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décembre 27, 2015

SÉCURITÉ/Liberté avec Pascal Salin, Alain Madelin, Aurélien Véron, David Mascré, Alexis Théas, Gil Mihaely,

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

 
Sommaire:

A) "Le retour de l'Etat régalien sur la sécurité ne devrait pas empêcher la droite de combattre l'Etat envahissant"- Alain Madelin - Atlantico

B) "La droite française ne serait donc pas prise en étau si elle avait eu dans le passé une action libérale et aujourd'hui un discours libéral" - Pascal Salin - Atlantico

C) Ces choses fondamentales que la droite pourrait dire pour échapper au piège du hold-up sécuritaire de la gauche - Aurélien Véron, David Mascré, Alexis Théas, Gil Mihaely - Atlantico


A) "Le retour de l'Etat régalien sur la sécurité ne devrait pas empêcher la droite de combattre l'Etat envahissant"
 
Le tournant sécuritaire du gouvernement laisse la droite désemparée sur ces questions qui lui étaient jusque-là historiquement favorables. Renchérir sur les mesures prises par la gauche pour se tourner vers un État ultra-sécuritaire pourrait mener à des dérives. L'arsenal législatif étant déjà très complet, il convient d'appliquer les peines et de mettre fin aux dysfonctionnements de la justice pour prévenir de nouveaux attentats sur le sol français.

Le tournant "sécuritaire" entamé par le gouvernement en réaction aux attentats de Paris asphyxie idéologiquement la droite traditionnelle. Comment la droite pourrait-elle se démarquer de cette nouvelle ligne assumée par la gauche gouvernementale tout en respectant son ADN ?

 

Alain Madelin : La surenchère sécuritaire et l’instrumentalisation par le gouvernement du 11 janvier et des derniers attentats de Paris fait avant tout le miel du Front National en banalisant des mesures ou des propos qui pouvaient apparaître hier comme extrémistes. Au point même que l’on a vu les parlementaires du Front National refuser de voter les mesures de surveillance généralisées proposées par le gouvernement au nom de la défense des libertés publiques et se faire vertement tancer tant par la gauche que par la droite !

La droite n’a rien à gagner à ce jeu du « plus sécuritaire que moi… » et à mes yeux, elle s’honorerait même à être plus attentive dans la défense des libertés publiques. Car l’enjeu réel, ce n’est pas de renforcer toujours plus l’arsenal répressif et les postures guerrières avantageuses surtout lorsque qu’elles cherchent à masquer des réalités moins reluisantes mais d’assurer le respect tranquille et persévérant de l’autorité. Au-delà du sérieux, de la fermeté et de la compétence des autorités en charge, ceci suppose aussi que l’on répare au plus vite le maillon faible de la chaîne police-justice, à savoir l’exécution des peines que l’on adapte tant bien que mal au nombre de places disponibles dans des prisons surpeuplées et à la quasi inexistence d’institutions spécialisées pour les mineurs délinquants. Au risque de décourager la police, de donner aux citoyens le sentiment d’impunité et d’impuissance publique.


À ce retour de l’État régalien, la droite bien sûr doit ajouter le combat contre l’État envahissant ; réinventer l’État, ses missions publiques et ses fonctions sociales.

Ce que nous vivons, ce n’est pas une crise dont nous aurions à préparer la sortie mais une grande mutation de nos sociétés industrielles et de leurs superstructures politiques vers une civilisation de la connaissance. Une mutation sans doute plus importante et plus rapide plus destructrice aussi que celle qui nous a conduit de la civilisation agricole à la civilisation industrielle.

C’est dire que dans tous les domaines, il va nous falloir faire preuve de créativité et d’innovation. C’est dire aussi que nous avons besoin de liberté et de souplesse d’adaptation. Si le changement se libère d’en haut, il se mène d’en bas. Une telle mutation ne peut pas être conduite dans le clivage permanent.

Pour se donner de nouvelles règles du jeu durables, il faut savoir rassembler au-delà de son camp, surmonter les vieilles frontières politiques. Pour être concret, je me suis livré à écrire au début de cette année le programme de ce que pourrait être une telle alternance en 2017 sous la forme d’une brochure «UNIR POUR AGIR » .

Je me suis aperçu, au fil des propositions, que moi qui ai eu hier le libéralisme précoce et quelque peu provocateur, à quel point aujourd’hui ces réformes à mes yeux nécessaires peuvent apparaître pour peu qu’on en gomme quelques aspérités comme évidentes et rassembleuses.

Ce recul de l'Etat pourrait-il être consenti par la droite ? Que faîtes-vous de sa particule "bonapartiste" ?

Il est vrai que la droite a une nostalgie bonapartiste qui se marie très bien avec votre héritage jacobin et les vestiges de notre socialisme marxiste. On a vu il n’y a pas si longtemps la droite proclamer le « retour de l’État » dans tous les domaines à contre-courant d’un monde où l’exigence profonde est le retour du « laissez-nous faire ».

Il y a aussi dans cette nostalgie, pour certains, la fascination « esthétique » pour la vie politique plus flamboyante de la belle époque de la raison d’État affranchie des modernes contraintes de la démocratie et de ce qu’elles nomment péjorativement le « droit de l’hommisme ». Ah, qu’elle est belle cette « verticale du pouvoir » qu’exalte encore Vladimir Poutine !

Je rêve d’un candidat à l’élection présidentielle qui au lieu de nous dire « faites-moi confiance », dirait 

« je veux assurer l’autorité de l’État dans ses vraies fonctions, mais pour le reste je fais avant tout confiance aux citoyens et je vais libérer l’initiative, outiller la société civile pour lui permettre de résoudre depuis le bas les problèmes qui ne peuvent plus l’être d’en haut ».

 Et ceci vaut tout autant pour la vie économique et entrepreneuriale que pour la rénovation de l’État ou le domaine social.


Comment une droite inspirée par la doctrine libérale pourrait-elle aborder des problématiques comme l'immigration, le sentiment de déclin et l'identité nationale qui créent des tensions à droite ?

J’ai bien conscience que nous ne vivons pas seulement de nourritures matérielles, mais aussi de nourritures psychiques. Et que beaucoup de nos compatriotes ont le sentiment que ces nourritures psychiques celles qui favorisent notre vivre ensemble sont aujourd’hui menacées tant par les vents de la mondialisation et le patient détricotage de minorités influentes que par une immigration trop étrangère à nos règles de vie commune et pire encore souvent porteuse d’une religion l’Islam que les islamistes rendent chaque jour plus caricaturale et menaçante. Mais là encore, la bonne réponse n’est pas dans la surenchère verbale, mais dans la fermeté tranquille accompagnant une vision optimiste de la reconstruction patiente de ce vivre ensemble.

Cette reconstruction a une dimension économique essentielle. Une société sans croissance est une société désespérante qui fait craindre le déclassement. Une société sans emploi est une société qui n’intègre pas ses immigrés ou leurs descendants et qui fabrique une triste concurrence des pauvretés.

Pour ne prendre qu’un exemple, la crise de nos écoles ou de nos collèges, qui constituent trop souvent les écoles ghettos de cités ghettos, appelle que l’on sache libérer l’initiative de tous ceux qui veulent et qui peuvent créer de meilleures écoles, à commencer par les enseignants. Sachons aussi dans le domaine de la formation professionnelle utiliser les bénéfices du numérique pour créer une grande bibliothèque numérique de la formation professionnelle accessible à tous 24 heures sur 24, gratuitement, accompagné des outils d’apprentissage individuels ou collectifs en ligne comme on commence à le faire avec les MOOC pour nos universités, à la disposition des jeunes, des chômeurs en reconversion, des organismes de formation et des entreprises.

Assurément, l’abandon des couches populaires nourrit le populisme et la colère électorale, le rejet des partis de gouvernement et l’envie d’essayer « autre chose ». Ils se sentent abandonnés par une droite qui leur présente des réformes punitives et trahies par une gauche qui mène peu ou prou la même politique avec en plus un discours étonnamment dénué d’empathie pour les plus pauvres et les plus vulnérables de nos compatriotes. Tout se passe comme si aujourd’hui il suffisait de s’affirmer être « contre les riches » pour administrer la preuve qu’on est « de gauche ».

Et si la gauche s’est révélée incapable d’apporter des réponses à cette France du chômage de longue durée de la pauvreté des précaires des travailleurs pauvres et des fins de mois difficiles je fais le vœu qu’une droite libérale place ces problème au cœur de ses préoccupations et soit convaincante dans ses solutions.


Les enquêtes d'opinion montrent que les Français sont de plus en plus réceptifs aux principes du libéralisme. Parallèlement pourtant, ils semblent apprécier pouvoir trouver en l'Etat un interlocuteur qui peut les aider... L'application d'un tel programme pourrait-il être réellement porteur politiquement ?
En réalité cette adhésion libérale n’est pas si nouvelle. Chaque fois que l’on propose une réforme libérale comme une nouvelle liberté d’agir ou de choisir, on trouve au moins deux français sur trois favorables. Ceci montre là encore que les solutions libérales sont aujourd’hui des solutions de rassemblement.

Juste un autre exemple : la retraite. Pourquoi la droite rivalise-t-elle avec le patronat pour proposer de porter toujours plus tard l’âge de la retraite ? Alors que Sarkozy en avait ouvert la voie dans sa réforme nous pourrions instaurer un système de retraite à la carte plus juste et plus efficace. Autour de trois principes : on ne distribue pas chaque année plus d’argent qu’il n’y en a dans les caisses ; les retraites sont calculées en point c’est-à-dire à cotisation égale retraite égale ; chacun est libre de choisir l’âge de sa retraite. Vous pourriez alors décider de travailler plus longtemps pour augmenter votre retraite, ou moins longtemps pour partir plutôt ! Et vous pourriez compléter ce système par une incitation à une épargne retraite par capitalisation. C’est là réforme nécessaire qui a des soutiens à droite mais aussi à gauche et même chez certains partenaires sociaux comme la CFDT.

Et en matière de sécurité, comment faire la synthèse entre libertés et efficacité ?

L’efficacité en matière de sécurité n’a guère besoin de lois d’exception. On voit bien que ce qui est à l’origine des attentats est davantage une succession de dysfonctionnements de notre système judiciaire ou de renseignement plutôt qu’un déficit législatif. Il n’est pas acceptable, et au surplus il n’est pas efficace comme le disent aujourd’hui les américains dans leur critique du Patriot Act de permettre l’instauration d’un état d’espionnage généralisé ou d’un état d’urgence élargi affranchie du contrôle judiciaire des libertés publiques.

Je rappelle souvent y compris hier à quelques responsables de droite tentés par des lois liberticides cette sagesse d’un publiciste du 19e : 

« ne me dites pas ce que vous voulez faire des lois que vous allez voter, demandez-vous plutôt ce qu’à d’autres que vous, ces mêmes lois donneraient le pouvoir de faire ».
Alain Madelin

Source Atlantico



B) "La droite française ne serait donc pas prise en étau si elle avait eu dans le passé une action libérale et aujourd'hui un discours libéral"

La gauche a pris un tournant sécuritaire et quelques mesures libérales qui rendent difficile le positionnement politique de la droite. La réponse se trouve dans le libéralisme, pas assez exploité par la droite depuis Valérie Giscard d'Estaing. Ce courant de pensée adopté dans les pays anglo-saxons réduit le rôle de l'Etat pour une plus grande prospérité économique.

Le tournant "sécuritaire" entamé par le gouvernement en réaction aux attentats de Paris s'ajoute au tournant d'inspiration libérale pour asphyxier idéologiquement la droite traditionnelle, qui peine dorénavant à se positionner. Comment la droite pourrait-elle se démarquer de cette nouvelle ligne assumée par la gauche gouvernementale tout en respectant son ADN ?


Pascal Salin : Il me semble d'abord excessif de dire que François Hollande a pris, à un moment quelconque de son quinquennat, un tournant libéral. Il n'a fait qu'accroître l'interventionnisme étatique, la fiscalité, les réglementations.
Il continue constamment dans cette voie, comme le montre, par exemple, son obstination à faire voter la désastreuse loi de Marisol Touraine qui condamne à terme la médecine libérale. Et ce ne sont pas les quelques petites mesures de libéralisation adoptées sous l'inspiration d'Emmanuel Macron qui changent fondamentalement la situation. Quant au tournant "sécuritaire", il est pour le moment dans les discours, mais il reste à voir s'il sera effectivement pris (le maintien à son poste de Christiane Taubira permet d'en douter). La droite française ne serait donc pas prise en étau si elle avait eu dans le passé une action libérale et aujourd'hui un discours libéral. Malheureusement, depuis Giscard d'Estaing nous n'avons eu que des gouvernants socialistes, de droite ou de gauche. Ceci conduit d'ailleurs à souligner le caractère ambigu du terme "droite". Il me paraît utile, de ce point de vue, de se référer aux distinctions proposées par Friedrich Hayek. Selon lui, il faut distinguer les constructivistes ceux qui veulent construire la société selon leurs propres objectifs et préjugés et les libéraux, qui font confiance aux décisions individuelles. Il y a des constructivistes conservateurs, qui veulent conserver la société telle qu'elle est et des constructivistes réformateurs. Or on peut dire que la droite et la gauche françaises doivent être classées parmi les constructivistes conservateurs, en ce sens qu'elles veulent conserver le modèle socialiste dominant. Certes, on peut penser que la droite française est idéologiquement un peu plus libérale que la gauche, mais les présidences de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy n'ont fait que renforcer la nature socialiste du régime. Normalement la droite française, si elle avait réellement un ADN libéral, ne devrait avoir aucun mal à se démarquer du gouvernement actuel et elle ne devrait pas se sentir prise en étau.

