de
la Restauration, suite à la défaite définitive de Napoléon et son exil.
De 1817 à 1819, deux jeunes intellectuels libéraux, Charles Comte et
Charles Dunoyer, éditaient le journal « Le Censeur Européen » ; à partir
du second numéro, Augustin Thierry collabora étroitement avec eux. Le
Censeur Européen élabora et diffusa une version radicale du libéralisme,
une version qui continua d’influencer la pensée libérale à l’époque de
Herbert Spencer et au-delà. Il peut être considéré comme un noyau
constitutif – et donc un des éléments de définition historiques – du
libéralisme authentique[16]. En ce sens, il importe de se demander
quelle vision du monde entretenait le Censeur Européen, pour préciser la
forme et le contenu de l’idée originelle de « libéralisme ». En outre,
via Henri de Saint-Simon, ses disciples, et par d’autres voies, il eut
également une influence sur les idées socialistes. Comte et Dunoyer
appelaient « industrialisme[17] » leur doctrine.
L’industrialisme a plusieurs sources
principales. En premier lieu, Antoine Destutt de Tracy, le dernier et
plus célèbre « Idéologue » de l’école libérale française, dont son ami
Thomas Jefferson traduisit et publia son Traité d’économie politique aux États-Unis avant sa publication en France[18]. La définition de la société par Tracy était cruciale :
La société est purement et
uniquement une série continuelle d’échanges ; elle n’est jamais autre
chose dans aucune époque de sa durée, depuis son commencement le plus
informe jusqu’à sa plus grande perfection ; et c’est là le plus grand
éloge qu’on en puisse faire, car l’échange est une transaction admirable
dans laquelle les deux contractants gagnent toujours tous deux : par
conséquent la société est une suite non interrompue d’avantages sans
cesse renaissants pour tous ses membres[19].
La position de Tracy était que « le
commerce est toute la société… Il est un attribut de l’homme … Il est la
source de tout bien humain…[20] » Pour Tracy, selon les mots d’un élève
de sa pensée, le commerce était une « panacée », « la force
civilisatrice, rationalisatrice et pacificatrice du monde[21]. »
Comte, Dunoyer, Augustin Thierry et son
frère Amédée furent souvent invités au salon de Tracy de la rue d’Anjou,
un centre de la vie sociale libérale à Paris. Ici les jeunes
intellectuels libéraux se mêlaient à Stendhal, Benjamin Constant,
Lafayette, et d’autres[22].
L’œuvre de Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation,
parue en 1813, est une autre source majeure de la pensée
industrialiste. Dunoyer accorde à Constant d’être le premier à établir
une nette distinction entre la civilisation ancienne et moderne, posant
ainsi la question de l’objectif distinctif de la civilisation moderne,
et de la forme d’organisation appropriée à cette fin[23]. L’auteur
réactionnaire Montlosier fut à l’origine de l’idée selon laquelle la
conquête joue un rôle important dans la prééminence sociale de la
noblesse sur les roturiers. La réaction des libéraux contre le
militarisme et le despotisme de la période napoléonienne a également
joué un rôle[24].
Le rôle de Jean-Baptiste Say
Il ne fait guère de doute, cependant, que la principale influence de l’industrialisme fut le Traité de l’économie politique
de Jean-Baptiste Say, dont la deuxième édition parut en 1814 et la
troisième en 1817[25]. Comte et Dunoyer ont probablement établi une
relation personnelle avec Say pendant les Cent-Jours, au printemps de
1815. Avec Thierry, ils étaient des habitués du salon de Say[26]. (Comte
devint plus tard le gendre de Say.) La troisième édition du Traité de Say se vit accorder une recension de plus de 120 pages en deux parties dans le Censeur Européen[27].
Say avançait que la richesse est faite de ce qui a de la valeur, et que la valeur est basée sur l’utilité.
Toutes les industries pourraient se
réduire à une seule. Si nous les distinguons ici, c’est afin de
faciliter l’étude de leurs résultats ; et malgré toutes les
distinctions, il est souvent fort difficile de séparer une industrie
d’une autre. Un villageois qui fait des paniers, est manufacturier ;
quand il porte des fruits au marché, il fait le commerce. Mais, de façon
ou d’autre, du moment que l’on crée ou qu’on augmente l’utilité des
choses, on augmente leur valeur, on exerce une industrie, on produit de
la richesse[28].
Tous les membres de la société qui
contribuent à la création de valeur sont considérés comme productifs,
mais Say accorde une place de choix à l’entrepreneur. Say fut l’un des
premiers à comprendre les possibilités illimitées d’une économie libre,
menée par des entrepreneurs créatifs. Selon un commentateur résumant son
message :
Le pouvoir productif de l’industrie
n’est borné que par l’ignorance et par la mauvaise administration des
Etats. Répandez les lumières et améliorez les gouvernements, ou plutôt
empêchez-les de nuire ; il n’y aura pas de terme assignable a la
multiplication des richesses.[29].
Il existe, cependant, des catégories de
personnes qui se contentent de consommer la richesse plutôt que de la
produire. Ces classes improductives comprennent l’armée, le
gouvernement, et le clergé entretenu par l’État[30] – ce qu’il
conviendrait d’appeler les classes « réactionnaires » généralement
associées à l’Ancien Régime.
Toutefois, Say était tout à fait
conscient qu’une autre forme d’activité improductive et antisociale
devient possible – et même assez répandue – lorsque des acteurs
productifs utilisent le pouvoir de l’État afin d’obtenir des
privilèges :
Mais l’intérêt personnel n’offre
plus aucune indication, lorsque les intérêts particuliers ne servent pas
de contrepoids les uns pour les autres. Du moment qu’un particulier,
une classe de particuliers peuvent s’étayer de l’autorité pour
s’affranchir d’une concurrence, ils acquièrent un privilège aux dépens
de la société ; ils peuvent s’assurer les profits qui ne dérivent pas
entièrement des services productifs qu’ils ont rendus, mais dont une
partie est un véritable impôt mis à leur profit sur les consommateurs;
impôt dont ils partagent presque toujours quelque portion avec
l’autorité, qui leur a prêté son injuste appui.
Le législateur a d’autant plus de
peine à se défendre d’accorder ces sortes de privilèges, qu’ils sont
vivement sollicités par les producteurs qui doivent en profiter, et qui
peuvent représenter, d’une manière assez plausible, leurs gains comme un
gain pour la classe industrieuse et pour la nation, puisque les
ouvriers et eux-mêmes font partie de la classe industrieuse et de la
nation[31].
Ainsi, tandis que régnait une harmonie
d’intérêts entre les producteurs (entre employeurs et ouvriers, par
exemple), un conflit d’intérêts naturel se fit jour entre les
producteurs et les non-producteurs, ainsi qu’entre différents membres
des classes productives, lorsqu’ils choisirent d’exploiter les autres
par le biais de privilèges accordés par le gouvernement. Comme un auteur
le dit, le cri de Say – et de ses disciples – pourrait être :
« Producteurs de tous les pays, unissez-vous[32] ! »
La philosophie sociale du Censeur européen
La principale contribution de Comte,
Dunoyer, et Thierry dans le Censeur Européen fut de reprendre les idées
de Say et d’autres libéraux antérieurs pour les mouler en une doctrine
combative[33].
L’industrialisme est censé être une
théorie générale de la société. Prenant l’homme comme point de départ,
lequel agit pour satisfaire ses besoins et ses désirs, il pose comme
principe que le but de la société est la création « d’utilité » dans le
sens le plus large : les biens et services utiles à l’homme dans la
satisfaction de ses besoins et désirs. En s’efforçant de répondre à ses
besoins, l’homme a trois moyens disponibles : il peut profiter de ce que
la nature offre spontanément (ceci n’est pertinent que dans des
circonstances assez primitives), il peut piller la richesse que d’autres
ont produite, ou bien il peut travailler pour produire de la richesse
par lui-même[34].
Dans toute société, une nette
distinction peut être faite entre ceux qui vivent de pillage et ceux qui
vivent de leur production. Les premiers sont caractérisés de plusieurs
façons par Comte et Dunoyer ; ils sont les « oisifs », les « gloutons »
et les « frelons ». Les seconds sont appelés, entre autres choses, les
« industrieux » et les « abeilles[35] ». La tentative de vivre sans
produire consiste à vivre « comme des sauvages ». Les producteurs sont
« les hommes civilisés[36] ».
L’évolution culturelle des sociétés a
abouti à ce que certaines peuvent être désignées toutes entières comme
étant avant tout pilleuses et oisives, et d’autres comme productives et
industrieuses. L’industrialisme est donc non seulement une analyse de la
dynamique sociale, mais aussi une théorie du développement historique.
En effet, une grande partie de la théorie industrialiste est incorporée
dans sa description de l’évolution historique.
Le « Manifeste industrialiste »
L’histoire de toute société jusqu’à nos
jours est l’histoire de la lutte entre les pillards et les classes
productives. Faisant écho à Constant, le pillage par la guerre est dit
avoir été la méthode privilégiée par les Grecs et les Romains. Avec le
déclin de l’Empire Romain d’Occident, les barbares germaniques se sont
établis, par la conquête, comme les seigneurs de la terre : le
féodalisme s’est développé – notamment en France, après l’invasion par
les Francs et en Angleterre après la conquête normande. Il s’agissait
essentiellement d’un système de spoliation des paysans par les élites
guerrières « nobles[37] ». Sous le féodalisme, il y avait
une espèce de subordination qui
soumit les hommes laborieux aux hommes oisifs et dévorants, et qui donna
à ces derniers les moyens d’exister sans rien produire, ou de vivre noblement[38].
Tout au long du Moyen Âge, la noblesse
exploita non seulement ses propres paysans, mais surtout les commerçants
qui transitaient par ses territoires. Les châteaux des nobles n’étaient
rien de plus que des tanières de voleurs[39]. Avec la croissance des
villes au XIème siècle, on peut même évoquer « deux nations »
partageant la terre de France : l’élite féodale pillarde et les
roturiers productifs des villes.
A la noblesse rapace vint finalement
succéder les rois tout aussi rapaces, dont les « vols avec violence,
altérations de monnaie, faillites, confiscations, entraves à
l’industrie » émaillent continuellement l’histoire de France[40].
« Quand les seigneurs étaient les plus forts, ils considéraient que tout
ce qu’ils pouvaient saisir était le leur. Dès que les rois prenaient le
dessus, ils pensèrent et agirent de la même manière[41]. » Avec la
croissance de la richesse produite par les roturiers – dénommés le
Tiers-État – des richesses supplémentaires devinrent disponibles pour
leur expropriation par les classes parasitaires. Comte est
particulièrement critique de la manipulation monétaire royale et des
lois de cours légal, et cite un écrivain du XVIIème siècle sur la manière dont « les escomptes enrichirent les hommes d’argent et de la finance au détriment du public[42]. »
Dans les temps modernes, les principaux
types de classes oisives auront été les soldats de métier, les moines,
les nobles, les bourgeois anoblis et les gouvernements[43].
« Paix et liberté »
Une position favorable à la paix était
au cœur du point de vue industrialiste – en effet, la devise sur la page
de garde de chaque numéro du Censeur Européen était : « Paix et
Liberté ».
L’industrialisme se livrait à une
critique en règle implacable du militarisme et de l’armée de métier.
Dans un passage typique, par exemple, Dunoyer déclare que la
« production » des armées permanentes d’Europe n’a consisté qu’en
des massacres, des viols, des
pillages, des incendies ; ce sont des vices et des crimes ; ce sont la
dépravation, la ruine et l’asservissement des peuples : elles ont été
l’opprobre et le fléau de la civilisation[44].
Ces anathème visaient particulièrement
les guerres justifiées par le mercantilisme, ou « l’esprit de monopole…
la prétention de chacun à être industrieux à l’exclusion de tous les
autres, exclusivement à la disposition des autres avec les produits de
son industrie[45]. » Au cours d’une jérémiade contre la politique
étrangère impérialiste des Anglais, Dunoyer déclare avec emphase :
Par l’effet de cette prétention,
l’esprit d’industrie est devenu un principe plus hostile, plus ennemi de
toute civilisation que l’esprit de rapine même[46].
Le monachisme, de l’avis industrialiste,
encourageait la paresse et l’apathie[47]. Pendant la période moderne,
les nobles, plus capables de vivre en volant directement les
industrieux, ont commencé à occuper des postes gouvernementaux et
vécurent d’une nouvelle forme de tribut « sous le nom d’impôt[48] ». Les
membres de la bourgeoisie qui purent accéder au statut de nobles
n’accordaient plus suffisamment d’attention à leurs affaires et, en fin
de compte, n’eurent d’autres moyens de subsistance que le trésor public.
In fine, les gouvernements, tout en faisant peser sur les
producteurs le fardeau des impôts, « n’ont que très rarement fourni à la
société l’équivalent de la valeur qu’ils en recevaient pour
gouverner[49]. »
Les écrivains industrialistes
prévoyaient qu’avec le perfectionnement grandissant de la société
viendrait le triomphe final de leur cause. Comte se réjouit de
« l’extinction de la classe oisive et dévorante » et de l’émergence d’un
ordre social dans lequel « la fortune de chacun serait à peu près en
raison directe de son mérite, c’est-à-dire de son utilité ; et qu’à
quelques exception près, il n’y aurait de misérables que les gens
vicieux ou inutiles[50]. »
Les fonctionnaires de l’État comme exploiteurs
Parmi les différentes classes
d’exploiteurs contemporains, les industrialistes étudièrent tout
particulièrement celle des bureaucrates de l’administration. Comme
l’écrit Comte :
Ce qu’il ne faut jamais perdre de
vue, c’est qu’un fonctionnaire public, en sa qualité de fonctionnaire,
ne produit absolument rien ; qu’il n’existe au contraire que sur les
produits de la classe industrieuse, et qu’il ne peut rien consommer qui
n’ait été enlevé aux producteurs[51].
