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juillet 11, 2015

La liberté selon les socialistes, enfin plutôt les libertés

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

Ce sont les vacances et pourquoi pas s'interroger  sur des idées autres des nôtres; Ici Jean Jaurès en son temps nous expose de manière concise ce qu'il entend par "socialisme" pourvoyeur de libertés. Comment nos socialopithèques de tous les bords auraient dérogé à tous ses préceptes. 
Absolument à lire, des éléments très intéressants paraissent utiles à la réflexion,  aux débats entre libéraux, merci .


Socialisme et liberté (1898)

Sous le titre Socialisme et liberté, Jaurès propose dans ce long et lumineux article paru dans La Revue de Paris le 1er décembre 1898 une synthèse de ses idées sur ce qu’est le socialisme et sur la manière dont il conduit (à l’opposé de la tyrannie étatique qu’on lui reproche de vouloir établir) à une humanité d’individus libres et autonomes.

Le socialisme, communiste, collectiviste, est un individualisme ! Voilà qui pourrait étonner sans les explications que donne ici Jaurès sur ce qu’est vraiment la liberté individuelle : car cet individualisme-là est évidemment un humanisme

Le socialisme, un danger pour la liberté ?

Il y a une partie notable de la bourgeoisie, qui n’est pas séparée du socialisme par des intérêts de classe : et elle a d’ailleurs, par l’effet d’une haute culture, assez de générosité pour ne pas faire de son intérêt étroit la mesure du vrai. Mais elle tient par-dessus tout à la liberté. Son bien le plus précieux, sa dignité la plus haute, c’est la liberté de l’esprit, de la vie intérieure : et toutes les libertés affirmées par la Révolution de 1789, la “ liberté du travail ”, la liberté politique lui paraissent comme un reflet de la liberté sacrée de l’esprit. Or, elle semble craindre souvent que le socialisme soit une diminution de la liberté, qu’il contraigne ou resserre la personne humaine et qu’il soumette les individus ou à la discipline étouffante de l’État ou au despotisme brutal d’une classe nouvelle longtemps sevrée des joies de la vie et s’enivrant soudain d’un mélange grossier de civilisation et de barbarie. J’ose dire qu’il y a là une erreur fondamentale. Le socialisme, au contraire, et j’entends le socialisme collectiviste ou communiste, donnera le plus large essor à la liberté, à toutes les libertés : il en est, de plus en plus, la condition nécessaire.

Trop souvent nos adversaires, mal informés, confondent le socialisme collectiviste ou communiste avec le socialisme d’État, et, comme celui-ci ne se manifeste que par des lois de réglementation et de contrainte, il leur paraît que la contrainte est l’essence même du socialisme. Or, entre le collectivisme et le socialisme d’État il y a un abîme.

Qu’est-ce que le socialisme d’Etat ?

Le socialisme d’État accepte le principe même du régime capitaliste : il accepte la propriété privée des moyens de production, et, par suite, la division de la société en deux classes, celle des possédants et celle des non possédants. Il se borne à protéger la classe non possédante contre certains excès de pouvoir de la classe capitaliste, contre les conséquences outrées du système. Par exemple il intervient par la loi pour réglementer le travail des femmes, des enfants, ou même des adultes. Il les protège contre l’exagération de la durée des travaux, contre une exploitation trop visiblement épuisante. Il organise, par la loi, des institutions d’assistance et de prévoyance auxquelles les patrons sont tenus de contribuer dans l’intérêt des ouvriers. Mais il laisse subsister le patronat et le salariat. Parfois, il est vrai, et c’est une tendance croissante, il transforme en services publics, nationaux ou communaux, certains services capitalistes. Par exemple, il rachète et nationalise les chemins de fer, il municipalise l’eau, le gaz, les tramways. Mais, même dans cette création des services publics, il reste fidèle au système capitaliste. Il sert un intérêt au capital qui a servi à l’établissement des voies ferrées ; et que les salariés soient tenus de fournir le dividende du capital privé ou l’intérêt des emprunts d’État, c’est tout un. Ce qu’on appelle socialisme d’État est en fait, dans les services publics, du capitalisme d’État.

Ainsi, le socialisme d’État respecte les principes essentiels du système capitaliste, mais il intervient dans la lutte des classes antagonistes pour empêcher l’écrasement complet des sans-propriété, qui sont les plus faibles. [...] Voilà le principe même et le fond du socialisme d’État. Il suppose et accepte la division des classes : il ne croit pas qu’elles puissent disparaître par un système nouveau de propriété. Il prévoit donc une lutte sociale éternelle, où un arbitre devra éternellement intervenir pour modérer les coups. En ce sens, et s’il ne se considère pas lui-même comme une simple transition vers le collectivisme, le socialisme d’État est une sorte de pessimisme social. Il ne croit pas, comme les économistes, à l’harmonie naturelle des intérêts, et il ne croit pas, comme le socialisme ouvrier, que cette harmonie puisse être révolutionnairement instituée par une transformation de la propriété. Il croit que l’ordre, l’équité, la paix, doivent être imposés du dehors par l’arbitrage impérieux de l’État, à des forces irréductiblement hostiles.

Collectivisme et communisme

Au contraire, les collectivistes, les communistes, pensent qu’un tel système de propriété et de production peut être établi, que l’ordre et la justice en dérivent par une nécessité interne. Ils croient à la possibilité de la paix fondamentale dans la société humaine, et leur optimisme essentiel s’oppose au pessimisme social des socialistes d’État. Ce n’est pas que les socialistes repoussent les mesures de protection légale que le socialisme d’État propose pour la classe ouvrière. Au contraire, ils les proposent eux-mêmes avec une extrême énergie et ils ne croient pas porter atteinte à la liberté en défendant les salariés contre les exigences les plus violentes du capital ; mais ils ne considèrent ces mesures que comme une transition. Ils les réclament surtout pour que la classe ouvrière, plus forte et plus confiante, puisse accomplir plus aisément sa fonction historique, qui est de susciter une forme nouvelle de propriété où toutes les classes disparaîtront, où tous les hommes seront réconciliés. Mais il reste vrai que le socialisme d’État, impuissant à faire de la justice le ressort interne de la société, est obligé d’intervenir du dehors sur l’appareil capitaliste pour en corriger les pires effets. Au contraire, ce n’est pas par l’action mécanique des lois de contrainte, c’est par l’action organique d’un système nouveau de propriété que les collectivistes et communistes prétendent réaliser la justice. Il serait donc tout à fait injuste de se figurer le socialisme en sa forme définitive comme un appareil de réglementation, de restriction et de contrainte.

Vers une tyrannie de la masse ?

Mais cette forme définitive elle-même n’est-elle pas exclusive de toute liberté ? Quand le capital aura disparu, quand la propriété privée des moyens de production aura fait place à la propriété sociale, la liberté des individus n’aura-t-elle pas perdu tout fondement et leur activité tout ressort ? N’y aura-t-il pas une distribution autoritaire des travaux et des produits ? La communauté, en outre, ne sera-t-elle pas tentée de tout abaisser au niveau des besoins les plus grossiers, des âmes les plus communes ? Et pour réprimer la révolte des délicats, pour supprimer les oppositions intellectuelles, ne sera-t-elle pas conduite à organiser un pouvoir dictatorial ? Ainsi, avec la propriété individuelle, avec la liberté économique, disparaîtront la liberté politique et la liberté de la pensée. Le monde sera soumis non à la tyrannie d’une élite, intéressée, par ses fantaisies mêmes, au progrès universel, mais à la tyrannie routinière de la masse. Et une centralisation despotique assurera un régime de médiocrité.

Toujours une classe démunie

Voilà bien l’objection toujours renouvelée. Voilà bien la crainte qui hante les esprits, ou le prétexte dont se couvrent les résistances. Mais que ceux qui se complaisent à cette objection prennent garde ; c’est contre la civilisation, c’est contre. l’humanité elle-même qu’ils concluent : car ils proclament que, pour que la liberté subsiste, il faut que la classe ouvrière demeure à l’état de dépendance, sous la loi du salariat. En fait, il n’y a qu’un moyen pour tous les citoyens, pour tous les producteurs, d’échapper au salariat : c’est d’être admis, par une transformation sociale, à la copropriété des moyens de production. Il est tout à fait chimérique de penser que la diffusion de la propriété capitaliste permettra à tous les travailleurs de n’être plus des salariés. Malgré la dissémination plus apparente d’ailleurs que réelle des titres mobiliers, c’est une minorité infime des citoyens qui a vraiment la propriété de l’outillage industriel, et l’accroissement du nombre des porteurs de titres compense à peine la disparition d’un très grand nombre d’artisans, de petits producteurs autonomes dévorés chaque jour par la grande industrie. Donc, sous le régime capitaliste, la classe ouvrière est exclue à jamais de la propriété ; il peut y avoir passage de la classe prolétarienne à la classe capitaliste, comme il peut y avoir chute de la classe capitaliste à la classe prolétarienne ; mais ce mouvement, qui n’affecte que quelques individus, quelques atomes, laisse subsister la distinction des deux classes, la possédante et la non possédante ; toujours, comme en un vaste et sombre tourbillon, la multitude ouvrière tourne au-dessous de la propriété et tombe à la mort, poussière fatiguée, sans avoir pu monter aux régions de liberté et de lumière.

La liberté dans l’ordre économique

[...] Nous voulons qu’aucun homme dans l’usine ou aux champs ne soit l’outil d’un autre homme. Nous voulons qu’aucun travailleur ne soit instrument de profit, qu’aucun ne soit exclu du patriotisme humain accumulé par les générations. Et nous demandons que tout individu humain, ayant un droit de copropriété sur les moyens de travail qui sont les moyens de vivre, soit assuré de retenir pour lui-même tout le produit de son effort, assuré aussi d’exercer sa part de direction et d’action sur la conduite du travail commun. Et quand nous élevons ainsi tous les individus humains à l’état de personnes, quand nous les affranchissons de ce servage économique qui les ravale à la dépendance, à la passivité des choses, quand nous faisons de chaque citoyen un droit égal à tous les autres droits, une volonté vivante égale à toutes les autres volontés, quand nous bâtissons, sur les bases solides et profondes de l’ordre économique, cette cité des esprits dont Leibniz a si magnifiquement parlé, on nous dit : Chimère et aberration ! Tous les hommes, en apparence affranchis de toute classe exploiteuse et dominatrice, seront asservis à nouveau par le mécanisme même de la propriété sociale : ils seront égaux, mais tous liés les uns aux autres d’une chaîne infinie de servitude, tous écrasés par l’appareil central de direction et de production qu’ils seront obligés de constituer. Ainsi le service économique aura été non aboli mais étendu, et l’humanité n’a le choix qu’entre une liberté oligarchique, réservée à une minorité de possédants, et l’universelle servitude. [...] Ceux-là donc qui accusent l’ordre socialiste de supprimer la liberté bâtissent devant eux une infranchissable muraille : ils condamnent l’humanité à rester indéfiniment sous le régime du salariat et de l’antagonisme des classes. Pauvre race humaine, qui ne peut élargir la liberté sans la briser !