Dans quelle mesure la droite actuelle gagnerait à s'inspirer davantage du libéralisme ? 

Il est évident que la droite française n'a qu'une seule issue : devenir enfin libérale. Cela serait habile politiquement puisqu'elle pourrait ainsi mieux se démarquer de la gauche. Mais ce serait surtout efficace car ce serait le seul moyen pour elle de redonner de l'espoir  à la population, de permettre un retour à la prospérité et à une France pacifiée (et donc de rester au pouvoir longtemps). Cela serait d'autant plus facile qu'il y a, semble-t-il, une prise de conscience dans l'opinion : nombreux sont ceux qui ont compris que le système actuel est à bout de souffle et que des réformes libérales importantes doivent être entreprises. Cette nouvelle orientation de la droite française aurait en même temps le mérite de la démarquer clairement du Front National. Il y a en effet, de ce point de vue, une ambiguïté supplémentaire : le Front National a un programme économique de gauche qui le rend proche d'un Mélenchon. En l'intitulant "extrême-droite" on crée de dangereuses confusions. On peut par ailleurs ajouter qu'en affirmant clairement une orientation libérale, la droite française (qui porte actuellement le nom, dépourvu de sens, de "Les républicains") pourrait facilement accueillir en son sein des "conservateurs", c'est-à-dire en l'occurrence non pas des gens qui voudraient conserver le système existant, mais des gens qui sont attachés aux valeurs traditionnelles (parmi lesquelles on peut, précisément, trouver le respect de la liberté individuelle aussi bien que "l'amour de la patrie").


Les récentes élections régionales risquent d'accroître les ambiguïtés de la vie politique française. En effet, le désir de "faire barrage au FN" devient une des priorités de la droite française et pour cela certains seraient prêts à accepter des alliances, plus ou moins explicites, avec le parti socialiste afin de constituer un "front républicain", notion totalement dépourvue de sens, d'autant plus que la République n'est pas en danger… On constituerait donc une alliance gauchisante pour lutter contre un parti dont le programme économique est d'extrême-gauche ! On invoque pour cela les "valeurs républicaines", ce qui constitue une autre notion dépourvue de sens, et on oublie tout simplement d'évoquer les "valeurs de la liberté", les seules qui mériteraient un combat politique, les seules qui permettraient par ailleurs à la droite de se démarquer à la fois des partis de gauche et du FN !


Concrètement, que ce soit dans la forme ou dans le fond, comment cela pourrait-il se traduire en vue de 2017 ? Sur quelles positions traditionnelles devrait-elle faire une croix ?

Concrètement cela devrait se traduire par une rupture considérable pratiquement avec tout ce qui existe. Il n'est pas possible, dans le cadre du présent texte, d'exposer en détail tout ce qu'il conviendrait de faire, mais il s'agirait, bien sûr, de rendre aux Français la liberté de décider pour eux-mêmes et le sens de la responsabilité. Cela implique une diminution considérable des dépenses publiques et de la fiscalité (en particulier en supprimant la progressivité des impôts et la sur-taxation du capital), de privatiser l'assurance-maladie, d'adopter la retraite par capitalisation, de s'engager dans un vaste programme de dérèglementation, etc.. Mais cela impliquerait aussi de renoncer à construire une Europe politique et centralisée et d'admettre que l'intégration européenne signifie seulement la liberté dans tous les domaines.

Pascal Salin



C) Ces choses fondamentales que la droite pourrait dire pour échapper au piège du hold-up sécuritaire de la gauche

Après le tournant de la politique de l'offre début 2014, le gouvernement n'a pas hésité à piocher dans les propositions de l'opposition en réaction aux attentats de Paris. Un aggiornamento qui empêche la droite de se différencier efficacement, et de proposer une alternative forte.

Le tournant "sécuritaire" entamé par le gouvernement en réaction aux attentats de Paris s'ajoute au tournant néo-libérale pour asphyxier idéologiquement la droite traditionnelle, qui peine à se positionner. Comment la droite pourrait-elle se démarquer de cette nouvelle ligne assumée par la gauche gouvernementale tout en respectant son ADN ?


Gil Mihaely : Même s’il est vrai qu’avec Emmanuel Macron – que je ne qualifierai toutefois pas d’ultra-libéral mais plutôt d’opportuniste-pragmatique - d’un côté et Manuel Valls de l’autre, le gouvernement propose une « offre » potentiellement intéressante pour certains électeurs du centre droit. Seul petit problème :  les résultats ne suivent pas… ni l’emploi ni la croissance ne sont pas au rendez-vous et pour ce qui concerne la sécurité, plus le temps passe plus on s’interroge sur les dix mois de « drôle de guerre » entre le 11 janvier et le 13 novembre.

Quant à la popularité de François Hollande, il faut plutôt parler d’une popularité du président de la République en temps de crise. Pas sûr que cela dure, et encore moins que cela profite à la "gauche".

Pour ce qui concerne la droite, le FN se débrouille très bien dans la situation actuelle, la question se pose donc par rapport aux Républicains. Sauf que leur problème n’est pas la troika Hollande-Macron-Valls mais plutôt celle composée de Marine-Marion-Philippot ! La seule carte à jouer pour eux me semble être celle d’engager le débat avec le FN sujet par sujet, pour tenter de se positionner comme « les adultes responsables ». Et bien sûr, puisqu’en France on ne gagne pas des élections, on les perd, il faut être bien organisé, et profiter des erreurs des autres.

Aurélien Véron : Le Gouvernement s’est enfin décidé à lancer une réponse après plusieurs tragédies qui ont émaillé 2015, du massacre de Charlie Hebdo le 6 janvier à celui du Bataclan le 13 novembre. Personne ne peut prétendre qu’un autre gouvernement aurait pu totalement éviter ces carnages. Mais notre trop grande vulnérabilité révèle qu’à la faillite de l’Etat providence, nous pouvons ajouter celle de l’Etat régalien. Il est temps de tailler dans le gras du premier pour muscler le second. L’Etat doit revenir à ses fondamentaux.

« Sécuritaire » ne signifie pas sécurité. Des lois LOPPSI 2 à la loi Renseignement, toute une série de textes ont permis l’intrusion illimitée de l’administration dans nos vies privées sans passer par un juge, prétendument pour lutter contre le terrorisme. L’échec de ces mesures – qui serviront surtout à chasser le fraudeur fiscal, bien plus dangereux aux yeux des administrations - est patent. Leur inefficacité ne pallie pas l’affaissement des services régaliens depuis une quinzaine d’années : réduction du budget de la Défense, du nombre de policiers, en plus d’un budget de la Justice trop longtemps inférieur à celui de la Culture, ce qui laisse imaginer les priorités des gouvernements successifs.

La pensée sécuritaire estime que la première des libertés, c’est la sécurité. En Corée du Nord, il n’y a ni attentats, ni cambriolages. La droite éclairée doit penser l’inverse : la première des sécurités, c’est la liberté. Elle doit penser « sécurité » et non « sécuritaire », premier palier vers les régimes totalitaires propres aux idéologies socialistes ou nationalistes. Nous ne devons pas offrir de nouvelles victoires à ceux qui veulent nous terroriser en reniant nos valeurs, à commencer par notre liberté chèrement acquise et déjà bien amochée. Plus que jamais, la droite libérale doit aider notre démocratie à chasser ses démons autoritaires et renouer avec l’état de droit. Pour limiter les dérives, chaque décision d’intrusion dans la vie privée des Français ou de privation des libertés doit être prise et assumée par des juges. Ils savent décider vite et avec sévérité lorsque c’est nécessaire, à condition que les moyens de sanction existent et soient suffisants.

Nous n’avons pas besoin d’arbitraire policier et administratif, encore moins d’un Etat d’urgence qui s’installe dans la durée et autorise tous les abus. Il nous faut une justice antiterroriste efficace – cessons les rotations forcées tous les 10 ans de juges talentueux comme Marc Trévidic – et des services de renseignement intérieur performants. La plupart des auteurs des attentats étaient fichés (voire auraient dû être incarcérés au vu de leurs antécédents judiciaires) mais, faute de moyens, n’étaient pas suivis. Les services de renseignement ont évidemment besoin de ressources bien plus importantes pour affronter cette menace intérieure.

Alexis Théas : Je pense que la droite dispose en réalité d'un boulevard devant elle qu'elle ne veut pas voir aujourd'hui. Toute la politique du gouvernement est dans une sorte de dédoublement de la personnalité. Il y a d'une part le discours, en effet tourné vers le libéralisme, la liberté d'entreprendre, et aussi désormais la sécurité, l'ordre public, l'autorité de l'Etat. Et puis il y a la réalité, les faits. L'économie française depuis 2012 a été écrasé d'impôts et de contraintes supplémentaires. Les chiffres de la sécurité et de l'immigration ont disparu, comme effacés tellement ils sont désastreux. Les dégâts sont effroyables. Il suffit de voir par exemple la Jungle dans le Pas de Calais. Comment un gouvernement peut-il avoir laisser s'accumuler des milliers de migrants clandestins, se former une zone de non droit, quasiment officialisée, reconnue par le Conseil d'Etat, dans des conditions sanitaires épouvantables, sous la coupes de passeurs criminels, et se prétendre aujourd'hui favorable à l'autorité de la loi ? La politique française est marquée depuis 2012 par un grand écart entre le discours et la réalité. Nous avons d'un côté les coups de menton, les polémiques, les postures. Et de l'autre un laisser-faire à peu près complet, en particulier sur l'immigration. Il est de la responsabilité de l'opposition de dénoncer cette divergence croissante entre la parole et le réel. La vérité devrait être le maître mot d'une alternance réussie en 2017.



David Mascré : Le drame de la droite française est que depuis de Gaulle, elle ne pense pas. Conséquence : elle tombe année après année et épisodes après épisodes dans tous les pièges tendus par la gauche socialiste. Mitterrand s’en délectait déjà  en appuyant systématiquement sur les touches qui, en divisant la droite, allaient permettre à son système de perdurer. Tout cela a déjà été parfaitement dit par Le Luron dans son spectacle de 1985 Le Luron en liberté – interdit à l’époque je le rappelle et qui depuis lors n’a jamais été diffusé à la télévision. Personne n’a osé depuis lors aller si loin dans la critique pourtant bien légitime d’un pouvoir dès cette époque adepte de la fuite en avant. Et personne à l’époque ne s’était élevé pour le défendre quand, son passage dans l'émission de Patrick Sabatier le soir du 31 décembre fut coupé au montage, au motif que l'émission était trop longue. Ulcéré et victime d'un nouveau contrôle fiscal, l'imitateur écrit une lettre ouverte au président de la République : "Cette séquence a été censurée ! [...] Il paraît cependant que ce mot ne fait pas partie de votre vocabulaire. [...] J'espère que pour le Nouvel An, vous avez donné ses étrennes à Hervé Bourges [le président de TF1], ça se fait pour les domestiques".

Dès 1981 Mitterrand savait qu’il pouvait jouer sur l’inculture de ses adversaires pour lui servir sur un plateau ce type de politique.

Ne disait-il pas en 1986 : "lorsque Chirac vient me rend visite à l’Elysée, il y monte le perron avec ses idées et en redescend avec les miennes." Le trait peut paraître humoristique mais il résume à lui seul 40 années d’impuissance et de piégeage de la droite parlementaire.

C’est d’autant plus surprenant qu’il existe à droite un très large vivier de personnes intelligentes, cultivées, profondes, lucides et créatives. Face à l’idéologie en bout de course des apparatchiks du parti socialiste, les penseurs attachés à la patrie et fidèles à l’idée d’honneur et de dévouement sont nombreux dans ce pays. Elles ne demandent qu’à servir. Encore faut-il qu’on les écoute. Et qu’on leur confie quelque responsabilité.

Dans quelle mesure cela pourrait-il être politiquement porteur ?

Gil Mihaely : L’opinion publique cherche à la fois des propositions nouvelles et de nouveaux visages. Les gens se disent « nous avons tout essayé, pourquoi pas le FN ? ». Dans le même temps, les gens aimeraient être rassurés, ils cherchent la sécurité. Le nouveau, le radicalement différent, la rupture est donc à double tranchant et les Républicains peuvent proposer une alternative à la fois séduisante et rassurante, du neuf qui ne fait pas peur au dernier moment, quand on est derrière l’isoloir et que l’on pense à ce que l’on peut encore perdre si l’on prend des risques trop importants..  

Aurélien Véron : La droite va devoir trancher entre la tentation du repli identitaire derrière des frontières érigées par un Etat dirigiste et la vision d’une société qui reprend le pouvoir sur le politique.

Outre-Manche, la « Big Society » de David Cameron s’inscrit dans cette ligne. Ce succès populaire est difficile à envisager pour les apparatchiks de la droite française, biberonnés d’étatisme à l’ENA ou dans ses sphères connexes. Ils n’ont jamais connu d’autre univers que celui de la tambouille politicienne. Les Français n’acceptent plus ce formatage déconnecté de leur réalité. La droite libérale doit s’oxygéner de talents issus du monde libre – l’entreprise – pour travailler autrement à l’élaboration d’un projet pour le pays.


