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Sommaire
A) Comment le renseignement français change-t-il ? - Alain BAUER, Marie-Christine DUPUIS-DANON, Pierre VERLUISE - Diploweb
B) Les nouveaux enjeux du renseignement français - Aegise - Au Militaire
C) Lutte contre le financement du terrorisme : nouveaux enjeux - Liberté politique
D) Tracfin : quelle place dans le monde du renseignement français ? - Théodore SOUDAT - Le Portail-ie
A) Comment le renseignement français change-t-il ?
Comment définir « le renseignement à la française » ?
Comment s’est-il adapté aux grandes ruptures stratégiques ?
Quelles relations entre services de renseignement, responsables politiques et médias ?
Les pays « alliés » s’espionnent-ils ?
Quelles sont les opportunités et les défis du temps présent ?
Alain Bauer et Marie-Christine Dupuis-Danon viennent de publier « Les Guetteurs. Les patrons du renseignement français répondent », préface de Jean-Yves Le Drian, éd. O. Jacob. Ils répondent aux questions de Pierre Verluise, fondateur du Diploweb.com
Comment s’est-il adapté aux grandes ruptures stratégiques ?
Quelles relations entre services de renseignement, responsables politiques et médias ?
Les pays « alliés » s’espionnent-ils ?
Quelles sont les opportunités et les défis du temps présent ?
Alain Bauer et Marie-Christine Dupuis-Danon viennent de publier « Les Guetteurs. Les patrons du renseignement français répondent », préface de Jean-Yves Le Drian, éd. O. Jacob. Ils répondent aux questions de Pierre Verluise, fondateur du Diploweb.com
Pierre
Verluise (P. V. ) : Vous avez réussi dans ce livre à conduire des
entretiens avec 14 des patrons du renseignement français depuis les
années 1980. Au vu de leurs réponses, comment définir « le renseignement
à la française », ses fonctions et ses limites ?
Alain Bauer (A. B) et Marie-Christine Dupuis-Danon (M-C D-D) : Il y a dans le renseignement une dimension éminemment culturelle, fruit de l’histoire des Services, des circonstances de leur création, de leurs missions initiales et du contexte politique et social des États au bénéfice duquel ils opèrent. Les Services français n’y font pas exception et c’est dans les mots des Guetteurs dont nous avons recueilli la parole que l’on perçoit le mieux, comme de fortes traces, cette spécificité française. Pour décrire ce qu’il n’est pas, ce qui est peut-être plus facile, disons qu’il n’a pas ce fétichisme technologique des Américains ni cette tradition de « l’Intelligence » enchâssée dans la haute société Britannique. Le renseignement français a évolué avec notre pays qui, sur la période dont nous rendons compte, traverse la chute du mur de Berlin et la dislocation de l’URSS, son ennemi historique, le terrorisme d’État, l’activisme politique et indépendantiste violent, les GIA, et le terrorisme islamiste d’Al Qaida puis de Daesh. C’est parce que nous voulions nous garder d’interpréter avec notre propre grille d’analyse les réussites et les échecs des Services à s’adapter à ces bouleversements que nous avons choisi de recueillir la parole directe de ceux qui ont dirigé les Services, en proposant à chacun de répondre aux mêmes questions pour garantir une cohérence. Entre collecte, analyse et action comme métiers, et espionnage, contre espionnage et antiterrorisme comme cultures, on voit souvent poindre ce qui reste le débat permanent entre temps long et secret, temps court et partage. Nous invitons le public intéressé à lire leurs témoignages pour se forger sa propre idée.
Alain Bauer (A. B) et Marie-Christine Dupuis-Danon (M-C D-D) : Il y a dans le renseignement une dimension éminemment culturelle, fruit de l’histoire des Services, des circonstances de leur création, de leurs missions initiales et du contexte politique et social des États au bénéfice duquel ils opèrent. Les Services français n’y font pas exception et c’est dans les mots des Guetteurs dont nous avons recueilli la parole que l’on perçoit le mieux, comme de fortes traces, cette spécificité française. Pour décrire ce qu’il n’est pas, ce qui est peut-être plus facile, disons qu’il n’a pas ce fétichisme technologique des Américains ni cette tradition de « l’Intelligence » enchâssée dans la haute société Britannique. Le renseignement français a évolué avec notre pays qui, sur la période dont nous rendons compte, traverse la chute du mur de Berlin et la dislocation de l’URSS, son ennemi historique, le terrorisme d’État, l’activisme politique et indépendantiste violent, les GIA, et le terrorisme islamiste d’Al Qaida puis de Daesh. C’est parce que nous voulions nous garder d’interpréter avec notre propre grille d’analyse les réussites et les échecs des Services à s’adapter à ces bouleversements que nous avons choisi de recueillir la parole directe de ceux qui ont dirigé les Services, en proposant à chacun de répondre aux mêmes questions pour garantir une cohérence. Entre collecte, analyse et action comme métiers, et espionnage, contre espionnage et antiterrorisme comme cultures, on voit souvent poindre ce qui reste le débat permanent entre temps long et secret, temps court et partage. Nous invitons le public intéressé à lire leurs témoignages pour se forger sa propre idée.
- Marie-Christine Dupuis-Danon
- Marie-Christine Dupuis-Danon, co-auteure de « Les Guetteurs. Les patrons du renseignement français répondent », préf. de Jean-Yves Le Drian, éd. O. Jacob.
P. V. : Après la série télévisée française
« Le Bureau des légendes » créée par Éric Rochant et diffusée à compter
du 27 avril 2015 sur Canal+, votre livre s’’inscrit-il dans une
démarche d’explication-valorisation du renseignement pour à la fois
améliorer sa connaissance par le grand public, donc augmenter son
acceptabilité et générer des vocations ?
A. B et M-C D-D : Vous avez raison de souligner que le renseignement est en train de changer de statut en France auprès du grand public : pour la première fois et grâce au succès de cette série qui suit le quotidien d’agents de la DGSE, mais aussi en raison de l’actualité et des attaques terroristes qui se sont multipliées à partir de cette même année 2015, les français ont entendu parler de cette activité régalienne par excellence, peu visible médiatiquement en raison de sa nature même, et qui était donc largement méconnue hors du cercle des quelques milliers de personnes liées à la communauté de la défense et de la sécurité. L’idée que le renseignement était au coeur de la lutte contre le terrorisme, même si peu de gens savent réellement qui fait quoi et comment il s’organise, a contribué à le valoriser dans sa portée stratégique et à rectifier une image un peu altérée par quelques épisodes malheureux restés dans les mémoires. Quelles sont alors les conséquences de cette évolution ? Des vocations, certes, même si la réalité du métier, la rigueur et parfois l’austérité du quotidien de l’analyste - celui qui dissèque les éléments remontés du terrain et qui constitue le plus gros des bataillons recrutés ces dernières années - est assez loin des aventures trépidantes des agents du Bureau des Légendes. L’enjeu devient alors d’attirer des talents pluriels et pointus, mais aussi de les retenir. L’autre partie de votre question concerne l’intention qui était la nôtre. Notre ambition était de construire une réflexion sérieuse et approfondie sur un temps long, presque quarante ans, pour recueillir la parole des patrons des Services à la source et permettre au lecteur de se forger sa propre compréhension du fonctionnement, de la culture et des défis adressés aux Services. Si Les Guetteurs (moins romancés) ont les effets collatéraux que vous évoquez, c’est encore mieux !
A. B et M-C D-D : Vous avez raison de souligner que le renseignement est en train de changer de statut en France auprès du grand public : pour la première fois et grâce au succès de cette série qui suit le quotidien d’agents de la DGSE, mais aussi en raison de l’actualité et des attaques terroristes qui se sont multipliées à partir de cette même année 2015, les français ont entendu parler de cette activité régalienne par excellence, peu visible médiatiquement en raison de sa nature même, et qui était donc largement méconnue hors du cercle des quelques milliers de personnes liées à la communauté de la défense et de la sécurité. L’idée que le renseignement était au coeur de la lutte contre le terrorisme, même si peu de gens savent réellement qui fait quoi et comment il s’organise, a contribué à le valoriser dans sa portée stratégique et à rectifier une image un peu altérée par quelques épisodes malheureux restés dans les mémoires. Quelles sont alors les conséquences de cette évolution ? Des vocations, certes, même si la réalité du métier, la rigueur et parfois l’austérité du quotidien de l’analyste - celui qui dissèque les éléments remontés du terrain et qui constitue le plus gros des bataillons recrutés ces dernières années - est assez loin des aventures trépidantes des agents du Bureau des Légendes. L’enjeu devient alors d’attirer des talents pluriels et pointus, mais aussi de les retenir. L’autre partie de votre question concerne l’intention qui était la nôtre. Notre ambition était de construire une réflexion sérieuse et approfondie sur un temps long, presque quarante ans, pour recueillir la parole des patrons des Services à la source et permettre au lecteur de se forger sa propre compréhension du fonctionnement, de la culture et des défis adressés aux Services. Si Les Guetteurs (moins romancés) ont les effets collatéraux que vous évoquez, c’est encore mieux !
