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Pour une véritable politique de l’immigration
Intervention de Pierre Brochand, ambassadeur de France, ancien directeur général de la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) de 2002 à 2008, lors du séminaire "Immigration et intégration - Table ronde autour de Pierre Brochand" du mardi 2 juillet 2019.
Note de la Fondation Res Publica :
M. Brochand nous a fait parvenir une version écrite de son intervention
qui en amplifie le propos tout en respectant son contenu et son
déroulé. C’est ce texte qu’en raison de sa cohérence interne nous avons
choisi de publier.
Monsieur le président,
Permettez-moi de commencer par trois avertissements, en forme d’excuses anticipées.
Premièrement, je serai long et sans doute trop long.
Mais l’immigration est un sujet qui me tient à cœur et dont on ne saurait se débarrasser rapidement. Ce qui n’est, hélas, que trop souvent le cas.
Deuxièmement, mon but n’est pas de vous apporter des informations ou de vous faire des révélations, à la suite d’un travail scientifique approfondi, mais de vous présenter un point de vue, par définition SUBJECTIF.
Ce point de vue sera critique, et même systématiquement critique, voire à charge, sur l’impact d’une certaine immigration (je préciserai laquelle plus tard). Là, aussi, je le reconnais, dans l’intention de contrebalancer quelque peu l’irénisme qui, à mon sens, entoure la question.
En outre, ce regard se voudra qualitatif. Car, sur le plan quantitatif, la cause me paraît entendue : tous les « seuils de tolérance », évoqués par François Mitterrand et Claude Lévi-Strauss au début des années 90 (ces deux-là ne voyaient pas d’objection à la notion) ont été pulvérisés depuis, sans contestation possible.
Pourquoi cette vision à contre-courant ?
Tout simplement – autant mettre d’emblée les points sur les i – parce que je considère, en mon âme et conscience (et en espérant me tromper), que, de tous les énormes défis que doit affronter notre pays, l’immigration, telle qu’on l’a laissée se développer depuis près de 50 ans, est le plus redoutable.
Pourquoi le plus redoutable ?
Parce qu’il est le seul, à mes yeux, susceptible de mettre directement en cause la paix civile, dans une société non seulement fragile mais volontairement aveugle à ce danger.
De sorte que, pour moi, une véritable politique de l’immigration est, d’une certaine manière, un préalable à toutes les autres et que, faute d’en vouloir une, nous allons au-devant de grandes infortunes et de terribles déconvenues.
Qui suis-je pour porter un tel jugement ?
Certainement pas un spécialiste de la question, à la différence des préfets Lucas et Leschi, qui viennent de nous faire la démonstration de leur expertise, et de l’ambassadeur Teixeira, qui fera de même dans quelques instants.
Je ne suis pas davantage un sociologue, un anthropologue, un démographe, un historien, un philosophe ou un économiste de métier.
Seulement un citoyen inquiet, qui tire cette inquiétude de l’expérience d’une vie.
J’ai servi l’État, dans sa dimension extérieure, pendant 45 ans. Durant ce demi-siècle, je me suis mis, avec dévouement et conviction, au service de l’intérêt national, à une époque où il était difficile de le distinguer de ce qu’il est désormais inconvenant de nommer, la préférence nationale. À cette école, j’ai vite compris que, par-delà les discours, personne en ce monde ne faisait de cadeaux à personne et que, si nous ne prenions pas en charge nos intérêts vitaux, nul ne le ferait à notre place.
Tout au long de ce parcours – coopérant en Afrique, boursier aux États-Unis, diplomate sur trois continents, responsable d’un Service de renseignement et même comme époux –, j’ai fréquenté infiniment plus d’étrangers que de Français. À l’occasion de ces milliers de relations de toutes natures, je n’ai eu d’autre objectif que d’entrer en empathie avec l’Autre, cet être énigmatique, qui n’est notre semblable que jusqu’au moment où il ne l’est plus. À son contact j’ai pu vérifier la pertinence de lieux autrefois communs : à savoir que, si le biologique nous rassemble, le culturel interpose entre nous une distance variable, et parfois insurmontable. Il m’a aussi permis des observations que je ne saurais rapporter sans frissons, par exemple que rien n’est plus universel que la xénophobie et que les configurations « multi » (culturelles, nationales, ethniques) sont le plus souvent vouées au déchirement. Et j’ai même constaté, « horresco referens », que les « minorités » pouvaient être violentes et les « victimes » avoir tort.
Par ailleurs, il m’est arrivé de pratiquer un métier – le renseignement –, qui est l’un des derniers où l’on est obligé d’appeler un chat un chat, où il est interdit – littéralement sous peine de mort – de prendre ses désirs pour des réalités, et où la compassion reste une vertu mais certainement pas une priorité.
Enfin, privilège de l’âge, je suis en mesure de comparer la France d’hier et celle d’aujourd’hui, sans le secours de personne.
Troisième avertissement : avant d’aborder l’immigration proprement dite, je me sens tenu de vous parler d’autre chose.
En effet, je suis incapable de manier les concepts, émotionnellement chargés, qu’appelle ce sujet sans les définir et je suis incapable de les définir sans les renvoyer à une grille de lecture historique. Bien entendu, faute de temps, ce « modèle » restera ridiculement schématique, mais il aura au moins le mérite de fournir la base de discussion qui manque le plus souvent au débat.
Ce détour par l’Histoire se heurtera aussi probablement au reproche, aujourd’hui sans réplique, de « l’essentialisation » ou de ce que les médias appellent « l’amalgame ». Ce qui ne me dérange pas. Car si pour moi les immigrés et leurs descendants, autant d’ailleurs que les autochtones, sont des individus estimables en tant que tels, ils demeurent, à des degrés divers et qu’ils le veuillent ou non, les vecteurs de forces collectives, ancrées dans des continuités qui les dépassent. Ne pas l’admettre, refuser de voir des « groupes » là où il y en a encore, c’est refuser de comprendre ce qui nous arrive. Et ce n’est pas, pour autant, déroger à la règle d’or que je me suis fixée : ne jamais juger un individu en fonction de ses appartenances, ne jamais juger un groupe à partir du comportement d’un de ses membres.
Je commencerai donc par une diversion, qui, vous le verrez, n’en sera pas vraiment une.
Je poursuivrai, à la lumière de ces considérations, en cernant au plus près la nature de l’immigration qui me préoccupe, et en tentant d’évaluer son impact sur notre pays sous ses divers aspects.
Enfin, je terminerai en tentant de répondre à quelques lancinantes questions. Que faire ? Pourquoi ne fait-on rien ? Doit-on faire ? Peut-on faire ? Et, si oui, quoi ?
1. UNE GRILLE DE LECTURE HISTORIQUE POUR L’IMMIGRATION.
Le tissu de l’Histoire est fait d’une double trame : « l’histoire de l’espèce », que j’appellerai Histoire Évolution, et « les histoires dans l’espèce », que je dénommerai Histoire Événement.
Ces deux Histoires sont à la fois imbriquées, complémentaires et concurrentes dans la conduite des affaires des hommes. Combinées, elles nous en donnent une vision stéréoscopique, qui, à mon sens, éclaire ce qui nous a précédés et, en conséquence, nous aide à décrypter ce que nous vivons.
1.1. L’histoire évolution : l’auto-détermination linéaire et les trois strates.
L’Histoire de l’espèce est linéaire et irréversible, car son moteur est la connaissance cumulative qui, en tant que régime de vérité validé par l’efficacité de la technique, se diffuse tôt ou tard à l’ensemble de la planète.
Ce devenir, commun à l’humanité, balise un chemin par lequel tous sont sommés de passer selon un calendrier recommandé.
Ce chemin est celui d’une émancipation progressive par rapport au donné, c.-à-d. aux déterminations naturelles et sociales, ou, si l’on préfère, à tout ce que l’homme n’a pas voulu et qui « fait obstacle » à son désir.
C’est pourquoi on peut désigner ce processus général de « sortie de l’existant » et d’arrachement aux pesanteurs, par le terme d’auto-détermination. Soit l’élargissement continu de la marge de choix ouverte aux humains grâce aux artefacts, matériels et immatériels, qu’ils fabriquent sans désemparer.
Soit, encore, un mouvement de fuite en avant, irrésistible et irréversible, procédant par éviction du « naturel », du « substantiel », de « l’organique » et du « réel », au profit de « l’artificiel », du « formel », du « contractuel » et du « virtuel ».
À partir de maintenant, j’appellerai donc Réel ce qui subsiste de l’antérieur, c.-à-d. ce avec quoi l’Histoire Évolution entend rompre et qu’elle cherche à broyer, dissoudre, évider ou assujettir, mais qu’elle est obligée de laisser derrière elle, comme autant de coquilles plus ou moins vides ou de foyers de résistance plus ou moins actifs, faute de jamais parvenir à terminer son travail. Le Réel, c’est donc ce sur quoi bute l’Histoire Évolution, mais qui ne l’empêche pas, pour autant, de poursuivre sa marche en avant.
Il n’en reste pas moins que cette Histoire-là exerce une pression incessante en faveur de la convergence qui la rend objectivement « progressiste » : en rapportant toute la Culture humaine (majuscule, singulier) à une seule et même échelle de valeurs – la connaissance –, elle produit toujours plus de commensurable et, donc, d’échanges, entre des êtres présumés toujours plus indistincts, donc semblables, donc égaux. Comme la voie la plus courte vers le commensurable est le quantifiable, elle tend à donner la préséance à la technique et à l’économie, au détriment du politique, facteur de divergence qualitative, dont elle restreint peu à peu le cercle.
En cela, l’Histoire Évolution est aussi « optimiste » : dans la mesure où elle fait le pari constant de l’unité et de l’amitié du genre humain, on peut aussi la qualifier d’Histoire du « wishful thinking » ou, si l’on préfère, du vœu pieux.
Car, même si l’on s’en tient au seul axe du temps qu’elle dessine – ce qui on le verra est insuffisant –, certains seront toujours « en avance » et d’autres
« en retard » par rapport à l’horloge commune, décalage qui est la première cause de discrimination entre les hommes, lorsque l’aléa les force à cohabiter, indépendamment de la diversité de leurs parcours.