La contribution de l’industrialisme à la
préhistoire de la théorie du choix public a reçu peu d’attention[52].
Fidèle à la priorité donnée par l’industrialisme aux « facteurs
économiques », Dunoyer étudia « l’influence qu’exerce sur le
gouvernement les salaires attachés à l’exercice des fonctions
publiques[53]. » Aux États-Unis – toujours le pays industrialiste modèle
– les salaires officiels, même pour le président, sont faibles. En
règle générale, les responsables américains reçoivent une « indemnité »
pour leur travail, mais rien qui puisse être appelé un « salaire[54] ».
En France, par contre, ce qui choque l’opinion ce n’est pas tant que
l’exercice du pouvoir soit « une profession lucrative », mais qu’elle
soit monopolisée par une seule classe sociale[55].
La qualité de l’administration,
toutefois, est presque en proportion inverse des dépenses publiques :
aux États-Unis, par exemple, où les coûts d’administration s’élèvent à
quelques 40 millions de francs par an, la propriété privée est mieux
protégée qu’en Angleterre, où il en coûte plus de 3 milliards[56]. Les
emplois publics obéissent à une logique inverse du secteur privé. Par
exemple :
l’ambition, si féconde en heureux
résultats dans les travaux ordinaires, est ici un principe de ruine ; et
plus un fonctionnaire public veut faire de progrès dans la profession
qu’il a embrassée, plus il tend, comme il est naturel, à s’élever et à
accroître ses profits, plus il devient à charge pour la société qui le
paie[57].
Alors qu’un nombre croissant d’individus
aspirent à des emplois administratifs, deux tendances se dégagent : le
pouvoir de l’administration se dilate et le fardeau des dépenses
publiques et de la fiscalité croît. Afin de satisfaire les hordes de
candidats à un office, l’administration étend son champ d’action dans
toutes les directions ; elle commence par se préoccuper de l’éducation
de la population, de la santé, de la vie intellectuelle et morale,
veille à l’adéquation de l’approvisionnement alimentaire, et réglemente
l’industrie, jusqu’à ce que « bientôt il n’y a plus moyen de dérober à
son action aucun mouvement, aucune pensée, aucune portion de son
existence[58] ». Les fonctionnaires sont devenus « une classe ennemie du
bien-être de toutes les autres[59]. »
Depuis que la jouissance des emplois
administratifs a cessé d’être la chasse gardée de l’aristocratie, elle
est devenue l’objectif de chacun dans la société[60]. En France, il y a
peut-être « dix fois plus d’aspirants au pouvoir que l’administration la
plus gigantesque ne pourrait en recevoir dans ses cadres… On y
trouverait aisément de quoi gouverner vingt royaumes[61]. »
Les similitudes avec le marxisme
L’accent mis par les libéraux du Censeur
Européen sur l’exploitation féroce des classes productives par la
classe croissante des fonctionnaires de l’État montre un autre point
commun avec le marxisme. Comme on l’a parfois noté[62], le marxisme
contient deux points de vue assez différents de l’État : de toute
évidence, il considère l’État comme un instrument de domination au
service des classes exploiteuses, définies par leur position dans le
processus social de production comme, par exemple, les capitalistes.
Parfois, cependant, Marx caractérise l’État lui-même comme un agent
d’exploitation indépendant. Ainsi, dans Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte, Marx écrit, tout à fait dans l’esprit industrialiste :
Ce pouvoir exécutif, avec son
immense organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme
étatique complexe et artificiel, son armée de fonctionnaires d’un
demi-million d’hommes et son autre armée d’un demi-million de soldats,
effroyable corps parasite, qui recouvre comme d’une membrane le corps de
la société française et en bouche tous les pores, se constitua à
l’époque de la monarchie absolue…[63]
Tous les régimes ont participé à la croissance de ce parasite, selon Marx. Il ajoute :
Chaque intérêt commun fut
immédiatement détaché de la société, opposé à elle à titre d’intérêt
supérieur, général, enlevé à l’initiative des membres de la société,
transformé en objet de l’activité gouvernementale, depuis le pont, la
maison d’école et la propriété communale du plus petit hameau jusqu’aux
chemins de fer, aux biens nationaux et aux universités. La République
parlementaire, enfin, se vit contrainte, dans sa lutte contre la
révolution, de renforcer par ses mesures de répression les moyens
d’action et la centralisation du pouvoir gouvernemental. Toutes les
révolutions politiques n’ont fait que perfectionner cette machine, au
lieu de la briser. Les partis qui luttèrent à tour de rôle pour le
pouvoir considérèrent la conquête de cet immense édifice d’Etat comme la
principale proie du vainqueur[64].
Dans une œuvre ultérieure, La guerre civile en France, Marx parle de « l’État parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement[65]. »
Ainsi, la conception de « l’État
parasite » est clairement énoncée par Marx. Cependant, à ce stade il
serait tout à fait incorrect d’affirmer, comme le fait Richard N. Hunt,
que Marx est à l’origine de cette conception[66]. Devançant les écrits
de Marx de plusieurs décennies, le groupe du Censeur Européen avait déjà
identifié l’État parasitaire comme l’illustration parfaite du pillage
et de la prédation dans la société moderne.
Fait intéressant, une autre similitude
entre industrialisme et marxisme tient à la notion d’idéologie[67].
Selon le point de vue industrialiste, certaines valeurs servent les
intérêts des classes productives et exploiteuse, respectivement. Comte
mentionne, par exemple, le jugement typiquement féodal que ceux qui
suent pour leur richesse sont ignobles[68], tandis que ceux qui « la
gagnent en versant le sang de leurs semblables » sont glorieux ; une
idée aussi fondamentalement barbare, affirme-t-il, a dû être masquée et
habillée en la replaçant dans le contexte de l’antiquité classique[69].
Comte indique même l’existence de ce
qu’on pourrait appeler la « fausse conscience », c’est-à-dire
l’attachement des membres d’une classe à des idées contraires à leurs
intérêts propres et utiles pour les intérêts d’une classe adverse. Il
déclare :
La guerre soutenue par des esclaves
contre leurs maîtres a quelque chose de vil à nos yeux. Ce sont des
hommes qui se battent pour que le produit de leur industrie ne soit pas
la proie de ceux qui les ont asservis ; c’est une guerre ignoble.
La guerre soutenue par Pompée contre César nous charme ; elle a pour
objet est de savoir quel sera le parti qui tyrannisera le monde ; elle
se fait entre hommes qui sont aussi incapables les uns que les autres de
subsister par leurs propres moyens : c’est une guerre noble. – Si nous remontions à la source de nos opinions, nous trouverions que la plupart ont été faites par nos ennemis[70].
Thierry à ses débuts et l’industrialisme[71]
Pendant la période de son association
avec le Censeur Européen, Augustin Thierry partagea la philosophie
industrialiste de Comte et Dunoyer, avec des accents peut-être encore
plus radicaux. Sa critique-essai sur le « Commentaire sur l’Esprit des
Lois de Montesquieu » de Tracy est particulièrement importante à cet
égard[72]. Thierry appuie l’adhésion ferme de Tracy au laissez-faire.
Le gouvernement doit être bon pour
la liberté des gouvernés, et c’est quand il gouverne le moins possible ;
il doit être bon pour la richesse nationale, et c’est quand il agit le
moins possible sur le travail qui la produit, et quand il consomme le
moins possible ; il doit être bon pour la sûreté publique, et c’est
quand il protège le plus possible, pourvu que la protection ne coûte pas
plus qu’elle ne rapporte… C’est en perdant de leurs pouvoirs d’action
que les gouvernements s’améliorent. Chaque fois que les gouvernés
gagnent de l’espace, il y a un progrès[73].
A l’encontre de Montesquieu, Thierry
prend parti pour Tracy : « le commerce consiste dans l’échange ; il est
la société toute entière » et « l’impôt est toujours un mal[74]. »
Les fonctions du gouvernement sont
d’assurer la sécurité, « qu’il y ait un danger de l’extérieur ou que le
fou et l’oisif menacent de perturber l’ordre et la paix nécessaires au
travail. » Dans une comparaison chargée de sens dans la rhétorique de
l’industrialisme, Thierry affirme que tout gouvernement qui dépasse ces
limites cesse d’être un gouvernement à proprement parler :
Son action s’assimile à l’action
exercée sur les habitants d’une terre quand elle est envahie par des
soldats ; il dégénère en domination, et cela arrive, quelque nombre
d’hommes qu’il y ait, dans quelque arrangement qu’ils s’ordonnent, et
quelques titres qu’ils prennent : pareillement si l’administration garde
ses limites, elle demeure un gouvernement, quels que soient le nom et
la forme.[75]
Partageant l’horreur du militarisme des
autres auteurs industrialistes, Thierry cite Tracy avec approbation sur
« les guerres absurdes et ruineuses qui ont été trop souvent menées pour
maintenir l’empire et un monopole exclusif sur certaines colonies
lointaines. » Cela n’est pas du vrai commerce, déclare-t-il, mais « la
manie de la domination[76]. »
Thierry continue pour esquisser un
programme libéral radical d’une grande portée réelle. Tout d’abord,
l’esprit des communes libres du Moyen Âge, qui combattirent la noblesse
pillarde, doit être ranimé ; cet esprit incitera les hommes « à opposer
la ligue de la civilisation à la ligue des dominants et des oisifs. » Le
mouvement intellectuel sera allié à un grand mouvement social :
Une puissance invisible et toujours
agissante, le travail excité par l’industrie, précipitera à la fois,
dans ce mouvement général, toute la population européenne. La force
productive des nations brisera toutes ses entraves, comme la force
productive du corps humain, développée en son temps, déconcerte les
précautions, s’affranchit des préjugés et de la contrainte. L’industrie
désarmera le pouvoir, en faisant déserter ses satellites, qui trouveront
plus de profit dans le travail libre et honnête, que dans le métier
d’esclaves gardiens d’esclaves. L’industrie ôtera au pouvoir ses
prétextes et ses excuses, en rappelant ceux que la police contient aux
jouissances et aux vertus du travail. L’industrie ôtera au pouvoir ses
revenus, en proposant à moins de frais les services qu’il se fait payer.
A mesure que le pouvoir perdra de sa force réelle et de son utilité
apparente, la liberté gagnera, et les hommes libres se rapprocheront[77].
Avec pertinence, au vu de la phrase
remarquable mise en exergue dans le passage ci-dessus, Thierry énonce
sans équivoque le cosmopolitisme d’un libéralisme qui tend vers
l’anarchisme pur. Les états ne sont guère que des « agglomérations
incohérentes qui divisent la population européenne, des dominations
formées et accrues par des conquêtes, ou par des donations
diplomatiques. » Au bout du compte, les entraves liant les hommes aux
états seront renversées. Ensuite,
d’une société à l’autre le passage
sera fera peu sentir. Les fédérations remplaceront les états ; les
chaînes lâches mais indissolubles de l’intérêt succéderont au despotisme
des hommes et des lois ; la tendance au gouvernement, première passion
du genre humain, cédera à la communauté libre, besoin des hommes
civilisés : l’ère de l’empire a fini, l’ère de l’association commence[78].
Thierry insiste sur le rôle de
l’écriture historique comme aide à la grande lutte. « Nous sommes les
fils de ces serfs, de ces tributaires, de ces bourgeois que des
conquérants dévoraient à merci ; nous leur devons tout ce que nous
sommes. » L’histoire, qui aurait dû nous transmettre des souvenirs de
cette tradition, « était aux gages des ennemis de nos pères… Esclaves
affranchis d’hier, notre mémoire ne nous a rappelé longemps que les
familles et les actions de nos maîtres[79]. » Comme s’il annonçait ses
propres travaux sur les villes à charte du Moyen Âge, il ajoute :
Si une plume habile et libérale
entreprenait enfin notre histoire, c’est-à-dire, l’histoire de nos
villes et de nos associations, chacun de nous y trouverait des préceptes
pour sa conduite privée, et tous ensemble nous y verrions ce que c’est
que l’ordre social, ce qui le fait naître et ce qi le détruit[80].
Critique de l’industrialisme
Concernant la critique du point de vue
industrialiste, seuls trois problèmes peuvent être évoqués ici, une
discussion plus complète de ses faiblesses devant être reporté à une
autre occasion.
Tout d’abord, il est probable qu’en
esquivant la question des droits – la propriété, prétend Comte, serait
mieux dénommée comme un « fait » ou même une « chose » plutôt qu’un
droit[81] – les auteurs industrialistes risquent de rencontrer plus tard
des difficultés dans leur théorie.
Ensuite, en se concentrant sur la
production plutôt que sur l’échange légitime de propriété, ils créent de
fausses cibles d’attaque. Ainsi, les « moines » (ils englobent en fait
par là tous les religieux) sont considérés comme des « oisifs » placés
dans la même catégorie que les seigneurs féodaux et les brigands, et
cela délibérément, aucune distinction n’étant faite parmi les pauvres
entre ceux qui vivent de la charité volontaire et ceux qui vivent
d’aides d’État[82]. (Il semblerait que les industrialistes n’aient pas
tout à fait compris les implications de l’hypothèse de l’existence de
valeurs « immatérielles » comme « matérielles ».)
Enfin, en ce qui concerne l’État : de
nouveau, en parlant avec légèreté de la production plutôt que de
l’échange volontaire, les Industrialistes semblent essayer d’éviter
l’épineuse question de la « production » d’un bien – la sécurité – qui
est imposé au « consommateur[83] ».