- Alain Bauer
- Alain Bauer, co-auteur de « Les Guetteurs. Les patrons du renseignement français répondent », préf. de Jean-Yves Le Drian, éd. O. Jacob. Crédit photographique : Eric Allouche.
P. V. : Depuis les
années 1980, quelles sont les grandes ruptures ou inflexions
stratégiques auxquelles les services de renseignement français ont été
confrontés ? Par quels processus l’adaptation s’est-elle faite ?
A. B et M-C D-D : Tout le monde connaît les ruptures stratégiques majeures de notre histoire contemporaine, de la chute du mur de Berlin (1989) au 11 septembre 2001, ou plus récemment les attentats dont le cycle ouvert avec Khaled Kelkal, prolongé avec Merah, se déploie à une échelle inédite depuis 2015. Or le renseignement doit être en capacité de développer des métiers, de nature et d’exigences radicalement différentes. Le premier, historique, relève de l’espionnage qui prend tout, du contre-espionnage, il nécessite un temps long pour identifier les sources et les « traiter », le tout dans un cloisonnement extrême. L’anti-terrorisme, suppose au contraire que le cycle de collecte et d’analyse de l’information s’effectue dans un temps très court (l’enjeu étant de prévenir l’attentat car après, il est déjà trop tard). Il nécessite surtout que les Services partagent les pièces du puzzle qu’elles détiennent pour reconstituer le tableau d’ensemble. Temps long et cloisonnement contre temps court et partage, l’adaptation n’a pas été simple : résistances d’appareils, guerres intestines, la grande réforme du renseignement voulue par Michel Rocard à la fin des années quatre-vingts aura mis près de vingt ans à s’accomplir. Le « Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale » de juin 2008 a fait du renseignement une priorité puis la création, en juillet 2008, du Conseil national du renseignement a constitué une étape clé dans la coordination des Services dits du « premier cercle » autour du Coordonnateur national du renseignement. Ceci dit, les attentats de 2015 ont constitué un électrochoc qui a permis à cette coordination de passer à la vitesse supérieure et aux Services de travailler plus et mieux ensemble au plan opérationnel.
A. B et M-C D-D : Tout le monde connaît les ruptures stratégiques majeures de notre histoire contemporaine, de la chute du mur de Berlin (1989) au 11 septembre 2001, ou plus récemment les attentats dont le cycle ouvert avec Khaled Kelkal, prolongé avec Merah, se déploie à une échelle inédite depuis 2015. Or le renseignement doit être en capacité de développer des métiers, de nature et d’exigences radicalement différentes. Le premier, historique, relève de l’espionnage qui prend tout, du contre-espionnage, il nécessite un temps long pour identifier les sources et les « traiter », le tout dans un cloisonnement extrême. L’anti-terrorisme, suppose au contraire que le cycle de collecte et d’analyse de l’information s’effectue dans un temps très court (l’enjeu étant de prévenir l’attentat car après, il est déjà trop tard). Il nécessite surtout que les Services partagent les pièces du puzzle qu’elles détiennent pour reconstituer le tableau d’ensemble. Temps long et cloisonnement contre temps court et partage, l’adaptation n’a pas été simple : résistances d’appareils, guerres intestines, la grande réforme du renseignement voulue par Michel Rocard à la fin des années quatre-vingts aura mis près de vingt ans à s’accomplir. Le « Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale » de juin 2008 a fait du renseignement une priorité puis la création, en juillet 2008, du Conseil national du renseignement a constitué une étape clé dans la coordination des Services dits du « premier cercle » autour du Coordonnateur national du renseignement. Ceci dit, les attentats de 2015 ont constitué un électrochoc qui a permis à cette coordination de passer à la vitesse supérieure et aux Services de travailler plus et mieux ensemble au plan opérationnel.
P.
V. : Dans les relations entre services de renseignement, responsables
politiques et médias, qui instrumente qui ? Avec quels gains et
résultats ?
A. B et M-C D-D : Le mot
« instrumente » est porteur d’une connotation particulière, je
préférerais parler « d’utilisation » du renseignement. Celui-ci
constitue un enjeu de souveraineté nationale : disposer de capteurs qui
remontent une information qui est alors triée, filtrée et analysée
permet à l’exécutif de prendre des décisions avec le maximum d’éléments
de connaissance et de compréhension contextuelles. Il est donc cohérent
que le Coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le
terrorisme soit en charge d’éclairer le Président de la République sur
l’état de la menace et les orientations souhaitables du renseignement.
Précisons que les instructions aux Services émanent, elles, du chef de
d’État.
Bonus vidéo Diploweb. Pierre de Bousquet de Florian. La coordination du renseignement et de la lutte anti-terroriste
Bien sûr, le renseignement a beaucoup évolué sur la période que
couvre le livre. Au fil des témoignages des Guetteurs, on voit que les
modalités juridiques qui en encadrent les pratiques, et notamment les
écoutes et interceptions, ont évolué vers un encadrement strict et
soumis à des instances de contrôle. Le politique n’est donc plus en
capacité d’instruire tel ou tel Service à collecter du renseignement à
son bénéfice personnel ou hors de tout contrôle démocratique.
Par
ailleurs, la question des médias est pertinente dans notre époque
caractérisée par la simultanéité du fait et de l’information.
L’accélération du temps s’impose au politique, sommé de décider de
l’action quasiment en temps réel, et de la justifier devant une opinion
publique qui ne tolère ni zone d’ombre, ni « loupé », petit ou grand.
Ajoutons que comme les médias n’ont plus le monopole de la couverture
d’un événement, capté directement par les smartphones des acteurs ou
témoins, certains peuvent être tentés de basculer dans une forme de
surenchère toxique pour tous. On voit bien que tout cela peut rapidement
conduire à confondre vitesse et précipitation, ce qui se mesure dans
les déclarations caricaturales et juridiquement baroques de certains
responsables politiques à chaque attentat perpétré sur notre territoire.
C’est là que le renseignement doit pleinement jouer son rôle pour
informer et éclairer les décideurs, en utilisant toutes les possibilités
qui sont lui octroyées dans le cadre démocratique dont je parlais
précédemment, y compris l’action clandestine lorsqu’elle se justifie.
P.
V. : Entre pays « alliés » comme les 29 membres de l’OTAN, quelles sont
les coopérations et concurrences en matière de renseignement (Echelon,
NSA, etc.) ?
A. B et M-C D-D : Tout le monde espionne tout le
monde, plus ou moins fortement, par nature et par exigence. Nos ennemis
d’hier sont souvent devenus nos amis. Mais des amis peuvent nous quitter
ou rompre. Nul ne sait où se situera le point d’équilibre de l’alliance
atlantique dans dix ans….
Du coup on ne coopère jamais avec tout
le monde, mais de manière bilatérale renforcée et multilatérale légère.
On peut créer des outils momentanés lorsqu’un adversaire commun se
révèle. Mais la protection des sources et la perception complexe de
l’avenir réduisent les champs et les contenus des coopérations
possibles.
P. V. : Que savez-vous des activités des
services soviétiques puis russes en France des années 1980 à
aujourd’hui ? Comment leurs réseaux d’influences ont-ils été
renouvelés ?
A. B et M-C D-D : Tout ce qui a déjà été publié est plus ou moins connu. Le reste attendra des lectures dans une dizaine ou une vingtaine d’années. Ou jamais. Mais on peut faire confiance aux services russes, notamment le GRU dont on sous estime souvent les capacités, pour ne pas oublier la France.
