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Grégoire Canlorbe : Philosophe
anarcho-capitaliste, vous ne faîtes pas mystère de votre intérêt pour
la pensée de Karl Marx, ce que d’aucuns verront sans doute comme un
paradoxe. Pourriez-vous revenir sur cette affinité avec les idées
essentielles du théoricien du matérialisme dialectique ?
Christian Michel : La
contribution essentielle de Marx, pour moi, est son analyse de
l’histoire. L’Histoire de toute société est celle de la lutte des
classes, ça ne me paraît pas discutable. Seuls changent les acteurs,
selon les moyens de production à leur disposition. Marx a compris le
premier comment la technique transforme les relations économiques, qui à
leur tour modifient les structures politiques. Il est vrai qu’avant la
Révolution industrielle les techniques progressaient lentement, et leur
influence sur les structures de production ne se voyaient guère. Marx en
plus a été leurré par les travaux d’Adam Smith et de Ricardo, qui
voyaient dans le travail le fondement de la valeur. Sa théorie de la
confiscation par les capitalistes du surplus de valeur que l’ouvrier
produit ne convainc pas – même pas lui-même, il n’a cessé de reformuler
la question.
Il existe une confiscation, bien plus
directe, qu’effectue la classe au pouvoir. C’est l’impôt. Les hommes de
l’Etat forment clairement une classe, avec ses intérêts corporatistes,
ses reflexes, sa solidarité autour du « service public », et cette
classe entretient ses « laquais », les subventionnés de tout poil,
depuis les banquiers et les agriculteurs, jusqu’aux artistes et ONG –
exactement comme décrit dans le modèle marxiste.
L’ampleur de cette exploitation était
bien moindre au temps de Marx qu’aujourd’hui – peut-être une autre
raison pour laquelle elle ne lui est pas apparue. Elle reste encore
imperceptible à beaucoup de nos contemporains, malgré la violence
qu’elle déploie. Marx et ses successeurs ont bien saisi comment la
classe dirigeante masque sa prédation par un discours (auquel elle croit
elle-même, c’est pourquoi il est si convaincant), et qui rationalise le
rapport de domination : l’impôt est le marqueur de la civilisation ;
sans « services publics », les pauvres mourraient dans la rue ; seuls
les plus riches des malades seraient soignés ; les jeunes resteraient
illettrés ; le pays ne seraient pas défendu, etc. Il faut beaucoup de
perspicacité pour déjouer ces sophismes.
Il existe un moment, cependant, quand la réalité se déplace trop loin du discours idéologique pour qu’il puisse encore tromper son monde. Nous en sommes là.
Lorsqu’on veut faire croire qu’on est
saint, riche ou puissant, il faut de temps de temps manifester les
signes de ces qualités, faire un miracle, ou bien rouler en Rolls. La
classe dominante n’a plus les moyens de faire croire à son discours. Son
dernier argument est « Nous ne sommes pas parfaits, mais ne nous jetez
pas dehors. Vous n’avez pas d’alternative. » Le rôle des libéraux
aujourd’hui est de montrer qu’il existe une alternative. L’asphyxie
n’est pas notre destin.
Grégoire Canlorbe : Michel
Foucault est souvent encensé par la gauche universitaire pour avoir
suggéré que la philosophie libérale, loin d’être un discours
émancipateur à l’égard de l’Etat, constituerait dans les faits un outil
de contrôle de la population. Foucault utilise le terme de
« biopouvoir » pour caractériser la politique des Etats sensibles aux
idées libérales. L’Etat libéral c’est celui qui vise à obtenir
l’expansion et la santé de la population par l’asservissement des
individus aux forces du marché – que l’Etat laisse jouer. Le marché est
une construction permanente qui doit son existence à la limitation et à
la frugalité du gouvernement, quoique celui-ci soit de temps en temps
contraint d’intervenir dans la vie marchande pour assurer le bon
fonctionnement de la concurrence ainsi que la qualité des
infrastructures.
Vous ne faîtes pas mystère là non plus de votre intérêt pour Foucault. Pourriez-vous développer les raisons de cette affinité ?
Christian Michel : Ce serait trop long de développer ici les raisons de mon intérêt pour Michel Foucault.
Sa pensée est foisonnante, et comme de tous les grands auteurs, on peut
tirer des arguments pour des positions divergentes. Pour lui la vertu
du libéralisme est le pluralisme. J’aime cette analyse. Le marché est le
lieu où peuvent coexister les êtres humains dans leur plus grande
diversité. Tout le monde se fiche de savoir si vous êtes homme, femme,
trans, gay ou bi ; athée ou religieux, et de quelle religion ; de quelle
nationalité ; noir ou jaune ou blanc ; riche ou pauvre… Seule compte
votre capacité de rendre service à quelqu’un. Et plus la diversité est
grande, plus augmentent vos chances de trouver des gens qui apprécieront
assez vos services spécifiques pour les payer.
Grégoire Canlorbe : Sous
quelles circonstances et pour quelles raisons avez-vous rejoint les
rangs de la philosophie anarcho-capitaliste ? Avez-vous toujours été un
anarcho-capitaliste, fût-ce sans le savoir ?
Christian Michel : La
politique ne m’intéressait guère avant 1981, quand une coalition
socialo-communiste a pris le pouvoir en France. Ça fait réfléchir.
Habitant Genève à l’époque, je n’étais pas directement concerné par les
décisions de ce nouveau gouvernement, mais j’ai voulu comprendre à quoi
aspiraient mes compatriotes avec leurs slogans : « changer la vie »,
« rompre avec le capitalisme », etc. Ne connaissant rien à la
philosophie politique, j’ai décidé d’écrire un livre. L’écriture oblige
au sérieux, à la rigueur de la pensée et de la documentation. J’ai
découvert les auteurs libéraux les plus accessibles. Hayek et Rothbard
m’ont guidé à cette époque. François Guillaumat, qui lisait mon
manuscrit pour le compte de feu l’Institut Economique de Paris, m’a
aiguillé vers Ayn Rand (qui ne m’a impressionné que quelques semaines).
Après la parution du livre, La Liberté, deux ou trois choses que je sais d’elle,
j’ai compris toutes les demi-mesures, les compromissions, les
incohérences, du libéralisme classique que je défendais. Un peu de ceci,
mais pas trop ; un peu de cela, mais avec ceci… Qui décide de ce qui
est « trop », ou « pas assez » ? A ce moment mon libéralisme spontané et
irréfléchi est devenu cohérent, c’est-à-dire radical. J’avais viré vers
l’anarchisme.