Guizot et Mignet
Bien que François Guizot ait souvent été
placé dans la même catégorie que Thierry en tant qu’historien de la
lutte des classes, en particulier par les marxistes, ses vues étaient
sensiblement différentes. Guizot n’avait aucun lien avec le groupe du
Censeur Européen, étant au contraire un partisan des vues de « juste
milieu » du Doctrinaire Royer-Collard. En tant que leader des
Doctrinaires (dont il a été dit qu’aucune école de pensée n’a jamais
aussi peu mérité son nom), il manquait à Guizot une théorie directrice,
comme l’industrialisme, à appliquer dans ses travaux historiques. Très
éclectique, il a écrit pendant un temps dans les années 1820 sur le
thème populaire à l’époque de la lutte des classes. Mais il n’a jamais
soutenu que l’une des classes en compétition devait ou finirait par
triompher. Au contraire, l’affrontement, selon Guizot, était déjà à son
époque en train de se manifester en une synthèse grandiose, dans
laquelle aristocratie et Tiers-État se combineraient en la « Nation
Française[84] ». Shirley M. Gruner résume bien le point de vue de
Guizot :
[Il] aimait être populaire et donc
aimait être considéré comme porteur d’idées qui soient à la pointe. De
même ne souhaitait-il pas apparaître comme « non scientifique ». Par
conséquent, il ne rejette jamais rien globalement, mais cherche à
modifier un peu ici et là de sorte que qu’au final rien n’en reste. Il
n’y a pas d’opposition de front… C’est en fait tout le problème de
Guizot – sa fermeté indécise faisant que non seulement en histoire mais
aussi en politique, le conservateur constitutionnel apparaît par moments
aspirer aux signes extérieurs d’un libéral radical. Et il a également
été dans l’intérêt de certains groupes, par exemple les communistes de
1848, de suggérer qu’il n’y avait pas grande différence entre Guizot et
les autres « bourgeois » libéraux[85].
En tant que penseur (et, bien sûr, dans
son rôle politique), Guizot avait un assez net penchant pour l’État. Un
des objectifs principaux de sa version de l’histoire française était de
montrer que « la bourgeoisie et le pouvoir de la Couronne furent non
seulement des alliés, mais des forces de pression de l’une vers
l’autre[86]. » Il a méticuleusement approuvé la collaboration historique
de la Couronne et du Tiers-État, laquelle atteignit une sorte
d’apothéose via la monarchie de juillet, notamment sous le ministère
même de Guizot. Au fil des ans, Thierry est de plus en plus influencé
par Guizot, et il souligne la contribution historique de toutes les
« classes » à la création de la grande Nation, en particulier l’aide
accordée au Tiers-État par la monarchie dans son accès à la
reconnaissance et à la prééminence. Cette évolution des écrits de
Thierry culmine avec son Essai sur l’Histoire de la Formation et des Progrès du Tiers-État, qui fut publié en introduction à un recueil de documents édités à la demande de Guizot[87].
François Mignet, un ami de Thierry et
collègue historien, est souvent cité comme un autre des précurseurs
libéraux de la théorie de lutte des classes marxiste. Mais bien que
Mignet ait, bien sûr, écrit sur les luttes entre l’aristocratie et le
Tiers-État pendant la révolution, un gouffre immense le séparait de
l’analyse originelle de la lutte des classes des Industrialistes. Mignet
parvient à une sorte de reductio ad absurdum de la
glorification de la bourgeoisie en tant que telle, sans aucun lien avec
la production, lorsqu’il écrit en 1836, parlant des armées
révolutionnaires françaises :
Toutes les vieilles armées
aristocratiques de l’Europe avaient succombé devant ces bourgeois
d’abord dédaignés et alors redoutés, qui, forcés de prendre l’épée et
s’en étant servis comme naguère de la parole, comme auparavant de la
pensée, étaient devenus d’héroïques soldats, de grands capitaines, et
avaient ajouté à la formidable puissance de leurs idées les prestiges de
la gloire militaire et l’autorité de leurs conquêtes[88].
Mignet a également reproché à Charles
Comte sa dénonciation des « grands hommes » de l’histoire. Les vues de
Comte sur ce point faisaient partie de la « transvaluation de toutes les
valeurs » tentée par les Industrialistes, selon laquelle, par exemple,
un petit fabricant ou un berger devaient être plus valorisés que les
conquérants destructeurs comme César ou Pompée. Mais Mignet était d’une
tournure d’esprit plutôt hégélienne, pour ne pas dire ordinaire. Selon
lui, Comte
oubliait que les plus grand progrès
de l’humanité ont eu pour représentants et pour défenseurs ses plus
grands capitaines… et que l’épée de Napoléon avait fait pénétrer,
pendant quinze ans, le principe de la moderne égalité dans toute
l’Europe. Il contestait également l’art difficile de gouverner les
peuples…[89]
Ami et collaborateur d’Adolphe Thiers (pratiquement l’incarnation de l’État bourgeois corrompu dans la France du XIXème
siècle) et, comme Thiers, un glorificateur de Napoléon, Mignet habitait
simplement un autre monde intellectuel de Say, Comte, Dunoyer, et le
jeune Thierry.
La défection de Thierry
Ce n’est pas le lieu de fournir ici un
compte rendu détaillé et une explication de la façon dont Thierry troqua
son analyse industrialiste relativement sophistiquée de la lutte des
classes contre une autre beaucoup plus grossière. À un certain point,
Thierry semble en être venu à croire qu’une interprétation
industrialiste rigoureuse « falsifie » l’histoire en la soumettant à un
cadre théorique trop rigide[90]. Après ses premiers essais sur
l’histoire d’Angleterre, dans le Censeur Européen, il avait commencé à
sentir, a-t-il ajouté, le besoin de laisser à chaque époque son
originalité : « Je changeai de style et de manière ; mon ancienne
raideur s’assouplit…[91] »
L’ordre de considérations générales
et purement politiques, où je m’étais renfermé jusqu’alors, me sembla,
pour la première fois, trop aride et trop borné. Je me sentis une forte
tendance à descendre de l’abstrait au concret, à envisager sous toutes
ses faces la vie nationale, et à prendre pour point de départ, dans la
solution du problème de l’antagonisme des différentes classes d’hommes
au sein de la même société, l’étude des races primitives dans leur
diversité d’origine[92].
La « teinte de la politique a été
effacée, » explique Thierry, alors qu’il se consacre plus à la
« science[93]«. En fait, il ne cessa d’écrire comme l’historien des
opprimés et des écrasés, comme le chroniqueur, en premier lieu, des
souffrances des « races » vaincues comme les Saxons à l’époque de la
conquête normande, puis de la montée en puissance et la fierté du
Tiers-État en France.
Mais le traitement que fait Thierry de
la lutte des classes dans ses œuvres les plus célèbres est défectueux et
en définitive, voué à l’échec : l’appareil conceptuel qu’il emploie est
un instrument trop grossier pour des fins de dissection sociale. Quand
il traite d’histoire de France à l’époque médiévale et au début de
l’époque moderne, par exemple, les éléments créatifs et industrieux de
la société sont assimilés « tout court » avec le « Tiers-État, » les
oisifs exploiteurs et les parasites avec la noblesse féodale et ses
descendants seuls. Ainsi, des distinctions essentielles existant au sein
du Tiers-État, ou de la bourgeoisie, du type que Say avait déjà exposé
et mis en avant, sont omises. La ligne de démarcation analytique
antérieure entre ceux qui agissent sur le marché, par l’échange et ceux
qui utilisent la force, surtout par l’État, disparaît. Thierry a donc
péché contre son propre principe méthodologique : « Le grand précepte
qu’il faut donner aux historiens consiste à distinguer, au lieu de
confondre[94]. »
La phase finale
Dans la dernière œuvre majeure de Thierry, Essai sur l’histoire de la formation et le progrès du Tiers-État,
pratiquement rien n’est gardé de la doctrine industrialiste originelle.
Au lieu de cela, nous sommes face à ce qui équivaut à une étude de cas
complaisante et auto-satisfaite en historiographie progressiste. Il
s’avère que les événements et les personnages de quelque 700 ans
d’histoire française ont tous conspiré pour faire triompher ce qui est
maintenant l’idéal de Thierry, l’État moderne et centralisé français,
fondé sur l’égalité devant la loi, certes, mais aussi riche de pouvoir
et de gloire historique. Maintes et maintes fois, les rois français y
sont acclamés pour avoir travaillé à élever le Tiers-État, en grande
partie en fournissant des emplois à ses membres et, à la manière
traditionnelle, pour avoir « créé » la France. Richelieu est célébré à
la fois pour sa politique intérieure et étrangère, tout aussi admirables
et pour avoir « multiplié pour les masses, en plus de bureaux, des
places d’honneur au sein de l’État[95]. » Colbert, l’architecte du
mercantilisme français, est glorifié comme un homme du peuple qui bâtit
les plans de « la régénération industrielle de la France » et est
applaudi pour sa distribution de largesses à des écrivains, des
universitaires et « toutes les classes d’hommes[96]. » On pourrait
poursuivre…
Thierry avait connu l’agitation
socialiste de 1848 et les Journées de Juin ; le spectre de la révolution
sociale le hanta jusqu’à la fin de sa vie. Il craignait que les
fauteurs de troubles socialistes puissent être en mesure de tirer leur
subsistance de ses travaux sur le rôle des classes dans l’histoire
française. Dans la préface de l’Essai, Thierry part de l’hypothèse que
désormais, en 1853, il n’y a plus besoin de la notion de classes : « la
masse nationale » est « aujourd’hui une et homogène. » Seuls « les
préjugés transmis par des systèmes qui tendent à diviser » la nation
homogène en « classes mutuellement hostiles » pourraient suggérer le
contraire[97]. L’antagonisme actuel entre la bourgeoisie et les
ouvriers, que certains cherchent à suivre à travers les siècles passés,
est « destructeur de tout ordre public[98]. » Ainsi, ironiquement, un
des penseurs qui a été une inspiration majeure pour l’idée socialiste de
lutte des classes a fini par nier catégoriquement toute lutte de classe
dans le monde moderne et cela en partie par crainte des dangers que
pose l’idée maintenant qu’elle a été remodelée par les socialistes[99].
Les libéraux et la monarchie de juillet
La monarchie de juillet de
Louis-Philippe, qui est arrivée au pouvoir en 1830, était connue pour sa
corruption au nom de la bourgeoisie, en particulier sous la forme de
pots de vin massifs et flagrants[100]. Ce fut le régime dont Tocqueville
écrivit :
[La classe moyenne] se retrancha
dans tous les postes vacants du gouvernement, augmenta prodigieusement
le nombre de tels emplois et s’habitua à vivre presque autant du Trésor
que de sa propre industrie[101].
Beaucoup des libéraux furent de grands
bénéficiaires du nouveau régime, récompensés pour l’appui qu’ils avaient
donné, et continuaient de donner, à Louis-Philippe. Dunoyer fut fait
préfet de Moulins et Stendhal consul à Trieste, tandis que Daunou fut
reconduit dans ses fonctions comme directeur des Archives
Nationales[102]. Sous la Restauration, d’autres historiens du parti
libéral firent de même, voire mieux. Guizot, bien sûr, fut une des
figures principales de l’ordre nouveau. Avec Mignet, Thiers et
Villemain, il « partagea les premiers postes de l’État, les faveurs les
plus brillantes du régime[103]. » Thierry lui-même, toutefois, devenu
aveugle, dut faire avec des subventions occasionnelles et en fut réduit à
plaider pour un emploi stable en tant chercheur en histoire. A un
moment donné, un plan visant à éliminer les pensions pour auteurs
littéraires, qui aurait touché la sienne, le déprima à l’extrême[104].
Ainsi, toute analyse des raisons de la dérive conservatrice de nombreux
libéraux français après 1830 – et de leur abandon de l’idée dangereuse
de la lutte des classes – devrait tenir compte non seulement de la
menace croissante du socialisme, mais aussi des nouveaux rapports au
pouvoir et à la richesse que le régime « libéral » de Louis-Philippe
leur offrit.
En 1817, à l’apogée du mouvement
industrialiste, Dunoyer avait déploré le fait que « la classe oisive et
dévorante a constamment été recrutée parmi les hommes industrieux… »
« Le destin de la civilisation, » a-t-il déclaré, « semble avoir été de
n’élever les hommes de la classe ouvrière que pour les voir trahir leur
cause et passer dans les rangs de leurs ennemis[105]. » Peut-être que
dans un sens ces paroles étaient prophétiques du sort de certains des
libéraux de la Restauration, y compris les penseurs industrialistes
eux-mêmes.
Autres théories libérales de la lutte des classes
La doctrine industrialiste de la lutte
des classes n’est certes ni le premier ni le seul traitement de cette
question dans l’histoire de la doctrine libérale[106]. Aux États-Unis,
certains jeffersoniens et jacksoniens se sont également saisis de la
question des classes, dans le sens politiquement pertinent, et ont
abouti à des conclusions qui rappelle l’école industrialiste. John
Taylor de Caroline, William Leggett et John C. Calhoun furent de fins
observateurs et critiques des groupes sociaux qui utilisaient le pouvoir
politique pour exploiter le reste de la société, les producteurs.
John Taylor était scandalisé par ce
qu’il considérait comme la trahison des principes de la Révolution
américaine par une nouvelle aristocratie fondée sur « des intérêts
juridiques distincts » : les banquiers disposant du privilège d’émettre
du papier-monnaie ayant cours légal, et les bénéficiaires des
« améliorations publiques » et des protections douanières. La société
américaine avait été divisée entre privilégiés et non privilégiés par
cette « renaissance partielle du système féodal[107]. »
Deux décennies plus tard, dans les
années 1830, le nordiste radical William Leggett, dénonçait les mêmes
classes exploiteuses. Leggett – profond jeffersonien et disciple d’Adam
Smith et de J.-B.Say – tenait que les principes de l’économie politique
sont les mêmes que celles de la République américaine : laissez-faire,
ne gouvernez pas trop. Au sein de cette nouvelle aristocratie qui
bousculait l’égalité des droits, Leggett montrait du doigt tout
particulièrement les banquiers connectés à l’État.
