juin 14, 2015

Libéralisme au XIXe - histoire économique britannique

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Industrialisation et libéralisme au XIXe siècle : nouvelles approches de l’histoire économique britannique


On a l’habitude de décrire la Grande-Bretagne du XIXe siècle comme le pays de la révolution industrielle et du libéralisme. Des années 1880 – aux débuts de l’histoire économique – jusqu’aux années 1980, ces deux truismes ont servi de présupposés communs dans les débats opposant l’école dite « orthodoxe » à sa rivale « hétérodoxe ». Mais au cours des deux ou trois dernières décennies, la manière dont les historiens économistes les interprètent a beaucoup évolué. Cet article décrit cette évolution qui a rendu obsolète l’ancienne distinction entre « orthodoxes » et « hétérodoxes ». À distance des anciennes définitions a posteriori de la « révolution industrielle » comme du « libéralisme », les historiens britanniques accordent aujourd’hui une plus grande attention à l’outillage mental des acteurs, et ils ont révisé l’encastrement des marchés dans la culture politique, dans les relations de genre, dans les contraintes environnementales et dans les institutions.


Depuis la fin du XIXe siècle, on a coutume d’opposer deux écoles rivales d’histoire économique en Grande-Bretagne. La première, « orthodoxe » et libérale, privilégierait ses liens avec la théorie économique dominante à partir d’une vision optimiste de l’industrialisation et du modèle social libéral mis en place à l’époque victorienne. Revendiquant Alfred Marshall et John Clapham comme pères fondateurs, elle aurait triomphé institutionnellement par rapport à la seconde école, « hétérodoxe », inspirée par la sociologie et par l’anthropologie, qui serait restée marginale 2. Cette dernière, développée à la fin du XIXe siècle sous l’influence de Friedrich List, John Ruskin et Arnold Toynbee, trouverait un prolongement au XXe siècle dans les travaux de Barbara et John L. Hammond, Karl Polanyi et Edward P. Thompson, qui mettent l’accent sur les conséquences sociales et culturelles catastrophiques de la révolution industrielle, sur la transformation du travailleur anglais en homo œconomicus et sur la réduction des relations sociales au simple lien d’argent (cash nexus).
  • 1 . Ce travail a bénéficié des commentaires de Thierry Aprile, Fabrice Bensimon, François Jarrige, Fa (...)
  • 2 . Sur l’école « hétérodoxe », voir Alon Kadish, Historians, Economists, and Economic History, Londr (...)
Cette présentation a le mérite de mettre en valeur la contribution d’une discipline née à la fin du XIXe siècle, l’histoire économique, à un conflit culturel de plus vaste envergure. Car la trajectoire historique britannique au XIXe siècle ne se résume pas à une querelle insulaire sur les « valeurs victoriennes » 3. Elle joue le rôle, dans les sciences sociales comme dans nos imaginaires, de laboratoire de la modernité industrielle et libérale. En affirmant en 1944, dans son ouvrage classique La grande transformation, que « le XIXe siècle fut le siècle de l’Angleterre », Polanyi énonçait donc un présupposé que partagent encore largement les spécialistes de l’économie des années 1780-1914 4. Mais la vision commode d’une bataille rangée en deux camps opposés semble peu adaptée pour décrire les débats historiographiques des dernières années. Il paraît difficile, aujourd’hui, de dessiner une frontière intellectuelle entre « orthodoxes » portés vers la théorie économique et « hétérodoxes » tournés vers les autres sciences humaines. La dernière édition de la Cambridge Economic History of Modern Britain (2004), autrefois vitrine éditoriale du rapprochement entre l’histoire économique et la théorie néoclassique, en offre une illustration 5. L’ouverture plus grande à l’histoire sociale, politique et culturelle, par rapport aux précédentes éditions, y reflète plutôt l’influence de théories économiques qui, à l’image du néo-institutionnalisme ou de la théorie des jeux, insistent sur l’insertion du marché dans des institutions et des normes, tentent d’évaluer le rôle de la « confiance », sont soucieuses de prendre en compte les « externalités » environnementales ou sociales, ou revisitent la logique des décisions économiques à la lumière de modèles de rationalité dans lesquels l’information est imparfaite et les croyances des agents économiques sont des enjeux de luttes 6.

  • 3 . Sur ce débat qui dépasse largement la sphère universitaire, voir T. Christopher Smout dans Procee (...)
  • 4 . Karl Polanyi, The Great Transformation. The Political and Economic Origins of Our Time, New York, (...)
  • 5 . Roderick Floud et D.N. MacCloskey (eds.), Economic History of Britain since 1700, Cambridge, Camb (...)
  • 6 . Philippe Steiner, La sociologie économique, « Repères », Paris, La Découverte, 1999 ; Alessandro (...)

La difficulté à tracer des frontières nettes entre des grandes interprétations rivales ne reflète pourtant pas l’apaisement de la vieille bataille culturelle sur l’identité industrielle et libérale de l’Angleterre, qui, au contraire, a pris un tour nouveau. En effet, à la suite des réformes libérales de Margaret Thatcher dans les années 1980, le poids de l’industrie s’est réduit au profit des services et le pays a renoué avec des taux de croissance élevés ; l’idée reçue, selon laquelle la Grande-Bretagne était un vieux pays industriel en déclin continu depuis la fin du XIXe siècle, a ainsi été remise en cause. Ces nouveaux débats historiographiques ne se résument pas à un déplacement de la thématique des « classes sociales » vers celle des rapports de genre ou des relations entre la métropole et son empire, même si, comme on le verra, une telle évolution a marqué l’histoire économique comme les autres domaines de l’historiographie. C’est plus directement le modèle économique de la Grande-Bretagne au XIXe siècle que les historiens se sont appliqués à redéfinir au cours des deux ou trois dernières décennies.

Nous présenterons ces nouvelles approches de l’histoire économique à travers l’analyse de deux débats particuliers : sur la notion de « révolution industrielle » et sur l’essor du libéralisme économique. En premier lieu, le concept de révolution industrielle, contesté à partir des années 1980, a été revisité de manière à mieux tenir compte de l’environnement culturel et juridique des acteurs économiques. En second lieu, les travaux récents sur le libéralisme économique, conçu à la fois comme culture et comme ensemble de pratiques, ont permis de mieux tenir compte des représentations des acteurs, trait d’union indispensable entre l’État, le marché et la société civile. S’il est encore possible, au terme de cette relecture, de décrire l’Angleterre du XIXe siècle comme le pays de la révolution industrielle et du libéralisme économique, c’est au prix d’une redéfinition importante de ces deux notions.

Le pays de la révolution industrielle

Dès leur origine, les débats sur la « révolution industrielle » opposent une école d’optimistes (généralement recrutés chez les « orthodoxes ») qui y voient un processus cyclique et une source d’enrichissement collectif, et une école de pessimistes (plutôt « hétérodoxes ») qui insistent sur son caractère brutal et sur l’augmentation des inégalités. Malgré leurs différences, les deux écoles s’accordent au moins sur l’idée d’un « décollage » de la croissance entre 1760 et 1840 7. Mais à partir des années 1980 cette idée est remise en cause dans un contexte où les historiens prônent une réflexivité critique à l’égard de leurs propres concepts8. La voie est alors ouverte pour une relecture de cette période.

  • 7 . Walt Whitman Rostow, The Process of Economic Growth, Oxford, Clarendon Press, 1960 (1re édition 1 (...)
  • 8 . Patrick Verley, La révolution industrielle, Paris, Gallimard, 1997, p. 13-121.