Grégoire Canlorbe : J’aimerais
me pencher le temps de quelques questions sur votre principal article
en philosophie politique, à savoir « End of the Warriors ». Je cite
l’idée essentielle de votre texte.
« Producers embody the values of life and nature; warriors are on the side of culture, they must resist the natural urge to flee in the face of mortal danger. The producer acts out of self-interest, the warrior does what is right. The debt owed by society to those who accept to lay their lives for its protection is infinite. It cannot be repaid in the producers’ currency (money), but only in terms of prestige and power. But in accomplishing their mission, warriors must resort to all the methods forbidden to producers, killing, deceiving, coercing. Warriors were kept outside of society, even physically, in barracks and camps, so that their values would not infect the producers caste, nor would the bourgeois values of comfort, family life, and legitimate fear of death diminish the warriors’ morale. The state bureaucracy today has usurped the debt owed by society to its warriors. »
Pourriez-vous revenir ici sur le sens profond de cette assertion ?
Christian Michel : Je
ne sais pas si ce texte est le « principal » que j’ai commis en
philosophie politique. Vous l’avez trouvé dans la traduction d’une amie,
mais l’original est en français, publié sur mon ancien site Liberalia.
Vous mettez entre guillemets des phrases
qui ne se trouvent pas dans le texte (je les ai cherchées pour les
citer en français). Elles réflètent bien cependant mon propos. Il ne me
paraît pas réclamer plus d’explication. Contrairement au bourgeois,
motivé par l’intérêt personnel, le guerrier est celui qui accepte le
sacrifice. Mais il vit dans un paradoxe. Pour être bon à ce qu’il fait, le guerrier doit être mauvais,
dans le sens original de méchant. Il doit se livrer à tout ce que la
société interdit: tuer, piéger, tromper, mentir… De tels gens sont
nécessaires ; on leur doit des honneurs, on accepte qu’ils aient du
prestige, mais on sait qu’ils sont dangereux. On les cantonne dans les
casernes. On les tient à part dans la société.
Le phénomène nouveau est l’appropriation
de ce prestige du guerrier par la classe des hommes de l’Etat. Eux
aussi prétendent avoir sacrifié leur intérêt personnel à celui du
« service public ». Ils ne viseraient que le bien commun. Ils méprisent
les riches, les capitalistes, les égoïstes. La supériorité morale qu’ils
se confèrent, usurpée des guerriers, leur donnerait le droit de
pratiquer la même morale invertie, de justifier la violence, la
tromperie, le vol, puisque c’est pour la bonne cause. Ils sont
dangereux, comme les guerriers. Mais les guerriers meurent pour la cause
qu’ils défendent. Les hommes de l’Etat en vivent. C’est toute la
différence.
Grégoire Canlorbe : Vous écrivez :
« En termes d’utilité pour la société, les métiers d’agriculteur, charpentier, marin ou banquier, sont essentiels. La fierté de les exercer ne devrait-elle pas être chantée dans les récits et l’art universels ? Nous savons que ce n’est pas le cas. Les héros sont les guerriers, parfois ce sont des saints et des artistes ; les vilains sont dans les affaires. Quelle raison pourrait expliquer cette déconsidération ? Les libéraux, encore moins que d’autres, ne possèdent la réponse. Tout comportement humain est pour eux le résultat de l’intérêt personnel, ce qui n’est pas faux, mais ils ont tendance à mesurer cet intérêt en termes de gains et de pertes monétaires. Or très peu de gens utilisent cet unique critère dans leurs décisions. »
Pourquoi, selon vous, ce caractère inepte de la figure homo economicus ?
Christian Michel : J’apporte une réponse dans le texte auquel vous vous référez. Homo economicus n’est pas vraiment « inepte ». Il présente l’avantage d’éviter les dangereuses utopies du XIXème
siècle, où les hommes naturellement bons travailleraient pour le bien
de tous, sans considération pour leur propre bien-être. Ça ne se passe
pas comme ça. La connaissance que nous avons de nous-même et de nos
frères humains nous le prouve assez. L’expérience des phalanstères, des
kibboutzim, de l’Union Soviétique, ne fait que le confirmer.
Homo economicus n’explique pas
tous les comportements humains, celui du guerrier, par exemple, et celui
des nombreux individus, qui ne sont pas motivés en premier lieu par des
gains monétaires. Si l’on parle d’intérêt personnel dans leur cas, il
faut élargir la notion au point de lui faire perdre son sens habituel.
Le prêtre a conscience de faire le travail de Dieu sur terre, voilà ce
qui le motive principalement – est-ce de « l’intérêt personnel » ? La
gratification de l’instit’ n’est pas tant le salaire (il gagnerait plus
dans une entreprise), mais la réussite de ses élèves (peut-être aussi la
sécurité de l’emploi, la peur de la vie hors de l’école, etc. Rien dans
les trajectoires humaines n’est assignable à une cause unique). Ce sont
des exemples simplistes. La complexité des motivations individuelles
dépasse celle du modèle homo economicus. Mais il reste le moins mauvais outil que nous ayons pour analyser nos interactions.
Grégoire Canlorbe : Votre article s’achève en ces termes.
« L’émergence de l’État a exacerbé les conflits entre sociétés et les a rompues intérieurement en classes antagonistes. Cette division reflète les trois fonctions que chacun de nous peut et doit exercer soi-même, la relation au spirituel, le service à autrui, véritable fonction du guerrier, et la transformation de la matière. Ainsi réconciliées dans l’économie, ces trois fonctions n’ont plus lieu de fracturer le corps social. L’humanité peut réaliser, mais à un stade plus avancé de son évolution, l’idéal anarchique des Primitifs. »
Pourriez-vous expliciter votre pensée à fond sur ce point ?