Après le capitalisme ?

[...] À coup sûr, certaines formes d’action, injustes et surannées, auront disparu. Il ne sera plus permis, ou plutôt il ne sera plus possible à un homme de faire travailler à son profit d’autres hommes : l’humanité aura chassé à jamais, comme le cauchemar d’une nuit mauvaise, le rêve du capitaliste qui peut tendre et qui tend à l’universelle domination et à l’universelle exploitation. Mais l’homme n’est-il condamné à ne comprendre la liberté que comme la faculté d’exploiter d’autres hommes ? Est-il condamné à ne comprendre l’infini que comme l’accroissement illimité de la richesse oppressive ? Il n’est plus permis aujourd’hui, il n’est plus possible d’avoir des esclaves : la liberté humaine en est-elle diminuée ? Le triomphateur romain traînait derrière son char et ramenait dans sa maison des peuples captifs : l’humanité est-elle abaissée en ses joies parce qu’elle ne connaît plus l’orgueil des victoires romaines ? De nouveaux rêves ont surgi en elle, de nouveaux désirs et de nouvelles joies. Les institutions mortes n’éveillent même plus un regret. Nul, aujourd’hui, parmi les vivants, ne souffre de n’avoir pas des esclaves. Nul ne souffrira demain de n’avoir pas des salariés. Il en est qui se demandent : mais que ferons-nous et quel aiguillon aura la vie quand nous ne pourrons plus nous assujettir le monde du travail et goûter les joies de la conquête capitaliste ? Ils oublient que l’humanité n’épuise pas en une forme sociale, c’est-à-dire en une forme particulière et passagère d’action, ses ressources de désir et de bonheur. Demain, de la grande humanité communiste, monteront de nouvelles espérances et de nouveaux songes, comme des nuées aux formes inconnues montant de la vaste mer. De même que dans les révolutions du globe des espèces ont disparu sans que le mouvement de la vie s’arrêtât, de même, dans les révolutions de la société, de grandes espèces d’action, de désir et de joie sont abolies sans que la force humaine s’amollisse. Le plésiosaure et le mastodonte ne sont pas toute la vie. Le capitalisme n’est pas toute l’action.

Rien n’est au-dessus de l’individu

[...] Dans l’ordre prochain, dans l’ordre socialiste, c’est bien la liberté qui sera souveraine. Le socialisme est l’affirmation suprême du droit individuel. Rien n’est au-dessus de l’individu. Il n’y a pas d’autorité céleste qui puisse le plier à son caprice ou le terroriser de ses menaces. L’homme n’est pas un instrument aux yeux de Dieu. Le mouvement socialiste exclut l’idée chrétienne qui subordonne l’humanité aux fins de Dieu, à sa gloire, à ses mystérieux desseins.

[...] Si l’homme, tel que le socialisme le veut, ne relève pas d’un individu supra-humain, il ne relève pas davantage des autres individus humains. Aucun homme n’est l’instrument de Dieu, aucun homme n’est l’instrument d’un autre homme. Il n’y a pas de maître au-dessus de l’humanité ; il n’y a pas de maître dans l’humanité. Ni roi, ni capitaliste. Les hommes ne veulent plus travailler et souffrir pour une dynastie. Ils ne veulent plus travailler et souffrir pour une classe. Mais pour qu’aucun individu ne soit à la merci d’une force extérieure, pour que chaque homme soit autonome pleinement, il faut assurer à tous, les moyens de liberté et d’action. Il faut donner à tous le plus de science possible et le plus de pensée, afin qu’affranchis des superstitions héréditaires et des passivités traditionnelles, ils marchent fièrement sous le soleil. Il faut donner à tous une égale part de droit politique, de puissance politique, afin que dans la Cité aucun homme ne soit l’ombre d’un autre homme, afin que la volonté de chacun concoure à la direction de l’ensemble et que, dans les mouvements les plus vastes des sociétés, l’individu humain retrouve sa liberté. Enfin, il faut assurer à tous un droit de propriété sur les moyens de travail, afin qu’aucun homme ne dépende pour sa vie même d’un autre homme, afin que nul ne soit obligé d’aliéner, aux mains de ceux qui détiennent les forces productives, ou une parcelle de son effort ou une parcelle de sa liberté.
L’éducation universelle, le suffrage universel, la propriété universelle, voilà, si je puis dire, le vrai postulat de l’individu humain.

[...] Et je suis prêt à accorder qu’en effet dans le mouvement socialiste, ou tout au moins dans le premier moment de la dialectique socialiste, l’individu est la fin suprême. Le socialisme veut briser tous les liens. Il veut désagréger tous les systèmes d’idées et tous les systèmes sociaux qui entravent le développement individuel. Ou Dieu n’est pas, ou il est l’Unité idéale qui permet l’harmonie et l’expansion de toutes les forces. Ou il n’est pas, ou il n’est qu’un moyen de liberté. L’humanité elle-même n’a pas une sorte de valeur mystique et transcendante. Sa richesse est faite de toutes les énergies individuelles. Elle n’a pas le droit de se désintéresser du nombre et de manifester son excellence seulement en quelques élus. Elle n’est pas une beauté idéale, se contemplant au miroir de quelques âmes privilégiées. Elle ne vaut pour l’individu humain que dans la mesure où il participe lui-même à la liberté, à la science et à la joie.

Tyrannie socialiste ? Le règne des fonctionnaires ?

[...] Où donc est la tyrannie socialiste ? Et par quelle confusion étrange dit-on que, dans la société nouvelle, tous les citoyens seront des fonctionnaires ? En fait, c’est dans la société présente que tous les citoyens ou presque tous aspirent à être “ des fonctionnaires ”. Et, si c’est là la servitude, c’est le monde d’aujourd’hui qui y tend. Mais il n’y aura aucun rapport entre le fonctionnarisme et l’ordre socialiste. Les fonctionnaires sont des salariés : les producteurs socialistes seront des associés. Les fonctionnaires sont dans la dépendance du gouvernement, de l’État, qui est souvent le gardien des intérêts de classe et qui asservit ses agents. Il n’y aura plus d’intérêt de classe à servir dans l’ordre socialiste : qui donc pourrait tyranniser les citoyens ? Les fonctionnaires n’ont pas un intérêt personnel et immédiat à la bonne marche des services publics : les producteurs socialistes auront un intérêt personnel et immédiat à améliorer la production dirigée par eux, à accroître la richesse qu’ils doivent se répartir. Au lieu d’entrer dans la vie dépouillés, sans force et sans droit, tous les citoyens y entreront avec un droit préalable de copropriété sur les moyens de travail. Ce droit, des contrats librement débattus avec la communauté sociale elle-même, avec les groupes locaux et professionnels, en régleront l’exercice. La communauté interviendra nécessairement pour coordonner la production. Elle interviendra aussi pour prévenir tout retour de l’exploitation de l’homme par l’homme. Mais elle laissera le plus libre jeu à l’initiative des individus et des groupes, car elle aura tout entière le plus haut intérêt à stimuler les inventions, à respecter les énergies. Dès maintenant, le prolétariat répugne à toute centralisation bureaucratique. Il tente de multiplier les groupements locaux, les syndicats, les coopératives ; et, tout en les fédérant, il respecte leur autonomie : il sait que, par ces organes multiples, il pourra diversifier l’ordre socialiste, le soustraire à la monotonie d’une action trop concentrée. Quels seront, dans la communauté sociale, les rapports exacts des groupements locaux et de la puissance centrale ? Il est impossible de les préciser d’avance, et ils seront sans doute infiniment complexes et changeants. Mais, ce qui est sûr, c’est que l’organisation centrale ne pourra avoir ni tentation, ni moyen de contrainte. Ni la puissance d’un dieu et d’un dogme, ni la puissance d’un roi, ni la puissance du capital ne domineront la société. Où donc le pouvoir central trouverait-il des moyens d’oppression, et pour quel intérêt opprimerait-il ? Il n’aura d’autre force que celle des groupes, et ceux-ci n’auront d’autre force que celle des individus. Toutes les puissances de progrès, de variété et de vie s’épanouiront, et la société communiste sera la plus complète et la plus mouvante qu’ait vue l’histoire.

La patrie est nécessaire au socialisme

[...] Ni la famille, ni la patrie ne sont en soi des organismes supérieurs et sacrés. L’une et l’autre doivent des comptes et des garanties à l’individu humain.
[...] À coup sûr le socialisme et le prolétariat tiennent à la patrie française par toutes leurs racines. Dès la Révolution bourgeoise, le peuple acculé défendait héroïquement contre l’étranger la France nouvelle : il y pressentait dorénavant son patrimoine futur. De plus, l’unité nationale est la condition même de l’unité de production et de propriété, qui est l’essence même du socialisme. Enfin, toute l’humanité n’est pas mûre pour l’organisation socialiste, et les nations en qui la révolution sociale est préparée par l’intensité de la vie industrielle et par le développement de la démocratie, accompliront leur œuvre sans attendre la pesante et chaotique masse humaine. Les nations, systèmes clos, tourbillons fermés dans la vaste humanité incohérente et diffuse, sont donc la condition nécessaire du socialisme. Les briser, ce serait renverser les foyers de lumière distincte et ne plus laisser subsister que de vagues lueurs dispersées de nébuleuse. Ce serait supprimer aussi les centres d’action distincte et rapide pour ne plus laisser subsister que l’incohérente lenteur de l’effort universel. Ou plutôt ce serait supprimer toute liberté, car l’humanité, ne condensant plus son action en nations autonomes, demanderait l’unité à un vaste despotisme asiatique. La patrie est donc nécessaire au socialisme. Hors d’elle, il n’est et ne peut rien ; même le mouvement international du prolétariat, sous peine de se perdre dans le diffus et l’indéfini, a besoin de trouver, dans les nations mêmes qu’il dépasse, des points de repère et des points d’appui.