La « révolution industrielle » à l’épreuve

Dès les années 1970 plusieurs travaux avaient peint le tableau d’une économie « proto-industrielle » antérieure à la fabrique 9, relativisé l’impact du machinisme en insistant sur la place longtemps dominante du travail manuel même après l’essor des grandes usines 10,ou souligné la diversité des voies possibles de l’industrialisation 11. À partir des années 1980 les cliométriciens viennent confirmer ces recherches. Les chiffres publiés par Nicholas F.R. Crafts et C. Knick Harley démontrent que, si l’économie de la période 1780-1840 connaît des changements structurels importants, la croissance annuelle y reste limitée de 1 à 3,5 % du PNB environ 12. La convergence apparente entre des historiens utilisant des méthodologies différentes est si frappante qu’il devient possible de parler, à propos de la notion de révolution industrielle, d’une « entité fictive » ou d’un terme « inapproprié » 13.
  • 9 . Franklin F. Mendels, “Proto-Industrialisation: The First Phase of the Industrialisatoin Process”, (...)
  • 10 . Raphael Samuel, “Workshop of the World: Steam Power and Hand Technology in Mid-Victorian Britain” (...)
  • 11 . Jonathan Zeitlin, « Les voies multiples de l’industrialisation », Le Mouvement Social, n° 133, oc (...)
  • 12 . Nicholas F. R. Crafts, British Economic Growth During the Industrial Revolution, Oxford, Clarendo (...)
  • 13 . Jonathan C.D. Clark, English Society, 1688-1832, Cambridge, 1985, cité dans Martin Daunton, Progr (...)
Derrière ces réévaluations, c’est le récit traditionnel de la révolution industrielle qui est remis en cause. La marginalisation du concept de classe est un aspect bien connu de cette révision d’ensemble impulsée par le « tournant linguistique » 14. L’idée qu’il existerait une working class distincte reste en effet très périphérique dans la première moitié du XIXe siècle 15. Inversement, c’est dans le discours politique plutôt que dans la pratique que la middle class est présente en Grande-Bretagne à partir des années 1830 16. Ce souci de déconstruire les catégories constitutives de l’ancienne histoire sociale afin de mettre au centre des préoccupations historiennes les représentations des acteurs trouve ses équivalents en histoire économique 17. Les réflexions récentes sur la notion même de « révolution industrielle » en sont un aspect révélateur. Construction à la fois tardive et étrangère, elle ne se banalise qu’à partir des années 1840 chez les observateurs continentaux de la Grande-Bretagne, et ne traverse la Manche que dans les années 1880 18. Constamment remise en cause, elle n’est que l’assemblage toujours instable de phénomènes regroupés différemment en fonction des contextes et, au cours de son histoire, elle fut toujours concurrencée par d’autres manières de rendre intelligibles les mêmes phénomènes. Ainsi c’est pour des raisons d’abord politiques que les nouvelles formes de la pauvreté, au cours des années 1790-1850, sont interprétées de façon différente des deux côtés de la Manche 19. De même on n’attendit pas que le terme Industrial Revolution fût introduit dans le vocabulaire anglais pour mettre en valeur le rôle des inventeurs et de la machine à vapeur en Angleterre ou leur impact sur les marchés 20.
  • 14 . Gareth Stedman Jones, « De l’histoire sociale au tournant linguistiqueet au-delà. Où va l’histori (...)
  • 15 . Gareth Stedman Jones, Languages of Class: Studies in English Working Class History, 1832-1982, Ca (...)
  • 16 . Dror Wahrman, Imagining the Middle Class: The Political Representation of Class in Britain, c. 17 (...)
  • 17 . Patrick K. O’Brien et Donald Winch (eds.), The Political Economy of British Historical Experience (...)
  • 18 . Gareth Stedman Jones, “National Bankruptcy and Social Revolution: European Observers on Britain, (...)
  • 19 . Gareth Stedman Jones, An End to Poverty ? A Historical Debate, New York, Columbia University Pre (...)
  • 20 . Maxine Berg and Kristine Bruland (eds.), Technological Revolutions in Europe: Historical Perspect (...)
Cette remise en cause réflexive a ouvert la porte à une reconceptualisation de la période. Anthony Wrigley conteste ainsi l’idée d’une mécanisation précoce et souligne la spécificité d’une économie encore « organique » jusque vers le milieu du XIXe siècle. Dans une telle économie où l’énergie, les matières premières et les outils sont issus de la matière végétale ou animale, les gains de productivité sont soumis à des obstacles écologiques (selon le modèle de Thomas Malthus) et ne peuvent découler que d’une meilleure division du travail et d’un développement commercial (en conformité avec les idées d’Adam Smith). Contrairement à cette économie qui repose sur des flux de matière organique, l’économie minérale de la machine à vapeur ou du moteur à explosion est fondée sur l’exploitation de stocks de houille, de minerais de fer ou de pétrole. Si cette dernière commence à prendre forme dès la fin du XVIIIe siècle, elle ne se développe que très lentement. Même dans le textile, la mécanisation reste limitée jusque dans les années 1840, époque où les trois quarts de la production industrielle continuent de se faire dans de petits ateliers ou dans un cadre domestique 21. La croissance reste contenue à l’intérieur de limites intrinsèques à l’économie organique, limites qui ne disparaissent qu’à partir du deuxième tiers du dix-neuvième siècle, voire au-delà, à l’époque du pétrole, des plastiques et des colorants synthétiques issus de la deuxième révolution industrielle 22.
  • 21 . V.A.C. Gatrell, “Labour, Power and the Size of Firms in Lancashire Cotton in the Second Quarter o (...)
  • 22 . Edward Anthony Wrigley, Continuity, Chance and Change: The Character of the Industrial Revolution (...)
De telles critiques sont-elles suffisantes pour abandonner l’idée même d’une révolution industrielle ? Rien n’est moins sûr. En premier lieu, une opposition tropmarquée entre un secteur organique et traditionnel demeuré dominant et un secteur minéral et moderne tardant à s’affirmer est en partie artificielle car les deux secteurs étaient intimement liés et se renforçaient mutuellement au plan technique comme au plan de la main d’œuvre, notamment du fait de la sous-traitance 23. En second lieu les indicateurs nationaux, toujours imparfaits, ne reflètent pas l’importance des disparités régionales. Or c’est au sein des localités qu’explosent les conflits ou que se construit la conscience d’un intérêt commun 24. Malgré les limites structurelles de la croissance, ce sont ellesqui assurent l’optimisation d’un modèle de croissance à la Adam Smith dont les racines sont nettement antérieures à la fin du XVIIIe siècle. Outre une efficacité croissante des transports, notamment par canaux, et un système de crédit plus efficace que chez ses voisins, la Grande-Bretagne profite d’une agriculture depuis longtemps plus productive et qui libère de nombreux bras pour l’industrie textile 25. Enfin, les historiens ont réévalué l’importance de la demande par rapport à l’offre et à la capacité productive et ont souligné l’impact culturel de l’empire colonial qui aiguise le désir de consommer dans un contexte de monétarisation de l’économie 26.
  • 23 . Maxine Berg et Pat Hudson, “Rehabilitating the Industrial Revolution”, Economic History Review, X (...)
  • 24 . Idem, p. 38-39 ; Sidney Pollard, Peaceful Conquest: The Industrialisation of Europe, Oxford, Oxfo (...)
  • 25 . Gordon E. Mingay (ed.), The Agrarian History of England and Wales. Volume VI: 1750-1850, Cambridg (...)
  • 26 . John Brewer et Roy Porter (eds.), Consumption and the World of Goodsin the Seventeenth and Eighte (...)
Au total, émergeun tableau de la révolution industrielle dans lequel celle-ci, plutôt qu’une rupture brutale, apparaît comme l’apogée d’un modèle mis en place au XVIIIe siècle et fondé sur l’extension des marchés et la division du travail 27. La véritable discontinuité avec la période précédente n’est pas dans le système productif, mais dans l’essor démographique et l’urbanisation. La population anglaise double en cinquante ans pour atteindre 17 millions d’habitants en 1851, dont la moitié vit dans des villes. Aussi la question importante n’est peut-être pas tant de comprendre pourquoi l’Angleterre connut une révolution industrielle, mais comment elle réussit à traverser un tel cataclysme démographique 28.
  • 27 . Patrick Verley, L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’occident, Paris, Ga (...)
  • 28 . Boyd Hilton, A Mad, Bad, and Dangerous People ?: England 1783-1846, Oxford, Oxford University Pr (...) 