Christian Michel : Je
pars de l’analyse marxiste (Engels, plutôt), qui fait de l’Etat
l’instrument de l’exploitation d’une classe par une autre. Très
schématiquement une minorité contrôle les structures du pouvoir
politique, qui lui donnent les moyens physiques de confisquer le surplus
de valeur créé par la majorité. Cela n’implique pas que tous les
membres de cette minorité dominante se vautrent dans le luxe. Il y avait
de petits propriétaires d’un ou deux esclaves et des aristocrates
pauvres. Ce qui caractérise une classe est la conscience de ses membres
d’en faire partie, et la nature de leur revenu individuel, non pas son
montant. Si généreusement traité qu’il soit, un esclave reste un
esclave, même s’il vit plus confortablement que beaucoup d’hommes
libres. Le bourgeois de Molière a plus de bien que l’aristocrate à qui
il destine sa fille, il n’en est pas moins un roturier. Il le sait, et
les gentilshommes savent qu’il n’est pas l’un des leurs. L’Etat
contemporain fracture la société avec la même brutalité – ceux qui ont
le pouvoir de taxer les autres et vivent du produit de cette
confiscation, et ceux qui sont soumis à cette prédation.
Les victimes ne se vivent pas comme
telles. Je l’ai dit plus haut, Marx et ses disciples ont révélé le
travail de l’idéologie, qui nous présente le pouvoir au dessus de nous
comme nécessaire, sinon bienfaisant. Tant que l’idéologie masquera la
prédation des hommes de l’Etat la société restera brisée en deux classes
d’oppresseurs et d’exploités. Le projet libertarien, comme le projet
marxiste, est de déchirer le voile de l’idéologie, rendre visible
l’exploitation, et mettre fin à la lutte des classes.
Alors sans Etat, sans armée, sans fonctions régaliennes, chacun de nous sera à la fois prêtre et roi, guerrier, et producteur.
Grégoire Canlorbe : Charles
Baudelaire écrit dans Mon Cœur mis à nu :
« Il n’existe que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier, le poète. Savoir, tuer, créer. Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l’écurie, c’est-à-dire pour exercer ce qu’on appelle des professions. »
Que répondriez-vous à Baudelaire ?
Christian Michel : Que
répondre à un homme, qui se place parmi les seuls êtres respectables,
sans apporter le moindre étai à son affirmation ? Ceux qui tuent ne
m’inspirent guère ; les prêtres ne sont pas les seuls détenteurs de
savoir, et les poètes ne sont pas les seuls créateurs.
Pour que cette phrase ait un sens, qui
n’est pas celui que l’auteur voulait lui donner, il faudrait déclarer
que chaque être humain entre en relation avec l’invisible – la fonction
du prêtre ; chaque être humain lutte contre le mal – le devoir du
guerrier ; et chacun est créateur de richesses, matérielles et
spirituelles, à l’instar du poète.
Grégoire Canlorbe : Au
Moyen Âge un condottiere dont l’Histoire n’a pas retenu le nom, sauva
la ville de Sienne d’un agresseur étranger. Il devint alors le saint
patron de la ville, mais en contrepartie, il fut décapité sur la place
publique par les habitants. Beaucoup de grands condottieri du Moyen Âge
et de la Renaissance subirent un sort similaire au saint patron de
Siennes : on craignait qu’ils ne devinssent trop puissants, orgueilleux
et exigeants.
En un sens, ne réserve-t-on pas de
nos jours le même sort aux entrepreneurs ? Tout en témoignant de leur
gratitude pour les produits nouveaux ou meilleur marché qui leur sont
mis à disposition par les entrepreneurs qui réussissent, la plupart des
gens ne redoutent-ils pas le pouvoir (financier, publicitaire,
politique) des businessmen, au point de demander qu’on les « assassine »
en les accablant de taxes ou de réglementations ?
Christian Michel : Celui
qui nous rend service exerce un pouvoir sur nous. C’est la nature du
pouvoir économique. Le patron qui me paie, parce que j’ai besoin de ce
salaire, peut exiger que je pointe chaque matin ouvrable à 8h, et que
j’effectue un nombre de tâches dans la journée. Les entreprises, qui
nous rendent beaucoup de services par la qualité des produits qu’elles
nous offrent, ont ce pouvoir de nous réclamer de l’argent en
contrepartie. Mais la limite de ce pouvoir est le désir que nous avons
du service rendu. Au moment où un autre patron me propose un travail
plus attrayant, ou une entreprise m’offre un produit plus conforme à mes
goûts, le pouvoir économique qu’exerçaient les premiers s’efface.
Tout autre est le pouvoir politique. Il
se déploie même lorsque nous n’avons pas besoin de lui. Je n’ai pas
besoin du douanier. Il ne m’apporte qu’une nuisance. A la limite, je le
paierai pour qu’il reste chez lui. Mais il a le pouvoir d’ouvrir ma
valise, fouiller mes poches, inspecter mes documents, me questionner… et
le pouvoir politique exige que tous ceux qu’il importune ainsi le
salarient (à vie).
Le danger qu’identifiaient les Siennois
dans votre anecdote, et que craignent nos contemporains, est la
collusion entre les pouvoirs économique et politique. Car lorsque les
gens sont laissés libres d’offrir de nouveaux services, ce qui
caractérise un marché, les entreprises établies risquent le déplacement
de leur clientèle vers des nouveaux venus, mieux à l’écoute des désirs
des gens. Les grands patrons vont alors se tourner vers les hommes de
l’Etat. Ils les connaissent bien. Ils sortent des mêmes écoles,
fréquentent les mêmes milieux, et finalement partagent les mêmes
intérêts de classe. Ces patrons vont obtenir plus de régulation et des
règlementations tatillonnes (car la complexité des règlements favorise
principalement les grosses boîtes, qui ont les moyens de s’y conformer),
ils vont se gaver de subventions, de commandes publiques, et ils
s’accommodent des impôts, qui détruisent les capacités d’investissement
des concurrents plus petits (car on sait que seule une multinationale
peut délocaliser des centres de profit).
Le danger n’est donc pas l’entreprise,
mais le pouvoir politique, qui accorde des faveurs aux uns qu’il refuse
aux autres (ce qui est dans la nature même du pouvoir politique). Parce
qu’il existe une telle confusion de ces pouvoirs économique et
politique, les gens sont dans la même situation que cet ivrogne que
décrivait Bertrand Russel, que le whisky et soda rendait malade, qui
passa au gin et soda, avec le même effet, puis à la vodka et soda, etc.,
et qui conclut avec une logique imparable qu’il ne supportait pas le
soda.
Pas plus que le soda, le pouvoir
économique n’est le problème. Mais il faut chercher au delà des
apparences de l’activité économique pour le comprendre.