A. B et M-C D-D : Tout ce qui a déjà été publié est plus ou moins connu. Le reste attendra des lectures dans une dizaine ou une vingtaine d’années. Ou jamais. Mais on peut faire confiance aux services russes, notamment le GRU dont on sous estime souvent les capacités, pour ne pas oublier la France.
P. V. : Pour les services de renseignements français, quelles sont les opportunités et les défis du temps présent ?
A. B et M-C D-D : La plus grande visibilité du rôle et
des défis du renseignement dans la lutte anti-terroriste a permis
l’octroi de moyens conséquents, notamment après les attentats de 2015.
Les Services ont pu recruter des profils utiles à leurs missions et
opérer des mises à niveaux techniques pour répondre aux exigences
technologiques du monde d’aujourd’hui. Sans entrer dans les détails,
disons que les circonstances ont créé des opportunités dont les Services
ont profité, inégalement il est vrai de l’un à l’autre.
Mais dans
le même temps, le monde n’a pas été en reste. Le retour du « grand
jeu » et ses manoeuvres géopolitiques ont rappelé combien le
contre-espionnage demeurait crucial, y compris dans la protection de nos
intérêts et nos actifs industriels et technologiques, et ce tout à la
fois dans les mondes physiques et cyber. La complexité croissante et
l’hybridation des menaces appelle une agilité dans la compréhension de
ce qui se joue, y compris en anticipation. Il faut pour cela des
compétences plurielles et pour certaines nouvelles puisque, par exemple,
certains métiers en lien avec le big data et l’intelligence artificielle
n’existaient pas il y a quelques années. Analyser et anticiper les
besoins et les profils, se donner les moyens de les recruter et savoir
les faire évoluer pour les conserver sont quelques-uns des défis humains
transverses à tous les Services. Il est question ici de moyens
financiers mais également de l’adaptation très concrète des cadres
contractuels et des règles applicables à ces métiers pour les rendre en
phase avec l’air du temps, les agents aspirant aujourd’hui à une vie
plus équilibrée, ou perçue comme telle, que celle de leurs aînés. Or
conserver les compétences sur un temps long sera sans doute déterminant
pour potentialiser le renseignement humain, avec ce qu’il suppose
d’expérience accumulée, de réseaux de confiance développés à l’intérieur
d’un Service comme en inter-Services.
Si le renseignement
extérieur et le renseignement militaire ont pu utilement investir sur
les humains et la technologie, il a fallu beaucoup de volonté aux
patrons de la jeune DGSI pour la faire développer des ressources
extérieures. La mise en place d’une véritable politique de recrutement
et d’une Ecole du Renseignement semble un autre défi à traiter.
Comme l’ont souligné la plupart des Guetteurs, au bout du bout, le facteur humain fait toujours la différence.
4e de couverture
La publication, pour la première fois,
des témoignages personnels des anciens directeurs des services français
de renseignement constitue un événement majeur.
De la fin de la
guerre froide aux conflits asymétriques, de la prégnance du
contre-espionnage à la montée de la menace terroriste et à ses mutations
ces quinze dernières années, des exigences du cloisonnement aux
pressions des technologies de l’information, c’est un concentré de
l’histoire du temps présent qui se dessine au fil de ces pages, une
synthèse des difficultés qu’ont dû surmonter nos services pour s’adapter
aux bouleversements de la situation internationale.
De
témoignage en témoignage, ces acteurs du secret offrent, dans ce livre,
une contribution inédite permettant de mieux comprendre l’enjeu des
questions de sécurité, de mesurer les évolutions de l’instrument du
renseignement français jusqu’à la période la plus récente et
d’appréhender la communauté du renseignement comme système nerveux de
l’État.
Préface de Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères.
Alain
Bauer est professeur de criminologie au Conservatoire national des arts
et métiers (CNAM), et aux Universités de New York et de Shanghai.
Ancien conseiller de Michel Rocard, il est l’auteur d’une cinquantaine
d’ouvrages sur la criminalité et la sécurité.
Après une carrière
en banque d’affaires, Marie-Christine Dupuis-Danon a intégré l’ONU pour
rejoindre l’équipe responsable de la lutte anti-blanchiment. Aujourd’hui
spécialiste indépendante reconnue de la lutte contre la finance
criminelle, elle exerce ses activités de consultante et de coach auprès
des dirigeants des plus grandes entreprises.Pierre Verluise, Bauer, Dupuis-Danon
B) Les nouveaux enjeux du renseignement français
Pour savoir ce que prépare la DGSE, lisez ses offres de stages
Big data, «lutte informatique active», géolocalisation... Un document
détaillant 145 offres de stage émanant de la direction technique de la
DGSE en dit long sur les nouveaux enjeux du renseignement français.
Vous vous souvenez de WannaCry?
Ce «rançongiciel», profitant d'une
faille de sécurité identifiée par la NSA, avait défrayé la chronique
l'an passé, en infectant quelque 300.000 ordinateurs dans plus de 150
pays.
Eh bien le ministère des Armées français veut en créer un, «se
propageant par l'intermédiaire d'une vulnérabilité connue (par exemple
celle utilisée par Wannacry)», car la France «souhaite étudier les
mécanismes de propagation d'un ver informatique».
Catalogue de stages
Pour cette mission, le ministère cherche à recruter un étudiant
Bac+5, qui disposera de six mois pour effectuer un stage de
«développement d'un ver informatique». La petite annonce figure en page
125 d'un catalogue de 185 pages, présentant pas moins de 145 offres de
stage, qui portent également sur la «modélisation de comportements Wi-Fi
malveillants», «l'exploitation de vulnérabilités avancées en
environnement Windows», la «recherche de vulnérabilités dans un
navigateur web», ou «l'analyse et la rétroconception de malwares» [logiciels malveillants, ndlr].
Ces offres de stages n'émanent pas de n'importe quelle entité du ministère des Armées: elles
sont publiées par la direction technique (DT) de la DGSE, le service de
renseignement extérieur chargé –notamment– de la surveillance des
télécommunications à l'international et de la «lutte informatique
active» –doux nom donné à ce qu'il qualifiait auparavant de «lutte
informatique offensive», c'est-à-dire au développement de logiciels
espions ou malveillants.
Discrètement évoquée en décembre dernier par Intelligence Online [un
site d'information payant spécialisé dans le renseignement, ndlr], cette
information n'avait étrangement été relayée par aucun autre média
jusque là.
Skype, Snapchat, boîtes mail... dans le viseur
La consultation dudit catalogue permet pourtant de mesurer, sinon les progrès techniques de la DGSE, du moins les avancées des techniques de renseignement, sur lesquelles elle souhaite faire plancher des étudiants.
On y apprend que la DGSE cherche d'autres stagiaires
susceptibles de l'aider à effectuer plusieurs «états de l'art», allant
de «l'analyse de logiciels malveillants» à «l'exploitation de
vulnérabilités logicielles publiques», en passant par la «recherche de
vulnérabilités sur des applications web grand public», les «attaques
DDOS» [attaques par déni de service, lorsque des –centaines de–
milliers de requête sont lancées sur un site web afin d'en bloquer
l'accès ou de le faire tomber, ndlr] ou «Man in the Middle» [attaque
permettant d'intercepter les communications entre deux parties sans
qu'elles puissent s'en douter, ndlr].
Sont également concernées les «techniques d'acquisition et de
traitement des données» des objets connectés et communicants («sans les
endommager»), les «solutions d'effacement sécurisé», la «recherche de
vulnérabilités web», le «contournement des protections mises en
place» par les applications Android ou la «recherche de
vulnérabilités» sur des routeurs réseau professionnels ainsi que sur
des «équipements réseaux SOHO (Small Office, Home Office)», donc
domestiques.
La DGSE cherche aussi un stagiaire pour le développement d'un
«outil discret de détournement des flux de voix sur IP» (type Skype
ou Snapchat), afin de pouvoir «enregistrer, exfiltrer ou même changer la
destination de ces appels», et un autre chargé de l'«analyse de
backdoors [portes dérobées, ndlr] publiques type RAT» [pour «Remote
Administration Tool», nom donné aux logiciels espions permettant une
prise de contrôle à distance d'un ordinateur, ndlr] susceptible de
«détecter ce type d'implant sur des machines hôtes de réseaux compromis».