Nouvelles approches du « niveau de vie »

Contre l’image trop simple d’une dislocation de la société sous l’influence de l’industrialisation, c’est plutôt l’encastrement des processus économiques dans les institutions et les normes sociales qui a été souligné au cours des dernières années. Plusieurs travaux ont convergé en ce sens pour renouveler le questionnaire jadis établi par les historiens du « niveau de vie » (standard of living) des classes populaires au début du XIXe siècle 29. Refusant d’opposer approches quantitatives et qualitatives, les nouveaux travaux soulignent l’importance de la « révolution industrieuse » et consommatrice, de la nouvelle organisation du travail au sein de la cellule familiale, ou encore de l’impact des pollutions sur l’environnement.
  • 29 . Arthur J. Taylor, The Standard of Living in Britain in the Industrial Revolution, Londres, Methue (...)

On savait déjà qu’il est important de ne pas uniformiser les situations en distinguant plusieurs profils types de consommateurs, et de ne pas surestimer l’impact de la baisse des prix du textile dans la mesure où une grande partie est vouée à l’exportation. À partir de ces réflexions, Charles Feinstein montre que les revenus réels stagnent jusque dans les années 1830 puis connaissent une croissance fragile avant de se consolider dans les années 1840 et de connaître une accélération dans la deuxième moitié du siècle 30. Mais de tels résultats soulèvent une difficulté. Depuis le début des années 1980 plusieurs travaux importants ont défendu l’idée d’une « révolution de la consommation » au XVIIIe siècle 31. Comment réconcilier cette approche avec les nouvelles données qui montrent que les salaires réels n’augmentent pas significativement ?
  • 30 . Peter H. Lindert et Jeffrey G. Williamson, “English Workers’ Living Standards During the Industri (...)
  • 31 . John Brewer, Neil McKendrick et John H. Plumb, The Birth of a Consumer Society: The Commercialisa (...)
Si les Anglais consomment plus, selon Hans-Joachim Voth, c’est d’abord parce qu’ils ont un désir plus grand de consommer, ce qui, dans un contexte où les salaires réels n’augmentent pas, les pousse à travailler plus 32. Cette « révolution industrieuse », comme l’appelle Jan de Vries, se distingue de la révolution industrielle en ce qu’elle est stimulée par la demande et non par l’offre, et procède d’une situation dans laquelle « les hommes […] sont esclaves de leurs propres désirs » qui les forcent à travailler 33. Une telle hypothèse s’écarte de la perspective naguère proposée par Edward P. Thompson, qui faisait de l’augmentation du temps de travail le résultat d’une série de mesures disciplinaires repérables dans les sources littéraires ou les règlements d’usine, les horaires imposés ou la fin de la « Saint Lundi » 34. Mais elle témoigne de la même inventivité dans l’utilisation des sources. Ainsi Hans-Joachim Voth a étudié les déclarations de plus de 2 800 hommes et femmes de Londres et du Nord de l’Angleterre appelés comme témoins de crimes devant des tribunaux et sommés de détailler leurs activités heure par heure le jour du crime. Ces témoignages permettent de confirmer la thèse d’un allongement global du temps de travail entre 1760 et 1830, tout en montrant que l’expérience de l’enfermement et de la discipline n’avait concerné qu’une minorité des ouvriers 35.
  • 32 . Hans-Joachim Voth, Time and Work in England, 1750-1830, Oxford, Clarendon Press, 2001.
  • 33 . Jan De Vries, “The Industrial Revolution and the Industrious Revolution”, Journal of Economic His (...)
  • 34 . Edward P. Thompson, “Time, Work-Discipline, and Industrial Capitalism”, Past and Present, n° 38, (...)
  • 35 . Idem, p. 161-241.
La limite d’une telle explication est qu’elle tend à uniformiser des situations familiales parfois très différentes. Ainsi l’accès à des biens de consommation durables ne constitue en rien une amélioration globale du niveau de vie si elle ne profite qu’inégalement à tous les membres de la famille. Comprendre ce phénomène suppose de s’intéresser à la cellule familiale comme unité de production. C’est en effet, selon Maxine Berg et Pat Hudson, à ce niveau qu’ont lieu les évolutions les plus « révolutionnaires » de la révolution industrielle. Le premier événement important est la renaissance de l’ouvrier qualifié, dont le sort ne se résume pas à l’image toute faite de l’artisan humilié par la machine, réduit au rôle de « surveillant de [sa] toute-puissante assistante » quand il n’est pas purement et simplement remplacé par elle 36. Si beaucoup sont fragilisés par la mécanisation, à l’image des tisseurs à bras (handloom weavers), d’autres ressortent gagnants des confrontations avec leurs employeurs dans les années 1830. Ainsi, même dans le cas des filatures de coton où Karl Marx voyait l’exemple classique d’une technique – la self-acting mule (fileuse automatique)– qui permettait au capital de dominer le travail, les responsables des machines ou minders voient leurs responsabilités et leur salaire augmenter 37. L’histoire des techniques, profondément renouvelée au cours des dernières années, permet de mieux comprendre ce phénomène 38. À une époque où l’innovation n’est pas encore le monopole des ingénieurs et des scientifiques 39, la mécanisation n’est ni une sélection naturelle des « meilleurs » procédés, ni un processus inévitable de déqualification du fait des avancées techniques, mais plutôt une négociation pied à pied au terme de laquelle les ouvriers qualifiés, ou du moins ceux qui étaient membres des trade unions légalisés en 1824, surent défendre leur position au sein de la fabrique et donc de leur famille. Les luttes constantes entre employeurs, employés et acteurs extérieurs montrent donc que beaucoup d’hommes résistent bien à la déqualification, mais que les femmes et les enfants en sont les principales victimes 40.
  • 36 . Peter Gaskell, Artisans and Machinery: The Moral and Physical Condition of the Manufacturing Popu (...)
  • 37 . William Lazonick, Competitive Advantage on the Shop Floor, Cambridge (Mass.), Harvard University (...)
  • 38 . Donald Mackenzie et Judy Wajcman (eds.), The Social Construction of Technological System: New Dir (...)
  • 39 . Des revues comme Technology and Culture, History and Technology ou encore Social Studies of Scien (...)
  • 40 . Arthur J. McIvor, A History of Work in Britain, 1880-1950, Basingstoke, Palgrave, 2001 ; François (...)
La libération de main-d’œuvre issue des innovations agricoles change profondément la contribution des femmes et des enfants aux évolutions économiques 41. Le XIXe siècle, époque de la « séparation des sphères » entre hommes et femmes, voit aussi le passage d’une économie familiale, fondée sur le partage du travail et des ressources, à une économie salariale marquée par la domination du chef de famille (breadwinner) et la relégation des femmes et des enfants à des tâches sous-payées ou non payées 42. Ainsi les lois sociales de la première moitié du XIXe siècle ne sont pas motivées par la seule volonté de protéger la main-d’œuvre des effets néfastes de l’industrialisation 43. Elles organisent aussi la marginalisation économique des femmes 44.
  • 41 . Nicola Verdon, Rural Women Workers in Nineteenth-Century England: Gender, Work and Wages, Woodbri (...)
  • 42 . Sally Alexander, Women’s Work in Nineteenth-Century London. A Study of the Years 1820-1850, Lon (...)
  • 43 . Polanyi, La grande transformation…, ouv. cité, p. 181.
  • 44 . Sonya O. Rose, Limited Livelihoods: Gender and Class in Nineteenth-Century England, Berkeley, Uni (...)
Jane Humphries et Sara Horrell éclairent ce processus à partir d’une réflexion sur la dépendance, c’est-à-dire sur le nombre d’individus sans revenus au sein de la famille 45. En effet, les chiffres de Charles Feinstein sur l’augmentation du niveau de vie après les années 1840 incluent tous les salaires et non seulement les salaires masculins. Ils conduisent à des interprétations différentes selon que le nombre des dépendants au sein de la famille (principalement des enfants) est plus ou moins important, et selon que les enfants et les femmes qui travaillent pour l’augmentation du niveau de vie de la famille sont rémunérés ou non. Or Jane Humphries et Sara Horrell mettent en valeur l’augmentation de la part du salaire masculin dans les revenus d’ensemble de la famille. L’augmentation des revenus s’est donc accompagnée d’une dépendance accrue à l’égard du chef de famille. Avant la réduction de la taille des familles à la fin du siècle, cette dépendance accrue des enfants et des femmes se traduit par des inégalités dans les rations alimentaires allouées à chacun.
  • 45 . Jane Humphries et Sara Horrell, “Old Questions, New Data, and Alternative Perspectives: Families’ (...)
Ce constat pessimiste sur l’évolution des salaires réels après 1830 montre bien que l’ancien débat sur le niveau de vie n’est pas mort même si certains économistes préfèrent parler de qualité de vie que l’on peut évaluer à partir de données anthropométriques comme la taille des enfants ou d’une analyse plus fine des chiffres de mortalité 46. D’autres travaux attirent plutôt l’attention sur la dégradation de la qualité de l’eau et de l’air. C’est en effet dans la Grande-Bretagne du XIXe siècle que se pose pour la première fois explicitement la question des pollutions industrielles 47. Ces dernières sont un enjeu majeur du passage d’une économie « organique » à une économie « minérale », dont des villes comme Manchester furent le laboratoire 48. Avant même que les politiques de santé publique n’aient pu avoir un impact mesurable 49, ces pollutions font naître de nouvelles inégalités environnementales entre les urbains et les ruraux et, au sein des villes, entre quartiers riches et quartiers pauvres. Telle est la situation que dénoncent William Farr et d’autres hygiénistes au lendemain de la crise de choléra qui ravage l’East End de Londres en 1866, mais qui épargne les quartiers aisés dans lesquels les compagnies des eaux privées ont adopté des méthodes de filtrage plus exigeantes 50.
  • 46 . Simon Szreter et Graham Mooney, “Urbanization, Mortality, and the Standard of Living Debate: New (...)
  • 47 . Peter Thorsheim, Inventing Pollution. Coal, Smoke, and Culture in Britain since 1900, Athens, Ohi (...)
  • 48 . Stephen Mosley, The Chimney of the World. A History of Smoke Pollution in Victorian and Edwardian (...)
  • 49 . Simon Szreter, “The Importance of Social Intervention in Britain’s Mortality Decline c. 1850-1914 (...)
  • 50 . Bill Luckin, Pollution and Control. A Social History of the Thames in the Nineteenth Century, Bri (...)
Comment réconcilier ce tableau à la John Martin, peintre catastrophiste du début du siècle, avec celui des riantes campagnes de John Constable ? À contre-courant des images dramatiques qui font obstacle à une vision d’ensemble, comme celle du Great Stink (la grande puanteur) de 1858, James Winter pense que l’environnement britannique fut bien préservé. La vapeur et le charbon, tout compte fait, n’entamèrent que des portions limitées du paysage, et ne remirent pas en cause l’équilibre écologique qu’il discerne dans le modèle du high farming, terme qui décrit l’« âge d’or » de l’agriculture britannique dans les décennies qui suivent l’abolition des Corn Laws en 1846. Mais il reconnaît aussi que cette apparente réussite à la recherche d’un « environnement durable » se fit aux dépens des espaces lointains profondément remodelés par la mondialisation des échanges, à l’image des plaines céréalières américaines  51.
  • 51 . James Winter, Secure from Rash Assault. Sustaining the Victorian Environment, Berkeley, Universit (...)