Grégoire Canlorbe : Il
existe une longue tradition de pensée hostile à démocratie. A cet égard
permettez-moi de citer ces quelques vers de Pierre Corneille :
« Mais quand le peuple est maître ou n’agit qu’en tumulte,La voix de la raison jamais ne se consulte ;Les hommes sont vendus aux plus ambitieux,L’autorité livrée aux plus séditieux. […]Le pire des Etats, c’est l’Etat populaire. »Cinna, II II.
J’imagine que vous souscrivez à l’idée générale de ces alexandrins. Pourriez-vous en toucher quelques mots ?
Christian Michel : Ce
dernier alexandrin de votre citation était salué par des
applaudissements à la Comédie Française au moment du Front Populaire.
L’attaque contre la démocratie partait alors des fachos, de
l’establishment, de ceux qui méprisaient les initiatives individuelles
(le marché), pour lui préférer l’énergie du chef et l’expertise de
l’élite. On n’en est plus là. (Ou bien, on n’en est pas encore là – je
veux dire que le danger n’est pas nul dans un pays paralysé par
l’incurie de ses politiciens et la faillite de son économie de voir un
grand braillard à la tête de brutes promettre un ordre nouveau, une
prospérité reconquise, pourvu qu’on lui laisse tout pouvoir).
La critique actuelle de la démocratie porterait plutôt sur ses deux présupposés idéologiques, le socialisme et le nationalisme.
On connaît des régimes socialistes sans
démocratie, mais on ne connaîtra jamais de régimes démocratiques sans
redistribution socialiste des revenus et interventionnisme erratique de
la puissance publique. Le simple bon sens des électeurs nous le
garantit. Les libéraux classiques, qui généralement prônent la
démocratie, doivent en convenir, eux qui pensent que les hommes sont mus
par leur intérêt matériel. Il est dans mon intérêt de voter pour le
parti qui m’accordera tel ou tel avantage financier. C’est un
comportement d’homo economicus. Si le gouvernement a le droit
de détrousser Pierre et Paul pour me payer, je me fabriquerai un
discours pour rationaliser cette spoliation de mes concitoyens. « Ils
sont si riches, ça ne leur coûte pas grand chose de subvenir à mes
besoins ». « C’est un acte de justice sociale ». « Ça crée du lien, il
faut diminuer les inégalités », etc. Mais ce qu’une majorité accorde, la
majorité suivante peut le reprendre. L’instabilité juridique ne
favorise pas les projets à long terme, or ils sont nécessaires au
développement économique et humain.
Et quand je mentionne que la
redistribution « crée du lien », je souligne combien elle est
nationaliste, en plus d’être socialiste. L’un ne va pas sans l’autre. Si
ceux qui mangent au gâteau de la « justice sociale » sont trop
nombreux, la part de chacun tend vers zéro. Il faut limiter les
bénéficiaires, et on le fait par la nationalité. L’argent des Français
va aux Français. Il ne va pas aux plus pauvres, aux réfugiés qui ont
tout perdu dans les conflits, ou aux Haïtiens, aux Malgaches et autres
Erythréens. Le privilège de la naissance, aboli par la Révolution de
1789, nous revient avec la démocratie sociale. N’avoir pas pris d’autre
peine que de naître Français vous donne le droit à toutes sortes
d’allocations, voire même un revenu à vie.
Ces failles du régime démocratique sont
connues. Elles expliquent pourquoi les premiers démocrates se souciaient
tant de limiter constitutionnellement le pouvoir des majorités,
pourquoi ils hésitaient à universaliser le suffrage, préférant limiter
le droit de vote à ceux qui n’auraient pas la tentation de vivre aux
crochets d’autrui. Ces précautions n’ont pas suffi. La citoyenneté
d’aujourd’hui est une activité subventionnée. Le « lien social » n’est
plus une reconnaissance mutuelle de gens vivant dans une même
communauté, mais c’est la relation du parasite avec son hôte,
l’exploitation des uns par les autres, à travers la médiation des hommes
de l’Etat.
La bonne nouvelle est que les
développements technologiques irréversibles, qui sous-tendent la
mondialisation, ont simplement causé la faillite de ces deux idéologies
du XIXème siècle, le nationalisme et le socialisme.
Grégoire Canlorbe : De
nos jours la démocratie est souvent présentée comme le régime politique
qui permet le mieux de régler par la « négociation » les conflits
sociaux. L’Etat démocratique ne vise pas à éliminer les conflits, mais à
mettre au point les procédures leur permettant de s’exprimer et de
trouver un compromis.
En toile de fond de cette vision de
l’Etat démocratique on trouve l’idée très en vogue d’après laquelle les
intérêts des entrepreneurs et des salariés tendent naturellement à être
antagoniques, à moins d’une intervention de l’Etat dans l’économie pour
« équilibrer » les relations entre ces deux groupes sociaux. L’argument
généralement avancé est que les entrepreneurs tendent spontanément à
payer les travailleurs à un simple salaire de subsistance, condition à
laquelle ils peuvent maximiser leur profit. Qui plus est, il existerait
un complot permanent des entrepreneurs pour organiser de concert un sous
emploi de masse, en sorte d’avoir tout pouvoir sur la main-d’œuvre.
La démocratie permettrait
d’apporter une réponse pacifique à ces conflits d’intérêt et
d’équilibrer par la législation les rapports de force entre patrons et
salariés. A ce prix la paix sociale est acquise. Quel est votre
sentiment sur cette analyse couramment avancée ?
Christian Michel : Dans
le schéma marxiste de lutte des classes, qu’encore une fois je crois
pertinent, l’Histoire est linéaire. Chaque phase de développement est
nécessaire au progrès suivant. On n’aurait pas pu concevoir une société
libertarienne au XVIIème siècle, alors que les connaissances
et les techniques acquises aux siècles suivants, la séparation des
pouvoirs temporel et spirituel, l’émergence d’une société civile, la
prospérité apportée par la révolution industrielle, etc. n’avaient pas
encore informé la conscience morale des gens. Cette évolution n’est pas
achevée. Nous ne sommes pas à la fin de l’Histoire.
Or dans cette évolution, nous sommes
passés par un stage hobbesien, où il fallait du pouvoir politique. Il
fallait un Souverain, qui fasse régner l’ordre, qui tranche les
conflits, comme celui que vous citez entre patrons et ouvriers. La
question s’est seulement déplacée au cours des générations sur la
détention de ce pouvoir souverain : monarque héréditaire, absolu ou
constitutionnel, chef charismatique, parti unique, ou représentants élus
du peuple… Aujourd’hui il faut se demander pourquoi diable nous aurions
besoin d’un Souverain. Il nous faut des compétences, c’est certain. Je
me soumets volontiers à certaines autorités dans des situations
spécifiques et temporaires, mon toubib, un avocat, l’équipage de
l’avion…
Mais pourquoi faudrait-il obéir en tout à un pouvoir unique ?