Mais la patrie n’est pas un absolu…

Mais si le socialisme et la patrie sont aujourd’hui, en fait, inséparables, il est clair que dans le système des idées socialistes, la patrie n’est pas un absolu. Elle n’est pas le but ; elle n’est pas la fin suprême. Elle est un moyen de liberté et de justice. Le but, c’est l’affranchissement de tous les individus humains. Le but, c’est l’individu. Lorsque des échauffés ou des charlatans crient : “ La patrie au-dessus de tout ”, nous sommes d’accord avec eux s’ils veulent dire qu’elle doit être au-dessus de toutes nos convenances particulières, de toutes nos paresses, de tous nos égoïsmes. Mais s’ils veulent dire qu’elle est au-dessus du droit humain, de la personne humaine, nous disons : Non. Non, elle n’est pas au-dessus de la discussion. Elle n’est pas au-dessus de la conscience. Elle n’est pas au-dessus de l’homme. Le jour où elle se tournerait contre les droits de l’homme, contre la liberté et la dignité de l’être humain, elle perdrait ses titres. Ceux qui veulent faire d’elle je ne sais quelle monstrueuse idole qui a droit au sacrifice même de l’innocent, travaillent à la perdre. S’ils triomphaient, la conscience humaine se séparerait de la patrie pour se séparer d’eux, et la patrie tomberait au passé comme une meurtrière superstition. Elle n’est et ne reste légitime que dans la mesure où elle garantit le droit individuel. Le jour où un seul individu humain trouverait, hors de l’idée de patrie, des garanties supérieures pour son droit, pour sa liberté, pour son développement, ce jour-là l’idée de patrie serait morte. Elle ne serait plus qu’une forme de réaction. Et c’est sauver la patrie que de la tenir dans la dépendance de la justice.

Une humanité d’individus…

Ainsi il est bien vrai que, pour les socialistes, la valeur de toute institution est relative à l’individu humain. C’est l’individu humain, affirmant sa volonté de se libérer, de vivre, de grandir, qui donne désormais vertu et vie aux institutions et aux idées. C’est l’individu humain qui est la mesure de toute chose, de la patrie, de la famille, de la propriété, de l’humanité, de Dieu. Voilà la logique de l’idée révolutionnaire. Voilà le socialisme.

Mais cette exaltation de l’individu, fin suprême du mouvement historique, n’est contraire ni à l’idéal, ni à la solidarité, ni même au sacrifice. Quel plus haut idéal que de faire entrer tous les hommes dans la propriété, dans la science, dans la liberté, c’est-à-dire dans la vie ? Jusqu’ici l’idéal, timide ou débile, renonçait à façonner toute la substance humaine. Le christianisme exaltait les élus et jetait au gouffre de damnation les multitudes. La Révolution bourgeoise proclamait l’égalité théorique des hommes, mais elle permettait au privilège de propriété d’asservir une classe à une autre classe. Pour la première fois, depuis l’origine de l’histoire, c’est l’humanité tout entière, en tous ses individus, en tous ses atomes, qui est appelée à la propriété et à la liberté, à la lumière et à la joie. La personne humaine n’affirme plus seulement sa dignité, sa grandeur, en quelques exemplaires de choix ou en quelques classes de privilège : elle l’affirme en tous ses individus. Quel que soit l’être de chair et de sang qui vient à la vie, s’il a figure d’homme il porte en lui le droit humain, la puissance humaine : il pourra penser sans relever d’aucun dogme ; il pourra travailler, sur une loi d’égalité fraternelle, sans relever d’aucun maître. Il possédera pour sa part, dans la communauté sociale, les moyens d’action par lesquels l’homme soumet la nature.

L’individualisme n’est pas un égoïsme !

En vain dit-on que l’individu humain, arrivé au plus haut, sera abattu et triste, ne voyant plus rien au-dessus de lui. D’abord, au-dessus de lui, il verra toujours lui-même. Toujours, il pourra tendre à plus de force, à plus de pensée, à plus d’amour aussi. Précisément parce qu’il sera débarrassé de toute contrainte et de toute exploitation, il songera sans cesse à se développer, à se hausser, à mettre en valeur toutes ses énergies. Quand les hommes ne pourront plus dépenser leur force, amuser leur orgueil et nourrir leur convoitise à dominer et pressurer les autres hommes, il faudra bien qu’ils s’emploient à grandir leurs propres facultés ; et comme les chrétiens se passionnaient à surveiller et à épurer leur vie intérieure, l’homme de l’humanité socialiste se passionnera à accroître sa valeur humaine. Mais il ne s’enfermera point en soi. Proclamer la valeur suprême de l’individu humain, c’est réfréner l’égoïsme envahissant des forts : ce n’est pas décréter l’égoïsme universel. Au contraire, quand l’individu humain saura que sa valeur ne lui vient ni de la fortune, ni de la naissance, ni d’une investiture religieuse, mais de son titre d’homme, c’est l’humanité qu’en lui-même il respectera. Or, comme il n’en est qu’un infime et fragile exemplaire, c’est l’humanité tout entière, dans ses manifestations multiples, dans son développement illimité, qu’il voudra aimer et servir. Nulle force extérieure ne le contraindra en sa conscience ; mais c’est lui-même qui franchira ses propres limites pour vivre d’une vie plus vaste et goûter même à la joie supérieure du sacrifice.

Dans notre société déchirée d’antagonismes mortels, le sacrifice n’est plus possible. Les prétendus dévouements des classes privilégiées ne sont plus que mensonges : car elles ont peur, et leur charité est un calcul d’assurance. Les classes opprimées ne connaissent plus le sacrifice depuis qu’elles ne croient plus au droit supérieur, à la beauté supérieure des puissances dirigeantes. On ne s’immole qu’à meilleur que soi, et le sacrifice cesse où la duperie commence. Aujourd’hui, les classes opprimées ne donnent pas : elles laissent prendre, en attendant qu’elles se soulèvent. La guerre sociale arrivée à la conscience aiguë a supprimé le sacrifice. Au contraire, dans la grande paix socialiste, c’est en se donnant à ceux qui cherchent et souffrent, à ceux dont l’esprit s’inquiète et dont le cœur s’afflige, que l’homme prendra vraiment conscience de soi.
Vivre en autrui est la vie la plus haute, car lorsque, par un acte de liberté, nous avons franchi nos propres limites, nous n’en rencontrons plus, et une sorte d’infinité s’ouvre à nous. Aristote a dit que le plus grand bienfait de la propriété, c’est qu’elle permet de donner. Ainsi quand tous les hommes auront la propriété d’eux-mêmes, il sera doux à plusieurs de faire don de soi. À quoi ? À l’humanité souffrante et grande, sublime et lasse, qui portera en elle, bien longtemps après la promulgation du droit, un lourd héritage de bestialité, des instincts grossiers, des esprits obscurs, des âmes haineuses, des volontés lâches, et qu’il faudra sans cesse animer, éclairer, apaiser, pour qu’elle soit digne d’elle-même et que la terre soit dans l’espace un joyau de lumière, de force et de douceur.

Interroger le mystère du monde…

Mais, au-delà même de l’humanité, l’homme affranchi s’associera à l’univers. L’avènement du socialisme sera comme une grande révélation religieuse. Que l’humanité, sortie de la planète obscure et brutale, ait pu se hausser enfin à la justice et à la clarté ; que, par l’évolution de la nature, l’homme se soit élevé au-dessus de la nature même, c’est-à-dire au-dessus de la violence et du conflit ; que du choc des forces et des instincts ait jailli l’harmonie des volontés, quel prodige ! Et comment l’homme ne se demanderait-il pas s’il n’y a point au fond des choses un mystère d’unité et de douceur et si le monde n’a pas un sens ? La religion est une conception générale et vivante de l’univers qui, au lieu de guider quelques esprits et de se prêter à quelques jeux de spéculation, émeut, pendant toute une période de l’histoire, toute une portion de la race humaine. C’est comme une prise de possession familière du monde par l’humanité.
[...] Demain, au contraire, l’humanité, affranchie par le socialisme et réconciliée avec elle-même prendra conscience en sa vivante unité de l’unité du monde, et interprétant à la lumière de sa victoire l’obscure évolution des forces, des formes, des êtres, elle pourra entrevoir, comme en un grand rêve commun de toutes ses énergies pensantes, l’organisation progressive de l’univers, l’élargissement indéfini de la conscience et le triomphe de l’esprit. La révolution de justice et de bonté accomplie par cette portion de nature qui était hier l’humanité, sera comme un appel et un signal à la nature elle-même. Pourquoi ne tendrait-elle pas tout entière à sortir de l’inconscience et du désordre, puisqu’elle a pu, en l’humanité, arriver à la conscience, à la lumière et à la paix ? Ainsi, du haut de sa victoire de justice, l’humanité laissera tomber au plus profond de l’abîme des choses une parole d’espérance, et elle écoutera monter vers elle l’écho de l’universel désir tout plein de pressentiments.

Le droit absolu à la pensée libre

Mais quelle que soit la tendance de l’homme nouveau à s’agrandir de toute la vie humaine et de toute la vie du monde, c’est l’individu qui restera toujours à lui-même sa règle. C’est par un acte libre qu’il se donnera aux autres hommes ; il ne se laissera ravir par aucune violence le droit de se donner. Et il demandera toujours à l’univers comme aux hommes le respect de sa liberté intérieure. Il n’acceptera d’autre idéal suprême que celui qui, tout en assurant l’unité du monde, établira l’énergie, et consacrera l’autonomie des individus. En recevant du socialisme le droit absolu à la pensée libre et un droit indestructible de propriété, l’homme peut entrer dans la communauté sociale, il peut entrer aussi dans la communauté de l’univers ; il ne risque ni d’être absorbé ni de se dissoudre. Il est prêt à s’harmoniser à un système de forces toujours plus vaste, il est prêt à collaborer à une œuvre toujours plus lointaine et plus haute ; mais il reste un centre autonome de pensée et d’action ; il peut affronter la puissance de la communauté humaine et le mystère du monde. Il est à jamais impénétrable à toute force d’oppression ou de dissolution.

jean Jaurès



 

mai 15, 2015

Alexandre Soljenitsyne et l'humanisme, déviance du terme par la pensée occidentale de gauche

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.