Si la sécurité des Français doit revenir au cœur des missions de l’Etat, elle ne répond pas pour autant à la soif de liberté que les Français sont de plus en plus nombreux à exprimer. La droite doit se remettre très rapidement en question car la ligne d’Emmanuel Macron menace de lui voler cet idéal libéral. Pour le moment, ses idées n’ont été suivies ni par le gouvernement, ni par sa majorité. Mais il a compris que la France doit à nouveau faire rêver, donner envie de se projeter et d’investir pour l’avenir. Si deux tiers des jeunes souhaitent s’expatrier, c’est que notre modèle de plus en plus collectiviste et infantilisant plombe tous leurs espoirs. Seule une politique libérale de choc peut aujourd’hui libérer les talents et les énergies, relancer l’ascenseur social et faire à nouveau rêver à travers l’esprit d’entreprise, l’autonomie individuelle et la confiance sans laquelle il n’y a pas de fraternité possible.

Au Parti Libéral Démocrate, nous attirons majoritairement des jeunes parce qu’ils adhèrent aux notions qui nous sont chères d’autonomie, de solidarité participative, de culture collaborative, de reprise en main de notre destin, de bonheur et de responsabilité individuelle. Ce sont les fondamentaux d’un monde ouvert et confiant pour l’avenir. Ce sont les bases d’une droite qui se réinvente sur les décombres de ses échecs passés, échecs électoraux mais surtout échecs lorsqu’elle était au pouvoir.


Alexis Théas : Pour l'opposition, le retour aux fondamentaux consiste à se mettre à l'écoute de la population. On ne peut pas continuer avec le sentiment d'un clivage croissant entre les élites politiques et pe peuple. Le sondage CEVIPOF de janvier 2015 constate par exemple que 87% des Français considèrent "que les politiques ne tiennent pas compte de ce que pensent les gens comme eux". Ce constat est le signe d'une crise profonde de la démocratie. Combler ce fossé devrait être l'objectif fondamental d'un gouvernement d'alternance, son guide et sa boussole. L'idée n'est pas de faire du "populisme", comme le disent avec mépris les milieux dirigeants ou influents, mais d'accepter l'idée que les citoyens ont leur mot à dire dans un système fondé en principe sur "le pouvoir du peuple". En matière de respect des frontières, de sécurité, de maîtrise de l'immigration, d'intégration des populations d'origine étrangère, il faudra tout simplement sortir de l'incantation pour prendre les mesures concrètes qui s'imposent, par exemple, appliquer réellement les mesures de reconduites à la frontière prises envers les migrants en situation illégale et aussi reprendre la politique de négociation d'accords d'immigration avec les pays d'origine, mise en oeuvre de 2007 à 2012 pour faciliter la circulation et l'aide au développement. En matière de politique économique, il faudra mettre en place une politique de réduction massive des charges et des contraintes qui pèsent sur l'entreprise, assortie d'un calendrier précis de réalisation du 5 ans.

David Mascré : Pour qu’il y ait renouvellement encore faut il qu’il y ait retournement. Sans quoi on est dans l’éternelle application du principe du comte de Salina : "il faut que tout change pour que rien ne change."

Il y a ici similitude entre l’ordre du politique et l’ordre du théologique. Pour qu’il y ait conversion sincère, il faut d’abord qu’il y ait repentir sincère et résolution de ne plus tomber dans les mêmes errances. En l’occurrence, toutes celles qui ont contribué à précipiter la France dans l’abîme. Que je sache à droite, personne n’a jamais voulu revenir sur les erreurs ayant conduit aux défaites – désastre serait plus juste - de 1988, 1997 ou 2012 – et à la très équivoque victoire de Chirac en 2002. En politique, le retournement peut se faire de deux manières : soit par le maintien des mêmes hommes mais au service d’une politique radicalement différente (cela s’appelle faire son chemin de Damas). Soit par le changement complet des hommes et l’arrivée aux manettes d’une nouvelle génération de leaders.

Quelle que soit l’option choisie, il faudra bien définir autour de quels principes, de quels programmes, et de quelles modalités d’action rassembler les hommes composant cette majorité de droite.

Le problème est que définir l’essence de la droite est une mission quasi impossible. D’autant qu’il existe historiquement plusieurs droites. J’ai consacré plusieurs pages à cette question dans mon livre De la France. 

Disons qu’on peut sommairement résumer l’opposition droite/gauche à l’opposition Antigone/Créon. Ce sont là deux figures qui n’ont fait pour l’instant que jeter quelques pousses mais qui selon toute vraisemblance seront amenées demain à jouer un rôle absolument déterminant dans la constitution des nouveaux positionnements politiques et l’appréhension des problèmes globaux qui assaillent aujourd’hui l’humanité.

Or, ce que nous apprend sur un mode laïc le mythe d’Antigone et Créon - et cette laïcité est l’un des autres avantages de ce récit qui n’a pas besoin pour être admis d’invoquer l’appartenance préalable à l’une quelconque des religions révélées et par là, selon un schéma qu’avaient parfaitement compris les jésuites du 17ième siècle, peut servir de point de départ au rassemblement le plus large des diverses composantes du peuple français - c’est précisément de ne pas vouloir réduire l’homme à la nature (refus du naturalisme et, corrélativement, intériorisation de cette idée si chère à Blaise Pascal selon laquelle "l’homme passe infiniment l’homme"), la politique à un rite, le droit aux seules lois de la Cité. Ce que nous apprend par là même le mythe d’Antigone et Créon, c’est à ne pas confondre et identifier par principe le politique et le religieux sous peine de tomber effectivement dans une forme d’enfermement millénariste, c’est à dire dans une volonté prométhéenne d’identifier purement et simplement la cité des hommes au royaume de Dieu, dans cette forme de tentation monstrueuse qui consiste à vouloir ériger la Cité des hommes contre la Cité de Dieu ("vouloir être Dieu sans Dieu, malgré Dieu, voire contre Dieu", selon une formule qu’en leur temps saint Augustin et saint Maxime le Confesseur avaient parfaitement su employer pour caractériser en son sens le plus fort le péché originel).

La figure d’Antigone apparaît de ce point de vue comme l’une des figures clés du débat contemporain parce qu’elle se présente à nous comme une figure de la transcendance. En invoquant l’existence de lois non écrites, Antigone plaide non seulement pour le primat de l’invisible sur le visible, de l’éternel sur le temporel, mais elle se fait par là-même le témoin d’une réalité stratifiée et complexe – celle qui, par delà toutes les tentatives de récupération, de dénégation ou d’occultation, permet de protéger le plus faible et attester de l’éminente dignité du plus petit. En ce sens Antigone se présente à nous comme un témoin par excellence de la transcendance. Or, fondamentalement, pour nous, être de droite, c'est être un partisan de la transcendance.


Droite/gauche ou transcendance contre immanence
Les grands hommes qui ont marqué l’histoire de l’Europe furent des figures de la transcendance, c’est-à-dire des indissolublement des figures de la résistance et de la persévérance. Ce furent toutes des personnes qui surent s’indigner et s’insurger. Ce furent des personnes qui surent à un moment donné dire : Non ! Il existe des lois non écrites ! Des lois non écrites qui justifient le sacrifice de sa carrière, de son confort et parfois même, de sa vie. Des lois non écrites qui justifient que l’on choisisse de s'engager ou de résister. C'est là, nous semble-t-il, un point capital. Car il conduit à définir la droite non par la réaction (réaction à une gauche qui serait par essence et depuis toujours moteur de l'action et rectrice du progrès) mais par la résistance. La droite, c'est le parti de la résistance. Voilà ce qu'il faut dire, et redire, répéter à temps et à contretemps, ressasser inlassablement. Plutôt que de réaction, il faut parler de résistance : l’homme de droite c’est l’homme de la résistance : de l'acte de résistance. Nous rejoignons là une figure fondamentale qui est celle de l'intemporel. Certes une telle définition ne conviendra nullement à tous ceux, hélas aujourd'hui nombreux, qui n'ont de la politique qu'une vision à la petite semaine, qui n'y voient qu'une forme de gestion de la société. Mais une telle définition sierra à tous ceux qui voient dans la politique un moyen d’agir et de penser, en anticipant sur les menaces à venir, protégeant les plus faibles et répondant aux tragédies et aux malheurs qui s’abattent sur l’humanité.

Ceci dit, il y a une attente très forte des populations pour un vrai sursaut patriotique. Le parti socialiste, avant les attentats, ne représentait plus que 18% des votants soit 9% du corps électoral. On voit bien qu’il ne pèse plus que de manière marginale.

Après avoir été plumés, obligés d’accueillir des populations hallogènes, après avoir vu les systèmes de corruption se généraliser à tous les étages de la société française, après avoir vu dans toutes les strates de la société la fraternité se rétrécir comme peau de chagrin, après avoir vu la vraie égalité  – celle du sang versé sur le champ de bataille ; condition qui, je le rappelle est la raison pour laquelle les femmes se voyaient interdites de droit de vote jusqu’en 1945 – vidée de toute signification au profit d’un égalitarisme qui promeut les cancres et les parasites au détriment des travailleurs et des créatifs, les Français se voient retirer progressivement leur dernier bien – le plus précieux sans doute : la liberté.

Grâce à l’Europe passoire, et par ricochet à François Hollande, son fidèle séide, ils ne peuvent plus désormais ni circuler, ni se rassembler, ni s’exprimer, ni s’associer, ni communiquer librement.

Un tel état de fait ne saurait en France durer sans susciter à un moment ou à un autre une vive réaction.

On a souvent dit des Français qu’on pouvait tout leur retirer – sous–entendu le confort, la propreté, les congés payés, la retraite à 60 ans - sauf une chose : la liberté. Or cette spoliation de la liberté, c’est précisément ce qui est en train de se produire sous nos yeux depuis le Congrès de Versailles. Celui-ci a des airs de déjà vu : c’est l’attitude du Parlement le 3 juillet 1940 au lendemain de l’effrayante débâcle de juin 1940. A l’époque, on avait accepté de donner les pleins pouvoirs à un homme qui, à l’évidence, était dix coudées en dessous de la tâche historique qui lui était confiée.

La suite on s’en souvient, de Monthoire à Siegmaringen, n’a été qu’une série de gesticulations et de rodomontades. Comme aujourd’hui.

Je ne suis pas sûr que les Français l’acceptent longtemps. Et je ne crois pas qu’ils accepteront de se voir privés de ce bien plus cher à leurs yeux que la prunelle de leurs yeux : la liberté.

Concrètement, que ce soit dans la forme ou dans le fond, comment cela pourrait-il se traduire en vue de 2017 ? Quelles seraient les propositions fortes d'un tel programme ?

 

Gil Mihaely : Les Républicains font face à deux rivaux. Côté PS, l’échec est patent et pour le moment il suffit d’évoquer leur bilan, et rappeler les bonnes idées de Nicolas Sarkozy qui avait été rejetée par François Hollande en 2012, avant d’être reprises ensuite sous un autre nom. Face au FN il faut chercher les défauts de leurs qualités. Puisque le FN représente le neuf, la rupture et la « virginité » de ceux qui n’ont pas de bilan à défendre, il faut souligner le manque d’expérience, pointer du doigt les propositions qui relèvent de la logique « y’a qu’à », et la peur que suscite toujours une politique de rupture radicale avec le passé.

Beaucoup d’électeurs en France ont plus de 50 ans et le programme économique du FN pourrait leur faire peur. Ils ont de l’ épargne et des enfants à soutenir. Ils peuvent s’énerver mais ils ne sont pas du genre à prendre des risques. Autrement dit, face à la radicalité du FN, les Républicains pourraient jouer la carte du conservatisme prudent et pragmatique.



Aurélien Véron : La droite doit refonder notre modèle social autour d’un triptyque formation (initiale mais aussi tout au long de la vie), entreprise et assurances sociales, avec un Etat beaucoup moins dépensier et vorace fiscalement. La grande réforme structurelle de l’enseignement signera la fin les micro-changements centralisés au profit d’une autonomie réelle des établissements scolaires, notamment dans les choix pédagogiques, l’embauche et l’évaluation des enseignants. Elle sera complétée d’un chèque éducation destiné aux familles choisissant de nouvelles écoles libres et innovantes. Des initiatives comme Espérance Banlieues - écoles hors contrat financées par des mécènes dans les quartiers difficiles - devront être traitées loyalement par l’Etat au lieu de l’uniformisation et du nivellement par le bas de l’enseignement.

Libérer le marché de l’emploi passe aussi par l’inversion de la hiérarchie des normes en privilégiant les accords d’entreprise à un Code du travail qui reste néanmoins à réécrire pour le rendre minimaliste, rappel des principes essentiels régissant les rapports entre employeurs et employés. La concurrence doit s’étendre à tous les secteurs. La concurrence vivifiante créé des emplois et stimule l’innovation au service du consommateur. Elle doit s’étendre des transports à la santé en abattant toutes les cloisons des monopoles, professions protégées et corporations fermées. Il est tout de même incroyable de se satisfaire d’un modèle social qui nous amène aujourd’hui à 10,6 % de chômage.

Enfin, le monopole ruineux des assurances sociales a vécu. La droite doit proposer de substituer la retraite par capitalisation à un système de retraite par répartition, injuste et approchant la faillite. Si la capitalisation est bien plus rentable pour les assurés, elle contribue également à l’activité économique contrairement à la répartition stérile. De même, le système étatique d’assurance-maladie est une ineptie dans un secteur de la santé bouleversé par l’innovation et les nouvelles technologies de santé. 
Son ouverture à des assurances privées au premier euro, dans un cadre légal maintenant toutefois l’universalité de la couverture santé, est indispensable. Cette distinction entre les mécanismes assurantiels et la solidarité nationale doit revenir au cœur du discours d’une droite moderne.

