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mai 24, 2015

L'origine de la démocratie

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.


Sommaire:

A) L'origine de la démocratie vue par Jean Baechler - Institut de France

B) Question de Démocratie Libérale - Alain Genestine - La page de Lumières et Liberté et de ce site

C) Jean Bæchler de Wikiberal

D) DEMOCRATIE GRECQUE / DEMOCRATIE MODERNE - perspectives D'après Cornélius CASTORIADIS : LA CITÉ ET LES LOIS (Ce qui fait la Grèce, 2 ; Séminaires 1983 – 1984 ; Seuil 2008) G. DEBOUT

E)  Démocratie de Wikiberal

F) DÉMOCRATIE de Christian MICHEL - http://ami.du.laissez-faire.eu

G) L’origine de la démocratie suisse : Les Pactes de 1291, 1315 et 1370 comparés à la Déclaration française des droits de 1789 -
 
 « Aucun groupe humain n'est condamné à la pauvreté, sinon par son régime politique et ses politiciens»
 Jean Baechler



A) L'origine de la démocratie vue par Jean Baechler

La thèse repose sur plusieurs propositions logiquement reliées. « La » — et non pas « une » ou « telle » — démocratie est un régime politique, défini comme une « certaine » manière de régler les relations de pouvoir entre acteurs humains réunis en société. Ce régime particulier est le régime naturel de l'espèce, au sens où il est le plus approprié à la résolution des problèmes de conflits violents qui se posent à une espèce distinguée, dans le règne vivant, par sa liberté et sa faillibilité. Pour que la nature puisse s'exprimer, certaines conditions de possibilité sont requises, qui permettent de définir les origines de la démocratie comme la réunion actuelle de ces conditions et de distinguer ses origines de sa genèse, de son développement, de son installation dans la durée. Or, ces conditions sont loin d'être toujours et partout réunies. En effet, les données empiriques révèlent une inclination démocratique dominante dans le monde primitif, et d'autant plus qu'il est plus archaïque ; une quasi-disparition de la démocratie en conséquence de la néolithisation, à l'exception des cités villageoises et urbaines ; une redécouverte de la démocratie en Europe moderne grâce à des circonstances contingentes improbables.

Qu'est-ce que la démocratie ?

La démocratie est un régime politique. En tant que régime, elle compose un ensemble institué de dispositifs et de procédures appropriés à l'effectuation de la fin du politique. Une fin — de l'homme — est la solution d'un problème de survie ou de destination adressé à l'espèce humaine par sa nature et sa condition. Le problème dont le politique a la charge est le conflit entre humains vivant ensemble. Nous sommes une espèce querelleuse, privée de tout dispositif inné de contrôle de l'expression de la violence, si bien que tout conflit humain fait courir le risque de la montée aux extrêmes de la lutte à mort. Le conflit violent est le problème. La solution et la fin sont, non pas la prévention des conflits, car elle est impossible, mais leur résolution pacifique, sans recours à la violence. La pacification ne peut s'opérer que par la médiation de la justice, aux deux sens aristotéliciens de la loi et du droit. Un régime politique est donc, plus précisément, un ensemble institué de dispositifs et de procédures appropriés à la paix par la loi et le droit. La mise en oeuvre du régime s'effectue au sein d'un cercle social, défini comme espace de pacification tendancielle vers l'intérieur et de guerre virtuelle vers l'extérieur. Convenons d'appeler « politie » ce cercle social et « transpolitie » le système de jeu qui s’instaure entre au moins deux polities. De ces définitions conceptuelles résulte la constitution de la politie en acteur collectif sur la scène extérieure et, à l'intérieur, en scène, sur laquelle se déroulent les comédies humaines et sociales. Du moment qu'un régime est le moyen approprié à une fin, on définit par là même un moyen inapproprié. Il est donc assuré, pour des raisons de cohérence logique, qu'au moins deux régimes politiques sont possibles, un bon et un mauvais.
La démocratie est donc un régime politique à côté d'au moins un autre. Deux questions distinctes sont ainsi posées, l'une portant sur les régimes possibles et l'autre sur leur appropriation à la fin du politique. La première question doit trouver une réponse dans la construction d'une typologie des régimes politiques. Une typologie doit être simple, cohérente et exhaustive, au sens où tous les cas repérables doivent pouvoir y être inclus, y compris les exceptions et les aberrations. Le régime étant défini comme le moyen de contrôler la violence, le concept de pouvoir paraît procurer un fondement solide à une typologie politique. Le pouvoir est la capacité actuelle d'un acteur d'imposer sa volonté à une autre volonté, laquelle pourrait refuser de s'y plier. Le ressort du pouvoir n'est pas dans celui qui impose sa volonté, mais dans celui qui obéit. Le pouvoir repose donc sur quatre éléments liés : une volonté donneuse d'ordre, une obéissance, une désobéissance potentielle et un conflit résultant de la désobéissance. Le lieu stratégique de la relation étant l'obéissance, il convient de s'interroger sur ses ressorts possibles. Il apparaît qu'ils sont au nombre de trois seulement : on peut obéir par peur, par respect ou par calcul. On peut convenir d'appeler « puissance » la relation de pouvoir qui le fonde sur la peur des obéissants face à la force, définie comme violence et ruse. « Autorité » peut désigner la relation reposant sur toutes les nuances du respect ou de la révérence, manifestés envers un charisme tenu pour concédé par un principe supérieur. On appellera « direction » la relation instaurée par le calcul intéressé à la réussite d'une entreprise collective.

Comme il est manifestement impossible de maximiser simultanément les trois modes du pouvoir, un régime politique se noue par accentuation de l'un d’eux et par la subordination des deux autres. On est ainsi conduit à la conclusion que trois régimes politiques fondamentaux sont possibles. Un premier régime — appelons-le « autocratie » — repose sur la puissance, où le pouvoir est conquis, exercé et conservé par la violence et la ruse. En y ajoutant des principes de différenciation plus fins, on obtient des sous-types. On distinguera le despotisme, où le puissant gère la politie comme une propriété privée ; la tyrannie, où il use du pouvoir pour satisfaire ses passions ; le régime autoritaire — mal nommé, mais il paraît trop tard pour changer la terminologie —, où une équipe, généralement de militaires, monopolise le pouvoir politique, sans prétendre imposer sa loi exclusive à toutes les activités non politiques, économiques, religieuses et autres ; l’idéocratie, qui recourt à tous les moyens pour réaliser une utopie. Un deuxième régime se nommera « hiérocratie », où le pouvoir est légitimé par l'appel à un principe supérieur, tenu pour le siège authentique du pouvoir et son dispensateur au bénéfice d'un vicaire terrestre, qui, au demeurant, peut l'avoir conquis par la force à l'origine. La légitimité du régime est acquise, dès lors que les sujets reconnaissent tant la transcendance du principe que la lieutenance du vicaire, moins un individu qu’une dynastie. La hiérocratie se différencie en tempérée et en absolue, selon que, dans l'une, des contre-pouvoirs autonomes contiennent et contrôlent le pouvoir, ou que, dans l'autre, la confusion est tendancielle entre élites sociales et appareil du pouvoir politique. Enfin, on ne peut manquer d'appeler « démocratie » le régime, où le pouvoir est enraciné dans ceux qui obéissent et qui le délèguent au service d'entreprises collectives, exigeant, en raison de contraintes d’efficacité, que certains commandes et que d'autres obéissent. La démocratie se différencie en trois sous-types, en fonction des critères de sélection du pool des délégants. On retrouve ainsi la tripartition classique, entre le régime aristocratique, où les sièges du pouvoir sont les bien nés, c'est-à-dire des individus originaires de lignées riches, puissantes et prestigieuses ; le régime oligarchique, où le pouvoir émane des riches ; et la démocratie proprement dite, où le peuple est source de pouvoir au même titre que les élites.

On peut être sensible à l'argument, que les affaires humaines entrent difficilement dans les cadres rigides d'une typologie. Ils ont aussi l'inconvénient de gommer les transitions. Aussi bien, une figuration peut-être plus convaincante et plus proche de la réalité verrait dans les trois modes du pouvoir les trois dimensions d'un espace politique, de telle sorte que tout régime politique serait inscrit dans cet espace et réaliserait une combinaison originale de puissance, d'autorité et de direction, tout en se situant dans une proximité plus grande de l'une des trois.

On est ainsi conduit à définir la démocratie comme le régime politique, où le pouvoir est détenu d'origine par les acteurs individuels ou collectifs d'une politie, qui le délèguent à des compétents putatifs, pour favoriser la réalisation du bien commun, à savoir la paix par la justice, favorable à l'effectuation des conditions du bien vivre, au sens d'Aristote. Cette définition permet de répondre à la seconde question : quel est le bon régime ? L'analyse se développe, pour le moment, au niveau conceptuel de réalité et ne cherche pas à décider le meilleur régime dans tel ou tel contexte particulier. Du point de vue de l'espèce, la démocratie est le régime le plus approprié, à n'en pas douter, et l’autocratie le moins, la hiérocratie hésitant entre l'appropriation atténuée en fonction de son degré de tempérance et l’inappropriation variable selon l'intensité de son absoluité. On n’en peut douter, car la démocratie répond le mieux à deux caractères fondateurs de l'espèce. Sa liberté soutient la volonté libre de ses représentants, que seule la direction permet de respecter scrupuleusement. La liberté fonde aussi la faillibilité de l'espèce, qui ne peut être contenue dans des bornes compatibles avec la survie que par le recours perpétuel à des explorations par le mécanisme des essais et des échecs. Or, le principe majeur de régulation des activités en démocratie repose précisément sur des mécanismes exploratoires. On pressent la validité de cette assertion, en observant comment les conflits se résolvent en démocratie, comment les règles du jeu sont tirées de la virtualité et soumises à l'épreuve de l'expérience, comment ce qui revient à chacun, en termes de contrat, de rétribution et de punition, s'effectue dans les faits.

De cette définition conceptuelle de la démocratie, on déduit tous les caractères d'une démocratie idéale, celle qui serait fidèle à son concept. Retenons-en quelques-uns en forme d'énumération, sans les analyser plus avant, car ce serait nous éloigner de notre propos, qui porte sur les origines. Dans un modèle de démocratie, la direction régit toutes les relations de pouvoir, partout où elles s'exercent, et non seulement dans le cadre de la politie ; l'autorité est conférée à la loi non-écrite et à ses expressions positives, qu'elles soient coutumières ou écrites ; la puissance est exercée par les citoyens et leurs délégués à l'encontre des tricheurs intérieurs et des ennemis extérieurs. Le régime est mixte de fondation, car la souveraineté investie dans chaque citoyen lui donne sa dimension démocratique, la délégation du pouvoir à des compétents sa dimension aristocratique, au sens étymologique du mot, et la désignation de dirigeants capables de diriger sa dimension monarchique, également au sens étymologique. En démocratie, toute délégation de pouvoir ne peut l'être qu'à titre temporaire, circonscrit et réversible. Toutes les activités sont distribuées en trois sphères : le public est consacré à l'effectuation du bien commun, entendu comme ce qui est de l'intérêt de chacun qu'il soit réalisé, de bonnes lois, le respect des droits de chacun, la punition de ceux qui transgressent la loi et le droit, la sécurité extérieure, les conditions générales de la prospérité ; le privé est occupé à la poursuite des intérêts particuliers, variés et divergents, si bien qu'ils doivent être conduits à des compromis moyens par des négociations sur des marchés, soustraits à la violence et à la ruse par la loi et l'imposition de la loi ; l'intime, enfin, est accaparé par le soin et le souci du bien vivre ou de ce que Renan appelait le roman du bonheur que chacun se construit à son propre usage. La justice distributive, en démocratie, exige que le pouvoir aille à la compétence, le prestige au mérite et la richesse à la contribution à sa production. Dont il résulte que la démocratie s'accommode fort bien des inégalités, à condition qu'elles soient justes et qu'elles puissent être atténuées par l’équité au nom d'une justice supérieure. L'inégalité en termes de pouvoir, de prestige et de richesse ne compromet pas de soi le principe fondateur, qui affirme l'identité des citoyens en tant que sièges du pouvoir, sources de ses délégations et obéissants. En démocratie, tout groupe, y compris la politie, appliqué à atteindre ensemble des objectifs auxquels ses membres sont intéressés, dénie à tous le droit d'entrer, tout en accordant à chacun le droit de solliciter la faveur d'entrer, et garantit à tous et à chacun le droit de ne pas entrer et de sortir. La démocratie ne reconnaît que des « droits de », c'est-à-dire les libertés — d'opinion, d'expression, d'association, de conviction, d'initiative... — qui sont incluses analytiquement dans le concept de citoyen, et tient pour des corruptions et des usurpations tous les « droits à » et « droits sur ». Enfin, une démocratie modèle marche normalement mal, est indéfiniment réformable et perfectible, et demeure insubvertible de l'intérieur, car la probabilité est nulle que les mécontents radicaux parviennent à occuper des positions stratégiques ou que ceux qui jouissent de ces positions n'en tirent pas des bénéfices suffisants pour les prévenir de ruiner le régime qui les sert.

Notons pour mémoire qu'il serait tout autant possible de déduire, pour les dénoncer, le catalogue complet des « hérésies » démocratiques, entendues comme des mésinterprétations.


Les avatars historiques de la démocratie

S'attacher aux origines de « la » démocratie impose d'adopter le point de vue de l'histoire universelle de l'humanité en tant que telle, et non pas de tel segment, quartier ou épisode. À cette hauteur, l'échelle de temps à considérer est le millénaire. La documentation disponible est lacunaire au-delà de toute déploration. Elle est historique sur les cinq derniers millénaires. Pour oser remonter plus haut, l'archéologie est d'un secours limité. Force est de recourir aux données ethnographiques, qu'il est, sans doute, impossible de reporter telles quelles dans un passé lointain. Mais, maniées avec prudence et dépouillées de leurs déterminations singulières et particulières, elles permettent de dessiner l'esquisse d'un tableau plausible ou, pour reprendre Platon, sinon vrai du moins ressemblant à la vérité.
Si l'on adopte ce point de vue et la typologie des régimes politiques comme grille de lecture, on voit émerger un tableau cohérent. Fixe pendant des dizaines de millénaires, il s'anime, aux lendemains de la dernière glaciation, il y a dix à douze mille ans, d'un mouvement indéfiniment accéléré, pour aboutir finalement à un paysage politique bouleversé de fond en comble. Dans le monde primitif des prédateurs, la démocratie la plus pure règne sans partage, car la ténuité des sociétés et le face-à-face perpétuel annulent les coûts de coalition et rendent la puissance impossible, d'un côté, et ne permettent pas d'aller, de l'autre, dans le sens du respect envers quelqu'un, au-delà de l'estime voire de l'admiration que l'on peut ressentir pour un mérite personnel supérieur, dont le propre est de n'être pas héréditaire. Rien n'est fermement institué, mais tous les problèmes intéressant le politique, pour l'essentiel la gestion des conflits et la gouvernance de l'action collective, reçoivent des solutions, que l'on peut toujours rapporter au principe de la direction. Les données ethnographiques utilisables sont procurées soit par les bandes, comme celles des Bochimans du Kalahari, des Pygmées de la forêt congolaise ou des Esquimaux d’au-delà du cercle polaire, soit par les bandes matinées de tribus composées par les Aborigènes australiens. La démocratie est même d'autant plus pure que l'économie repose plus entièrement sur la cueillette. En effet, à mesure que l'on remonte les degrés de latitude vers le nord, dans l'hémisphère septentrional, la chasse au gros gibier tient une place croissante dans l'alimentation et les activités, ce qui a pour conséquence, passé un seuil incertain dans le rapport chasse/cueillette, de conférer aux hommes un pouvoir de décision plus grand qu'aux femmes et d'approfondir la répartition sexuelle des tâches.

Avec la néolithisation, on observe une hiérocratisation de la démocratie. Elle suit deux modèles fondamentaux. Le modèle du « clan royal » domine chez les agriculteurs purs, où un même clan charismatique, bénéficiant d'un statut plus ou moins sacré mais toujours supérieur, procure tendanciellement les titulaires de toutes les positions de pouvoir à tous les niveaux d'une construction politique, qui est encore loin d'avoir adopté, pour la politie, la forme qui nous est familière en Europe, d'une entité circonscrite distinctement et tendanciellement homogène et isotrope. On a, au contraire, affaire à des structures segmentaires hiérarchisées, en remodelage perpétuel. Le second modèle est celui de la « pyramide », dominant chez les pasteurs, où la politie est structurée par la juxtaposition d'une pluralité d'unités sociales, chacune dirigée par une lignée charismatique placée en position éminente au-dessus d'un peuple de roturiers. Généralement, une lignée l'emporte en dignité sur les autres et peut procurer à une position royale ses titulaires, à des fins d'arbitrage, de représentation symbolique et de mobilisation collective. Chacun des deux modèles favorise unilatéralement la hiérocratie tempérée, car le clan royal est contrebuté par la structure lignagère de la société et par sa dispersion en villages, chefferies et superchefferies, et la pyramide par la pluralité de ses unités fonctionnelles, chacune capable de mobiliser autour de sa lignée dominante ses « gens » et toutes susceptibles de se coaliser contre toute tentative d'usurpation du pouvoir dans un sens absolu.

Cette évolution est lente, progressive, probablement imperceptible à vue humaine. Elle se poursuit, sur tous les continents, sur cinq à sept mille ans. Elle a pour moteurs principaux le passage progressif à la production alimentaire et au stockage, la sédentarisation, l'émergence d’une stratification sociale, le croît démographique, la tribalisation, l'élargissement du volume des sociétés, bref, elle est une dimension d'une mutation culturelle appelée « néolithisation ». Il faut souligner que la guerre, quoique présente dès les premiers stades de cette mutation, affecte peu l'évolution politique. En effet, les facteurs de la tempérance hiérocratique la cantonnent dans le sport musclé, dans le raid de pillage ou de capture des femmes, dans la piraterie. Ils préviennent toute stratégie de conquête, car les moyens manquent pour s'y lancer et encore plus pour contrôler durablement des territoires et des populations subjuguées par l'épée et la lance.

Au terme de ce mouvement millénaire, la démocratie a partout disparu, sauf survivances locales ou régionales et à l'exception notable des cités villageoises. Il s'agit d'un faciès de la tribu, caractérisé par la transformation de villages, réunis en grappe, en polities souveraines. Ces polities minuscules sont strictement conformes au concept de politie comme espace des interactions sociales vers l'intérieur et comme acteur collectif sur une scène transpolitique extérieure. Il est possible qu'elles naissent d'une consolidation d'un niveau dans la structure tribale segmentaire et hiérarchisée, peut-être en conséquence d'une plus haute densité démographique et/ou d'une intensité plus prononcée des entreprises guerrières. Quoi qu'il en soit, le régime à peu près exclusif de ces cités est l'oligarchie, en ce que les délégations et les positions de pouvoir sont gérées par les lignées et les maisons les plus prospères. La dominante oligarchique peut être expliquée par un calcul spontané des acteurs et par les conclusions opposées qu’ils en tirent, selon qu'ils sont riches ou pauvres. S’occuper des affaires publiques impose aux pauvres des coûts prohibitifs en termes de temps, d'énergie, de manque à gagner, de ce que les économistes appellent « les coûts d'opportunité ». Au contraire, les riches ont les moyens d'essuyer ces coûts et peuvent poursuivre, en se dévouant au bien commun, des objectifs d'ambition, de vanité, d'orgueil, de cupidité. Les pauvres ne courent guère de risques à se détourner des affaires et à les abandonner aux riches, car leurs coûts de coalition sont nuls dans ces univers minuscules. Ils peuvent imposer aux oligarques la modération et les inciter à une gestion satisfaisante, en maintenant la menace implicite de l'émeute.