En bout de chaîne, aspect qui nous intéresse le plus aujourd’hui, ce mouvement cristallise des formes successives de l’être-ensemble, dont le niveau d’auto-détermination (de liberté, d’égalité et d’extraversion) va croissant et le degré d’hétéronomie (d’assignation, de cohésion et d’intraversion) décroissant. Ces formes constituent, à mes yeux, l’une des clés d’intelligibilité de l’immigration actuelle.
Par commodité, n’en citons que trois (oublions, à ce stade, les empires et les cités-États) :
- les communautés naturelles, prémodernes, pré-politiques, hétérodéterminées,
- l’État national moderne, berceau du politique, fruit de l’auto-détermination collective,
- la Société des individus, hypermoderne, post-politique, issue de l’auto-détermination individuelle.
Appelons-les S 1, S 2 et S 3 pour simplifier, étant entendu que, selon cette classification, S Zéro représenterait la Nature.
Donc, essayons de garder à l’esprit que, désormais, S 1 désignera les communautés, S 2, les États Nationaux, et S 3, la Société des individus. Ce qui nous évitera nombre de répétitions.
Ces différentes strates font système, se pensent comme ultimes et prétendent donc à une légitimité exclusive. Sauf que leurs rapports sont dialectiques : chacune naît des contradictions de la précédente, dont elle prend le contre-pied et qu’elle s’emploie à disqualifier et soumettre mais sans jamais parvenir à l’effacer. Ce sont ces rémanences sous-jacentes, plus substantielles, qui forment une des dimensions du Réel, c.-à-d., comme je viens de le définir, ce qui ne cède pas au rouleau compresseur de l’Histoire Évolution, plie sans rompre et peut à l’occasion contre-attaquer par retour du refoulé.
De sorte que successives dans le temps, ces couches sont aussi superposées et antagonistes dans l’espace. Elles y composent des formations géologiques tripartites, dont l’épaisseur, la vitalité et la conflictualité varient grandement selon les lieux et les époques.
Plus ces hybrides diffèrent, en un lieu donné, de l’orthodoxie chronologique de l’Histoire Évolution (c.-à-d. plus les sous-couches, composant le Réel, y restent virulentes), plus ils sont crisogènes et, comme nous le verrons, plus l’Histoire Événement reprend ses droits.
Notons d’ores et déjà, car elle nous concerne directement et nous servira de leitmotiv, la singularité d’une de ces aberrations, en vertu de laquelle, les ennemis de nos ennemis étant nos amis, le palier le plus élevé – la Société des individus – se retrouve en situation de connivence objective avec son antipode – le stade communautaire –, pour prendre en sandwich la tranche du milieu – l’État national –, obligé de rendre les armes des deux côtés.
Disons un mot de ces idéaux-types, dans l’esprit du sujet qui nous intéresse.
1.1.1. Les communautés naturelles S 1.
Elles représentent la couche primordiale, le degré zéro de l’auto-détermination et de l’égalité, mais le point culminant de l’appartenance et de l’identité collectives, au plus près de la Nature, dont elles demeurent dans la zone d’attraction.
Tout y est hiérarchisé, subi et prescrit une fois pour toutes, sans marge de choix, dès la naissance, au nom d’absolus non négociables, offrant réponse à tout, dictés d’en haut, par la religion, et d’avant, par la tradition.
Ces groupes, peu portés sur l’échange et tout entiers dédiés à la répétition d’eux-mêmes, n’ont d’autre vocation que leur survie, qu’ils assurent par les liens du sang et, donc, le contrôle des femmes.
Autant dire que, pour ces collectifs quasi-autarciques, holistes, disait-on autrefois, il n’est pas d’acculturation qui soit pacifique, ni d’immigration qui ne soit une invasion : les personnes y sont enfermées dans une loyauté inconditionnelle, sans abjuration possible.
C’est d’ailleurs le point faible de ces groupements dominés par la fierté d’être soi et la peur de ne plus pouvoir l’être : dépourvus d’espaces juridiquement délimités, ils se frottent à des voisins dont les absolus (et le sens de l’honneur, qui va avec) ne sont pas davantage négociables.
De sorte que toute dispute de territoire finit par tourner, de proche en proche, à une réaction en chaîne non maîtrisée, synonyme de guerre de tous contre tous. D’autant plus facilement que les moyens de la violence sont largement distribués, entre des unités d’auto-défense décentralisées et mal contrôlées. D’autant, aussi, que la certitude d’être entouré de forces unanimement hostiles, fait régner la paranoïa, mère du complotisme et de l’erreur de calcul.
Ne commettons pas la faute de croire que ces communautés se résument à des clans, tribus, chefferies, castes ou ethnies lointaines. Non seulement elles sont très vivaces chez les immigrés d’aujourd’hui mais elles constituent aussi la forme par défaut de l’interaction humaine, quand des circonstances extrêmes font disparaître les autres, forme que nous verrons ainsi s’installer dans les quartiers, sur la base de l’endogamie, de bandes et de clientèles.
1.1.2. L’Etat national moderne S 2.
Il vise à mettre un terme aux hostilités sans fin de la strate communautaire (en Europe, les guerres de religion), en détrônant les vérités révélées qui en sont la cause. Pour ce faire, il confère à une autorité centrale, neutre, impersonnelle et surplombante, le monopole de la violence et de ses instruments, et introduit, ipso facto, le plan de l’égalité entre ses ressortissants, tous pareillement désarmés.
S 2 représente donc un « progrès » objectif : celui que traduit le passage au Politique, c.-à-d. à la première phase de l’auto-détermination, celle qui permet de procéder à des choix et décisions collectifs.
À cette fin, l’État national découpe, dans le fatras des communautés qu’il démantèle, un territoire aux frontières précises et une population présumée désireuse et capable de prendre son destin en mains, hic et nunc.
Cette ambition volontariste s’appuie, là aussi, sur des dogmes non négociables, mais, cette fois, de nature séculière, et forgés par la seule raison : la Souveraineté, pouvoir temporel sans rival sur un espace donné ; le Peuple, fiction unanimiste, auquel ce pouvoir est théoriquement confié (de manière implicite en monarchie, explicite en république) ; l’Institution, c.-à-d. l’État et ses satellites, qui l’exerce in concreto et au sein de laquelle ne doivent pas être confondus la fin (le Politique comme capacité de décision) et le moyen (la bureaucratie, en tant qu’instrument).
Le travail politique de l’Institution, développé dans la durée, tend à « lever les obstacles » qui, à l’intérieur du territoire, séparent la population d’origine, par définition hétérogène, de l’idéal d’un Peuple pur et parfait.
Le résultat de cette entreprise, jamais achevée, est la Nation. C.-à-d. une communauté, non plus naturelle, mais culturelle et historique, à la fois actrice et produit de l’Histoire. Son homogénéité n’est plus donnée seulement par le sang, mais façonnée par la symbolique, la langue, l’éducation, les mœurs, l’habitude, les épreuves partagées et, plus encore, leur souvenir, soit « l’héritage indivis » dans le miroir duquel elle se reconnaît et s’admire.
Grâce à quoi, la Nation se transforme peu à peu en cercle vertueux de confiance et même d’affection, au sein duquel ce qui était impossible chez S 1 – l’altruisme par-delà les liens familiaux – devient possible.
Cette transmutation a pour nom le civisme, qui autorise l’impôt, la redistribution, la conscription, la primauté du public sur le privé, du général sur le particulier, et finalement la règle de la majorité, entre des citoyens qui ne sont plus des parents. Toutefois, l’égalité entre eux ne va pas jusqu’à nier leurs différences de « vertus et de talents », que prend en compte la notion de mérite.
Puisque l’État national moderne est un dessein, avant d’être un fait, il n’est pas fermé à l’autre. Mais sous la double condition – expresse – que, d’une part, celui-ci adhère à la continuité historique du projet, symbolisée par le Récit National, et, d’autre part, se considère redevable à l’égard de ceux qui l’ont écrit par leurs sacrifices. En somme, on n’entre « dedans » qu’en souscrivant une dette vis-à-vis de « l’avant », auquel on reconnaît préséance.
C’est pourquoi l’acculturation et l’immigration y sont possibles, mais uniquement par la voie de l’assimilation. Soit, ne le nions pas, une forme de cooptation asymétrique, exercée en toute souveraineté par le corps politique (ceux qui sont « déjà là » et ont la nationalité), au titre de son auto-détermination collective. S 2 n’est, donc, pas une collectivité spontanément inclusive. Si son extraversion est réelle, elle reste limitée et contrôlée : bien que tendant historiquement à l’égalité entre ses membres, elle n’hésite pas à maintenir une claire et forte discrimination entre les siens et les autres, et entend garder l’entière maîtrise politique des flux franchissant ses frontières.
Pour de nombreux esprits de ma génération, l’État national, tel qu’incarné par la France, a représenté un point d’équilibre indépassable et c’est d’ailleurs largement sur la base des critères qu’il m’a inculqués que cet exposé est bâti.
Malheureusement, S 2 a été « dépassé », comme le veut la loi de l’Histoire Évolution, mais aussi comme l’y ont conduit de manière accélérée ses propres excès totalitaires ou coloniaux.
De toutes façons, en libérant l’individu du carcan communautaire, S 2 avait ouvert la porte à un dangereux concurrent, qui, en Occident tout au moins, a fini par lui dérober la Souveraineté, après des siècles de lutte au sein de l’État démocratique, figure de la transition entre S 2 et S 3.
1.1.3. La Société des individus S 3.
Ce qui nous amène au dernier stade en date de l’auto-détermination, celui dans lequel nous baignons désormais au quotidien : l’auto-détermination individuelle, dont le support collectif est la Société des individus, autre nom de la « société civile » (la face « privée » de S 2) quand celle-ci s’empare du pouvoir.