Enfin, avec le recul progressif du salariat au profit de l’entreprenariat, pourquoi pas un impôt sur le revenu proportionnel – flat tax - couplé à un revenu d’existence universel en remplacement de l’ensemble des aides sociales et familiales actuelles ? Ne rêvons pas, la droite traditionnelle a encore beaucoup de chemin à parcourir pour se rénover et retrouver un peu de charme aux yeux des Français au lendemain d’une élection où elle n’emporte que 7 régions sur 13, dont 2 avec l’aide de la gauche.


Alexis Théas : Pour l'instant, nous ne voyons rien d'intéressant venir dans la perspective de 2017. Cette période électorale qui approche à grands pas est totalement dévoyée par l'obsession des présidentielles et les jeux des personnalités, Hollande Juppé, Sarkozy, Fillon, le Pen... Il y a là un véritable scandale antidémocratique. Nous avons le sentiment que le débat d'idées est interdit par la politique spectacle et la confiscation de la vie politique par une poignée de personnages autocentrés sur leurs intérêts personnels et une vanité qui confine parfois à la pathologie. L'espérance ne viendra pas d'eux. Il faut recentrer l'avenir de la politique française sur les idées et les projets. Dans une démocratie normale, face au blocage de la vie politique, il devrait être de la responsabilité d'un groupe de parlementaires de l'opposition de préparer l'alternance en engageant le chantier d'un programme de gouvernement et de réformes. Pour 2017, l'un des scénarios possible – sinon probable – est celui d'une réélection de M. Hollande se retrouvant avec une Assemblée de droite. En effet, le climat d'union nationale lié aux attentats terroristes pourrait se traduire par le maintien de ce dernier à l'Elysée, mais le pays ayant soif de changement, il pourrait élire une Assemblée majoritairement à droite, tout comme le Sénat. Il y aurait alors un basculement du pouvoir de l'Elysée vers le Parlement et Matignon. Compte tenu ce cas de figure éventuel, il appartient aux parlementaires de droites de travailler collectivement à un programme ambitieux en faisant abstraction de la guerre des chefs.

Aurélien Véron, David Mascré, Alexis Théas, Gil Mihaely




juin 14, 2015

Libéralisme au XIXe - histoire économique britannique

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.


Industrialisation et libéralisme au XIXe siècle : nouvelles approches de l’histoire économique britannique


On a l’habitude de décrire la Grande-Bretagne du XIXe siècle comme le pays de la révolution industrielle et du libéralisme. Des années 1880 – aux débuts de l’histoire économique – jusqu’aux années 1980, ces deux truismes ont servi de présupposés communs dans les débats opposant l’école dite « orthodoxe » à sa rivale « hétérodoxe ». Mais au cours des deux ou trois dernières décennies, la manière dont les historiens économistes les interprètent a beaucoup évolué. Cet article décrit cette évolution qui a rendu obsolète l’ancienne distinction entre « orthodoxes » et « hétérodoxes ». À distance des anciennes définitions a posteriori de la « révolution industrielle » comme du « libéralisme », les historiens britanniques accordent aujourd’hui une plus grande attention à l’outillage mental des acteurs, et ils ont révisé l’encastrement des marchés dans la culture politique, dans les relations de genre, dans les contraintes environnementales et dans les institutions.


Depuis la fin du XIXe siècle, on a coutume d’opposer deux écoles rivales d’histoire économique en Grande-Bretagne. La première, « orthodoxe » et libérale, privilégierait ses liens avec la théorie économique dominante à partir d’une vision optimiste de l’industrialisation et du modèle social libéral mis en place à l’époque victorienne. Revendiquant Alfred Marshall et John Clapham comme pères fondateurs, elle aurait triomphé institutionnellement par rapport à la seconde école, « hétérodoxe », inspirée par la sociologie et par l’anthropologie, qui serait restée marginale 2. Cette dernière, développée à la fin du XIXe siècle sous l’influence de Friedrich List, John Ruskin et Arnold Toynbee, trouverait un prolongement au XXe siècle dans les travaux de Barbara et John L. Hammond, Karl Polanyi et Edward P. Thompson, qui mettent l’accent sur les conséquences sociales et culturelles catastrophiques de la révolution industrielle, sur la transformation du travailleur anglais en homo œconomicus et sur la réduction des relations sociales au simple lien d’argent (cash nexus).
  • 1 . Ce travail a bénéficié des commentaires de Thierry Aprile, Fabrice Bensimon, François Jarrige, Fa (...)
  • 2 . Sur l’école « hétérodoxe », voir Alon Kadish, Historians, Economists, and Economic History, Londr (...)
Cette présentation a le mérite de mettre en valeur la contribution d’une discipline née à la fin du XIXe siècle, l’histoire économique, à un conflit culturel de plus vaste envergure. Car la trajectoire historique britannique au XIXe siècle ne se résume pas à une querelle insulaire sur les « valeurs victoriennes » 3. Elle joue le rôle, dans les sciences sociales comme dans nos imaginaires, de laboratoire de la modernité industrielle et libérale. En affirmant en 1944, dans son ouvrage classique La grande transformation, que « le XIXe siècle fut le siècle de l’Angleterre », Polanyi énonçait donc un présupposé que partagent encore largement les spécialistes de l’économie des années 1780-1914 4. Mais la vision commode d’une bataille rangée en deux camps opposés semble peu adaptée pour décrire les débats historiographiques des dernières années. Il paraît difficile, aujourd’hui, de dessiner une frontière intellectuelle entre « orthodoxes » portés vers la théorie économique et « hétérodoxes » tournés vers les autres sciences humaines. La dernière édition de la Cambridge Economic History of Modern Britain (2004), autrefois vitrine éditoriale du rapprochement entre l’histoire économique et la théorie néoclassique, en offre une illustration 5. L’ouverture plus grande à l’histoire sociale, politique et culturelle, par rapport aux précédentes éditions, y reflète plutôt l’influence de théories économiques qui, à l’image du néo-institutionnalisme ou de la théorie des jeux, insistent sur l’insertion du marché dans des institutions et des normes, tentent d’évaluer le rôle de la « confiance », sont soucieuses de prendre en compte les « externalités » environnementales ou sociales, ou revisitent la logique des décisions économiques à la lumière de modèles de rationalité dans lesquels l’information est imparfaite et les croyances des agents économiques sont des enjeux de luttes 6.

  • 3 . Sur ce débat qui dépasse largement la sphère universitaire, voir T. Christopher Smout dans Procee (...)
  • 4 . Karl Polanyi, The Great Transformation. The Political and Economic Origins of Our Time, New York, (...)
  • 5 . Roderick Floud et D.N. MacCloskey (eds.), Economic History of Britain since 1700, Cambridge, Camb (...)
  • 6 . Philippe Steiner, La sociologie économique, « Repères », Paris, La Découverte, 1999 ; Alessandro (...)

La difficulté à tracer des frontières nettes entre des grandes interprétations rivales ne reflète pourtant pas l’apaisement de la vieille bataille culturelle sur l’identité industrielle et libérale de l’Angleterre, qui, au contraire, a pris un tour nouveau. En effet, à la suite des réformes libérales de Margaret Thatcher dans les années 1980, le poids de l’industrie s’est réduit au profit des services et le pays a renoué avec des taux de croissance élevés ; l’idée reçue, selon laquelle la Grande-Bretagne était un vieux pays industriel en déclin continu depuis la fin du XIXe siècle, a ainsi été remise en cause. Ces nouveaux débats historiographiques ne se résument pas à un déplacement de la thématique des « classes sociales » vers celle des rapports de genre ou des relations entre la métropole et son empire, même si, comme on le verra, une telle évolution a marqué l’histoire économique comme les autres domaines de l’historiographie. C’est plus directement le modèle économique de la Grande-Bretagne au XIXe siècle que les historiens se sont appliqués à redéfinir au cours des deux ou trois dernières décennies.

Nous présenterons ces nouvelles approches de l’histoire économique à travers l’analyse de deux débats particuliers : sur la notion de « révolution industrielle » et sur l’essor du libéralisme économique. En premier lieu, le concept de révolution industrielle, contesté à partir des années 1980, a été revisité de manière à mieux tenir compte de l’environnement culturel et juridique des acteurs économiques. En second lieu, les travaux récents sur le libéralisme économique, conçu à la fois comme culture et comme ensemble de pratiques, ont permis de mieux tenir compte des représentations des acteurs, trait d’union indispensable entre l’État, le marché et la société civile. S’il est encore possible, au terme de cette relecture, de décrire l’Angleterre du XIXe siècle comme le pays de la révolution industrielle et du libéralisme économique, c’est au prix d’une redéfinition importante de ces deux notions.

Le pays de la révolution industrielle

Dès leur origine, les débats sur la « révolution industrielle » opposent une école d’optimistes (généralement recrutés chez les « orthodoxes ») qui y voient un processus cyclique et une source d’enrichissement collectif, et une école de pessimistes (plutôt « hétérodoxes ») qui insistent sur son caractère brutal et sur l’augmentation des inégalités. Malgré leurs différences, les deux écoles s’accordent au moins sur l’idée d’un « décollage » de la croissance entre 1760 et 1840 7. Mais à partir des années 1980 cette idée est remise en cause dans un contexte où les historiens prônent une réflexivité critique à l’égard de leurs propres concepts8. La voie est alors ouverte pour une relecture de cette période.

  • 7 . Walt Whitman Rostow, The Process of Economic Growth, Oxford, Clarendon Press, 1960 (1re édition 1 (...)
  • 8 . Patrick Verley, La révolution industrielle, Paris, Gallimard, 1997, p. 13-121.