Une seconde étape succède à la première, il y a quatre à cinq mille ans, en Chine, en Inde, en Asie Antérieure, en Amérique. Elle a pour point d'aboutissement et pour attracteur l'établissement d'empires continentaux. L'Asie Antérieure est la première à atteindre le but, en - 539 par le ministère des Perses achéménides. L'Inde suit au IIIe siècle avant notre ère par le fait des Mauryas et d’Ashoka. La Chine est unifiée en -221 par les Qin et la poigne de Qin shi huangdi. Le Pérou y parvient bien plus tard, qui est unifié par l’inca Pachacutec au XVe siècle. Ce décalage chronologique de deux millénaires est probablement la conséquence de l'isolement géographique, ce qui suggère que des forces sont à l'oeuvre à l'échelle de l'ensemble de l'Eurasie, induites par des contacts intercontinentaux. L'Afrique demeure extérieure à ces mouvements de coalescence aboutie, soit que les développements néolithiques aient été abolis par la désertification et le Sahara, soit qu'ils aient subi un retard considérable au sud de celui-ci, peut-être à cause de la barrière de la forêt équatoriale.

La guerre est le moteur à peu près exclusif de cette dynamique. Elle est devenue guerre de conquête, sous la pression de développements intérieurs et extérieurs. À l'intérieur, les polities sont de mieux en mieux circonscrites, les partages intérieurs tendent à s'effacer, les organes politiques se différencient de plus en plus : en un mot, le pouvoir est à même de mobiliser avec une efficacité croissante la puissance potentielle de la politie et de la projeter vers l'extérieur, où les conquêtes deviennent rentables en termes de puissance additionnelle. À l'extérieur, ces polities mieux armées se retrouvent affrontées les unes aux autres sur des transpolities, dont les configurations les plus probables sont à deux, trois ou quatre acteurs. Or, ces configurations imposent des jeux à somme nulle et du tout ou rien, ce qui les rend intrinsèquement instables et vouées à l'unification finale par un vainqueur ultime. Cette dernière étape de l'unification de la transpolitie par la guerre est beaucoup plus rapide et s'effectue en quelques siècles. La Chine des Royaumes Combattants, entre -480 et -221, est exemplaire à cet égard, comme l’est un cas plus exotique, l'unification de Madagascar par les Hovas entre le XVIe et le XVIIIe siècle, jusqu'au triomphe d’Andrianampoinimerina.

Au terme de la construction impériale, le régime exclusif est la hiérocratie absolue, car les contre-pouvoirs ont partout disparu. En Asie Antérieure et en Amérique, la structure lignagère a été décomposée et l'atomisation de la population acquise. Des mouvements dans le même sens sont repérables en Afrique sud-saharienne, où des royaumes ont adopté, pour ce faire, la méthode employée aussi par les Incas, celle du monopole des femmes bonnes à marier, qui ruine la structure lignagère en quelques générations. Là où des aristocraties dominaient antérieurement, elles ont été éliminées physiquement, en Inde, ou cantonnées dans l'oisiveté impuissante et réduites à l'insignifiance par les Achéménides. En Chine, les clans princiers ont été contraints de se transformer en réservoir de fonctionnaires au service de l'appareil impérial. La démocratie et la hiérocratie tempérée ne sont plus que des vestiges interstitiels ou des curiosités ethnographiques, à l'exception la plus notable des cités urbaines de Méditerranée. Elles se conforment, en termes de régime politique, à la norme commune des cités, les uns très purement aristocratiques, chez les Grecs, les Étrusques et les Italiotes, les autres très résolument oligarchiques, chez les Phéniciens et les Carthaginois.


La résurgence démocratique en Europe

Pourquoi la démocratie a-t-elle réémergé et triomphé en Europe, et nulle part ailleurs, et d'une manière si assurée, qu'elle l’a définie comme « le » régime de la modernité ? Vaste sujet, s'il en fut ! Pourtant, les lignes directrices d'une explication plausible peuvent être repérées et précisées, en s'en tenant fermement à la catégorie des « origines », entendues comme la réunion des conditions de possibilité d'un phénomène humain. Trois moments successifs sont mobilisés par la catégorie appliquée à la question posée : les conditions de possibilité de la démocratie en général ; la réunion des conditions en Europe ; l'actualisation de la démocratie à l'occasion de cette réunion.
Les conditions de possibilité peuvent être décidées par une démarche double. Une démarche théorique de style kantien cherche à préciser, à quelles conditions les plus générales et les plus exclusives un régime politique de liberté faillible peut se mettre en place, se perpétuer et assurer d'une manière raisonnablement satisfaisante les fins du politique que sont la paix et la justice. Une démarche empirique vérifie, si les expériences démocratiques du passé confirment ou non les conclusions théoriques. Il s'avère que la démarche est celle de la science, qui confronte une théorie hypothético-déductive à des expérimentations. Les conclusions atteintes par l'enquête scientifique peuvent être résumées en cinq propositions générales. La première est inattendue, qui exige la présence d'une transpolitie réfractaire à l'unification par la force. La condition requise est négative, en ce qu'elle énonce, en termes moins énigmatiques, que l'unification politique par la force aboutit nécessairement, du moins à terme, à une hiérocratie absolue ou à une autocratie, qui interdisent tout développement démocratique. Les démocraties primitives et traditionnelles remplissent la condition. Les bandes le font, en s'ignorant les unes les autres et en maintenant la transpolitie dans un état virtuel, ce qui rend la guerre et la conquête impossibles, au sens fort de ce qui est absolument exclu du champ des possibles. Les tribus souscrivent à la condition par une organisation morphologique ainsi conçue que tout conflit oppose toujours des segments et des coalitions de segments de puissance développée équivalente. Quant aux cités, elles se présentent en grappes, où aucune ne peut devenir assez puissante, pour l'emporter sur la coalition de toutes les autres, qui bénéficient de coûts de coalition non prohibitifs [sur toutes ces questions, on trouvera un exposé suivi dans J. Baechler, Les morphologies sociales, Paris, Presses Universitaires de France, 2005].

Une deuxième condition est la stabilité des polities sur le long terme, car la démocratie ne pourrait pas s'implanter ou ne survivrait pas, si les cadres changeaient perpétuellement, à l'intérieur desquels elle devrait conduire ses expériences. L'instabilité, bien au contraire, favorise la hiérocratie ou l'autocratie. Cette stabilité est effectivement assurée, par des voies, au demeurant, très différentes, par les bandes, les tribus et les cités. Par exemple, les cités grecques peuvent être suivies à la trace depuis l'époque mycénienne, vers -1600, jusqu'à la conquête macédonienne en-338, et même au-delà jusque dans le Haut Empire romain.

La troisième condition est la présence dans la société de centres autonomes de décision, assez forts et faciles à coaliser, pour opposer au pouvoir des contre-pouvoirs. En effet, le pouvoir ne se limite jamais de lui-même. Dans les sociétés marquées par une stratification sociale, la condition devient encore plus restrictive. Des centres autonomes — des lignages, des maisons, des corporations — structurant les élites peuvent soutenir un régime aristocratique ou oligarchique, mais la démocratie proprement dite exige que le peuple le soit aussi à sa manière. Les bandes n'ont pas ce souci, car la stratification est absente : les centres autonomes sont les individus eux-mêmes, les ménages et les hordes. Dans la tribu, ce sont des clans, des lignages et des lignées. Dans la cité, les centres sont procurés par des lignages, des maisons — au sens grec et romain —, des corporations, des paysanneries.

La quatrième condition s'impose, une fois que la démocratie primitive, spontanée dans les bandes, les tribus et les cités villageoises, s'est effacée devant des développements hiérocratiques ou autocratiques. Il faut que les régimes non démocratiques à subvertir en démocratie soient une hiérocratie tempérée ou un régime autoritaire, car l'un et l'autre peuvent être subvertis par une révolution en un régime aristocratique ou oligarchique, démocratisable par des développements ultérieurs. Les exemples de hiérocraties tempérées subverties en ce sens se trouvent à Rome, en Grèce, dans les cités de l'Europe médiévale. Quant aux régimes autoritaires soumis au même sort, les exemples sont contemporains, puisque le premier cas à signaler serait la révolution de 1987 en Corée du Sud.

La cinquième et dernière condition
est une combinaison subtile de qualités psychiques et de vertus éthiques permettant aux individus et aux groupes de mettre en oeuvre et d'effectuer la liberté dans ses trois dimensions de choix non contraint, d'autonomie affirmée et exercée et de rectitude guidée par les fins. Elle doit permettre de concilier la divergence des intérêts particuliers et la convergence des intérêts communs, la dispersion dans les sphères intime et privée et la réunion dans la sphère publique, le Je égoïste et le Nous altruiste. Dans les ensembles restreints des bandes, des tribus et des cités, les contraintes sont telles, que la combinaison de qualités et de vertus est réalisée tant bien que mal. Elle devient difficile à remplir, dans les ensembles vastes ou gigantesques, surtout après des siècles ou des millénaires de familiarité avec une distribution entre Nous — les sujets et les dominés — et Ils — les maîtres et les dominants.

Il se trouve que les cinq conditions, toutes indispensables à la fois à la réussite éventuelle d'une entreprise de démocratisation politique, ont été remplies en Europe, à la suite de développements historiques, dont il faut saisir le fil en remontant jusqu'au XIe siècle et, à l'occasion, beaucoup plus haut, jusqu'au Bronze Moyen et l’indo-européanisation à partir de -2500. La première condition a été remplie par le trait le plus remarquable de l'histoire européenne : le continent n'a jamais été réuni en un empire. Pour en saisir l'originalité et en percer éventuellement l'énigme, la comparaison s'impose avec les destinées chinoises, conduites dans le sens diamétralement opposé de la perfection de l'empire. La deuxième condition a été réalisée par la solution alternative trouvée, à savoir une transpolitie oligopolaire, portée par cinq à sept polities actives en même temps, dont aucune n'est assez puissante pour défaire la coalition des autres. Ce jeu est stable à très long terme et impose, outre une stratégie défensive d'équilibre, une délimitation de plus en plus intangible des polities. La comparaison instructive est ici avec l’Inde, caractérisée par une instabilité chronique des polities et par des mouvements incessants de convection. La troisième condition a été assurée par la perpétuation millénaire d'aristocraties, détentrices de positions de pouvoir, de richesse et de prestige indépendantes du pouvoir politique, et de paysanneries composées de ménages, maîtres de leur exploitation et réunis en petites républiques villageoises. Ces centres autonomes ont été renforcés, à partir du XIe siècle, par d'autres, inédits, les bourgeoisies et les patriciats des cités urbaines. Cette situation distingue l'Europe du reste du monde, à l'exception du Japon, lui aussi doté d'aristocrates de fondation, de bourgeois à partir du XVIe siècle et de paysans à partir du XVIIIe. Quant à la dernière condition, on pourrait montrer que la plupart des types humains, appropriés aux différents rôles sociaux et développés au long des siècles médiévaux et modernes, inclinent aux qualités et aux vertus requises.

Enfin, l'actualisation de la démocratie en Europe est contée par son histoire politique. On peut décider de la faire partir de la date symbolique de 1564, année marquée par un début de la révolte des Provinces Unies contre l'Espagne, et de choisir 1848 comme date symbolique d'achèvement du « cycle démocratique européen ». Comme toute la matière historique produite par les activités humaines, cette histoire est faite d'événements, de développements, de réalisations, qui peuvent et doivent être rangés et analysés en trois classes distinctes. Les uns sont des cognitions, qui animent la pensée juridique, la philosophie politique, la production idéologique, les sciences anthropologiques, tous les efforts du connaître déployés au service d'un projet politique conduit peu à peu du virtuel au potentiel et de celui-ci à l'actuel. Une deuxième classe est peuplée de factions — des formes matérialisées et des matières informées —, principalement des institutions, des législations, des constitutions, mais aussi des partis politiques, des syndicats, des structurations de la politie, des organes politiques, des associations de toute nature... La classe de loin la plus peuplée et le foyer des deux premières est celle des actions, des conflits, des révoltes, des révolutions, des contestations, des guerres civiles..., qui, à travers des mouvements chaotiques à peu près opaques aux acteurs et aux contemporains, ont peu à peu fait émerger, de façon tâtonnante au début et de plus en plus assurée à la fin, les démocraties européennes et occidentales d'aujourd'hui. Le spectacle qu'elles proposent à l'observateur, confirme les attentes de la théorie. Une fois en place, la démocratie, même la mieux instituée, organisée et gérée par des politiciens et des citoyens vertueux, marche normalement mal, tout en demeurant indéfiniment réformable, perfectible et insubvertible de l'intérieur à l'échelle des siècles. Il n'existe pas de démocratie à proprement parler, mais des démocratisations plus ou moins abouties.

Conclusion

Un exercice comme celui-ci ne conduit à aucune conclusion, car il se veut introduction en forme d'hypothèse de travail et appel à se mettre à l'ouvrage pour tester la thèse avancée. Il faut, auparavant, achever la scénographie politique, en précisant la place occupée par l'autocratie. Elle a été ignorée ici, parce qu'elle n'a joué qu'un rôle épisodique, à côté de la démocratie et de la hiérocratie, dans les mondes primitifs et traditionnels, sans jamais contribuer aux mouvements de longue durée et portée. La documentation enregistre des épisodes tyranniques et despotiques dans les hiérocraties absolues et à l'occasion de crises de sa variante tempérée et de sa subversion dans le sens démocratique, dans la Grèce archaïque et à la fin de la Rome royale. Avec beaucoup d'imagination, on repère des esquisses idéocratiques, par exemple l'épisode d’Akhenaton en Égypte, la tentative d'instaurer la Cité du Soleil à Pergame vers -250, l'usurpation de Wang Mang en Chine de 9 à 23 ou les empereurs iconoclastes à Byzance. On peut caractériser comme « autoritaires » les empereurs romains jusqu'au IVe siècle et à la définition d'une hiérocratie absolue en bonne et due forme, justifiée par une idéologie détournant à un usage politique des éléments chrétiens. À part la tyrannie, ces cas ne sont guère convaincants. En fait et pour l'essentiel, l'autocratie n'a rencontré ses conditions de possibilité qu'avec la modernité. Elle les a trouvées, en particulier, là où les aspirations à la démocratie et les expériences démocratiques n'ont pas bénéficié de leurs conditions de possibilité, ce qui a induit des dérapages, des corruptions et des perversions.

 Jean Baechler

 


B) Question de Démocratie Libérale 

Questions de Démocratie Libérale, en premier lieu toute l'initiation sur le sujet, qui correspond à des articles postés sur Université Liberté que voici:

Bien entendu cliquez sur les liens afin d'accéder aux articles
 
INITIATION A LA DÉMOCRATIE LIBÉRALE
 
Le fédéralisme
Lorsque des groupes humains libres ayant des langues, des religions, ou des règles culturelles différentes, choisissent d'adopter un cadre constitutionnel commun, ils veulent à la fois un minimum d'autonomie locale et l'égalité des chances au plan économique et social. Un système fédéral - consistant en un partage du pouvoir entre les niveaux local, régional et national - donne les compétences voulues aux responsables élus chargés de concevoir et gérer des politiques à même de répondre aux besoins locaux et régionaux. Ces élus locaux et régionaux s'associent avec le gouvernement national et entre eux pour résoudre les nombreux problèmes auxquels le pays est confronté.
Les partis politiques,
Pour préserver et protéger les droits et libertés individuelles, tout peuple démocratique a le devoir de participer à la formation des gouvernements de son choix et la principale façon pour lui de le faire est de participer à la vie des partis politiques.
Les droits de l'homme
Article premier - Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.
 
L'éducation et la démocratie
Le problème est que la France, si elle en reste à la situation actuelle de son système éducatif, va subir la plus effroyable décadence de son histoire: la perte de son statut de grand pays scientifique et technologique. Et je ne vois pas très bien comment on peut espérer faire fonctionner une démocratie digne de ce nom, et en général toutes les institutions, organisations et entreprises d'un pays moderne, dans une société où progressent illettrisme, ignorance et obscurantisme.
 
La liberté de parole
Dans toute démocratie, la difficulté consiste à trouver le juste équilibre entre la protection de la liberté de parole et de rassemblement d'une part, et la lutte contre les discours qui incitent réellement à la violence, à l'intimidation ou à la subversion, d'autre part. 
Les journalistes ne doivent pas suivre les mouvements de l'opinion publique, mais être guidés uniquement par la recherche de la vérité, dans toute la mesure où elle peut être atteinte. Dans une démocratie, la presse peut effectuer son travail de recueil des nouvelles et de reportage sans avoir à espérer les faveurs du gouvernement ou à craindre des mesures de rétorsion.
Les coalitions et les compromis
Des coalitions se forment lorsque des groupes d'intérêt ou des partis politiques s'unissent autour de questions d'intérêt commun, même s'ils sont en complet désaccord sur d'autres questions. La réalisation d'un compromis sur les dossiers importants permet au gouvernement de s'acquitter de ses responsabilités. 
  Les droits des femmes et des filles
La majorité des personnes les plus pauvres du monde sont des femmes et le nombre de femmes vivant dans la pauvreté rurale a augmenté de 50 % depuis 1975. Deux-tiers des heures de travail effectuées dans le monde le sont par des femmes et elles produisent la moitié des aliments de la planète, pourtant, elles ne gagnent de 10 % des revenus mondiaux et détiennent moins d’un pour cent des propriétés du globe. 
Un pouvoir judiciaire indépendant
Des juges indépendants et professionnels sont le fondement d'un système loyal, impartial et constitutionnellement garanti de tribunaux appelé le système judiciaire. Cette indépendance n'implique pas que les juges peuvent prendre leurs décisions en fonction de leurs idées et préférences personnelles mais qu'ils sont libres de prendre des décisions conformes à la loi, mêmes si elles sont contraires aux intérêts du gouvernement ou de puissantes parties impliquées dans l'affaire jugée.
La liberté de religion
Tous les citoyens devraient être libres de suivre leur conscience en ce qui concerne les questions relatives à la foi religieuse. La liberté de religion comprend le droit de pratiquer sa religion seul ou en compagnie d'autres personnes, en public comme en privé, et de respecter les pratiques et enseignements de sa religion sans craindre d'être persécuté par le gouvernement ou d'autres éléments de la société.

Sur la page pour une démocratie libérale 11/21 (les citoyens et la responsabilité)

Les responsabilités des citoyens

La citoyenneté dans une démocratie nécessite participation, civilité et même patience.

