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octobre 16, 2014

Frédéric BASTIAT, la reconnaissance d'une droite américaine plus que française

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

La droite américaine n’est pas particulièrement connue, du moins dans sa forme actuelle, pour sa francophilie. Rappelons, par exemple, l’épisode des «  freedom fries », conséquence de la vague d’indignation que la politique irakienne du gouvernement français suscite dans l’opinion américaine, surtout lorsque celle-ci est conservatrice. Ou encore la « méchanceté » que certains républicains attribuaient au candidat démocrate aux élections présidentielles de 2004, le sénateur francophone John Kerry, qui disait-on « ressemblait même à un Français ». Plus récemment, lorsque des militants conservateurs accusent Barack Obama d’être « socialiste », ils sous-entendent qu’il épouse une doctrine anti-américaine, européenne, et, sans doute, un petit peu française par-dessus le marché …
 
Il semblerait ainsi pour le moins surprenant que la droite américaine actuelle (que l’on pourrait caractériser comme l’amalgame du libéralisme économique et du conservatisme proprement dit), notamment dans cette forme particulièrement virulente qu’est le mouvement anti-gouvernemental des « tea partiers », se réfère à un penseur français pour définir son programme et lui donner un fondement philosophique. Pourtant, c’est le cas : les pourfendeurs américains du « tout État » ont trouvé un champion intellectuel dans l’économiste et publiciste français Frédéric Bastiat.

Bastiat et la droite américaine, une vieille histoire

Bastiat ? Plutôt oublié aujourd’hui en France, il fut un des grands défenseurs du principe du libre échange au dix-neuvième siècle. Né en 1801, il ne se fait une renommée, après s’être essayé aux affaires et à l’agriculture, qu’à partir de 1844, en défendant les idées antiprotectionnistes de Richard Cobden dans un article publié par le Journal des économistes intitulé « De l’influence des tarifs anglais et français sur l’avenir des deux peuples ». Il participe à la fondation d’une association ayant les mêmes buts que Cobden dans sa campagne contre les Corn Laws. Bastiat rédige les Sophismes économiques, dans lequel, à coup de petits textes aussi limpides qu’ironiques, il entreprend de détruire les raisonnements des socialistes et des protectionnistes. Après la révolution de février 1848, il est élu député des Landes. À cette époque, il participe à une célèbre polémique avec Pierre-Joseph Proudhon. Mais après quelques années seulement passées dans la vie publique, il succombe, en 1850, à une tuberculose. Le livre qu’il destinait à être son chef d’œuvre, les Harmonies économiques, reste inachevé.
 
L’engouement actuel de certains secteurs de la droite américaine pour Bastiat a des racines déjà anciennes. La redécouverte de ses écrits, et leur réédition en vue d’en faire des manifestes libertariens, fait partie de la réaction libérale contre la pensée « collectiviste » (mot qui englobe aussi bien le nazisme, le communisme, le keynésianisme, et le « libéralisme » américain du New Deal) dans la foulée de la deuxième guerre mondiale. Un de ces « apôtres » américains du néolibéralisme fut l’homme d’affaires Leonard Read, qui découvre Bastiat en 1935 grâce à Thomas Nixon Carver, professeur à Harvard. À l’époque, Read anime un petit réseau de libéraux (au sens économique), dont 3000 figurent sur sa liste de distribution. En 1943, il envoie à chacun un petit pamphlet de Bastiat surnommé La loi. C’est sans doute à cette date que commence l’étrange carrière de ce texte comme instrument de propagande du mouvement conservateur américain (rappelons que dans le lexique politique américain, l’épithète « conservateur » est couramment utilisée pour se référer à la doctrine économique qui en France sera décrite comme « libéral »). Read créa en 1946 la Foundation for Economic Education (FEE), ayant pour mission de répandre la bonne parole libre-échangiste et de former intellectuellement une avant-garde libérale et individualiste au milieu du « collectivisme » ambiant. Ludwig von Mises (émigré aux États-Unis) en est un adhérent ; Friedrich Hayek y collabore de même (ce dernier fonda, l’année suivante, une association sœur : la Société du Mont-Pèlerin).
Sous la tutelle de la FEE, Read fait retraduire La loi de Bastiat par un universitaire du nom de Dean Russell. La nouvelle traduction parait en 1950, et devient le bestseller de la fondation : en 1971, elle avait déjà vendu 500 000 exemplaires (cette traduction est toujours disponible sur le site web de la FEE) [1]. Un autre personnage important du mouvement libertarien, le journaliste Henry Hazlitt, publie en 1946 une sorte d’abrégé de la théorie économique, intitulé Economics in one lesson (lui aussi distribué par la FEE), dans lequel il reconnaît sa dette intellectuelle à l’égard de Bastiat, plus spécialement envers son essai Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. Hazlitt remarque que son propre ouvrage « peut en fait être considéré comme une modernisation, un élargissement et une généralisation de l’approche que l’on trouve dans le pamphlet de Bastiat » [2].