N’avons-nous pas, nous aussi, nos
ordres privilégiés ? Notre noblesse de bourse ? Aristocrates, vêtus
d’immunités spéciales, qui contrôlent, indirectement mais certainement,
le pouvoir de l’État, monopolisent la source la plus abondante de
profits pécuniaires et pressent le meilleur jus de la main du labeur ?
N’avons-nous pas, en somme, comme les serfs misérables de l’Europe,
notre maître seigneurial… ? Si quelqu’un hésite sur la réponse à donner à
cette question, qu’il se promène à Wall Street[108] !
L’aristocratie américaine a
naturellement favorisé un gouvernement fort, y compris le contrôle du
système bancaire. Leggett, en revanche, exigeait « la séparation absolue
du gouvernement et du système bancaire et de crédit[109]. »
John C. Calhoun, dans son Disquisition on government (Dissertation sur le gouvernement) attire l’attention sur les pouvoirs de taxation de l’État, dont « le résultat nécessaire »
consiste à diviser la communauté en
deux grandes classes : une première composée de ceux qui, réellement,
payent les impôts et, bien sûr, sont les seuls à supporter le fardeau de
porter le gouvernement ; et l’autre, faite de ceux qui sont les
bénéficiaires des produits de la première par le biais des décaissements
et qui sont, en fait, soutenus par le gouvernement ; ou, en moins de
mots, de la diviser en payeurs d’impôts et consommateurs d’impôts. Mais
l’effet de cette division est de les placer dans des relations
antagonistes en référence à l’action fiscale du gouvernement et de
l’ensemble du déroulement des politiques qui y sont associées[110].
La rhétorique libérale de lutte des classes a été souvent appliquée tout au long du XIXème
siècle ; en Angleterre, c’est est un thème récurrent des protestations
pour l’abrogation des lois céréalières, utilisé par Cobden, Bright, et
d’autres. Il sous-tend l’attaque par William Graham Sumner envers les
« ploutocrates, » les capitalistes qui utilisent l’État plutôt que le
marché pour s’enrichir[111].
Faire revenir l’État
Aujourd’hui, la notion de l’État comme
créateur de classes et de conflits de classes semble connaître un
renouveau. Par exemple, un groupe de chercheurs, dont Theda Skocpol, a
produit un recueil au titre significatif : Bringing the State back in
(« Remettre l’État sous contrôle[112] »). Dans un chapitre
introductif[113], Skocpol parle d’un « profond changement
intellectuel », selon lequel les « façons d’expliquer la politique et
les activités gouvernementales centrées sur la société » qui avaient
cours dans les années 1950 et 60 seraient en train de s’inverser, le
gouvernement lui-même étant désormais considéré comme un « acteur
indépendant ».
Nous devons reconnaître, affirme-t-elle,
la capacité de l’État à agir indépendamment des différents groupes de
la « société civile », et ce plus systématiquement que ne le permet la
notion marxiste « d’autonomie relative ». En particulier, concernant les
relations avec d’autres États, les actions d’un État ne sont souvent
pas explicables par le seul souci des intérêts privés, ni même celui
d’intérêts privés collectifs. Skocpol note que, tandis que les actions
étatiques sont souvent justifiées en invoquant les intérêts à long terme
de la société ou les avantages qui en découlent pour divers groupes
sociaux (ce qui aurait tendance à déplacer le centre d’attention à
nouveau vers la société), « des actions étatiques autonomes prendront
régulièrement des formes qui tentent de renforcer l’autorité, la
longévité politique et la maîtrise sociale des organisations étatiques
dont les dirigeants ont généré les politiques ou idées politiques
associées. » Citant Suzanne Berger, Skocpol souligne que la vue avançant
que les « intérêts » sociaux déterminent la politique, est bancale et
superficielle, au moins parce que
le tempo et les caractéristiques de
l’intervention étatique » affectent « non seulement les tactiques et les
stratégies organisationnelles, » mais aussi « la nature et la
définition de l’intérêt lui-même… » Certains chercheurs ont
explicitement souligné que les initiatives de l’État créent des formes
de corporatisme… La formation, en laissant de côté les capacités
politiques, de tels phénomènes purement socio-économiques que sont les
groupes d’intérêt et les classes, dépend dans une large mesure des
structures et activités de ces États mêmes que les acteurs sociaux, à
leur tour, cherchent à influencer[114].
La lutte des classes dans les régimes marxistes
D’un point de vue scientifique, la
théorie libérale – qui localise la source de la lutte des classes dans
l’exercice du pouvoir étatique – semble avoir au moins un avantage
marqué sur l’analyse marxiste conventionnelle : la théorie libérale est
en mesure de faire la lumière sur la structure et le fonctionnement des
sociétés marxistes elles-mêmes. « La théorie des communistes, » écrit
Marx, « peut être résumée en une seule phrase : Abolition de la
propriété privée[115]. » Et pourtant, les sociétés communistes, qui ont
quasiment supprimé la propriété privée, ne semblent pas être sur la
route de l’abolition des classes. Cela a conduit à une introspection
profonde et à une analyse confuse parmi les théoriciens marxistes, ainsi
qu’à des critiques justifiées quant à l’insuffisance d’une analyse
purement « économique » de la lutte des classes pour rendre compte de la
réalité empirique des pays socialistes[116]. Or, la théorie libérale de
la lutte des classes est idéalement adaptée pour traiter ces problèmes
dans un contexte où l’accès à la richesse, au prestige et à l’influence
est déterminé par le contrôle de l’appareil d’État.
A lire également :
[1] « Le concept de classe revêt une
importance centrale au sein de la théorie marxiste, bien que ni Marx ni
Engels l’aient jamais expliqué de manière systématique. »
[2] Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres choisies en trois volumes.
[3] « Marx embrouille le problème en confondant les notions de caste et de classe. » Cf. Ludwig von Mises, Théorie et histoire : une interprétation de l’évolution économique sociale, Deuxième partie, Ch. 7, § 3.
[4] Karl Marx, Capital : A Critique of Political Economy, III, The Process of Capitalist Production as a Whole, Friedrich Engels, ed. (New York : International Publishers, 1967), pp. 885–86.
[5] Ibid., Friedrich Engels, « Preface » p. 3.
[6] Ibid., p. 7.
[7] Jérôme-Adolphe Blanqui, Histoire de l’Economie Politique en Europe depuis les anciens jusqu’à nos jours (Paris : Guillaumin, 1837), p. x. Ernst Nolte, Marxismus und Industrielle Revolution
(Stuttgart : Klett-Cotta, 1983), p. 599, 79n, remarque que Engels
attaqua la soi-disant « misérable histoire de l’économie » de Blanqui
dans un article de journal peu avant d’élaborer les Principes du Communisme, sur lesquels Marx s’appuya pour concocter le Manifeste. Les Principes, cependant, ne contiennent rien de semblable aux premières lignes du premier chapitre du Manifeste ; cf. Le Manifeste Communiste de Karl Marx et Friedrich Engels, D. Ryazanoff, ed. (1930 ; repr., New York : Russell and Russell, 1963), pp. 319–40.
[8] Blanqui, Histoire, pp. x–xi.
[9] Marx à J. Weydemeyer, 5 Mars, 1852, Karl Marx et Friedrich Engels, Correspondance Choisie (Moscou : Progress Publishers, 1965), pp. 67–70.
[10] Ibid., p. 69. Marx affirme ici que
ses propres contributions se limitent à avoir montré que les classes ne
sont pas un aspect permanent de la société humaine, et que la lutte des
classes conduira à la dictature du prolétariat et dès lors à la
société sans classe. Charles Bettelheim, Réflexions sur les Concepts de Classe,
p. 16, tombe d’accord avec Marx sur ce point : « Hormis ces éléments
(« polarisation, tendance historique, résultat final ») nous sommes face
à une thèse défendue depuis longtemps par de nombreux historiens qui
reconnaissent l’existence de luttes de classes et leur action sur le
cours de l’histoire. »
[11] Le troisième est l’auteur anglais
secondaire, John Wade. Plus loin dans sa lettre, Marx fait allusiont aux
économistes Ricardo, Malthus, Mill, Say, et al., qui ont révélé comment
« le fondement économique des différentes classes conduit à un
antagonisme inéluctable et sans cesse grandissant entre elles. » Marx et
Engels, Correspondance Choisie, p. 69. Il convient de noter
que, dans la même lettre, Marx tourne en dérision le point de vue de
« ce fat de [Karl] Heinzen, » selon qui « l’existence des classes [est
liée à] l’existence de privilèges politiques et de monopoles… » Ibid.
[12] Marx à Engels, 27 juillet 1854, Correspondance Choisie, p. 87.
[13] Engels à H. Starkenburg, 25 janvier 1894, Correspondance Choisie, p. 468.
[14] Dans sa biographie classique de
Marx, Franz Mehring fait remonter cette conception à la période de Marx à
Paris en 1843-44 : « L’étude de la Révolution française l’a amené à la
littérature historique du « Tiers-État », une littérature qui est née
sous la restauration et a été développé par des hommes de talent qui ont
suivi l’existence historique de leur classe depuis le XIe siècle et ont
présenté l’histoire française comme une série ininterrompue de luttes
de classes. Marx devait sa connaissance de la nature historique des
classes et leurs luttes à ces historiens … Marx a toujours nié être à
l’origine de la théorie de la lutte des classes « Franz Mehring, Karl
Marx : L’histoire de sa vie, (1918) Edward Fitzgerald, trad. (Ann Arbor :
University of Michigan Press, 1962), p. 75.
[15] V.I. Lénine, l’État et la
Révolution (1917) : « Car la doctrine de la lutte des classes a été
créée non par Marx, mais par la bourgeoisie avant Marx ; et elle est,
d’une façon générale, acceptable pour la bourgeoisie ».
[16] Voir Ralph Raico, Review Essay : The Rise and Decline of Western Liberalism, Reason Papers 14 (Spring 1989) : 163–64.
[17] Il revient à Leonard P. Liggio
d’avoir reconnu l’importance des auteurs industrialistes et d’avoir été
le premier à écrire à ce sujet; voir son article remarquable Charles Dunoyer and French Classical Liberalism,
Journal of Libertarian Studies 1, no. 3 (1977) : 153–78 (le sujet de
cet article est infiniment plus large que ce qui est suggéré par son
titre) et les travaux cités dans les notes, ainsi que dans ibid. The Concept of Liberty in 18th and 19th Century France, Journal des Économistes et des Études Humaines 1, no. 1 (Spring, 1990), et ibid., Charles Dunoyer and the Censeur : A Study in French Liberalism (forthcoming) ; également, Charles Dunoyer, Notice Historique sur l’Industrialisme, Œuvres de Charles Dunoyer 3, Notices de l’Economie Sociale (Paris : Guillaumin, 1880), pp. 173–199 ; Ephraïm Harpaz, ‘Le Censeur Européen’ : Histoire d’un Journal Industrialiste, Revue d’Histoire Economique et Sociale 37, no. 2 (1959) : 185–218, and 37, no. 3 (1959) : 328–357 ; Élie Halévy The Economic Doctrine of Saint-Simon, (1907), dans The Era of Tyrannies : Essays on Socialism and War, R. K. Webb, trans. (Garden City, N.Y. : Anchor/DoubledaY, 1965), pp. 21–60 ; Edgard Allix, J.-B. Say et les origines d’industrialisme, Revue d’Économie Politique 24 (1910) : 304–13, 341–62.
[18] Ce qui plut à Jefferson, c’était la
condamnation par Tracy du gaspillage des richesses de la société par le
gouvernement sous forme de dette publique, d’impôts, de monopoles
bancaires et de dépenses, ce qui rejoignait ses propres vues
anti-Hamilton. Emmet Kennedy, A Philosophe in the Age of Revolution : Destutt de Tracy and the Origins of « Ideology », (Philadelphia : American Philosophical Society, 1978), p. 228.
[19] Antoine Destutt de Tracy, Traité d’économie politique, p. 29.
[20] Emmet Kennedy, A Philosophe in the Age of Revolution, p. 180. Kennedy en conclut à tort que Tracy croit en une forme de « déterminisme économique. »
[21] Ibid., p. 183.
[22] Ibid., pp. 270–72. Un peu plus
loin, Kennedy décrit Augustin Thierry et Dunoyer comme de « vieux amis »
de Destutt de Tracy ; ibid., p. 290. Voir aussi Cheryl B. Welch, Liberty and Utility : The French Ideologues and the Transformation of Liberalism (New York : Columbia University Press, 1984), pp. 157 — 158. Augustin Thierry, dans sa recension du Commentaire sur L’Esprit des Lois de Montesquieu écrit par Tracy, indique : « les vues de ce Commentaire sont également les nôtres. » Censeur Européen 7 (1818) : 220.
[23] Charles Dunoyer, Notice Historique, pp. 175–76 ; Ephraïm Harpaz, Le Censeur Européen : 197.
[24] Allix, J-B. Say et les origines de l’industrialisme : 305.
[25] Ibid. Michael James, Pierre-Louis Roederer, Jean-Baptiste Say, and the Concept of Industry,
History of Political Economy 9, no. 4 (Winter 1977) : 455–75, estime
que Say a emprunté certains concepts importants à l’Idéologue Roederer,
mais il concède que c’est Say qui a le plus directement et fortement
influencé le groupe du Censeur Européen.
[26] Harpaz, Le Censeur Europen : 204–05.
[27] Censeur Européen 1 (1817) : 159–227 ; 2 (1817) : 169–221.
[28] Jean-Baptiste Say, Cathéchisme d’Économie Politique, ou Instruction Familière (Paris : Crapelet, 1815), p. 14.