La « révolution industrielle » à l’épreuve

Dès les années 1970 plusieurs travaux avaient peint le tableau d’une économie « proto-industrielle » antérieure à la fabrique 9, relativisé l’impact du machinisme en insistant sur la place longtemps dominante du travail manuel même après l’essor des grandes usines 10,ou souligné la diversité des voies possibles de l’industrialisation 11. À partir des années 1980 les cliométriciens viennent confirmer ces recherches. Les chiffres publiés par Nicholas F.R. Crafts et C. Knick Harley démontrent que, si l’économie de la période 1780-1840 connaît des changements structurels importants, la croissance annuelle y reste limitée de 1 à 3,5 % du PNB environ 12. La convergence apparente entre des historiens utilisant des méthodologies différentes est si frappante qu’il devient possible de parler, à propos de la notion de révolution industrielle, d’une « entité fictive » ou d’un terme « inapproprié » 13.
  • 9 . Franklin F. Mendels, “Proto-Industrialisation: The First Phase of the Industrialisatoin Process”, (...)
  • 10 . Raphael Samuel, “Workshop of the World: Steam Power and Hand Technology in Mid-Victorian Britain” (...)
  • 11 . Jonathan Zeitlin, « Les voies multiples de l’industrialisation », Le Mouvement Social, n° 133, oc (...)
  • 12 . Nicholas F. R. Crafts, British Economic Growth During the Industrial Revolution, Oxford, Clarendo (...)
  • 13 . Jonathan C.D. Clark, English Society, 1688-1832, Cambridge, 1985, cité dans Martin Daunton, Progr (...)
Derrière ces réévaluations, c’est le récit traditionnel de la révolution industrielle qui est remis en cause. La marginalisation du concept de classe est un aspect bien connu de cette révision d’ensemble impulsée par le « tournant linguistique » 14. L’idée qu’il existerait une working class distincte reste en effet très périphérique dans la première moitié du XIXe siècle 15. Inversement, c’est dans le discours politique plutôt que dans la pratique que la middle class est présente en Grande-Bretagne à partir des années 1830 16. Ce souci de déconstruire les catégories constitutives de l’ancienne histoire sociale afin de mettre au centre des préoccupations historiennes les représentations des acteurs trouve ses équivalents en histoire économique 17. Les réflexions récentes sur la notion même de « révolution industrielle » en sont un aspect révélateur. Construction à la fois tardive et étrangère, elle ne se banalise qu’à partir des années 1840 chez les observateurs continentaux de la Grande-Bretagne, et ne traverse la Manche que dans les années 1880 18. Constamment remise en cause, elle n’est que l’assemblage toujours instable de phénomènes regroupés différemment en fonction des contextes et, au cours de son histoire, elle fut toujours concurrencée par d’autres manières de rendre intelligibles les mêmes phénomènes. Ainsi c’est pour des raisons d’abord politiques que les nouvelles formes de la pauvreté, au cours des années 1790-1850, sont interprétées de façon différente des deux côtés de la Manche 19. De même on n’attendit pas que le terme Industrial Revolution fût introduit dans le vocabulaire anglais pour mettre en valeur le rôle des inventeurs et de la machine à vapeur en Angleterre ou leur impact sur les marchés 20.
  • 14 . Gareth Stedman Jones, « De l’histoire sociale au tournant linguistiqueet au-delà. Où va l’histori (...)
  • 15 . Gareth Stedman Jones, Languages of Class: Studies in English Working Class History, 1832-1982, Ca (...)
  • 16 . Dror Wahrman, Imagining the Middle Class: The Political Representation of Class in Britain, c. 17 (...)
  • 17 . Patrick K. O’Brien et Donald Winch (eds.), The Political Economy of British Historical Experience (...)
  • 18 . Gareth Stedman Jones, “National Bankruptcy and Social Revolution: European Observers on Britain, (...)
  • 19 . Gareth Stedman Jones, An End to Poverty ? A Historical Debate, New York, Columbia University Pre (...)
  • 20 . Maxine Berg and Kristine Bruland (eds.), Technological Revolutions in Europe: Historical Perspect (...)
Cette remise en cause réflexive a ouvert la porte à une reconceptualisation de la période. Anthony Wrigley conteste ainsi l’idée d’une mécanisation précoce et souligne la spécificité d’une économie encore « organique » jusque vers le milieu du XIXe siècle. Dans une telle économie où l’énergie, les matières premières et les outils sont issus de la matière végétale ou animale, les gains de productivité sont soumis à des obstacles écologiques (selon le modèle de Thomas Malthus) et ne peuvent découler que d’une meilleure division du travail et d’un développement commercial (en conformité avec les idées d’Adam Smith). Contrairement à cette économie qui repose sur des flux de matière organique, l’économie minérale de la machine à vapeur ou du moteur à explosion est fondée sur l’exploitation de stocks de houille, de minerais de fer ou de pétrole. Si cette dernière commence à prendre forme dès la fin du XVIIIe siècle, elle ne se développe que très lentement. Même dans le textile, la mécanisation reste limitée jusque dans les années 1840, époque où les trois quarts de la production industrielle continuent de se faire dans de petits ateliers ou dans un cadre domestique 21. La croissance reste contenue à l’intérieur de limites intrinsèques à l’économie organique, limites qui ne disparaissent qu’à partir du deuxième tiers du dix-neuvième siècle, voire au-delà, à l’époque du pétrole, des plastiques et des colorants synthétiques issus de la deuxième révolution industrielle 22.
  • 21 . V.A.C. Gatrell, “Labour, Power and the Size of Firms in Lancashire Cotton in the Second Quarter o (...)
  • 22 . Edward Anthony Wrigley, Continuity, Chance and Change: The Character of the Industrial Revolution (...)
De telles critiques sont-elles suffisantes pour abandonner l’idée même d’une révolution industrielle ? Rien n’est moins sûr. En premier lieu, une opposition tropmarquée entre un secteur organique et traditionnel demeuré dominant et un secteur minéral et moderne tardant à s’affirmer est en partie artificielle car les deux secteurs étaient intimement liés et se renforçaient mutuellement au plan technique comme au plan de la main d’œuvre, notamment du fait de la sous-traitance 23. En second lieu les indicateurs nationaux, toujours imparfaits, ne reflètent pas l’importance des disparités régionales. Or c’est au sein des localités qu’explosent les conflits ou que se construit la conscience d’un intérêt commun 24. Malgré les limites structurelles de la croissance, ce sont ellesqui assurent l’optimisation d’un modèle de croissance à la Adam Smith dont les racines sont nettement antérieures à la fin du XVIIIe siècle. Outre une efficacité croissante des transports, notamment par canaux, et un système de crédit plus efficace que chez ses voisins, la Grande-Bretagne profite d’une agriculture depuis longtemps plus productive et qui libère de nombreux bras pour l’industrie textile 25. Enfin, les historiens ont réévalué l’importance de la demande par rapport à l’offre et à la capacité productive et ont souligné l’impact culturel de l’empire colonial qui aiguise le désir de consommer dans un contexte de monétarisation de l’économie 26.
  • 23 . Maxine Berg et Pat Hudson, “Rehabilitating the Industrial Revolution”, Economic History Review, X (...)
  • 24 . Idem, p. 38-39 ; Sidney Pollard, Peaceful Conquest: The Industrialisation of Europe, Oxford, Oxfo (...)
  • 25 . Gordon E. Mingay (ed.), The Agrarian History of England and Wales. Volume VI: 1750-1850, Cambridg (...)
  • 26 . John Brewer et Roy Porter (eds.), Consumption and the World of Goodsin the Seventeenth and Eighte (...)
Au total, émergeun tableau de la révolution industrielle dans lequel celle-ci, plutôt qu’une rupture brutale, apparaît comme l’apogée d’un modèle mis en place au XVIIIe siècle et fondé sur l’extension des marchés et la division du travail 27. La véritable discontinuité avec la période précédente n’est pas dans le système productif, mais dans l’essor démographique et l’urbanisation. La population anglaise double en cinquante ans pour atteindre 17 millions d’habitants en 1851, dont la moitié vit dans des villes. Aussi la question importante n’est peut-être pas tant de comprendre pourquoi l’Angleterre connut une révolution industrielle, mais comment elle réussit à traverser un tel cataclysme démographique 28.
  • 27 . Patrick Verley, L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’occident, Paris, Ga (...)
  • 28 . Boyd Hilton, A Mad, Bad, and Dangerous People ?: England 1783-1846, Oxford, Oxford University Pr (...) 

Nouvelles approches du « niveau de vie »

Contre l’image trop simple d’une dislocation de la société sous l’influence de l’industrialisation, c’est plutôt l’encastrement des processus économiques dans les institutions et les normes sociales qui a été souligné au cours des dernières années. Plusieurs travaux ont convergé en ce sens pour renouveler le questionnaire jadis établi par les historiens du « niveau de vie » (standard of living) des classes populaires au début du XIXe siècle 29. Refusant d’opposer approches quantitatives et qualitatives, les nouveaux travaux soulignent l’importance de la « révolution industrieuse » et consommatrice, de la nouvelle organisation du travail au sein de la cellule familiale, ou encore de l’impact des pollutions sur l’environnement.
  • 29 . Arthur J. Taylor, The Standard of Living in Britain in the Industrial Revolution, Londres, Methue (...)

On savait déjà qu’il est important de ne pas uniformiser les situations en distinguant plusieurs profils types de consommateurs, et de ne pas surestimer l’impact de la baisse des prix du textile dans la mesure où une grande partie est vouée à l’exportation. À partir de ces réflexions, Charles Feinstein montre que les revenus réels stagnent jusque dans les années 1830 puis connaissent une croissance fragile avant de se consolider dans les années 1840 et de connaître une accélération dans la deuxième moitié du siècle 30. Mais de tels résultats soulèvent une difficulté. Depuis le début des années 1980 plusieurs travaux importants ont défendu l’idée d’une « révolution de la consommation » au XVIIIe siècle 31. Comment réconcilier cette approche avec les nouvelles données qui montrent que les salaires réels n’augmentent pas significativement ?
  • 30 . Peter H. Lindert et Jeffrey G. Williamson, “English Workers’ Living Standards During the Industri (...)
  • 31 . John Brewer, Neil McKendrick et John H. Plumb, The Birth of a Consumer Society: The Commercialisa (...)
Si les Anglais consomment plus, selon Hans-Joachim Voth, c’est d’abord parce qu’ils ont un désir plus grand de consommer, ce qui, dans un contexte où les salaires réels n’augmentent pas, les pousse à travailler plus 32. Cette « révolution industrieuse », comme l’appelle Jan de Vries, se distingue de la révolution industrielle en ce qu’elle est stimulée par la demande et non par l’offre, et procède d’une situation dans laquelle « les hommes […] sont esclaves de leurs propres désirs » qui les forcent à travailler 33. Une telle hypothèse s’écarte de la perspective naguère proposée par Edward P. Thompson, qui faisait de l’augmentation du temps de travail le résultat d’une série de mesures disciplinaires repérables dans les sources littéraires ou les règlements d’usine, les horaires imposés ou la fin de la « Saint Lundi » 34. Mais elle témoigne de la même inventivité dans l’utilisation des sources. Ainsi Hans-Joachim Voth a étudié les déclarations de plus de 2 800 hommes et femmes de Londres et du Nord de l’Angleterre appelés comme témoins de crimes devant des tribunaux et sommés de détailler leurs activités heure par heure le jour du crime. Ces témoignages permettent de confirmer la thèse d’un allongement global du temps de travail entre 1760 et 1830, tout en montrant que l’expérience de l’enfermement et de la discipline n’avait concerné qu’une minorité des ouvriers 35.
  • 32 . Hans-Joachim Voth, Time and Work in England, 1750-1830, Oxford, Clarendon Press, 2001.
  • 33 . Jan De Vries, “The Industrial Revolution and the Industrious Revolution”, Journal of Economic His (...)
  • 34 . Edward P. Thompson, “Time, Work-Discipline, and Industrial Capitalism”, Past and Present, n° 38, (...)
  • 35 . Idem, p. 161-241.
La limite d’une telle explication est qu’elle tend à uniformiser des situations familiales parfois très différentes. Ainsi l’accès à des biens de consommation durables ne constitue en rien une amélioration globale du niveau de vie si elle ne profite qu’inégalement à tous les membres de la famille. Comprendre ce phénomène suppose de s’intéresser à la cellule familiale comme unité de production. C’est en effet, selon Maxine Berg et Pat Hudson, à ce niveau qu’ont lieu les évolutions les plus « révolutionnaires » de la révolution industrielle. Le premier événement important est la renaissance de l’ouvrier qualifié, dont le sort ne se résume pas à l’image toute faite de l’artisan humilié par la machine, réduit au rôle de « surveillant de [sa] toute-puissante assistante » quand il n’est pas purement et simplement remplacé par elle 36. Si beaucoup sont fragilisés par la mécanisation, à l’image des tisseurs à bras (handloom weavers), d’autres ressortent gagnants des confrontations avec leurs employeurs dans les années 1830. Ainsi, même dans le cas des filatures de coton où Karl Marx voyait l’exemple classique d’une technique – la self-acting mule (fileuse automatique)– qui permettait au capital de dominer le travail, les responsables des machines ou minders voient leurs responsabilités et leur salaire augmenter 37. L’histoire des techniques, profondément renouvelée au cours des dernières années, permet de mieux comprendre ce phénomène 38. À une époque où l’innovation n’est pas encore le monopole des ingénieurs et des scientifiques 39, la mécanisation n’est ni une sélection naturelle des « meilleurs » procédés, ni un processus inévitable de déqualification du fait des avancées techniques, mais plutôt une négociation pied à pied au terme de laquelle les ouvriers qualifiés, ou du moins ceux qui étaient membres des trade unions légalisés en 1824, surent défendre leur position au sein de la fabrique et donc de leur famille. Les luttes constantes entre employeurs, employés et acteurs extérieurs montrent donc que beaucoup d’hommes résistent bien à la déqualification, mais que les femmes et les enfants en sont les principales victimes 40.
  • 36 . Peter Gaskell, Artisans and Machinery: The Moral and Physical Condition of the Manufacturing Popu (...)
  • 37 . William Lazonick, Competitive Advantage on the Shop Floor, Cambridge (Mass.), Harvard University (...)
  • 38 . Donald Mackenzie et Judy Wajcman (eds.), The Social Construction of Technological System: New Dir (...)
  • 39 . Des revues comme Technology and Culture, History and Technology ou encore Social Studies of Scien (...)
  • 40 . Arthur J. McIvor, A History of Work in Britain, 1880-1950, Basingstoke, Palgrave, 2001 ; François (...)
La libération de main-d’œuvre issue des innovations agricoles change profondément la contribution des femmes et des enfants aux évolutions économiques 41. Le XIXe siècle, époque de la « séparation des sphères » entre hommes et femmes, voit aussi le passage d’une économie familiale, fondée sur le partage du travail et des ressources, à une économie salariale marquée par la domination du chef de famille (breadwinner) et la relégation des femmes et des enfants à des tâches sous-payées ou non payées 42. Ainsi les lois sociales de la première moitié du XIXe siècle ne sont pas motivées par la seule volonté de protéger la main-d’œuvre des effets néfastes de l’industrialisation 43. Elles organisent aussi la marginalisation économique des femmes 44.
  • 41 . Nicola Verdon, Rural Women Workers in Nineteenth-Century England: Gender, Work and Wages, Woodbri (...)
  • 42 . Sally Alexander, Women’s Work in Nineteenth-Century London. A Study of the Years 1820-1850, Lon (...)
  • 43 . Polanyi, La grande transformation…, ouv. cité, p. 181.
  • 44 . Sonya O. Rose, Limited Livelihoods: Gender and Class in Nineteenth-Century England, Berkeley, Uni (...)
Jane Humphries et Sara Horrell éclairent ce processus à partir d’une réflexion sur la dépendance, c’est-à-dire sur le nombre d’individus sans revenus au sein de la famille 45. En effet, les chiffres de Charles Feinstein sur l’augmentation du niveau de vie après les années 1840 incluent tous les salaires et non seulement les salaires masculins. Ils conduisent à des interprétations différentes selon que le nombre des dépendants au sein de la famille (principalement des enfants) est plus ou moins important, et selon que les enfants et les femmes qui travaillent pour l’augmentation du niveau de vie de la famille sont rémunérés ou non. Or Jane Humphries et Sara Horrell mettent en valeur l’augmentation de la part du salaire masculin dans les revenus d’ensemble de la famille. L’augmentation des revenus s’est donc accompagnée d’une dépendance accrue à l’égard du chef de famille. Avant la réduction de la taille des familles à la fin du siècle, cette dépendance accrue des enfants et des femmes se traduit par des inégalités dans les rations alimentaires allouées à chacun.
  • 45 . Jane Humphries et Sara Horrell, “Old Questions, New Data, and Alternative Perspectives: Families’ (...)
Ce constat pessimiste sur l’évolution des salaires réels après 1830 montre bien que l’ancien débat sur le niveau de vie n’est pas mort même si certains économistes préfèrent parler de qualité de vie que l’on peut évaluer à partir de données anthropométriques comme la taille des enfants ou d’une analyse plus fine des chiffres de mortalité 46. D’autres travaux attirent plutôt l’attention sur la dégradation de la qualité de l’eau et de l’air. C’est en effet dans la Grande-Bretagne du XIXe siècle que se pose pour la première fois explicitement la question des pollutions industrielles 47. Ces dernières sont un enjeu majeur du passage d’une économie « organique » à une économie « minérale », dont des villes comme Manchester furent le laboratoire 48. Avant même que les politiques de santé publique n’aient pu avoir un impact mesurable 49, ces pollutions font naître de nouvelles inégalités environnementales entre les urbains et les ruraux et, au sein des villes, entre quartiers riches et quartiers pauvres. Telle est la situation que dénoncent William Farr et d’autres hygiénistes au lendemain de la crise de choléra qui ravage l’East End de Londres en 1866, mais qui épargne les quartiers aisés dans lesquels les compagnies des eaux privées ont adopté des méthodes de filtrage plus exigeantes 50.
  • 46 . Simon Szreter et Graham Mooney, “Urbanization, Mortality, and the Standard of Living Debate: New (...)
  • 47 . Peter Thorsheim, Inventing Pollution. Coal, Smoke, and Culture in Britain since 1900, Athens, Ohi (...)
  • 48 . Stephen Mosley, The Chimney of the World. A History of Smoke Pollution in Victorian and Edwardian (...)
  • 49 . Simon Szreter, “The Importance of Social Intervention in Britain’s Mortality Decline c. 1850-1914 (...)
  • 50 . Bill Luckin, Pollution and Control. A Social History of the Thames in the Nineteenth Century, Bri (...)
Comment réconcilier ce tableau à la John Martin, peintre catastrophiste du début du siècle, avec celui des riantes campagnes de John Constable ? À contre-courant des images dramatiques qui font obstacle à une vision d’ensemble, comme celle du Great Stink (la grande puanteur) de 1858, James Winter pense que l’environnement britannique fut bien préservé. La vapeur et le charbon, tout compte fait, n’entamèrent que des portions limitées du paysage, et ne remirent pas en cause l’équilibre écologique qu’il discerne dans le modèle du high farming, terme qui décrit l’« âge d’or » de l’agriculture britannique dans les décennies qui suivent l’abolition des Corn Laws en 1846. Mais il reconnaît aussi que cette apparente réussite à la recherche d’un « environnement durable » se fit aux dépens des espaces lointains profondément remodelés par la mondialisation des échanges, à l’image des plaines céréalières américaines  51.
  • 51 . James Winter, Secure from Rash Assault. Sustaining the Victorian Environment, Berkeley, Universit (...)