Sommaire:

A) L'erreur de l'Occident, Alexandre Soljenitsyne, éd. Grasset, 1980, p. 46-47

B) Alexandre Soljenitsyne: Le déclin du courage. - Une synthése par Rebeyne! dans Jalons Théoriques

C) Le Déclin du courage, par Alexandre SOLJENITSYNE, Harvard (juin 1978)

D) Alexandre Soljenitsyne de Wikiberal


E)  Discours d’Alexandre Soljenitsyne en Vendée - aux Lucs-sur-Boulogne, pour l'inauguration du Mémorial , 25 septembre 1993 + vidéo de Luc Ferry







A) L'erreur de l'Occident


Il y a cinq siècles, l'humanisme s'est laissé entraîner par un projet séduisant : emprunter au christianisme ses lumineuses idées, son sens du bien, sa sympathie à l'égard des opprimés et des miséreux, son affirmation de la libre volonté de chaque être humain, mais... en essayant de se passer du Créateur de l'Univers.


Et le dessein semblait avoir réussi. Un siècle après l'autre, l'humanisme s'est imposé dans le monde comme un mouvement humain et magnanime et, dans certains cas, il a réussi à adoucir le mal et les cruautés de l'histoire.

Cependant, au XXe siècle, des chaudières bourrées de cruautés extrêmes ont par deux fois explosé : les Première et Seconde Guerres mondiales. Il ne restait plus alors à l'humanisme que deux possibilités : soit reconnaître son impuissance et baisser les bras, soit s'élever, par de nouveaux efforts, jusqu'à un nouveau palier. Et au milieu du XXe siècle, l'humanisme nous est apparu sous un contour nouveau — le globalisme prometteur : il est temps pour nous, n'est-ce pas, il est grand temps d'établir sur toute la planète un seul ordre relationnel (comme si cela pouvait se faire !). Hisser les autres peuples jusqu'au niveau de l'ensemble de l'humanité. Donner à toute la population de notre planète la possibilité de se sentir des citoyens égaux du monde.
 

11 avril 1975
Invité sur le plateau de Bernard PIVOT pour la première fois, Alexandre SOLJENITSYNE répond (en russe, traduction simultanée) à une question posée par Jean D'ORMESSON, directeur du "Figaro", sur l'Occident, où il vit depuis un an. Cette question suscite des échanges tendus entre Jean D'ORMESSON et Jean DANIEL concernant les combats contre le capitalisme, le colonialisme et le communisme. Images d'archive INA
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Créer un gouvernement mondial formé de personnes d'une haute intellectualité qui vont mettre toute leur attention et toute leur lucidité à dépister les besoins des hommes jusque dans les coins les plus reculés de la terre, chez le moindre peuple. Il a pu sembler, durant un temps très court, que ce mythe d'un gouvernement mondial allait se réaliser, on en parlait déjà avec certitude. C'est à ce moment-là qu'a été créée l'Organisation des Nations unies.

Or, dans les décennies qui ont suivi, durant la seconde moitié du siècle, se sont fait entendre des coups de gong menaçants nous avertissant que notre planète est plus petite, plus exiguë que nous ne le supposions. Et bien moins résignée à accepter le poison que déverse l'activité humaine.

Nous avons tous en mémoire la fameuse conférence écologique de Rio de Janeiro et d'autres conférences analogues dont, ces toutes dernières semaines, celle sur le réchauffement de la planète. Tous les peuples du monde — en chœur, en chœur ! — ont supplié les Etats-Unis et les autres pays avancés : modérez donc le rythme effréné de votre production ! Il devient insupportable pour nous tous sur cette terre. Les Etats-Unis représentent 5 % de la population mondiale, mais consomment jusqu'à 40 % des matières premières et sources d'énergie, et apportent 50 % de toute la pollution du globe. Mais la réponse a été catégorique : NON ! Ou des compromis insignifiants, incapables de résoudre le problème.


La fraction privilégiée de l'humanité s'est tellement adonnée à la consommation, en volume comme en diversité, qu'elle en est devenue l'esclave : se limiter, est-ce possible ? À quoi bon ? L'auto-limitation volontaire est de ces qualités qu'il est le plus difficile d'acquérir, que ce soit pour le particulier, les partis, les Etats, les corporations. La vraie signification de la liberté a été perdue : l'exercice suprême de la liberté consiste à se restreindre dans tous les aspects de l'expansion et de l'accumulation. " Le progrès pour tous " : voilà une formule qui est en train de disparaître du langage commun. Si des concessions sont nécessaires ici ou là, pourquoi les exiger de nous qui sommes les peuples les mieux adaptés et les plus efficaces, le milliard d'hommes cousus d'or ? De fait, la statistique montre que le fossé entre les pays avancés et ceux qui accusent du retard non seulement ne diminue pas, mais ne cesse de se creuser. Une loi cruelle s'est imposée : celui qui a pris une fois du retard s'y trouve condamné. S'il faut donc réduire l'industrie sur la terre, ne serait-il pas naturel de commencer par le tiers-monde ? (Ses frontières ne sont pas très nettement délimitées ; des pays isolés sur leur propre lancée arrivent bien à s'en dégager, mais cela n'infirme pas le tableau général.) Le tiers-monde n'a qu'à garder par-devers lui ses matières premières et sa main-d'œuvre. Pour mener à bien ce programme, aucune force politique ou militaire n'est d'ailleurs nécessaire, les puissants leviers financiers et économiques suffisent, les banques, les firmes multinationales.


Telle a été la transformation de l'humanisme prometteur en humanisme directif.

Une telle transformation était-elle insolite pour l'humanisme ? Souvenons-nous que son développement a connu une époque où, après d'Holbach, Helvetius, Diderot, fut proclamée et acceptée par de nombreux adeptes la théorie de " l'égoïsme rationnel ". Si l'on parle sans fioritures, il s'ensuivait que le plus sûr moyen de faire du bien aux autres était d'obéir strictement à ses propres intérêts égoïstes. En Russie, les esprits éclairés du XIXe siècle enseignaient de même. Et, jusque dans la presse russe d'aujourd'hui, je rencontre l'expression " l'intérêt égoïste éclairé ". Comprenez : " Bien qu'égoïste, éclairé ! "
Aussi l'humanisme rationaliste, cet anthropocentrisme opiniâtre et séculier, ne pouvait-il échapper à une crise inéluctable.
Et quel bon air cela nous a-t-il apporté ? Un totalitarisme économique, directif et universel ! Comment est-ce possible ? De surcroît, engendré par les pays les plus démocratiques qui soient !


Faisons un retour sur les années 20-30. Les meilleurs esprits en Europe étaient pleins d'admiration pour le totalitarisme communiste. Ils ne lui ménageaient pas leurs louanges, ils se mettaient avec joie à son service en lui prêtant leurs noms, leurs signatures, en participant à ses conférences. Comment cela a-t-il pu arriver ? Ces sages n'avaient-ils pas la possibilité de voir clair dans l'agressive propagande bolchevique ? À cette époque, je m'en souviens, les bolcheviques annonçaient littéralement : " Nous, les communistes, sommes les seuls vrais humanistes ! "


Non, ces éminentes intelligences n'étaient pas si aveugles, mais elles se pâmaient en entendant résonner les idées communistes, car elles sentaient, elles avaient conscience de leur parenté génétique avec elles. C'est du siècle des Lumières que partent les racines communes du libéralisme, du socialisme et du communisme. C'est pourquoi, dans tous les pays, les socialistes n'ont montré aucune fermeté face aux communistes : à juste titre, ils voyaient en eux des frères idéologiques, ou si ce n'est des cousins germains, du moins au second degré. Pour ces mêmes raisons, les libéraux se sont toujours montrés pusillanimes face au communisme : leurs racines idéologiques séculières étaient communes.


On a beaucoup discuté sur le point de savoir si la politique devait ou non être morale. Généralement, on estime que c'est impossible. On oublie que, dans une perspective à long terme, seule une politique qui tient compte de l'éthique donne de bons fruits. Bien sûr, transposer directement des critères éthiques d'un individu à un grand parti, à des nations, ne peut se faire de façon adéquate, mais on ne doit pas non plus le négliger.


Sinon... On a estimé possible de commencer à écarter l'Organisation des Nations unies, considérée comme un obstacle ; dans certaines situations difficiles, de se passer du Conseil de sécurité ; voire d'ignorer complètement l'ONU : à quoi sert-elle quand nous avons une excellente machine de guerre internationale ? Et avec son aide, on se permet — oh ! uniquement dans un but humanitaire — de bombarder trois mois durant un pays européen avec ses millions d'habitants, de priver des grandes villes et des régions entières d'électricité, vitale de nos jours, et de détruire sans aucune hésitation les séculaires ponts européens sur le Danube. Etait-ce pour épargner la déportation à une partie de la population tout en condamnant à cette même déportation l'autre partie ? Etait-ce pour guérir une nation déclarée malade, ou pour lui arracher à jamais une province convoitée ?


C'est sous ces noirs auspices que nous entrons dans le XXIe siècle.


Que dire de la Russie d'aujourd'hui ? Ici, la politique est plus encore qu'ailleurs éloignée de la morale. Le destin de la Russie en ce siècle a été particulièrement tragique. Après soixante-dix ans d'oppression totalitaire, le peuple a été soumis à l'ouragan destructeur d'un pillage qui a détruit sa vie économique et sapé ses forces spirituelles. On n'a pas donné le temps à notre peuple assommé, de part en part blessé, de se relever, en premier lieu parce qu'on a étouffé toutes les tentatives d'auto-administration, toute initiative, toute velléité de faire entendre sa voix et d'avoir les mains libres pour bâtir son propre destin. Tout cela a été remplacé par une foule — plus nombreuse encore qu'à l'époque soviétique — de fonctionnaires qui dansent sur nos têtes. Notre classe politique actuelle n'est pas d'un niveau moral élevé, et son niveau intellectuel ne vaut guère mieux. Elle est dominée de façon monstrueuse par les membres non repentis de la nomenclature qui, toute leur vie, avaient maudit le capitalisme pour subitement le glorifier, par d'anciens chefs rapaces du Komsomol, par des aventuriers de la politique et, dans une certaine mesure, par des personnes peu préparées à ce nouveau métier.


De la Russie actuelle, on pense couramment qu'elle s'enfonce dans le tiers-monde. Des voix sinistres disent que c'est désormais sans retour. Je ne le pense pas. Je crois en la santé de l'esprit en Russie, qui, tout laminé qu'il soit, lui donnera les forces pour se relever de son évanouissement. J'ai du reste toujours cru que les potentialités de l'esprit l'emportent sur les conditions d'existence et qu'elles sont capables de les dominer.