[29] Allix, J.-B. Say et les origines de l’industrialisme : 309. Cf. Harpaz, Le Censeur Europeen
: 356 : « L’immense progrès de la civilisation matérielle est esquissé,
ou tout au moins suggéré, dans les douze volumes du Censeur Européen. »
[30] Allix, J.-B. Say et les origines de l’industrialisme : 341–44.
[31] Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses,
C. R. Prinsep, trans. from 4th ed. (1880 ; New York : Augustus M.
Kelley, 1964), pp. 146–47 (emphasis supplied). Il a été montré avec des
arguments convaincants que Say est à l’origine du concept de “recherche
de rente”; Patricia J. Euzent and Thomas L. Martin, Classical Roots of the Emerging Theory of Rent Seeking : the Contribution of Jean-Baptiste Say, History of Political Economy 16, no. 2 (Summer 1984) : 255 — 62.
[32] Allix, J.-B. Say et les origines de l’industrialisme : 312.
[33] Comme l’écrit Dunoyer dans sa Notice historique,
p. 179 : « S’il est douteux que ces auteurs avaient anticipé les
conséquences politiques de leurs observations sur l’industrie, ces
observations jetaient un jour nouveau sur la politique qui était
favorable à son amélioration. Les écrits se trouvèrent entre les mains
de plusieurs hommes dont c’était le sujet d’étude, et transforma
radicalement leurs idées. Tel fut notamment le cas des auteurs qui
écrivaient pour le Censeur. »
[34] Charles Comte, Considérations sur l’état moral de la nation française, et sur les causes de l’instabilité de ses institutions, Censeur Européen 1 : 1–2, 9. La similitude avec l’analyse de Franz Oppenheimer est évidente. Voir son The State, John Gitterman, trans., and C. Hamilton, intro. (New York : Free Life, 1975).
[35] Charles Comte, Considérations sur l’état moral, Censeur Européen 1 :11.
[36] Ibid. : 19.
[37] Ibid., p. 9.
[38] Charles Comte, De l’organisation sociale considérée dans ses rapports avec les moyens de subsistance des peuples, Censeur Européen 2 (1817) : 22.
[39] Charles Comte, Considérations sur l’état moral,
Censeur Européen 1 :14. Thierry’s work on the Norman conquest is
already foreshadowed in this early essay of Comte’s, in his attack on
William the Conqueror. Ibid. : 19–20.
[40] Ibid., pp. 20–21.
[41] Ibid., p. 21.
[42] Ibid.
[43] Charles Dunoyer, Du système de l’équilibre des puissances européennes, Censeur Européen 1 (1817) : 119–26.
[44] Ibid., p. 120.
[45] Ibid., p. 131.
[46] Ibid., p. 132.
[47] Ibid., p. 120.
[48] Charles Comte, De l’organisation sociale, Censeur Européen 2 : 33.
[49] Charles Dunoyer, Du système de l’équilibre,
Censeur Européen 1 :124. Dunoyer poursuit (124) : « Si, en leur rendant
exactement ce service, il le leur fait payer au-delà de ce qu’il vaut,
au-delà du prix auqeul ils pourraient se le faire rendre, tout ce qu’il
leur prend en sus est une véritable soustraction qu’il leur fait,et, à
cet égard, il se conduit par esprit de rapine. » On notera que Dunoyer
est ici confronté à une difficulté, dans la mesure où il consent au
monopole d’un Etat prélevant l’impôt. La même remarque vaut également
lorsqu’il écrit (125) qu’il faudrait que le gouvernement, en assurant la
sécurité des peuples, « ne les eusse pas obligés de payer [ce service]
au-delà de ce qu’il devrait naturellement coûter. »
[50] Considérations sur l’état moral, Censeur Européen, vol. 1 : 88–89.
[51] De l’organisation sociale, Censeur Européen, vol. 2 : 29–30.
[52] Voir, cependant, l’article de Patricia J. Euzent et Thomas L. Martin, dans la note 31 ci-dessus.
[53] De l’influence qu’exercent sur le gouvernement les salaires attaches à l’exercice des fonctions publiques, Censeur Européen, vol. 11 (1819) : 75 — 118.
[54] Ibid., p 77.
[55] Ibid,p 78.
[56] Ibid, p 80.
[57] Ibid, pp 81–82.
[58] Ibid., p. 86.
[59] Ibid., p. 88.
[60] Ibid., p. 89.
[61] Ibid., p. 103.
[62] Richard N. Hunt, The Political Ideas of Marx and Engels : I Marxism and Totalitarian Democracy, 1818–1850 (Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 1974), pp. 124–3 1 ; David Conway, A Farewell to Marx : An Outline and Appraisal of his Theories (Harmondsworth : Penguin, 1987), pp. 162 — 64 ; Ralph Raico, Classical Liberal Exploitation Theory A Comment on Professor Liggio’s Paper, Journal of Libertarian Studies 1, no. 3 (1977) : 1793.
[63] Marx and Engels, Selected Works, vol. 1, p. 477.
[64] Ibid., voir aussi p. 432.
[65] Ibid., vol. 2, p. 222.
[66] Hunt, The Political Ideas of Marx and Engels, p. 124.
[67] J’emploie ici le terme dans le sens marxiste, et non comme les Idéologues.
[68] I.e. non-nobles, NdT.
[69] Considérations sur l’état moral, Censeur Européen, 1 : 29–30.
[70] Ibid., pp. 36–37n.
[71] Sur Thierry, voir A. Augustin-Thierry, Augustin Thierry (1795–1856), d’après sa correspondance et ses papiers de famille (Paris : Plon-Nourrit, 1922) ; Kieran Joseph Carroll, Some Aspects of the Historical Thought of Augustin Thierry (1795 — 1856) (Washington, D.C. : Catholic University of America Press, 1951) ; Rulon Nephi Smithson, Augustin Thierry. Social and Political Consciousness in the Evolution of Historical Method (Geneva : Droz, 1973) ; et Lionel Grossman, Augustin Thierry and Liberal Historiography, Theory and History, Betheft 15 (Wesleyan University Press, 1976).
[72] Censeur Européen, 7 : 191–260. Une
version anglaise de cet essai, passablement modifié, a été traduite par
Mark Weinberg et publiée sous le titre, Theory of Classical Liberal « Industrialisme », avec une préface de Leonard P. Liggio, éditée par le Center for Libertarian Studies (New York, 1978).
[73] Censeur Européen, 7 : 228 and 230.
[74] Ibid. : 206 and 205.
[75] Ibid. : 244.
[76] Ibid. : 218.
[77] Ibid. 256–57. Italiques ajoutés.
[78] Ibid. : 257–58.
[79] Ibid. : 251–52.
[80] Ibid. : 255.
[81] Considérations sur l’état moral, Censeur Européen, 1 : 6.
[82] Charles Comte, De la multiplication des pauvres, des gens a places, et des gens a pensions, Censeur Européen, 7 : 1n.
[83] Voir aussi la note 49, ci-dessus.
[84] Cf. Shirley M. Gruner, Economic Materialism and Social Moralism (The Hague/Paris : Mouton, 1973), pp. 108–10.
[85] Ibid., p. 110.
[86] Dietrich Gerhard, Guizot, Augustin Thierry, und die Rolle des Tiers-État in der französischen Geschichte, Historische Zeitschrift, 190, no. 2 (1960) : 305.
[87] Ibid. : 307.
[88] François Mignet, Le comte Sieyès : Notice, Notices et portraits historiques et littéraires, vol. 1 (Paris : Charpentier, 1854), p. 88 (emphasis supplied).
[89] François Miget, Charles Comte : Notice, ibid., vol. 2, p. 102.
[90] « Après beaucoup des temps et de
travail perdus pour obtenir ainsi des résultats factices, je m’aperçus
que je faussais l’histoire, en imposant à des époques entièrement
diverses des formules entièrement identiques. » Augustin Thierry, Dix Ans d’Études Historiques
(1834 ; Paris : Fume, 1851), p. iv. De ses premières affinités avec le
libéralisme politique radical, il écrit : « J’aspirais avec enthousiasme
vers un avenir, je ne savais trop lequel. » Ibid., p. x.
[91] Ibid., pp. 6–7.
[92] Ibid., p. 8.
[93] Ibid., p 12.
[94] Cited in Peter Stadler, Politik und Geschichtsschreibung in der französischen Restauration 1814 — 1830, Historische Zeitschrift 180, no. 2 (1955) : 283.
[95] Augustin Thierry, Essai sur l’Histoire de la Formation et des Progrès du Tiers-État (1853), new rev. ed. (Paris : Calmann Lévy 1894), pp. 172–73.
[96] Ibid., pp. 189 and 195.
[97] Ibid., pp. 1–2.
[98] Ibid., p. 2.
[99] Marx évoque l’essai de Thierry dans
sa lettre à Engels citée plus haut dans la note 12. On notera qui
apprécie la description de Thierry qui « s’il ne fournit pas un ensemble
cohérent, montre comment dès le départ, ou tout au moins après
l’apparition des villes, la bourgeoisie française acquiert une influence
trop grande en constituant un parlement, une bureaucratie, etc., et non
comme en Angleterre par son commerce et son industrie. Cette
caractéristique vaut certainement encore pour la France d’aujourd’hui. »
Marx et Engels, Selected Correspondence, p. 88.
[100] Voir, par exemple, le célèbre pamphlet de « Timon » (Louis-Marie Cormenin de la Haye), Ordre du Jour sur la Corruption Électorale, 7th ed. (Paris : Pagnerre, 1846).
[101] Recollections, trans. Alexander Teixeira de Mattos (New York : Meridian, 1959), pp. 2–3.
[102] Allix, J.-B. Say et les origines d’industrialisme 318–19.
[103] A. Augustin-Thierry, Augustin Thierry, p. 114.
[104] Ibid., p. 131.
[105] Sur l’état present, Censeur Européen, 2 :97.
[106] Voir Ralph Raico, Classical Liberal Exploitation Theory : 179–83.
[107] Eugene Tenbroeck Mudge, The Social Philosophy of John Taylor of Caroline : A Study in Jeffersonian Democracy (1939 ; New York : AMS Press, 1968), pp. 151–204 and passim.
[108] William Leggett, Democratick Editorials : Essays in Jacksonian Political Economy, Lawrence H. White, ed. (Indianapolis : Liberty Press, 1984), pp. 250–51. Voir aussi Lawrence H. White, William Leggett : Jacksonian Editorialist as Classical Liberal Political Economist, History of Political Economy 18, no.2 (Summer 1986) : 307–24.
[109] William Leggett, Democratick Editorials, p. 142.
[110] John C. Calhoun, A Disquisition on Government and Selections from the Discourse, C. Gordon Post, ed. (Indianapolis : Bobbs-Merrill, 1953), pp. 17–18.
[111] See, e.g., Harris E. Starr, William Graham Sumner, (New York : Henry Holt, 1925), pp. 241 and 458.
[112] Theda Skocpol, Bringing the State Back In : Strategies of Analysis in Current Research (Cambridge, England : Cambridge University Press, 1985). Le titre s’inspire d’un essai antérieur de Skocpol.
[113] Ibid., pp. 3–37.
[114] Ludwig von Mises fait partie des
universitaires qui ont souligné le rôle de l’Etat dans la création de
corporations et « d’intérêts de classe » (bien qu’il préférât le terme
sociologiquement plus précis de « caste » à celui de « classe ») ; voir Théorie et histoire,
ch. 7, §3 La lutte des classes. Mises, dont l’étude de cette question
remonte à une trentaine d’anneés, n’est pas mentionné par Skocpol. Voir
aussi Murray N. Rothbard, Power and Market: Governement and the Economy
(Menlo Park: Institute for Humane Studies, 1970) : pp. 12–13, où
Rothbard écrit : « Il est à la mode d’affirmer que les “conservateurs”
tels que John C. Calhoun avaient « anticipé » la doctrine marxiste de la
lutte des classes. L’intuition de Calhoun était presque l’inverse.
Calhoun voyait que c’était l’intervention de l’Etat en lui-même qui
était à l’origine des « classes » et de leur conflit. Rothbard préfère
également le terme « caste » : « les castes sont des groupes constitués
par l’Etat, ayant chacun ses privilèges et chacun ses devoirs. » Ibid., p. 198, 5n.
[115] Manifeste du parti communiste, in Karl Marx and Friedrich Engels, Selected Works, I, p. 120.
[116] George Konrad and Ivan Szelényi, The Intellectuals on the Road to Class Power, Andrew Arato and Richard E. Allen, trans. (New York/London : Harcour-Brace Jovanovich, 1979), pp. xiv-xvi, 39–44. and passim.
Traduction : Stéphane Geyres
Ralph Raico est professeur émérite
en histoire européenne au Buffalo State College, et Senior Fellow au
Mises Institute. C’est un spécialiste de l’histoire de la liberté, de
la tradition libérale en Europe, et de la relation entre la guerre et
la montée de l’État. Il est l’auteur de La place de la religion dans la philosophie libérale de Constant, Tocqueville, et Lord Acton.
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G) MARX LE DERNIER DES LIBERAUX ?
Le libéralisme est né comme une utopie au sens de Ricœur. De ce fait, utopie de la
monarchie absolue, il est devenu l’idéologie du capitalisme. La pensée de Marx est avant tout
une critique du capitalisme dont l’essentiel du propos porte sur les rapports sociaux au sein du
capitalisme. Elle est alors plus une utopie du capitalisme que l’idéologie d’un communisme,
jamais établi. Son analyse prolonge la pensée libérale en qui concerne la liberté de l’individu.
Le stalinisme peut être alors considéré, une fois remis en perspective et dans son contexte
historique, comme un avatar du libéralisme plus que la mise en œuvre de la pensée de Marx.