L'abondance des données que la direction technique de la DGSE récolte
en matière d'investigation numérique l'amène également à vouloir
développer de «nouveaux outils» d'extraction et d'analyse des
«messageries mails, navigation internet, données systèmes, etc.) sur
différents OS (Windows, Linux, Android, iOS...)», et même une «chaîne de
traitement automatisée» tout spécialement dédiée.
Confrontée aux nombreuses fuites d'informations et de données
qui –grâce à Edward Snowden et à WikiLeaks notamment– ont permis d'en
savoir plus sur les logiciels espions de la NSA et de la CIA, la DGSE
aimerait en découvrir davantage sur les techniques de renseignement de
ses alliés mais néanmoins concurrents.
C'est pourquoi elle recrute également un stagiaire à même de l'aider à
analyser non seulement tous ces «leaks (Vault7, ShadowBroker...)», mais
également les livres blancs et conférences que les chercheurs en
sécurité informatique («MIT, BlackHat, DefCon») y ont consacrés, dans le
but de dresser un état de l'art susceptible de lui permettre de
développer des «stratégies de stockage peu encombrant et résistant à une
investigation numérique»... et donc d'espérer que ses logiciels espions
ne seront pas détectés.
Le «Google Earth» de la DGSE
La direction technique de la DGSE ne s'intéresse pas qu'aux logiciels
espions. Une partie non négligeable de ses offres de stage est consacrée
au développement d'outils et de technologies déployables en mission.
Croulant sous les méga-données [Big Data, en VO], elle veut
recruter des étudiants capables de l'aider à les trier, qualifier et
exploiter. La nature et la quantité des images satellites et vidéos
(émanant de «vidéo-surveillances, vidéos issues de mobiles, d'internet,
de drones, etc.») qu'elle collecte seraient telles que ses experts
auraient en effet «de plus en plus de difficultés à les exploiter
intégralement, dans des délais compatibles avec les exigences
opérationnelles».
Ayant conçu à cet effet «un globe virtuel similaire à Google Earth, à l'échelle mondiale» –utilisé
tant dans ses QG (boulevard Mortier, à Paris, ainsi qu'au fort de
Noisy, à Romainville) que sur le terrain–, elle cherche un stagiaire
susceptible de l'aider à développer «une solution pouvant être
implémentée sur un ordinateur ou un smartphone qui ne serait connecté à
aucun réseau», mais qui n'en permettrait pas moins à ses analystes,
déconnectés, de pouvoir «anticiper le mouvement de personnes» au moyen
d'une «solution de recherche de chemin (routing) permettant de savoir
quel est l'itinéraire le plus court / rapide entre deux points». Un
Google Earth pour espions, en somme.
Le globe virtuel permettant également de naviguer dans des cartes et
modèles 3D (de terrain, de villes et de bâtiments), la DGSE cherche
aussi à développer des «modes de navigation paramétrables (vitesse,
altitude, ...) et adaptés à la situation: mode piéton, véhicule
motorisé, vue aérienne...» pour que ses analystes puissent «avoir une
idée la plus précise possible de la situation sur le terrain».
Géolocalisation et résolution vidéo
Afin d'«augmenter la productivité de ses experts» et «d'optimiser le
temps de recherche d'une région d'intérêt dans de très grandes zones
géographiques (étape longue et fastidieuse)», la DGSE propose une offre
de stage ès-«géolocalisation de prises de vue au sol» pour «développer
une chaîne de recherche automatique des coordonnées géographiques d'une
prise de vue effectuée avec un appareil photo».
Évoquant les «données géoréférencées riches en informations sur des
lieux souvent inconnus» qu'elle est amenée à traiter, la DGSE recrute
par ailleurs un stagiaire en «détection des lieux d'intérêt» ayant pour
objectif, «sur la base des seuls identifiants et positions, de
déterminer le rôle d'un lieu visité par un groupe de personnes (maison
familiale, bars, arrêts de bus) en mettant en œuvre des algorithmes
de machine learning», [nom donné à l'une des techniques utilisées en
matière d'intelligence artificielle, ndlr].
Un stage d'«analyse temporelle des déplacements» propose, de son côté,
de «trouver des habitudes de déplacements et d'en anticiper d'autres»,
au motif qu'elles seraient «déterminantes pour anticiper des mouvements
de masse».
Vous avez regardé Les Experts? La DGSE aussi: elle cherche un stagiaire
pour participer à la conception d'un «module de Super Résolution de
vidéos» [sic], en combinant «une ou plusieurs images plus basse
résolution permet[tant] potentiellement de faire apparaître des détails
non visibles ou dégradés dans les vidéos d’origines (tels que numéros de
plaques minéralogiques, texte, etc.)», mais également d’«améliorer la
qualité image, à la fois pour une meilleure interprétation humaine et
pour augmenter les performances des algorithmes de traitements
automatiques afin de mieux exploiter ces vidéos».
La DGSE souhaite à ce titre pouvoir automatiser la recherche et la
reconnaissance des images qu'elle est amenée à collecter, dans le but de
«trier seule le plus d'images possible, selon des critères bien précis
et différents niveaux de criticité». Elle compte en profiter pour
«perfectionner son intelligence et trier davantage lors de l'occurrence
suivante» et pour proposer un «affichage des images les plus critiques
pour information ou revue par un utilisateur lambda».
Des mots de passe et des beaux-frères
Constatant que les internautes sont de plus en plus incités à réfléchir
en terme de phrases de passe plutôt qu'en mots de passe –de sorte de
pouvoir «résister à une attaque»–, la DGSE n'en note pas moins qu'«une phrase longue mais trop simple risque d'être révélée aussi rapidement qu'un mot de passe trop court», nonobstant
le fait qu'«un mot de passe très fort et impossible à mémoriser finira
inévitablement écrit sur un post-it caché sous le clavier». Un
stagiaire participerait à la construction d'un «outil permettant de
générer des passphrases fortes mais humainement mémorisables».
Nombreux étant les internautes utilisant des mots ou phrases de passe
composées de «suites de mots simples mais transformés» via l'«ajout de
préfixes et de suffixes, l'emploi d'une casse improbable», la DGSE, dont
le métier n'est pas seulement de protéger les ordinateurs de ses
agents mais aussi et surtout de pouvoir pirater et espionner ceux de ses
cibles, cherche donc un autre stagiaire pour l'aider à «retrouver les
mots simples dont ils sont issus».
Accessoirement, la DGSE propose également des stages pour «développer
une application de gestion d'un parc automobile, ergonomique et
dynamique» –elle dispose en effet d'un parc automobile, au point
d'être affiliée au SNCTA, le Syndicat national du contrôle technique
automobile–, ainsi qu'une «application de gestion des candidatures».
«Le ministère des Armées recevant de nombreux CV, il souhaite se doter
d’une solution de gestion de ces documents», sous la forme d'un portail
web adossé à un moteur de recherches; «ces documents étant de divers
formats (word, pdf, image), il sera nécessaire que l’outil soit capable
d’extraire les contenus, les indexer et permettre une recherche
approfondie» au sein des nombreuses données collectées.
En l'espèce, la liste des pièces à fournir pour la constitution d’un
dossier d’habilitation, longue d'une dizaine de pages, va jusqu'à ficher
les données personnelles des conjoints, enfants, frères, sœurs et
parents des postulants, mais aussi de leurs beaux-pères, belles-mères,
beaux-frères et belles-soeurs. Les noms et adresses de leurs employeurs
respectifs sont également exigés, tout comme les noms, prénoms, dates,
lieux de naissance et nationalités de tous les résidents et
ressortissants étrangers avec qui les postulants sont en «relation
suivie». Mais pas leurs mots de passe.
En 2010, le directeur technique de la DGSE déclarait que, après avoir
accumulé dix ans de retard en matière de «lutte informatique
offensive», elle avait réussi à entrer dans le top 5 des pays en terme
de renseignement technique (avec les États-Unis, le Royaume-Uni, Israël
et la Chine).
L'an passé, je concluais l'enquête que j'avais consacrée à
l'opération séduction initiée par la DGSE pour recruter de nouveaux
agents en soulignant que, ces dernières années, ses offres d'emplois et
de stages avaient effectivement «gagné en technicité».
Son nouveau catalogue de stage démontre que l'analyse des
méga-donnés, mais aussi et surtout la «lutte informatique active», font
clairement partie de ses priorités.