Le pouvoir exécutif
Les dirigeants démocratiques gouvernent avec le consentement de leurs citoyens. Leur puissance n'est pas fondée sur les armées qu'ils commandent ou la richesse économique de leur pays, mais sur leur respect des limites fixées par l'électorat qui les a portés au pouvoir au moyen d'élections libres et loyales.
Le pouvoir législatif
Dans une démocratie, les représentants du peuple, ou députés, sont élus pour servir le peuple, quel que soit le nom de l'assemblée où ils siègent : assemblée nationale, chambre des députés, parlement, ou congrès. Ils remplissent un certain nombre de rôles essentiels au bon fonctionnement d'une démocratie.
Le droit constitutionnel
Une constitution écrite contient les lois principales que les citoyens de la nation acceptent de respecter, et établit la structure fondamentale de leur gouvernement. Conséquemment, le droit constitutionnel démocratique - fondé sur les principes de la liberté individuelle, des droits des collectivités et de la limitation des pouvoirs des autorités publiques - crée le cadre dans lequel s'exerce le gouvernement d'une démocratie.
La responsabilité du gouvernement
Un gouvernement a l'obligation de rendre des comptes. Les représentants officiels, qu'ils soient élus ou non, doivent expliquer leurs décisions et leurs actions à leurs concitoyens. L'État s'acquitte de cette obligation grâce à de multiples mécanismes - politiques, juridiques et administratifs - mis en place pour éviter la corruption et garantir que les hauts fonctionnaires demeurent proches du peuple et assument la responsabilité de leurs actions. Sans de tels mécanismes, la corruption peut se développer.
Les élections: libertés et honnêtetés
Des élections libres et honnêtes permettent aux habitants des démocraties représentatives de décider de la représentation des partis politiques au sein de leur gouvernement et de la direction à donner à la politique nationale

Loi de la majorité et droits de la minorité

À première vue, les principes de 'loi de la majorité' et de 'protection des droits des individus et de la minorité' peuvent sembler contradictoires. En fait, ce sont les deux piliers sur lesquels repose le mode de gouvernement démocratique.

Sur la page pour une démocratie libérale 18/21 (l'armée)

Les relations entre le pouvoir civil et l'armée


Les décisions relatives à la guerre ou à la paix sont capitales pour toute nation et, en temps de crise, de nombreux pays confient leur destin à leur armée.

Ce n'est pas le cas des démocraties.

Le rôle des Organisations non gouvernementales
Dans une démocratie, de simples citoyens peuvent former des groupes indépendants qui répondent aux besoins de leur collectivité ou de leur pays et qui appuient, complètent ou même critiquent le travail du gouvernement. On appelle souvent ces organismes des « Organisations non gouvernementales », ou ONG, car elle ne sont pas une extension des fonctions de l'État.
Qu'est-ce que la démocratie ?

Sur la page pour une démocratie libérale 21/21 Epilogue (Les racines de la démocratie moderne)


Le libre marché doit venir d'abord afin d'établir les conditions favorables à la naissance de la démocratie.




C) Jean Bæchler de Wikiberal

Jean Bæchler, né le 28 mars 1937 à Thionville (Moselle), est un sociologue français.
Il était Professeur de sociologie historique à la Sorbonne (Paris IV) jusqu'en 2006. Il a été élu, le 6 décembre 1999, à l'Académie française, dans la section Morale et Sociologie, au fauteuil laissé vacant par le transfert d'Alain Besançon. Agrégé d’histoire-géographie et docteur ès lettres, Jean Baechler a consacré sa vie à l’enseignement et à la recherche. Alors qu'il commence sa carrière en tant que professeur d’histoire-géographie au lycée du Mans (1962-1966), il effectue une thèse (Les suicides) sous la direction de Raymond Aron. Il enseigne ensuite la sociologie à la Sorbonne (1966-1969) et à l’EHESS (1968-1986). Il devient chargé de séminaire du DEA de sociologie de Paris IV, Paris V et Paris X (1975-2006). Jean Baechler s'intéresse aux contextes du pouvoir politique sur la société.
En 1971, il écrit un ouvrage sur les origines du capitalisme où il présente l'évolution du marché en Europe au cours du Moyen âge, dans son contexte politique. A cette époque, il existe un grand pluralisme institutionnel qui n'est pas dominé par un grand pouvoir central de type empire. Cette liberté créatrice, non contrainte par un pouvoir politique exacerbé, a permis l'éclosion du capitalisme. La multiplication des initiatives s'est réalisée sans absorption outrancière des richesses par un pouvoir politique. C'est à cette période que l'on voit apparaître les marchés des villes indépendantes de l'Italie du Nord et des Flandres (Venise, Amsterdam, Florence, Gand, Gênes et Bruges). Les premiers banquiers et commerçants de l'Europe moderne ont permis le développement d'une économie basée sur l'échange, le profit et l'ouverture sur l'extérieur.

Œuvres

  • 1968 - Politique de Trotski (recueil de textes)
  • 1970 - Les Phénomènes révolutionnaires
  • 1971 - Les Origines du capitalisme, Paris, PUF
  • 1975
    • a. Les Suicides (thèse sous la direction de Raymond Aron)
    • b. « De quelques principes généraux du libéralisme », Contrepoint, 17, pp125-145
  • 1976 - Qu’est-ce que l’idéologie ?, Paris : Gallimard
  • 1978 - Le Pouvoir pur
  • 1983, La notion de démocratie et de citoyenneté, Institut du Citoyen, 106, rue de l'Université, 75007 Paris, octobre
  • 1985 - Démocraties
  • 1988 - La Solution indienne. Essai sur les origines du régime des castes
  • 1988 - Europe and the rise of Capitalism (en collaboration)
  • 1993 - La Grande Parenthèse (1914-1991). Essai sur un accident de l’histoire
  • 1994 - Précis de la démocratie, Paris, Calmann-Lévy/Éditions Unesco
  • 1995 - Le Capitalisme, Vol 1. Les origines ; Vol 2. L'économie capitaliste, Paris, Gallimard
  • 1996 - Contrepoints et commentaires (recueil d'articles parus dans ces revues)
  • 2000 - Nature et histoire
  • 2002 - Esquisse d'une histoire universelle
  • 2005 - Les Morphologies sociales
  • 2006 - Les Fins Dernières
  • 2008 - Agir, faire, connaître, Hermann



D) DEMOCRATIE GRECQUE / DEMOCRATIE MODERNE - perspectives

Introduction : dans les séminaires retranscrits dans le livre "La cité et les lois", Cornélius CASTORIADIS (CC) décrit et analyse la démocratie grecque antique, et plus spécialement la démocratie athénienne, dans une approche à la fois historique et philosophique. Cette analyse offre des perspectives sur la démocratie et la politique moderne.
"Je ne propose absolument pas la démocratie athénienne comme modèle, je dis qu'il y a là pour nous un germe de réflexion." 

Sommaire
1 Mes commentaires personnels sont en bas de page.

REPÈRES HISTORIQUES
Avant la démocratie, les villes grecques antiques sont sous des régimes "aristocratiques", i.e. qu'elles sont dirigées par des aristoi (les "meilleurs"), qui sont en général les membres de familles nobles, revendiquant un héros pour ancêtre ; par la suite il s'agit des citoyens riches (enrichis grâce au développement économique à partir du VIIe s. avant J.C.).
Les principes démocratiques ou pré-démocratiques émergent à partir de 750 avant J.C., date qui correspond :
a) à la date probable de fixation des poèmes homériques, qui contiennent les germes de ces principes.
b) au début de la deuxième vague de colonisation grecque : des communautés grecques vont s'installer en Italie et en Sicile. Ces Grecs quittent leurs cités alors en train de se constituer pour aller fonder ailleurs d'autres cités. Ces mouvements ne semblent pas guidés par la nécessité économique (il semble même au contraire que la colonisation soit plutôt l'effet de la prospérité de la métropole que la pauvreté ; ils ne semblent pas guidés non plus par des raisons militaires) ; Ils s'auto-instituent : ils décident eux-mêmes de leur organisation et de leur législation ; il n'y a ni subordination politique de la colonie à la métropole, ni plaquage des institutions métropolitaines dans les colonies. Dès l'arrivée sur les nouveaux territoires, les colons définissent par une décision initiale qui est citoyen et qui participe à la vie de la colonie. Même si les colons exportent bien de leur métropole d'origine leurs dieux, leur langue, leurs coutumes, leurs conceptions sur le juste et l'injuste, elles établissent leurs propres lois, en s'inspirant naturellement des lois de leur pays d'origine. On pense que la terre de la colonie était partagée en lots égaux entre les nouveaux habitants (à l'exception peut être du fondateur, l'
apoikistès ou oikistès). Un processus "naturel" de différenciation socio-économique et de concentration de la richesse a cependant peu à peu crée des inégalités (en quelques générations), qui provoquera des crises (staseis). Peu après, les premiers tyrans apparaissent : ils seront comme des chefs que se donneront les citoyens pauvres pour limiter le pouvoir des oligoi, les riches. 

Sparte
Entre 700 et 650 : c'est probablement là qu'il y a eu pour la première fois instauration de quelque chose qui ressemble à un régime d'égalité ; les Spartiates instaurent une communauté d'égaux / semblables (homoioi).
La société s'organise autour de 2 rois (qui ont des fonctions essentiellement militaires et religieuses) ; un conseil des anciens (la
gerousia ; qui joue rôle très important assez semblable à celui du Sénat chez les romains) ; une assemblée d'hommes libres (l'appella) ; un collège de 5 magistrats (les éphores). Mais la société spartiate ne va évoluer que dans le sens d'une oligarchie croissante (il s'agit pour CC d'une situation "figée" : il n'y a pas vraiment de création historique à Sparte, pas de dynamique du dèmos).
Si les questions importantes lui sont soumises, l'assemblée est plutôt une assemblée de ratification des décisions de l'oligarchie constituée par les éphores et les 2 rois. L'assemblée ne s'exprime pas par un vote à main levée,
mais par acclamation : les spartiates crient, et les éphores décident si les cris "pour" sont plus forts que les cris "contre"... (et il leur arrive de tricher...) alors que le citoyen athénien lève la main, se fit connaître et donne son avis. 

Athènes
Le véritable début de la démocratie athénienne se situe au VIIe siècle, dit "siècle des réformes", période d'effervescence politique et institutionnelle. Les régimes aristocratiques sont renversés et remplacés par des "tyrannies" (la première en 657 à Corinthe). Le turannos est un chef du peuple, bien que presque toujours d'origine aristocratique. Il rabaisse le pouvoir de l'aristocratie en instaurant une sorte d'égalité. La tyrannie bénéficie de l'appui de la masse des citoyens, de "ce qui apparaît dorénavant comme une catégorie décisive dans la vie des cités grecques : les hoplites".
Depuis 680 : élection des thesmothètes ("législateurs") parmi les archontes.
620 : désignation d'un premier législateur, Dracon.
594 : archontat de SOLON, qui introduit des éléments démocratiques, notamment l'
Héliée, un tribunal du peuple.
508 : la "réforme de Clisthène" constitue un tournant, en amenant l'instauration d'un régime que nous pouvons légitimement appeler démocratique.
462 : la réforme d'Ephialte abolit les dernières restrictions au pouvoir du
dèmos.
Le régime perdure jusqu'à la guerre du Péloponèse (431-404), remportée par Philippe de Macédoine. Dès lors toutes les cités de la Grèce principale vont être dominées par les rois macédoniens, Philippe puis Alexandre. Athènes conservera cependant au IV
e siècle des traits démocratiques, certains étant même renforcés par rapport à l'époque classique. 


Chios
570 : mention d'une boulè dèmosiè : conseil du dèmos, qui est à la fois un conseil élu par le peuple qui doit décider des affaires qui importent au peuple, et une cour d'appel judiciaire. 

Iles Eoliennes
Vers 580 : instauration d'une sorte de régime communiste avec collectivisation des terres.
Remarque : CC insiste sur le fait que, contrairement à une idée répandue, Rome n'a jamais été une démocratie ; elle a toujours été une oligarchie, même pendant la période dite républicaine. 

INSTITUTIONS DÉMOCRATIQUES ATHÉNIENNES 

Assemblée, conseil et tribunaux
* L'Ekklèsia : assemblée du peuple, à laquelle tous les citoyens participent ; elle est chargée de voter les lois (nomoi) et les décrets (psèphismata). Tout le monde a le droit de parler et de proposer telle ou telle décision. Elle se réunit à certains jours fixes.
* La boulè : conseil formé de 500 citoyens tirés au sort ; elle joue en quelque sorte le rôle de filtre par rapport à l'assemblée : elle en fixe l'ordre du jour et examine "en première instance" les propositions de lois.
(les décrets ou psèphismata, eux , étaient votés directement par le peuple ; la distinction entre lois et décrets s'est cependant peu à peu effacée au IVe siècle : le dèmos finit par décider de tout et légifère par décrets, la Boulè perdant donc de ses prérogatives. Cette évolution est une bonne chose pour ARISTOTE, considérant que le grand nombre est moins facilement corruptible que le petit.
* Les tribunaux : leurs membres sont tirés au sort. Le principal tribunal est l'Hèliaia, qui comprend 500 juges / jurés, qui prêtent serment avant de rendre la justice. Les jurés de l'Hèliaia ont à connaître à la fois la question de fait (quid factis) et celle de droit (quid juris). Ils sont donc très différents des jurés de la justice occidentale moderne, qui ne portent un jugement que sur les actes, la qualification juridique de ces actes et la détermination de la peine étant du ressort de la magistrature permanente / professionnelle. On déduit du principe du tirage au sort que le citoyen athénien était forcément au courant des lois. 

Magistrats et "experts"
* Des magistratures fixes sont elles aussi tirées au sort ; CC évoque en particulier les 9 archontes (fonction dont sont exclus les thètes, la 4ème classe de citoyens). Pour les magistratures les plus importantes, chaque magistrat a l'obligation de rendre compte de ses activités devant un corps spécial (en général la boulè).
* Des "experts", magistrats spécialisés / spécialistes, sont désignés par voie d'élection. Ces "experts" élus peuvent être révoqués par l'assemblée (elle peut même les accuser et les condamner). On peut pointer en particulier le poste de stratège (chef de guerre), particulièrement important.
* Les prytanes : chaque mois on tire au sort 30 membres de l'une des tribus (avec une rotation mensuelle entre les tribus, qui sont au nombre de 10). Les représentants de chaque tribu exercent le pouvoir pendant 36 jours en exerçant les magistratures suprêmes. Chaque jour l'un des prytanes est tiré au sort pour être le chef des prytanes (epistatès tôn prutaneon), sorte de président de la république. Pendant 24 heures il a le sceau de la cité et personnifie la polis ; il a entre autres le pouvoir d'accepter ou de refuser qu'une proposition de loi soit portée devant l'Ekklèsia. N'importe quel citoyen athénien peut être désigné à ce poste.
* Il existe un appareil technico-administratif ou technico-exécutif très important à Athènes, notamment aux Ve et IVe siècles. Cet appareil est constitué d'esclaves : ce sont des esclaves qui sont chargés de la comptabilité et des finances publiques, qui conservent les archives de la cité, etc. Ils n'exercent en droit aucune fonction politique ; placés sous la supervision de magistrats citoyens, ils ne sont que les rouages d'un mécanisme administratif. 

"Contrôles de constitutionnalité" des lois
Il existe plusieurs types de contrôle :

* La procédure de
graphè paranomôn : un citoyen peut accuser un autre citoyen d'avoir proposé et fait adopter une loi illégale (sic) ; un tribunal de 501, 1001 ou 1501 citoyens se réunit alors pour examiner la question (il s'agit de citoyens tirés au sort, et non de juges permanents). Le Tribunal peut faire retirer la loi et condamner la personne, qui encourt une forte amende, voire dans des cas extrêmes la peine de mort. Dans cette procédure, le peuple est en quelque sorte instance d'appel contre lui-même.
* L'institution
apaté tou dèmou est une accusation pour tromperie du peuple. Un citoyen peut être traîné devant les tribunaux pour avoir incité le dèmos à voter une mesure en présentant des informations fallacieuses.
* Les tribunaux peuvent également invoquer la clause
nomon mè epitèdeion theinai, qui signifie soit la loi n'est pas bonne ou pas adaptée au cas à traiter. 


La tragédie
CC met l'accent sur la dimension civique et collective de la tragédie, qui apparaît chez lui comme une institution de la démocratie athénienne (Philippe RAYNAUD / PR). On ne peut concevoir l'apparition de la tragédie telle qu'elle a existé à Athènes autrement que dans le contexte de la cité démocratique.
Pour CC, il existe une dimension politique de la tragédie, d'abord dans ses fondements ontologiques, et ensuite dans le rôle qu'elle joue dans les institutions d'autolimitation de la démocratie. Elle montre que nous ne sommes maîtres ni de nos actes, ni de la signification de nos actes. Et elle rappelle également que la collectivité doit constamment tenter de maîtriser son
hubris, sa démesure.

Indépendamment "de la question de l'autolimitation, la tragédie athénienne est surtout autoprésentation d'une communauté politique par elle-même à elle-même."
Les premières tragédies sont créées à Athènes vers 500. La tragédie se diffuse alors et des pièces sont jouées à partir de 350 en dehors de l'Attique et dans le reste de la Grèce. 


FONDEMENTS DE LA DÉMOCRATIE GRECQUE 

La démocratie, un processus dynamique
"La démocratie grecque n'est à aucun moment un 'état de choses' mais bel et bien un processus historique par lequel certaines communautés s'auto-instituent, de façon plus ou moins explicite, comme communauté de citoyens libres". "L'auto-institution ne peut être véritablement que permanente, il n'y a pas de société bonne, de société juste et libre une fois pour toutes, il s'agit d'un processus de création historique où la société a constamment la possibilité de remettre en question ses lois et ses institutions."
"Athènes est à la fois le sujet d'une création historique et cette création historique elle-même." Elle ouvre "une perspective, un projet d'avenir qui n'est visiblement pas la simple répétition de ce qui a déjà été fait. L'avenir sera autocréation, et non pas fatalité ou programme à accomplir."2
Si l'auto-institution est bien un processus dynamique, on peut comprendre que la polis, en tant qu'institution,, demeure comme référent politique "permanent" ; c'est elle qui, aujourd'hui et demain, accomplit ce processus. CC interprète en ce sens un discours de PÉRICLÈS rapporté par THUCYDIDE. 

 
2 La démocratie est donc une sorte de création délibérée / consciente de l'Histoire par la communauté humaine. 

La démocratie, une opposition à l'oligarchie et à l'aristocratie
"Démocratie : le terme, pour les Grecs, s'oppose à 'oligarchie' ou à 'aristocratie'. Il y a donc opposition entre le dèmos et les aristoi (les 'meilleurs') ou les oligoi ('les peu nombreux')". Pour autant, lorsque le régime démocratique est établi, les oligoi font aussi partie du peuple et jouissent de tous leurs droits civiques (il y a eu cependant des guerres civiles pendant lesquelles ils ont été exterminés ou forcés à l'exil). Ils contribuent même massivement au fonctionnement économique, via le système des liturgies.
Déjà, l'idée de la loi, du nomos qui règle et régule le comportement des citoyens (et s'impose à tous), s'oppose à l'idée d'arbitraire d'un régime despotique ou de monarchie absolue. Ce n'est pas la volonté d'un homme qui domine, mais la loi (qui est pour ARISTOTE "raison sans désir"). 