De la « supériorité de l’Angleterre » à la « grande divergence »

On sait que la nouvelle vision de la croissance anglaise avant 1850 a relativisé la notion traditionnelle d’une « supériorité de l’Angleterre sur la France » par une analyse des voies diverses de l’industrialisation 52. Mais elle a aussi inspiré des travaux comparatifs entre la Grande-Bretagne et la Chine ou l’Inde qui ont conduit à réévaluer l’importance des causes écologiques et des externalités environnementales dans l’analyse de l’industrialisation et des origines du sous-développement 53. Ceux-ci ont révélé que la « révolution industrieuse », la « révolution du consommateur », l’optimisation de la division du travail et le raffinement de l’industrie textile, ne pouvaient refléter une supériorité intrinsèque de l’Angleterre sur le monde non-européen puisqu’ils se retrouvaient à peu près à l’identique en Asie 54. Comme le souligne Kenneth Pomeranz, la « grande divergence » entre la Chine et la Grande-Bretagne, qui ne s’amorça que progressivement à partir de 1800, ne peut s’expliquer par des causes seulement institutionnelles, culturelles, ou technologiques. Outre la possession de réserves de charbon, la divergence est liée au fait que les importations de denrées coloniales et de coton permirent de contourner les freins malthusiens à la croissance en allégeant la pression écologique en Europe tout en intensifiant la pression sur les ressources végétales tropicales en Asie. Elle reflète le poids des équilibres environnementaux dans ces économies qui restent dominées par l’énergie animale et végétale plutôt que minérale 55.
  • 52 . Patrick O’Brien et Caglar Keyder, Economic Growth in Britain and France, 1780-1914: Two Paths to (...)
  • 53 . Brian W. Clapp, An Environmental History of Britain since the Industrial Revolution, Londres, Lon (...)
  • 54 . Kenneth Pomeranz, The Great Divergence: China, Europe and the Making of the Modern World Economy, (...)
  • 55 . Pour une critique, voir Robert Brenner et Christopher Isett, “England’s Divergence from China’s Y (...)
Outre les facteurs écologiques, la thèse d’une importance économique croissante de l’empire au cours du XIXe siècle (notamment à l’époque du « déclin relatif » entre 1873 et 1914) suppose une docilité des marchés coloniaux institutionnellement et affectivement reliés à la métropole qui n’est pas toujours confirmée par l’analyse 56. Au-delà de telles révisions sur la nature de l’économie coloniale57, c’est surtout la distinction traditionnelle entre un empire « informel » du libre-échange et un empire « formel » des colonies qui est en cause58. L’empire informel n’est pas le simple produit des mécanismes du marché. Pour mettre des produits en concurrence, identifier des avantages comparatifs et choisir des spécialisations régionales d’un bout à l’autre du globe, il faut avoir accompli un long travail préalable d’uniformisation et de stabilisation de toute une série de mécanismes monétaires, institutionnels, techniques et scientifiques dans toutes les régions concernées 59. Inversement l’empire colonial « formel » n’est pas simplement le produit de la conquête ou de l’émigration mais résulte d’un processus complexe dans lequel la construction de savoirs et de normes de production joue un rôle décisif.
  • 56 . Andrew Thompson et Gary Magee, “A Soft Touch? British Industry, Empire Markets, and the Self-Gove (...)
  • 57 . Andrew Porter (ed.), The Oxford History of the British Empire. Volume 3: The Nineteenth Century, (...)
  • 58 . John Gallagher et Ronald Robinson, “The Imperialism of Free Trade”, Economic History Review, VI, (...)
  • 59 . Ben Marsden et Crosbie Smith, Engineering Empires: A Cultural History of Technology in Nineteenth (...)
Plusieurs travaux récents ont insisté sur l’importance du travail idéologique de justification de l’entreprise impériale60. Comme le montre Richard Drayton, l’expansion impériale de la Grande-Bretagne ne peut se comprendre sans garder à l’esprit le long travail d’appropriation et de concentration des savoirs légitimes sur les ressources naturelles de tout le monde non-européen. Ainsi les botanistes du Jardin royal de Kew, toujours prêts à évoquer le devoir biblique d’amélioration de la nature, contribuèrent grandement à façonner les marchés tropicaux 61. Emma Reisz, de même, montre les liens étroits entre sciences environnementales, empire colonial et économie politique libre-échangiste à partir de l’exemple du caoutchouc dont la demande explose à la fin du siècle. Sir William Hooker, directeur des jardins de Kew, eut un rôle central dans la construction d’une production asiatique de caoutchouc permettant de briser le quasi-monopole brésilien, et dans l’articulation des arguments économiques, jurisprudentiels et écologiques dans les rapports officiels des années 1870 62.
  • 60 . Jennifer Pitts, A Turn to Empire: The Rise of Liberal Imperialism in Britain and France, Princeto (...)
  • 61 . Richard Drayton, Nature’s Government: Science, Imperial Britain, and the ‘Improvement’ of the Wor (...)
  • 62 . Emma Reisz, Knowledge and Political Economy in the Rubber Trade of the British Empire, c. 1800-19 (...)