Ce sont maintenant tous les êtres vivants, sans distinction, présents sur terre à un moment donné, qui détiennent chacun l’autorité de dernier ressort. Ils sont laissés libres de choisir leurs contenus de vie, grâce à une panoplie, toujours plus étendue, de « droits de » et de « droits à », élargie à toujours plus de bénéficiaires : en cela, S 3 réussit le prodige de convertir les satisfactions différées de l’État national, où chaque génération se sacrifie pour les suivantes, en droits immédiatement disponibles.
C’est pourquoi, si les absolus demeurent – l’homme ne saurait vivre sans –, ils sont inversés : ils ne dictent plus les conduites, mais créent les conditions de leur libre choix. Ils ne fixent plus des contenus, devenus individuels donc relatifs, mais des contenants procéduraux, sous forme de prescriptions (la liberté, la tolérance) et de proscriptions (ne pas discriminer, ne pas stigmatiser), en vertu d’une équivalence de principe des êtres humains, étendue à l’espèce.
D’où, aussi, des mécanismes horizontaux de régulation par l’échange, fondés sur des réseaux sans tiers surplombant ni limites fixes, dont la vocation est d’auto-produire en continu cette équivalence virtuelle : le marché, le droit, la communication, conçus délibérément pour ne générer que des liens pluriels, faibles, réciproques et réversibles, respectueux de l’auto-détermination de chacun.
D’où, également, la certitude qu’il n’est pas de problèmes que l’argent, le contrat ou la parole ne soient en mesure de régler.
Puisqu’aussi bien, sous S 3, pointe avancée de l’Histoire Évolution, aucun contenu d’existence n’est tenu pour culturellement incompatible. Tout est, au contraire, supposé « acculturable », convertible, fongible, miscible et donc négociable, bref commensurable, entre des humains interchangeables, dont les différences, parce qu’elles ignorent la possibilité de l’inimitié, ne sauraient excéder les étroites limites du folklore, dénommé « diversité ».
[Soit, on l’aura aussi compris, un pas supplémentaire dans le hors-sol et vers l’apesanteur. Soit, également, une source de déception et d’amertume, quand cette infinité des possibles se heurte aux impossibilités du Réél.]
Quid de l’État national ? Eh bien, il est encore là et porte le même nom, au titre de la persistance des strates, mais n’est plus que l’ombre de lui-même, au titre de leur dialectique. Autrefois au-dessus, il est passé en-dessous et le politique avec lui : fort logiquement, et quasi mécaniquement, l’élargissement des droits individuels provoque, à proportion, la restriction des marges de choix collectives.
Réduit ainsi à sa dimension bureaucratique, S 2 est tenu de mettre ses immenses moyens au service de son propre abaissement : S 3 l’a domestiqué pour en faire non seulement une énorme agence apolitique (c.-à-d. ouverte à tous, incapable de dire non) de distribution des droits et des prestations afférentes, mais aussi un formidable outil d’ingénierie sociale, traquant partout les inégalités, à travers la lutte contre les « discriminations », censées en être l’unique source.
En particulier, S 3 s’attache en permanence à raboter toutes les distinctions, telles que la nationalité, voire le mérite, tenus pour des résidus de S 2, qui peuvent encore distinguer les résidents sur le territoire « national ».
Le tout en parfaite harmonie avec le niveau supranational de l’Union Européenne, version augmentée de S 3, qui ordonne, amplifie et accélère l’aplatissement politique des étages inférieurs, dont je ne dirai pas davantage, faute de temps.
Certes, on continue de confier à l’État national ce que les droits de l’homme sont impuissants à gérer tout seuls : soit, à l’intérieur, essentiellement le maintien de l’ordre public mais en lui imposant aussitôt un « état de droit » extérieur à lui-même, qu’on ne saurait mieux définir que comme l’antonyme de la raison d’État souveraine. De toutes façons, ces limitations ne sont ni graves, ni illégitimes, puisque, dans la Société des individus, non discriminés et non stigmatisés, aucune violence n’est concevable hors de la rubrique des faits divers, c.-à-d. d’infractions au cas par cas, auxquelles on ne saurait trouver de causes collectives.
On comprend qu’à la différence de la clôture de S 1 et de la semi-fermeture de S 2, S 3 se présente comme une société extravertie, ouverte à tous, sans dedans ni dehors, au sein d’un espace indifférencié, où la circulation est jugée bonne en soi et où l’immigration n’est qu’un flux parmi d’autres (économiques, financiers, informationnels), qu’il convient de « laisser passer », parce que tout le monde gagne à la « levée des obstacles », étendue cette fois à la planète entière.
En symbiose avec la Globalisation qu’elle incarne et projette, S 3 ne connaît, donc, d’autre horizon que le monde, car, entre l’humanité et lui, l’individu autodéterminé n’admet rien qui lui soit « ontologiquement » supérieur. Le seul regroupement dont il admette la légitimité est celui des ONG, associations issues de lui-même, transitoires et réversibles, chargée de remplacer ou de contrôler les institutions, héritées de S 2, désormais décriées, car non volontaires et ancrées dans la durée.
Autant dire que la Société des individus, privée du moyen d’auto-défense que procure le sentiment d’appartenance à des groupes circonscrits, devient vulnérable quand il lui faut entrer en interactions avec eux dans un même espace. Car, si ses valeurs se veulent universelles, en théorie, elles ne sont, malheureusement pour elle, pas universalisables, en pratique.
De fait, la « zone de viabilité » de S 3 est aussi restreinte que celle d’un magasin de porcelaine, à un carrefour où se croisent des éléphants : pour fonctionner sans heurts, elle requiert de ses sociétaires une autocensure, une intériorisation des interdits, un adoucissement des mœurs, un surmoi à toute épreuve.
D’où la nécessité, pour elle, de diffuser un sentiment persistant de culpabilité, aux causes sans cesse renouvelées (régime de Vichy, guerres coloniales, pauvreté dans le monde, migrants naufragés, émissions de CO2...), qui apparaît comme l’ultime cadenas capable de discipliner, dans la durée et sans avoir l’air d’y toucher, le libre jeu des pulsions individuelles.
Pour la même raison, et non sans un autre paradoxe, la Société des individus nécessite une homogénéité culturelle hors du commun, alors même qu’elle se déclare disponible à la diversité du monde.
En effet, s’étant auto-amputée du levier de la coercition politique, il ne lui reste plus, pour perdurer, qu’à emprisonner les esprits, à défaut des corps, dans une doxa prophylactique – le « cercle formidable autour de la pensée », dont parlait Tocqueville –, pour éviter toute velléité de « dérapages », hors de son étroit couloir de survie, et des lignes « jaunes » ou « rouges » qui le délimitent.
Ce qui explique que le seul magistère vertical qu’elle laisse subsister, hors l’appareil judiciaire, est celui des media, porte-voix et gardiens du dogme de l’auto-détermination individuelle, dans une société d’interconnexion et de communication. Elle atteste ainsi du fait que, de tous les flux qu’elle suscite et encourage, la Société des individus considère celui de l’information comme le plus stratégique pour sa pérennité, aveugle aux risques que peuvent lui faire courir les autres, à commencer par l’immigration.
Au final, S3 se perçoit, sans oser véritablement l’avouer, comme l’avant-garde de ce qu’on appelait autrefois la Civilisation (singulier, majuscule, c.-à-d. l’artefact le plus élaboré, le virtuel le plus avancé, le distillat le plus épuré de l’Histoire Évolution, seul miroir dans lequel elle veut se reconnaître.
Mais patatras ! Voici que le Réel se rebiffe et que l’Histoire Évolution doit compter avec le retour en fanfare de sa « némésis » : l’Histoire Événement.
1.2. L’Histoire Événement : le bruit et la fureur de la lutte cyclique pour le pouvoir.
Ce n’est plus l’Histoire unilatérale et convergente de la Civilisation et de la Culture (singuliers, majuscules), mais celle, multilatérale et divergente, des civilisations et des cultures (pluriels, minuscules), incarnées dans les sous-couches communautaires S 1, nationales S 2, voire impériales dissimulées, toutes toujours bien vivantes, malgré les assauts portés contre elles.
Ce sont les histoires « dans » l’espèce, qui retracent les rivalités entre ces groupes d’appartenance, mus par la passion (et non plus la seule raison, rabaissée au rang d’instrument), pour la conservation de soi et sa reconnaissance par autrui (on dirait aujourd’hui le « respect »).
Autrement dit, le pouvoir des uns sur les autres, au nom des identités collectives substantielles qui saturent S 2 et encore plus S 1 mais que renie S 3 sans pouvoir les abolir.
Autrement dit encore, ce qui relève de l’incommensurable, à un double titre.
Alors que l’Histoire Évolution, je l’ai dit, fait se succéder des « formes » de l’être-ensemble (les trois S) qui s’enchaînent « logiquement », l’Histoire Événement, non seulement oppose ces différentes « formes », quand les circonstances les amènent à cohabiter de manière « illogique » sur un même espace, mais elle confronte aussi des « formes » de même nature, quand leurs « contenus » culturels sont antagonistes, voire incompatibles.
Comme nous le verrons, l’immigration relève de ces deux cas de figure : elle importe des « formes » communautaires et nationales, aussi bien que des « contenus » culturels et religieux, non aisément conciliables avec les Sociétés des individus qui les accueillent.
En d’autres termes, donc, avec l’Histoire Événement, c’est le Réel sous ces deux aspects – « formes » archaïques et « contenus » séculaires – qui se rebelle contre l’Histoire Évolution, la machine qui travaille sans relâche à sa disparition.
À ce niveau d’analyse, l’action rencontre la réaction, le linéaire fait place au circulaire et le cumulatif à des jeux à somme nulle. Il n’y a plus de logique interne, ni de fil conducteur cohérent, mais des invariants, des récurrences, des parallèles, en bref des régularités : l’axe du temps est battu en brèche par celui de l’espace, le progrès continu par l’éternel retour des montées et descentes du cycle.
Cette circularité fait qu’on peut tirer, sinon des leçons, du moins des enseignements du passé (une « sagesse » transhistorique). Ce que S 3 répugne à faire, tant elle a du mal à imaginer un autre narratif que celui de l’Histoire Évolution, qui, avançant toujours, ne se répète jamais et fait table rase de ce qui l’a précédé.