Le libéralisme est né de l’affirmation de la liberté de l’individu face à la monarchie
absolue et à l’intervention de l’Eglise. Il est donc né comme une utopie au sens de Ricœur
« Ce qui est en jeu dans toute utopie c’est le fait d’imaginer une autre manière d’exercer le
pouvoir » [Ricoeur, 1997 p. 256 ; voir aussi Jaume, 2010 pp. 9, 58]. De ce fait, utopie de la
monarchie absolue, il est devenu l’idéologie du capitalisme telle que l’a définie là encore
Ricœur «Ce qui est en jeu dans toute idéologie, c’est en fin de compte la légitimation d’un
certain système d’autorité.» (Ricoeur, 1997 p. 256). Il me parait important de remettre au
cœur des projets sociétaux, et donc entrepreneriaux, la nécessité de l’utopie comme guide
pour le changement. Toutefois, il importe aussi de rouvrir le débat sur l’idéologie qui fonde
l’action collective, disons le paradigme dominant. Il ne s’agit pas d’un effet de mode. La
question des origines et des conditions d’émergence de l’idéologie dominante est cruciale
pour en comprendre la dimension historique et donc finie. A cet égard, il importe alors aussi
d’identifier l’utopie qui pourrait suppléer et dépasser ces limites en s’entendant pour l’ancrer
dans l’action présente et non dans un futur impliquant aujourd’hui des sacrifices pour des
lendemains qui ont rarement chanté !
A ce titre, il nous semble que le seul penseur qui ait à la fois analysé le système
capitaliste de manière critique, en reconnaissant ses apports, tout en prenant en compte ses
limites comme historiques appelant à être dépassées, est Marx. La difficulté est que Marx, a
suscité un mouvement fort, comme à partir de la fin du XVIème siècle les auteurs libéraux et
du siècle des Lumières, qui est resté, selon nous, piégé dans l’idéologie dominante malgré un
discours et des choix politiques qui disaient s’en émanciper. Cela pose alors la question de la
gestion du changement et des modalités de mobilisations des acteurs dans leur capacité à
développer un projet collectif viable à tous les échelons de la société. Sans réponse, nous
sommes condamnés à gérer l’état des choses sans perspectives de pouvoir agir pour les
changer. Nous souhaitons alors développer dans cet article trois points à propos de Marx.
Tout d’abord, sa pensée est avant tout une critique du capitalisme et donc aussi une
utopie du capitalisme, utopie qualifiée de « communiste », dont l’essentiel du propos porte sur
les rapports sociaux au sein du capitalisme. Nous nous intéressons non au Marx, homme de
son temps, au Marx politique, auteur du Manifeste du Parti Communiste, fondateur de la
Première Internationale Communiste en 1824, avec qui Bakounine a débattu [Ribeill, 1975]
mais au Marx penseur, tout à la fois économiste, philosophe, sociologue qui s’intéresse à la
liberté et aux conditions de son expression et de son exercice. En effet, en tant que citoyen
Marx a pris part aux luttes et débats politiques de son époque et a dû argumenter pour justifier
ses prises de positions compte tenu de la réalité du moment et de ses enjeux. C’était une prise
de risque dans la mesure où parfois l’action conduit à aller à un essentiel appelé par les
rapports de force politique de l’instant, qui peut éloigner de ce que la pensée considère
comme souhaitable ou nécessaire ; l’action simplifie la pensée, parfois dangereusement. Ce
qui nous intéresse ici c’est le Marx qui critique l’Economie Politique en soulignant qu’elle ne
peut pas tenir son ambition utopique sans questionner les rapports de production effectifs.
Ensuite, que son analyse prolonge la pensée libérale2 en qui concerne la liberté de
l’individu, la personne, mais dans ses conditions concrètes d’existence, dans l’histoire que
l’homme produit en même temps qu’il en est un produit [Marx, 1976a]3 ; par conséquent son
interpellation concerne l’emprise des rapports de propriété sur, d’une part, l’exercice réel de la
liberté et, d’autre part, les conditions et modalités de l’appropriation privée du surplus de
travail, la plus-value.
Enfin, que le stalinisme peut être considéré, une fois remis en perspective et dans son
contexte historique, comme un avatar du libéralisme plus que la mise en œuvre de la pensée
de Marx même si le discours idéologique a mobilisé – et perverti l’utopie correspondante4 - le
second plutôt que le premier:«... le principe représentatif pouvait se retourner en
despotisme, que la souveraineté du peuple pouvait être confisquée par une poignée
d’hommes, bref que la conception libérale de l’ordre politique était lourde de dangers
mortels pour les libertés » [Manent, 1987 p. 174; souligné par nous]. Car c’est la pensée
libérale qui en effet justifie la révolution, le devoir de révolte [Hobbes, Locke ; Manent,
1987]. Autrement-dit, c’est la problématique de la souveraineté et de la représentation
politique des individus qui peut être dévoyée, le stalinisme étant alors un des aboutissements
de cette recherche avançant masqué sous une utopie d’émancipation mais perverti tant du
point de vue de cette dernière que du libéralisme et de ses idéaux fondateurs. En effet, ce qui
est/a été en cause c’est l’exercice de la « Souveraineté » et le statut de l’Etat; les débats de
Marx avec Stirner [Marx, 1976, 1976a] ou encore Bakounine [Ribeill, 1975] montrent bien
l’enjeu de ce questionnement et la difficulté à préciser, pour le futur – et c’est là sans doute
que le Marx « politique » et le Marx « théoricien » ont eut le plus de mal à s’entendre - le rôle
et la place de l’Etat.
1. Mise en contexte
Il s’agit donc d’une invite à relire l’œuvre de Marx dans une perspective différente,
celle des conditions d’exercice de la liberté individuelle par des hommes avant tout inscrits
dans leur histoire. La rupture qui a été produite par la pensée libérale concerne l’apparition de
l’histoire dans l’analyse de la vie des hommes et de leur organisation. C’est avec Rousseau et
la Révolution française que « la nature cesse d’être le critère, la référence ou le modèle. Deux
autres critères vont prendre sa place : l’histoire et la liberté » [Manent, 1987 p. 171 ;
souligné par nous]. Et c’est justement sur ce double enjeu que porte la critique de Marx.
Dans l’Idéologie Allemande, en particulier à propos de Feuerbach, il met au cœur de
ses préoccupations les conditions d’exercice/réalisation de la liberté de chacun dans un
contexte historique donné, c'est-à-dire un régime de propriété. Il explicite ces conditions
« Ceci n’est pas possible sans la communauté5. C’est seulement dans la communauté [avec
d’autres que chaque] individu a les moyens de développer ses facultés dans tous les sens ;
c’est seulement dans la communauté que la liberté personnelle est possible » [Marx, 1976a p.
62]. L’homme peut alors revendiquer sa liberté non pas seulement en se réunissant, en entrant
en société par peur de la mort (Hobbes) ou pour ne plus avoir faim (Locke) mais pour affirmer
son histoire et sa liberté : « Dans la communauté réelle, les individus acquièrent leur liberté
simultanément à leur association grâce à cette association et en elle » [Ibid., p. 63]. La
question n’est plus alors de savoir si cette liberté est celle de « l’état de nature » tel que donné
par Dieu ou par la«Raison», mais de reconnaître que l’homme est d’abord un être
historique, sociable, socialisé, via le travail. Et nous relevons là encore un point d’accord fort
entre Locke et Marx qui fait sans doute de celui-ci le dernier vrai libéral, en ce qui concerne le
travail seul source de richesses [Manent, 1987 p. 97 ; Locke, 1992 p. 163-167].
2 Nous n’entrerons pas dans la distinction des courants au sein du libéralisme, entre « utilitariste » et tenant du « Droit
naturel ou de la Raison » [Vergara, 2002].
3 Par exemple, pages 15, 19, 21, 26-27, 34, 39, 62. Voir aussi ce que nous en dit Feyerabend [1979 p. 166-167].
4 Nous
n’entrerons pas dans la polémique qui consiste à réduire, au nom des
faits, la pensée de Marx au stalinisme ou à un
totalitarisme. L’histoire est celle des hommes dans leurs espoirs et
déboires. Réduire cette pensée à l’un ou l’autre, serait
comme ramener la Bible aux guerres de religion ou la pensée libérale
au colonialisme et autres dictatures qui se sont
réclamées de la liberté pour asservir ou exterminer l’Autre.
5 «[Passage biffé dans le manuscrit] : et impossible sans le complet et libre développement de l’individu qu’elle implique »,
ce qui en passant contredit l’analyse de Catherine Audard quand elle présente l’analyse de Commons qui identifie 3 stades
dont le dernier serait celui du communisme et qu’elle dit « le stade de la stabilisation et de la régulation, après les grandes
crises du capitalisme, qui correspondrait au stade du communisme de Marx. Dans ce dernier stade ; la diminution des
libertés individuelles est liée aux interventions gouvernementales, mais surtout à des interventions économiques » [Audard,
2000 p. 328] des acteurs de la société.
La question porte alors sur les conditions d’exercice de cette liberté historiquement
située. Dis autrement « Qu’est ce que l’Homme ? ». Cette question est centrale car l’individu
chez les libéraux est déjà donné et même s’ils insistent sur l’individu « animal social », la
socialisation n’est pas traitée en tant que telle, elle est posée et non construite par l’action
même des hommes sous des rapports sociaux de production historiquement datés6. Or, un
individu est produit car « produisant en société – donc une production des individus qui est
socialement déterminée » [Marx, 1980 p. 17]. Autrement dit, « le travail humain excède
toujours l’action instrumentale parce que nous ne pouvons pas travailler sans l’apport de nos
traditions et de notre interprétation symbolique du monde » (Ricœur, 1997, page 294). Cela
nous permet alors de faire une distinction fondamentale entre individu et personne7 :
« [...] l’individu est la forme passive de la personne. Chacun a une singularité
individuelle liée à sa propre histoire et les conditions de sa venue au monde ; la personne est
cet individu tel qu’il se construit à travers et par les échanges et interactions qu’il engage
avec ses environnements, ceux-ci en retour participant à sa construction. Par conséquent, une
personne est un individu socialisé, inséré/produit dans/par des rapports sociaux qui
s’imposent à lui mais qu’il transforme par son action, à savoir sa conscience en acte. (...) Un
individu n’existe concrètement qu’en tant que personne, c'est-à-dire au sein d’un processus
de socialisation et d’appropriation de ses environnements, une « pratique » telle que la
définit Ricœur [1997, pages 278, 298 par exemple] » [Paranque, 2009, pp.25-26].
Il n’est pas alors possible de parler de l’individu sans cette dimension historique qui
n’est pas seulement l’histoire des hommes ou l’Histoire, mais l’histoire de l’homme singulier
et produit social, c'est-à-dire l’individu singulier en action: «la personnalité est une
biographie au sein d’une histoire : déploiement d’activité dans l’évolution humaine, son
essence est temporelle » [Sève, 2008 p. 486 ; souligné par nous]. Ainsi, loin de tout égarement
sur « la nature de l’homme », Marx inscrit l’essence de celui-ci dans l’ensemble des rapports
sociaux [Marx, 1976a p. 3]. Il n’y a pas « d’état de nature » ou de « Raison » auquel faire
référence pour définir la liberté mais une histoire, produit des hommes : « L’homme est au
sens le plus littéral du terme, un [« animal politique » l’expression est d’Aristote], non
seulement un animal sociable, mais un animal qui ne peut se constituer comme individu
singulier que dans la société. (...) Quand donc nous parlons de production, c’est toujours de
la production à une stade déterminé du développement social qu’il s’agit – de la production
d’individus sociaux » [Marx, 1980 p. 18-19]. Par conséquent, la rupture qui est introduite est
de reconnaitre dans la socialisation, d’abord des rapports de production et non des relations
sociales [voir Marx, 1980 p. 20-46, 264].
6 Voir à ce sujet l’introduction au Tome 1 des « Grundrisse » [Marx, 1980 p. 17 et s.].
7 Voir aussi les travaux du Collèges des Bernardins « l’entreprise, formes de la propriété et responsabilité sociale »
http://www.collegedesbernardins.fr/index.php/component/content/article/1364.html
Si l’on reproche à la pensée marxienne d’être datée, alors en toute bonne foi, c’est
aussi le cas de la pensée libérale, si ce n’est plus, puisqu’elle naît au 17ième siècle voire au
16ième avec Hobbes et Machiavel.
2. Une critique du capitalisme
Marx a donc analysé pourquoi les hommes et les femmes ne pouvaient pas être libres
dans le système capitaliste et défini le communisme comme « le mouvement réel qui abolit
l’état actuel » [Marx, 1976a p. 35, note 1], non comme une action politique uniquement
consciente, mais comme la dynamique inhérente à l’exercice de la liberté. A partir du moment
où l’on vend sa force de travail dans le cadre d’une relation contractuelle subie ou choisie on
« aliène » sa liberté, c'est-à-dire sa capacité à choisir ce que l’on veut faire de ses propres
compétences pour les mettre au service du capitaliste: «En tant qu’expérience vécue,
l’aliénation consiste dans ce fait que mon activité sociale se voit imposer sans recours des
buts inassimilables à mes motifs » [Sève, 2008 p. 505]. Ce qui fait écho à Locke qui justifie la
révolte à partir du moment où les conditions de la réunion en société ne respectent plus la
souveraineté déléguée au Souverain [Locke, 1992 ;Jaume, 2010 p. 155].
Marx est beaucoup plus un penseur du capitalisme que le promoteur du communisme
qu’il ne traite que de manière généraliste [voir Marx, 1976a], donc dans une approche
historique et diachronique et non prophétique : le communisme « est donc le moment réel de
l’émancipation et de la reprise de soi de l’homme (...) mais le communisme n’est pas en tant
que tel le but du développement humain, la forme de la société humaine » [Marx, 1972a p.