Renouveau de Bastiat sous Obama

Si donc aujourd’hui le nom et les slogans de Bastiat circulent actuellement dans les mouvements de protestations contre le plan de relance du président Obama (en 2009) ainsi que sa réforme du système de santé (en 2010), c’est seulement parce que ses écrits sont depuis longtemps en circulation, et sont comme canonisés par les milieux libertariens et libre-échangistes. Le 15 avril 2009, lors d’une des premières grandes journées d’action nationales des tea partiers (le jour où les américains doivent déclarer leurs impôts), un professeur d’université prononce un discours à Washington, dans lequel il évoque la mise en garde de Bastiat contre la tendance des gouvernants à pratiquer la « spoliation légale ». Le même jour, en Broward County (Floride), un blogueur raconte avoir vu un manifestant lors d’un « tea party » portant une pancarte étalant le même slogan (« spoliation légale »), expression, rappelle-t-il utilement pour ses lecteurs, « utilisée par Fréderic Bastiat dans son livre de 1849 La loi pour parler des socialistes » (en réalité La Loi fut publiée pour la première fois en 1850).
 
Plus récemment, sur le site « meetup.com » (qui permet d’organiser en ligne des réunions réelles), un chapitre floridien du « 9-12 Project » (l’association fondée par le journaliste conservateur Glenn Beck qui fait partie de la galaxie des tea partiers) encourage les intéressés à venir discuter de « La loi de Frédéric Bastiat », tout en expliquant que « Bastiat […] fut un des plus éloquents champions du concept du droit à la propriété et de libertés individuels émanant du droit naturel (le même concept qui a servi de fondation à la Constitution américaine) », que La loi est « une réfutation puissante du Manifeste communiste de Karl Marx » (bien que Bastiat ne cite aucunement ce dernier), et que ce livre est « aussi pertinent aujourd’hui qu’il y a 160 ans ».
 
Comment expliquer ce « retour à Bastiat » américain ? En premier lieu, il s’agit d’une sorte de contrecoup au « retour à Keynes » que l’on a vu à la suite de la crise financière de l’automne 2008, et dont une conséquence politique évidente est le plan de relance adopté peu après l’inauguration de Barack Obama. Pour certains conservateurs, la crise est vécue comme une menace à l’encontre du triomphe aussi bien politique qu’intellectuel du libéralisme et du libre-échangisme depuis les années 1980. Elle est vue comme une opportunité pour les partisans de l’intervention étatique de se réaffirmer. C’est surtout le plan de relance, que les démocrates se mettent à adopter aussitôt après l’inauguration d’Obama le 20 janvier 2009, qui attire la foudre des conservateurs et déclenche la mobilisation anti-gouvernementale qui deviendra le mouvement « Tea Party ». Dès le 22 janvier, l’Investor’s Business Daily (un journal national spécialisant dans les questions économiques, généralement tendant à droite) s’inquiète du fait que la célèbre prophétie de Bill Clinton selon laquelle « l’ère du big government est révolue » est en train de devenir désuète, en citant la définition que propose Bastiat de l’État : « c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde » (passage que les amateurs américains de Bastiat citent avec une fréquence particulière) [3].
 
Ensuite, ce que Bastiat permet de dénoncer, ce n’est pas uniquement le principe même de l’intervention étatique, mais le « solipsisme économique » sur laquelle elle se repose. Pour Bastiat, l’étatisme est la conséquence d’un problème épistémologique, voire phénoménologique : la conviction que les seules conséquences importantes d’une action sont celles qui sont accessibles à la vue. C’est la grande idée de son essai sur Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. Ainsi, le Pittsburgh Tribune Review (journal régional, plutôt conservateur), commentant le plan de relance, remarque que « l’administration d’Obama est en train d’offrir une leçon préventive de l’incompréhension de principe Bastien du visible et de l’invisible » [4], citant l’exemple des « emplois verts » que le plan propose, mais dont les coûts, selon le journal, risquent à long termes d’être plus importants que les effets stimulateurs, tout en n’étant pas immédiatement perceptibles.