Je pense que cette propriété de l'esprit aidera aussi l'Occident et la France à dominer la crise profonde qui s'annonce.

Le stalinisme n'a existé ni en théorie ni en pratique : on ne peut parler ni de phénomène stalinien, ni d'époque stalinienne, ces concepts ont été fabriqués après 1956 par la pensée occidentale de gauche pour garder les idéaux communistes.

Alexandre Soljenitsyne




B) Alexandre Soljenitsyne: Le déclin du courage. - Une synthése par Rebeyne!

Dans le discours de Harvard en 1978, Alexandre Soljénitsyne, prédit les dangers qui guettent le monde occidental, et que nous pouvons constater au quotidien trente ans plus tard. Soljénitsyne explique dans ce paragraphe, l’origine de la destruction de la spiritualité occidentale. Ce manque de spiritualité est incontestable aujourd’hui dans notre société, où l’homme s’est agenouillé devant le matérialisme, le rationalisme, et l’humanisme. Ce vide spirituel qui correspond au déclin des peuples occidentaux, est la principale caractéristique de la décadence Pour s’en sortir, il nous faut raviver la mémoire des siècles passés, cultiver l’espérance, et sortir de notre coma matérialiste.

Ce discours interpelle, puisqu’il est prononcé par un adversaire de l’URSS, en fuite dans un pays occidental. Bien que fuyant la dictature soviétique, ce brillant penseur a su détecter (grâce à son regard extérieur) les dangers d’un humanisme abusif.
Extrait: « Comment en est-on arrivé à la confrontation actuelle, si désavantageuse ?

Dans sa marche triomphale, comment le monde occidental est-il tombé dans un pareil état d’impuissance ? Son évolution a-t-elle connu des tournants funestes, des pertes de cap ? Il semble bien que non. L’occident n’a fait que progresser et encore progresser, la main dans la main avec le brillant Progrès technique. Et le voici qui se retrouve dans son actuel état de faiblesse.

Alors il ne reste plus qu’à chercher l’erreur à la racine même. A la base de la pensée des Temps Nouveaux. Je veux dire : la conception du monde qui domine en Occident, née lors de la Renaissance, coulée dans le moule politique à partir de l’ère des Lumières, fondement de toutes les sciences de l’Etat et de la société : on pourrait l’appeler « humanisme rationaliste » ou bien « autonomie humaniste », qui proclame et réalise l’autonomie humaine par rapport à toutes forces placées au dessus de lui. Ou bien encore –et autrement- « anthropocentrisme » : l’idée de l’homme comme centre de ce qui existe.

En soi, évidement, le tournant de la Renaissance était inéluctable ; le Moyen Age avait épuisé ses possibilités, l’écrasement despotique de la nature physique de l’homme au profit de sa nature spirituelle y était devenu insupportable. Mais, du coup, nous avons bondit de l’Esprit vers la Matière, de façon disproportionnée et sans mesure. La conscience humaniste se proclama notre guide, dénia à l’homme l’existence du mal à l’intérieur et ne lui reconnut pas de tâche plus haute que l’acquisition du bonheur terrestre, et elle plaça à la base de la civilisation occidentale moderne une tendance dangereuse à se prosterner devant l’homme et devant ses besoins matériels, toutes les autres particularités, tous les autres besoins de l’homme, plus délicats et plus élevés, restèrent hors de l’attention des constructions étatiques et des systèmes sociaux, comme si l’homme n’avait pas de sens plus élevé à donner à la vie. »

par Rebeyne! dans Jalons Théoriques




C) Le Déclin du courage

L’œil critique d’un observateur extérieur

Je suis très sincèrement heureux de me trouver ici parmi vous, à l’occasion du 327ème anniversaire de la fondation de cette université si ancienne et si illustre. La devise de Harvard est “VERITAS”. La vérité est rarement douce à entendre ; elle est presque toujours amère. Mon discours d’aujourd’hui contient une part de vérité ; je vous l’apporte en ami, non en adversaire.
Il y a trois ans, aux États-Unis, j’ai été amené à dire des choses que l’on a rejeté, qui ont paru inacceptables. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui acquiescent à mes propos d’alors.(...)
Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant de l’Ouest aujourd’hui pour un observateur extérieur. Le monde occidental a perdu son courage civique, à la fois dans son ensemble et singulièrement, dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque pays, et bien sûr, aux Nations Unies.

Lâcheté des élites politiques et intellectuelles

Ce déclin du courage est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d’où l’impression que le courage a déserté la société toute entière. Bien sûr, il y a encore beaucoup de courage individuel mais ce ne sont pas ces gens là qui donnent sa direction à la vie de la société.
Les fonctionnaires politiques et intellectuels manifestent ce déclin, cette faiblesse, cette irrésolution dans leurs actes, leurs discours et plus encore, dans les considérations théoriques qu’ils fournissent complaisamment pour prouver que cette manière d’agir, qui fonde la politique d’un État sur la lâcheté et la servilité, est pragmatique, rationnelle et justifiée, à quelque hauteur intellectuelle et même morale qu’on se place.
Ce déclin du courage, qui semble aller ici ou là jusqu’à la perte de toute trace de virilité, se trouve souligné avec une ironie toute particulière dans les cas où les mêmes fonctionnaires sont pris d’un accès subit de vaillance et d’intransigeance, à l’égard de gouvernements sans force, de pays faibles que personne ne soutient ou de courants condamnés par tous et manifestement incapables de rendre un seul coup. Alors que leurs langues sèchent et que leurs mains se paralysent face aux gouvernements puissants et aux forces menaçantes, face aux agresseurs et à l’Internationale de la terreur. Faut-il rappeler que le déclin du courage a toujours été considéré comme le signe avant coureur de la fin ?

Idéologie de la liberté et perte du sens du bien commun

La liberté promise et les biens matériels aboutissent à un “bonheur pauvre

Quand les États occidentaux modernes se sont formés, fut posé comme principe que les gouvernements avaient pour vocation de servir l’homme, et que la vie de l’homme était orientée vers la liberté et la recherche du bonheur (en témoigne la déclaration américaine d’indépendance.)
Aujourd’hui, enfin, les décennies passées de progrès social et technique ont permis la réalisation de ces aspirations : un État assurant le bien-être général. Chaque citoyen s’est vu accorder la liberté tant désirée, et des biens matériels en quantité et en qualité propres à lui procurer, en théorie, un bonheur complet, mais un bonheur au sens appauvri du mot, tel qu’il a cours depuis ces mêmes décennies.

L’obsession de la possession et du confort suscite inquiétude et dépression

Au cours de cette évolution, cependant, un détail psychologique a été négligé : le désir permanent de posséder toujours plus et d’avoir une vie meilleure, et la lutte en ce sens, ont imprimé sur de nombreux visages à l’Ouest les marques de l’inquiétude et même de la dépression, bien qu’il soit courant de cacher soigneusement de tels sentiments. Cette compétition active et intense finit par dominer toute pensée humaine et n’ouvre pas le moins du monde la voie à la liberté du développement spirituel.
L’indépendance de l’individu à l’égard de nombreuses formes de pression étatique a été garantie ; la majorité des gens ont bénéficié du bien-être, à un niveau que leurs pères et leurs grands-pères n’auraient même pas imaginé ; il est devenu possible d’élever les jeunes gens selon ces idéaux, de les préparer et de les appeler à l’épanouissement physique, au bonheur, au loisir, à la possession de biens matériels, l’argent, les loisirs, vers une liberté quasi illimitée dans le choix des plaisirs.
Pourquoi devrions-nous renoncer à tout cela ?
Au nom de quoi devrait-on risquer sa précieuse existence pour défendre le bien commun, et tout spécialement dans le cas douteux où la sécurité de la nation aurait à être défendue dans un pays lointain ?
Même la biologie nous enseigne qu’un haut degré de confort n’est pas bon pour l’organisme. Aujourd’hui, le confort de la vie de la société occidentale commence à ôter son masque pernicieux.

Le légalisme ou la “lettre” de la loi, ou la loi sans la légitimité

Une société fondée sur la lettre de la loi engendre la médiocrité

La société occidentale s’est choisie l’organisation la plus appropriée à ses fins, une organisation que j’appellerais légaliste. Les limites des droits de l’homme et de ce qui est bon sont fixées par un système de lois ; ces limites sont très lâches.
Les hommes à l’Ouest ont acquis une habileté considérable pour utiliser, interpréter et manipuler la loi, bien que paradoxalement les lois tendent à devenir bien trop compliquées à comprendre pour une personne moyenne sans l’aide d’un expert. Tout conflit est résolu par le recours à la lettre de la loi, qui est considérée comme le fin mot de tout. Si quelqu’un se place du point de vue légal, plus rien ne peut lui être opposé ; nul ne lui rappellera que cela pourrait n’en être pas moins illégitime.
Impensable de parler de contrainte ou de renonciation à ces droits, ni de demander de sacrifice ou de geste désintéressé : cela paraîtrait absurde. On n’entend pour ainsi dire jamais parler de retenue volontaire : chacun lutte pour étendre ses droits jusqu’aux extrêmes limites des cadres légaux.
J’ai vécu toute ma vie sous un régime communiste, et je peux vous dire qu’une société sans référent légal objectif est particulièrement terrible. Mais une société basée sur la lettre de la loi, et n’allant pas plus loin, échoue à déployer à son avantage le large champ des possibilités humaines.
La lettre de la loi est trop froide et formelle pour avoir une influence bénéfique sur la société. Quand la vie est tout entière tissée de relations légalistes, il s’en dégage une atmosphère de médiocrité spirituelle qui paralyse les élans les plus nobles de l’homme.
Et il sera tout simplement impossible de relever les défis de notre siècle menaçant armés des seules armes d’une structure sociale légaliste.

Opinion, presse, Parlements paralysent toute action utile au bien commun

Aujourd’hui la société occidentale nous révèle qu’il règne une inégalité entre la liberté d’accomplir de bonnes actions et la liberté d’en accomplir de mauvaises. Un homme d’État qui veut accomplir quelque chose d’éminemment constructif pour son pays doit agir avec beaucoup de précautions, avec timidité pourrait-on dire. Des milliers de critiques hâtives et irresponsables le heurtent de plein fouet à chaque instant. Il se trouve constamment exposé aux traits du Parlement, de la presse. Il doit justifier pas à pas ses décisions, comme étant bien fondées et absolument sans défauts. Et un homme exceptionnel, de grande valeur, qui aurait en tête des projets inhabituels et inattendus, n’a aucune chance de s’imposer : d’emblée on lui tendra mille pièges. De ce fait, la médiocrité triomphe sous le masque des limitations démocratiques.
Il est aisé en tout lieu de saper le pouvoir administratif, et il a en fait été considérablement amoindri dans tous les pays occidentaux. La défense des droits individuels a pris de telles proportions que la société en tant que telle est désormais sans défense contre les initiatives de quelques-uns. Il est temps, à l’Ouest, de défendre non pas temps les droits de l’homme que ses devoirs.