C) Lutte contre le financement du terrorisme : nouveaux enjeux
Le 5 décembre dernier, le Centre Français de Recherche sur le
Renseignement (CF2R), en collaboration avec Richard Labévière et Roxana
Cristea, et avec le soutien du professeur Andrès Davila-Valdiviezo
(ESCE), a organisé un colloque consacré à la lutte contre le financement
du terrorisme, réunissant une dizaine d’intervenants de haut niveau,
issus des milieux juridiques et financiers, du monde du renseignement et
de la diplomatie.
1. L’ÉCONOMIE DU TERRORISME LE FAIBLE COÛT DES ACTES TERRORISTES
L’action
terroriste est une action d’économie qui vise à obtenir un maximum de
résultats avec un minimum de moyens. Tous les intervenants ont insisté
sur le fait que le financement du passage à l’acte terroriste lui-même
n’est pas très oné- reux. Les attentats du 11 septembre 2001 ont coûté,
selon les sources, de 175000 à 343000 dollars ; ceux de Madrid, Londres,
Manchester, Bruxelles, Stockholm ou Paris, quelques milliers d’euros !
Ne parlons pas des attaques à la hache, au couteau et à la voiture
bélier ! En revanche, ainsi que l’a expliqué Alain Chouet, les
financements en amont - recrutement et formation des opérateurs,
logistique - sont nettement plus élevés, de même que les financements en
aval, lorsqu’il s’agit de prendre en charge les familles des kamikazes
ou de payer les opérations de chirurgie plastique des survivants qui
doivent changer d’identité et de vie. En effet, ce qui coûte cher dans
la violence politique à grande échelle – contrairement à la violence
criminelle crapuleuse – c’est la mise en condition des exécutants pour
participer à une opération dont ils ne seront pas directement
bénéficiaires, surtout s’il s’agit d’une action kamikaze.
Cette
mise en condition demande des moyens importants et du temps, la location
de locaux, la mise en condition sectaire, le développement de réseaux
d’influence et de médias de propagande, l’assistance technique militaire
pour les mouvements violents les plus structurés, la prise en charge
des exécutants et de leur famille, etc
Les organisations
terroristes ont donc toujours besoin de ressources. Elles se
caractérisent ainsi par une créativité constante pour subvenir à leurs
besoins. Comme l’a rappelé Richard Labévière, la « décennie sanglante »
algérienne des années 90 a constitué le laboratoire du terrorisme en
matière de financement. Jusqu’à présent, l’on distinguait trois types de
financement : - financement par le haut (les banques) ; - financement
par le bas (prélèvement de la zakat, flux en provenance de hawala et
d’ONG etc.) ; - financement lié à la petite délinquance. Mais,
l’apparition de Daech a constitué un changement de paradigme, dans la
mesure où, en se dotant d’un proto-État, les membres de l’État islamique
ont procédé à des trafics de pétrole grâce à la connivence de services
étrangers, à l’institutionnalisation d’un impôt islamique et à
l’investissement dans l’économie locale, en Irak et en Syrie. Agissant à
la manière d’un État mafieux, ces terroristes ont su exploiter le tissu
productif local pour renforcer leur emprise sur ces territoires et
tisser des liens subversifs entre crime organisé et économie locale.
Marie-Christine
Dupuis-Danon a expliqué comment l’État islamique a été capable d’opérer
une prédation de grande ampleur sur les territoires sous son contrôle.
Ses ressources proviennent à la fois de son butin de guerre (tout ce qui
a pu être saisi au moment de la prise de contrôle du territoire) et de
prédations continues (mainmise sur les ressources du sous-sol -
notamment le pétrole -, impôts et taxes prélevés sur l’économie et sur
les populations, contrebande et trafics en tous genres, etc.). En 2015,
Daech a même émis sa propre monnaie, en vigueur dans l’est de la Syrie.
Il en a ensuite imposé l’usage, contraignant les populations à convertir
leurs devises - livres syriennes et surtout dollars - pour s’acquitter
des taxes, amendes et autres impôts. Au final, l’État islamique a
récupéré des devises convertibles qu’il lui a été possible de transférer
à l’extérieur, via la hawala ou des transports clandestins d’espèces
transitant essentiellement par la Turquie. C’est très peu sophistiqué
mais très efficace. À mesure que l’État islamique a perdu le contrôle de
ses puits de pétrole, il a vu ses ressources chuter drastiquement mais,
malgré sa débâcle militaire, l’organisation a investi dans l’économie
légale - hôtels, distributeurs alimentaires, petites sociétés
pharmaceutiques, hôpitaux, bureaux de change, etc. - essentiellement en
Irak. On connaît la maîtrise et l’habileté de Daech en matière de
contrôle des réseaux sociaux et de diffusion de la propagande. Il y a
fort à parier qu’il utilise dorénavant le cybercrime à des fins de
financement du terrorisme.
Pour les intervenants, en choisissant
des implantations dans des régions où les États sont faibles et parfois
faillis, les organisations terroristes maximisent leurs chances de tirer
du soussol, des populations, de l’économie, du commerce et des trafics,
des ressources financières stratégiques à leur survie, voire à leur
expansion. C’est bien sûr le cas du Sahel, zone stratégique pour
l’Europe et pour la France. Le business des rançons a permis aux groupes
djihadistes locaux de se constituer un trésor de guerre.
On
observe ainsi une criminalisation croissante des organisations
terroristes. Alain Chouet a rappelé que l’étude du terrorisme depuis le
début du XIXème siècle montre en effet que tout mouvement de violence
politique qui ne parvient pas rapidement à ses fins a tendance à mettre
sa technicité au service de l’enrichissement personnel de ses chefs et
de ses membres. C’est ainsi que les mouvances ultra-gauchistes violentes
des années 70 ont finalement sombré dans la criminalité de droit commun
et les attaques de banques opportunément désignées comme «
appropriation prolétarienne du capital ».
De même, c’est parce que
son combat idéologique s’épuisait et que les financements extérieurs
commençaient à lui faire défaut à partir de l’été 2013 qu’Al-Qaïda en
Irak, fondé en 2003 par Abou Moussaab Al-Zarqawi, s’est transformé en
État islamique dont la naissance a été marquée par l’attaque de la
Banque centrale de Mossoul où les djihadistes ont raflé 500 millions de
dollars. Ils permettront à Abou Bakr al-Baghdadi d’acheter des chefs de
villages et de tribus dans le nord de l’Irak et le nord-est de la Syrie,
s’assurant ainsi un contrôle territorial dont son organisation tirera
un maximum de rentes.
De même, la violence revendiquée sous forme
politique ne vise qu’à donner une façade « respectable » ou un alibi
idéologique à des groupes mafieux ou crapuleux. C’est le cas d’Al-Qaï-
da au Maghreb islamique (AQMI) au Sahel et de nombreuses mouvances
gangstéro-djihadistes du Maghreb, de la Corne de l’Afrique, d’Afrique
centrale et du Sud-Est asiatique. Tous ces groupes terroristes
fonctionnent sur le même modèle économique, s’autofinançant par des
actions criminelles relevant du droit commun. En Occident, nous sommes
confrontés à un terrorisme hybride œuvre de délinquants se livrant à des
actions violentes à finalité politique. Ils disposent en général de
leurs propres circuits de financement grâce à des activités de petite
criminalité classique, quand ils ne passent pas tout simplement à la
banque pour souscrire un micro-emprunt en vue de l’achat de leurs armes
ou explosifs.
2. DIFFICULTÉS ET LIMITES DE LA LUTTE CONTRE LE FINANCEMENT DU TERRORISME DES FONDS DIFFICILEMENT DÉTECTABLES
Ainsi,
l’action terroriste violente en elle-même ne coûte pas cher et met en
œuvre des modèles de financement si modestes qu’ils sont quasi
indétectables au sein des flux financiers illégaux ou dans les
mouvements monétaires courants. En effet, l’interpénétration des
capitaux légaux et illégaux dans un système financier globalisé profite à
la fois aux criminels de droit commun, aux États voyous et aux riches
donateurs privés. Ils échappent donc aux capacités de surveillance et de
contrôle des services de renseignement. Marie-Christine Dupuis-Danon a
rappelé la difficile traçabilité des flux financiers, véritable défi des
enquêtes criminelles. On a depuis longtemps abandonné l’idée de
remonter la piste financière jusqu’aux têtes de réseaux afin de les
capturer ; cependant la possibilité de disposer d’éléments financiers et
de pouvoir les utiliser en renseignement et judiciaire constitue un
enjeu très important.