La relecture du concept de révolution industrielle à la suite des critiques soulevées au début des années 1980 a donc conduit à remplacer l’opposition ancienne entre une école « gradualiste » ou « optimiste » (héritée d’Alfred Marshall et John Clapham) et une école « catastrophiste » ou « pessimiste » (celle d’Arnold Toynbee et Karl Polanyi) par un consensus « gradualiste » mais « pessimiste ». Sur le plan méthodologique, on a revalorisé l’encadrement du marché par des négociations et des conflits au sein de l’usine ou encore par la famille. Enfin, le rôle spécifique du « credo libéral » dans ce processus a été revu.

Le pays du libéralisme économique

Les premières études sur la révolution industrielle associent étroitement l’analyse de l’industrialisation et celle de l’essor de l’économie politique 63. Tandis que les économistes « hétérodoxes » de l’école historiciste voient celle-ci comme une utopie libérale imposée par les élites économiques 64, les « orthodoxes » insistent plutôt sur le progrès continu de l’analyse économique et sur le fait qu’elle fut toujours bien adaptée aux pratiques dominantes de son temps 65. Tous établissent un lien fort entre l’industrialisation et l’émergence du « libéralisme » économique, à la fois idéologie et ensemble de pratiques œuvrant à la déréglementation et la mise en concurrence. Mais au cours des dernières années les historiens ont repensé la nature de ce lien à partir d’une réinterprétation du libéralisme comme doctrine économique, comme pratique de l’État, mais aussi comme courant culturel traversant la société civile.
  • 63 . Arnold Toynbee, Lectures on the Industrial Revolution of the Eighteenth Century in England, Londr (...)
  • 64 . Polanyi, La grande transformation…, ouv. cité, notamment p. 155-177 et p. 184-219.
  • 65 . Alfred Marshall, Principles of Economics. An Introductory Volume, Londres, Macmillan, 8e édition, (...)

De quand date le « libéralisme » économique ?

 La notion de libéralisme économique est-elle utile pour décrire les années de la révolution industrielle, entre 1770 et 1840 ? La mécanisation des manufactures, parce qu’elle suppose un modèle économique dans lequel l’approvisionnement en main-d’œuvre, en matières premières et en capitaux est abondante et régulière, suppose « logiquement » la constitution d’un marché suffisamment concurrentiel du travail, des ressources naturelles et de la monnaie. Mais une telle libéralisation fut souvent d’une lenteur considérable, parfois aussi longue que la révolution industrielle elle-même, au point qu’on hésite à parler d’un processus continu 66. Au plan doctrinal, ce n’est qu’à partir des années 1820 qu’on peut parler d’un credo libéral constitué. Ainsi, la construction qui faisait d’Adam Smith un penseur libéral repose sur l’occultation du riche univers de significations qui précède l’essor du machinisme après 1830, mais aussi des circonstances toutes contingentes dans lesquelles, dans le contexte de la Révolution française, ses préceptes en faveur d’une déréglementation économique furent séparés des conceptions morales et des objectifs de justice dont ils dépendaient 67.
  • 66 . Karl Polanyi reconnaît la lenteur de la marchandisation du travail dans La grande transformation…(...)
  • 67 . Emma Rothschild, Economic Sentiments: Adam Smith, Condorcet, and the Enlightenment, Cambridge (Ma (...)
Puisqu’il est trop tôt pour parler de credo libéral au début du XIXe siècle, et que la libéralisation de l’économie fut un processus long et progressif, quelle était la signification donnée par les contemporains aux évolutions du cadre législatif et réglementaire ? Les travaux récents sur la pensée économique entre 1770 et 1830, depuis l’Écosse de Smith à l’Angleterre de Malthus et Ricardo, apportent un précieux éclairage sur la politique économique à l’époque de la révolution industrielle 68. En replaçant les écrits des économistes dans un contexte intellectuel large, ils permettent de mieux mesurer l’empire croissant de la pensée chrétienne sur la théorie comme sur l’opinion économique ordinaire 69. Comme le montre Boyd Hilton, la politique économique de plus en plus non-interventionniste menée par Lord Liverpool et par les liberal tories dès les années 1820 n’est pas guidée par une économie politique libérale à la Ricardo fondée sur un impératif productiviste 70. Le principe d’une passivité de l’État face à la succession des cycles de croissance et de crise s’explique plutôt par un imaginaire évangélique que signale le succès des idées du calviniste écossais Thomas Chalmers 71. Il s’ancre dans une théologie naturelle dont les historiens des sciences ont redécouvert l’importance pour comprendre l’émergence des théories thermodynamiques de Joule, Maxwell ou Kelvin, socle scientifique de la seconde révolution industrielle 72. Les liberal tories comme les industriels provinciaux qui soutiennent Robert Peel dans les années 1830 et 1840 postulent un monde économique statique, issu de la volonté divine et traversé d’une justice immanente dans laquelle le commerce « artificiel », la spéculation et la surproduction sont immédiatement sanctionnés. L’objectif du cabinet de Liverpool, en abaissant certains droits de douane, n’est pas de s’approcher d’un état idéal de libre-échange mais plutôt, en suivant la notion d’une rédemption des péchés par les peines ou atonement, d’atteindre un point d’équilibre du marché qui n’est pas seulement économique, mais aussi théologique. Pour les évangéliques, les crises et les banqueroutes ne font que sanctionner l’imprudence des périodes de faste, et la concurrence est encouragée principalement pour des raisons morales.
  • 68 . Donald Winch, Riches and Poverty. An Intellectual History of Political Economy in Britain, 1750-1 (...)
  • 69 . Anthony M.C. Waterman, Revolution, Economics and Religion. Christian Political Economy 1798-1833, (...)
  • 70 . Boyd Hilton, Corn, Cash, and Commerce: The Economic Policies of the Tory Governments 1815-1830, O (...)
  • 71 . Boyd Hilton, The Age of Atonement: The Influence of Evangelicalism on Social and Economic Thought (...)
  • 72 . Crosbie Smith, The Science of Energy: A Cultural History of Energy Physics in Victorian Britain, (...)
En outre, si l’encouragement de la concurrence intérieure et l’effacement des régulations anciennes sur les produits sont une réalité indéniable de la période, il n’en est pas de même dans tous les domaines de la politique économique. Dans le cas du travail, on voit moins une libéralisation qu’une augmentation des régulations. Par exemple, la jurisprudence issue du Master and Servant Act de 1823 fut à l’origine de nombreux conflits entre employeurs et trade unions au sein des tribunaux où se cristallisa une riche jurisprudence 73. Dans le domaine de la protection sociale et du commerce international, l’interventionnisme étatique vient en partie de ce que la mainmise de l’aristocratie sur le gouvernement, loin de s’estomper au moment de la Révolution française, a été renforcée par les guerres napoléoniennes. Opposée au laisser-faire, l’aristocratie whig du deuxième quart du siècle montre à travers sa politique sociale des années 1830 et 1840 un attachement à sa fonction traditionnelle de représentante des intérêts du peuple 74. Sur le plan commercial, l’État de la révolution industrielle défend la classe dominante à travers une politique mercantiliste qui taxe les importations de grains, interdit les importations de soie ou de calicots, et interdit les exportations de machines 75. Dans un tel contexte il ne saurait y avoir de « libéralisme économique » chimiquement pur, même du côté des opposants à la Old Corruption. Ainsi, dans les années 1840 les principales critiques à l’encontre des lois sur les grains, des privilèges de l’East India Company ou des Navigation Laws, sont inséparables d’une dénonciation plus générale de l’aristocratie terrienne et de ses privilèges face au peuple des villes et de l’industrie 76. Finalement, ce qu’on a pris l’habitude de décrire comme un ensemble de politiques libérales au début du XIXe siècle n’était généralement pas vu comme tel par les contemporains. Aussi les liens entre le libéralisme et l’industrialisation sont-ils plus complexes qu’on le pensait. Pas plus qu’il n’en est l’anticipation ou le projet mis en pratique par la suite, le libéralisme n’est simplement l’émanation culturelle ou la justification a posteriori de l’industrialisation.
  • 73 . Simon Deakin, « Travail, contrat » dans Alessandro Stanziani [dir.], Dictionnaire historique de l (...)
  • 74 . Peter Mandler, Aristocratic Government in the Age of Reform: Whigs and Liberals, 1830-1852, Oxfor (...)
  • 75 . John V.C. Nye, War, Wine, and Taxes: The Political Economy of Anglo-French Trade, 1689-1900, Prin (...)
  • 76 . Gareth Stedman Jones, « Repenser le Chartisme », art. cité.