Une liberté destructrice et irresponsable

Liberté de la violence et du mal

D’un autre côté, une liberté destructrice et irresponsable s’est vue accorder un espace sans limite. Il s’avère que la société n’a plus que des défenses infimes à opposer à l’abîme de la décadence humaine, par exemple en ce qui concerne le mauvais usage de la liberté en matière de violence morale faites aux enfants, par des films tout pleins de pornographie, de crime, d’horreur. On considère que tout cela fait partie de la liberté, et peut être contrebalancé, en théorie, par le droit qu’ont ces mêmes enfants de ne pas regarder et de refuser ces spectacles. L’organisation légaliste de la vie a prouvé ainsi son incapacité à se défendre contre la corrosion du mal. (...)
L’évolution s’est faite progressivement, mais il semble qu’elle ait eu pour point de départ la bienveillante conception humaniste selon laquelle l’homme, maître du monde, ne porte en lui aucun germe de mal, et tout ce que notre existence offre de vicié est simplement le fruit de systèmes sociaux erronés qu’il importe d’amender. Et pourtant, il est bien étrange de voir que le crime n’a pas disparu à l’Ouest, alors même que les meilleures conditions de vie sociale semblent avoir été atteintes. Le crime est même bien plus présent que dans la société soviétique, misérable et sans loi. (...)

Presse libre ou presse bavarde, irresponsable et esclave du courant dominant de l’opinion

La presse, aussi, bien sûr, jouit de la plus grande liberté. Mais pour quel usage ? (...) Quelle responsabilité s’exerce sur le journaliste, ou sur un journal, à l’encontre de son lectorat, ou de l’histoire ?
S’ils ont trompé l’opinion publique en divulguant des informations erronées, ou de fausses conclusions, si même ils ont contribué à ce que des fautes soient commises au plus haut degré de l’État, avons-nous le souvenir d’un seul cas, où le dit journaliste ou le dit journal ait exprimé quelque regret ? Non, bien sûr, cela porterait préjudice aux ventes. De telles erreurs peut bien découler le pire pour une nation, le journaliste s’en tirera toujours.
Étant donné que l’on a besoin d’une information crédible et immédiate, il devient obligatoire d’avoir recours aux conjectures, aux rumeurs, aux suppositions pour remplir les trous, et rien de tout cela ne sera jamais réfuté ; ces mensonges s’installent dans la mémoire du lecteur. Combien de jugements hâtifs, irréfléchis, superficiels et trompeurs sont ainsi émis quotidiennement, jetant le trouble chez le lecteur, et le laissant ensuite à lui-même ?
La presse peut jouer le rôle d’opinion publique, ou la tromper. De la sorte, on verra des terroristes peints sous les traits de héros, des secrets d’État touchant à la sécurité du pays divulgués sur la place publique, ou encore des intrusions sans vergogne dans l’intimité de personnes connues, en vertu du slogan : « tout le monde a le droit de tout savoir ».
Mais c’est un slogan faux, fruit d’une époque fausse ; d’une bien plus grande valeur est ce droit confisqué, le droit des hommes de ne pas savoir, de ne pas voir leur âme divine étouffée sous les ragots, les stupidités, les paroles vaines. Une personne qui mène une vie pleine de travail et de sens n’a absolument pas besoin de ce flot pesant et incessant d’information. (...)
Autre chose ne manquera pas de surprendre un observateur venu de l’Est totalitaire, avec sa presse rigoureusement univoque : on découvre un courant général d’idées privilégiées au sein de la presse occidentale dans son ensemble, une sorte d’esprit du temps, fait de critères de jugement reconnus par tous, d’intérêts communs, la somme de tout cela donnant le sentiment non d’une compétition mais d’une uniformité. Il existe peut-être une liberté sans limite pour la presse, mais certainement pas pour le lecteur : les journaux ne font que transmettre avec énergie et emphase toutes ces opinions qui ne vont pas trop ouvertement contredire ce courant dominant.

Liberté ou asservissement général à l’opinion, à la pensée unique ?

Sans qu’il y ait besoin de censure, les courants de pensée, d’idées à la mode sont séparés avec soin de ceux qui ne le sont pas, et ces derniers, sans être à proprement parler interdits, n’ont que peu de chances de percer au milieu des autres ouvrages et périodiques, ou d’être relayés dans le supérieur.
Vos étudiants sont libres au sens légal du terme, mais ils sont prisonniers des idoles portées aux nues par l’engouement à la mode. Sans qu’il y ait, comme à l’Est, de violence ouverte, cette sélection opérée par la mode, ce besoin de tout conformer à des modèles standards, empêchent les penseurs les plus originaux d’apporter leur contribution à la vie publique et provoquent l’apparition d’un dangereux esprit grégaire qui fait obstacle à un développement digne de ce nom.
Aux États-Unis, il m’est arrivé de recevoir des lettres de personnes éminemment intelligentes ... peut-être un professeur d’un petit collège perdu, qui aurait pu beaucoup pour le renouveau et le salut de son pays, mais le pays ne pouvait l’entendre, car les média n’allaient pas lui donner la parole. Voilà qui donne naissance à de solides préjugés de masse, à un aveuglement qui à notre époque est particulièrement dangereux. (...)

La société occidentale moderne n’est pas un bon modèle

Il est universellement admis que l’Ouest montre la voie au monde entier vers le développement économique réussi, même si dans les dernières années il a pu être sérieusement entamé par une inflation chaotique.
Et pourtant, beaucoup d’hommes à l’Ouest ne sont pas satisfaits de la société dans laquelle ils vivent. Ils la méprisent, ou l’accusent de plus être au niveau de maturité requis par l’humanité. Et beaucoup sont amenés à glisser vers le socialisme, ce qui est une tentation fausse et dangereuse.
J’espère que personne ici présent ne me suspectera de vouloir exprimer une critique du système occidental dans l’idée de suggérer le socialisme comme alternative. Non, pour avoir connu un pays où le socialisme a été mis en œuvre, je ne me prononcerai pas en faveur d’une telle alternative. (...)
Mais si l’on me demandait si, en retour, je pourrais proposer l’Ouest, en son état actuel, comme modèle pour mon pays, il me faudrait en toute honnêteté répondre par la négative. Non, je ne prendrais pas votre société comme modèle pour la transformation de la mienne.
On ne peut nier que les personnalités s’affaiblissent à l’Ouest, tandis qu’à l’Est elles ne cessent de devenir plus fermes et plus fortes. Bien sûr, une société ne peut rester dans des abîmes d’anarchie, comme c’est le cas dans mon pays. Mais il est tout aussi avilissant pour elle de rester dans un état affadi et sans âme de légalisme, comme c’est le cas de la vôtre.
Après avoir souffert pendant des décennies de violence et d’oppression, l’âme humaine aspire à des choses plus élevées, plus brûlantes, plus pures que celles offertes aujourd’hui par les habitudes d’une société massifiée, forgées par l’invasion révoltante de publicités commerciales, par l’abrutissement télévisuel, et par une musique intolérable.
Tout cela est sensible pour de nombreux observateurs partout sur la planète. Le mode de vie occidental apparaît de moins en moins comme le modèle directeur.
Il est des symptômes révélateurs par lesquels l’histoire lance des avertissements à une société menacée ou en péril. De tels avertissements sont, en l’occurrence, le déclin des arts, ou le manque de grands hommes d’État. Et il arrive parfois que les signes soient particulièrement concrets et explicites. Le centre de votre démocratie et de votre culture est-il privé de courant pendant quelques heures, et voilà que soudainement des foules de citoyens Américains se livrent au pillage et au grabuge. C’est que le vernis doit être bien fin, et le système social bien instable et mal en point.
Mais le combat pour notre planète, physique et spirituel, un combat aux proportions cosmiques, n’est pas pour un futur lointain ; il a déjà commencé. Les forces du Mal ont commencé leur offensive décisive. Vous sentez déjà la pression qu’elles exercent, et pourtant, vos écrans et vos écrits sont pleins de sourires sur commande et de verres levés. Pourquoi toute cette joie ?

L’autonomie ou la raison du déclin

L’autonomie humaniste, fondement de la modernité

Comment l’Ouest a-t-il pu décliner, de son pas triomphal à sa débilité présente ? A-t-il connu dans son évolution des points de non-retour qui lui furent fatals, a-t-il perdu son chemin ?
Il ne semble pas que cela soit le cas. L’Ouest a continué à avancer d’un pas ferme en adéquation avec ses intentions proclamées pour la société, main dans la main avec un progrès technologique étourdissant. Et tout soudain il s’est trouvé dans son état présent de faiblesse.
Cela signifie que l’erreur doit être à la racine, à la fondation de la pensée moderne. Je parle de la vision du monde qui a prévalu en Occident à l’époque moderne. Je parle de la vision du monde qui a prévalu en Occident, née à la Renaissance, et dont les développements politiques se sont manifestés à partir des Lumières.
Elle est devenue la base de la doctrine sociale et politique et pourrait être appelée l’humanisme rationaliste, ou l’autonomie humaniste : l’autonomie proclamée et pratiquée de l’homme à l’encontre de toute force supérieure à lui. On peut parler aussi d’anthropocentrisme : l’homme est vu au centre de tout.

De l’humanisme au culte de l’homme et de son bien être physique

Historiquement, il est probable que l’inflexion qui s’est produite à la Renaissance était inévitable. Le Moyen-Âge en était venu naturellement à l’épuisement, en raison d’une répression intolérable de la nature charnelle de l’homme en faveur de sa nature spirituelle.
Mais en s’écartant de l’esprit, l’homme s’empara de tout ce qui est matériel, avec excès et sans mesure. La pensée humaniste, qui s’est proclamée notre guide, n’admettait pas l’existence d’un mal intrinsèque en l’homme, et ne voyait pas de tâche plus noble que d’atteindre le bonheur sur terre.
Voilà qui engagea la civilisation occidentale moderne naissante sur la pente dangereuse de l’adoration de l’homme et de ses besoins matériels. Tout ce qui se trouvait au-delà du bien-être physique et de l’accumulation de biens matériels, tous les autres besoins humains, caractéristiques d’une nature subtile et élevée, furent rejetés hors du champ d’intérêt de l’État et du système social, comme si la vie n’avait pas un sens plus élevé.