De la « supériorité de l’Angleterre » à la « grande divergence »

On sait que la nouvelle vision de la croissance anglaise avant 1850 a relativisé la notion traditionnelle d’une « supériorité de l’Angleterre sur la France » par une analyse des voies diverses de l’industrialisation 52. Mais elle a aussi inspiré des travaux comparatifs entre la Grande-Bretagne et la Chine ou l’Inde qui ont conduit à réévaluer l’importance des causes écologiques et des externalités environnementales dans l’analyse de l’industrialisation et des origines du sous-développement 53. Ceux-ci ont révélé que la « révolution industrieuse », la « révolution du consommateur », l’optimisation de la division du travail et le raffinement de l’industrie textile, ne pouvaient refléter une supériorité intrinsèque de l’Angleterre sur le monde non-européen puisqu’ils se retrouvaient à peu près à l’identique en Asie 54. Comme le souligne Kenneth Pomeranz, la « grande divergence » entre la Chine et la Grande-Bretagne, qui ne s’amorça que progressivement à partir de 1800, ne peut s’expliquer par des causes seulement institutionnelles, culturelles, ou technologiques. Outre la possession de réserves de charbon, la divergence est liée au fait que les importations de denrées coloniales et de coton permirent de contourner les freins malthusiens à la croissance en allégeant la pression écologique en Europe tout en intensifiant la pression sur les ressources végétales tropicales en Asie. Elle reflète le poids des équilibres environnementaux dans ces économies qui restent dominées par l’énergie animale et végétale plutôt que minérale 55.
  • 52 . Patrick O’Brien et Caglar Keyder, Economic Growth in Britain and France, 1780-1914: Two Paths to (...)
  • 53 . Brian W. Clapp, An Environmental History of Britain since the Industrial Revolution, Londres, Lon (...)
  • 54 . Kenneth Pomeranz, The Great Divergence: China, Europe and the Making of the Modern World Economy, (...)
  • 55 . Pour une critique, voir Robert Brenner et Christopher Isett, “England’s Divergence from China’s Y (...)
Outre les facteurs écologiques, la thèse d’une importance économique croissante de l’empire au cours du XIXe siècle (notamment à l’époque du « déclin relatif » entre 1873 et 1914) suppose une docilité des marchés coloniaux institutionnellement et affectivement reliés à la métropole qui n’est pas toujours confirmée par l’analyse 56. Au-delà de telles révisions sur la nature de l’économie coloniale57, c’est surtout la distinction traditionnelle entre un empire « informel » du libre-échange et un empire « formel » des colonies qui est en cause58. L’empire informel n’est pas le simple produit des mécanismes du marché. Pour mettre des produits en concurrence, identifier des avantages comparatifs et choisir des spécialisations régionales d’un bout à l’autre du globe, il faut avoir accompli un long travail préalable d’uniformisation et de stabilisation de toute une série de mécanismes monétaires, institutionnels, techniques et scientifiques dans toutes les régions concernées 59. Inversement l’empire colonial « formel » n’est pas simplement le produit de la conquête ou de l’émigration mais résulte d’un processus complexe dans lequel la construction de savoirs et de normes de production joue un rôle décisif.
  • 56 . Andrew Thompson et Gary Magee, “A Soft Touch? British Industry, Empire Markets, and the Self-Gove (...)
  • 57 . Andrew Porter (ed.), The Oxford History of the British Empire. Volume 3: The Nineteenth Century, (...)
  • 58 . John Gallagher et Ronald Robinson, “The Imperialism of Free Trade”, Economic History Review, VI, (...)
  • 59 . Ben Marsden et Crosbie Smith, Engineering Empires: A Cultural History of Technology in Nineteenth (...)
Plusieurs travaux récents ont insisté sur l’importance du travail idéologique de justification de l’entreprise impériale60. Comme le montre Richard Drayton, l’expansion impériale de la Grande-Bretagne ne peut se comprendre sans garder à l’esprit le long travail d’appropriation et de concentration des savoirs légitimes sur les ressources naturelles de tout le monde non-européen. Ainsi les botanistes du Jardin royal de Kew, toujours prêts à évoquer le devoir biblique d’amélioration de la nature, contribuèrent grandement à façonner les marchés tropicaux 61. Emma Reisz, de même, montre les liens étroits entre sciences environnementales, empire colonial et économie politique libre-échangiste à partir de l’exemple du caoutchouc dont la demande explose à la fin du siècle. Sir William Hooker, directeur des jardins de Kew, eut un rôle central dans la construction d’une production asiatique de caoutchouc permettant de briser le quasi-monopole brésilien, et dans l’articulation des arguments économiques, jurisprudentiels et écologiques dans les rapports officiels des années 1870 62.
  • 60 . Jennifer Pitts, A Turn to Empire: The Rise of Liberal Imperialism in Britain and France, Princeto (...)
  • 61 . Richard Drayton, Nature’s Government: Science, Imperial Britain, and the ‘Improvement’ of the Wor (...)
  • 62 . Emma Reisz, Knowledge and Political Economy in the Rubber Trade of the British Empire, c. 1800-19 (...)

La relecture du concept de révolution industrielle à la suite des critiques soulevées au début des années 1980 a donc conduit à remplacer l’opposition ancienne entre une école « gradualiste » ou « optimiste » (héritée d’Alfred Marshall et John Clapham) et une école « catastrophiste » ou « pessimiste » (celle d’Arnold Toynbee et Karl Polanyi) par un consensus « gradualiste » mais « pessimiste ». Sur le plan méthodologique, on a revalorisé l’encadrement du marché par des négociations et des conflits au sein de l’usine ou encore par la famille. Enfin, le rôle spécifique du « credo libéral » dans ce processus a été revu.

Le pays du libéralisme économique

Les premières études sur la révolution industrielle associent étroitement l’analyse de l’industrialisation et celle de l’essor de l’économie politique 63. Tandis que les économistes « hétérodoxes » de l’école historiciste voient celle-ci comme une utopie libérale imposée par les élites économiques 64, les « orthodoxes » insistent plutôt sur le progrès continu de l’analyse économique et sur le fait qu’elle fut toujours bien adaptée aux pratiques dominantes de son temps 65. Tous établissent un lien fort entre l’industrialisation et l’émergence du « libéralisme » économique, à la fois idéologie et ensemble de pratiques œuvrant à la déréglementation et la mise en concurrence. Mais au cours des dernières années les historiens ont repensé la nature de ce lien à partir d’une réinterprétation du libéralisme comme doctrine économique, comme pratique de l’État, mais aussi comme courant culturel traversant la société civile.
  • 63 . Arnold Toynbee, Lectures on the Industrial Revolution of the Eighteenth Century in England, Londr (...)
  • 64 . Polanyi, La grande transformation…, ouv. cité, notamment p. 155-177 et p. 184-219.
  • 65 . Alfred Marshall, Principles of Economics. An Introductory Volume, Londres, Macmillan, 8e édition, (...)

De quand date le « libéralisme » économique ?

 La notion de libéralisme économique est-elle utile pour décrire les années de la révolution industrielle, entre 1770 et 1840 ? La mécanisation des manufactures, parce qu’elle suppose un modèle économique dans lequel l’approvisionnement en main-d’œuvre, en matières premières et en capitaux est abondante et régulière, suppose « logiquement » la constitution d’un marché suffisamment concurrentiel du travail, des ressources naturelles et de la monnaie. Mais une telle libéralisation fut souvent d’une lenteur considérable, parfois aussi longue que la révolution industrielle elle-même, au point qu’on hésite à parler d’un processus continu 66. Au plan doctrinal, ce n’est qu’à partir des années 1820 qu’on peut parler d’un credo libéral constitué. Ainsi, la construction qui faisait d’Adam Smith un penseur libéral repose sur l’occultation du riche univers de significations qui précède l’essor du machinisme après 1830, mais aussi des circonstances toutes contingentes dans lesquelles, dans le contexte de la Révolution française, ses préceptes en faveur d’une déréglementation économique furent séparés des conceptions morales et des objectifs de justice dont ils dépendaient 67.
  • 66 . Karl Polanyi reconnaît la lenteur de la marchandisation du travail dans La grande transformation…(...)
  • 67 . Emma Rothschild, Economic Sentiments: Adam Smith, Condorcet, and the Enlightenment, Cambridge (Ma (...)
Puisqu’il est trop tôt pour parler de credo libéral au début du XIXe siècle, et que la libéralisation de l’économie fut un processus long et progressif, quelle était la signification donnée par les contemporains aux évolutions du cadre législatif et réglementaire ? Les travaux récents sur la pensée économique entre 1770 et 1830, depuis l’Écosse de Smith à l’Angleterre de Malthus et Ricardo, apportent un précieux éclairage sur la politique économique à l’époque de la révolution industrielle 68. En replaçant les écrits des économistes dans un contexte intellectuel large, ils permettent de mieux mesurer l’empire croissant de la pensée chrétienne sur la théorie comme sur l’opinion économique ordinaire 69. Comme le montre Boyd Hilton, la politique économique de plus en plus non-interventionniste menée par Lord Liverpool et par les liberal tories dès les années 1820 n’est pas guidée par une économie politique libérale à la Ricardo fondée sur un impératif productiviste 70. Le principe d’une passivité de l’État face à la succession des cycles de croissance et de crise s’explique plutôt par un imaginaire évangélique que signale le succès des idées du calviniste écossais Thomas Chalmers 71. Il s’ancre dans une théologie naturelle dont les historiens des sciences ont redécouvert l’importance pour comprendre l’émergence des théories thermodynamiques de Joule, Maxwell ou Kelvin, socle scientifique de la seconde révolution industrielle 72. Les liberal tories comme les industriels provinciaux qui soutiennent Robert Peel dans les années 1830 et 1840 postulent un monde économique statique, issu de la volonté divine et traversé d’une justice immanente dans laquelle le commerce « artificiel », la spéculation et la surproduction sont immédiatement sanctionnés. L’objectif du cabinet de Liverpool, en abaissant certains droits de douane, n’est pas de s’approcher d’un état idéal de libre-échange mais plutôt, en suivant la notion d’une rédemption des péchés par les peines ou atonement, d’atteindre un point d’équilibre du marché qui n’est pas seulement économique, mais aussi théologique. Pour les évangéliques, les crises et les banqueroutes ne font que sanctionner l’imprudence des périodes de faste, et la concurrence est encouragée principalement pour des raisons morales.
  • 68 . Donald Winch, Riches and Poverty. An Intellectual History of Political Economy in Britain, 1750-1 (...)
  • 69 . Anthony M.C. Waterman, Revolution, Economics and Religion. Christian Political Economy 1798-1833, (...)
  • 70 . Boyd Hilton, Corn, Cash, and Commerce: The Economic Policies of the Tory Governments 1815-1830, O (...)
  • 71 . Boyd Hilton, The Age of Atonement: The Influence of Evangelicalism on Social and Economic Thought (...)
  • 72 . Crosbie Smith, The Science of Energy: A Cultural History of Energy Physics in Victorian Britain, (...)
En outre, si l’encouragement de la concurrence intérieure et l’effacement des régulations anciennes sur les produits sont une réalité indéniable de la période, il n’en est pas de même dans tous les domaines de la politique économique. Dans le cas du travail, on voit moins une libéralisation qu’une augmentation des régulations. Par exemple, la jurisprudence issue du Master and Servant Act de 1823 fut à l’origine de nombreux conflits entre employeurs et trade unions au sein des tribunaux où se cristallisa une riche jurisprudence 73. Dans le domaine de la protection sociale et du commerce international, l’interventionnisme étatique vient en partie de ce que la mainmise de l’aristocratie sur le gouvernement, loin de s’estomper au moment de la Révolution française, a été renforcée par les guerres napoléoniennes. Opposée au laisser-faire, l’aristocratie whig du deuxième quart du siècle montre à travers sa politique sociale des années 1830 et 1840 un attachement à sa fonction traditionnelle de représentante des intérêts du peuple 74. Sur le plan commercial, l’État de la révolution industrielle défend la classe dominante à travers une politique mercantiliste qui taxe les importations de grains, interdit les importations de soie ou de calicots, et interdit les exportations de machines 75. Dans un tel contexte il ne saurait y avoir de « libéralisme économique » chimiquement pur, même du côté des opposants à la Old Corruption. Ainsi, dans les années 1840 les principales critiques à l’encontre des lois sur les grains, des privilèges de l’East India Company ou des Navigation Laws, sont inséparables d’une dénonciation plus générale de l’aristocratie terrienne et de ses privilèges face au peuple des villes et de l’industrie 76. Finalement, ce qu’on a pris l’habitude de décrire comme un ensemble de politiques libérales au début du XIXe siècle n’était généralement pas vu comme tel par les contemporains. Aussi les liens entre le libéralisme et l’industrialisation sont-ils plus complexes qu’on le pensait. Pas plus qu’il n’en est l’anticipation ou le projet mis en pratique par la suite, le libéralisme n’est simplement l’émanation culturelle ou la justification a posteriori de l’industrialisation.
  • 73 . Simon Deakin, « Travail, contrat » dans Alessandro Stanziani [dir.], Dictionnaire historique de l (...)
  • 74 . Peter Mandler, Aristocratic Government in the Age of Reform: Whigs and Liberals, 1830-1852, Oxfor (...)
  • 75 . John V.C. Nye, War, Wine, and Taxes: The Political Economy of Anglo-French Trade, 1689-1900, Prin (...)
  • 76 . Gareth Stedman Jones, « Repenser le Chartisme », art. cité.

