Ne vous moquez pas. Les économistes sont perdus. Complètement perdus. La reine d’Angleterre avait invité les meilleurs d’entre eux, en 2009, à s’expliquer sur leur cécité à ne pas avoir vu la crise venir. Leur réponse avait été toute d’humilité. Toutes les sciences, y compris les plus dures, connaissent ces dernières décennies des interrogations majeures. Non pas des remises en cause mais des remises en perspective de leur ignorance : finalement, elles admettent ne pas savoir encore grande chose du comment fonctionne l’univers, encore moins du pourquoi.

Cet aveu laisse d’ailleurs grande ouverte la place aux charlatans, l’époque en regorge, en tous genres. Ils sont édités, leurs livres se vendent, Internet les glorifie, le e-charlatanisme est prospère. Chacun a des noms en tête…

Le vide des économistes est pire encore. Ils mesurent tout et disposent de données sur tout, la question n’est pas là. Elle est dans la synthèse ! La synthèse, il n’y en a pas. Impossible. Sitôt émise que démise.

Soyons juste. Sur beaucoup de questions élémentaires – par exemple, tel impôt est-il bon ?

 – les réponses sont au contraire assez précises, sans grande contestation possible. On va y revenir. Mais sur les grandes interrogations, les paradigmes, l’ignorance est complète. Par exemple : 

Quelle est la bonne finance ? 
Quelle est la bonne taille des banques ? 
Ou bien encore, quel serait le niveau optimum de la dette d’un pays ? 

Sur ces sujets là, pas de réponse. Rien que des hésitations, des silences, ou bien la célèbre phrase normande des économistes comme : 

« D’un côté les taux sont bas, d’un autre côté les taux sont haut », « D’un côté il faut réduire le déficit, d’un autre côté il ne faut pas le réduire ».

Olivier Blanchard, le chef économiste du Fonds monétaire international, organise depuis 2011 des séminaires tous les deux ans à Washington, non pas vraiment pour répondre à l’injonction de Sa Majesté, mais parce que la crise, en effet, a démoli les idées bien établies et qu’il est nécessaire de reconstruire toute la politique économique. La troisième édition s’est tenue les 15 et 16 avril. Six ans après le début de la crise, que savent les économistes de la bonne politique économique post-crise ? Réponse : rien. Olivier Blanchard qui occupe le meilleur poste possible pour l’observation intellectuelle du monde et qui est doté d’un esprit lumineux de « synthèse », avoue benoîtement : « Nous ne sommes d’aucune façon proches de savoir où nous allons ». La cécité dénoncée par la reine n’est ni guérie ni en voie de guérison… Après un échange avec Larry Summers, ancien secrétaire au trésor de Bill Clinton, et l’un des autres meilleurs esprits de la profession, Olivier Blanchard a finalement intitulé la session : « Repenser la politique économique : progrès ou confusion ? ».

Confusion d’abord sur la finance. Quelle régulation les banques centrales et les gouvernements doivent-ils mettre en place pour éviter une nouvelle explosion à la Lehman Brothers ? On mesure beaucoup mieux « les risques systémiques », dit Blanchard. On a mis en place des avertisseurs contre les excès de crédits, en particulier dans l’immobilier. Mais à trop corseter la finance, on étouffe l’économie. Comment concilier les deux, au mieux ? Les économistes ont cherché à adapter les régulations pour qu’elles pénalisent moins la croissance. Mais le résultat est incertain. Au bout du compte, rien n’est clair de ce qu’il faut faire.

Même chose pour les contrôles de capitaux aux frontières. Le dogme libéral du « laisser passer » est remis en cause : les flux excessifs de capitaux conduisent à des surévaluations des bourses ou de la monnaie du pays. Mieux vaut savoir limiter les entrées, parfois provisoirement. Mais à quelle hauteur mettre les barrières ? « On ne sait pas », conclut Blanchard.

La liste des mystères continue avec la politique monétaire. Les banques centrales ont l’air de savoir quoi faire depuis les mandats d'Alan Greenspan à la tête de la Réserve fédérale américaine (1987-2006): arroser, arroser, arroser les économies d’argent abondant et pas cher. Les autres banques centrales, nolens volens, ont toutes suivi cette politique. Aujourd’hui, le bilan de la Fed s’élève à 4500 milliards de dollars, cinq fois plus qu’avant crise. Et maintenant que faire ? Qu’il faille le réduire, le consensus se fait là dessus. Mais comment, à quelle vitesse ? Doit-on revenir à l’avant-crise ou même plus bas ? « On ne sait pas », poursuit Blanchard.

Même ignorance concernant le contenu du bilan que sur sa hauteur. Le bilan était, hier, essentiellement constitué d’obligations à 10 ans. Aujourd’hui, la Fed a acheté de tout. 

Que revendre ? 
Tout ce qui n’est pas « à dix ans » ?
 Autrement dit faut-il revenir à « tenir » les taux longs ou est-ce intelligent d’agir sur toute la courbes des taux ?

La politique budgétaire n’est pas mieux éclairée. Beaucoup de travail a été fait. On a compris qu’une relance donne les effets escomptés par la théorie keynésienne. La relance mondiale de 2009 a permis d’éviter que la crise dérape en grande dépression comme en 1930, elle est restée au stade de la grande récession. Mais on a compris aussi, dans l’autre sens comme disent les économistes, que l’effet relance peut être sapé par un effet confiance comme l’enseigne la théorie ricardienne. Confiance qui s’évanouit si la population s’inquiète d’une dette trop élevée qui conduira inévitablement à une hausse des impôts. La direction fait l’objet là aussi d’un consensus : il faut réduire l’endettement des Etats. Mais de combien et comment ? Là dessus les économistes ne sont pas d’accord. Brad DeLong va jusqu’à dire que l’endettement actuel est très bien et qu’il n’y a pas de raison de s’en soucier. Bref, il n’y a pas de ratio magique dette/PIB.

En outre, la réponse doit être adaptée à chaque pays selon sa « soutenabilité », laquelle dépend de la croissance future, des capacités à lever les impôts, etc. Mais cette politique pragmatique de navigation à vue manque de repère et d’un cap. Repères et cap que les économistes sont incapables de donner.

Ignorance et humilité, la science économique n’a pas de quoi se vanter. Pour autant, les gouvernants ne doivent pas en conclure qu’ils peuvent licencier tous leurs économistes pour n’en faire qu’à leur tête. Le cap n’est pas donné mais, en gros, la direction est connue, le demi-tour « à la grecque » conduit au désastre. Surtout, j’y reviens, les économistes armés par des comparaisons et par des évaluations, comme l’a montré Esther Duflo, savent beaucoup mieux répondre aux questions pratiques d’éducation, de santé, de sécurité, de politique sociale. Ne licenciez pas vos économistes, mettez les sur le terrain, n’écoutez surtout pas les charlatans.