Dans le cas que vous mentionnez, il
appartient aux représentants des actionnaires de négocier avec les
représentants des employés pour résoudre leur différend. L’intervention
de la puissance publique, quel que soit son mode de désignation,
hérédité, élection, tirage au sort… est nuisible. Les employés ne sont
pas désarmés. Ils disposent d’un pouvoir immense – rompre
unilatéralement leur contrat de travail et paralyser l’entreprise. Si
elle est sur le point d’enlever un gros contrat, ou si elle se trouve
période faste, les patrons paieront. Si les employés sont trop
gourmands, l’entreprise périclitera. L’exemple des copains, qui ont trop
tiré sur la corde, servira d’avertissement aux autres. Toute activité
sociale est un apprentissage.
Il faut à une société libérale des
syndicats puissants, revendicatifs, bien organisés. Ils ne le sont pas,
car depuis les années 1930, ils ont trahi la classe ouvrière. Au lieu de
se battre contre les patrons, front contre front, ils ont demandé des
lois sociales. Mais ceux à qui ils les demandaient, les hommes de
l’Etat, étaient aussi à l’écoute des patrons. Ils ont légiféré, mais pas
trop dans le sens des prolétaires. Du coup les syndicats ont tout
perdu. Ils n’ont plus d’adhérents, car pourquoi payer des cotisations,
alors que les syndicalistes eux-mêmes ont transféré aux gouvernants le
pouvoir de défendre les employés ? Et parce qu’ils ont préféré l’action
législative à l’action revendicative, les syndicalistes ont tout
simplement encouragé les patrons à délocaliser l’activité là où la
législation était favorable. Regardez l’implantation des sociétés de
service, firmes d’avocats, cabinets d’audit, publicitaires, experts… Ils
ont suivi leurs clients partout dans le monde. Pas les syndicats. Les
syndicats auraient pu déclencher un mouvement revendicatif dans toutes
les usines d’un groupe sur les cinq continents. Ça, c’est puissant. Mais
au lieu de devenir multinationaux comme leurs clients, les
syndicalistes ont criaillé chez les ministres de leur pays. Résultat :
ils se sont rendus superflus.
Grégoire Canlorbe : A
l’heure de la mondialisation capitaliste, il n’est pas rare d’entendre
dire que celle-ci sonnerait le glas des démocraties ; et ce, au
détriment des intérêts des petites gens. La mondialisation impliquerait
une perte du pouvoir du citoyen lambda sur sa vie, celui-ci pouvant de
moins en moins contrôler (indirectement) les flux économiques, humains
et financiers, via l’action des représentants élus au suffrage
universel. Le pouvoir des gouvernements d’agir au nom des intérêts du
peuple s’éroderait au fur et à mesure que la libéralisation des échanges
gagnerait du terrain.
Les vrais décideurs politiques ce
serait désormais les grandes firmes capitalistes ainsi que les banques
et les sociétés de notation. Les gouvernements seraient devenus le valet
du grand capital et non plus le serviteur légitime des citoyens. Ces
derniers sont privés, du coup, de tout pouvoir sur eux-mêmes. Pour faire
court, la mondialisation libérale c’est l’ennemi du peuple ; et la
démocratie c’est l’expression de la volonté populaire.
Que vous inspirent ces dires qui ont le vent en poupe ?
Christian Michel :
L’argument pèserait lourd si la prémisse était juste – que les
gouvernements élus représentent l’intérêt des petites gens. Il n’existe
aucune raison pour que les gouvernants s’y emploient. Comme je l’ai dit
plus haut, les hommes et les femmes qui exercent le pouvoir politique,
en France comme ailleurs, qu’ils soient élus ou appartiennent à
l’administration étatique, forment une classe soudée, attachée à la
défense de ses privilèges, sociologiquement alliée au patronat. Les
pauvres n’ont pas grand soutien à attendre de ces gens-là.
En plus, en quoi consiste l’intérêt des
petites gens ? Avoir, par exemple, un salaire minimum garanti faible, ou
bien un emploi mieux rémunéré, mais sans garantie de l’occuper toute sa
vie ? Vivre dans une société prospère, qui peut financer la science de
demain et les biens culturels d’aujourd’hui, mais qui exige pour cela un
engagement fort de tous ses membres, ou une autre société, relaxe, qui
demande peu de ses membres, mais crée peu de richesses – et cette
société stagnante est-elle soutenable à long terme ?
Il existe deux formes de pouvoir, comme
je l’ai dit plus haut. Le pouvoir de rendre service, c’est celui de
l’économie, et le pouvoir de coercition, le pouvoir politique. Pour
exercer du pouvoir sur moi, une firme doit me séduire, elle doit me
faire désirer ce qu’elle veut me faire payer, ou me faire aimer
travailler pour elle. C’est le mode capitaliste du pouvoir. Il émerge à
la fin du XVIIIème siècle et se développe au cours du XIXème
siècle, curieusement, en même temps que le féminisme, de Mary
Wollstonecraft et Olympe de Gouges, jusqu’au suffragettes. Pendant des
millénaires les sociétés avaient vécu sous l’emprise de la testostérone,
le règne de la force brute et de la lutte armée. Avec le capitalisme
les sociétés embrassent un mode de gouvernance plus associé avec le
féminin, celui de la séduction. Je ne te menace pas de coups de bâton
pour obtenir ce que je veux de toi, je te le fais désirer. Séduire est
un pouvoir. Mais il a l’avantage de ne pas tuer. C’est un progrès.
La mondialisation étend cette
gouvernance par la séduction à des régimes qui ne respectaient que la
force. Tant mieux. Le règne des multinationales n’est pas parfait, mais
il a l’avantage sur la démocratie de nous laisser décider avec qui nous
voulons traiter. Je ne veux rien avoir à faire avec la majorité qui nous
gouverne, mais puisque je suis dans la minorité, elle m’impose sa
réglementation. Dans le marché capitaliste, il n’y a pas de minorités.