Du matérialisme à l’égoïsme, à la misère morale et à l’impasse politique

De la sorte, des failles furent laissées ouvertes pour que s’y engouffre le mal, et son haleine putride souffle librement aujourd’hui. Plus de liberté en soi ne résout pas le moins du monde l’intégralité des problèmes humains, et même en ajoute un certain nombre de nouveaux.
Et pourtant, dans les jeunes démocraties, comme la démocratie américaine naissante, tous les droits de l’homme individuels reposaient sur la croyance que l’homme est une créature de Dieu. C’est-à-dire que la liberté était accordée à l’individu de manière conditionnelle, soumise constamment à sa responsabilité religieuse. Tel fut l’héritage du siècle passé.
Toutes les limitations de cette sorte s’émoussèrent en Occident, une émancipation complète survint, malgré l’héritage moral de siècles chrétiens, avec leurs prodiges de miséricorde et de sacrifice.
Les États devinrent sans cesses plus matérialistes. L’Occident a défendu avec succès, et même surabondamment, les droits de l’homme, mais l’homme a vu complètement s’étioler la conscience de sa responsabilité devant Dieu et la société.
Durant ces dernières décennies, cet égoïsme juridique de la philosophie occidentale a été définitivement réalisé, et le monde se retrouve dans une cruelle crise spirituelle et dans une impasse politique. Et tous les succès techniques, y compris la conquête de l’espace, du Progrès tant célébré n’ont pas réussi à racheter la misère morale dans laquelle est tombé le XXe siècle, que personne n’aurait pu encore soupçonner au XIXe siècle.

L’humanisme matérialiste, creuset unique des sociétés libérale et communiste

L’humanisme dans ses développements devenant toujours plus matérialiste, il permit avec une incroyable efficacité à ses concepts d’être utilisés d’abord par le socialisme, puis par le communisme, de telle sorte que Karl Marx pût dire, en 1844, que « le communisme est un humanisme naturalisé. »
Il s’est avéré que ce jugement était loin d’être faux. On voit les mêmes pierres aux fondations d’un humanisme altéré et de tout type de socialisme : un matérialisme sans frein, une libération à l’égard de la religion et de la responsabilité religieuse, une concentration des esprits sur les structures sociales avec une approche prétendument scientifique.
Ce n’est pas un hasard si toutes les promesses rhétoriques du communisme sont centrées sur l’Homme, avec un grand H, et son bonheur terrestre. À première vue, il s’agit d’un rapprochement honteux : comment, il y aurait des points communs entre la pensée de l’Ouest et de l’Est aujourd’hui ? Là est la logique du développement matérialiste. (...)

Un même principe d’autonomie : « l’homme est la mesure de toute chose »

Je ne pense pas au cas d’une catastrophe amenée par une guerre mondiale, et aux changements qui pourraient en résulter pour la société. Aussi longtemps que nous nous réveillerons chaque matin, sous un soleil paisible, notre vie sera inévitablement tissée de banalités quotidiennes.
Mais il est une catastrophe qui pour beaucoup est déjà présente pour nous. Je veux parler du désastre d’une conscience humaniste parfaitement autonome et irréligieuse.
Elle a fait de l’homme la mesure de toutes choses sur terre, l’homme imparfait, qui n’est jamais dénué d’orgueil, d’égoïsme, d’envie, de vanité, et tant d’autres défauts.
Nous payons aujourd’hui les erreurs qui n’étaient pas apparues comme telles au début de notre voyage. Sur la route qui nous a amenés de la Renaissance à nos jours, notre expérience s’est enrichie, mais nous avons perdu l’idée d’une entité supérieure qui autrefois réfrénait nos passions et notre irresponsabilité.

Entretien Soljenitsyne - Pivot - 9 décembre 1983 - Emission Apostrophes - Enregistré aux Etats-Unis dans le Delaware. INA.fr droits réservés

Une même maladie : le rejet de toute vie intérieure et progrès moral

Nous avions placé trop d’espoirs dans les transformations politico-sociales, et il se révèle qu’on nous enlève ce que nous avons de plus précieux : notre vie intérieure.
À l’Est, c’est la foire du Parti qui la foule aux pieds,
à l’Ouest la foire du Commerce : ce qui est effrayant, ce n’est même pas le fait du monde éclaté, c’est que les principaux morceaux en soient atteints d’une maladie analogue.
Si l’homme, comme le déclare l’humanisme, n’était né que pour le bonheur, il ne serait pas né non plus pour la mort. Mais corporellement voué à la mort, sa tâche sur cette terre n’en devient que plus spirituelle : non pas un gorgement de quotidienneté, non pas la recherche des meilleurs moyens d’acquisition, puis de joyeuse dépense des biens matériels, mais l’accomplissement d’un dur et permanent devoir, en sorte que tout le chemin de notre vie devienne l’expérience d’une élévation avant tout spirituelle : quitter cette vie en créatures plus hautes que nous n’y étions entrés.

Assumer notre nature physique mais surtout spirituelle

Il est impératif que nous revoyions à la hausse l’échelle de nos valeurs humaines. Sa pauvreté actuelle est effarante. Il n’est pas possible que l’aune qui sert à mesurer de l’efficacité d’un président se limite à la question de combien d’argent l’on peut gagner, ou de la pertinence de la construction d’un gazoduc.
Ce n’est que par un mouvement volontaire de modération de nos passions, sereine et acceptée par nous, que l’humanité peut s’élever au-dessus du courant de matérialisme qui emprisonne le monde.
Quand bien même nous serait épargné d’être détruits par la guerre, notre vie doit changer si elle ne veut pas périr par sa propre faute. Nous ne pouvons nous dispenser de rappeler ce qu’est fondamentalement la vie, la société.
- Est-ce vrai que l’homme est au-dessus de tout ?
- N’y a-t-il aucun esprit supérieur au-dessus de lui ?
- Les activités humaines et sociales peuvent-elles légitimement être réglées par la seule expansion matérielle ?
- A-t-on le droit de promouvoir cette expansion au détriment de l’intégrité de notre vie spirituelle ?
Si le monde ne touche pas à sa fin, il a atteint une étape décisive dans son histoire, semblable en importance au tournant qui a conduit du Moyen-Âge à la Renaissance. Cela va requérir de nous un embrasement spirituel. Il nous faudra nous hisser à une nouvelle hauteur de vue, à une nouvelle conception de la vie, où notre nature physique ne sera pas maudite, comme elle a pu l’être au Moyen-âge, mais, ce qui est bien plus important, où notre être spirituel ne sera pas non plus piétiné, comme il le fut à l’ère moderne.
Notre ascension nous mène à une nouvelle étape anthropologique. Nous n’avons pas d’autre choix que de monter ... toujours plus haut.


Alexandre Soljenitsyne



D) Alexandre Soljenitsyne de Wikiberal

Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne, (Kislovodsk, Russie, 11 décembre 1918, Moscou, 3 août 2008) est un écrivain russe, lauréat du Prix Nobel de Littérature 1970. Il est le premier à avoir relaté de l'intérieur le système concentrationnaire soviétique notamment dans Une journée d'Ivan Denissovitch et L'archipel du Goulag.  

Élève à l'école et à l'université des sciences de Rostov-sur-le-Don, il y étudie la littérature, les mathématiques et la doctrine communiste. Il reçoit une éducation religieuse par sa mère, qui lui vaut des brimades répétées des enseignants. Quand il a neuf ans, on lui arrache la croix qu'il portait autour du cou. A dix-sept ans, il devient marxiste et athée sous la pression du système. Il considèrera a posteriori cette conversion comme sincère et l'expliquera par la propagande permanente du système.
A vingt et un ans, il est enrôlé dans l'armée russe où il servira comme artilleur pendant toute la seconde guerre mondiale. Il y est extrêmement critique vis-à-vis de l'armée. Il entretient en particulier une correspondance critique à l'égard de la « compétence » militaire de Staline. Cela lui vaut une condamnation à huit ans de goulag en 1945. Il y retrouve la foi et développe des idées de plus en plus anticommunistes. Il sort du goulag le 5 mars 1953, jour de la mort de Staline[1], et est envoyé en exil perpétuel au Kazakhstan. Les critiques de Nikita Khrouchtchev lors du XXe congrès du PCUS permettent une certaine libéralisation du régime et sa réhabilitation la même année. Il s'installe à Riazan, à 200 km au sud de Moscou, où il enseigne les sciences physiques. Il est opéré pour traiter un cancer, dont il réchappe à la surprise des médecins.
Il se fait connaître internationalement avec la publication d'Une journée d'Ivan Denissovitch en 1962 dans la revue soviétique Novi Mir. Cette parution, autorisée directement par Khrouchtchev lui vaut cependant d'être mis à l'écart et toute publication de ses œuvres est empêchée par le régime. Il fait passer sous le manteau plusieurs de ses œuvres qui sont publiées en Occident: Le Premier Cercle et Le Pavillon des Cancéreux. En URSS, elles sont publiées sous forme de samizdat. Parait également à l'étranger le premier tome de son épopée historique La Roue rouge. Ses ouvrages lui valent d'être récompensé en 1970 du Prix Nobel de littérature, récompense qu'il ne pourra percevoir que quatre ans plus tard après avoir été expulsé d'URSS. Il n'a en effet pas pu se rendre à Stockholm de peur d'être déchu de sa nationalité soviétique et de ne pouvoir rentrer en URSS. Il est de plus en plus surveillé par le KGB et doit pour écrire multiplier les ruses et les caches secrètes de ses manuscrits. A deux reprises, il manque d'être assassiné, dont une fois en août 1971 par un « parapluie bulgare ». Une partie de ses archives est saisie chez un de ses amis en septembre 1965, et une de ses aides est retrouvée pendue dans des circonstances troubles, après avoir dévoilé au KGB la cache de son ouvrage majeur, alors non publié, L'Archipel du Goulag. Il décide d'en hâter la publication, qui est faite pour la première fois en décembre 1973 à Paris, grâce à une librairie slave du 5e arrondissement. Écrit entre 1958 et 1967 sur de minuscules feuilles de papier enterrées une à une dans des jardins amis, une copie y avait été envoyée pour échapper à la censure. Cette publication lui vaut d'être déchu de sa citoyenneté et d'être expulsé d’Union Soviétique en février 1974.
Il est accueilli en RFA par l'écrivan Heinrich Böll. De là, il part pour la Suisse puis émigre aux États-Unis. Après une période agitée d'interviews et de discours (comme le fameux discours de Harvard prononcé en 1978), aux États-Unis, Soljenitsyne fut souvent invité à d’importantes conférences. Le 15 juillet 1975, il fut même invité à donner une conférence sur la situation mondiale au Sénat américain. L'occident découvre alors un homme orthodoxe conservateur et profondément slavophile très critique sur la société occidentale de consommation qu'il qualifie de « bazar » lors de son discours de Harvard. Il se retire avec sa famille dans le Vermont pour écrire l'œuvre dont il rêvait depuis sa jeunesse : La Roue rouge. Épopée historique qui retrace l'embourbement de la Russie dans la folie révolutionnaire, elle compte plusieurs milliers de pages.
Après la chute de l'URSS, sa nationalité russe lui est restituée et l'Archipel du Goulag publié. Il rentre alors en Russie le 27 mai 1994 où il résidera jusqu'à sa mort. Jusqu'en 1998, il conserve une activité sociale intense, a sa propre émission de télévision, voyage à travers la Russie, rencontre une multitude de personnes. La maladie interrompt cette activité.
Soljenitsyne vit ensuite retiré près de Moscou, au milieu de sa famille. Le Fond Soljenitsyne aide les anciens zeks et leurs familles démunies en leur versant des pensions, en payant des médicaments. Après avoir cru qu'il jouerait un rôle décisif dans la Russie post-communiste, puis, déçus, après l'avoir déjà plus ou moins « enterré », les Russes semblent ces derniers temps s'intéresser de nouveau à sa figure et redécouvrir la valeur de ses écrits politico-sociaux. Un colloque international sur son œuvre lui a été consacré en décembre 2003 à Moscou.
Le 12 juin 2007, le président Vladimir Poutine rend hommage à Soljenitsyne en lui décernant le prestigieux Prix d'État[2]. Malgré plusieurs rencontres privés avec Poutine et des marques de sympathie, Soljenitsyne a condamné très tôt la guerre en Tchétchénie et accuse la politique impérialiste d'épuiser à l'extérieur les forces vives de la Nation. Ces positions sur la politique extérieure de la Russie sont expliquées dès 1990 dans son essai Comment réamménager notre Russie[3].
Il meurt à son domicile moscovite à 89 ans dans la nuit du 3 au 4 août 2008 d'une insuffisance cardiaque aiguë. Il est enterré au cimetière du monastère de Donskoï.