Mais la principale difficulté de la lutte
contre le financement du terrorisme est le manque de consensus autour de
la définition du terrorisme. Personne ne conteste le fait que le trafic
de drogue ou le recel et la vente d’objets volés sont des activités
criminelles. Il n’existe pas un tel consensus en matière de violence
politique, laquelle est souvent perçue ou présentée comme une forme de
résistance à l’oppression. Par exemple, dans les années 80, dans le
cadre de la lutte contre les Soviétiques, Ronald Reagan qualifiait les
fondateurs d’Al-Qaïda de « combattants de la liberté », et au nom de la
lutte contre Bachar el-Assad, plusieurs gouvernements occidentaux ont vu
dans les terroristes syriens, des « opposants modérés » avec lesquels
il était possible de traiter. La notion d’ « Axe du mal » élaborée par
George Bush, exonérant l’Arabie saoudite de toute responsabilité dans
les attentats du 11 septembre 2001, relève de cette même logique. Majed
Nehmé a fait également remarquer que la devise néo-conservatrice
américaine Money, Market, Mobility qui a servi la politique de Catherine
Ashton, en faisant de l’islam politique un potentiel vecteur de la
démocratie dans les pays arabes, a amené les Américains à se
compromettre avec les islamistes au nom d’intérêts géostratégiques et
économiques au Moyen-Orient.
LE MANQUE DE VOLONTÉ POLITIQUE DES ÉTATS LE RÔLE DES ORGANISATIONS MULTILATÉRALES
En
la matière, c’est bien la volonté des États à mettre en œuvre des
moyens efficaces pour lutter contre l’optimisation fiscale, ainsi que
contre l’accroissement des flux financiers à des fins politiques et
terroristes, qui est en jeu. Ainsi que l’indique Francis Piccand, bien
que la Suisse soit active au sein du Groupe d’action financière
internationale (GAFI) et ait ratifié la Convention internationale de
l’ONU destinée à lutter contre le financement du terrorisme, la lenteur
de ses actions est un frein à l’effectivité de ces mesures. Le premier
rapport relatif au blanchiment d’argent et à la lutte antiterroriste que
le pays ait rédigé, ne date que de juin 2015, alors même que la
criminalité financière opérée dans ses banques place la Suisse en zone
grise. Ainsi, la volonté politique des États afin de tarir le
financement du terrorisme est essentielle. Pourtant, peu de choses ont
été faites selon Alain Chouet : entre des places financières qui
rechignent globalement à la lutte contre les finances criminelles, une
administration américaine qui ne retient comme soutiens du terrorisme
que l’Iran, la Corée du Nord et le Soudan, ou des autorités françaises
qui en sont réduites à décorer des princes wahhabites tout en
incriminant au chef de « financement du terrorisme » une mère de famille
désemparée par la radicalisation de sa fille et deux sous-fifres du
cimentier Lafarge. Certes, il aurait sans doute été plus vertueux pour
cette entreprise de refuser le chantage terroriste et de plier bagage.
Mais que dire alors des millions d’euros payés par les gouvernements
français successifs et de tous bords pour obtenir la libération d’otages
et dont les islamo-gangsters ont largement profité ? À cela s’ajoute le
manque de volonté des États d’enrayer le système de la hawala dont
dépendent de nombreux citoyens pauvres du monde musulman qui n’ont pas
accès à un compte en banque. Bien que Daech ait régulièrement recours à
la hawala dans le cadre de transferts de fonds destinés à des actions
terroristes, tenter d’enrayer ce système de paiement fiduciaire
reviendrait à placer ces « banquiers informels » dans la clandestinité
et à mettre les populations dont la survie en dépend dans une situation
de détresse économique. Ainsi, conscient de notre incapacité à lutter
contre l’économie souterraine et à élaborer une stratégie internationale
de lutte contre le terrorisme à travers une définition claire de ce
qu’est l’ennemi, Daech est parvenu à prospérer. Par manque de volonté et
de moyens, les multiples initiatives nationales, régionales et
multilatérales n’ont jamais dépassé le stade de campagnes de
communication sans lendemain.
Sur le plan international,
Marie-Christine Dupuis-Danon a rappelé le rôle majeur que joue l’ONU
dans le cadre de la lutte contre le financement du terrorisme. D’abord
via la Convention de 1999 pour la répression du financement du
terrorisme ; puis par la mise en place d’une coopération internationale ;
le gel des avoirs d’individus en lien avec le terrorisme ; l’extension
de la détection du blanchiment d’argent aux capitaux douteux ;
l’accroissement des procédures relevant de la déclaration de soupçon et
de la mise en conformité ; etc. Il convient également de rappeler le
rôle du GAFI, organisme interministériel créé en 1989 et les
Recommandations spéciales qu’il a édictées après le 11 septembre 2001.
Néanmoins, les actions de l’ONU et du GAFI se heurtent à la fois à la
difficulté de cibler les réels bénéficiaires des avoirs et à la
multiplication des cabinets d’avocats employés dans le cadre de
l’optimisation fiscale. Selon Richard Labévière, depuis les résolutions
1373 (2001) et 1624 (2005) du Conseil de sécurité des Nations unies, les
techniques de financement du terrorisme n’ont cessé de se reconfigurer
et la création du Comité contre le terrorisme de l’ONU n’a pu atteindre
les objectifs escomptés. En outre, comme le rappelle Hervé Juvin, la
lutte contre le financement du terrorisme au sein des banques est un
sujet relativement récent car ce n’est que dans les années 2000, que des
Compliance Officers ont vu le jour dans des établissements bancaires.
Plusieurs obstacles majeurs grèvent l’effectivité de la Compliance. En
effet, tandis que la mise en place de directions de conformité nécessite
du temps et est donc très lente, l’institutionnalisation de celles-ci
ôte aux dirigeants toute responsabilité en matière de blanchiment
d’argent, ce qui est problématique.
Pour Alain Chouet, d’un point
de vue technique, la lutte contre le financement du terrorisme n’a
jamais véritablement été mise en œuvre car elle se heurte à un obstacle
juridique et politique dont les sponsors de la violence salafiste
profitent largement. En effet, en raison du caractère dual de ce type de
financement, dans des pays libres et démocratiques, il paraît difficile
de criminaliser le fait de financer un lieu de culte, des ministres du
culte, un club culturel ou sportif, une école religieuse, de la
littérature ou des sites internet « engagés », etc. Et le droit
anglo-saxon va même plus loin en matière d’incrimination puisqu’il exige
la double preuve que des fonds ont été transférés à une structure
violente (ce qui est en général assez facile). Mais aussi et surtout,
que le donateur avait la connaissance et l’intention que ces fonds
servent à une action violente (ce qui l’est moins).
3. LA RÉACTION FRANÇAISE LES SERVICES DE RENSEIGNEMENT FRANÇAIS ET LA LUTTE CONTRE LES MICRO-FINANCEMENTS
Comme
l’explique Bernard Squarcini, les services français ont mal appréhendé
le basculement de la délinquance vers le terrorisme et l’utilisation de
micro-financements destinés à perpé- trer des attentats de grande
ampleur, comme ce fut le cas lors du 11 septembre 2001. Selon l’ancien
directeur de la DCRI, les services n’ont pas su voir que, dès les années
95, le Hamas, le Hezbollah, ainsi que des personnalités telles qu’Omar
Abdel Rahman, Mokhtar Belmokhtar ou Khaled Kelkal, avant de devenir les
terroristes que l’on sait, étaient avant tout des trafiquants et se
finançaient grâce à des trafics en tous genres (cigarettes,
contrefaçons, etc.). Le faible coût des campagnes d’attentats de ces
années-là, en témoigne. Peu à peu, prenant conscience du lien existant
entre les ré- seaux de criminalité de droit commun et l’économie
souterraine, pouvoirs publics et services ont pris différentes mesures
parmi lesquelles : - la mise sur pied de structures régionales à travers
la création de pôles de lutte contre l’islam radical en coordination
avec le préfet et le magistrat ; - la mise en place d’un travail de
terrain destiné à empêcher les petits achats d’armes ; - les entraves
faux départs de recrues vers l’Afghanistan. Cependant, l’économie
souterraine rendue possible par la hawala, l’accroissement du nombre de
convertis et la pratique répandue de la taqiya (dissimulation) n’a pas
toujours permis à la DCRI, puis à la DGSI, de détecter les signaux
faibles annonciateurs d’un prochain passage à l’action violente.