Elles sont passées chez les concurrents. Si je ne veux pas traiter avec
Peugeot, comme client, fournisseur, employé ou actionnaire, je me tourne
vers Toyota ou Renault. Ça paraît très simple, et le plus
extraordinaire est que c’est la réalité.
Grégoire Canlorbe : Un argument courant en
faveur de la démocratie consiste à affirmer que celle-ci substitue la
transition pacifique entre les gouvernements aux révoltes douloureuses
et sanglantes.
Ecoutons Ludwig von Mises à ce
sujet :
« La fonction de la démocratie est d’établir la paix et d’éviter tous les bouleversements violents. Même dans les États non démocratiques un gouvernement ne peut finalement se maintenir que s’il peut compter sur l’assentiment de l’opinion publique. La force et la puissance de tous les gouvernements ne reposent pas dans les armes, mais dans l’esprit d’acquiescement qui met ces armes à leur disposition. […] Dans les États non démocratiques un changement de personnes ou de système dans le gouvernement ne peut s’opérer que par la violence. Un bouleversement violent écarte le système ou les personnes, qui ont perdu les racines qui les rattachaient à la population, et à leur place il met d’autres personnes et un autre système. […]
Les pertes matérielles et les ébranlements moraux qui accompagnent tout changement violent de la situation politique, c’est par la réforme constitutionnelle que la démocratie les évite. La démocratie garantit l’accord de la volonté d’État, s’exprimant par les organismes d’État, et de la volonté de la majorité, parce qu’elle place les organismes de l’État dans la dépendance juridique de la majorité du moment. Elle réalise, dans le domaine de la politique intérieure, ce que le pacifisme s’efforce de réaliser dans le domaine de la politique extérieure. »
Que penser, selon vous, de cet argument ?
Christian Michel : Mises
naquit dans l’Empire d’Autriche-Hongrie, quand aucun pays n’avait de
suffrage universel, quand la plupart vivaient sous des régimes
autoritaires. Au cours de sa vie, la situation n’a fait qu’empirer. Même
si Mises a vécu assez vieux pour voir la fin du fascisme, on comprend
son indulgence pour la démocratie libérale. Elle représente un immense
progrès dans l’histoire de l’humanité. On ne saurait le souligner assez.
Mais elle n’annonce pas, quoi qu’on en ait dit, la fin du film.
Les gouvernants des pays développés
aujourd’hui n’ont pas d’autre projet que de durer. Il n’ont plus de
vision, n’offrent plus d’aspirations, pas plus d’avenir. L’imagination
politique est en coma. Nos chefs légitiment leur pouvoir par la simple
absence d’alternative. « Peut-être que nous sommes nuls, mais que
proposez-vous d’autre ? »
Tout l’enjeu pour le salut du monde réside dans la réponse à cette question. Sommes-nous condamnés à l’existant – ce qui est franchement désespérant ? Ou bien pouvons-nous évoluer vers une société plus douce, plus chaleureuse, plus poétique – telle que les libertariens la conçoivent ?
Tout l’enjeu pour le salut du monde réside dans la réponse à cette question. Sommes-nous condamnés à l’existant – ce qui est franchement désespérant ? Ou bien pouvons-nous évoluer vers une société plus douce, plus chaleureuse, plus poétique – telle que les libertariens la conçoivent ?
Grégoire Canlorbe : Quelle
serait à vos yeux une manière pertinente d’organiser la transition de
nos Etats démocratiques actuels vers la société anarcho-capitaliste ?
Avez-vous confiance en l’avenir de la liberté ?
Christian Michel : Nous
sommes les acteurs de l’Histoire, mais nous n’écrivons pas le scénario.
Elle ne se déroule jamais comme nous l’avons prévu. Que pourrais-je
donc vous annoncer sur la société nouvelle anarcho-capitaliste ?
Ma seule confiance réside dans l’analyse
marxiste. Nous vivons un changement des modes de production, avec
internet, les réseaux, la mondialisation, et tout ça. Ces avancées
déstabilisent les structures de pouvoir établies au 19ème
siècle. Je crois que le seul régime compatible avec la nouvelle économie
est l’anarcho-capitalisme. C’est à ce fil ténu que mon espoir d’un
monde meilleur se raccroche.
Grégoire Canlorbe : Hans
Hermann Hoppe a défendu naguère l’idée que la transition des
démocraties vers l’anarcho-capitalisme pourrait se faire seulement au
prix d’un renoncement aux idéaux qu’il décrit comme « alternatifs ».
Selon lui la démocratie est intrinsèquement hostile au conservatisme
culturel et le lit de toutes sortes de mœurs qu’il juge « déviantes. »
L’avènement de l’anarcho-capitalisme doit nécessairement coïncider avec
celui d’une société résolument intolérante envers les modes de vie
« hédonistes » et en rupture avec le chaos moral de la démocratie. Le
conservatisme culturel fait partie intégrante de l’ADN d’une société
anarcho-capitaliste.
Je laisse la parole à Hans Hermann
Hoppe :
« Dès que des membres de la société expriment avec régularité l’acceptation ou même le soutien aux sentiments égalitaires, que ce soit sous forme démocratique (règle de la majorité) ou communiste, il devient essentiel que les autres membres et en particulier les élites sociales naturelles, soient prêts à agir de façon décisive et, en cas de non-conformité qui perdure, excluent et in fine bannissent ces membres hors de la société. Dans une convention conclue entre un possesseur et des résidents communautaires avec pour but la protection de leur propriété privée, il n’existe rien de tel que la liberté (illimitée) de parole, pas même le droit illimité de parole sur sa propre propriété de résident. […]
Il ne saurait y avoir de tolérance envers les démocrates ou les communistes au sein d’un ordre social libertarien. Il leur faudra être physiquement séparés et bannis de la société. De même, au sein d’une convention fondée pour la protection des familles et des proches, il ne peut y avoir de tolérance envers ceux qui promeuvent régulièrement des styles de vie incompatibles avec cet objectif. Ils – les avocats des styles de vie alternatifs, non familiaux et « entre eux », tels que par exemple, l’hédonisme individuel, le parasitisme, l’adoration de la nature-environnement, l’homosexualité, ou le communisme – devront être physiquement retirés de la société, aussi, si on veut pouvoir maintenir un ordre libertarien. »
Quel est votre avis sur cette analyse ?