Son œuvre

Alexandre Soljenitsyne restera dans l'histoire pour sa dénonciation des horreurs du communisme dont au premier chef le goulag. Cependant, la pensée qu'il développe n'est pas libérale mais marquée par le nationalisme et le conservatisme, l'histoire de la Russie, sa culture et sa religion orthodoxe. L'historien François Furet écrivit ainsi lors de la parution de L'Archipel du Goulag que Soljenitsyne restait « un héros parfois inquiétant, frôlant les précipices de la pensée contre-révolutionnaire »[4]. L'occasion de souligner que l'anticommunisme n'est pas forcément libéral. Comme l'exprimait

 Jean-François Revel, « Je n'ai pas combattu le communisme au nom des idées libérales ; je l'ai combattu au nom de la dignité humaine. »[5]
 
Les libéraux comme tous les hommes attachés aux dignités essentielles de l'homme lui sont cependant reconnaissants de son combat pour la fin du totalitarisme communiste en URSS, qui a permis d'éclairer le monde sur la réalité de l'enfer soviétique et, partant, de hâter sa fin. 




E)  Discours d’Alexandre Soljenitsyne en Vendée

« M. le président du Conseil général de la Vendée, chers Vendéens,

         Il  y a deux tiers de siècle, l'enfant que j’étais lisait déjà avec admiration dans les livres les récits évoquant le soulèvement de la Vendée, si courageux, si désespéré. Mais jamais je n'aurais pu imaginer, fût-ce en rêve, que, sur mes vieux jours, j'aurais l'honneur inaugurer le monument en l'honneur des héros des victimes de ce soulèvement.

         Vingt décennies se sont écoulées depuis : des décennies diverses selon les divers pays. Et non seulement en France, mais aussi ailleurs, le soulèvement vendéen et sa répression sanglante ont reçu des éclairages constamment renouvelés. Car les événements historiques ne sont jamais compris pleinement dans l'incandescence des passions qui les accompagnent, mais à bonne distance, une fois refroidis par le temps.

         Longtemps, on a refusé d'entendre et d'accepter ce qui avait été crié par la bouche de ceux qui périssaient, de ceux que l'on brûlait vifs, des paysans d'une contrée laborieuse pour lesquels la Révolution semblait avoir été faite et que cette même révolution opprima et humilia jusqu'à la dernière extrêmité.

         Eh bien oui, ces paysans se révoltèrent contre la Révolution. C’est que toute révolution déchaîne chez les hommes, les instincts de la plus élémentaire barbarie, les forces opaques de l'envie, de la rapacité et de la haine, cela, les contemporains l'avaient trop bien perçu. Ils payèrent un lourd tribut à la psychose générale lorsque fait de se comporter en homme politiquement modéré - ou même seulement de le paraître - passait déjà pour un crime.

         C'est le XXe siècle qui a considérablement terni, aux yeux de l'humanité, l'auréole romantique qui entourait la révolution au XVIIIe. De demi¬-siècles en siècles, les hommes ont fini par se convaincre, à partir de leur propre malheur, de que les révolutions détruisent le caractère organique de la société, qu'elles ruinent le cours naturel de la vie, qu'elles annihilent les meilleurs éléments de la population, en donnant libre champ aux pires. Aucune révolution ne peut enrichir un pays, tout juste quelques débrouillards sans scrupules sont causes de mort innombrables, d'une paupérisation étendue et, dans les cas les plus graves, d'une dégradation durable de la population.

         Le mot révolution lui-même, du latin revolvere, signifie rouler en arrière, revenir, éprouver à nouveau, rallumer. Dans le meilleur des cas, mettre sens dessus dessous. Bref, une kyrielle de significations peu enviables. De nos jours, si de par le monde on accole au mot révolution l'épithète de «grande», on ne le fait plus qu'avec circonspection et, bien souvent, avec beaucoup d'amertume.
         Désormais, nous comprenons toujours mieux que l'effet social que nous désirons si ardemment peut être obtenu par le biais d'un développement évolutif normal, avec infiniment moins de pertes, sans sauvagerie généralisée. II faut savoir améliorer avec patience ce que nous offre chaque aujourd'hui. II serait bien vain d'espérer que la révolution puisse régénérer la nature humaine. C'est ce que votre révolution, et plus particulièrement la nôtre, la révolution russe, avaient tellement espéré.

         La Révolution française s'est déroulée au nom d'un slogan intrinsèquement contradictoire et irréalisable : liberté, égalité, fraternité. Mais dans la vie sociale, liberté et égalité tendent à s'exclure mutuellement, sont antagoniques l'une de l'autre! La liberté détruit l'égalité sociale - c'est même là un des rôles de la liberté -, tandis que l'égalité restreint la liberté, car, autrement, on ne saurait y atteindre. Quant à la fraternité, elle n'est pas de leur famille. Ce n'est qu'un aventureux ajout au slogan et ce ne sont pas des dispositions sociales qui peuvent faire la véritable fraternité. Elle est d'ordre spirituel.

         Au surplus, à ce slogan ternaire, on ajoutait sur le ton de la menace : « ou la mort», ce qui en détruisait toute la signification. Jamais, à aucun pays, je ne pourrais souhaiter de grande révolution. Si la révolution du XVIIIe siècle n'a pas entraîné la ruine de la France, c'est uniquement parce qu'eut lieu Thermidor.

         La révolution russe, elle, n'a pas connu de Thermidor qui ait su l'arrêter. Elle a entraîné notre peuple jusqu'au bout, jusqu'au gouffre, jusqu'à l'abîme de la perdition. Je regrette qu'il n'y ait pas ici d'orateurs qui puissent ajouter ce que l'expérience leur a appris, au fin fond de la Chine, du Cambodge, du Vietnam, nous dire quel prix ils ont payé, eux, pour la révolution. L'expérience de la Révolution française aurait dû suffire pour que nos organisateurs rationalistes du bonheur du peuple en tirent les leçons. Mais non ! En Russie, tout s'est déroulé d'une façon pire encore et à une échelle incomparable.

         De nombreux procédés cruels de la Révolution française ont été docilement appliqués sur le corps de la Russie par les communistes léniniens et par les socialistes internationalistes. Seul leur degré d'organisation et leur caractère systématique ont largement dépassé ceux des jacobins.
         Nous n'avons pas eu de Thermidor, mais - et nous pouvons en être fiers, en notre âme et conscience - nous avons eu notre Vendée. Et même plus d'une. Ce sont les grands soulèvements paysans, en 1920¬-21. J'évoquerai seulement un épisode bien connu : ces foules de paysans, armés de bâtons et de fourches, qui ont marché sur Tanbov, au son des cloches des églises avoisinantes, pour être fauchés par des mitrailleuses.
         Le soulèvement de Tanbov s'est maintenu pendant onze mois, bien que les communistes, en le réprimant, aient employé des chars d'assaut, des trains blindés, des avions, aient pris en otages les familles des révoltés et aient été à deux doigts d'utiliser des gaz toxiques. Nous avons connu aussi une résistance farouche au bolchévisme chez les Cosaques de l'Oural, du Don, étouffés dans les torrents de sang. Un véritable génocide.

         En inaugurant aujourd'hui le mémorial de votre héroïque Vendée, ma vue se dédouble. Je vois en pensée les monuments qui vont être érigés un jour en Russie, témoins de notre résistance russe aux déferlements de la horde communiste. Nous avons traversé ensemble avec vous le XXe siècle. De part en part un siècle de terreur, effroyable couronnement de ce progrès auquel on avait tant rêvé au XVIIIe siècle. Aujourd'hui, je le pense, les Français seront de plus en plus nombreux à mieux comprendre, à mieux estimer, à garder avec fierté dans leur mémoire la résistance et le sacrifice de la Vendée ».

Alexandre SOLJÉNITSYNE
 

Luc Ferry: « la guerre de Vendée c’est le Ier grand génocide en Europe, il y a eu 500 000 morts » (Vidéo)

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