99].
Si le libéralisme est l’idéologie du capitalisme, Marx en est le critique, comme en
témoigne, entre autre, le titre des Manuscrits de 1859 « Critique de l’Economie Politique »,
porteur d’une utopie plus tard dévoyée, et connue sous le nom de « communisme».
En insistant sur les rapports sociaux de production dans lesquels nous actons, il a mis
en évidence que la loi de la valeur ne permet pas de créer cette liberté tant que les acteurs eux-
mêmes ne se seront pas appropriés les conditions de celle-ci. A cet égard Marx définit ces
conditions au sein d’un mode de production, comme une relation dialectique, et donc
contradictoire, entre rapport de production et forces productives. Le premier caractérise les
rapports sociaux entre les hommes dans la satisfaction de leurs besoins ; les secondes
expriment les rapports des hommes à leurs environnements, donc les moyens qu’ils
développent pour répondre à leurs besoins. Les rapports de production capitalistes se
définissent par le salariat et la loi de la valeur comme mesure des richesses:
« dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports
déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui
correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives
matérielles. [...] A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles
de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui
n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles
s’étaient mues jusqu’alors » [Marx, 1972 p. 4].
Le travail est donc, si on accepte de le suivre à la suite de Hobbes ou de Locke
(Manent, 1987), la source de la richesse, c'est-à-dire de la création de biens. Il est donc source
de valeur avec une caractéristique importante, sa mise en œuvre crée plus de valeur qu’il n’en
requiert pour être mobilisé. Cela permet la création d’un surplus. La valeur de la force de
travail8 n’est pas alors autre chose que l’étalon de mesure des richesses produites [Marx, 1976
p. 177 par exemple]. Elles sont mesurées par le temps de travail socialement nécessaire pour
les produire. C’est la loi de la valeur, c'est-à-dire de la nécessité.
Ceci étant, le développement des forces productives, c'est-à-dire la maîtrise qu’ont les
hommes sur leurs environnements permet de décupler leurs capacités à répondre aux besoins
sociaux par le fait de la science, de la technologie, de la formation, bref des connaissances.
Cela permet de réaliser des gains de productivité énormes grâce à la division du travail
comme l’ont montré déjà Smith et Ricardo. La réduction du temps de travail – salarié – n’est
pas autre chose que l’expression de ces gains de productivité et de leur répartition à
l’ensemble des sociétés humaines (de manière inégale, différente dans le temps et l’espace).
La réduction du temps de travail nécessaire a comme contrepartie l’accroissement du temps
de libre, ne serait-ce que pour consommer les nouveaux biens. « Le seul fait extra
économique, dans tout cela, c'est que l'homme n'a pas besoin de la totalité de son temps pour
produire les moyens de subsistance, qu'il dispose de temps libre au-delà du temps de travail
nécessaire à sa subsistance, temps libre qu'il peut donc aussi employer au surtravail » [Marx,
1980b p. 133].
Encore faut-il pour cela qu’il dispose, d’une part, de la maîtrise de son travail et,
d’autre part, des ressources nécessaires pour exercer ce surtravail, ressources autant
financières que sociales. Ce que précise explicitement Marx [1979 p. 198-199] :
« En ce domaine, la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs
associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble
au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en
dépensant le minimum de force et dans les conditions correspondant de la façon la plus digne
à leur nature d’être humain. Mais cette activité constitue toujours le royaume de la nécessité.
C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le
véritable royaume de la liberté, mais qui ne peut fleurir qu’en prenant pour base ce royaume
de la nécessité. La condition fondamentale en est la réduction de la journée de travail » [in
Sève, 2004 p. 62].
Ce qui est ainsi posé ce sont les conditions d’expression de la liberté concrète des
hommes sans laquelle la question de la souveraineté ou de la représentation n’a qu’un sens
limité.
3. La domination des rapports de propriété
L’analyse de Marx pointe bien l’enjeu de la propriété privée sur lequel insistent aussi
bien Hobbes et Locke ou Montesquieu [Manent, 1987], dont il reconnaît même l’apport
quand il traite du développement du commerce qui conduit, via la captation des excédents
produits par le travail, à l’apparition des sociétés, en particulier par action. Le développement
des outils financiers, mais aussi des marchés financiers balbutiants, ont amené Marx à
explicitement traiter des formes sociétales « portant » cette propriété privée. Il souligne à cet
égard la contradiction qui apparait dès l’origine à son propos :
« Constitution de sociétés par actions. Les conséquences : 1° Extension énorme de
l’échelle de la production et entreprises qui auraient été impossible à des capitaux isolés. En
même temps, des entreprises, qui étaient jadis gouvernementales, se constituent en sociétés.
2° Le capital [...] revêt ici directement la forme de capital social (capital d'individus
directement associés) par opposition au capital privé. [...] 3° Transformation du capitaliste réellement actif en un simple dirigeant et administrateur de capital d'autrui et des
propriétaires de capital en simples propriétaires [...]. Dans les sociétés par actions, la
fonction [de dirigeant] est séparée de la propriété du capital. Ce résultat du développement
suprême de la production capitaliste est le point par où passe nécessairement la reconversion
du capital en propriétés des producteurs, non plus en comme propriété privée des
producteurs particuliers, mais en tant que propriété des producteurs associés, propriété
directement sociale» [Marx, 1979 p. 102].
8 Et non la valeur du travail, et c’est là une rupture majeure avec ses prédécesseurs bien qu’ils aient pressenti cette
différence [Locke, 1992].
Cette propriété peut être collective – les coopératives – ou non, les sociétés par actions
« classiques »9. Toutefois, ce centrage sur la propriété a eu entre autre conséquence une
réduction du concept d’entreprise à celui de société et donc une survalorisation de la place et
du rôle des actionnaires, instrumentalisés ou non par les « managers ». En effet, rien ne
justifie cette dérive qui transforme un titre de propriété sur une part en propriété de la totalité
de l’organisation (Collèges des Bernardins, 2011). Or cet «aplatissement» a comme
conséquence de faire disparaitre de fait le débat sur la place et le rôle de la démocratie dans la
conduite de projets collectifs, tels les entreprises. Ainsi « La théorie de l’agence doit être
considérée pour ce qu’elle est : un coup de force théorique et idéologique qui participe d’un
mouvement visant à imposer une nouvelle conception de l’entreprise et à justifier des
changements majeurs dans la manière de concevoir ses fonctions et sa gestion » (Weinstein,
2010, page 99)
Marx a eu comme souci de comprendre comment chacun peut ou non révéler sa
personnalité et sa liberté au sein d’une dynamique sociale en mettant au cœur de sa réflexion
le lieu de production des richesses, l’entreprise. Il a montré que le libéralisme en ignorant la
réalité concrète du système au sein duquel nous sommes insérés, ne pouvait pas tenir sa
promesse de libération car les rapports de propriété en œuvre, privaient de leur liberté ceux
qui n’avait que leur force de travail à vendre sous un certain régime de propriété. En
particulier, l’analyse qu’il fait de l’Etat montre, malgré tout, qu’il a, dès le début, pointé une
faiblesse de la pensée libérale qui est l’occultation10 des rapports de forces liés à la propriété
des moyens des productions, au contrôle privé du travail accumulé passé en des termes qui
rappelle l’analyse de Locke sur la propriété [Locke, 1992 , Chap. 5] ou de l’analyse de
Montesquieu sur la séparation des pouvoirs [Manent, 1987 p. 119 et s.].
« Du fait que la propriété privée s’est émancipée de la communauté, l’Etat a acquis
une existence particulière à côté de la société civile et en dehors d’elle ; mais cet Etat n’est
pas autre chose que la forme d’organisation que les bourgeois se donnent par nécessité, pour
garantir réciproquement leur propriété et leurs intérêts tant à l’extérieur qu’à l’intérieur»
[Marx, 1976a p. 73-74].
Et Marx précise
« «L’Etat est donc la forme par laquelle les individus d’une classe dominante font
valoir leurs intérêts communs et dans laquelle se résume toute la société civile d’une époque,
il s’ensuit que toutes les institutions communes passent par l’intermédiaire de l’Etat et
reçoivent une forme politique. De là l’illusion que la loi repose sur la volonté et, qui mieux est, volonté libre, détachée de sa base concrète. De même on ramène à son tour le droit à la
loi » (Ibid., p. 74).
9 « A
l’intérieur de la vieille forme, les usines coopératives des ouvriers
elles-mêmes représentent la première rupture de
cette forme.(...)Il faut considérer les entreprises capitalistes par
actions et , au même titre, les usines coopératives comme les
formes de transition du mode capitaliste au mode collectiviste, avec
cette différence que, dans les premières, la
contradiction est résolue négativement et dans les secondes
positivement » (Marx, 1974, pp. 105-106). Voir sur ce débat
Schwartz (2011).
10 Même si à certains égards il n’y a pas totalement échappé en permettant ou laissant la porte ouverte à l’interprétation
selon laquelle l’appropriation collective des moyens de production se réduisait à leur nationalisation par l’Etat ; ce dernier
« représentant » (mais selon quelles modalités ?) les individus.
Manent ne dit pas autre chose quant à l’apport de Montesquieu, en notant à propos de
ce dernier « au lieu de partir du droit qui fonde la liberté, il part du pouvoir qui la menace ;
au lieu de s’interroger sur l’origine du pouvoir, il s’interroge sur ses effets » [Manent, 1987
p. 123] en précisant qu’avec Rousseau « L’homme moderne est devenu un bourgeois ; il a
cessé d’être un citoyen » [Ibid., 1987 p. 147). Et c’est là tout l’objet de la pensée
marxienne11 : s’interroger sur l’origine du pouvoir et « la contradiction du monde humain ;
elle nait du travail, et l’inégalité des propriétés, précisément parce qu’elle est fondée
originellement sur la différence des capacités de travail, est fondée sur une inégalité de
forces » [Ibid., 1987 p. 167] qui ne peut être réduite à une inégalité « naturelle » mais
fondamentalement sociale [Sève, 2008].
Cette question est au cœur des enjeux du développement et trop souvent on confond
droit de propriété et régime de propriété comme le montre bien Elinor Ostrom dans ses
travaux portant sur les gestions des biens communs (2007,2010). Ce questionnement est celui
de la gouvernance « collective » des organisations via les modèles coopératifs par exemple et
donc de la gestion de l’action collective.
4. Généalogie du stalinisme et des totalitarismes
Si le point de départ est la liberté individuelle et que, quelque soit le motif ou la raison,
les hommes « entrent » en société [Marx, 1976a p. 64-65], alors il faut que dans cette société
il ne perde pas leur liberté [Ibid., p. 70 et s.). Il faut que leur souveraineté puisse s’exprimer.
Quand elle n’est pas respectée, ils ont droit à la révolte « le peuple (ne) se réserve toujours le
pouvoir souverain d’abolir le gouvernement ou de le changer, lorsqu’il voit que les
conducteurs, en qui il avait mis tant de confiance, agissent de manière contraire à la fin12
pour laquelle ils avaient été revêtus d’autorité » [Manent, 1987 p. 253 ; voir aussi Locke,
1992 p. 298, (Jaume, 2010 pp. 293, 342-343)].
La Russie sous Nicolas II était une monarchie absolue contre laquelle, en d’autres
temps et d’autres lieux, les libéraux depuis Hobbes se sont élevés. La manière dont les
hommes se sont révoltés et ont agi ensuite n’enlèvent rien à cette légitimité libérale. La
révolution russe de 1917 fait écho aux révolutions anglaise et française et s’inscrit dans les
luttes pour la liberté dans la lignée des luttes antérieures, dont celle de 1907, en et hors
Europe. Elle s’est construite dans un contexte historique particulier et des bases politiques et
philosophique propres mais il s’agissait en tout les cas d’une « révolte, d’une rébellion » pour
reprendre les termes de Locke [1992] à l’égard d’une souveraineté ne garantissant pas les
libertés de l’individu. Il s’agissait aussi d’entrer dans une nouvelle souveraineté. Les luttes de
pouvoir qui ont suivi ont porté sur l’exercice de cette souveraineté et l’organisation du
gouvernement, en particulier les rapports entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif,
avec l’accent mis sur le contrôle de son exercice [menchevik versus bolchevik, [Serge, 1951].
Dès la prise de pouvoir par Staline en 1922 et malgré les réserves émises par Lénine dans son
testament politique, un régime totalitaire est mis en place, reniant par là-même les aspirations
initiales, aidé en cela par la guerre qui fut menée contre ce nouvel Etat jusqu’au début des
années 20 (Traité de Riga avec la Pologne).
11 Pour la mobilisation de ce terme plutôt que celui de marxisme ou de marxiste voir Sève [2004 p. 190].
12 Dans les citations, les mots non en italiques sont soulignés par l’auteur.
Si les origines de cette révolution mêlent lutte pour les libertés et contestation du
capitalisme naissant en Europe, pour autant elles ont illustré dramatiquement les carences de
la réflexion sur le pouvoir politique et le rôle de l’Etat en période de transition, comme l’ont relevé Bakounine [Ribeill, 1975] ou Victor Serge [1951]. L’organisation de la société
russe/soviétique a, malheureusement, concrétisé un risque majeur de l’exercice du pouvoir, au
nom de la liberté que relève Manent à propos de Rousseau et de son Contrat Social, qui peut
ouvrir sur « un avenir radicalement indéterminé, où le seul guide sera l’idée de l’unité sociale,
de l’identification de l’intérêt et de la volonté de chacun à l’intérêt et à la volonté de tous. Et
la seule manière d’être sûr que le cette identité est réalisée, que l’intérêt public ne se confond
avec aucun intérêt privé, c’est de placer l’intérêt public en contradiction avec tous les intérêts
privés, c’est de mesurer la réalisation de l’intérêt public à la contradiction qu’il adresse à
tous les intérêts privés : l’unité de tous se rendra sensible par l’oppression de tous » [1987 p.