La Vitre cassée

Dans la même lignée, beaucoup évoquent l’analyse que fait Bastiat du solipsisme de la « vitre cassée » (qui parait aussi dans Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas). Bastiat raconte l’anecdote suivante : le « terrible fils » du « bon bourgeois Jacques Bonhomme » lui casse un carreau de vitre. Aussitôt, des assistants au drame le consolent ainsi : « À quelque chose malheur est bon. De tels accidents font aller l’industrie. Il faut que tout le monde vive. Que deviendraient les vitriers, si l’on ne cassait jamais de vitres ? » Toutefois, ce constat se fonde uniquement sur ce qui est visible, soit l’argent que M. Bonhomme verse au vitrier. Ce que l’on ne voit pas, c’est que « s’il n’eût pas eu de vitre à remplacer, il eût remplacé, par exemple, ses souliers éculés ou mis un livre de plus dans sa bibliothèque ». La force de cet argument réside avant tout dans la manière dont Bastiat l’applique : il se trouve que ce que l’on voit est décidément toujours de l’ordre de l’État ou de la puissance publique. L’erreur distinctive de toute politique économique ayant recours aux moyens de l’État est qu’elle privilégie les effets visibles (les dépenses, l’impôt) en négligeant les effets invisibles (le marché, l’initiative individuelle). Ainsi, concernant les effets apparemment positifs des impôts, Bastiat constate : « Vous comparez la nation à une terre desséchée et l’impôt à une pluie féconde. Soit. Mais vous devriez vous demander aussi où sont les sources de cette pluie, et si ce n’est pas précisément l’impôt qui pompe l’humidité du sol et le dessèche ».
 
Le « broken window fallacy » (l’erreur de la vitre cassée) a joué un rôle essentiel dans la réception américaine de Bastiat. Sur YouTube, on trouve une vidéo dans laquelle John Stossel, journaliste de télévision aux opinions libertariennes, explique l’erreur des vitres cassées avec une étonnante littéralité … La parabole de Bastiat peut même être utilisée à des fins explicitement partisanes. Sur un site conservateur, on trouve le commentaire suivant : « Le plan de relance du président Obama a échoué parce qu’il a ignoré l’erreur de la vitre cassée, comme le font tous les projets gouvernementaux pour stimuler l’économie en dépensant. Est évidente dans le plan d’Obama l’idée que le gouvernement peut dépenser l’argent mieux et de manière plus efficace que le secteur privé. Ce qu’Obama et les liberals [au sens américain, c’est-à-dire « ceux de la gauche »] ne comprennent pas, c’est que chaque dollar qu’ils dépensent doit venir de quelque part […] En somme, tout dollar dépensé par le gouvernement en est un que le secteur privé ne dépensera pas ». L’auteur conclut (c’est la raison d’être de son site) que le meilleur disciple actuel de Bastiat n’est autre que… Sarah Palin, l’ancienne colistière de John McCain lors des dernières élections présidentielles, ancien gouverneur de l’Alaska (de 2006 à 2009), et grande héroïne des tea partiers : « Quelque part, Frédéric Bastiat est en train de sourire, tout content qu’il est de savoir que sa philosophie de gouvernement limité est en pleine forme grâce au gouverneur Sarah Palin ».

Procès du « socialisme »

Mais la raison principale pour l’engouement actuel pour Bastiat est à trouver dans sa manière particulière de dénoncer le « socialisme ». Son utilité ne réside pas seulement dans le fait qu’il critique le socialisme, mais dans sa manière même de le définir. Selon Bastiat, l’homme, tout occupé par sa nature à la conservation de son être, est destiné à gagner sa vie de deux façons possibles : grâce à son propre travail, ou grâce au travail d’autrui. Les hommes ont une « disposition à vivre et à se développer, quand ils le peuvent, aux dépens les uns des autres » [5]. Par conséquent, la loi et la politique peuvent s’organiser eux aussi selon deux principes différents : la défense de la liberté individuelle (et donc de la propriété), ou la spoliation (c’est-à-dire, le fait de vivre du travail d’autrui). Le premier est évidemment, aux yeux de Bastiat, le régime le plus juste. Mais une fois que la loi n’est plus que la simple organisation des droits individuels, « chaque classe voudra faire la Loi, soit pour se défendre contre la spoliation, soit pour l’organiser aussi à son profit » [6]. La spoliation devient la norme. Le socialisme est la conséquence logique de cette tendance : il est la spoliation décomplexée, la « spoliation légale ».
 