Ce raisonnement contient une
contradiction interne. Dans un monde où la violence contre les innocents
ne reste pas impunie – c’est à dire un monde sans Etat – les individus
peuvent se regrouper en communautés et mettre en pratique tous les modes
de vie qui assurent, selon eux, leur épanouissement – religieux,
démocratique, hédoniste, culte du chef, etc. Un tel groupe, cependant,
contrairement aux systèmes politiques contemporains, n’a pas de
légitimité pour contraindre un individu, assigné à ce groupe par sa
naissance, ou par un choix antérieur mal avisé, à y rester et à s’y
soumettre.
J’avais cette discussion lorsque je
trainais en Russie à l’époque de Gorbatchev et Eltsine. De vieux
Soviétiques larmoyaient : « Dans la guerre entre le capitalisme et le
socialisme, nous avons perdu. » Je leur faisais remarquer que le
capitalisme n’est jamais opposé au socialisme. Dans le plus radical
régime capitaliste (disons ‘anarcap’), tous ceux qui veulent mettre en
commun leurs moyens de production, renoncer à leur héritage, partager
également leur revenu, sont parfaitement libres de le faire. Et si en le
faisant ils se montrent heureux, apaisés, créatifs, d’autres viendront
les rejoindre, et le socialisme se répandra sur le globe. Mais les
socialistes ne croient pas qu’ils rendent les gens heureux. Il leur faut
s’emparer du pouvoir pour instaurer le socialisme. Si les capitalistes
laissent ceux qui le veulent être socialistes entre eux, la
réciproque n’est donc pas vraie. La guerre ne fut pas entre le
capitalisme et le socialisme, mais fut une résistance contre le
socialisme imposé.
Dans la communauté anarcap qu’imagine
Hans-Hermann Hoppe, les hédonistes, démocrates et autres communistes
n’auront pas leur place. Pas besoin pourtant de les exclure. Eux-mêmes
sentiront que ce style de vie ne leur convient pas. En conséquence, ils
formeront d’autres communautés plus conformes à leurs vœux. Il me semble
que cette association des gens entre eux en fonction de leur choix de
vie satisfait l’éthique mieux que l’imposition d’une norme unique à tout
le monde par un chef ou par une majorité.
Hoppe est dogmatique. Pour ma part, je
laisserai l’Histoire décider des modes de vivre ensemble (il y en a plus
d’un) appropriés aux êtres humains dans leur diversité. Il est possible
que des hédonistes, communistes et homosexuels, qui ne seraient pas à
l’aise dans la communauté que Hoppe idéalise, en forment une autre,
peut-être moins prospère si leur préférence temporelle leur fait
renoncer aux investissements à long terme, mais fort plaisante pour ses
membres.
Les deux écueils sont ceux-ci. Il faut
que chaque communauté séduise de nouveaux membres, et traite assez
généreusement ceux qui s’y trouvent, pour n’être pas dépeuplée. Et il
faut que chaque communauté renonce à razzier les richesses d’une voisine
plus prospère. Le problème n’est pas nouveau. C’est exactement celui
que la coexistence des Etats nous pose depuis plusieurs millénaires.
Puisque les Etats n’ont pas su le résoudre par la violence, cherchons
par des moyens pacifiques à réussir mieux qu’eux.
Grégoire Canlorbe : Le
passage du positif au normatif, de la description du monde tel qu’il
est aux prescriptions sur ce que le monde devrait être, est un problème
épistémologique bien connu. Au sein de la tradition libérale, les
auteurs jus-naturalistes, tels que Locke, Bastiat et Rothbard, tiennent
la propriété privée légitime (i.e. acquise sans violence) pour un droit
naturel, i.e. qui se déduit de la nature humaine.
Il est souvent argué que cette
position philosophique n’est pas valable en ce sens qu’elle infère un
devoir-être sur la base de l’être, ce qui constitue une aberration
logique. En tant que libéral anarcho-capitaliste et jusnaturaliste, que
répondriez-vous à cette critique récurrente ?
Christian Michel : Jusnaturaliste ?
Pas moi. Je n’ai rien observé dans la nature qui nous enseignerait le
Juste, le Bien, le Droit. En revanche, tout système – donc une société –
pour fonctionner, obéit à des règles. On ne peut simplement pas
imaginer une société qui déclarerait : « C’est ok chez nous de tuer, de
battre les gens, de violer, de voler, de tromper autrui… ». Chacun se
terrerait chez soi, ou se réfugierait au plus profond des forêts. Chaque
société ajoute à ces prohibitions d’autres règles qui lui sont propres,
mais ces prohibitions sont communes à toutes. On peut les enclore dans
le concept de propriété. On peut dire qu’il est dans la nature de toute
société de reconnaître et de faire appliquer le droit de propriété de
chacun sur son corps, sur ce qu’il produit grâce à son corps et ses
facultés intellectuelles, et sur ce qu’il acquiert par échange ou par
don, c’est à dire en respectant un droit identique de propriété chez
autrui. Le droit n’est donc pas attaché à l’être humain pris
individuellement. La notion de droit n’a aucun sens pour Robinson dans
son île. Il en appellerait au droit contre qui ? Les éléments ? Les
animaux ? En revanche, le droit de propriété existe nécessairement dès
que l’on fait société, à deux ou à plusieurs, et avec l’humanité
entière. C’est une nécessité inscrite dans la nature même d’une société
pour qu’elle fonctionne.
L’objection courante signale que toutes
les sociétés historiques et présentes ont fonctionné avec un taux plus
ou moins élevé de meurtres, viols, pillages et tromperies. C’est vrai.
Mais l’intuition ne nous dit-elle pas que ces sociétés eussent
fonctionné mieux encore si elles n’avaient pas souffert ces violations
du droit ?
Et nul ne viole plus allègrement ces
prohibitions que les hommes de l’Etat. C’est la fonction même de la
politique, son but unique, que de désigner une classe dans la société
qui jouit de l’impunité pour les crimes qu’elle commet. Nul n’a le droit
de tuer – sauf les guerriers, nommés par les hommes de l’Etat. Nul n’a
le droit de voler – sauf les hommes de l’Etat, qui prélèvent l’impôt.
Nul n’a le droit de mentir et tricher – sauf pour une raison d’Etat.
L’avenir que souhaitent les anarcaps consiste tout uniment à appliquer à
tous une identité de droits. On ne peut pas justifier moralement que
certains membres de la société puissent commettre impunément des crimes,
pour lesquels n’importe qui d’autre est condamné. Abolir cette
injustice, pratiquer l’identité des droits pour tous, c’est réaliser la
société sans distinction de classe, une société anarcap.