Toutefois, ainsi que l’a rappelé Bernard Squarcini, les services de
sécurité intérieure français sont parvenus à empêcher en moyenne deux
attentats par an depuis 2001. De même, selon lui, plusieurs pistes sont à
explorer afin d’amé- liorer l’efficacité de la lutte contre le
financement du terrorisme : - mettre en place un Parquet antiterroriste
européen ; - uniformiser la lutte antiterroriste au sein des services et
entre TRACFIN et la DNRED notamment ; - augmenter le nombre d’experts
au sein des services et renforcer le poids des juridictions
interrégionales spécialisées ; - renforcer le contrôle sur internet en
collaboration avec les services spécialisés ; - uniformiser les
sanctions sur le territoire et les rendre effectives ; - renforcer les
contrôles et sanctions aux niveaux des frontières et des pays
frontaliers ; - et enfin, instaurer la conformité bancaire dans toutes
les entreprises afin d’accroître la charge de la preuve qui sera alors
utilisée par les magistrats en cas de besoin.
Mais le
principal enjeu concerne les normes juridiques françaises en matière de
lutte contre le financement du terrorisme. Comme l’a expliqué Michel
Debacq, le financement du terrorisme est une infraction au niveau
national et plusieurs articles du Code pénal français lui sont consacrés
: - quatre des sept points de l’article 421-1 : 2° (visant une partie
conséquente des infractions contre les biens), 5° (recels), 6°
(blanchiments) et 7° (délits d’initié - articles L. 465-1 à L. 465-3,
ceux-ci relevant du code monétaire et financier, pas du Code pénal), -
ils sont en synergie avec les dispositions de l’article 421-2- 1
relatives à l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise
terroriste (AMT), - et surtout avec l’infraction spéciale de
financement terroriste prévue à l’article 421-2-2. - à cela s’ajoute un
délit spécifique de non-justification de ressources (article 422-2-3) et
le Code pénal statue également sur l’extraterritorialité (article
113-13), permettant des poursuites judiciaires lorsqu’un Français commet
un délit à l’étranger ou lorsqu’un étranger commet un délit en France.
Ainsi, tous les objectifs normatifs de la Convention de New York et des
neuf recommandations du GAFI sont remplis. De même, il existe une vaste
échelle de peines (correctionnelles : jusqu’à dix années
d’emprisonnement ; criminelles jusqu’à trente années de réclusion par
l’articulation financement terroriste/organisation d’une AMT). Mais,
pour quelle effectivité ? Malgré ce dispositif pénal très complet,
Michel Debacq considère qu’elle est très réduite ; il y a peu de
décisions judiciaires de coercition véritable. Il déplore le manque
d’effectivité de ces mesures, d’autant qu’à la lenteur des procédures,
s’ajoute un manque de simplification et de rationalisation des modes de
poursuite. Selon lui, il faudrait augmenter le nombre d’enquêtes de
flagrance ainsi que celui des comparutions immédiates devant les
tribunaux afin de désengorger la justice et aller plus vite. Il
réaffirme également la nécessité de trouver une articulation efficace
entre le recueil du renseignement et de son exploitation répressive :
c’est tout l’enjeu de la « judiciarisation », car en contre-terrorisme,
savoir sans réprimer n’a pas de sens. Le pré- alable en matière de
financement du terrorisme est la connaissance totale et précise, par le
ministère public, des données en possession de la communauté du
renseignement. Michel Debacq plaide pour la création d’un parquet
national antiterroriste, spécialisé et autonome, embrassant ce sujet
spécifique et le renforcement des effectifs dédiés à cette mission.
4. QUELQUES PISTES DE RÉFLEXION
Au
final, on est en droit de se demander si la lutte contre le financement
du terrorisme est une « tarte à la crème », une né- cessité
indispensable ou une mission impossible ? Francis Piccand affirme que la
lutte contre le financement du terrorisme est un enjeu de taille qui
nécessite d’aborder le terrorisme, non pas à travers une approche
culturaliste floue, mais à travers un prisme politique et juridique jugé
seul à même de mettre les États face à leurs responsabilités. Pour
Marie-Christine Dupuis-Danon, bien prétentieux qui pré- tendrait détenir
la solution. Mais il lui semble que nous devons éviter de tomber dans
la facilité qui consiste à faire toujours plus de la même chose. Elle
préconise notamment la mise en place de mesures de lutte contre
l’économie informelle : - en encourageant les États à lutter contre la
hawala en élaborant un système bancaire fiable ; - en harmonisant les
normes fiscales et bancaires, ainsi que les plateformes financières afin
de mettre un terme au financement offshore ; - en encourageant
davantage de pays à signer la Convention de 1999 de l’ONU ; - en
légiférant au sujet du secret régnant au sein des systèmes bancaire et
financier. Il lui semble également que lorsqu’il y a menace d’emprise
d’une organisation terroriste sur un territoire, des aides économiques
massives et concertées seraient sans doute plus efficaces que des
sanctions pour développer des activités économiques et réduire
l’attractivité de l’offre alternative des criminels et terroristes
locaux. Cela devrait s’accompagner d’une identification et d’une
inculpation sans faille des facilitateurs financiers et autres individus
nuisibles, voire d’éventuelles actions militaires décidées dans un
cadre multilatéral. Abondant en ce sens, Alain Chouet considère que deux
responsabilités devraient être au cœur de nos politiques publiques :
d’une part, sur notre territoire, lutter contre les petits trafics, les «
zones grises » et tout ce qui permet de créer un biotope favorable aux
individus ayant des intentions criminelles. D’autre part, proposer des
modèles plus attractifs que les projets morbides et violents des
islamistes. Rappelons que le président de la République a fait de la
lutte contre le financement du terrorisme une priorité. Le 28 août
dernier, lors de la Conférence des ambassadeurs, il a annoncé la tenue à
Paris d’une conférence internationale dédiée à cette question. Sans
doute doit-on s’attendre à une initiative française en 2018, en espérant
qu’il ne s’agisse pas d’une opé- ration de communication de plus. Mais,
dans tous les cas, il va falloir innover parce que nous touchons
aujourd’hui aux limites de l’efficacité de notre action.
Source
D) Tracfin : quelle place dans le monde du renseignement français ?
TRACFIN (Traitement du Renseignement et Action contre les Circuits
Financiers clandestins) est l’agence de renseignement français
spécialisée dans le domaine financier. A travers ses missions et ses
prérogatives, Tracfin est rattachée au Ministère des Finances et des
Comptes publics.
En
effet, créée en 1990, suite au G7 qui s’est déroulé à Paris (« Sommet
de l’Arche ») et incorporée dans la communauté du renseignement en 2008,
Tracfin naît sous le nom de Cellule de Renseignement Financier (CRF).
Cette dernière a pour mission de lutter contre les circuits financiers
occultes, le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
Si
Tracfin apparaît comme une agence de renseignement classique, elle
présente toutefois quelques singularités. Effectivement, étant une
agence de renseignement spécialisée dans un domaine particulier – en
l’espèce, le monde financier et bancaire, Tracfin possède un mode de
fonctionnement et de recrutement qui diverge des autres agences de
renseignement français.
En vue de
répondre à cette problématique, il convient d’observer le mode de
fonctionnement de cette agence, ses différends et ses différents
partenariats avec d’autres organismes ainsi que ses objectifs.
Une singularité de l’agence liée à son mode de fonctionnement
Tracfin
gère et analyse les opérations financières suspectes voire illégales
qui se déroulent sur le territoire français. Plus précisément, il a une
double mission : veiller au respect de l’application de la
réglementation du dispositif LAB/FT (Lutte contre le blanchiment des
capitaux et le financement du terrorisme) utilisé par les organismes
financiers et non-financiers et lutter contre la prédation économique
étrangère et autres opérations illégales, grâce à l’analyse et à la
transmission du fruit de leurs enquêtes aux organismes intéressés.