La confiance en l’État minimal

Après l’abandon des Corn Laws en 1846, la question du libre-échange redéfinit durablement les luttes parlementaires, aboutissant à l’essor du parti libéral. Les conditions d’une doctrine économique cohérente sont alors réunies. Or, dans la pratique, la politique des « libéraux » semble prise dans une tension entre la tendance à l’extension des fonctions de l’État central et la volonté de limiter son rôle en réduisant les dépenses publiques (retrenchment). C’est le dilemme de l’État libéral victorien, qui se veut à la fois moins coûteux et plus centralisé. Si ce paradoxe est bien connu, les travaux récents ont permis de le réinterpréter à la lumière du concept de « confiance ».


L’extension des fonctions de l’État est un phénomène complexe qui ne peut se comprendre qu’à condition de bien les distinguer. Dans certains cas, c’est au nom même de son non-interventionnisme que l’État libéral intervient en imposant des normes économiques impartiales. En effet, l’essor de nouveaux marchés autorégulés suppose de créer au préalable un environnement juridique adéquat permettant l’initiative privée et la concurrence. Ce dernier est rarement immuable, comme on le voit dans les industries de service où se renégocie constamment la frontière entre le privé et le public, à l’image de la banque, des chemins de fer, de la poste ou du marché de l’eau 77. Beaucoup de travaux soulignent pourtant la capacité des agents économiques locaux à créer leur propre environnement institutionnel ou juridique par le biais de la jurisprudence. Ainsi, pour faire face aux risques d’incendie de plus en plus importants auxquels elles sont confrontées, les sociétés les plus capitalisées, à l’image des sociétés de chemin de fer, font appel à des compagnies d’assurance. Ces dernières sont un acteur peu visible, mais omniprésent dans l’histoire de l’essor du capital, par exemple lorsqu’elles proposent des rançons pour capturer les émeutiers du Captain Swing qui s’attaquent aux batteuses en 1830 78. L’État législateur est intervenu pour façonner un nouvel acteur économique, l’« entreprise » : les frontières de cette dernière sont définies de plus en plus précisément dans la deuxième moitié du siècle. Mais même avant le General Incorporation Act (1844) qui facilite l’accès au statut officiel de sociétés par actions, l’immobilité du cadre légal des entreprises n’empêche pas de multiples adaptations en fonction des secteurs, des marchés et des autorités concernées. La richesse de la jurisprudence montre bien l’importance du droit comme lieu de cristallisation des conflits économiques d’où émergent des normes invisibles du seul point de vue du Parlement 79.
  • 77 . Martin Daunton, Royal Mail: The Post Office since 1840, Londres, Athlone Press, 1985 ; Frank Tren (...)
  • 78 . Robin Pearson, “Towards a Historical Model of Services Innovation: The Case of the Insurance Indu (...)
  • 79 . Ron Harris, Industrialising English Law: Entrepreneurship and Business Organisation, 1720-1844, C (...)
Dans d’autres cas, l’intervention de l’État est plus directe, reflétant tantôt le besoin d’« autoprotection de la société » contre les risques issus de l’industrialisation et des marchés, tantôt l’influence d’une nouvelle classe de fonctionnaires et d’experts 80. Ainsi l’urbanisation rend-t-elle nécessaire la constitution de nouveaux savoirs sur la « pureté » de l’eau, qui servent de point d’appui à des politiques publiques mises en place tantôt au niveau tantôt national et étatique, et tantôt au niveau local et municipal 81. De même, la multiplication des nuisances industrielles conduit à adopter de nouvelles normes sur la santé au travail 82. Si certains travaux reposent sur un modèle implicite de modernisation, d’autres insistent au contraire sur l’ancrage de ces politiques publiques naissantes dans des conceptions libérales de la justice sociale qui ne faisaient pas l’unanimité auprès des contemporains. Pour Christopher Hamlin, l’essor de l’État centralisé incarné par Edwin Chadwick, réformateur utilitariste, disciple de Bentham et inspirateur de la New Poor Law de 1834 puis du Public Health Act de 1848, fut ainsi le résultat d’une lutte politique. Contre le médecin écossais William Alison, selon lequel les problèmes sanitaires urbains découlent en grande partie de la pauvreté et du bas niveau des salaires, Chadwick défend une conception de la santé publique focalisée sur la circulation de l’eau et de l’air et mise en œuvre par l’État. Menée sur le terrain de la rhétorique scientifique, de l’expertise et du noyautage institutionnel, la lutte entre Chadwick et Alison implique aussi des conceptions différentes des droits et des devoirs 83.
  • 80 . Polanyi, La grande transformation…, ouv. cité, p. 179-183 ; Oliver MacDonagh, “The Nineteenth-C (...)
  • 81 . Christopher Hamlin, A Science of Impurity. Water Analysis in Nineteenth-Century Britain, Bristol, (...)
  • 82 . Peter W.J. Bartrip, The Home Office and the Dangerous Trades. Regulating Occupational Disease in (...)
  • 83 . Christopher Hamlin, Public Health and Social Justice in the Age of Chadwick. Britain, 1800-1854, (...)
Pour comprendre les limites du modèle de l’État centralisé, il convient de mieux comprendre le phénomène de la réduction des dépenses publiques qui marque le XIXe siècle. Traditionnellement, les historiens expliquent le phénomène en insistant sur des facteurs surtout contextuels : la baisse des dépenses militaires (qui demeurent néanmoins le premier poste), les avantages d’une position insulaire (qui limitent les coûts de l’infanterie), l’enrichissement global du pays (qui diminue la part relative des dépenses de l’État), le coût limité de l’empire colonial, enfin la lenteur de l’administration à engager effectivement les dépenses liées à ses nouvelles responsabilités sociales et sanitaires. Mais ces explications ne suffisent pas. L’État victorien coûte en effet moins cher, toutes choses égales par ailleurs, que ses voisins et concurrents français ou allemand. Comme le note Colin Matthew, « jamais on ne vit une économie industrielle dans laquelle l’État joua rôle un plus faible que celle du Royaume-Uni dans les années 1860 » 84. La réduction du coût de l’État central n’avait rien d’une simple adaptation fonctionnelle aux nouvelles circonstances mais avait aussi des causes politiques et culturelles. Elle doit être comprise au sein d’une séquence historique qui part d’une critique systématique de « l’État militaro-fiscal » des années 1690-1832 85. Dans ce dernier, le niveau élevé de l’impôt permettait de financer les guerres, la Banque d’Angleterre facilitait l’emprunt public et l’existence d’un Parlement souverain instaurait la confiance auprès des prêteurs. Mais dans un tel système, s’indignent Jean-Baptiste Say et tous les radicaux d’Europe, « le gouvernement consomme la moitié du revenu qu’enfantent le sol, les capitaux et l’industrie du peuple anglais » 86. La réforme de l’État victorien est d’abord une réponse à cette critique.
  • 84 . Colin Matthew, Gladstone, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 181.
  • 85 . John Brewer, The Sinews of Power: War, Money, and the English State, 1688-1783, London, Unwin Hym (...)
  • 86 . Cité dans Gareth Stedman Jones, La fin de la pauvreté, ouv. cité, p. 107.
Selon Philip Harling et Peter Mandler, l’État libéral est issu non d’une adaptation mécanique à la nouvelle économie, mais à une volonté politique forte de restaurer la confiance dans des institutions discréditées. Le passage de l’État militaro-fiscal à l’État libéral n’est pas le résultat mécanique d’un essor de la bourgeoisie qui serait venue remplacer les élites traditionnelles : ce sont au contraire ces dernières qui entamèrent les réformes qui devaient être qualifiées a posteriori de « libérales », et dont l’objet était de réformer l’État dans la tradition whig 87. Ainsi l’abandon des lois sur les grains par Robert Peel en 1846, qui divisa le parti conservateur et mit fin à la carrière politique de celui-ci, ne reflétait pas seulement l’influence de la Ligue pour l’abolition des lois sur les grains (Anti-Corn Law League) de Richard Cobden. Il était motivé d’abord par le désir de mettre fin à l’un des principaux privilèges hérités de l’État militaro-fiscal  88. Les tentatives du Chancelier de l’Échiquier, puis Premier Ministre, William Gladstone pour éliminer complètement l’impôt sur le revenu reflètent un même souci de rompre avec la Old Corruption. Colin Matthew en a éclairé les motivations profondes : limiter l’impôt au maximum en temps de paix, c’est obliger les gouvernements futurs à justifier devant le Parlement toute nouvelle augmentation des prélèvements, et donc à en démontrer la nécessité morale 89. Martin Daunton a montré l’importance de la « constitution fiscale » victorienne dans l’évolution des rapports à l’État 90. Pour cet auteur, c’est la restauration de la confiance dans l’État qui explique l’augmentation spectaculaire des dépenses publiques et donc des prélèvements dès le tournant du siècle. Ainsi l’émergence de l’État social dépensier qui émerge à partir de 1906 trouverait son origine non dans les contradictions internes du libéralisme, mais dans la légitimité restaurée de l’État minimal des libéraux.
  • 87 . Philip Harling et Peter Mandler, “From Fiscal-Military State to Laissez-Faire State, 1760-1850”, (...)
  • 88 . Philip Harling, The Waning of ‘Old Corruption’: The Politics of Economical Reform in Britain 1779 (...)
  • 89 . Colin Matthew, Gladstone, ouv. cité, p. 103-148 et “Disraeli, Gladstone, and the Politics of Mid- (...)
  • 90 . Martin Daunton, Trusting Leviathan: The Politics of Taxation in Britain 1799-1914, Cambridge, Cam (...)