Grégoire Canlorbe : Il
est de bon ton de reprocher au libéralisme d’annihiler le lien social
et de réduire les êtres spontanément sociaux que nous sommes à des
atomes isolés.
L’argument généralement invoqué
peut se formuler comme suit :
« La vie en société implique nécessairement que chacun soit dépossédé de sa liberté naturelle (i.e. la liberté intégrale que possède tout homme qui ne vit pas en société). La vie en société implique que le droit en vigueur soit en mesure de contraindre les individus à pratiquer ou à éviter certains comportements, et ce, dans l’intérêt même des membres de la société. En effet, tout un chacun consent implicitement, dès lors qu’il vit en société, à ce que certains comportements soient prohibés et d’autres rendus obligatoires. S’il y consent c’est dans son propre intérêt – car aucune société ne serait être ni agréable à vivre ni utile pour l’épanouissement des individus qui la composent, si tout y est facultatif et si rien n’y est interdit.
Ce consentement implicite est précisément l’acte fondateur et le ciment de la société. S’ils conservent intacte leur liberté dite naturelle, les individus ne forment pas une société : ils sont isolés les uns des autres, ils mènent chacun une existence séparée ; ils n’ont pas, à proprement parler, quitté l’état de nature. »
Que rétorqueriez-vous à ces dires en vogue ?
Christian Michel : Que
j’y souscris totalement. Comme je l’ai indiqué dans la réponse
précédente, je ne sais pas d’où sortirait cette « liberté naturelle »,
qui serait celle d’êtres humains hors de toute société. Ça n’existe pas.
Les ermites et les Robinsons ont eu des éducateurs. Or vivre en société
implique des prohibitions et des obligations. Le débat ne concerne pas
l’existence de ces contraintes, mais leur légitimité. Si j’ai fait une
promesse, signé un contrat, je me suis créé une obligation. Si
quelqu’un, sous prétexte de quelque impôt, exige que je paie une somme
quelconque, je n’ai pas d’obligation. Je cède (ou pas) à la force.
Loin de vivre les « existences
séparées », dont parle l’auteur de la question, les êtres humains en
société sont attentifs aux désirs, aux souhaits, aux aspirations
d’autrui, puisque leur propre bien-être dépend de leur capacité à les
satisfaire – le médecin à soulager ses patients, le prof’ à inspirer ses
élèves, l’industriel à présenter des produits désirés. Il me semble que
ces relations correspondent à une élévation du niveau de conscience
d’autrui par rapport à une société fondée sur des relations politiques,
c’est à dire, des prises de pouvoir.
Grégoire Canlorbe : Supposons
que votre enfant de dix ans soit à l’hôpital et atteint d’une maladie
incurable. Il lui reste désormais quelques heures à vivre. Sur le chemin
de l’hôpital le diable vient à votre rencontre et vous apprend que le
socialisme totalitaire est le destin de l’humanité. Aucun pays de la
planète ne sera à l’abri. La Terre deviendra la patrie du socialisme
totalitaire, sans aucune échappatoire pour l’humanité.
Le diable vous offre le choix entre
deux cartes à jouer. La carte rouge sauve votre enfant de la maladie,
mais d’ici deux siècles le monde sombrera inévitablement dans une
dictature étouffante, cruelle et perpétuelle. La carte bleue est le seul
espoir de l’humanité : elle abolit définitivement ce futur de
désolation. En contrepartie votre enfant meurt.
Le diable ne vous contraint point.
Il vous laisse libre de refuser de prendre l’une ou l’autre de ces deux
cartes. Il vous avertit que si telle est votre décision, non seulement
votre enfant mourra mais l’humanité sera absorbée par le socialisme
totalitaire. A vous de faire un choix entre ces trois options : 1) la
carte rouge, 2) la carte bleue, 3) aucune de ces deux cartes.
Où la liberté se situe-t-elle dans
votre échelle de valeurs ? Confronté à une telle situation, feriez-vous
passer l’amour que vous vouez à votre enfant avant votre attachement à
la liberté ? Que ce soit parce que vous refusez de choisir entre les
deux cartes à jouer ou parce que votre souci prioritaire est de sauver
la liberté, seriez-vous prêt à laisser mourir le petit ?
Christian Michel : La
réalité ne présente jamais des alternatives simples, comme celle entre
les cartes rouge ou bleue de votre histoire, ou dans la ‘wagonologie’
de Philippa Foot (un wagon fou dévale le long de la voie et va percuter
5 ouvriers ; vous avez la possibilité de l’aiguiller vers une autre
voie, où il ne tuera qu’une personne ; baissez-vous le levier ? Et si
cette personne est votre fils ? ou encore un savant, dont les travaux
vont sauver des milliers de malades ? etc.).
Les choix ne sont jamais binaires. Comme
l’exprimait poétiquement, mais justement, Jacques Prévert « De deux
choses l’une – l’autre, c’est le soleil. »
Si vous voulez absolument une réponse à
votre question, je sauve mon enfant. D’ici deux siècles, l’humanité aura
trouvé le moyen de déjouer les plans de votre méchant démon.
Grégoire Canlorbe : Notre entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous ajouter quelques mots ?
Christian Michel : J’ai
été si bavard en répondant à ce questionnaire que je ne saurais rien
ajouter de concis. Mais les questions étaient brillantes, pertinentes,
et j’ai pris plaisir à les traiter.
Par Christian Michel
A voir également :
Self made man, Christian Michel a
fondé en 1975, en Suisse, la société d’investissement Valmet, qui
compte aujourd’hui dix filiales dans le monde. À l’aise dans tous les
pays du monde, doué d’une excellente plume, il a écrit de nombreux
articles en anglais ou en français.
Il est président de Libertarian International, directeur de ISIL et membre du bureau de Libertarian Alliance.
Christian Michel
De Wikiberal
Christian Michel, né en 1944, est un self-made man qui a fondé en 1975,
en Suisse, la société d'investissement Valmet, qui compte aujourd'hui
dix filiales dans le monde. À l'aise dans tous les pays du monde, doué
d'une excellente plume, il a écrit de nombreux articles en anglais ou en
français. Il animait le site Liberalia. Libéral et scientifique, il faisait partie du bureau éditorial du Journal of Libertarian Studies.