Pourtant les exemples pertinents de sens contraire ne manquent pas.
Exemple d’invariant : dans toutes les sociétés – S 1, S 2, mais aussi S 3 –, il y a pouvoir. Et ce pouvoir est détenu par le petit nombre qui légitime sa domination par des croyances « non falsifiables » en des absolus (les doxa religieuses ou séculières), auxquels le grand nombre est tenu d’adhérer : ainsi, la croyance, dans son acception la plus large, au fond peu différente de celle de culture, est ce par quoi tiennent ensemble les groupes circonscrits, en tous temps et en tous lieux, la seule variable étant le degré d’affichage et de coercition, dont l’accompagne l’oligarchie aux commandes.
Exemple de récurrence : le mouvement de balancier action/réaction, qui, depuis 1 300 ans, fait osciller Islam et Occident, en tant que formes historiques et contenus culturels, de part et d’autre de la Méditerranée et dont on n’oserait dire qu’il est achevé...
Exemple de parallèle : les troublantes similitudes démographiques, économiques et sociales entre l’empire romain finissant et l’Occident d’aujourd’hui.
Et surtout, cette permanence décisive : alors que l’Histoire Évolution – « optimiste » et « progressiste » – peut être interprétée, je l’ai dit, comme une longue fuite devant le Réel, y compris sa forme la plus irréductible, la mort, l’Histoire Événement – « pessimiste » et « réactionnaire » – assume et affronte cette ultime échéance, dont elle fait même le but de la vie, puisque la victoire revient à celui qui n’a pas peur de la risquer.
Ainsi, pour l’Histoire Évolution, la vie est un absolu, alors que le reste est relatif. Pour l’Histoire Événement, la vie est relative, alors que le reste est absolu.
D’où une distinction cruciale : on répugne à mourir pour S 3 (pour laquelle aucune vérité ne vaut la peine de se faire tuer), mais on est encore prêt à se sacrifier inconditionnellement pour S 1 (voir nos jihadistes) et, dans certaines circonstances, pour S 2 (voir nos soldats devenus professionnels, engagés sur des théâtres extérieurs).
1.3. L’Occident dominateur a fusionné les deux histoires par la Colonisation, puis la Globalisation.
Il va de soi que les deux Histoires sont et resteront toujours inextricablement imbriquées. Mais elles sont aussi en compétition pour savoir laquelle imposera sa direction à l’autre.
Or, de ce point de vue, deux développements extraordinaires se sont produits il y a cinq siècles.
En tout premier lieu, une minuscule fraction de l’humanité – l’Europe occidentale – est devenue le Tout. Par une sorte de coup d’État à l’échelle planétaire, elle s’est emparée du monopole absolu de l’Histoire Évolution, grâce à la révolution scientifique qu’elle a impulsée dans la production de la connaissance cumulative. À tel point que deux de nos trois strates – l’État national moderne et la Société des individus – lui sont exclusivement imputables et peuvent dès lors être considérées comme dictées au reste du monde.
De ce fait, et en second lieu, l’Occident s’est assuré le contrôle, pareillement intégral, de l’Histoire Événement, qu’il a prise en remorque. Laquelle, à partir de ce moment, s’est résumée à la chronique de ses querelles intestines et aux péripéties de la diffusion, plus ou moins mouvementée, de ses modèles S 2 (par la Colonisation) et S 3 (par la Globalisation).
De cette double confiscation, ont découlé trois phénomènes, particulièrement pertinents pour notre évaluation de l’immigration.
- D’abord, le monde s’est retrouvé divisé en deux, entre un Premier Monde, seul pro-actif, créateur de virtuel et diffuseur de connaissance, donc de puissance, et un Second Monde, détenteur du Réel, mais récepteur passif, dépourvu de moyens de réagir.
Cette projection de l’Occident hors de lui-même s’est faite en deux temps : Colonisation, puis Globalisation.
- Le couple Colonisation/Décolonisation peut s’analyser – in fine – comme l’exportation, par la force, du paradigme de l’État national moderne S 2, dans des contrées qui n’y étaient pas préparées, car encore dominées par des communautés S 1 vivaces et tenaces. Elle y a, de ce fait, semé les graines d’un nationalisme, le plus souvent hors sol, d’autant plus exacerbé qu’il a connu presque partout l’échec et l’humiliation.
Avec le recul, cette tentative de redonner vie outre-mer à la forme Empire, jusque-là purement continentale, s’analyse non seulement comme un énorme échec, mais aussi une erreur stratégique de première grandeur, pour les colonisateurs comme pour les colonisés, erreur dont nous payons aujourd’hui les conséquences sur notre propre territoire.
En effet, dans notre schéma historique, l’Empire continental peut être considéré comme le chaînon manquant entre S 1 et S 2 : en regroupant d’un seul tenant des communautés naturelles limitrophes, sous le joug de l’une d’entre elles, il a formé les premiers proto-États, disposant d’une esquisse de bureaucratie et de monopole de la violence. Structurellement fragile, c’est son éclatement inévitable qui a donné « rationnellement » naissance aux États nationaux modernes, lesquels n’ont fait que peaufiner, à échelle plus raisonnable, ce qu’il avait initié.
En revanche, vouloir reconstituer, à rebours du calendrier de l’Histoire Évolution, un ersatz d’Empire, associant, par-delà les océans, carpes et lapins, c.-à-d. des États nationaux modernes – les métropoles – à des populations, géographiquement et culturellement très éloignées, ne pouvait que conduire à de graves mécomptes. Le moindre d’entre eux n’étant pas d’avoir légué aux populations décolonisées le modèle de l’État national, conçu par et pour l’Occident, comme seule voie d’émancipation possible. Surimposé partout dans le monde, tel un pavage continu, mais terriblement bosselé, faute des transitions indispensables, à des strates communautaires pleines de vigueur, ce modèle importé ne pouvait qu’échouer.
C’est pourquoi, aujourd’hui, les immigrés, restés fidèles au stade communautaire, non seulement fuient ces États plus ou moins faillis, mais, volens nolens, en apportent avec eux les mauvaises pratiques et, surtout, viennent nous présenter une double addition : celle de la domination que nous leur avons fait subir et celle des structures dysfonctionnelles que nous sommes censés leur avoir infligées en partant. En quelque sorte, la facture de la fracture...
- La Globalisation peut faire l’objet d’une interprétation similaire, en tant qu’exportation – cette fois pacifique, par accroissement du volume et de la vitesse des flux de circulation – du « software » de la Société des individus vers le Second Monde, à nouveau pris au dépourvu par ce « bombardement » inédit.
Sauf que le retrait physique de l’Occident, consécutif à la décolonisation, donne maintenant les moyens de répliquer à ceux qui n’en avaient pas. Et, parmi ces nombreuses répliques, figurent des mouvements migratoires de masse, dont la mise en marche a été précisément rendue possible, et d’une certaine manière encouragée, par la propagation planétaire des dogmes de S 3.
En bref, la Globalisation a donné aux anciens colonisés une sorte de « feu vert » pour venir chez nous solder les comptes des chapitres précédents.
1.4. La Globalisation ou le chant du cygne de l’Occident : le réveil de l’Histoire Événement.
Nous voici donc à un nouveau tournant, d’importance comparable à celui d’il y a cinq siècles.
Pour la première fois, le Second Monde, débarrassé de la présence des colonisateurs, mais plus que jamais porteur de la force de contestation qu’est le Réel, dispose de la capacité de réagir aux diffusions unilatérales de l’Occident.
Et il ne s’en prive pas, renouant ipso facto avec la confusion de l’Histoire circulaire, au détriment du bel ordonnancement de l’Histoire linéaire.
En simplifiant, ces rétroactions de base – la revanche du Réel, les « éléphants dans le magasin de porcelaine » – sont au nombre de quatre.
On peut les appeler les « quatre R » : le Rebond R 1, la Rente R 2, le Refus R 3, le Rejet R 4.
Les deux premières – le Rebond économique sino-asiatique et la Rente, légale (notamment pétrolière et gazière) ou illégale, prélevée sur les flux – ne remettent pas en cause les principaux paramètres de la Globalisation, telle qu’imposée par l’Occident : elles contestent son unilatéralisme et visent à une redistribution des revenus, et donc des pouvoirs, à l’intérieur du processus.
Les deux autres – le Refus (dont le porte-drapeau est l’Islam) et le Rejet (qu’exhalent les trous noirs creusés par les États les plus faillis) – remettent en question non seulement l’unilatéralisme occidental, mais aussi les fondements mêmes de la Globalisation, en raison d’écarts culturels insurmontables.
Il va de soi que ces rétroactions se combinent pour former des variantes composites, l’une des plus congruentes avec notre sujet étant celle qui associe la Rente pétrolière au Refus musulman, pour favoriser l’expansion mondiale de l’islamisme, à travers, notamment, les diasporas, dont je parlerai plus tard.
En outre, ces quatre rétroactions, si différentes, se nourrissent d’un sentiment commun, le Ressentiment, qu’on pourrait dénommer R 5, né de cinq siècles de Colonisation directe ou indirecte.
C’est pourquoi la Globalisation, en créant les conditions de sa propre contestation, marque, à la fois, l’apogée et le commencement du déclin relatif de l’Occident, qui, l’ayant suscitée, va perdre, de son fait, sa suprématie absolue.
C’est ainsi que notre planète change de visage.
L’ordre occidental, après avoir bataillé pour imposer à tous la même logique « progressiste » et « fonctionnelle » de l’Histoire Évolution, cède la place à un multidésordre, « régressiste » et « dysfonctionnel », où l’Histoire Événement reprend la main, sans autre programme que la lutte pour un pouvoir remis en jeu.
Il n’en faut pas davantage pour que le monde globalisé devienne un chaudron, où se télescopent et s’entrechoquent – sur le mode action/réaction – des formes de l’être ensemble et des contenus culturels, qui « normalement » (c.-à-d. selon le narratif de l’Évolution) n’auraient dû ni se télescoper ni s’entrechoquer.
D’où des effets de surprise, mais aussi des « incohérences » dans le temps et dans l’espace, dont l’immigration va nous fournir une manifestation exemplaire.