Libre-échange et société civile

Les travaux sur l’essor des fonctions de l’État tout comme ceux sur la réforme fiscale conduisent à réinterpréter l’évolution du libéralisme à la fin du XIXe siècle. Les études portant sur cette période se sont longtemps focalisées sur deux thèmes principaux : le déclin relatif de l’économie britannique à partir des années 1870, et l’essor progressif d’un État social, qui connaît une accélération rapide à partir de 1906 et pose les bases de l’État-providence ultérieur. Qu’ils insistent sur l’émergence d’un « collectivisme » économico-législatif indépendant de tout mouvement d’opinion 91, sur le déclin des valeurs industrielles urbaines 92 ou sur l’essor d’un « nouveau libéralisme » influencé par le travaillisme émergeant et par la philosophie idéaliste 93, ces travaux s’accordent pour voir dans cette double évolution la fin d’un âge d’or libéral qui aurait débuté après l’abolition des lois sur le grain (Corn Laws) en 1846, et aurait culminé avec l’essor du parti libéral de Gladstone dans les années 1860 et 1870.
  • 91 . Albert Venn Dicey, Lectures on the Relation between Law and Public Opinion in England during the (...)
  • 92 . Martin J. Wiener, English Culture and the Decline of the Industrial Spirit, 1850-1980, Cambridge, (...)
  • 93 . Michael Freeden, The New Liberalism. An Ideology of Social Reform, Oxford, Clarendon Press, 1978.
Mais comment parler d’un déclin du libéralisme repérable dans les valeurs comme dans la politique économique, alors même que la Grande-Bretagne demeure la principale nation libre-échangiste, à une époque où les autres pays occidentaux adoptent des politiques de plus en plus protectionnistes ? Karl Polanyi évoque un « double mouvement » d’expansion du marché et d’autoprotection de la société qui résumerait la contradiction dans laquelle se trouve toute société industrielle et libérale : l’entrée dans une société de marché, société dans laquelle les relations sociales sont encadrées dans le système économique et non l’inverse, aurait créé de nombreux problèmes qui devaient être palliés d’une manière ou d’une autre 94. Pour expliquer l’étonnante continuité de la politique commerciale de libre-échange entre 1846 et 1931, les historiens sont souvent amenés à postuler l’existence d’un « groupe d’intérêt » d’aristocrates capitalistes et de financiers de la City qui aurait su jouer de son influence sur la longue durée 95. Mais une telle approche suppose de partir d’une conception simpliste du « groupe » autant que de « l’intérêt »96. Les enquêtes prosopographiques sur les membres des chambres de commerce provinciales, sur les grands propriétaires fonciers ou sur les financiers de la City ont montré la fragilité des oppositions trop marquées entre l’industrie et la banque, le libre-échangisme et le protectionnisme, ou le monied et le landed interest 97. Loin de se résumer à des conflits entre élites et à une politique commerciale visant à l’enrichissement matériel, le libre-échange est d’abord un message de progrès moral et politique constamment retraduit et adapté dans la culture populaire 98.
  • 94 . Karl Polanyi, La grande transformation, ouv. cité, p. 88.
  • 95 . Peter J. Cain et Anthony G. Hopkins, British Imperialism, 2 volumes, volume 1: Innovation and Exp (...)
  • 96 . Cheryl Schonhardt-Bailey, From the Corn Laws to Free Trade: Interests, Ideas and Institutions in (...)
  • 97 . Anthony Howe, Free Trade and Liberal England, ouv. cité et Frank Trentmann, “The Transformation o (...)
  • 98 . Frank Trentmann, Free Trade Nation: Commerce, Consumption and Civil Society in Modern Britain, Ox (...)
Le marché ne se justifie aux yeux des Victoriens que parce qu’il est censé favoriser l’essor des associations volontaires à vocation altruiste. Si le rôle de ces dernières dans la formation des identités de classe ou de genre au XIXe siècle est bien connu, de nouvelles approches ont permis de mieux évaluer leur impact économique. Celui-ci est particulièrement visible dans le cas de la santé 99. À une époque où les frontières entre la médecine scientifique et les médecines alternatives ne sont pas encore constituées, l’essor d’une nouvelle économie de la santé encadrée de loin par l’État libéral ne se comprend qu’à condition d’accorder une attention particulière au rôle des hôpitaux charitables ou des sociétés mutualistes 100. Ces dernières jouent un rôle crucial dans la constitution d’un nouveau marché des soins médicaux en milieu populaire dans un contexte d’abaissement de la mortalité des adultes et d’allongement de leur expérience de la maladie 101. Avant l’essor des campagnes publiques d’information, les hôpitaux charitables constituent l’une des principales courroies de transmission des savoirs sanitaires en direction des familles ouvrières. Au tournant du siècle, ils remplissent une double fonction de segmentation du marché médical entre les classes moyennes et les classes populaires, et de réforme impériale de la maternité pour abaisser la mortalité infantile et améliorer la santé de la « race » britannique 102.
  • 99 . Joel Mokyr, The Gifts of Athena, ouv. cité, p. 163-217.
  • 100 . Anne Digby, Making a Medical Living. Doctors and Patients in the English Market for Medicine, 172 (...)
  • 101 . James C. Riley, Sick, not Dead: The Health of British Workingmen During the Mortality Decline, Ba (...)
  • 102 . Anna Davin, “Imperialism and Motherhood”, History Workshop Journal, V, 1 (1978), p. 9-66 ; Jane L (...)
En effet, l’économie politique libérale est aussi une économie domestique. Dans les régions minières, mais aussi dans un grand nombre de familles pauvres de Londres, celle-ci reproduit bien souvent les inégalités qu’avait accrues l’industrialisation dans la première moitié du siècle : si la nourriture se diversifie, c’est surtout au profit du chef de famille qui accapare les principales sources de protéine tandis que les femmes et les enfants se nourrissent d’abord de pain et de thé 103. À la fin du siècle, les hommes, mieux payés que les femmes, deviennent également les principaux consommateurs de loisirs populaires comme le pub ou le football. Si la consommation demeure au XIXe siècle d’abord une question d’accès aux biens de première nécessité, elle est aussi une question de statut social, y compris en milieu populaire. Au lieu d’être vue comme une activité fondamentalement passive, comme dans certaines dénonciations simplistes de la « société de consommation », elle est un enjeu non seulement de la politique économique et de la distribution (qui ne se résume pas à une simple mise en rapport de l’offre et de la demande), mais aussi de la construction des identités sociales et sexuées 104. Si l’émergence de la consommatrice a été bien étudiée pour le cas des classes moyennes, les femmes ont également un impact accru sur la consommation des familles ouvrières. Dans les cas où le niveau de vie progresse et où la domination masculine se fait moins sentir, comme dans les régions textiles, le contrôle accru des femmes sur l’économie domestique se traduit souvent par une diminution de la fertilité et du nombre d’enfants. Pour Simon Szreter, c’est d’abord l’évolution des rapports de pouvoir au sein de la famille qui permet d’expliquer la baisse de la fertilité. Si les Anglaises cessent d’avoir des enfants au-delà de trente ans – avec de fortes nuances régionales – c’est d’abord parce que, soucieuses d’une plus grande autonomie au cours de leur vie qui s’allonge, elles cessent d’avoir des relations sexuelles avec leur mari 105. Le pays du libéralisme est d’abord celui du contrôle de soi.
  • 103 . Derek Oddy, “Food, Drink and Nutrition” dans F.M.L. Thompson (ed.), The Cambridge Social History (...)
  • 104 . Martin Daunton et Matthew Hilton (eds.), The Politics of Consumption: Material Culture and Citize (...)
  • 105 . Simon Szreter, Fertility, Class and Gender in Britain 1860-1940, Cambridge, Cambridge University (...)