La démocratie, ou la participation de tous
"La participation de l'ensemble des citoyens à cette activité législative, gouvernante et judiciaire n'est ni une vague disposition abstraite, ni un simple souhait, ni la proclamation d'un principe". "La participation des citoyens [...] est si l'on peut dire activement promue – sans pour autant devenir coercitive – par les institutions formelles et informelles de la cité" : 

1) par des dispositions légales qui facilitent la participation de tous :

* l'
isègoria : l'égalité du droit à la parole (droit pour tous de parler devant l'Ekklèsia) est garantie par la loi;
* la
parrhèsia, l'obligation (ou le courage) de dire franchement ce que l'on pense à propos des affaires publiques, le franc-parler (véracité et sincérité du discours), est profondément ancrée dans la pratique de la communauté, et considérée comme allant de soi.
* A partir du V
e s. sont mises en place des mesures concrètes pour compenser le désavantage des classes les plus pauvres en ce qui concerne la participation à la vie politique, et notamment compenser les pertes de journées de travail. Ce sont les salaires "dicastiques", "ecclésiastiques" (IVe s.), et "héliastiques" (misthos hèliastikos), qui sont une indemnité journalière perçue par les citoyens pour participer / siéger à un tribunal ou à l'Ekklèsia


2) par une attitude de mépris, ou du moins négative, envers le citoyen qui ne participe pas aux affaires publiques" :
* L'
atimie ("déshonneur", privation des droits civiques) : SOLON punit d'atimie ceux qui, lorsque la cité était divisée par un conflit ne prenaient pas parti (cela peut concerner notamment selon CC les opportunistes attendant de voir de quel côté le vent allait tourner...). "Un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile" (PÉRICLÈS) ; CC ajoute même : "parasitaire du point de vue de la société". Il renvoie à l'origine étymologique du mot "idiot" : idiotès, "celui qui ne s'occupe que de ses propres affaires"...

On a calculé que tout citoyen d'Athènes était appelé au moins deux fois dans sa vie à exercer une fonction publique par tirage au sort (en prenant en compte l'ensemble des magistratures, la boulè et les jurys).
CC précise qu'il ne s'agit pas forcément que 100 % des citoyens prennent part à tout instant aux délibérations et aux décisions, mais qu'une "majorité substantielle du peuple [soit] présente et se manifeste activement chaque fois qu'il s'agit de délibérer et de décider." Et c'est l'éducation des citoyens, l'éducation en vue des affaires communes qui conditionne cette participation effective
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Dans le passage sur la création de l'espace public, CC sous-entend que l'activité politique requiert certaines connaissances "pour décider valablement des affaires communes". Cependant la question de la compétence des citoyens n'est pas vraiment abordée par CC dans ces séminaires de 1983-1984, si ce n'est au travers du lien entre activité politique et éducation. Doit-on en conclure que l' "universelle compétence des citoyens" évoquée dans le "Protagoras" de PLATON (cité par Philippe RAYNAUD) était un présupposé de la société Grecque, et que l'éducation apportée aux citoyens était suffisante ?

La démocratie, ou la pluralité des opinions
La démocratie est le régime qui se base sur la pluralité des opinions, des doxai [...]. Sa vérité, s'il y en a une, elle la construit par la confrontation, l'opposition, le dialogue des doxai ; et elle ne pourrait pas exister si l'idée, ou plutôt l'illusion d'une vérité acquise une fois pour toutes devenait socialement effective et dominante. Cette confrontation des doxai exige bien entendu le contrôle et la critique réciproques les plus rigoureux ; et cette réciprocité est précisément indispensable : chacun défend une opinion qu'il croit juste et politiquement pertinente, et c'est pour la faire triompher qu'il critique et combat les opinions des autres."
Cela implique que la rhétorique – l'art de l'orateur – est essentielle dans la cité, indispensable dans le conflit des doxai. C'est du moins la position d'ARISTOTE ; PLATON, lui, considère négativement les orateurs, qui pour lui racontent des mensonges : le seul bon orateur, c'est le philosophe, celui qui sait la vérité et qui l'expose. 

La démocratie, ou la création d'un espace public
La démocratie représente la création d'un espace public, création qui constitue la grande originalité des Grecs pour Hannah ARENDT. En effet l'existence d'un espace public ne va pas de soi. Dans les sociétés à Etat ou dans les monarchies, il n'y a pas d'espace public véritable : la politique est une affaire privée du roi, de l'empereur, de la bureaucratie royale ou des prêtres4

4 J'ajouterais que dans nos sociétés, la politique est l'affaire des seules hommes et femmes politiques. Voir plus loin la partie sur la démocratie représentative.

"Pour qu'il y ait espace public, il faut à la fois qu'il y ait des affaires publiques et que soit créé un lieu où ces affaires sont discutées et réglées par tous." Chez les Grecs, "les lois sont gravées dans le marbre, et ce n'est pas une façon de parler : elles sont effectivement là pour que tout le monde puisse les voir." "De plus [cette 'publicité'] ne doit pas concerner seulement les décisions finales [...], mais aussi tous les présupposés à partir desquels les décisions finales sont prises. Tous les éléments qui ont de l'importance doivent apparaître publiquement, devant la totalité de la communauté" (au contraire de documents conservés dans les archives pharaoniques ou royales).
Physiquement, le corps des citoyens "ne se réunit pas seulement dans l'Ekklèsia, mais aussi dans l'agora, la place publique, laquelle n'est pas simplement un vide architectural prévu par des urbanistes, mais au contraire un espace imposé à l'urbanisme par la pratique de la communauté".
Par ailleurs, "pour que cet espace public ait une contenu substantiel, il faut que soient créées une parole libre, une pensée libre, un questionnement libre concernant toutes les affaires de la société" (pas seulement comme possibilité ou droit abstrait, mais comme effectivité). 

Au sujet des droits et la liberté individuelle
A la différence de la conception Grecque de la démocratie comme auto-institution explicite de la société, la conception moderne de la démocratie, dans sa "composante libérale", repose sur l'affirmation de droits. Certains vont même jusqu'à soutenir que l'essence de la démocratie consiste à demander et à obtenir toujours plus de droits. Cette idée est absurde pour CC, qui y voit "en germe la tendance à la dissociation de la société. A la limite, il n'y aurait plus de communauté politique, mais une juxtaposition de segments dont chacun revendiquerait ses droits. [...] [la société] devient alors l'addition des droits privés des individus [...]."
Dans l'idée du libéralisme individualiste, les individus sont déjà là, munis de droits imprescriptibles, indépendamment d'une société avec laquelle ils établissent des rapports contractuels. L'individu est propriétaire de lui-même, propriétaire de droits inaliénables, et accepte, sous certaines conditions, d'en céder provisoirement une partie pour la constitution d'un ordre social, parce qu'il y trouve son avantage (il peut éventuellement retirer son accord).
Chez les Anciens la question des droits de l'homme ne se pose même pas. Au fond, ce qui est vraiment en jeu pour eux, ce n'est pas tellement l'égalité, la liberté et la justice, c'est surtout de savoir qui fait la loi et comment. Et leur réponse est "c'est 'nous' qui faisons la loi, et c'est dans ce 'nous' que se trouvent impliquées l'égalité, la liberté et la communauté comme réalité concrète [...]."
"La liberté de l'individu est vue [par les philosophes allemands du XVIIIe s.] – à juste titre me semble-t-il – comme non seulement n'excluant pas mais impliquant une conscience très forte de l'appartenance à une communauté politique, une conscience donc très différente de celle qui est postulée par l'idée de l'individu sujet de droit, réalité abstraite qui n'aurait de lien avec les autres que par la médiation également abstraite d'une loi qui s'impose à tous de façon égale. Idée donc d'une solidarité vivante entre les individus, d'une communauté organique [..]."
CC évoque Benjamin CONSTANT ("De la liberté chez les modernes") pour qui chez les Anciens "il y a assujettissement complet de l'individu à l'autorité de l'ensemble" ; rien n'est accordé à l'indépendance individuelle ; les anciens n'ont même pas la notion de droits individuels. "Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d'une même patrie. C'étaient là ce qu'ils nommaient liberté. Les but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances."
CC reprend également une formulation de Adam FERGUSON (1767), pour qui chez les anciens, l'Etat possédait tous les droits qui n'avaient pas été explicitement accordés aux individus ; alors que chez les modernes, l'individu possède tous les droits sauf ceux auxquels il a explicitement renoncé au profit de l'Etat. 

La vision grecque du monde à l'origine de la démocratie
La naissance de la démocratie et de la philosophie en Grèce sont pour CC deux phénomènes indissociables. Cette double création "trouve une pré-condition dans la vision grecque du monde et de la vie humaine, dans le noyau de l'imaginaire grec."
PR : "L'expérience ou l'intuition fondatrice des Grecs, c'est celle de l'absence d'ordre, du caractère second du '
cosmos' par rapport au 'chaos', et c'est de là que naissent ensemble la politique et la philosophie : l'absence d'ordre autorise un questionnement illimité, et c'est à la capacité instituante des hommes de suppléer l'absence d'un ordre 'juste'." (chaos : le vide, le néant, le désordre ; cosmos : le monde et l'ordre)

"La justice ne s'enracine pas dans un ordre transcendant, mais au contraire dans l'absence d'ordre originel [...] ; la collectivité politique auto-instituée n'a aucune garantie transcendante de demeurer juste : elle ne connaît d'autres limites que celles qu'elle se donne elle-même et elle en permanence menacée par l'hubris" (PR)
L'idée d'une humanité qui s'institue elle-même est rattachée à l'idée d'une autocréation de l'homme. Pour CC, si l'homme est "le plus surprenant et le plus 'terrible' des êtres" (cf. l'Antigone de SOPHOCLE) c'est parce que, à la différence des animaux et des dieux, il est celui dont l'œuvre propre ne peut lui être attribuée par nature ; il est l'œuvre de lui-même : "l'essence de l'homme est autocréation". 

LA POLIS GRECQUE - COMMUNAUTÉ POLITIQUE 

Définition de la polis
1) La polis n'est pas la ville ; la ville et le centre urbain c'est l'astu ; la polis désigne plutôt l'unité d'un territoire urbain ou rural ; la cité est une unité qui doit, en principe, pouvoir se suffire à elle-même, parce que c'est là qu'est la condition de son autonomie (autarcie).
2) La
polis n'est pas le territoire ; la polis ce sont les citoyens (politai). Pour THUCYDIDE, "ce sont les hommes qui font une cité, et non des remparts et des navires vides de troupes".

3) La polis est donc une unité politique autonome. Et la société grecque dans son ensemble, relativement une et homogène, est constituée de quelques centaines de poleis autonomes, et elle ne conçoit son existence que comme cette coexistence de centaines d'unités politiques autonomes. Mais il s'agit bien d'une nation : langue et tradition sont communes ; existence d'un sentiment de solidarité ; opposition par rapport à ce qui n'est pas grec (les "barbares").
4) La polis grecque n'est pas un Etat au sens moderne du terme, c'est à dire que l'on y trouve pas d'appareil séparé de la communauté politique et la dominant ; pas d'appareil concentrant l'essentiel des pouvoirs, et chargé à la fois des principales décisions et de leur exécution. L'appareil technico-administratif, composé d'esclaves, n'est qu'une mécanisme placé sous la supervision de magistrats citoyens.
Le terme "Etat" n'existe même pas en grec ancien ; les Grecs modernes ont utilisé le mot kratos, qui en grec ancien signifie "force brute".
Au final, la polis n'est ni une institution, ni un mécanisme, ni même le territoire : la polis c'est les hommes, le corps des citoyens. Et si la polis est plus l'entité politique "permanente" que la somme des Athéniens vivant à un moment donné, il n'y a cependant pas de coupure entre les deux : il n'y a pas de transcendance de l'Etat.
Les citoyens d'une polis posent leurs lois, se gouvernent eux mêmes et ont leurs propres tribunaux (THUCYDIDE). La polis, c'est donc la communauté de citoyens libres qui :
  • -  font leur lois (autonomos, qui se donne lui-même ses lois, qui ne les reçoit pas de quelqu'un d'autre),
  • -  jugent (autodikos : qui a son propre pouvoir judiciaire, ses propres tribunaux, chargés de veiller à l'observation des lois),
- et gouvernent (autotelès).
Les 3 fonctions du pouvoir politique sont pour CC le législatif, le judiciaire et le gouvernemental, et non l'exécutif. L'exécution, au sens d'administration, n'est pas une fonction du pouvoir5
 
5 Il y a une différence essentielle entre le pouvoir gouvernemental, qui consiste à prendre des décisions, et l'exécutif, qui n'est pas vraiment un pouvoir. 

Dans les sociétés modernes c'est une industrie comme une autre, indûment confondue avec l'Etat ; à Athènes, l'exécution était une activité tout à fait subalterne, de la pure administration, confiée à des esclaves (policiers, scribes, trésoriers... sont des esclaves). Le "gouvernement" consiste à décider là où les lois ne prescrivent ni n'interdisent rien. Quand un gouvernement déclare la guerre (ou quand il propose le budget), il n'exécute aucune loi, il agit dans le cadre d'une Constitution qui lui accorde ce droit. "Ce que l'on appelle de nos jours pouvoir exécutif amalgame en fait ce pouvoir gouvernemental et une fonction administrative [réellement exécutive]." Dans la démocratie athénienne, le corps politique est chargé à la fois de la législation et du gouvernement : s'il doit y avoir une guerre, c'est le peuple qui le décide. 

Qui est citoyen ?
La communauté de la polis se constitue comme communauté de citoyens :
  • -  indigènes (excluant les étrangers) ;
  • -  mâles ;
  • -  adultes ;
  • -  nés libres.
Dans un cadre traversé par des oppositions "structurelles" (grec / barbare ; homme / femme ; adulte / enfant ; homme libre /esclave) la polis ne peut se constituer qu'en excluant d'autres termes.
En particulier, dans l'organisation du monde grec seule une catégorie de gens sont libres (
eleutheroi) ; leurs femmes et enfants n'ont aucun droit politique, même si leur statut est différents des femmes et enfants d'esclaves. Femmes et esclaves (et enfants) ne font pas partie de la collectivité politique, si ce n'est à travers leur appartenance à l'oikos, la famille ou le ménage, l'unité qui se consacre à la reproduction de la vie matérielle.

En ce qui concerne les étrangers, ils ne pouvaient pas s'installer à Sparte, si ce n'est que pour une durée très courte. A Athènes ils étaient acceptés, à condition qu'ils paient un impôt : le metoikon (cf. l'origine du mot métèque). Mais leur accès à la citoyenneté n'était pas forcément évident. La loi définit en effet comme citoyen celui dont l'un des deux parents (et plus tard, les deux) est athénien. Cette définition n'est pas auto-portante ; pour CC "il y a nécessairement un moment premier où l'on décrète qui composera la corps des citoyens." Et cela est vrai partout et tout le temps. Dans aucun pays moderne, aussi démocratique soit-il, on ne trouvera de clause stipulant que "tout bipède parlant est citoyen" ! 

Autres aspects de la citoyenneté
Pour ARISTOTE le citoyen se définit comme celui qui a part au jugement (au sens judiciaire : krisis) et au pouvoir (arkhè). Le citoyen excellent est celui qui sait également gouverner (arkhein) et être gouverné (arkhesthai).
CC rappelle également que "dans la démocratie antique, le corps qui exerce la souveraineté est aussi celui des citoyens en armes"6 Les citoyens par excellence sont ceux qui portent les armes et participent à la défense et à l'affirmation de la communauté politique. Le corps des citoyens correspond donc en gros au corps des hoplites. CC évoque le fait qu'en Suisse l'armement des citoyens est de règle. 

Les différentes catégories de citoyens
a) Les hoplites (26 000 sur les 40 ou 44 000 citoyens d'Athènes en 431)
Ce sont les citoyens qui ont les moyens (par leurs biens ou par le produit de leur travail) d'acquérir un armement lourd pour participer, en tant que fantassin, à la
phalange. La phalange est la formation en ordre de bataille collectif qui apparaît vers la moitié du VIIe siècle, et qui "remplace" le combat singulier ou monomakhia ; Cette évolution militaire - la réforme hoplitique – n'est cependant pas pour CC le point de départ de le constitution d'une communauté politique, elle est plutôt de la signe de l'évolution politique : les hommes commencent par se considérer comme plus ou moins semblables / égaux (comme à Sparte les homoioi), et cela se traduit aussi, ou ensuite, sur le plan militaire.
Le jeune Athénien parvenu à l'âge de la puberté (
hèbè) devient éphèbe à l'âge de 18 ans. Il doit alors passer 2 ans au service de la cité, patrouillant la campagne et les zones frontalières avec des armes légères. Il devient ensuite citoyen de plein droit, et donc hoplite, avec un armement lourd.
Les
hoplites regroupent les 3 classes censitaires supérieures :

  • -  les pentakosiomedimnoi : ceux dont le revenu est d'au moins 500 mesures de blé (médimnes) ;
  • -  les hippei, les chevaliers : ceux qui peuvent entretenir un cheval pour aller faire la guerre ;
  • -  les zeugites : "ceux qui possèdent un attelage de bœufs", qui constituent la classe la plus nombreuse7.
    b) Les thètes (14 000 sur les 40 ou 44 000 citoyens d'Athènes en 431)

6 J'ajouterai que dans les sociétés monarchiques, c'est le roi qui maîtrise la force ; dans les sociétés à Etat, c'est l'Etat qui maîtrise l'armée...
7 On note une contradiction : p74 les pentakosiomedimnoi et les hippei ne font pas partie des hoplites, qui sont indiqués comme constituant la 3ème classe.

C'est la 4ème classe censitaire. Ce sont ceux qui n'ont pas un certain revenu et qui souvent ne possèdent pas de terre et sont obligés de travailler pour autrui. Les thètes ne gagnent pas assez pour posséder des armes et les entretenir. Ils ont donc été pendant longtemps exclus de la participation au combat ; ou alors ils participent soit comme rameurs dans la flotte, soit comme "accompagnant" (psiloi), armés au mieux d'un arc ou d'une fronde.
Chez les zeugites, chaque famille devait disposer d'un ou deux esclaves, comme domestiques ou ouvriers agricoles. Chez les 2 classes supérieures on ne peut plus parler de familles, mais d'unités économiques, d'ateliers quasi industriels de production d'objets manufacturés, et de grandes propriétés foncières ; chaque citoyen de ces classes pouvait ainsi employer une vingtaine voire plusieurs centaines d'esclaves. Les thètes eux n'ont pas d'esclaves.
On a vu qu'initialement le régime politique des Grecs est l'aristocratie. Après la réforme de SOLON le régime d'Athènes devient une timocratie : les droits politiques des individus sont fonction de leur richesse. Mais les limitations des droits politiques liées à la position économique vont finir par disparaître à partir du milieu du Ve s.; en revanche, il subsiste des obligations pour les plus riches : les membres des 2 classes supérieures (pentakosiomedimnoi et hippeis) demeurent soumis aux "liturgies", c'est à dire qu'ils doivent prendre en charge certains services publics ; ils ont par exemple obligation de fournir à la cité – sans contrepartie – un navire, des armes, la financement d'une tragédie...
Remarque : ces divisions auraient été crées par SOLON. CC évoque une division des Athéniens et des autres cités ioniennes en 4 tribus (phulai), et également des factions politiques ou "partis" ayant une assise à la fois géographique et socio-économique : partis paysan, citadin et maritime. La "réforme de Clisthène" (508-507) a conduit à remplacer les 4 tribus par 10 tribus, elles mêmes divisées en 3 trittyes. La réforme a crée une unité de la communauté politique en mélangeant à l'intérieur de chacune des 10 tribus des composantes paysanne, urbaine et maritimes. 