Nous voici arrivés au bout de notre vaste fresque qui, quoique terriblement rudimentaire, devrait nous fournir quelques outils pour mieux situer l’immigration aujourd’hui.
L’immigration, mais au fait, quelle immigration ?
Monsieur le président,
Permettez-moi de commencer par trois avertissements, en forme d’excuses anticipées.
Premièrement, je serai long et sans doute trop long.
Mais l’immigration est un sujet qui me tient à cœur et dont on ne saurait se débarrasser rapidement. Ce qui n’est, hélas, que trop souvent le cas.
Deuxièmement, mon but n’est pas de vous apporter des informations ou de vous faire des révélations, à la suite d’un travail scientifique approfondi, mais de vous présenter un point de vue, par définition SUBJECTIF.
Ce point de vue sera critique, et même systématiquement critique, voire à charge, sur l’impact d’une certaine immigration (je préciserai laquelle plus tard). Là, aussi, je le reconnais, dans l’intention de contrebalancer quelque peu l’irénisme qui, à mon sens, entoure la question.
En outre, ce regard se voudra qualitatif. Car, sur le plan quantitatif, la cause me paraît entendue : tous les « seuils de tolérance », évoqués par François Mitterrand et Claude Lévi-Strauss au début des années 90 (ces deux-là ne voyaient pas d’objection à la notion) ont été pulvérisés depuis, sans contestation possible.
Pourquoi cette vision à contre-courant ?
Tout simplement – autant mettre d’emblée les points sur les i – parce que je considère, en mon âme et conscience (et en espérant me tromper), que, de tous les énormes défis que doit affronter notre pays, l’immigration, telle qu’on l’a laissée se développer depuis près de 50 ans, est le plus redoutable.
Pourquoi le plus redoutable ?
Parce qu’il est le seul, à mes yeux, susceptible de mettre directement en cause la paix civile, dans une société non seulement fragile mais volontairement aveugle à ce danger.
De sorte que, pour moi, une véritable politique de l’immigration est, d’une certaine manière, un préalable à toutes les autres et que, faute d’en vouloir une, nous allons au-devant de grandes infortunes et de terribles déconvenues.
Qui suis-je pour porter un tel jugement ?
Certainement pas un spécialiste de la question, à la différence des préfets Lucas et Leschi, qui viennent de nous faire la démonstration de leur expertise, et de l’ambassadeur Teixeira, qui fera de même dans quelques instants.
Je ne suis pas davantage un sociologue, un anthropologue, un démographe, un historien, un philosophe ou un économiste de métier.
Seulement un citoyen inquiet, qui tire cette inquiétude de l’expérience d’une vie.
J’ai servi l’État, dans sa dimension extérieure, pendant 45 ans. Durant ce demi-siècle, je me suis mis, avec dévouement et conviction, au service de l’intérêt national, à une époque où il était difficile de le distinguer de ce qu’il est désormais inconvenant de nommer, la préférence nationale. À cette école, j’ai vite compris que, par-delà les discours, personne en ce monde ne faisait de cadeaux à personne et que, si nous ne prenions pas en charge nos intérêts vitaux, nul ne le ferait à notre place.
Tout au long de ce parcours – coopérant en Afrique, boursier aux États-Unis, diplomate sur trois continents, responsable d’un Service de renseignement et même comme époux –, j’ai fréquenté infiniment plus d’étrangers que de Français. À l’occasion de ces milliers de relations de toutes natures, je n’ai eu d’autre objectif que d’entrer en empathie avec l’Autre, cet être énigmatique, qui n’est notre semblable que jusqu’au moment où il ne l’est plus. À son contact j’ai pu vérifier la pertinence de lieux autrefois communs : à savoir que, si le biologique nous rassemble, le culturel interpose entre nous une distance variable, et parfois insurmontable. Il m’a aussi permis des observations que je ne saurais rapporter sans frissons, par exemple que rien n’est plus universel que la xénophobie et que les configurations « multi » (culturelles, nationales, ethniques) sont le plus souvent vouées au déchirement. Et j’ai même constaté, « horresco referens », que les « minorités » pouvaient être violentes et les « victimes » avoir tort.
Par ailleurs, il m’est arrivé de pratiquer un métier – le renseignement –, qui est l’un des derniers où l’on est obligé d’appeler un chat un chat, où il est interdit – littéralement sous peine de mort – de prendre ses désirs pour des réalités, et où la compassion reste une vertu mais certainement pas une priorité.
Enfin, privilège de l’âge, je suis en mesure de comparer la France d’hier et celle d’aujourd’hui, sans le secours de personne.
Troisième avertissement : avant d’aborder l’immigration proprement dite, je me sens tenu de vous parler d’autre chose.
En effet, je suis incapable de manier les concepts, émotionnellement chargés, qu’appelle ce sujet sans les définir et je suis incapable de les définir sans les renvoyer à une grille de lecture historique. Bien entendu, faute de temps, ce « modèle » restera ridiculement schématique, mais il aura au moins le mérite de fournir la base de discussion qui manque le plus souvent au débat.
Ce détour par l’Histoire se heurtera aussi probablement au reproche, aujourd’hui sans réplique, de « l’essentialisation » ou de ce que les médias appellent « l’amalgame ». Ce qui ne me dérange pas. Car si pour moi les immigrés et leurs descendants, autant d’ailleurs que les autochtones, sont des individus estimables en tant que tels, ils demeurent, à des degrés divers et qu’ils le veuillent ou non, les vecteurs de forces collectives, ancrées dans des continuités qui les dépassent. Ne pas l’admettre, refuser de voir des « groupes » là où il y en a encore, c’est refuser de comprendre ce qui nous arrive. Et ce n’est pas, pour autant, déroger à la règle d’or que je me suis fixée : ne jamais juger un individu en fonction de ses appartenances, ne jamais juger un groupe à partir du comportement d’un de ses membres.
Je commencerai donc par une diversion, qui, vous le verrez, n’en sera pas vraiment une.
Je poursuivrai, à la lumière de ces considérations, en cernant au plus près la nature de l’immigration qui me préoccupe, et en tentant d’évaluer son impact sur notre pays sous ses divers aspects.
Enfin, je terminerai en tentant de répondre à quelques lancinantes questions. Que faire ? Pourquoi ne fait-on rien ? Doit-on faire ? Peut-on faire ? Et, si oui, quoi ?
1. UNE GRILLE DE LECTURE HISTORIQUE POUR L’IMMIGRATION.
Le tissu de l’Histoire est fait d’une double trame : « l’histoire de l’espèce », que j’appellerai Histoire Évolution, et « les histoires dans l’espèce », que je dénommerai Histoire Événement.
Ces deux Histoires sont à la fois imbriquées, complémentaires et concurrentes dans la conduite des affaires des hommes. Combinées, elles nous en donnent une vision stéréoscopique, qui, à mon sens, éclaire ce qui nous a précédés et, en conséquence, nous aide à décrypter ce que nous vivons.
1.1. L’histoire évolution : l’auto-détermination linéaire et les trois strates.
L’Histoire de l’espèce est linéaire et irréversible, car son moteur est la connaissance cumulative qui, en tant que régime de vérité validé par l’efficacité de la technique, se diffuse tôt ou tard à l’ensemble de la planète.
Ce devenir, commun à l’humanité, balise un chemin par lequel tous sont sommés de passer selon un calendrier recommandé.
Ce chemin est celui d’une émancipation progressive par rapport au donné, c.-à-d. aux déterminations naturelles et sociales, ou, si l’on préfère, à tout ce que l’homme n’a pas voulu et qui « fait obstacle » à son désir.
C’est pourquoi on peut désigner ce processus général de « sortie de l’existant » et d’arrachement aux pesanteurs, par le terme d’auto-détermination. Soit l’élargissement continu de la marge de choix ouverte aux humains grâce aux artefacts, matériels et immatériels, qu’ils fabriquent sans désemparer.
Soit, encore, un mouvement de fuite en avant, irrésistible et irréversible, procédant par éviction du « naturel », du « substantiel », de « l’organique » et du « réel », au profit de « l’artificiel », du « formel », du « contractuel » et du « virtuel ».
À partir de maintenant, j’appellerai donc Réel ce qui subsiste de l’antérieur, c.-à-d. ce avec quoi l’Histoire Évolution entend rompre et qu’elle cherche à broyer, dissoudre, évider ou assujettir, mais qu’elle est obligée de laisser derrière elle, comme autant de coquilles plus ou moins vides ou de foyers de résistance plus ou moins actifs, faute de jamais parvenir à terminer son travail. Le Réel, c’est donc ce sur quoi bute l’Histoire Évolution, mais qui ne l’empêche pas, pour autant, de poursuivre sa marche en avant.
Il n’en reste pas moins que cette Histoire-là exerce une pression incessante en faveur de la convergence qui la rend objectivement « progressiste » : en rapportant toute la Culture humaine (majuscule, singulier) à une seule et même échelle de valeurs – la connaissance –, elle produit toujours plus de commensurable et, donc, d’échanges, entre des êtres présumés toujours plus indistincts, donc semblables, donc égaux. Comme la voie la plus courte vers le commensurable est le quantifiable, elle tend à donner la préséance à la technique et à l’économie, au détriment du politique, facteur de divergence qualitative, dont elle restreint peu à peu le cercle.
En cela, l’Histoire Évolution est aussi « optimiste » : dans la mesure où elle fait le pari constant de l’unité et de l’amitié du genre humain, on peut aussi la qualifier d’Histoire du « wishful thinking » ou, si l’on préfère, du vœu pieux.
Car, même si l’on s’en tient au seul axe du temps qu’elle dessine – ce qui on le verra est insuffisant –, certains seront toujours « en avance » et d’autres
« en retard » par rapport à l’horloge commune, décalage qui est la première cause de discrimination entre les hommes, lorsque l’aléa les force à cohabiter, indépendamment de la diversité de leurs parcours.