La confiance en l’État minimal

Après l’abandon des Corn Laws en 1846, la question du libre-échange redéfinit durablement les luttes parlementaires, aboutissant à l’essor du parti libéral. Les conditions d’une doctrine économique cohérente sont alors réunies. Or, dans la pratique, la politique des « libéraux » semble prise dans une tension entre la tendance à l’extension des fonctions de l’État central et la volonté de limiter son rôle en réduisant les dépenses publiques (retrenchment). C’est le dilemme de l’État libéral victorien, qui se veut à la fois moins coûteux et plus centralisé. Si ce paradoxe est bien connu, les travaux récents ont permis de le réinterpréter à la lumière du concept de « confiance ».


L’extension des fonctions de l’État est un phénomène complexe qui ne peut se comprendre qu’à condition de bien les distinguer. Dans certains cas, c’est au nom même de son non-interventionnisme que l’État libéral intervient en imposant des normes économiques impartiales. En effet, l’essor de nouveaux marchés autorégulés suppose de créer au préalable un environnement juridique adéquat permettant l’initiative privée et la concurrence. Ce dernier est rarement immuable, comme on le voit dans les industries de service où se renégocie constamment la frontière entre le privé et le public, à l’image de la banque, des chemins de fer, de la poste ou du marché de l’eau 77. Beaucoup de travaux soulignent pourtant la capacité des agents économiques locaux à créer leur propre environnement institutionnel ou juridique par le biais de la jurisprudence. Ainsi, pour faire face aux risques d’incendie de plus en plus importants auxquels elles sont confrontées, les sociétés les plus capitalisées, à l’image des sociétés de chemin de fer, font appel à des compagnies d’assurance. Ces dernières sont un acteur peu visible, mais omniprésent dans l’histoire de l’essor du capital, par exemple lorsqu’elles proposent des rançons pour capturer les émeutiers du Captain Swing qui s’attaquent aux batteuses en 1830 78. L’État législateur est intervenu pour façonner un nouvel acteur économique, l’« entreprise » : les frontières de cette dernière sont définies de plus en plus précisément dans la deuxième moitié du siècle. Mais même avant le General Incorporation Act (1844) qui facilite l’accès au statut officiel de sociétés par actions, l’immobilité du cadre légal des entreprises n’empêche pas de multiples adaptations en fonction des secteurs, des marchés et des autorités concernées. La richesse de la jurisprudence montre bien l’importance du droit comme lieu de cristallisation des conflits économiques d’où émergent des normes invisibles du seul point de vue du Parlement 79.
  • 77 . Martin Daunton, Royal Mail: The Post Office since 1840, Londres, Athlone Press, 1985 ; Frank Tren (...)
  • 78 . Robin Pearson, “Towards a Historical Model of Services Innovation: The Case of the Insurance Indu (...)
  • 79 . Ron Harris, Industrialising English Law: Entrepreneurship and Business Organisation, 1720-1844, C (...)
Dans d’autres cas, l’intervention de l’État est plus directe, reflétant tantôt le besoin d’« autoprotection de la société » contre les risques issus de l’industrialisation et des marchés, tantôt l’influence d’une nouvelle classe de fonctionnaires et d’experts 80. Ainsi l’urbanisation rend-t-elle nécessaire la constitution de nouveaux savoirs sur la « pureté » de l’eau, qui servent de point d’appui à des politiques publiques mises en place tantôt au niveau tantôt national et étatique, et tantôt au niveau local et municipal 81. De même, la multiplication des nuisances industrielles conduit à adopter de nouvelles normes sur la santé au travail 82. Si certains travaux reposent sur un modèle implicite de modernisation, d’autres insistent au contraire sur l’ancrage de ces politiques publiques naissantes dans des conceptions libérales de la justice sociale qui ne faisaient pas l’unanimité auprès des contemporains. Pour Christopher Hamlin, l’essor de l’État centralisé incarné par Edwin Chadwick, réformateur utilitariste, disciple de Bentham et inspirateur de la New Poor Law de 1834 puis du Public Health Act de 1848, fut ainsi le résultat d’une lutte politique. Contre le médecin écossais William Alison, selon lequel les problèmes sanitaires urbains découlent en grande partie de la pauvreté et du bas niveau des salaires, Chadwick défend une conception de la santé publique focalisée sur la circulation de l’eau et de l’air et mise en œuvre par l’État. Menée sur le terrain de la rhétorique scientifique, de l’expertise et du noyautage institutionnel, la lutte entre Chadwick et Alison implique aussi des conceptions différentes des droits et des devoirs 83.
  • 80 . Polanyi, La grande transformation…, ouv. cité, p. 179-183 ; Oliver MacDonagh, “The Nineteenth-C (...)
  • 81 . Christopher Hamlin, A Science of Impurity. Water Analysis in Nineteenth-Century Britain, Bristol, (...)
  • 82 . Peter W.J. Bartrip, The Home Office and the Dangerous Trades. Regulating Occupational Disease in (...)
  • 83 . Christopher Hamlin, Public Health and Social Justice in the Age of Chadwick. Britain, 1800-1854, (...)
Pour comprendre les limites du modèle de l’État centralisé, il convient de mieux comprendre le phénomène de la réduction des dépenses publiques qui marque le XIXe siècle. Traditionnellement, les historiens expliquent le phénomène en insistant sur des facteurs surtout contextuels : la baisse des dépenses militaires (qui demeurent néanmoins le premier poste), les avantages d’une position insulaire (qui limitent les coûts de l’infanterie), l’enrichissement global du pays (qui diminue la part relative des dépenses de l’État), le coût limité de l’empire colonial, enfin la lenteur de l’administration à engager effectivement les dépenses liées à ses nouvelles responsabilités sociales et sanitaires. Mais ces explications ne suffisent pas. L’État victorien coûte en effet moins cher, toutes choses égales par ailleurs, que ses voisins et concurrents français ou allemand. Comme le note Colin Matthew, « jamais on ne vit une économie industrielle dans laquelle l’État joua rôle un plus faible que celle du Royaume-Uni dans les années 1860 » 84. La réduction du coût de l’État central n’avait rien d’une simple adaptation fonctionnelle aux nouvelles circonstances mais avait aussi des causes politiques et culturelles. Elle doit être comprise au sein d’une séquence historique qui part d’une critique systématique de « l’État militaro-fiscal » des années 1690-1832 85. Dans ce dernier, le niveau élevé de l’impôt permettait de financer les guerres, la Banque d’Angleterre facilitait l’emprunt public et l’existence d’un Parlement souverain instaurait la confiance auprès des prêteurs. Mais dans un tel système, s’indignent Jean-Baptiste Say et tous les radicaux d’Europe, « le gouvernement consomme la moitié du revenu qu’enfantent le sol, les capitaux et l’industrie du peuple anglais » 86. La réforme de l’État victorien est d’abord une réponse à cette critique.
  • 84 . Colin Matthew, Gladstone, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 181.
  • 85 . John Brewer, The Sinews of Power: War, Money, and the English State, 1688-1783, London, Unwin Hym (...)
  • 86 . Cité dans Gareth Stedman Jones, La fin de la pauvreté, ouv. cité, p. 107.
Selon Philip Harling et Peter Mandler, l’État libéral est issu non d’une adaptation mécanique à la nouvelle économie, mais à une volonté politique forte de restaurer la confiance dans des institutions discréditées. Le passage de l’État militaro-fiscal à l’État libéral n’est pas le résultat mécanique d’un essor de la bourgeoisie qui serait venue remplacer les élites traditionnelles : ce sont au contraire ces dernières qui entamèrent les réformes qui devaient être qualifiées a posteriori de « libérales », et dont l’objet était de réformer l’État dans la tradition whig 87. Ainsi l’abandon des lois sur les grains par Robert Peel en 1846, qui divisa le parti conservateur et mit fin à la carrière politique de celui-ci, ne reflétait pas seulement l’influence de la Ligue pour l’abolition des lois sur les grains (Anti-Corn Law League) de Richard Cobden. Il était motivé d’abord par le désir de mettre fin à l’un des principaux privilèges hérités de l’État militaro-fiscal  88. Les tentatives du Chancelier de l’Échiquier, puis Premier Ministre, William Gladstone pour éliminer complètement l’impôt sur le revenu reflètent un même souci de rompre avec la Old Corruption. Colin Matthew en a éclairé les motivations profondes : limiter l’impôt au maximum en temps de paix, c’est obliger les gouvernements futurs à justifier devant le Parlement toute nouvelle augmentation des prélèvements, et donc à en démontrer la nécessité morale 89. Martin Daunton a montré l’importance de la « constitution fiscale » victorienne dans l’évolution des rapports à l’État 90. Pour cet auteur, c’est la restauration de la confiance dans l’État qui explique l’augmentation spectaculaire des dépenses publiques et donc des prélèvements dès le tournant du siècle. Ainsi l’émergence de l’État social dépensier qui émerge à partir de 1906 trouverait son origine non dans les contradictions internes du libéralisme, mais dans la légitimité restaurée de l’État minimal des libéraux.
  • 87 . Philip Harling et Peter Mandler, “From Fiscal-Military State to Laissez-Faire State, 1760-1850”, (...)
  • 88 . Philip Harling, The Waning of ‘Old Corruption’: The Politics of Economical Reform in Britain 1779 (...)
  • 89 . Colin Matthew, Gladstone, ouv. cité, p. 103-148 et “Disraeli, Gladstone, and the Politics of Mid- (...)
  • 90 . Martin Daunton, Trusting Leviathan: The Politics of Taxation in Britain 1799-1914, Cambridge, Cam (...)