Exclusions temporaires du corps des citoyens
* L'ostracisme (d'ostrakon, le tesson de céramique sur lequel on inscrit un nom lors du vote) : cette disposition, appliquée vers 487, permet à l'assemblée, sous certaines conditions, de condamner un citoyen à un exil de 10 ans. Celui-ci ne perd pas ses droits civiques ni ses biens, et la mesure n'est pas considérée comme déshonorante pour lui. La décision doit être prise par 6000 citoyens (on ne sait pas s'il s'agit du quorum ou du nombre de voix en faveur de l'exil). Les ostracisés étaient probablement des personnes dont on pouvait craindre qu'elles ne recherchent une forme de pouvoir personnel ou à devenir tyran ; il pouvait s'agir également de personnes incarnant à un moment donné un antagonisme politique fort, susceptible de diviser ou de mettre en danger l'unité du corps politique.
* Quand il faut prendre une décision sur un conflit avec une cité voisine, les habitants de la zone frontalière sont exclus de la délibération. La décision concerne la communauté et l'intérêt général ; par conséquent, les citoyens "risquant" d'introduire des éléments d'intérêts particuliers ne peuvent pas prendre part à ce vote. 

Finalité de la polis
On peut se demander quelles sont en fin de compte les finalités de la polis. CC traduit et explicite un discours de PÉRICLÈS ("l'Oraison funèbre"), rapporté par THUCYDIDE ; PÉRICLÈS y décrit la cité d'Athènes ; pour lui la finalité de la polis serait dans ce triple objectif qu'elle réalise : vivre dans et par l'amour de la beauté, vivre dans et par l'amour de la sagesse, vivre dans et par l'amour du bien commun et de la cité elle-même ; "telle est la cité pour laquelle des hommes ont accepté de lutter et de mourir." 

LA QUESTION DE L'ESCLAVAGE
L'existence de l'esclavage chez les Grecs pose problème, de par la contradiction apparente avec l'idée de démocratie. CC apporte quelques explications, et replace la question de l'esclavage dans son contexte. 

L'esclavage dans les faits
"L'esclavage au sens propre du terme [...], où l'esclave n'est qu'une marchandise, n'est pas la forme générale en Grèce, car il y a selon les cités un large éventail de situations de non-liberté." Par exemple, la situation des hilotes à Sparte est à rapprocher de celle des serfs du Moyen-Äge : ils sont attachés aux lots de terre qu'ils cultivent ; ils sont privés de droits politiques, ils appartiennent à l'Etat et ne peuvent être vendus.
Enfin, la part des esclaves dans la société grecque antique est à relativiser. Pour CC, d'accord sur ce point avec Max WEBER, la démocratie en Grèce ancienne est "une démocratie de paysans et d'artisans pour l'essentiel."
La proportion d'esclaves par rapport à la population libre varie suivant les endroits et les périodes (selon notamment les résultats des guerres, conduisant à asservir les prisonniers) : 1 pour 2 à Athènes en 431 (~100 000 esclaves pour ~190 000 athéniens libres) ; 1 pour 4 vers 480. La proportion est plus faible en Béotie (1 pour 6), mais beaucoup plus élevée à Sparte (10 hilotes pour 1 spartiate libre ; 150 000 pour 15 000). En Italie vers 225 av. J.C. on comptera 1 esclave pour 7 homes libres.
CC rappelle également que "non seulement mille ans avant J.-C. mais encore en 1900 – pour ne pas dire en 1983 – l'esclavage, sous une forme ou une autre, et à de très rares exceptions près, a été et demeure la norme sur l'ensemble de la planète. [...] l'esclavage n'est que l'une des formes [...] du travail 'forcé', par opposition au travail 'libre', [c'est à dire] donnant au travailleur la possibilité d'accepter ou de refuser un emploi, de changer de patron, etc."
Enfin, CC s'inscrit en faux contre l'idée d'une prétendue liaison entre démocratie et esclavage. D'une part l'esclavage n'est pas une condition suffisante à la démocratie, "puisqu'il y a eu esclavage dans une foule d'endroits sans création démocratique." D'autre part l'esclavage n'est pas non plus une condition nécessaire à la démocratie, "puisque, de mon point de vue, l'esclavage n'a eu qu'une importance extrêmement réduite, presque occasionnelle pourrait-on dire, dans les cités où s'est développée la démocratie. Son développement quantitatif dans l'Athènes du Ve siècle est plus lié à ce que l'on a appelé 'l'impérialisme athénien' qu'à la démocratie athénienne à proprement parler." 

La question de la force
Dans le monde Grec la question de la justification de l'esclavage ne se pose pas, ne peut pas se poser. "C'est un monde où la force, l'état de fait, est une catégorie politique fondamentale." CC cite HÉRACLITE : "c'est la guerre qui a fait des uns des hommes libres et d'autres des esclaves."
"Tout Athénien savait qu'à la guerre, s'il n'était pas tué, il pouvait être fait prisonnier et réduit en esclavage. En règle générale nul ne peut être esclave dans sa propre cité, mais il peut l'être ailleurs." CC rapporte que PLATON aurait été vendu comme esclave, puis racheté par un autre philosophe !

La guerre "constitue, par le jeu de la force et de l'inégalité des forces, la domination des uns sur les autres." (idée qui apparaît notamment chez HÉRACLITE : "la guerre est père de toute chose"). "Le monde politique se constitue comme un monde où la force est souveraine. Et on peut d'ailleurs dire que, aussi radicale que puisse être la transformation de la société, il ne cessera jamais d'en être ainsi." "Quel que soit le bout par lequel on aborde la question, on ne peut pas esquiver le problème de la force. La grande supériorité de la pensée politique grecque sur ce qui a suivi [...] c'est que la question de la force a toujours été là comme présupposé fondamental."
"Le fait brut, central, c'est que toute constitution et institution de la société, si elle doit s'incarner, implique la force. [...] toute société implique des règles, des lois et donc un pouvoir pour les faire respecter et pour punir les violations8." [] "Dans une société libre et relativement homogène, sans conflit trop aigu, il peut suffire de faire jouer la règle majoritaire. Mais il faut bien voir que la majorité ne s'impose que parce qu'elle est virtuellement la force."9 Si l'on peut dire que dans une société autonome il y a dépassement de la force et instauration d'un autre rapport avec autrui, CC précise que "c'est un dépassement de la force en tant que force physique" ; il n'empêche que pour parvenir à cette situation il faut "l'appui d'une fraction si importante de la société que l'opposition à cet état de choses baisse les bras, accepte de n'être opposition que dans les règles du jeu politique imposées par la société" ; et donc qu'elle ne cherche pas à s'opposer à cet état de fait par la force physique... 

8 J'ajouterai que dans les régimes non démocratiques ou pseudo-démocratiques il faut aussi une force pour imposer la loi aux autres...
9 Je suis d'accord : ce qui compte, c'est la domination, que cela soit la majorité qui domine ou non : une majorité de dominés peut très bien se faire imposer des choses par une minorité puissante...

L'esclavage, une injustice ?
CC explique que pour les Grecs, "la question du juste et de l'injuste ne peut se poser qu'entre égaux ; entre inégaux seule prévaut la force". Il ne peut exister de droit concernant des personnes ou entités inégales. Cette affirmation n'a pas qu'un contenu négatif : elle signifie qu'entre égaux c'est le droit ou la justice qui prévaut, et non la force ; et que, réciproquement, là où la justice prévaut il y a égalité, donc discussion. "La justice surgit au sein d'une communauté politique d'égaux qui [...] se disent qu'ils ne sont plus tenus de régler leurs rapports par la force."
Pour ARISTOTE, il y a des gens qui par nature sont libres et d'autres qui sont esclaves par nature, parce qu'ils sont incapables de s'auto-gouverner. Cette affirmation peut paraître comme une défense de l'esclavage, cependant cette phrase signifie d'abord que ne peut être libre que celui qui est capable de s'auto-gouverner. Et au delà de ça, "la position philosophique centrale est qu'on ne peut parler d'égalité, donc de loi, donc du juste et de l'injuste qu'à partir du moment où existe cette capacité minimale de participation à la vie politique, au gouverner et à l'être gouverné." 

L'esclavage comme état de fait
"C'est une chose qu'une société se constitue comme autonome au sens où elle se définit comme posant elle-même ses lois ; c'en est une autre que d'étendre de façon universelle cette idée d'autonomie et d'assigner à n'importe quel être humain en tant qu'être humain une égale capacité de participer aux affaires communes." "l'égalité de droit comme signification politique, cette exigence d'égalité universelle de tous les êtres humains comme acteurs politiques, c'est une création moderne."
Les divisions entre hommes libres et esclaves, entre citoyens et non citoyens ont été remises en question de multiples façons, par les sophistes et plus tard par les cyniques, qui dénonçaient ces distinctions comme purement conventionnelles ; sans pour autant que la discussion se soit traduite par des décisions politiques.
Au final on doit bien dire que "dans l'imaginaire social athénien, l'origine de la distinction entre homme libre et esclave est bien de l'ordre d'un état de fait." 


Remarques diverses
* Il n'y a pas eu de révolte d'esclaves en Grèce classique. Des esclaves ont pu cependant s'enfuir massivement à certaines occasions, pendant les guerres notamment. CC souligne que "par ailleurs, même dans le monde romain, les révoltes d'esclaves n'ont jamais eu comme but la remise en question de l'ordre social institué ; il s'agit toujours soit de prendre la place du maître, soit tout simplement de se libérer."
* "la démocratie en Grèce ancienne implique effectivement la liberté et l'égalité [...] mais d'un autre côté on ne peut pas dire qu'elle instaure la liberté au sens d'un statut. Elle ratifierait plutôt une liberté déjà existante, celle des hommes libres, ou elle lui donnerait sa plénitude. Ils étaient déjà libres par opposition aux esclaves ; ils deviennent aussi et surtout libres dans la mesure où personne, à l'intérieur du corps des citoyens, ne peut être vendu comme esclave dans sa propre cité."
* On trouve chez ESCHYLE l'idée que seul l'être humain libre est digne de ce nom.
* A Rome à la fin du Ier siècle, un esclave coûtait environ 1700 fois le prix d'un kilo de pain. 


DÉMOCRATIE DIRECTE CONTRE DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE 

Définition de la démocratie pour CASTORIADIS
* "pouvoir du peuple, souveraineté de la collectivité".
* "société où tous les citoyens ont une égale possibilité effective de participer à la législation, au gouvernement, à la juridiction et finalement à l'institution de la société". Idée donc d'une égale participation de tous aux affaires communes.
"société dont les institutions, une fois intériorisées par les individus, facilitent le plus leur accession à l'autonomie individuelle et leur participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société". 


La démocratie grecque, une démocratie directe
L'organisation de la polis grecque constitue une "démocratie directe, j'entends par là d'où est absente toute distinction / opposition voulue entre peuple et représentants, peuple et experts, peuple et Etat". La démocratie grecque n'est pas une démocratie représentative.
1) Déjà, l'idée de représentation n'existe pas : des ambassadeurs sont nommés, des leaders peuvent prendre la parole pour une fraction de la population, mais "l'idée que le pouvoir souverain, tout en appartenant au peuple, ne peut jamais être exercé par lui comme tel et doit passer par la médiation de ses 'représentants' est inconnue."

2) La démocratie grecque est basée sur le tirage au sort et la rotation des charges (considérés comme les institutions démocratiques par excellence) et non sur le principe électif (considéré comme un principe aristocratique notamment par ARISTOTE et HÉRODOTE, dans l'idée que le candidat à une élection se présente comme étant "le meilleur" – aristos).
Quand il y a élection, cela ne concerne que des magistrats ; les élus ne sont pas des "représentants". Par ailleurs les magistrats élus sont révocables à tout moment ; ils peuvent être mis en cause, pour des raisons de fond ou de forme, dans l'exercice de leur fonction. 

La question des leaders
S'il n'y a pas de représentants dans la démocratie athénienne il y a en revanche des chefs, des individus éminents. CC reconnaît que "le phénomène du leader dans la société humaine a sans doute une sorte de naturalité." Le leader est l'individu se trouvant être à un moment donné "le plus capable d'exprimer les aspirations de cette collectivité ou même de lui faire voir des choses qu'elle a en elle sans le savoir" ; "l'individu plus ou moins exceptionnel, capable de juger plus rapidement et de voir plus loin" ; PÉRICLÈS, par exemple, arrivait à tracer des voies d'action qui convenaient au dèmos, voire qui le révélaient à lui-même. L'émergence d'un leader "n'a rien d'anormal ou de risqué pour la démocratie". "La question n'est pas celle de l'existence ou de la non existence de leaders, c'est celle du rapport de ces leaders avec la collectivité", dans la capacité de cette dernière de maintenir les leaders "sous son contrôle, ou de garder avec eux un rapport qui les empêche de confisquer le pouvoir." Si la démocratie c'est "tous sont libres, tous sont égaux, et chacun agit au maximum de ses possibilités", alors la présence d' "individus d'exception" n'est pas problématique. Le ressentiment de l'homme commun vis à vis de l'homme d'exception était moins présent dans l'Antiquité Grecque qu'à l'époque moderne.
CC fait par ailleurs la distinction entre l'autorité et le pouvoir. PÉRICLÈS par exemple était un politique exceptionnel ; quand il a été suivi par le peuple / le dèmos (cela n'a pas toujours été le cas), c'était en fonction d'arguments et de discours extrêmement solides. Il n'a pas tenté d'accaparer le pouvoir (ce qui aurait été à la fois superflu et inconcevable de sa part). "S'il a pu aimer l'autorité, il n'a jamais désiré le pouvoir" (CC reprend ici la phrase de MICHELET à propos de ROBESPIERRE). 

La question des experts
Quand il y a expertise (teknè), c'est toujours par rapport à une activité spécifique. Les décisions sont prises par l'Ekklèsia après avoir entendu des orateurs, éventuellement des gens censés détenir un savoir spécifique sur l'affaire discutée : l'art de construire une muraille, un temple, un bateau, et surtout la conduite de la guerre. Les stratègoi – chefs de l'armée – sont élus, comme le sont les architectes responsables de la construction de l'Acropole. Mais les stratèges, du fait de l'importance de la question militaire, ont évidemment un rôle à part dans le corps des magistrats athéniens.
Le critère du bon exercice de la teknè c'est son produit ou son résultat : l'arbre est jugé à ses fruits ; ce n'est pas le sellier qui est juge de ce qu'est une bonne selle, c'est le cavalier (PLATON). Seul l'utilisateur est bon juge. Or c'est la polis qui est "l'utilisateur" de ce qui est "produit" par les experts. Ainsi "l'expert suprême, l'expert universel, c'est la communauté politique." Cette conception s'oppose selon CC à la conception moderne selon laquelle les experts doivent être jugés par d'autres experts.
Surtout, CC insiste sur le fait que pour les Grecs il n'y a pas d'expert en politique, qu'il n'y a pas de "technicien dans les affaires de gouvernement". Cette idée s'oppose à la conception moderne qui aboutit à faire choisir à la population, entre plusieurs candidats, le meilleur experts des affaires politiques. CC réfute cette idée moderne, liée selon lui à un autre phénomène : le divorce entre l'habileté qui permet d'accéder au pouvoir et la véritable capacité de gouverner. Ce problème, qui est présent dans tout type de régime, est l'une des sources possibles de la dégénérescence de la démocratie, et notamment de la démocratie grecque à partir du IVe siècle : la capacité oratoire va se dégrader en flatterie du dèmos (dénoncée par PLATON) ; les rhéteurs flattent les penchants et instincts les plus bas du dèmos. Les démagogues et les orateurs ont la capacité de persuader, de faire accepter certaines propositions grâce à leur habileté rhétorique, mais ils n'ont pas la capacité de gouverner et ne s'intéressent pas vraiment aux affaires communes : ils ne recherchent que le pouvoir. 

Critique de la démocratie représentative
ROUSSEAU est le premier auteur important à insister sur le fait qu'il n'y a pas de démocratie représentative (dans "le Contrat Social"). "Sitôt que le service public cesse d'être la principale affaire des Citoyens, et qu'ils aiment mieux servir de leur bourse que de leur personne, l'Etat est déjà près de sa ruine. [..] Ils nomment des députés et restent chez eux." "Dans un Etat vraiment libre les citoyens font tout avec leurs bras et rien avec leur argent. Loin de payer pour s'exempter de leurs devoirs, ils payeroient pour les remplir eux mêmes. [...] je crois les corvées moins contraires à la liberté que les taxes."
"La souveraineté [...] consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point. [...] Toute loi que le Peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle. [...] La Loi n'étant que la déclaration de la volonté générale, il est clair que dans la puissance Législative, le Peuple ne peut être représenté ; mais il peut et doit l'être dans la puissance exécutive, qui n'est que la force appliquée de la Loi.".
our ROUSSEAU, le peuple, le corps des citoyens est le souverain ; le pouvoir législatif lui appartient en exclusivité, la loi étant l'attribut de la souveraineté. La France, l'Angleterre, et finalement presque toutes les nations, n'ont pas de lois, elles ont des décrets arbitraires imposés par un pouvoir de facto.
"Pour vous, peuple moderne, vous n'avez point d'esclaves, mais vous l'êtes : vous payez leur liberté par la vôtre. [...] à l'instant qu'un Peuple se donne des représentants, il n'est plus libre " ROUSSEAU cite une phrase latine traduite ainsi : "mieux vaut une liberté dangereuse qu'une servitude tranquille", qui constitue pour CC la devise de la démocratie.

ROUSSEAU cite également MONTESQUIEU, pour qui en démocratie la désignation des magistrats se fait par tirage au sort et non par élection.
CC poursuit : "La vraie démocratie est la démocratie directe, la démocratie représentative n'est pas la démocratie10."
"[L'] élection de représentants durables, non révocables, constitue un transfert du pouvoir politique [...]. C'est donc une aliénation, une auto-expropriation du pouvoir politique au profit d'une catégorie particulière." CC montre que cette catégorie tend mécaniquement à conserver le pouvoir qui lui a été confié.

Pour ARISTOTE, "le petit nombre est plus facilement corruptible que le grand", corruptible signifiant "qui vise son propre intérêt et non celui de la collectivité". Pour CC, cette remarque d'ARISTOTE s'applique à la catégorie particulière créée dans un système représentatif.
"Dans une démocratie représentative, le pouvoir de décider passe à un groupe particulier : la collectivité ne décide plus, elle
ne se gouverne plus, elle décide seulement qui va décider." Surtout, le reproche fondamental que CC fait à la démocratie représentative, c'est qu'elle détruit la participation.

"Nous héritons d'un long développement historique au terme duquel il est devenu habituel de considérer les affaires communes et publiques comme la tâche d'une certaine catégorie de professionnels que l'on contrôle vaguement par des élections tous les cinq ans, attendu que les intérêts essentiels de la vie sont ailleurs". "On maintient un Etat séparé [...], on tient pour acquis que les citoyens ne peuvent ou ne veulent pas, sauf exception passagère, s'occuper des affaires publiques, et en même temps on prétend fonder là dessus un régime qui se réclame de la souveraineté du peuple et qui se donne le nom de démocratie".
CC voit 2 raisons au "refus moderne de la démocratie directe", 2 éléments de l'imaginaire politique moderne : a) Elément selon lequel il y a des experts de la chose politique, auxquels le peuple délègue son pouvoir ; qui conduit à une contradiction dans les "systèmes soit-disant démocratiques modernes : tous les cinq ans on demande à un peuple qui ne peut juger de rien (et auquel d'ailleurs on enlève tout moyen de juger) de décider quels sont les meilleurs experts de la chose publique"... ;
b) Elément formulé ainsi par Benjamin CONSTANT : "Tout ce que nous demandons à l'Etat, c'est la garantie de nos jouissances". C'est l'idée du libéralisme individualiste évoqué plus haut. 