164-165 ; souligné par nous].
Autrement dit «[...] la conception libérale de l’ordre politique était lourde de
dangers mortels pour les libertés » [Ibid., p. 175] comme l’avait montré la Révolution
française.
Benjamin Constant, à la suite de Rousseau, a bien conscience que la difficulté n’est
pas dans le principe de souveraineté qui ne se discute pas, mais dans son application : « Sans
une définition exacte et précise, le triomphe de la théorie pourrait devenir une calamité dans
l’application » [cité par Manent, 1987 p. 185]. N’est ce pas là l’enjeu de tout changement, que
la souveraineté soit affirmée au nom de l’individu, du peuple ou d’une classe au nom des
autres? A cet égard, le stalinisme est aussi un enfant monstrueux du libéralisme
philosophique, autant que de ceux qui, au nom de l’émancipation de certains, ont asservi les
autres.
5. Conclusion
Penser la liberté et son plein exercice par l’individu avec comme objectif le bonheur
tant individuel que collectif, est finalement au cœur des préoccupations des uns et des autres
[Vergara, 2002 p. 74, 77, 83 par exemple]. Elle implique toutefois de revenir sur cette
souveraineté « déléguée » à condition, avec Marx, de s’intéresser à la forme concrète de la vie
des hommes en société en reprenant le constat initial des libéraux. 1/le travail est le point de
départ de l’activité humaine et de sa sortie de « l’état de nature »13 [Locke, 1992 p. 163 et s.];
2/ « le rapport de l’homme à la nature se définit comme travail » [Manent, 1987 p. 97] et 3/
« la propriété entre dans le monde par le travail » [Ibid., p. 96].
Ce rapport Marx va les qualifier de « forces productives » et la manière dont les
hommes s’organisent dans le travail, de « rapports de production ». Il va s’intéresser à ce défi
rencontré par les libéraux qui sont conscients que la propriété est fondée sur une inégalité
[Manent p. 167]. Cette inégalité est renforcée par « l’invention de la monnaie » qui permet de
garder le surplus du travail sans le gaspiller ou qu’il soit corrompu14 : « le droit de propriété
se détache naturellement du travail qui est à son origine. A partir du moment en effet où la
monnaie permet de représenter et conserver des quantités de travail, le propriétaire légitime
n’est plus nécessairement le travailleur : il suffit que l’échange soit libre ... » [Ibid., p. 99-
100].
Marx analyse que l’inégalité entre les hommes, plus qu’une inégalité de capacité, est
une inégalité liée intrinsèquement à l’accumulation nécessaire du capital. Cette accumulation
s’accompagne du développement des échanges15 et se traduit par l’essor des villes, dans
lesquelles « [...] apparut pour la première fois la division de la population en deux grandes
classes, la division qui repose directement sur la division du travail et les instruments de
production » [Marx, 1976a p. 49 et s]), ces derniers étant du travail passé, accumulé et
échangeable grâce à l’argent, condition de l’échange [Ibid., p. 48].
13 Locke précise que cet état de nature est un « état de liberté » et non de « licence » [Locke, 1992 p. 144].
14 Voir Locke [1992 p. 179].
15 Voir Hume, [Jaume, 2010 p. 244-255].
Ce que Marx intègre alors, c’est le statut de la propriété privée, sa manifestation et son
impact sur l’exercice de la liberté de chacun et la souveraineté des hommes. Il règle ainsi, à la
suite de la Révolution Française [Manent, 1987], la question de l’état de nature pour entrer
dans l’histoire de l’homme [Marx, 1976a p. 39]. Cette question reste d’une brûlante actualité
et nous interroge sur le besoin de nouvelles formes de propriété répondant aux besoins de
développement.
Cette histoire se déroule aujourd’hui avec la forme supérieure de la propriété qu’est la
propriété actionnariale, non plus fondée sur l’excédent de biens produits conservés grâce à la
monnaie mais sur l’argent en tant que tel et sa valorisation comme fin en soi, « forme
universelle de la richesse », « forme générale de la richesse » [Marx, 1980 p. 173, 214]16. A
cet égard, quel exercice de la liberté est-il possible pour l’individu qui, outre les inégalités de
capacités de travail, est confronté aux inégalités de l’accumulation du capital ?17
Ces inégalités et leurs manifestations sociale et politique, ont pesé fortement sur tout le
19ième siècle et le début du 20ième. La lecture du Capital donne un aperçu des conditions de vie
quotidienne des hommes et des femmes au travail18 comme Zola l’a bien illustré aussi dans
Germinal. La liberté au quotidien n’était pas cette libre association des hommes mais une
soumission au contrat passé. Les luttes contre les monarchies absolues n’étaient pas non plus
finies. Autrement dit, il existait une forte aspiration à la liberté. Ce mouvement a accompagné
le passage d’un siècle à l’autre, se déclinant en particulier en Russie avec la révolution de
1917. Mais après une période d’espoir, il a débouché sur un totalitarisme – qui ne doit pas
faire oublier les autres commis au nom de la culture, de la religion ou de la « race » - qu’on ne
peut pas prétexter pour nier le droit et le devoir de rébellion. Il doit nous interpeller sur la
difficulté quotidienne, et encore d’actualité, à définir les conditions d’application du principe
de souveraineté et de la démocratie. Celui-ci a été porté un temps par « l’avant-garde »
revendiquant à représenter les intérêts de tous, sans que celle-ci puisse pour autant résoudre ce
défi.
Le stalinisme est alors entré dans l’histoire, non comme réalisation du communisme,
d’une utopie, mais comme double détournement. Détournement d’une part, du contrat social
unissant des individus en rébellion contre le souverain qui ne respectait pas l’accord passé lors
de l’entrée en société et, d’autre part, de la volonté initiale des individus et donc comme une
trahison de la tentative de définition d’une nouvelle souveraineté fondée sur l’utopie de
réappropriation de la liberté de chacun (Serge, 1951).
Marx pourrait être considéré comme le dernier des libéraux en ce sens qu’il poursuit
l’utopie originelle de sortie de la Monarchie Absolue et de la domination de l’Eglise en
interpellant l’idéologie fondatrice de nos sociétés modernes et en montrant la nécessité de
poursuivre l’utopie proposée [Manent, 1987 ; Audard, 2000].
16 Voir aussi [Marx, 1972 p. 190-191 ; 1978 p. 100-101, 138, 148-149 ; 1976a p. 414, 446-447].
17 Voir les travaux du Collèges des Bernardins 2011
http://www.collegedesbernardins.fr/index.php/component/content/article/1364.html
18 Par exemple Marx 1979b, p. 222 et 228.
1 bernard.paranque@euromed-management.com
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sociales - http://www.collegedesbernardins.fr/index.php/component/content/article/1364.html
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H) Libre-échange : Frédéric Bastiat VS Karl Marx
Au début du XIXe siècle, afin de protéger les producteurs de céréales
britanniques, des barrières douanières, les Corn Laws, furent dressées
contre les importations étrangères dont les prix étaient moins élevés
que les prix domestiques.
Ce protectionnisme fut introduit en 1815 et aboli en 1846. Il n’a jamais
été réintroduit depuis. Et les Britanniques n’ont plus jamais connu de
disette…
Il avait revêtu plusieurs formes : celle de l’interdiction pure et
simple quand le prix du quarter (un peu moins d’un quart de tonne)
baissait en-dessous d’un certain seuil ou celle d’une échelle mobile de
taxes en fonction du prix du quarter.
Deux auteurs ont pris position sur les Corn Laws, et leur abolition, Karl Marx et Frédéric Bastiat.
Le premier dans son Discours sur le libre-échange, du 9 janvier 1848, le second dans des articles de 1846, 1847 et 1848, qui figurent dans son recueil Le libre-échange.
Honneur au barbu.
Karl Marx écrit :
« Tant que le prix du blé était encore élevé, le salaire l’étant
également, une petite épargne faite sur la consommation du pain
suffisait pour lui procurer d’autres jouissances. Mais du moment que le
pain et, en conséquence, le salaire est à très bon marché, il ne pourra
presque rien économiser sur le pain pour l’achat d’autres objets. »
Frédéric Bastiat lui répond :
« Quand les objets de première nécessité sont à bas prix, chacun
dépense pour vivre une moindre partie de ses profits. Il en reste plus
pour se vêtir, pour se meubler, pour acheter des livres, des outils,
etc. Ces choses sont devenues plus demandées, il en faut faire davantage
; cela ne se peut sans surcroît de travail, et tout surcroît de travail
provoque une hausse des salaires. »
Karl Marx n’en reste pas moins convaincu qu’avec le libre-échange se
confirment les lois exposées par les économistes, depuis Quesnay jusqu’à
Ricardo, telles qu’il les interprète :
« La première de ces lois, c’est que la concurrence réduit le prix de
toute marchandise au minimum de ses frais de production. Ainsi le
minimum du salaire est le prix naturel du travail. Et qu’est-ce que le
minimum du salaire ? C’est tout juste ce qu’il faut pour produire les
objets indispensables à la sustentation de l’ouvrier, pour le mettre en
état de se nourrir tant bien que mal et de propager tant soit peu sa
race. »
Frédéric Bastiat convient qu’avec le libre-échange, il peut y avoir baisse de salaire, mais à une condition :
« La rareté des aliments est le plus grand des fléaux pour ceux qui
n’ont que des bras. Nous croyons que les produits avec lesquels se paie
le travail étant moindres, la masse du travail restant la même, il est
inévitable qu’il reçoive une moindre rémunération. »
Mais, sinon, ce n’est qu’en cas de disette qu’il y a baisse de salaire :
« Quand le pain est cher, un nombre immense de familles est réduit à
se priver d’objets manufacturés, et les gens aisés eux-mêmes sont bien
forcés de réduire leurs dépenses. Il s’ensuit que les débouchés se
ferment, que les ateliers chôment, que les ouvriers sont congédiés,
qu’ils se font concurrence entre eux sous la double pression du chômage
et de la faim, en un mot il s’ensuit que les salaires baissent. »
Karl Marx
Pour Karl Marx, en résumé, le libre-échange, c’est la liberté du capital – quelle horreur ! – :
« Admettez un instant qu’il n’y ait plus de lois céréales, plus de
douane, plus d’octroi, enfin que toutes les circonstances accidentelles
auxquelles l’ouvrier peut encore s’en prendre, comme étant les causes de
sa situation misérable, aient entièrement disparu, et vous aurez
déchiré autant de voiles, qui dérobent à ses yeux son véritable ennemi.
Il verra que le capital devenu libre ne le rend pas moins esclave que le capital vexé par les douanes.
Messieurs, ne vous laissez pas imposer par le mot abstrait de liberté.
Liberté de qui ? Ce n’est pas la liberté d’un simple individu, en
présence d’un simple individu. C’est la liberté qu’a le capital
d’écraser le travailleur. »
Frédéric Bastiat dit au contraire :
« L’échange est un droit naturel comme la propriété. Tout citoyen,
qui a créé ou acquis un produit, doit avoir l’option ou de l’appliquer
immédiatement à son usage, ou de le céder à quiconque, sur la surface du
globe, consent à lui donner en échange l’objet de ses désirs. »
Karl Marx est hostile à la mondialisation :
« Tous les phénomènes destructeurs que la libre concurrence fait
naître dans l’intérieur d’un pays se reproduisent dans des proportions
plus gigantesques sur le marché de l’univers […]. Si les
libres-échangistes ne peuvent pas comprendre comment un pays peut
s’enrichir aux dépens de l’autre, nous ne devrons pas en être étonnés,
puisque ces mêmes messieurs ne veulent pas non plus comprendre comment,
dans l’intérieur d’un pays, une classe peut s’enrichir aux dépens d’une
autre classe. »
Frédéric Bastiat, quant à lui, distingue les peuples qui ont recours à
la violence pour bâtir une prospérité éphémère, les peuples qui ne
demandent rien qu’au travail et à l’échange, enfin les peuples qui
s’efforcent d’imposer leurs produits à tous les autres sous le nom de
régime prohibitif. Il se réjouit que l’Angleterre évolue de la troisième
à la deuxième catégorie :
« Nous avons dit que l’Angleterre, instruite par l’expérience et
obéissant à ses intérêts bien entendus, passe du régime prohibitif à la
liberté des transactions ; et nous regardons cette révolution comme une
des plus imposantes et des plus heureuses dont le monde ait été
témoin. »
Karl Marx, ce faux prophète, fait enfin cette prédiction cynique, contredite par les faits :
« En général, de nos jours, le système protecteur est conservateur,
tandis que le système du libre-échange est destructeur. Il dissout les
anciennes nationalités et pousse à l’extrême l’antagonisme entre la
bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de la liberté
commerciale hâte la révolution sociale. C’est seulement dans ce sens
révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-échange. »
Frédéric Bastiat montre que le protectionnisme se traduit par un
profit – pour une industrie – et par deux pertes – pour une autre
industrie et pour le consommateur –, ou encore par deux pertes contre un
profit pour une nation, tandis que l’échange libre fait deux heureux
gagnants.
Avec Frédéric Bastiat, n’ayons donc pas peur du mot, ni de la chose :
« Dites- moi ce que c’est que le libre-échange.
– Mon ami, c’est l’échange libre.
– Ah ! bah ! rien que cela ?
– Pas autre chose ; le droit de troquer librement nos services entre nous.
– Ainsi, libre-échange et échange libre, c’est blanc bonnet et bonnet blanc ?
– Exactement.
– Eh bien ! tout de même, j’aime mieux échange libre. Je ne sais si
c’est un effet de l’habitude, mais libre-échange me fait encore peur. »
> le blog de Francis Richard