En bout de chaîne, aspect qui nous intéresse le plus aujourd’hui, ce mouvement cristallise des formes successives de l’être-ensemble, dont le niveau d’auto-détermination (de liberté, d’égalité et d’extraversion) va croissant et le degré d’hétéronomie (d’assignation, de cohésion et d’intraversion) décroissant. Ces formes constituent, à mes yeux, l’une des clés d’intelligibilité de l’immigration actuelle.
Par commodité, n’en citons que trois (oublions, à ce stade, les empires et les cités-États) :
- les communautés naturelles, prémodernes, pré-politiques, hétérodéterminées,
- l’État national moderne, berceau du politique, fruit de l’auto-détermination collective,
- la Société des individus, hypermoderne, post-politique, issue de l’auto-détermination individuelle.
Appelons-les S 1, S 2 et S 3 pour simplifier, étant entendu que, selon cette classification, S Zéro représenterait la Nature.
Donc, essayons de garder à l’esprit que, désormais, S 1 désignera les communautés, S 2, les États Nationaux, et S 3, la Société des individus. Ce qui nous évitera nombre de répétitions.
Ces différentes strates font système, se pensent comme ultimes et prétendent donc à une légitimité exclusive. Sauf que leurs rapports sont dialectiques : chacune naît des contradictions de la précédente, dont elle prend le contre-pied et qu’elle s’emploie à disqualifier et soumettre mais sans jamais parvenir à l’effacer. Ce sont ces rémanences sous-jacentes, plus substantielles, qui forment une des dimensions du Réel, c.-à-d., comme je viens de le définir, ce qui ne cède pas au rouleau compresseur de l’Histoire Évolution, plie sans rompre et peut à l’occasion contre-attaquer par retour du refoulé.
De sorte que successives dans le temps, ces couches sont aussi superposées et antagonistes dans l’espace. Elles y composent des formations géologiques tripartites, dont l’épaisseur, la vitalité et la conflictualité varient grandement selon les lieux et les époques.
Plus ces hybrides diffèrent, en un lieu donné, de l’orthodoxie chronologique de l’Histoire Évolution (c.-à-d. plus les sous-couches, composant le Réel, y restent virulentes), plus ils sont crisogènes et, comme nous le verrons, plus l’Histoire Événement reprend ses droits.
Notons d’ores et déjà, car elle nous concerne directement et nous servira de leitmotiv, la singularité d’une de ces aberrations, en vertu de laquelle, les ennemis de nos ennemis étant nos amis, le palier le plus élevé – la Société des individus – se retrouve en situation de connivence objective avec son antipode – le stade communautaire –, pour prendre en sandwich la tranche du milieu – l’État national –, obligé de rendre les armes des deux côtés.
Disons un mot de ces idéaux-types, dans l’esprit du sujet qui nous intéresse.
1.1.1. Les communautés naturelles S 1.
Elles représentent la couche primordiale, le degré zéro de l’auto-détermination et de l’égalité, mais le point culminant de l’appartenance et de l’identité collectives, au plus près de la Nature, dont elles demeurent dans la zone d’attraction.
Tout y est hiérarchisé, subi et prescrit une fois pour toutes, sans marge de choix, dès la naissance, au nom d’absolus non négociables, offrant réponse à tout, dictés d’en haut, par la religion, et d’avant, par la tradition.
Ces groupes, peu portés sur l’échange et tout entiers dédiés à la répétition d’eux-mêmes, n’ont d’autre vocation que leur survie, qu’ils assurent par les liens du sang et, donc, le contrôle des femmes.
Autant dire que, pour ces collectifs quasi-autarciques, holistes, disait-on autrefois, il n’est pas d’acculturation qui soit pacifique, ni d’immigration qui ne soit une invasion : les personnes y sont enfermées dans une loyauté inconditionnelle, sans abjuration possible.
C’est d’ailleurs le point faible de ces groupements dominés par la fierté d’être soi et la peur de ne plus pouvoir l’être : dépourvus d’espaces juridiquement délimités, ils se frottent à des voisins dont les absolus (et le sens de l’honneur, qui va avec) ne sont pas davantage négociables.
De sorte que toute dispute de territoire finit par tourner, de proche en proche, à une réaction en chaîne non maîtrisée, synonyme de guerre de tous contre tous. D’autant plus facilement que les moyens de la violence sont largement distribués, entre des unités d’auto-défense décentralisées et mal contrôlées. D’autant, aussi, que la certitude d’être entouré de forces unanimement hostiles, fait régner la paranoïa, mère du complotisme et de l’erreur de calcul.
Ne commettons pas la faute de croire que ces communautés se résument à des clans, tribus, chefferies, castes ou ethnies lointaines. Non seulement elles sont très vivaces chez les immigrés d’aujourd’hui mais elles constituent aussi la forme par défaut de l’interaction humaine, quand des circonstances extrêmes font disparaître les autres, forme que nous verrons ainsi s’installer dans les quartiers, sur la base de l’endogamie, de bandes et de clientèles.
1.1.2. L’Etat national moderne S 2.
Il vise à mettre un terme aux hostilités sans fin de la strate communautaire (en Europe, les guerres de religion), en détrônant les vérités révélées qui en sont la cause. Pour ce faire, il confère à une autorité centrale, neutre, impersonnelle et surplombante, le monopole de la violence et de ses instruments, et introduit, ipso facto, le plan de l’égalité entre ses ressortissants, tous pareillement désarmés.
S 2 représente donc un « progrès » objectif : celui que traduit le passage au Politique, c.-à-d. à la première phase de l’auto-détermination, celle qui permet de procéder à des choix et décisions collectifs.
À cette fin, l’État national découpe, dans le fatras des communautés qu’il démantèle, un territoire aux frontières précises et une population présumée désireuse et capable de prendre son destin en mains, hic et nunc.
Cette ambition volontariste s’appuie, là aussi, sur des dogmes non négociables, mais, cette fois, de nature séculière, et forgés par la seule raison : la Souveraineté, pouvoir temporel sans rival sur un espace donné ; le Peuple, fiction unanimiste, auquel ce pouvoir est théoriquement confié (de manière implicite en monarchie, explicite en république) ; l’Institution, c.-à-d. l’État et ses satellites, qui l’exerce in concreto et au sein de laquelle ne doivent pas être confondus la fin (le Politique comme capacité de décision) et le moyen (la bureaucratie, en tant qu’instrument).
Le travail politique de l’Institution, développé dans la durée, tend à « lever les obstacles » qui, à l’intérieur du territoire, séparent la population d’origine, par définition hétérogène, de l’idéal d’un Peuple pur et parfait.
Le résultat de cette entreprise, jamais achevée, est la Nation. C.-à-d. une communauté, non plus naturelle, mais culturelle et historique, à la fois actrice et produit de l’Histoire. Son homogénéité n’est plus donnée seulement par le sang, mais façonnée par la symbolique, la langue, l’éducation, les mœurs, l’habitude, les épreuves partagées et, plus encore, leur souvenir, soit « l’héritage indivis » dans le miroir duquel elle se reconnaît et s’admire.
Grâce à quoi, la Nation se transforme peu à peu en cercle vertueux de confiance et même d’affection, au sein duquel ce qui était impossible chez S 1 – l’altruisme par-delà les liens familiaux – devient possible.
Cette transmutation a pour nom le civisme, qui autorise l’impôt, la redistribution, la conscription, la primauté du public sur le privé, du général sur le particulier, et finalement la règle de la majorité, entre des citoyens qui ne sont plus des parents. Toutefois, l’égalité entre eux ne va pas jusqu’à nier leurs différences de « vertus et de talents », que prend en compte la notion de mérite.
Puisque l’État national moderne est un dessein, avant d’être un fait, il n’est pas fermé à l’autre. Mais sous la double condition – expresse – que, d’une part, celui-ci adhère à la continuité historique du projet, symbolisée par le Récit National, et, d’autre part, se considère redevable à l’égard de ceux qui l’ont écrit par leurs sacrifices. En somme, on n’entre « dedans » qu’en souscrivant une dette vis-à-vis de « l’avant », auquel on reconnaît préséance.
C’est pourquoi l’acculturation et l’immigration y sont possibles, mais uniquement par la voie de l’assimilation. Soit, ne le nions pas, une forme de cooptation asymétrique, exercée en toute souveraineté par le corps politique (ceux qui sont « déjà là » et ont la nationalité), au titre de son auto-détermination collective. S 2 n’est, donc, pas une collectivité spontanément inclusive. Si son extraversion est réelle, elle reste limitée et contrôlée : bien que tendant historiquement à l’égalité entre ses membres, elle n’hésite pas à maintenir une claire et forte discrimination entre les siens et les autres, et entend garder l’entière maîtrise politique des flux franchissant ses frontières.
Pour de nombreux esprits de ma génération, l’État national, tel qu’incarné par la France, a représenté un point d’équilibre indépassable et c’est d’ailleurs largement sur la base des critères qu’il m’a inculqués que cet exposé est bâti.
Malheureusement, S 2 a été « dépassé », comme le veut la loi de l’Histoire Évolution, mais aussi comme l’y ont conduit de manière accélérée ses propres excès totalitaires ou coloniaux.
De toutes façons, en libérant l’individu du carcan communautaire, S 2 avait ouvert la porte à un dangereux concurrent, qui, en Occident tout au moins, a fini par lui dérober la Souveraineté, après des siècles de lutte au sein de l’État démocratique, figure de la transition entre S 2 et S 3.
1.1.3. La Société des individus S 3.
Ce qui nous amène au dernier stade en date de l’auto-détermination, celui dans lequel nous baignons désormais au quotidien : l’auto-détermination individuelle, dont le support collectif est la Société des individus, autre nom de la « société civile » (la face « privée » de S 2) quand celle-ci s’empare du pouvoir.
Ce sont maintenant tous les êtres vivants, sans distinction, présents sur terre à un moment donné, qui détiennent chacun l’autorité de dernier ressort. Ils sont laissés libres de choisir leurs contenus de vie, grâce à une panoplie, toujours plus étendue, de « droits de » et de « droits à », élargie à toujours plus de bénéficiaires : en cela, S 3 réussit le prodige de convertir les satisfactions différées de l’État national, où chaque génération se sacrifie pour les suivantes, en droits immédiatement disponibles.