La question de l'échelle
ROUSSEAU avance très vite l'argument de la taille des sociétés modernes pour juger la démocratie directe inapplicable. Il dit explicitement qu'elle ne saurait être réalisée dans le monde moderne que dans des communautés de taille réduite. CC évoque également ARISTOTE – pour qui on ne peut pas faire une polis de mille individus (c'est trop peu) ni d'un millions d'individus (c'est Babylone), et PLATON – pour qui le nombre optimal des citoyens d'une cité correspond à ceux qui réunis au même endroit peuvent entendre un orateur parler11.
Face à cette question, CC fait la proposition suivante : "à la limite, si les citoyens veulent la démocratie, on pourrait subdiviser la communauté jusqu'à l'adapter aux nécessités de la démocratie directe." 

10 On peut donc considérer que l'expression "démocratie représentative" contient une contradiction dans les termes. Elle constitue un oxymore et une mystification de plus dans la société moderne, à côté du "développement durable", du "capitalisme à visage humain", de la "guerre propre", de la "voiture écologique", etc.
11 Cela réduit significativement le nombre...A quelques centaines au plus sans moyens techniques ; à la planète entière si, comme Lewis MUMFORD on prend en compte les moyens modernes comme la télé et la radio...

AUTRES RÉFLEXIONS SUR LA POLITIQUE Définition de la politique
Le terme politeia renvoie à la fois à l'institution / constitution politique et à la manière dont les gens s'y prennent pour régler leurs affaires et leurs affaires communes en particulier.
"La seule définition possible [de la politique – qui est aussi celle qui apparaît en Grèce – ] c'est celle d'une activité collective qui essaie de se penser elle-même et se donne pour objet, non pas telle ou telle disposition particulière, mais l'institution de la société en tant que telle."

CC entend par politique "l'activité collective explicite qui vise l'institution globale de la société comme telle", cette activité ne pouvant par définition exister que dans un contexte démocratique, ou comme processus de création de la démocratie. 

La politique comme auto-création
CC rapproche l'activité politique de la philosophie, qui participent toutes les deux de "la mise en question de ce qui est donné", qu'il s'agisse de l'institution politique ou de l'institution globale, de la représentation du monde. Cependant, les philosophes ne revendiquent aucun savoir ou compétence spécifique qui leur permettrait de dire aux autres citoyens ce que sont les bonnes lois pour la cité. Pour eux la politique est l'affaire de la collectivité (qu'il s'agisse du dèmos en démocratie, ou des aristoi) ; elle relève de la doxa (l'opinion) et non de l'epistèmè (la connaissance sûre et totale - PR); la connaissance "scientifique" au sens moderne, démontrée "scientifiquement). C'est là la reconnaissance qu'il n'existe pas de norme extra-sociale, qu'elle soit théologique ou philosophique, sur laquelle régler le contenu de la loi ; celui ne peut être déterminé d'avance. Il y a une "position arbitraire originaire" consistant à dire "nous sommes le corps instituant, nous sommes la source de l'institution". Le peuple "pose et dit le droit à partir de rien" (il y a cependant une continuité historique qui fait intervenir la matière pré-politique [ou socio-culturelle]). "La démocratie reconnaît ainsi ce fait essentiel qu'être libre, c'est comprendre qu'on a aucun recours contre soi même" [...] On ne cherche pas de garant ni de recours divin, on ne se plaint pas de ses malheurs en les considérant comme une punition des dieux : nos malheurs ne sont dus qu'à ce que nous avons fait12

12 Et j'ajouterais – symétriquement - que notre bonheur aussi nous ne le devons qu'à nous mêmes.

Pour les libéraux (CONSTANT notamment), les lois ne créent rien, elles ne font que constater un état de fait. L'école historique du droit allemande (avec SAVIGNY) soutenait que le véritable droit est le droit coutumier, que le droit se crée par l'auto-institution sourde, silencieuse, et lente des peuples tout au long des siècles.
D'un autre côté, les réformes des Athéniens (ayant pour but de donner les moyens à la société de s'auto- gouverner) ou de la Convention lors de la Révolution française (instituant les poids et mesures, les départements, la protection sociale des aveugles et des sourds-muets, etc.) n'ont pas constaté un état de l'opinion : elles ont bel et bien créé des choses par un surgissement soudain (ces choses correspondant certes à ce que l'opinion veut, ou qu'elle est prête à accepter à un moment donné). La question est donc celle de la "relation entre l'implicite, la création perpétuelle qui a lieu dans la société, et l'explicite, l'action lucide et publique de la collectivité."

Cette conception renvoie également vers "l'invention de l'Histoire" par HÉRODOTE, invention motivée par le fait que "des choses importantes adviennent par l'action des hommes." 

L'activité politique comme éducation
Pour les Grecs, il n'y a pas d'individu donné comme une chose naturelle, c'est la communauté qui forme l'individu tel qu'il va devenir. "C'est la cité qui éduque l'homme, qui fait de lui un homme." (SIMONIDE)
CC évoque le lien entre institution politique et éducation (au sens fort – la
paideia – qui n'est pas seulement l'éducation scolaire). Pour lui, l'institution politique constitue le principal moyen de l'éducation politique. FINLEY : "On ne considère pas suffisamment combien il y a peu de choses dans la vie ordinaire de la plupart des hommes, qui puisse donner quelque grandeur soit à leurs conceptions, soit à leurs sentiments... La plupart du temps l'individu n'a aucun accès auprès de personnes d'une culture bien supérieure à la sienne. Lui donner quelque chose à faire pour le public supplée jusqu'à un certain point toutes ces lacunes. Si les circonstances permettent que la somme des devoirs publics qui lui est confiée soit considérable, il en résulte pour lui une éducation. Malgré les défauts du système social et des idées morales de l'Antiquité, la pratique des dicastéria (jurys) et de l'Ecclésia (assemblée) élevait le niveau intellectuel d'un simple citoyen d'Athènes bien au dessus de ce qu'on a jamais atteint dans aucune autre agglomération d'hommes, antique ou moderne."

Si le gouvernement démocratique présuppose des citoyens vigilants et courageux, cette vigilance et ce courage sont en même temps un résultat du gouvernement démocratique. 

Séparation du politique et de l'économique
Pour Hannah ARENDT, la grandeur de la conception politique chez les grecs réside dans la séparation totale du social et du politique. Pour elle, le travail – en tant qu'activité participant à un cycle biologique de reproduction, et consistant notamment à produire sa nourriture ou à consommer – n'appartient pas au domaine public et ne saurait être un objet légitime de préoccupation politique. Ces activités sont restreintes par les Grecs dans le domaine de l'oikos et de l'oikonomia, ou gestion du ménage (au même titre que la cuisine ou l'éducation des enfants). Sans être d'accord sur les théories de ARENDT, CC confirme cependant qu'en effet les activités purement productives étaient pour les Grecs un domaine sans intérêt, réservé aux hommes grossiers, non cultivés (banausos)13. La vraie liberté humaine suppose de disposer de son temps, de n'être pas contraint à un travail productif pour "gagner sa vie".
Mais l'oikonomia – la prise en charge des problèmes afférents à l'oikos, la maisonnée, le foyer – ne relevait pas exclusivement de la sphère privée : la communauté politique a pu intervenir dans le domaine économique dès le VIIe siècle, à travers la réglementation. Cette intervention a cependant été limitée : la démocratie athénienne, malgré quelques réformes économiques (CC cite notamment une réforme prise par SOLON vers 596, la seisakhteia : abolition soit des dettes, soit du servage pour dettes touchant certains paysans pauvres), ne remet pas en cause le statut "ménager" des femmes et des esclaves, ni le régime de propriété ; il n'y aura pas de redistribution ; si les effets politiques de l'inégalité économique sont corrigés (cf. les salaires ecclésiastiques et autres), on ne s'attaque pas à l'inégalité et à la différenciation économiques comme telles. 

Politique et religion
Dans les cités grecques antiques, la religion, tout en étant une affaire civique et civile, n'a jamais fourni une quelconque orientation, positive ou négative, pour l"élaboration des lois. Les prêtres ne sont que de simples fonctionnaires de la cité. Quelqu'un comme l'oracle de Delphes ne se mêlera jamais du contenu substantif des lois. Si la parole est libre, il est cependant possible de se faire accuser d'impiété (graphè asebeias). C'est le cas de SOCRATE notamment, accusé de ne pas croire aux dieux auxquels la cité croyait et institués comme tels par la loi ; la religion officielle fait partie de la législation de la cité. 

Objet de la politique
CC finit par poser les questions essentielles : "que veulent les gens ?" Et "jusqu'à quel point le veulent-ils vraiment ?" "Qu'attendons-nous de la vie en société, de nous-mêmes et des autres en tant qu'êtres humains ? Posons-nous comme but à la vie humaine d'avoir quatre téléviseurs par foyers, plus un nombre illimité de jeux vidéo ?14"
A la question "l'objet de la politique est-il le bonheur ?", Hannah ARENDT répond négativement. CC précise que "l'institution de la société peut permettre aux individus de chercher, d'inventer le bonheur tel qu'ils le conçoivent ; elle ne peut pas se donner comme objectif de le réaliser." 
 
13 Cette conception est donc bien éloignée de la société moderne, au sein de laquelle la fonction première et quasi unique du pouvoir consiste à maintenir le fonctionnement économique "du pays" (avec notamment pour seul "baromètre" ou boussole, la fameuse "croissance"), et où le travail est devenu une valeur.
14 CC ne le dit pas, mais on peut supposer que la réponse à ces questions devrait théoriquement être à la base du politique, même délégué à des "représentants". Et si la réalité de l'exercice du politique ne correspond pas à cette théorie, on devrait également se demander : que veulent nos représentants ? Quelle est leur conception de la vie en société ? Quelle conception du monde / de la société leur action politique sert-elle ? Quels objectifs vise-t-elle réellement ?
 
Révolution
"La meilleure définition que l'on puisse donner d'une révolution à l'époque moderne, ce serait cela : ni barricades, ni prise du Palais d'Hiver [...], mais la reconstitution de l'unité politique de la société dans l'action. Une période révolutionnaire, c'est quand chacun cesse de rester chez soi, de n'être que ce qu'il est : cordonnier, journaliste, ouvrier ou médecin, et redevient un citoyen actif qui veut quelque chose pour la société et son institution, et considère que la réalisation de ce quelque chose dépend directement de lui et des autres et non pas d'un vote ou de ce que ses représentants feront à sa place."
"Une telle révolution n'est pas violente par définition, elle peut avoir lieu sans la moindre goutte de sang. [...] la violence dans un processus révolutionnaire n'est pas introduite par la société en mouvement mais par les contre-révolutionnaires qui veulent coûte que coûte ramener l'ancien état des choses."
"S'il y a dégénérescence d'une révolution, c'est parce que cette unité politique de la société à travers une activité auto-instituante ne se maintient pas. La grande question de notre époque, c'est : comment interpréter le fait que cette unité politique dans une action collective responsable n'ait pu apparaître jusqu'ici que de façon paroxystique, par crises ?"

G. DEBOUT – septembre 2008




E)  Démocratie de Wikiberal

La démocratie, « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple » (Abraham Lincoln), peut être définie comme un mode d'organisation politique par lequel la souveraineté réside dans l'ensemble des citoyens (sans distinction de naissance, de fortune ou de capacité), qui expriment leur volonté par le vote, selon le principe « un homme ou une femme, une voix ».
On peut distinguer différents types de démocratie : démocratie directe (pas de représentants), démocratie représentative (une oligarchie élue a le pouvoir) et démocratie participative (système mixte). Tous les partis et idéologues se réfèrent à la démocratie athénienne, participative, mais en fait toutes les démocraties actuelles sont représentatives (sauf la Suisse, qui est participative).
Il est important de souligner que la démocratie ne correspond pas nécessairement à un régime libéral, ni même à un régime de liberté. Ce n'est qu'un mode de décision politique, « le pire des régimes — à l'exception de tous les autres déjà essayés dans le passé », selon Winston Churchill.

Position libérale

Le libéralisme entretient des positions complexes avec la démocratie et, s'il la rejoint sur de nombreux points, il s'en éloigne aussi sur d'autres quand la logique démocratique est utilisée de façon dogmatique. Les libéraux prônent le recours à la démocratie sous la forme de la démocratie libérale, un système politique dont la légitimité est fondée sur la défense des libertés individuelles, moteur du dynamisme qui garantit la plus grande adéquation possible entre les besoins des sociétés humaines et les réponses apportées à ces besoins. Dans une démocratie libérale, l'État donc conserve la haute main sur ses fonctions régaliennes (police, justice, armée). Cette vision des sociétés s'est d'abord développée en Europe et en Amérique du Nord, avant de connaître un essor nouveau à la faveur de la lutte contre les modèles communistes.
Suscité chez Hegel[1] ou Kant lors de la révolution française, l'idée d'un totalitarisme au sein de la démocratie et par la démocratie entraîne des attitudes différentes et opposées chez les libéraux européens du XIXe siècle. La première est de refuser la démocratie et la souveraineté. La seconde est une conception modérée d'une démocratie gouvernée qui ne se confond pas avec l'omnipotence du nombre[2]. La critique libérale de la démocratie trouve des expressions théoriques différentes chez Benjamin Constant, Tocqueville et Friedrich Hayek.
Benjamin Constant a été donc l'un des premiers à s'opposer à une démocratie qui donnerait tout pouvoir au peuple ou à sa représentation, au détriment des individus et de leurs droits. Il redoutait que l'idée de souveraineté absolue, qu'elle soit exercée par un monarque ou par le peuple, ne soit un fléau pour la société de par la quantité de pouvoir qu'elle produit : « elle fait au peuple en masse l'holocauste du peuple en détail », car même exercé au nom du peuple, le pouvoir est toujours dans les mains de quelques-uns. Il ajouta également dans ses Principes de politique (1806) : « l'erreur de ceux qui, de bonne foi dans leur amour de la liberté, ont accordé à la souveraineté du peuple un pouvoir sans bornes, vient de la manière dont se sont formées leurs idées en politique. Ils ont vu dans l'histoire un petit nombre d'hommes, ou même un seul, en possession d'un pouvoir immense, qui faisait beaucoup de mal ; mais leur courroux s'est dirigé contre les possesseurs du pouvoir, et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire, ils n'ont songé qu'à le déplacer ». C'est entre autres pour cela qu'il défend une démocratie censitaire, estimant qu'un minimum de propriété est nécessaire pour pouvoir prendre part aux débats démocratiques.
Alexis de Tocqueville développa ses critiques dans De la démocratie en Amérique (1835), œuvre dans laquelle il exprime la crainte de voir se développer une dictature de la majorité, qui mette en cause les droits individuels. C'est entre autres pour cela qu'il défend une démocratie censitaire, estimant qu'un minimum de propriété est nécessaire pour pouvoir prendre part aux débats démocratiques. Et Tocqueville d'écrire : « je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu'en matière de gouvernement la majorité d'un peuple a le droit de tout faire, et pourtant je place dans les volontés de la majorité l'origine de tous les pouvoirs (...). Lors donc que je vois accorder le droit et la faculté de tout faire à une puissance quelconque, qu'on appelle peuple ou roi, démocratie ou aristocratie, qu'on l'exerce dans une monarchie ou dans une république, je dis : là est le germe de la tyrannie, et je cherche à aller vivre sous d'autres lois. Ce que je reproche le plus au gouvernement démocratique, tel qu'on l'a organisé aux États-Unis, ce n'est pas, comme beaucoup de gens le prétendent en Europe, sa faiblesse, mais au contraire sa force irrésistible. » L'arrivée au pouvoir d'Hitler de façon démocratique en 1933 devait confirmer a posteriori ses craintes.
Friedrich Hayek poursuivit ces critiques dans La Constitution de la liberté. Dans le chapitre neuf, La règle majoritaire, il s'attache à montrer ce qui relie le libéralisme et la démocratie, tout en soulignant les dangers d'une démocratie qui écraserait les individus. La démocratie n'est qu'un moyen et non une fin en soi pour Hayek. Il écrit ainsi : « Les traditions démocratique et libérale sont cependant d'accord pour dire que, chaque fois que l'action de l'État est requise, et particulièrement si des règles coercitives sont à établir, la décision doit être prise à la majorité. Elles divergent néanmoins sur le champ ouvert à l'action politique censée guidée par la décision démocratique. Alors que le démocrate dogmatique considère qu'il est souhaitable que le plus grand nombre possible de problèmes soient résolus par un vote majoritaire, le libéral estime qu'il y a des limites précises au domaine des questions à résoudre ainsi ».
Il souligne en particulier que la démocratie ne répond pas à la question de savoir quelles sont les limites à l'intervention de l'État, elle répond à la question « qui gouverne ? », ce qui offre un spectre assez large de types de pouvoir respectant plus ou moins les droits individuels, depuis la démocratie libérale jusqu'à la démocratie totalitaire, qui supprime démocratiquement les libertés:
En fait ce n'est qu'à un stade relativement tardif de l'histoire de la démocratie moderne, que de grands démagogues ont commencé à soutenir que, puisque le pouvoir était désormais aux mains du peuple, il n'était plus besoin de limiter l'étendue de ce pouvoir. C'est lorsqu'on prétend que dans une démocratie, est juste ce que la majorité rend légal que la démocratie dégénère en démagogie.
Pour dépasser ces limites, il propose dans Droit, législation et liberté un nouveau système qu'il appelle démarchie et qui s'apparente au régime de démocratie libérale, système politique qui caractérise les démocraties qui fondent leur légitimité sur la défense des libertés individuelles.
L'impasse démocratique résulte de ce que ce régime n'a pas vaincu l'absolutisme, mais l'a seulement transféré en d'autres mains. A la suite de Jean-Jacques Rousseau, la souveraineté populaire s'est substituée à celle du monarque. Ainsi que le remarque Philippe Nemo:
«C'est l'erreur de tous les « socialismes démocratiques », qui consiste à croire que, dès lors que chacun participe au pouvoir, il importe peu que le pouvoir lui-même soit illimité et puisse contrôler tous les aspects de la vie sociale. »