La rage des tea partiers contre Obama et le « big government » est donc avant tout un cri de colère, un sursaut d’indignation contre un État qui est, à leur vue, de plus en plus spoliateur. Dans une tribune écrite pour la presse de l’église baptiste, au moment des grandes manifestations du 15 avril 2009, Kelly Boggs remarque : « L’impôt sur le revenu en Amérique est depuis longtemps un exemple de ce que l’économiste français Frédéric Bastiat surnommait la ‘spoliation légale.’ Selon Bastiat, la spoliation légale a lieu lorsque le gouvernement prend, par la force, ce qu’un citoyen a légitimement gagné pour le donner à un autre ». Il continue : « Lorsqu’un simple citoyen pratique ce que décrit Bastiat, on appelle cela le vol. Quand c’est le gouvernement qui le fait, on l’appelle la redistribution des revenus ».
 
Ainsi, pour les militants de droite, Bastiat est devenu une sorte de père fondateur honoris causa. Le Tea Party de Boston annonce la création d’un « caucus Bastiat » en expliquant que la « philosophie » de l’économiste français « ressemble à celui de Thomas Jefferson ». D’autres le comparent à James Madison. Pour l’historien, de tels rapprochements ne sont pas sans ironie : si ces représentants du républicanisme américain que sont Jefferson et Madison se méfièrent sans doute des tendances tyranniques de tout pouvoir établi, leurs premières luttes politiques après la promulgation de la constitution en 1789 furent contre Alexander Hamilton et les « fédéralistes » – le parti des grands intérêts financiers. Il n’empêche que les tea partiers voient le fil directeur de l’histoire américaine comme étant une trahison progressive des principes de l’individualisme et d’un gouvernement minime. Un blogueur qui a pris le pseudonyme d’Andrew Mellon (grande figure du libéralisme conservateur des années 1920), écrivant pour le site conservateur « Big Government », constate : « Au fur et à mesure que notre pays vieillit, l’État nous dépouille de nos droits au lieu de les garantir. Le gouvernement s’élargit, alors que l’individu se rétrécit. Alors que la loi était censée nous protéger contre la diminution de l’homme, elle est plutôt utilisée comme moyen de le spolier ». Il poursuit en citant La loi de Bastiat sur le socialisme comme la somme sur toute spoliation légale.
 
La référence à l’économiste français sert finalement, de manière assez paradoxale, à mettre en évidence le caractère étranger (et donc dangereux) des démocrates et autres « collectivistes ». Le bloggeur libertarien Clay Barham le confirme explicitement lorsqu’il écrit : « Alors que Bastiat disait [dans l’introduction de ses Harmonies économiques ] ‘Tous les intérêts légitimes sont harmoniques,’ les démocrates américains contemporains disent que les intérêts de la communauté sont plus importants que les intérêts de l’individu. Ces deux approches s’opposent. L’un est purement américain, bien que proclamé par un Français, et l’autre est européen, ou du Vieux Monde, bien que proclamé par des Américains ».
 
Ainsi, bien que ses disciples américains le décrivent le plus souvent comme un « économiste », c’est surtout en tant que moraliste que Bastiat exerce sa puissance d’attraction. Il offre moins une démonstration irréfutable des erreurs du « socialisme » et de l’intervention étatique que des objections de principes, ayant au moins le mérite d’une certaine lucidité. Comme le note l’historien du libéralisme Lucien Jaume, « dans la rhétorique de Bastiat tout phénomène économique ou social reçoit son doublet moral, voire religieux : la marche du progrès est fatale mais l’homme est libre, la concurrence est un fait indestructible, mais elle n’existe qu’en ‘l’absence d’une autorité arbitraire comme juge des échanges’, etc. C’est le passage constant de l’objectif au subjectif, du descriptif au prescriptif qui fait l’originalité de Bastiat … » [7]. Ironie du sort : c’est un auteur français, alors même que beaucoup d’américains associent spontanément « France » et « socialisme », que la droite américaine évoque pour dénoncer l’immoralité des tendances « socialisantes » de leur propre gouvernement.
 

Bastiat, repère intellectuel de la droite américaine

Source: par Michael C. Behrent
 

Notes

[1] George H. Nash, The Conservative Intellectual Movement in America since 1945, New York, Basic Books, 1976, chap. 1.
[2] Henry Hazlitt, Economics in one lesson, New York et Londres, Harper and Brothers, 1946, p. ix.
[3] « Where stimulus is not necessary », Investor’s Business Daily, le 22 janvier 2009.
[4] Colin McNickle, « America’s failure to foresee », Pittsburgh Tribune Review, le 1 février 2009.
[5] Frédéric Bastiat, « La loi », in Œuvres complètes de Frédéric Bastiat. Sophismes économiques, P. Paillottet et R. de Fontenay, éditeurs, Paris, Guillaumin, 1862-1864, p. 345-46.
[6] Ibidem, p. 352.
[7] Lucien Jaume, L’individu effacé, ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997, p. 481.
 
 

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