C’est pourquoi, si les absolus demeurent – l’homme ne saurait vivre sans –, ils sont inversés : ils ne dictent plus les conduites, mais créent les conditions de leur libre choix. Ils ne fixent plus des contenus, devenus individuels donc relatifs, mais des contenants procéduraux, sous forme de prescriptions (la liberté, la tolérance) et de proscriptions (ne pas discriminer, ne pas stigmatiser), en vertu d’une équivalence de principe des êtres humains, étendue à l’espèce.
D’où, aussi, des mécanismes horizontaux de régulation par l’échange, fondés sur des réseaux sans tiers surplombant ni limites fixes, dont la vocation est d’auto-produire en continu cette équivalence virtuelle : le marché, le droit, la communication, conçus délibérément pour ne générer que des liens pluriels, faibles, réciproques et réversibles, respectueux de l’auto-détermination de chacun.
D’où, également, la certitude qu’il n’est pas de problèmes que l’argent, le contrat ou la parole ne soient en mesure de régler.
Puisqu’aussi bien, sous S 3, pointe avancée de l’Histoire Évolution, aucun contenu d’existence n’est tenu pour culturellement incompatible. Tout est, au contraire, supposé « acculturable », convertible, fongible, miscible et donc négociable, bref commensurable, entre des humains interchangeables, dont les différences, parce qu’elles ignorent la possibilité de l’inimitié, ne sauraient excéder les étroites limites du folklore, dénommé « diversité ».
[Soit, on l’aura aussi compris, un pas supplémentaire dans le hors-sol et vers l’apesanteur. Soit, également, une source de déception et d’amertume, quand cette infinité des possibles se heurte aux impossibilités du Réél.]
Quid de l’État national ? Eh bien, il est encore là et porte le même nom, au titre de la persistance des strates, mais n’est plus que l’ombre de lui-même, au titre de leur dialectique. Autrefois au-dessus, il est passé en-dessous et le politique avec lui : fort logiquement, et quasi mécaniquement, l’élargissement des droits individuels provoque, à proportion, la restriction des marges de choix collectives.
Réduit ainsi à sa dimension bureaucratique, S 2 est tenu de mettre ses immenses moyens au service de son propre abaissement : S 3 l’a domestiqué pour en faire non seulement une énorme agence apolitique (c.-à-d. ouverte à tous, incapable de dire non) de distribution des droits et des prestations afférentes, mais aussi un formidable outil d’ingénierie sociale, traquant partout les inégalités, à travers la lutte contre les « discriminations », censées en être l’unique source.
En particulier, S 3 s’attache en permanence à raboter toutes les distinctions, telles que la nationalité, voire le mérite, tenus pour des résidus de S 2, qui peuvent encore distinguer les résidents sur le territoire « national ».
Le tout en parfaite harmonie avec le niveau supranational de l’Union Européenne, version augmentée de S 3, qui ordonne, amplifie et accélère l’aplatissement politique des étages inférieurs, dont je ne dirai pas davantage, faute de temps.
Certes, on continue de confier à l’État national ce que les droits de l’homme sont impuissants à gérer tout seuls : soit, à l’intérieur, essentiellement le maintien de l’ordre public mais en lui imposant aussitôt un « état de droit » extérieur à lui-même, qu’on ne saurait mieux définir que comme l’antonyme de la raison d’État souveraine. De toutes façons, ces limitations ne sont ni graves, ni illégitimes, puisque, dans la Société des individus, non discriminés et non stigmatisés, aucune violence n’est concevable hors de la rubrique des faits divers, c.-à-d. d’infractions au cas par cas, auxquelles on ne saurait trouver de causes collectives.
On comprend qu’à la différence de la clôture de S 1 et de la semi-fermeture de S 2, S 3 se présente comme une société extravertie, ouverte à tous, sans dedans ni dehors, au sein d’un espace indifférencié, où la circulation est jugée bonne en soi et où l’immigration n’est qu’un flux parmi d’autres (économiques, financiers, informationnels), qu’il convient de « laisser passer », parce que tout le monde gagne à la « levée des obstacles », étendue cette fois à la planète entière.
En symbiose avec la Globalisation qu’elle incarne et projette, S 3 ne connaît, donc, d’autre horizon que le monde, car, entre l’humanité et lui, l’individu autodéterminé n’admet rien qui lui soit « ontologiquement » supérieur. Le seul regroupement dont il admette la légitimité est celui des ONG, associations issues de lui-même, transitoires et réversibles, chargée de remplacer ou de contrôler les institutions, héritées de S 2, désormais décriées, car non volontaires et ancrées dans la durée.
Autant dire que la Société des individus, privée du moyen d’auto-défense que procure le sentiment d’appartenance à des groupes circonscrits, devient vulnérable quand il lui faut entrer en interactions avec eux dans un même espace. Car, si ses valeurs se veulent universelles, en théorie, elles ne sont, malheureusement pour elle, pas universalisables, en pratique.
De fait, la « zone de viabilité » de S 3 est aussi restreinte que celle d’un magasin de porcelaine, à un carrefour où se croisent des éléphants : pour fonctionner sans heurts, elle requiert de ses sociétaires une autocensure, une intériorisation des interdits, un adoucissement des mœurs, un surmoi à toute épreuve.
D’où la nécessité, pour elle, de diffuser un sentiment persistant de culpabilité, aux causes sans cesse renouvelées (régime de Vichy, guerres coloniales, pauvreté dans le monde, migrants naufragés, émissions de CO2...), qui apparaît comme l’ultime cadenas capable de discipliner, dans la durée et sans avoir l’air d’y toucher, le libre jeu des pulsions individuelles.
Pour la même raison, et non sans un autre paradoxe, la Société des individus nécessite une homogénéité culturelle hors du commun, alors même qu’elle se déclare disponible à la diversité du monde.
En effet, s’étant auto-amputée du levier de la coercition politique, il ne lui reste plus, pour perdurer, qu’à emprisonner les esprits, à défaut des corps, dans une doxa prophylactique – le « cercle formidable autour de la pensée », dont parlait Tocqueville –, pour éviter toute velléité de « dérapages », hors de son étroit couloir de survie, et des lignes « jaunes » ou « rouges » qui le délimitent.
Ce qui explique que le seul magistère vertical qu’elle laisse subsister, hors l’appareil judiciaire, est celui des media, porte-voix et gardiens du dogme de l’auto-détermination individuelle, dans une société d’interconnexion et de communication. Elle atteste ainsi du fait que, de tous les flux qu’elle suscite et encourage, la Société des individus considère celui de l’information comme le plus stratégique pour sa pérennité, aveugle aux risques que peuvent lui faire courir les autres, à commencer par l’immigration.
Au final, S3 se perçoit, sans oser véritablement l’avouer, comme l’avant-garde de ce qu’on appelait autrefois la Civilisation (singulier, majuscule, c.-à-d. l’artefact le plus élaboré, le virtuel le plus avancé, le distillat le plus épuré de l’Histoire Évolution, seul miroir dans lequel elle veut se reconnaître.
Mais patatras ! Voici que le Réel se rebiffe et que l’Histoire Évolution doit compter avec le retour en fanfare de sa « némésis » : l’Histoire Événement.
1.2. L’Histoire Événement : le bruit et la fureur de la lutte cyclique pour le pouvoir.
Ce n’est plus l’Histoire unilatérale et convergente de la Civilisation et de la Culture (singuliers, majuscules), mais celle, multilatérale et divergente, des civilisations et des cultures (pluriels, minuscules), incarnées dans les sous-couches communautaires S 1, nationales S 2, voire impériales dissimulées, toutes toujours bien vivantes, malgré les assauts portés contre elles.
Ce sont les histoires « dans » l’espèce, qui retracent les rivalités entre ces groupes d’appartenance, mus par la passion (et non plus la seule raison, rabaissée au rang d’instrument), pour la conservation de soi et sa reconnaissance par autrui (on dirait aujourd’hui le « respect »).
Autrement dit, le pouvoir des uns sur les autres, au nom des identités collectives substantielles qui saturent S 2 et encore plus S 1 mais que renie S 3 sans pouvoir les abolir.
Autrement dit encore, ce qui relève de l’incommensurable, à un double titre.
Alors que l’Histoire Évolution, je l’ai dit, fait se succéder des « formes » de l’être-ensemble (les trois S) qui s’enchaînent « logiquement », l’Histoire Événement, non seulement oppose ces différentes « formes », quand les circonstances les amènent à cohabiter de manière « illogique » sur un même espace, mais elle confronte aussi des « formes » de même nature, quand leurs « contenus » culturels sont antagonistes, voire incompatibles.
Comme nous le verrons, l’immigration relève de ces deux cas de figure : elle importe des « formes » communautaires et nationales, aussi bien que des « contenus » culturels et religieux, non aisément conciliables avec les Sociétés des individus qui les accueillent.
En d’autres termes, donc, avec l’Histoire Événement, c’est le Réel sous ces deux aspects – « formes » archaïques et « contenus » séculaires – qui se rebelle contre l’Histoire Évolution, la machine qui travaille sans relâche à sa disparition.
À ce niveau d’analyse, l’action rencontre la réaction, le linéaire fait place au circulaire et le cumulatif à des jeux à somme nulle. Il n’y a plus de logique interne, ni de fil conducteur cohérent, mais des invariants, des récurrences, des parallèles, en bref des régularités : l’axe du temps est battu en brèche par celui de l’espace, le progrès continu par l’éternel retour des montées et descentes du cycle.
Cette circularité fait qu’on peut tirer, sinon des leçons, du moins des enseignements du passé (une « sagesse » transhistorique). Ce que S 3 répugne à faire, tant elle a du mal à imaginer un autre narratif que celui de l’Histoire Évolution, qui, avançant toujours, ne se répète jamais et fait table rase de ce qui l’a précédé.
Pourtant les exemples pertinents de sens contraire ne manquent pas.
