Les faits - Membre du Conseil national du numérique, Tristan Nitot est aussi connu comme le fondateur de Mozilla Europe, la branche continentale de la fondation éditrice du navigateur Firefox. Actuellement chef de produit chez Cozy Cloud, il est à l’origine de «Ni pigeons, ni espions», une campagne collective des acteurs du numérique «contre la surveillance généralisée d’Internet».

En quoi le projet de loi sur le renseignement serait-il néfaste pour l’activité économique ?
Il y a déjà une défiance du public envers le numérique, mêlée d’amour et de haine, qui est liée au respect de la vie privée. On retrouve ce sentiment dans différents sondages : une majorité de personnes a le sentiment que les sociétés qui opèrent sur Internet en savent de plus en plus sur eux. Alors évidemment, si on nourrit cette inquiétude avec des lois qui nuisent à leur vie privée, ce n’est pas bon pour les affaires. Il y a aussi des problèmes spécifiques en fonction du type de société. Je pense évidemment aux hébergeurs qui ont réagi très fortement et qui sont toujours inquiets. Même s’ils ont obtenu une avancée sur les «boîtes noires», elles sont toujours là et le problème n'est pas résolu. Ces entreprises évoluent dans un marché à l’échelle européenne et beaucoup de leurs clients viennent de l’étranger. Pourquoi accepteraient-ils d’être hébergés en France alors qu’il y a des «boîtes noires» dans les data centers ? Je pense également à l’Internet des objets. Comment développer ce secteur si les gens pensent que ces objets connectés vont les fliquer ? De manière plus globale, je pense que les libertés fondamentales sont indispensables car elles constituent le socle des autres, comme celle du commerce. Mais visiblement, on s’en préoccupe assez peu.

Pourquoi les arguments économiques portent-ils plus que ceux sur les libertés publiques?
Parce que ces notions sont abstraites, alors que les problèmes économiques sont plus concrets et que le terrorisme est plus frais dans les esprits. Après les attentats à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher, nous sommes dans une période de traumatisme. La promesse de cette loi consiste à dire : «Vous êtes déjà fliqués par Facebook, alors faites-le pour le gouvernement français et nous en finirons avec le terrorisme». Il faut pourtant se souvenir que le terrorisme n’est qu’un seul des sept champs d’application des techniques du renseignement prévu par la loi ! Le problème fondamental, c’est qu’en aucun cas le terrorisme ne sera arrêté par la surveillance de masse. Seulement, nous n’avons aujourd’hui pas le recul nécessaire pour raisonner clairement sur le sujet alors que les problématiques économiques nous touchent personnellement. Nous connaissons tous des proches qui sont au chômage ou qui ont eu du mal à trouver un travail. C’est une peur très concrète pour beaucoup de Français à côté de laquelle le problème des libertés paraît bien lointain.

Où en est la mobilisation «Ni pigeons, ni espions» ?
Nous avons passé vendredi la barre des 500 signataires, avec de grands noms comme l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) et de belles start-up françaises comme Criteo. Les soutiens ne cessent d’augmenter et la campagne marche bien pour un débat somme toute technique. La bonne nouvelle, c’est la saisine du Conseil constitutionnel : c’est un signal fort de la part de François Hollande qui montre qu’il a entendu le message porté par l’ensemble des acteurs du numérique, les associations, les ONG mais aussi des institutions comme la Commission nationale consultative des droits de l’Homme. Il y a une incroyable disparité, c’est vraiment l’union sacrée contre les «boîtes noires». Ça ne veut pas dire que c’est gagné : notre deuxième opportunité, c’est l’examen du texte par le Sénat. Nous restons mobilisés car le vrai problème de fond, c’est de faire sauter ce dispositif.