Conclusion

« Le XIXe siècle […] fut le siècle de l’Angleterre. La révolution industrielle fut un événement anglais. L’économie de marché, le libre-échange et l’étalon-or furent des inventions anglaises » 106. Ce jugement de Karl Polanyi, qui fait de l’Angleterre un double laboratoire, celui de la révolution industrielle et celui du libéralisme, conserve toute sa pertinence. Toutefois les raisons qui conduisent à y adhérer aujourd’hui sont bien différentes de celles qui animaient l’anthropologue hongrois en 1944. Nous voudrions, en conclusion, confronter le bilan historiographique qui vient d’être dressé au tableau présenté dans La grande transformation. En effet, cet ouvrage est représentatif d’une tradition intellectuelle plus ancienne et qui lui a survécu, dont le souci méthodologique est de développer les liens entre l’histoire économique et l’ensemble des sciences sociales 107. Il continue en outre de façonner la vision de l’économie britannique du XIXe siècle bien au-delà du cercle des spécialistes.
  • 106 . Karl Polanyi, La grande transformation, ouv. cité, p. 54-55.
  • 107 . C’est dans l’orbite de la Workers’ Educational Association et de l’historien R.H. Tawney que Ka (...)
Karl Polanyi propose de relire l’histoire économique anglaise du XIXe à partir du concept de « désencastrement » (disembeddedness) de l’économie vis-à-vis des autres formes de relations sociales. Il part pour cela des deux lieux communs historiographiques qui nous ont servi de fil directeur. L’Angleterre est d’abord le pays de la révolution industrielle. Selon l’auteur, l’essor d’une industrie mécanisée capable de produire à grande échelle, à partir de la fin du XVIIIe siècle, fit naître d’énormes besoins d’approvisionnement en main d’œuvre, en matières premières et en capitaux qui, pour être satisfaits, supposaient un changement en profondeur des institutions sociales. Il fallait désormais que le travail, les ressources naturelles et la monnaie soient soumis au jeu de l’offre et de la demande, à l’image de n’importe quelle marchandise. Cet événement sans précédent est à l’origine de maux profonds, véritable « dislocation » de la société qui conduit à imaginer diverses réponses, d’abord spontanées avant de devenir de plus en plus organisées, pour atténuer les effets du marché 108. Aussi l’auteur parle-t-il d’un « double mouvement » d’expansion du marché et d’autoprotection de la société. Comprendre comment et pourquoi on persista dans cette voie suppose d’élucider le deuxième lieu commun qui fait de l’Angleterre le pays du libéralisme économique. Devant l’échec de la société de marché, il fallait construire une utopie suffisamment puissante pour entraîner l’ensemble de la société. Polanyi situe la naissance du credo libéral autour des années 1820. Symbolisé par l’émergence d’une nouvelle science de la société – l’économie politique – le libéralisme modifia profondément les mentalités en faisant du « mobile du gain » une justification acceptable des comportements quotidiens 109. Prophétie autoréalisante, le libéralisme fut l’arme culturelle indispensable pour justifier une société de marché minée par ses contradictions internes.
  • 108 . Polanyi, La grande transformation, ouv. cité, p. 59-285.
  • 109 . Idem, p. 54.

Si ce récit général reste une bonne introduction à l’histoire économique britannique du XIXe siècle, c’est moins par son exactitude historique que parce que le cadre problématique qui y est proposé continue de provoquer l’imagination historiographique. En premier lieu, le récit traditionnel de la révolution industrielle a été révisé afin de mieux tenir compte des chiffres qui ont estimé à la baisse le niveau de la croissance britannique et ont revu sa position par rapport aux autres nations européennes ou extra-européennes. Réévalué, le poids des contraintes écologiques a permis de mieux comprendre l’évolution des rapports coloniaux. Certains acteurs trop souvent négligés, comme les consommateurs ruraux aux revenus modestes, ont été remis au centre et l’on s’intéresse à l’évolution des rapports de pouvoir non pas seulement au sein de l’usine, mais également au sein de la famille. Le changement technique n’est plus considéré comme le simple résultat de la concurrence et de la recherche de productivité, mais comme le produit de nombreuses formes de négociation entre employeurs et employés marquées par l’émergence d’une nouvelle utopie technicienne. En second lieu, la nature du libéralisme économique a été repensée. L’émergence de l’économie de marché a été replacée dans un projet plus global de restauration de la confiance dans l’État et de responsabilisation des agents économiques individuels comme collectifs. Il est certes possible de parler, après 1846, d’une séparation accrue de l’économie et de la politique, c’est-à-dire d’une dépolitisation du principe du libre-échange, de l’État minimal et de l’étalon-or, trois principes qui ne provoquent plus de division majeure dans la deuxième moitié du siècle. Mais ce consensus libéral s’est accompagné de conflits culturels d’autant plus ardents. Le libéralisme économique, issu d’une volonté de restaurer la confiance dans l’État, n’est pas un credo défini à l’avance, mais plutôt un conflit ouvert sur la nature et les frontières de la société civile.

La différence peut se résumer d’une formule. Alors que Karl Polanyi décrivait la situation des sociétés industrielles et libérales à l’aide du terme « désencastrement », les historiens évoquent aujourd’hui un « encastrement » (embeddedness) de l’économie 110. Au lieu de lire l’histoire anglaise du XIXe siècle comme celle du projet (impossible) de désencastrement du marché, ils ont montré que lescomportements économiques y étaient tout aussi encastrés dans les institutions, les relations sociales, les règles juridiques et les normes morales que dans n’importe quelle autre économie 111.Cette évolution n’a rien à voir avec une lecture complaisante ou irénique de la société victorienne. La nouvelle histoire économique laisse au contraire une grande place au conflit et permet de mieux prendre en compte la diversité des « dislocations » sociales ou environnementales et la manière dont celles-ci sont perçues par les contemporains. Elle se focalise moins sur la violence faite par en haut d’un groupe de doctrinaires voulant imposer son utopie libérale que sur l’exploitation, à tous les niveaux, des non qualifiés par les qualifiés, des femmes par les hommes, des enfants par les adultes, des non-Européens par les Européens, et des consommateurs par eux-mêmes.
  • 110 . Greta R. Krippner, “The Elusive Market: Embeddedness and the Paradigm of Economic Sociology”, The (...)
  • 111 . Benjamin Barber, “All Economics are ‘Embedded’: The Career of a Concept and Beyond”, Sociological (...)

Julien Vincent

Julien Vincent est maître de conférences à l’Université de Franche-Comté

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Référence papier

Julien Vincent, « Industrialisation et libéralisme au XIXe siècle : nouvelles approches de l’histoire économique britannique   », Revue d'histoire du XIXe siècle, 37 | 2008, 87-110.

Référence électronique

Julien Vincent, « Industrialisation et libéralisme au XIXe siècle : nouvelles approches de l’histoire économique britannique   », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 37 | 2008, mis en ligne le 01 décembre 2010, consulté le 14 juin 2015. URL : http://rh19.revues.org/3514 ; DOI : 10.4000/rh19.3514



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