Exemple d’invariant : dans toutes les sociétés – S 1, S 2, mais aussi S 3 –, il y a pouvoir. Et ce pouvoir est détenu par le petit nombre qui légitime sa domination par des croyances « non falsifiables » en des absolus (les doxa religieuses ou séculières), auxquels le grand nombre est tenu d’adhérer : ainsi, la croyance, dans son acception la plus large, au fond peu différente de celle de culture, est ce par quoi tiennent ensemble les groupes circonscrits, en tous temps et en tous lieux, la seule variable étant le degré d’affichage et de coercition, dont l’accompagne l’oligarchie aux commandes.
Exemple de récurrence : le mouvement de balancier action/réaction, qui, depuis 1 300 ans, fait osciller Islam et Occident, en tant que formes historiques et contenus culturels, de part et d’autre de la Méditerranée et dont on n’oserait dire qu’il est achevé...
Exemple de parallèle : les troublantes similitudes démographiques, économiques et sociales entre l’empire romain finissant et l’Occident d’aujourd’hui.
Et surtout, cette permanence décisive : alors que l’Histoire Évolution – « optimiste » et « progressiste » – peut être interprétée, je l’ai dit, comme une longue fuite devant le Réel, y compris sa forme la plus irréductible, la mort, l’Histoire Événement – « pessimiste » et « réactionnaire » – assume et affronte cette ultime échéance, dont elle fait même le but de la vie, puisque la victoire revient à celui qui n’a pas peur de la risquer.
Ainsi, pour l’Histoire Évolution, la vie est un absolu, alors que le reste est relatif. Pour l’Histoire Événement, la vie est relative, alors que le reste est absolu.
D’où une distinction cruciale : on répugne à mourir pour S 3 (pour laquelle aucune vérité ne vaut la peine de se faire tuer), mais on est encore prêt à se sacrifier inconditionnellement pour S 1 (voir nos jihadistes) et, dans certaines circonstances, pour S 2 (voir nos soldats devenus professionnels, engagés sur des théâtres extérieurs).
1.3. L’Occident dominateur a fusionné les deux histoires par la Colonisation, puis la Globalisation.
Il va de soi que les deux Histoires sont et resteront toujours inextricablement imbriquées. Mais elles sont aussi en compétition pour savoir laquelle imposera sa direction à l’autre.
Or, de ce point de vue, deux développements extraordinaires se sont produits il y a cinq siècles.
En tout premier lieu, une minuscule fraction de l’humanité – l’Europe occidentale – est devenue le Tout. Par une sorte de coup d’État à l’échelle planétaire, elle s’est emparée du monopole absolu de l’Histoire Évolution, grâce à la révolution scientifique qu’elle a impulsée dans la production de la connaissance cumulative. À tel point que deux de nos trois strates – l’État national moderne et la Société des individus – lui sont exclusivement imputables et peuvent dès lors être considérées comme dictées au reste du monde.
De ce fait, et en second lieu, l’Occident s’est assuré le contrôle, pareillement intégral, de l’Histoire Événement, qu’il a prise en remorque. Laquelle, à partir de ce moment, s’est résumée à la chronique de ses querelles intestines et aux péripéties de la diffusion, plus ou moins mouvementée, de ses modèles S 2 (par la Colonisation) et S 3 (par la Globalisation).
De cette double confiscation, ont découlé trois phénomènes, particulièrement pertinents pour notre évaluation de l’immigration.
- D’abord, le monde s’est retrouvé divisé en deux, entre un Premier Monde, seul pro-actif, créateur de virtuel et diffuseur de connaissance, donc de puissance, et un Second Monde, détenteur du Réel, mais récepteur passif, dépourvu de moyens de réagir.
Cette projection de l’Occident hors de lui-même s’est faite en deux temps : Colonisation, puis Globalisation.
- Le couple Colonisation/Décolonisation peut s’analyser – in fine – comme l’exportation, par la force, du paradigme de l’État national moderne S 2, dans des contrées qui n’y étaient pas préparées, car encore dominées par des communautés S 1 vivaces et tenaces. Elle y a, de ce fait, semé les graines d’un nationalisme, le plus souvent hors sol, d’autant plus exacerbé qu’il a connu presque partout l’échec et l’humiliation.
Avec le recul, cette tentative de redonner vie outre-mer à la forme Empire, jusque-là purement continentale, s’analyse non seulement comme un énorme échec, mais aussi une erreur stratégique de première grandeur, pour les colonisateurs comme pour les colonisés, erreur dont nous payons aujourd’hui les conséquences sur notre propre territoire.
En effet, dans notre schéma historique, l’Empire continental peut être considéré comme le chaînon manquant entre S 1 et S 2 : en regroupant d’un seul tenant des communautés naturelles limitrophes, sous le joug de l’une d’entre elles, il a formé les premiers proto-États, disposant d’une esquisse de bureaucratie et de monopole de la violence. Structurellement fragile, c’est son éclatement inévitable qui a donné « rationnellement » naissance aux États nationaux modernes, lesquels n’ont fait que peaufiner, à échelle plus raisonnable, ce qu’il avait initié.
En revanche, vouloir reconstituer, à rebours du calendrier de l’Histoire Évolution, un ersatz d’Empire, associant, par-delà les océans, carpes et lapins, c.-à-d. des États nationaux modernes – les métropoles – à des populations, géographiquement et culturellement très éloignées, ne pouvait que conduire à de graves mécomptes. Le moindre d’entre eux n’étant pas d’avoir légué aux populations décolonisées le modèle de l’État national, conçu par et pour l’Occident, comme seule voie d’émancipation possible. Surimposé partout dans le monde, tel un pavage continu, mais terriblement bosselé, faute des transitions indispensables, à des strates communautaires pleines de vigueur, ce modèle importé ne pouvait qu’échouer.
C’est pourquoi, aujourd’hui, les immigrés, restés fidèles au stade communautaire, non seulement fuient ces États plus ou moins faillis, mais, volens nolens, en apportent avec eux les mauvaises pratiques et, surtout, viennent nous présenter une double addition : celle de la domination que nous leur avons fait subir et celle des structures dysfonctionnelles que nous sommes censés leur avoir infligées en partant. En quelque sorte, la facture de la fracture...
- La Globalisation peut faire l’objet d’une interprétation similaire, en tant qu’exportation – cette fois pacifique, par accroissement du volume et de la vitesse des flux de circulation – du « software » de la Société des individus vers le Second Monde, à nouveau pris au dépourvu par ce « bombardement » inédit.
Sauf que le retrait physique de l’Occident, consécutif à la décolonisation, donne maintenant les moyens de répliquer à ceux qui n’en avaient pas. Et, parmi ces nombreuses répliques, figurent des mouvements migratoires de masse, dont la mise en marche a été précisément rendue possible, et d’une certaine manière encouragée, par la propagation planétaire des dogmes de S 3.
En bref, la Globalisation a donné aux anciens colonisés une sorte de « feu vert » pour venir chez nous solder les comptes des chapitres précédents.
1.4. La Globalisation ou le chant du cygne de l’Occident : le réveil de l’Histoire Événement.
Nous voici donc à un nouveau tournant, d’importance comparable à celui d’il y a cinq siècles.
Pour la première fois, le Second Monde, débarrassé de la présence des colonisateurs, mais plus que jamais porteur de la force de contestation qu’est le Réel, dispose de la capacité de réagir aux diffusions unilatérales de l’Occident.
Et il ne s’en prive pas, renouant ipso facto avec la confusion de l’Histoire circulaire, au détriment du bel ordonnancement de l’Histoire linéaire.
En simplifiant, ces rétroactions de base – la revanche du Réel, les « éléphants dans le magasin de porcelaine » – sont au nombre de quatre.
On peut les appeler les « quatre R » : le Rebond R 1, la Rente R 2, le Refus R 3, le Rejet R 4.
Les deux premières – le Rebond économique sino-asiatique et la Rente, légale (notamment pétrolière et gazière) ou illégale, prélevée sur les flux – ne remettent pas en cause les principaux paramètres de la Globalisation, telle qu’imposée par l’Occident : elles contestent son unilatéralisme et visent à une redistribution des revenus, et donc des pouvoirs, à l’intérieur du processus.
Les deux autres – le Refus (dont le porte-drapeau est l’Islam) et le Rejet (qu’exhalent les trous noirs creusés par les États les plus faillis) – remettent en question non seulement l’unilatéralisme occidental, mais aussi les fondements mêmes de la Globalisation, en raison d’écarts culturels insurmontables.
Il va de soi que ces rétroactions se combinent pour former des variantes composites, l’une des plus congruentes avec notre sujet étant celle qui associe la Rente pétrolière au Refus musulman, pour favoriser l’expansion mondiale de l’islamisme, à travers, notamment, les diasporas, dont je parlerai plus tard.
En outre, ces quatre rétroactions, si différentes, se nourrissent d’un sentiment commun, le Ressentiment, qu’on pourrait dénommer R 5, né de cinq siècles de Colonisation directe ou indirecte.
C’est pourquoi la Globalisation, en créant les conditions de sa propre contestation, marque, à la fois, l’apogée et le commencement du déclin relatif de l’Occident, qui, l’ayant suscitée, va perdre, de son fait, sa suprématie absolue.
C’est ainsi que notre planète change de visage.
L’ordre occidental, après avoir bataillé pour imposer à tous la même logique « progressiste » et « fonctionnelle » de l’Histoire Évolution, cède la place à un multidésordre, « régressiste » et « dysfonctionnel », où l’Histoire Événement reprend la main, sans autre programme que la lutte pour un pouvoir remis en jeu.
Il n’en faut pas davantage pour que le monde globalisé devienne un chaudron, où se télescopent et s’entrechoquent – sur le mode action/réaction – des formes de l’être ensemble et des contenus culturels, qui « normalement » (c.-à-d. selon le narratif de l’Évolution) n’auraient dû ni se télescoper ni s’entrechoquer.
D’où des effets de surprise, mais aussi des « incohérences » dans le temps et dans l’espace, dont l’immigration va nous fournir une manifestation exemplaire.
Nous voici arrivés au bout de notre vaste fresque qui, quoique terriblement rudimentaire, devrait nous fournir quelques outils pour mieux situer l’immigration aujourd’hui.
L’immigration, mais au fait, quelle immigration ?