Position libertarienne 

Les libertariens contestent la démocratie et le principe représentatif. La démocratie est un système de domination politique qui effectue une distinction entre les gouvernants et les gouvernés, et entre les droits juridiques des dirigeants et ceux des gouvernés. La représentation est un mythe au nom duquel les élus usurpent massivement le pouvoir de décision de la population. En effet, comme l'explique Murray Rothbard :
Le véritable "représentant" d'un individu doit toujours respecter les ordres de celui-ci, ne peut agir contre ses intérêts ou ses vœux, et peut être écarté à tout moment. Il est clair que le "représentant", au sens que ce terme a dans une démocratie, ne peut jamais accomplir de telles fonctions d'agent, qui sont au contraire les seules en harmonie avec une société libertarienne.
Dans une société libertarienne anarcho-capitaliste, où n'existe que la propriété privée, ni la démocratie représentative ni la démocratie directe n'ont de sens : les individus (ou leurs agents mandatés) défendent eux-mêmes leurs propres intérêts, par la négociation pacifique ou par voie de justice en cas de contestation. Les uns ne se prévalent pas d'un intérêt général fictif pour tenter d'imposer aux autres leur propre point de vue dans des domaines qui ne les concernent pas, en usant de la loi du plus fort. Dans une société libertarienne minarchiste à État minimal, la démocratie se limite en théorie au choix de représentants qui ont un pouvoir très limité.
Pour les libertariens, lorsqu'une majorité décide pour tous, le droit de propriété naturelle de chacun sur sa propre personne et sur ses biens est bafoué. La démocratie sous sa forme actuelle n'est que l'institutionnalisation de la propriété collective, et de la dictature de la majorité, sous la forme étatique et nationale, succédant à la forme monarchique :
La nuit du 4 août fut la nuit de mort des privilèges (les villes, les communes, les magistratures étaient privilégiées, dotées de privilèges et de droits seigneuriaux), et lorsqu'elle prit fin se leva l'aube du Droit, des droits de l'État, des droits de la Nation. Le despotisme n'avait été dans la main des rois qu'une règle complaisante et lâche, auprès de ce qu'en fit la « Nation souveraine ». Cette monarchie nouvelle se révéla cent fois plus sévère, plus rigoureuse et plus conséquente que l'ancienne ; devant elle, plus de droits, plus de privilèges ; combien, en comparaison, paraît tempérée la royauté absolue de l'Ancien Régime ! La Révolution, en réalité, substitua à la monarchie tempérée la véritable monarchie absolue. Désormais, tout droit que ne concède pas le Monarque État est une « usurpation », tout privilège qu'il accorde devient un « droit ». (Max Stirner, L’unique et sa propriété, 1845)
De plus, la démocratie contribue à dissocier action et responsabilité des individus, en considérant que toute décision est tributaire de la loi majoritaire. C'est pourquoi certains auteurs s'en méfiaient grandement, dès le XVIIIe siècle :
« Quand le poids de l'infamie est divisé entre beaucoup de gens, nul d'entre eux n'est écrasé par son propre fardeau. » (John Trenchard et Thomas Gordon, Cato's Letters, lettre du 13 janvier 1721)
« Lorsque les citoyens réaliseront qu’ils peuvent voter pour obtenir plus d’argent, l’abolition de la République aura sonné. La Constitution finira par échouer, comme toute autre chose, et c’est la corruption générale qui la mènera à sa perte. » (Benjamin Franklin)
Nozick considère que la démocratie n'est qu'une forme de l'esclavage, les citoyens étant esclaves de la majorité, de la collectivité, de l'État démocratique souverain.
Pour Murray Rothbard, l'État est le principal agresseur contre les droits de l'homme. Les exemples les plus dramatiques de cette agression sont :
  • la guerre, une forme d’homicide de masse qui lèse le droit à la vie.
  • la conscription, une forme d'esclavage qui lèse le droit à la libre disposition de son corps.
  • la taxation, une forme de vol qui viole le droit de propriété privée et de disposition des fruits de son travail et de ce qui s'est acquis à travers le libre consentement des autres.
Le fait que les États dans lesquels nous vivons en Occident soient des démocraties ne change pas les choses : « la majorité n'est pas la société, elle n’est pas non plus chacun d’entre nous. La coercition de la majorité sur la minorité est toujours coercition ».
Rothbard critique à la fois la théorie classique, selon laquelle la démocratie est la volonté du peuple, et la théorie moderne, selon laquelle la démocratie repose sur le libre choix de nos gouvernants. Il conteste l'identification que l'on opère souvent, dans la démocratie contemporaine, entre l’État et la société :
Avec ce raisonnement, les Juifs assassinés par les Nazis ne l'ont pas été : ils se sont plutôt "suicidés" puisqu'ils étaient eux-mêmes le gouvernement (choisi démocratiquement), et donc tout ce qu'ils subissaient du gouvernement était volontaire de leur part. On pourrait penser qu'il est inutile d'insister sur ce point, pourtant presque tout le monde soutient cette contrevérité à un plus ou moins grand degré.
Par conséquent nous devons insister sur le fait que "nous" ne sommes pas le gouvernement et que le gouvernement n'est pas "nous". Le gouvernement ne "représente" en aucune façon la majorité du peuple. Mais même si c'était le cas, même si 70 % du peuple décidait d'assassiner les 30 autres %, cela resterait un meurtre et non un suicide volontaire de la part de la minorité assassinée. (The Anatomy of the State)
Hans-Hermann Hoppe, dans son livre "Democracy: The God That Failed" (voir aussi [1]), dénonce trois mythes historiques entretenus autour du Léviathan démocratique :
  • l'émergence des États aurait entraîné un progrès économique et civilisationnel ; la réalité est que le monopole étatique de la justice et de la taxation produit oppression et exploitation ;
  • le passage de la monarchie à la démocratie est vu comme un progrès ; en réalité, ce n'est qu'un transfert du monopole du pouvoir au bénéfice de ceux qui se montreront le plus démagogues et favoriseront la spoliation, faisant de plus montre d'une vision à très court terme (le temps de leur mandat)
  • il n'y aurait pas d'alternative aux États-providences occidentaux actuels ; en réalité, de tels États ne sont pas économiquement stables, ils menacent de s'effondrer sous le poids du parasitisme illimité, tout comme l'URSS s'est effondrée.

Démocratie totalitaire

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La "démocratie totalitaire" est un type de démocratie par laquelle un pouvoir instaure une société totalitaire. La démocratie n'est donc pas le contraire de l'absolutisme.

L'illusion démocratique

On associe très souvent démocratie et liberté ou égalité. Or il s'agit là d'une illusion. La prétention de la démocratie à installer un pouvoir qui représente la volonté de tous est battue en brèche par plusieurs paradoxes et théorèmes :
  • paradoxe de Condorcet : intransitivité de la majorité. Si une majorité d'électeurs préfère A à B, et B à C, il est faux de conclure qu'une majorité préfère A à C (exemple: selon les sondages pour la présidentielle française de 2007, chacun des deux candidats en tête au premier tour aurait été battu au second tour par le troisième candidat).
  • paradoxe de Borda : le mode de scrutin influence les résultats : par exemple les résultats sont différents s'il y a un seul tour de scrutin ou s'il y en a deux.
  • théorème d'Arrow : on ne peut définir une préférence collective en agrégeant des préférences individuelles[3].
  • théorème de l'électeur médian : le programme des élus ne correspond pas en fait aux vœux de la majorité des électeurs, mais à une médiocrité "médiane" qui ne satisfait personne (les électeurs ne votent pas en faveur d'un programme donné, mais pour le moins pire des programmes, pour empêcher qu'un programme pire encore soit choisi)
  • paradoxe de la dette publique : la démocratie permet d'endetter les générations futures sans avoir à les consulter démocratiquement.
  • paradoxe élitiste : un peuple réputé ignorant / immoral / incapable est cependant capable de désigner une élite qui le représentera (ou qui le trompera) : "ils se consolent d'être en tutelle, en songeant qu'ils ont choisi eux-mêmes leurs tuteurs" (Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique).
  • selon la "loi d'airain de l'oligarchie", toute organisation politique aboutit à une division entre une minorité dirigeante et une majorité dirigée ; la démocratie est donc une illusion, la réalité du pouvoir appartenant à une oligarchie.
  • une démocratie peut aisément dériver vers la démocratie totalitaire, qui supprime les libertés de tous avec l'accord d'une majorité.
On peut en conclure que la démocratie est une variante de la loi du plus fort : ce n'est pas le plus fort "physiquement" (comme en dictature), mais le plus fort numériquement qui impose sa volonté. De plus, cette "volonté" n'est même pas cohérente avec elle-même, puisque ce n'est qu'une agrégation de volontés individuelles différentes. C'est donc bien à tort qu'on associe démocratie (loi du plus fort, violence symbolique émanant d'une majorité) et liberté (respect des droits de chacun).
Voir aussi : Dépasser la démocratie.

Bibliographie

Notes et références

  1. Hegel, Philosophie de l'esprit [Encyclopédie III], trad. Augusto Véra, Ladrange, 1867-1869.
  2. Georges Burdeau, Traité de Science politique, tome I : le Pouvoir politique.
  3. Voir aussi (fr)Le théorème d'Arrow, ou la démocratie contre la raison de Mickaël Mithra.

Corrélats

 F) DÉMOCRATIE de Christian MICHEL 

Pour partager le pouvoir entre eux tous, laisser chacun décider également des problèmes de la Cité, de la paix et de la guerre, des lois, il faut avoir des hommes une conception bien particulière. Et c'est elle qui à mes yeux donne tout son prix au libéralisme.

Il faut d'abord considérer tous les hommes capables de jugement. Le démocrate reconnaît cette égalité : nous avons tous la capacité de dire le vrai du faux (même si nous nous trompons parfois, mais il nous arrive à tous de nous tromper). En ce sens, l'imbécile est mon égal, car s'il ne l'était pas, je ne serais pas non plus l'égal du surdoué. La vérité n'est refusée à personne. Il n'existe donc pas quelque part une avant-garde intellectuelle qui montrerait seule la bonne voie et interdirait le dialogue démocratique. Car on ne peut pas dialoguer - on ne ferait qu'endoctriner - sans avoir reconnu l'autre comme un autre soi-même, sincère et doué de raison.

Les différences de réussite sociale et de fortune entre nous ne créent aucune inégalité de Droit. Nous le verrons, nous serons toujours incapables de discerner la part des dons, du mérite et du hasard dans le succès ; de sa présence ou de son absence, on ne peut donc pas déduire une hiérarchie des talents et des efforts. Si les inégalités sociales sont des accidents, nul ne peut s'affirmer avec certitude "supérieur" ni se juger "inférieur " à nul autre. Ce "supérieur" peut avoir eu plus de chance, de savoir-faire, ou simplement, plus que cet "inférieur", il a éprouvé la soif du pouvoir, du gain ou des honneurs. Cela n'établit entre eux aucune inégalité essentielle. Il faut tout le matérialisme des socialistes pour ne considérer chez l'homme que sa position sociale. Dans l'ordre du marché et de la démocratie, toute hiérarchie est contestable, provisoire. Chaque homme peut devoir céder sa place à n'importe quel autre, si bien que dans nos rapports humains, nous avons le devoir de nous traiter a priori comme égaux et d'exiger, sans considération pour notre situation matérielle, que soit respectée notre égale dignité d'hommes.

Les marxistes soutiennent que les opinions des hommes sont déterminées par leur éducation et leurs intérêts de classe. La démocratie serait donc un leurre, le vote ne traduirait pas un jugement objectif des électeurs sur les politiques proposées. Les libéraux pensent au contraire que les hommes ont le droit de s'exprimer puisque cette expression révèle quelque chose d'eux-mêmes, de leur volonté.

Mais si les hommes sont capables de jugement et de volonté, ils sont responsables. Nous ne maîtrisons pas toutes les implications possibles d'une situation. Après chaque décision prise, nous courons le risque de découvrir que des solutions meilleures étaient possibles. Ainsi être responsable, c'est admettre que rien n'est fixé, qu'il n'y a nulle part de réponses toutes faites qu'il nous suffirait de suivre aveuglément pour échapper aux ennuis ("je n'ai fait qu'obéir aux ordres"). Nous avons toujours une élection à faire et toujours une voie nouvelle à tracer. Je ne peux donc pas laisser autrui décider à ma place ; c'est à moi de dire ce que je veux et de supporter les conséquences de mon choix.

La démocratie repose sur cette conception d'hommes responsables. A ceux-là évidemment, on n'impose pas leurs gouvernants. Alors qu'en régime monarchique, le souverain est désigné automatiquement, en dehors de toute volonté, même de la sienne, que dans la pratique socialiste, quelques apparatchiks nomment les maîtres du pays, nous estimons en démocratie libérale que chaque citoyen mérite un gouvernement dont le pouvoir soit un peu son reflet.

Si partager le pouvoir présente quelques mérites, le principal est justement de nous impliquer. Notre participation devient nécessaire. Nous devons nous informer, comprendre, vouloir. La démocratie, à travers le débat, est une éducation. Mais les citoyens ne seraient plus égaux et le débat n'aurait pas lieu si l'un d'entre eux détenait de droit la solution des problèmes : il n'y aurait plus qu'à le suivre. Les réponses, au contraire, sont à chercher, et dans le domaine des affaires publiques cette recherche est collective. Les idées vivent d'être discutées. Dans nos débats, nous ne les exposons pas seulement, inaltérables, nous les découvrons. Nous savons par la critique et la remise en cause écarter celles qui ne rendent pas compte de la réalité (au moins partiellement, car il n'est pas en notre pouvoir de connaître l'ensemble du réel, la vérité, mais le dialogue est notre façon humaine de l'approcher). La recherche de l'objectivité n'a pas droit de cité, bien sûr, dans les régimes du mensonge et des utopies socialistes ; elle est la marque de la démocratie.

Le débat prend plusieurs formes. D'abord, n'ayant pas de projet, pas d'idéal que le réel démentirait, la démocratie ne craint pas de décevoir. Elle n'a rien à cacher. Elle réclame que soient traitées publiquement les affaires publiques. Elle est le plus transparent des régimes possibles. Le gouvernement sortant est jugé sur un bilan, son opposition sur un programme. L'un et l'autre doivent être expliqués. Nous pouvons donc attendre des hommes politiques un minimum de rigueur, et l'obligation qui leur est faite de nous rendre des comptes est une assurance que ceux qui sont au pouvoir ou qui y aspirent garderont une certaine cohérence.

Ces débats, ensuite, culminent au moment des élections qui procèdent au renouvellement du personnel politique, sans crise, sans coup d'Etat, à intervalles programmés. Ce n'est pas parce qu'il recueille la "vox populi" qu'un gouvernant oeuvre nécessairement pour le bien du pays. Il est tout à fait probable qu'une élite l'administrerait mieux à certaines périodes (il y a eu de bons rois, même absolus). Mais la démocratie cherche ses dirigeants parmi l'ensemble du pays, n'excluant aucune compétence ; elle n'est pas restreinte dans ses choix à une aristocratie ou un parti groupusculaire. À l’occasion de ces élections, de nouvelles approches sont proposées. Et de savoir qu'ils ont une chance d'exercer le pouvoir et de les appliquer encourage tous les hommes politiques - et pas seulement ceux d'un parti officiel - à élaborer des réponses originales, et les citoyens à les écouter. La démocratie, considérant qu'aucun homme n'est incapable de discernement, n'oublie pas de faire appel à toutes les opinions et enrichit ses choix de leur confrontation.

Les participants à ces débats ne peuvent nourrir d'autre ambition que de convaincre, car l'Etat, qui n'est d'aucune tendance, détient le monopole de la contrainte. Le jeu démocratique ne laisse donc aux oppositions que l'issue du compromis. Le mot ici n'est pas péjoratif. Si aucun parti ne détient toutes les réponses, j'ai besoin de la réflexion des autres, et eux de la mienne, pour accéder à une approximation meilleure de la vérité.

Mais pour que ce dialogue ait lieu, il faut que tous nous adhérions à des valeurs communes - le Droit, la propriété (c'est-à-dire les Droits de l'homme), la défense du pays, etc. - et que nous acceptions, en vue de maintenir des relations ordonnées, les mêmes règles. Sans elles, dans la grève générale, les désertions massives, la désobéissance, notre communauté nationale éclaterait. Le dialogue démocratique, à travers la recherche d'opinions convergentes, pratique la référence constante, même si elle est seulement implicite, à des valeurs partagées par presque tous. Il valorise l'observance des lois. Il est facteur de sociabilité.

Mais après tout, pourquoi pratiquer l'observance des lois ? Si nous approuvons communément qu'un malfaiteur soit puni (si même nous savons le définir comme un malfaiteur), ce n'est pas parce qu'il a désobéi à l'autorité du gouvernement. Car alors cette sanction serait purement arbitraire ; au hasard des élections, un autre gouvernement aurait pu juger différemment. Nous souscrivons à la sanction parce que ce malfaiteur a enfreint des règles que nous tenons pour justes. Quel qu'il soit le gouvernement ne les crée pas, elles lui sont supérieures ; sa mission est seulement de les faire respecter. Bien sûr, le gouvernement et le parlement produisent continuellement des lois qui précisent ou complètent un corpus déjà fourni. Mais ces nouveaux textes doivent dériver de principes auxquels nous adhérons tous généralement, et c'est dans la mesure oû ils se conforment à ces principes, et pas seulement parce qu'un parlement les a votés, que nous leur reconnaissons une légitimité.

J'ajouterai ceci encore : nous n' obéissons pas à un gouvernement parce qu'une Constitution l'exige. Il faudrait demander d'où vient l'autorité de celui qui a écrit cette constitution et de quel droit il nous impose l'institution de ce gouvernement. Ce n'est pas non plus parce que cette constitution a été votée et ce gouvernement élu, même par une fraction importante de l'électorat. Nous reconnaissons sur nous la souveraineté d'un gouvernement dans le seul but de faire respecter certaines règles fondamentales, justes, et dans la mesure oû ce gouvernement les respecte lui-même. Ainsi ce n'est pas de l'autorité politique que nous tenons les notions de ce qui est juste, de ce qui est bien ou mal, permis ou interdit. Ces notions, nous les connaissons tous déjà et, même si elles sont imprécises chez beaucoup d'entre nous, elles constituent la référence extérieure et nécessaire à partir de laquelle nous pouvons juger tous les actes d'un pouvoir institué sur nous, faire nôtres ses décisions ou nous rebeller contre.

Il faut à la démocratie cette référence à des valeurs. Nous admettons une Loi qui s'impose à la fois aux gouvernants et au peuple qui les élit. Car, à moins de croire - ce qui serait faire preuve de totale cécité - que les hommes, dès qu'ils acquièrent le droit de vote, deviennent incapables de faire le mal, il faut reconnaître qu'une démocratie dont le pouvoir des élus et des électeurs n'est pas rigoureusement limité par des règles, ne constitue qu'une variante de plus du despotisme.

C'est le respect de ces règles qui garantit mes droits personnels et ceux des minorités. Que le pouvoir appartienne à la majorité ne me donne que le droit d'être lynché. La résistance à l'universalité du suffrage au xIxe siècle n'était pas qu'un défense des privilèges de telle ou telle oligarchie. Les libéraux de l'époque constataient la mauvaise, très mauvaise habitude des masses populaires de s'offrir à un démagogue. Cela était vrai il y a 150 ans et si l'on en juge par l'enthousiasme que suscitent les dictatures modernes, les élections libres qui portèrent Mussolini et Hitler au pouvoir, les Peron et les Ayatollahs largement plébiscités, la même prudence devrait nous inspirer.

C'est ensuite une erreur de croire qu'un régime démocratique, même s'il s'institue comme prévention de l'autocratie, ne peut pas exercer lui-même un pouvoir arbitraire. Cette oppression de la minorité par la majorité (que Rousseau absolvait d'un jeu de mots, souviens-toi : "chacun, en se donnant à tous, ne se donne à personne") est la plus odieuse. Car si chaque opposant peut se sentir légitimé dans son refus d'une junte privée de l'appui profond du pays, la minorité ne peut espérer, face à l'arbitraire du plus grand nombre, ni protection ni recours. A qui en appellerait-elle ? Sous la dictature des prolétariats, sous les théocraties islamiques, sa survie passe par la trahison ou l'exil. (Les Conventionnels qui rédigèrent la Déclaration des Droits de l'Homme en préambule à la Constitution de l'An I, avaient eu le courage et la sagesse d'y affirmer le droit des minorités. Leur texte souligne qu'"aucune fraction du peuple ne détient le pouvoir tout entier". Aucune fraction, c'est-à-dire ni les 51 % ni les 99 %...).