Libre-échange et société civile

Les travaux sur l’essor des fonctions de l’État tout comme ceux sur la réforme fiscale conduisent à réinterpréter l’évolution du libéralisme à la fin du XIXe siècle. Les études portant sur cette période se sont longtemps focalisées sur deux thèmes principaux : le déclin relatif de l’économie britannique à partir des années 1870, et l’essor progressif d’un État social, qui connaît une accélération rapide à partir de 1906 et pose les bases de l’État-providence ultérieur. Qu’ils insistent sur l’émergence d’un « collectivisme » économico-législatif indépendant de tout mouvement d’opinion 91, sur le déclin des valeurs industrielles urbaines 92 ou sur l’essor d’un « nouveau libéralisme » influencé par le travaillisme émergeant et par la philosophie idéaliste 93, ces travaux s’accordent pour voir dans cette double évolution la fin d’un âge d’or libéral qui aurait débuté après l’abolition des lois sur le grain (Corn Laws) en 1846, et aurait culminé avec l’essor du parti libéral de Gladstone dans les années 1860 et 1870.
  • 91 . Albert Venn Dicey, Lectures on the Relation between Law and Public Opinion in England during the (...)
  • 92 . Martin J. Wiener, English Culture and the Decline of the Industrial Spirit, 1850-1980, Cambridge, (...)
  • 93 . Michael Freeden, The New Liberalism. An Ideology of Social Reform, Oxford, Clarendon Press, 1978.
Mais comment parler d’un déclin du libéralisme repérable dans les valeurs comme dans la politique économique, alors même que la Grande-Bretagne demeure la principale nation libre-échangiste, à une époque où les autres pays occidentaux adoptent des politiques de plus en plus protectionnistes ? Karl Polanyi évoque un « double mouvement » d’expansion du marché et d’autoprotection de la société qui résumerait la contradiction dans laquelle se trouve toute société industrielle et libérale : l’entrée dans une société de marché, société dans laquelle les relations sociales sont encadrées dans le système économique et non l’inverse, aurait créé de nombreux problèmes qui devaient être palliés d’une manière ou d’une autre 94. Pour expliquer l’étonnante continuité de la politique commerciale de libre-échange entre 1846 et 1931, les historiens sont souvent amenés à postuler l’existence d’un « groupe d’intérêt » d’aristocrates capitalistes et de financiers de la City qui aurait su jouer de son influence sur la longue durée 95. Mais une telle approche suppose de partir d’une conception simpliste du « groupe » autant que de « l’intérêt »96. Les enquêtes prosopographiques sur les membres des chambres de commerce provinciales, sur les grands propriétaires fonciers ou sur les financiers de la City ont montré la fragilité des oppositions trop marquées entre l’industrie et la banque, le libre-échangisme et le protectionnisme, ou le monied et le landed interest 97. Loin de se résumer à des conflits entre élites et à une politique commerciale visant à l’enrichissement matériel, le libre-échange est d’abord un message de progrès moral et politique constamment retraduit et adapté dans la culture populaire 98.
  • 94 . Karl Polanyi, La grande transformation, ouv. cité, p. 88.
  • 95 . Peter J. Cain et Anthony G. Hopkins, British Imperialism, 2 volumes, volume 1: Innovation and Exp (...)
  • 96 . Cheryl Schonhardt-Bailey, From the Corn Laws to Free Trade: Interests, Ideas and Institutions in (...)
  • 97 . Anthony Howe, Free Trade and Liberal England, ouv. cité et Frank Trentmann, “The Transformation o (...)
  • 98 . Frank Trentmann, Free Trade Nation: Commerce, Consumption and Civil Society in Modern Britain, Ox (...)
Le marché ne se justifie aux yeux des Victoriens que parce qu’il est censé favoriser l’essor des associations volontaires à vocation altruiste. Si le rôle de ces dernières dans la formation des identités de classe ou de genre au XIXe siècle est bien connu, de nouvelles approches ont permis de mieux évaluer leur impact économique. Celui-ci est particulièrement visible dans le cas de la santé 99. À une époque où les frontières entre la médecine scientifique et les médecines alternatives ne sont pas encore constituées, l’essor d’une nouvelle économie de la santé encadrée de loin par l’État libéral ne se comprend qu’à condition d’accorder une attention particulière au rôle des hôpitaux charitables ou des sociétés mutualistes 100. Ces dernières jouent un rôle crucial dans la constitution d’un nouveau marché des soins médicaux en milieu populaire dans un contexte d’abaissement de la mortalité des adultes et d’allongement de leur expérience de la maladie 101. Avant l’essor des campagnes publiques d’information, les hôpitaux charitables constituent l’une des principales courroies de transmission des savoirs sanitaires en direction des familles ouvrières. Au tournant du siècle, ils remplissent une double fonction de segmentation du marché médical entre les classes moyennes et les classes populaires, et de réforme impériale de la maternité pour abaisser la mortalité infantile et améliorer la santé de la « race » britannique 102.
  • 99 . Joel Mokyr, The Gifts of Athena, ouv. cité, p. 163-217.
  • 100 . Anne Digby, Making a Medical Living. Doctors and Patients in the English Market for Medicine, 172 (...)
  • 101 . James C. Riley, Sick, not Dead: The Health of British Workingmen During the Mortality Decline, Ba (...)
  • 102 . Anna Davin, “Imperialism and Motherhood”, History Workshop Journal, V, 1 (1978), p. 9-66 ; Jane L (...)
En effet, l’économie politique libérale est aussi une économie domestique. Dans les régions minières, mais aussi dans un grand nombre de familles pauvres de Londres, celle-ci reproduit bien souvent les inégalités qu’avait accrues l’industrialisation dans la première moitié du siècle : si la nourriture se diversifie, c’est surtout au profit du chef de famille qui accapare les principales sources de protéine tandis que les femmes et les enfants se nourrissent d’abord de pain et de thé 103. À la fin du siècle, les hommes, mieux payés que les femmes, deviennent également les principaux consommateurs de loisirs populaires comme le pub ou le football. Si la consommation demeure au XIXe siècle d’abord une question d’accès aux biens de première nécessité, elle est aussi une question de statut social, y compris en milieu populaire. Au lieu d’être vue comme une activité fondamentalement passive, comme dans certaines dénonciations simplistes de la « société de consommation », elle est un enjeu non seulement de la politique économique et de la distribution (qui ne se résume pas à une simple mise en rapport de l’offre et de la demande), mais aussi de la construction des identités sociales et sexuées 104. Si l’émergence de la consommatrice a été bien étudiée pour le cas des classes moyennes, les femmes ont également un impact accru sur la consommation des familles ouvrières. Dans les cas où le niveau de vie progresse et où la domination masculine se fait moins sentir, comme dans les régions textiles, le contrôle accru des femmes sur l’économie domestique se traduit souvent par une diminution de la fertilité et du nombre d’enfants. Pour Simon Szreter, c’est d’abord l’évolution des rapports de pouvoir au sein de la famille qui permet d’expliquer la baisse de la fertilité. Si les Anglaises cessent d’avoir des enfants au-delà de trente ans – avec de fortes nuances régionales – c’est d’abord parce que, soucieuses d’une plus grande autonomie au cours de leur vie qui s’allonge, elles cessent d’avoir des relations sexuelles avec leur mari 105. Le pays du libéralisme est d’abord celui du contrôle de soi.
  • 103 . Derek Oddy, “Food, Drink and Nutrition” dans F.M.L. Thompson (ed.), The Cambridge Social History (...)
  • 104 . Martin Daunton et Matthew Hilton (eds.), The Politics of Consumption: Material Culture and Citize (...)
  • 105 . Simon Szreter, Fertility, Class and Gender in Britain 1860-1940, Cambridge, Cambridge University (...)

Conclusion

« Le XIXe siècle […] fut le siècle de l’Angleterre. La révolution industrielle fut un événement anglais. L’économie de marché, le libre-échange et l’étalon-or furent des inventions anglaises » 106. Ce jugement de Karl Polanyi, qui fait de l’Angleterre un double laboratoire, celui de la révolution industrielle et celui du libéralisme, conserve toute sa pertinence. Toutefois les raisons qui conduisent à y adhérer aujourd’hui sont bien différentes de celles qui animaient l’anthropologue hongrois en 1944. Nous voudrions, en conclusion, confronter le bilan historiographique qui vient d’être dressé au tableau présenté dans La grande transformation. En effet, cet ouvrage est représentatif d’une tradition intellectuelle plus ancienne et qui lui a survécu, dont le souci méthodologique est de développer les liens entre l’histoire économique et l’ensemble des sciences sociales 107. Il continue en outre de façonner la vision de l’économie britannique du XIXe siècle bien au-delà du cercle des spécialistes.
  • 106 . Karl Polanyi, La grande transformation, ouv. cité, p. 54-55.
  • 107 . C’est dans l’orbite de la Workers’ Educational Association et de l’historien R.H. Tawney que Ka (...)
Karl Polanyi propose de relire l’histoire économique anglaise du XIXe à partir du concept de « désencastrement » (disembeddedness) de l’économie vis-à-vis des autres formes de relations sociales. Il part pour cela des deux lieux communs historiographiques qui nous ont servi de fil directeur. L’Angleterre est d’abord le pays de la révolution industrielle. Selon l’auteur, l’essor d’une industrie mécanisée capable de produire à grande échelle, à partir de la fin du XVIIIe siècle, fit naître d’énormes besoins d’approvisionnement en main d’œuvre, en matières premières et en capitaux qui, pour être satisfaits, supposaient un changement en profondeur des institutions sociales. Il fallait désormais que le travail, les ressources naturelles et la monnaie soient soumis au jeu de l’offre et de la demande, à l’image de n’importe quelle marchandise. Cet événement sans précédent est à l’origine de maux profonds, véritable « dislocation » de la société qui conduit à imaginer diverses réponses, d’abord spontanées avant de devenir de plus en plus organisées, pour atténuer les effets du marché 108. Aussi l’auteur parle-t-il d’un « double mouvement » d’expansion du marché et d’autoprotection de la société. Comprendre comment et pourquoi on persista dans cette voie suppose d’élucider le deuxième lieu commun qui fait de l’Angleterre le pays du libéralisme économique. Devant l’échec de la société de marché, il fallait construire une utopie suffisamment puissante pour entraîner l’ensemble de la société. Polanyi situe la naissance du credo libéral autour des années 1820. Symbolisé par l’émergence d’une nouvelle science de la société – l’économie politique – le libéralisme modifia profondément les mentalités en faisant du « mobile du gain » une justification acceptable des comportements quotidiens 109. Prophétie autoréalisante, le libéralisme fut l’arme culturelle indispensable pour justifier une société de marché minée par ses contradictions internes.
  • 108 . Polanyi, La grande transformation, ouv. cité, p. 59-285.
  • 109 . Idem, p. 54.

Si ce récit général reste une bonne introduction à l’histoire économique britannique du XIXe siècle, c’est moins par son exactitude historique que parce que le cadre problématique qui y est proposé continue de provoquer l’imagination historiographique. En premier lieu, le récit traditionnel de la révolution industrielle a été révisé afin de mieux tenir compte des chiffres qui ont estimé à la baisse le niveau de la croissance britannique et ont revu sa position par rapport aux autres nations européennes ou extra-européennes. Réévalué, le poids des contraintes écologiques a permis de mieux comprendre l’évolution des rapports coloniaux. Certains acteurs trop souvent négligés, comme les consommateurs ruraux aux revenus modestes, ont été remis au centre et l’on s’intéresse à l’évolution des rapports de pouvoir non pas seulement au sein de l’usine, mais également au sein de la famille. Le changement technique n’est plus considéré comme le simple résultat de la concurrence et de la recherche de productivité, mais comme le produit de nombreuses formes de négociation entre employeurs et employés marquées par l’émergence d’une nouvelle utopie technicienne. En second lieu, la nature du libéralisme économique a été repensée. L’émergence de l’économie de marché a été replacée dans un projet plus global de restauration de la confiance dans l’État et de responsabilisation des agents économiques individuels comme collectifs. Il est certes possible de parler, après 1846, d’une séparation accrue de l’économie et de la politique, c’est-à-dire d’une dépolitisation du principe du libre-échange, de l’État minimal et de l’étalon-or, trois principes qui ne provoquent plus de division majeure dans la deuxième moitié du siècle. Mais ce consensus libéral s’est accompagné de conflits culturels d’autant plus ardents. Le libéralisme économique, issu d’une volonté de restaurer la confiance dans l’État, n’est pas un credo défini à l’avance, mais plutôt un conflit ouvert sur la nature et les frontières de la société civile.

La différence peut se résumer d’une formule. Alors que Karl Polanyi décrivait la situation des sociétés industrielles et libérales à l’aide du terme « désencastrement », les historiens évoquent aujourd’hui un « encastrement » (embeddedness) de l’économie 110. Au lieu de lire l’histoire anglaise du XIXe siècle comme celle du projet (impossible) de désencastrement du marché, ils ont montré que lescomportements économiques y étaient tout aussi encastrés dans les institutions, les relations sociales, les règles juridiques et les normes morales que dans n’importe quelle autre économie 111.Cette évolution n’a rien à voir avec une lecture complaisante ou irénique de la société victorienne. La nouvelle histoire économique laisse au contraire une grande place au conflit et permet de mieux prendre en compte la diversité des « dislocations » sociales ou environnementales et la manière dont celles-ci sont perçues par les contemporains. Elle se focalise moins sur la violence faite par en haut d’un groupe de doctrinaires voulant imposer son utopie libérale que sur l’exploitation, à tous les niveaux, des non qualifiés par les qualifiés, des femmes par les hommes, des enfants par les adultes, des non-Européens par les Européens, et des consommateurs par eux-mêmes.
  • 110 . Greta R. Krippner, “The Elusive Market: Embeddedness and the Paradigm of Economic Sociology”, The (...)
  • 111 . Benjamin Barber, “All Economics are ‘Embedded’: The Career of a Concept and Beyond”, Sociological (...)

Julien Vincent

Julien Vincent est maître de conférences à l’Université de Franche-Comté

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Référence papier

Julien Vincent, « Industrialisation et libéralisme au XIXe siècle : nouvelles approches de l’histoire économique britannique   », Revue d'histoire du XIXe siècle, 37 | 2008, 87-110.

Référence électronique

Julien Vincent, « Industrialisation et libéralisme au XIXe siècle : nouvelles approches de l’histoire économique britannique   », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 37 | 2008, mis en ligne le 01 décembre 2010, consulté le 14 juin 2015. URL : http://rh19.revues.org/3514 ; DOI : 10.4000/rh19.3514



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