Ces
investigations peuvent, par exemple, porter sur l’analyse des
différents moyens de corruptions, du blanchiment ou noircissement
d’argent, des cas de fraudes fiscales et sociales, des escroqueries en
bande organisée, des abus de biens sociaux ou encore des différents
moyens de financement du terrorisme, tels que l’utilisation de cagnotte
en ligne pour permettre le rapatriement des terroristes sur le
territoire national,.
Les méthodes de
collecte d’informations effectuées par Tracfin divergent par rapport
aux autres agences d’investigation étatiques, qu’elles soient judicaires
ou administratives. Effectivement, la récolte d’informations se fait
grâce aux déclarations émises par les organismes tenus de le faire en
vertu du Code monétaire et financier et du dispositif LAB/FT ;les
particuliers n’ont pas vocation à transmettre des déclarations de
soupçons à Tracfin. Ce dispositif prévoit que les professionnels,
financiers et non-financiers sont tenus d’effectuer une déclaration de
soupçon auprès de Tracfin, lorsque la licéité des flux financiers semble
douteuse. De plus, même les services étatiques peuvent transmettre des
informations financières permettant le recoupement et l’analyse
d’informations.
Ainsi, lorsque les
différents organismes transmettent des déclarations de soupçon à
Tracfin, ce dernier décide soit de mettre en attente cette déclaration,
soit de la traiter en l’analysant et en enquêtant sur les différents
circuits financiers.
Cette
investigation peut être facilitée grâce au droit de communication dont
dispose Tracfin. Ce droit conféré à la cellule de renseignement français
lui permet de s’adresser à diverses personnes soumises au dispositif
LAB/FT afin d’obtenir les informations nécessaires à l’accomplissement
de son enquête. Ce pouvoir est encadré par les dispositions du Code
monétaire et financier qui précisent les personnes auxquelles une telle
demande peut être adressée (administration publique, établissement de
crédit, notaire, etc.).
Une fois
cette enquête terminée, elle transmet une note d’informations aux
différents services concernés (judiciaires, administratifs) qui leur
permettra de remplir leurs missions.
Après
chaque investigation, Tracfin met en exergue les comportements douteux
qui peuvent aboutir à une opération financière suspecte qui peut être
soit illégale, soit mise en place en vue de commettre un acte illégal,
selon les cas. Par exemple, le fait d’acheter des cartes de téléphone
prépayées, de transférer de l’argent liquide ou scriptural à destination
d’une zone proche d’une zone de conflit ainsi que le retrait d’une
somme importante d’espèces sans motifs apparents, sont des éléments qui
peuvent conduire les enquêteurs de Tracfin à considérer l’auteur de ces
opérations comme potentiellement suspect. Des lors, les agents de la CRF
peuvent être amenés à enquêter sur les agissements financiers dudit
suspect, afin de transmettre son profil à un organisme étatique plus
spécialisé pour traiter ce genre de problème.
Ainsi,
la majorité de ces comportements douteux, nés du retour d’expérience de
Tracfin, sont transmis aux organisations privées et publiques qui
peuvent avoir besoin de connaître ces signaux pour mener à bien la mise
en place de LAB/FT.
Tracfin : une agence au carrefour entre le monde du renseignement, judicaire, fiscal et financier.
Tracfin
est en relation avec de nombreux services étatiques. En effet, dans le
cadre de sa lutte contre les réseaux financiers clandestins, la cellule
de renseignement financier française a été amenée à nouer des
partenariats avec les entités judicaires et administratives françaises
mais aussi étrangères.
Concernant les
entités judiciaires, la CRF traite à la fois avec les magistrats et
avec les services de police. Dans ce cas, l’agence de renseignement
financier française transmet seulement des renseignements susceptibles
de déboucher sur des poursuites pénales ou d’aider les différents
services judiciaires dans leurs enquêtes, toujours dans le domaine
financier. Le pôle juridique et judicaire de Tracfin assure ainsi la
liaison entre la cellule de renseignement français et les différents
acteurs judiciaires qui pourraient être intéressés par des informations
d’ordre financier sur des suspects.
Tracfin collabore également avec différents services administratifs issus des agences et administrations partenaires.
D’abord,
Tracfin est en étroite collaboration avec les agences de renseignement
surtout en ce qui concerne la lutte anti-terroriste. En effet, la
surveillance et la détection des financements de groupes terroristes
constitue une composante importante dans la lutte contre ces groupes.
Connaître leurs stratégies de financement est un atout non-négligeable
pour la sécurité de la Nation. Mais le terrorisme n’est pas le seul
thème pour lequel Tracfin et les agences de renseignement coopèrent. En
effet, Tracfin transmet également des informations financières et
immobilières concernant des « Personnes Politiquement exposées
Etrangères (PPE) » et des hommes d’affaires étrangers à la réputation
plus ou moins douteuse qui investissent en France. Les autres types
d’informations transmises concernent principalement le trafic d’arme, la
prédation économique, etc.…
De plus,
son activité lui permet d’être en lien étroit avec l’administration
fiscale, particulièrement avec la Direction Générale des Finances
Publiques (DGFIP).Effectivement, pour entraver la fraude fiscale,
laquelle se retrouve souvent en lien avec d’autres fraudes telles que
l’escroquerie, l’abus de biens sociaux ou encore le blanchiment
d’argent, l’agence de renseignement financier ainsi que l’administration
fiscale travaillent ensemble. Pour arriver à une coordination entre ces
services, un officier de liaison DGFIP est présent à Tracfin depuis le
1er septembre 2016.
L’agence
collabore également avec les organismes de protection sociale pour
tenter d’enrayer les escroqueries à la sécurité sociale et aux
allocations familiales. Aussi, un officier de liaison entre Tracfin et
l’URSAFF a été mis en place.
Bien
évidemment, la cellule de renseignement financier travaille également
en étroite collaboration avec les autorités de contrôle du secteur
financier : l’Autorité de Contrôle Prudentielle (APR), et l’Autorité des
Marchés Financiers (AMF).
Par
ailleurs, du fait de la mobilité des biens, des personnes, des flux
financiers et de l’internationalisation de la criminalité, Tracfin a été
amenée à créer un certain nombre de collaborations avec les autres
agences de renseignement financier étrangères. Ces différentes entités
s’entraident pour traiter les opérations de blanchiment d’argent et de
financements du terrorisme.
Ainsi, la
cellule de renseignement français contribue à la sécurité de l’Etat en
collaborant avec diverses entités, qu’elles soient administratives,
judiciaires ou internationales.
Tracfin : entre plateforme d’échanges d’informations et service de renseignement
Avec
un monde financier et monétaire en constante évolution (apparition des
crypto-monnaies, nouvelles méthodes de financement telles que le
crowfunding, nouveaux instruments financiers,…), Tracfin doit s’adapter
pour faire face à ces nouveaux défis.
Pour cela, l’agence dispose d’une centaine d’agents, principalement issus de l’administration fiscale et des douanes.
Tracfin est donc une petite structure comparée à d’autres institutions du renseignement français (la DGSE comptera jusqu’à 7000 agents en 2019).
Néanmoins, sa mission et son secteur d’activité, que sont l’analyse,
l’investigation et la diffusion des informations spécifiques au milieu
financier, utiles pour le travail des autres organismes étatiques avec
lesquels Tracfin est en partenariat, expliquent ce nombre réduit
d’agents.
Plus
que de récolter véritablement de l’information, Tracfin semble
davantage être une plateforme d’échanges d’informations orientées vers
le monde financier, nécessaire au bon fonctionnement des administrations
partenaires et de la Justice vers lesquelles l’information est
diffusée après traitement, qu’une véritable agence de renseignement.
Néanmoins,
hormis pour la collecte d’informations, il est à noter que Tracfin
utilise tout de même le cycle du renseignement, à savoir, le traitement,
l’analyse et la diffusion des informations financières.
Théodore SOUDAT
SOURCES :
TRACFIN, rapport annuel 2004 : https://www.economie.gouv.fr/files/directions_services/tracfin/pdf/rap2004.pdf
TRACFIN, rapport annuel 2016 : https://www.economie.gouv.fr/files/ra-tracfin-2016_0.pdf
TENDANCES ET ANALYSE DES RISQUES DE BLANCHIMENT DE CAPITAUX ET DE FINANCEMENT DU TERRORISME, Tracfin, 2015 : https://www.economie.gouv.fr/files/TRACFIN_analyse_2015.pdf
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