D'ici tu peux bien comprendre en quoi les libéraux se distinguent des démocrates. Pour un démocrate de stricte obédience, la source de toute autorité d'un gouvernement est chez les gouvernés, "le peuple" est le souverain absolu. Nous ne pouvons donc qu'accepter, quelles qu'elles soient, les décisions de la majorité. La seule opposition à ces décisions ne saurait être que de pure forme, si précisément à cause de manipulations ou d'usurpations, elles ne représentaient pas le voeu réel de la majorité. Pour les libéraux, il est important que les décisions du gouvernement tiennent compte de l'opinion majoritaire et, en ce sens, les libéraux sont aussi des démocrates. Mais leur considération n'est pas uniquement formelle, un pouvoir peut avoir été élu selon les règles, sa politique doit en plus se conformer à certains principes. Nous avons le droit de nous opposer à l'élection d'un gouvernement qui bafouerait ces principes, même si cette élection n'était entachée d'aucune irrégularité.

Imagine qu'une majorité de nos parlementaires vote la spoliation de tous les étrangers de notre pays. Ou la mutilation des voleurs. Ou la suppression des droits de la défense dans les procédures de flagrants délits. Ou l'élimination des incurables et des nouveau-nés mal formés. Tu serais indigné autant que moi de ces mesures. Pourtant si la démocratie, c'est la souveraineté du peuple, si ce peuple a manifesté sa volonté par des scrutins sans trucage, au nom de quoi vas-tu contester ? Il faudrait que tu en appelles au-dessus de lui à des principes que tu pourrais lui opposer, auxquels ce souverain, comme tous les autres, devrait se plier (et ces principes interdisent la spoliation d'une minorité ou même d'une majorité comme le socialisme entend l'organiser, aussitôt qu'il arrive au pouvoir).

Q. - Mais qui aurait institué ces principes et pourquoi suivre ceux-lâ plutôt que d'autres ?

R. - Précisément, personne ne les a institués et c'est pourquoi nous pouvons nous sentir libres et fiers de nous y soumettre, puisqu'en nous y soumettant, nous ne nous soumettons à personne. Ils sont notre civilisation. Aucun chef d'Etat, aucune assemblée n'a arrêté un beau jour le respect de la vie, la propriété, la famille, et qu'une parole donnée doit être tenue. Ou du moins, s'ils l'ont proclamé, ils n'instauraient rien que la quasi-totalité de leurs sujets ne sût. Ces institutions comme beaucoup d'autres (le langage, le commerce, la monnaie...), se sont élaborées au fil des générations. Si elles avaient été pensées par un unique cerveau humain, elles pourraient évidemment être repensées aujourd'hui par un autre cerveau, quelques-uns d'entre nous pourraient légitimement se sentir capables de redéfinir des institutions radicalement nouvelles et meilleures sur lesquelles reconstruire la société. Mais telles que nous les connaissons, elles sont le présent état d'un long filtrage, d'une promotion, tout au long de notre histoire, des groupes humains qui les ont adoptées. Personne ne pouvait dire à l'avance lesquelles de ces institutions s'avèreraient les meilleures - et nous ne le pouvons pas plus aujourd'hui. Il faudrait un esprit universel pour analyser les myriades de données que fournissent notre société et son environnement et conclure avec certitude que nous vivrions tous mieux en réformant complètement la famille, par exemple, ou le droit de propriété.

Dans la ville où j'habite, on se flatte d'être démocrate. Rousseau, après tout, y est né (mais comme heureusement ses préceptes n'y sont pas trop suivis, il y peu d'endroits où plus qu'à Genève, on jouisse de liberté). Sur un grand mur d'un bâtiment administratif, une plaque rappelle au passant l'alexandrin emphatique de Lamartine :

« La liberté du faible est la gloire du fort »

Toute société ne peut durer que si les forts y protègent les faibles, et d'abord les plus vulnérables de ces faibles, les enfants. Mais il y a quelque chose d'émouvant qu'à ce moment de notre histoire, nous ayons adopté un régime politique où le groupe le plus fort parce que le plus nombreux, loin d'anéantir les minoritaires qui le contestent, respecte leur présence. Mieux, ils sont encouragés à s'exprimer. Pourtant ce régime, que nous estimons si haut dans nos discours, est dévoyé.

La démocratie, devenue social-démocratie, rejette les valeurs du libéralisme, ces valeurs qui reconnaissent à l'homme (tous les hommes) une égale dignité et qui ont permis (ce n'est pas forcément l'essentiel mais pourquoi le mépriser ? Une prospérité matérielle inouïe dans l'histoire.

Égale dignité, parce que chaque homme, capable de jugement aussi bien qu'un autre, est donc susceptible d'être sanctionné - si nous étions irresponsables, tels les débiles et les malades mentaux, nous n'encourrions jamais de sanction. Mais cette responsabilité est lourde à porter. Elle nous interdit d'attendre de l'Etat, c'est-à-dire d'une contrainte sur les autres, une amélioration de notre situation, ni même que cette situation nous reste acquise. Mauvaise nouvelle, pour tous ceux qui ont besoin d'exercer un pouvoir sur leurs semblables pour donner du goût à leur vie. Des fonctionnaires toujours plus nombreux inventent toujours plus de malchanceux, d'inadaptés, de cas sociaux à prendre en charge. C'est une grande menace pesant sur le régime électif que ses propres agents, par intérêt propres, en viennent à déclarer incapables tant de citoyens. Car si tant d'entre nous ne peuvent pas choisir entre deux lessives sans un Ministère de la Consommation, s'il leur faut un Ministère de l'Agriculture pour planter des artichauts plutôt que des tomates, si l'Etat doit toujours intervenir au point qu'ils ne peuvent même pas exercer la responsabilité de mener leur propre vie, à quel titre peut-on encore leur confier la responsabilité de désigner leur Président ?

Prospérité inouïe également, car fondée sur les vertus capitalistes d'épargne et de travail. Elles sont l'aboutissement d'une longue évolution culturelle. Seuls, à les pratiquer, certains peuples se sont enrichis. Pas eu besoin pour eux de transferts de technologies ni d'apports de capitaux : les unes, ils les ont inventées et les autres, accumulés. Et le marasme du Tiers-Monde prouve a contrario que l'économie ne décolle pas si le public ne partage pas ces valeurs du libéralisme : le sens de l'effort, la solidarité, la prévoyance, la responsabilité assumée de ses actes.

Il faut de telles vertus aux démocrates pour que la démocratie survive. Mais ce n'est pas parce que nous en recevons l'ordre que nous sommes vertueux. Il serait intolérable que des hommes imposent à d'autres hommes leur façon de vivre (tout au plus la loi peut-elle proscrire certaines actions, mais pas dicter une conduite). Ainsi l'Etat libéral ne s'érige-t-il pas juge du genre de vie des gens. Il ne tient pas de discours moralisateur, par exemple, sur la dissipation et la nécessité de l'épargne. Mais en nous laissant subir les conséquences de nos choix, il nous rend tous témoins du sort échu aux imprévoyants.

A des hommes responsables, aucun homme ne dicte la morale, c'est la vie qui s'en charge. Elle sanctionne notre conduite. Non pas systématiquement (nous avons toujours une chance de réussir hors des sentiers battus, par hasard, par l'heureuse découverte d'une voie nouvelle empruntable par d'autres et le système lui-même s'en

trouve alors modifié), mais avec suffisamment de probabilité pour que nous en tirions un enseignement, au moins provisoire. A condition de ne pas fausser les règles du jeu. De ne pas obliger les uns à payer les errements des autres. D'accepter de la réalité les leçons qu'elle nous donne.

Et pour que nos conduites soient chacune une leçon, il faut que le résultat soit visible. Si telle de nos entreprises aboutit à l'échec, que cet échec soit manifeste ; si elle rencontre le succès, que nous ne le pénalisions pas. La société identifiera là des exemples à suivre et d'autres à éviter. Alors que si le gouvernement nous fait accroire qu'il n'y a plus d'échecs (en subventionnant les firmes en difficulté), ou que l'échec n'a pas de conséquence, car ceux qui le connaissent ne se portent guère plus mal que ceux qui réussissent (après impôts et transferts "sociaux"), pourquoi se donner tant de peine pour l'éviter ?

Le gouvernement ne doit pas empêcher (par la planification, par exemple) ceux qui le voudraient, d'engager une action qui lui paraît irréalisable (comment être certain qu'elle n'aurait pas été réalisée finalement ?), ou inutile (qui est autorisé à dire ce qui est utile à la société et ce qui ne l'est pas ?). Même ministre, je n'ai pas le droit de prétendre avoir plus de jugement sur ses affaires que n'importe lequel de mes concitoyens. Mais inversement, si ce concitoyen s'est trompé, il ne peut pas exiger de la collectivité qu'elle répare une erreur qu'il était seul à commettre.

Il l'exige pourtant. C'est une tentation bien humaine. Et le ministre l'accepte : ils sont complices. Tels sont les petits services qu'on se rend en démocratie lorsqu'on a la morale pas trop chatouilleuse. "Vote pour moi et je ferai payer par les autres ce dont tu as besoin". Il en sera ainsi tant que le gouvernement aura la faculté d'accorder des lois d'exception et des exceptions à la loi, tant qu'il pourra imposer à certains d'entre nous ce qu'il ne requiert pas de tous les autres. Mais pour renoncer à réclamer de nos députés un privilège légal en notre faveur (ou pour que ces députés refusent par principe de nous l'accorder), il faut de tous les citoyens une vertu, une discipline. La démocratie y voit sa condition. Elle ne peut pas donner son nom aux régimes de coercition et de marchandages où la moitié plus un des habitants (voire une minorité organisée) peut vivre aux dépens de tous les autres.

L'Etat doit appliquer à tous les mêmes règles comme un arbitre incorruptible et objectif. Il dit la loi et renvoie les hommes à leur responsabilité. Bien sûr, la solidarité nous fait une obligation en conscience de soutenir ceux qui ont reçu de la vie les coups les plus durs. Ils ont mal joué leur jeu (ou ont été imprévoyants). Mais ce devoir, pour urgent qu'il soit, est uniquement moral. Il n'est pas applicable en droit. Il ne ressortit pas aux attributions de l'Etat puisque ce serait réclamer une contrainte sur certains citoyens au bénéfice de certains autres. Etrange solidarité, qu'un gendarme vient imposer. C'est lorsqu'aucun fisc ne nous taxe, lorsque nous sommes physiquement libres chacun de partager ou pas, avec notre conscience pour seul juge, que nous pouvons parler de société fraternelle à établir. Mais elle nécessite alors notre engagement. Effort qui nous oblige à sortir de nous-mêmes, à nous tourner vers les autres, alors qu'il est si simple de s'acquitter d'impôts et de se décharger sur des fonctionnaires du devoir moral de solidarité. La participation est une vertu démocratique perdue. Autrefois, les prêtres fustigeaient en chaire ceux qu incommodait le spectacle de la pauvreté et qui envoyaient leur domestique porter des aumônes. Plus que le montant, dans la richesse du lien social, comptait le geste, l'engagement. L'aide sociale remplit assez bien ce rôle aujourd'hui d'éloigner tous ceux dont la déchéance pourrait nous préoccuper, nous réclamer un peu plus que de l'argent, et nous détourner de la recherche, si prioritaire, de notre tranquillité.

La social-démocratie est le régime de l'homme refermé sur lui-même. Parce qu'entre l'Etat et le citoyen, elle a supprimé l'autonomie de toutes les institutions que suscite un régime de liberté : la famille, l'entreprise, l'association, la commune, le syndicat, les partis politiques... Là, nous sommes appelés à agir pour les autres. Mais le prétexte altruiste est précisément ce qui sert â rationaliser le pouvoir social-démocrate et il n'est pas question qu'il en abandonne le monopole. C'est pourquoi plus son discours prône les vertus collectivistes, plus nous sommes incités à la passivité et à l'indifférence aux autres. Le rôle laissé aux associations volontaires financées par leurs membres, est quasi-nul. Clairement, l'ambition de l'école est de prendre en charge, par-dessus les parents, toute l'éducation de l'enfant, celui de la Sécurité Sociale de retirer aux familles toute attention aux plus âgés et aux malades. Le "droit du travail" s'impose à toute volonté des partenaires sociaux ; et les communes, malgré la décentralisation, n'exercent toujours que des responsabilités lilliputiennes. Face aux coups durs de la vie, l'isolement de l'individu doit être complet, afin que toujours il se tourne vers son maître, vers l'Etat et ses appareils, vers les élus, d'où seuls peuvent lui venir l'aide et la protection.

Cela, nous l'avons laissé s'accomplir. Les hommes politiques ont très bien identifié en nous cette tentation de démission, cette absence de vertu. Notre lassitude les a fait rois. En eux, la politique et le sacré se sont confondus. Nous avons passionnément cru à la divine compétence de nos dirigeants, qu'ils nous sauveraient de tous nos maux sans effort de notre part, qu'ils feraient advenir une société meilleure sans que nous ayons besoin nous mêmes de chercher le Bien. Aristote déjà expliquait inlassablement que nous ne pouvions pas espérer remettre notre sort à des professionnels de la politique, mandatés pour guider la société vers un avenir radieux, car aucun homme n'accumulera assez de sagesse pour connaître le bien de la société mieux que ses membres. Nous n'avons donc pas d'autre choix que de prendre en mains démocratiquement notre destin, et renonçant à réformer l'humanité qui n'en demande sans doute pas tant, nous attacher à faire mieux vivre notre entourage.
  




G) L’origine de la démocratie suisse : Les Pactes de 1291, 1315 et 1370 comparés à la Déclaration française des droits de 1789

Ce pacte considéré comme l’acte fondateur de la confédération suisse est un traité d’alliance entre les trois cantons primitifs d’Uri, Schwitz et Unterwald. Il est rédigé en latin et renouvelle une alliance antérieure entre des communautés de paysans libres dont on a perdu la trace.

Le texte commence ainsi : « au nom du Seigneur, amen. C’est accomplir une action honorable et profitable au bien public que de confirmer les conventions qui ont pour objet la sécurité et la paix. »

La déclaration française de 1789 commence ainsi : « Considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics (..) l’Assemblée Nationale reconnaît et déclare en présence et sous les auspices de l’Etre suprême, les droits suivants ».

Le pacte de 1291 affirme : « que chacun sache que considérant la malice des temps et pour mieux défendre dans leur intégrité leurs personnes et leurs biens, les hommes de la vallée d’Uri, de la communauté de Schwitz et celle des hommes de la vallée inférieure d’Unterwald, se sont engagés (..) à s’assister mutuellement (..) contre quiconque nourrissant de mauvaises intentions à l’égard de leur personne ou de leurs biens commettrait (..) un acte de violence, une vexation ou une injustice. »
Le pacte affirme donc la nécessité de défendre les droits des personnes et leurs propriétés.
La déclaration des droits de l’homme de 1789 affirme que ceux-ci sont la liberté, la sûreté, la propriété et la résistance à l’oppression.

Le pacte a pour buts explicites de défendre la sûreté et la propriété de chacun. Il prend la forme d’un serment et non d’une déclaration. Il refuse tout juge achetant sa charge ou étant étranger.

Il affirme la validité de la peine de mort pour meurtre, la confiscation des biens coupables d’un vol, la saisie des biens d’un débiteur que sous autorisation d’un juge (principe d’état de droit). « Chacun doit obéir à son juge ». C’est le pendant de l’article 7 de la déclaration des droits qui affirme que nul homme ne peut faire l’objet de punition arbitraire.

En cas de guerre, les signataires se prêtent aide et assistance.
Le pacte de Brunnen de 1315, rédigé cette fois en allemand, renouvelle le pacte antérieur. Il affirme « au nom de Dieu » qu’il faut mettre par écrit « les choses qui sont établies pour la paix, la tranquillité, l’avantage et l’honneur des hommes ». Il affirme l’assistance réciproque pour défendre les personnes et leurs biens, soient la liberté, la sûreté et la propriété de la déclaration des droits française.

En plus, ce pacte admet la « résistance à l’oppression » (comme la déclaration de 1789) : « chacun de nous, homme ou femme, doit obéir à la puissance légitime (..) sauf aux seigneurs qui useront de violence envers l’un des pays ou qui voudront dominer injustement sur nous, car à tels aucune obéissance n’est due jusqu’à ce qu’ils se soient accordés avec les pays. »

Aucun accord ne doit être conclu avec l’étranger sans l’accord des pays. Les juges ne peuvent être étrangers (la déclaration des droits, elle, affirme la souveraineté nationale dans son article 3 mais la Suisse ne sera juridiquement souveraine qu’en 1648). S’il y a guerre, les « Eidgenosse » se devront aide et assistance. C’est la première apparition du mot « Eidgenosse » qui désigne les Suisses : il signifie mot à mot : les copropriétaires unis par un serment. C’est une notion plus forte que la seule notion française de citoyenneté.

Le pacte réaffirme la peine de mort pour meurtre ainsi que l’Etat de droit : « Chacun obéira à son juge »

La charte des prêtres est le troisième pacte important de 1370 et affirme l’égalité de tous devant le droit : « toute personne, prêtre ou laïc, noble ou non noble qui veut s’établir (..) doit promettre et jurer de contribuer à l’honneur et à la prospérité de nos villes et pays. Le pacte réaffirme que « chacun doit faire valoir ses droits devant le juge ». Il affirme pour tous, « étranger ou citoyen, la liberté de voyager partout en toute sécurité ».

L’article 6 de la déclaration des droits affirme l’égalité de tous devant la loi.
Ainsi, les trois pactes affirment des droits proches de ceux de la déclaration des droits de l’homme française à ceci près que celle –ci date du 18ème siècle et que les pactes datent des 13 et 14ème siècles. Les pactes sont des serments et engagent plus que la déclaration des droits qui est une déclaration et non un serment.

Notons que les pactes parlent des « hommes qui se sont engagés à signer cet accord », c’est-à-dire les « Eidgenosse » (copropriétaires unis par le serment ). La déclaration des droits de 1789 affirme que la déclaration a été signée par les « représentants du peuple français réunis en Assemblée Nationale ». Les pactes suisses ne parlent pas de représentants affirmant ainsi une sorte de démocratie directe. Mais la déclaration des droits de l’homme affirme que les citoyens ou leurs représentants peuvent voter la loi et l’impôt : en pratique ces articles 6 et 14 ne seront que partiellement appliqués. En France ce sont les représentants qui voltent la loi (sauf rares référendums) et l’impôt (le citoyen ne peut pas le voter directement).

La tradition suisse d’affirmation des droits fondamentaux définit le citoyen comme un copropriétaire uni aux autres par un serment et elle est très antérieure à la déclaration française (4 siècles de distance !). Les pactes suisses sont censés être signés par les citoyens eux-mêmes alors que la déclaration française est signée par les représentants élus. Notre tradition démocratique est moins forte, moins directe et moins ancienne !
 

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