Note de la Fondation Res Publica :
M. Brochand nous a fait parvenir une version écrite de son intervention
qui en amplifie le propos tout en respectant son contenu et son
déroulé. C’est ce texte qu’en raison de sa cohérence interne nous avons
choisi de publier.
Monsieur le président,
Permettez-moi de commencer par trois avertissements, en forme d’excuses anticipées.
Premièrement, je serai long et sans doute trop long.
Mais l’immigration est un sujet qui me tient à cœur et dont on ne
saurait se débarrasser rapidement. Ce qui n’est, hélas, que trop souvent
le cas.
Deuxièmement, mon but n’est pas de vous apporter des informations
ou de vous faire des révélations, à la suite d’un travail scientifique
approfondi, mais de vous présenter un point de vue, par définition
SUBJECTIF.
Ce point de vue sera critique, et même systématiquement critique,
voire à charge, sur l’impact d’une certaine immigration (je préciserai
laquelle plus tard). Là, aussi, je le reconnais, dans l’intention de
contrebalancer quelque peu l’irénisme qui, à mon sens, entoure la
question.
En outre, ce regard se voudra qualitatif. Car, sur le plan
quantitatif, la cause me paraît entendue : tous les « seuils de
tolérance », évoqués par François Mitterrand et Claude Lévi-Strauss au
début des années 90 (ces deux-là ne voyaient pas d’objection à la
notion) ont été pulvérisés depuis, sans contestation possible.
Pourquoi cette vision à contre-courant ?
Tout simplement – autant mettre d’emblée les points sur les i –
parce que je considère, en mon âme et conscience (et en espérant me
tromper), que, de tous les énormes défis que doit affronter notre pays,
l’immigration, telle qu’on l’a laissée se développer depuis près de 50
ans, est le plus redoutable.
Pourquoi le plus redoutable ?
Parce qu’il est le seul, à mes yeux, susceptible de mettre
directement en cause la paix civile, dans une société non seulement
fragile mais volontairement aveugle à ce danger.
De sorte que, pour moi, une véritable politique de l’immigration
est, d’une certaine manière, un préalable à toutes les autres et que,
faute d’en vouloir une, nous allons au-devant de grandes infortunes et
de terribles déconvenues.
Qui suis-je pour porter un tel jugement ?
Certainement pas un spécialiste de la question, à la différence
des préfets Lucas et Leschi, qui viennent de nous faire la démonstration
de leur expertise, et de l’ambassadeur Teixeira, qui fera de même dans
quelques instants.
Je ne suis pas davantage un sociologue, un anthropologue, un
démographe, un historien, un philosophe ou un économiste de métier.
Seulement un citoyen inquiet, qui tire cette inquiétude de l’expérience d’une vie.
J’ai servi l’État, dans sa dimension extérieure, pendant 45 ans.
Durant ce demi-siècle, je me suis mis, avec dévouement et conviction, au
service de l’intérêt national, à une époque où il était difficile de le
distinguer de ce qu’il est désormais inconvenant de nommer, la
préférence nationale. À cette école, j’ai vite compris que, par-delà les
discours, personne en ce monde ne faisait de cadeaux à personne et que,
si nous ne prenions pas en charge nos intérêts vitaux, nul ne le ferait
à notre place.
Tout au long de ce parcours – coopérant en Afrique, boursier aux
États-Unis, diplomate sur trois continents, responsable d’un Service de
renseignement et même comme époux –, j’ai fréquenté infiniment plus
d’étrangers que de Français. À l’occasion de ces milliers de relations
de toutes natures, je n’ai eu d’autre objectif que d’entrer en empathie
avec l’Autre, cet être énigmatique, qui n’est notre semblable que
jusqu’au moment où il ne l’est plus. À son contact j’ai pu vérifier la
pertinence de lieux autrefois communs : à savoir que, si le biologique
nous rassemble, le culturel interpose entre nous une distance variable,
et parfois insurmontable. Il m’a aussi permis des observations que je ne
saurais rapporter sans frissons, par exemple que rien n’est plus
universel que la xénophobie et que les configurations « multi »
(culturelles, nationales, ethniques) sont le plus souvent vouées au
déchirement. Et j’ai même constaté, «
horresco referens », que les « minorités » pouvaient être violentes et les « victimes » avoir tort.
Par ailleurs, il m’est arrivé de pratiquer un métier – le
renseignement –, qui est l’un des derniers où l’on est obligé d’appeler
un chat un chat, où il est interdit – littéralement sous peine de mort –
de prendre ses désirs pour des réalités, et où la compassion reste une
vertu mais certainement pas une priorité.
Enfin, privilège de l’âge, je suis en mesure de comparer la France
d’hier et celle d’aujourd’hui, sans le secours de personne.
Troisième avertissement : avant d’aborder l’immigration proprement dite, je me sens tenu de vous parler d’autre chose.
En effet, je suis incapable de manier les concepts,
émotionnellement chargés, qu’appelle ce sujet sans les définir et je
suis incapable de les définir sans les renvoyer à une grille de lecture
historique. Bien entendu, faute de temps, ce « modèle » restera
ridiculement schématique, mais il aura au moins le mérite de fournir la
base de discussion qui manque le plus souvent au débat.
Ce détour par l’Histoire se heurtera aussi probablement au
reproche, aujourd’hui sans réplique, de « l’essentialisation » ou de ce
que les médias appellent « l’amalgame ». Ce qui ne me dérange pas. Car
si pour moi les immigrés et leurs descendants, autant d’ailleurs que les
autochtones, sont des individus estimables en tant que tels, ils
demeurent, à des degrés divers et qu’ils le veuillent ou non, les
vecteurs de forces collectives, ancrées dans des continuités qui les
dépassent. Ne pas l’admettre, refuser de voir des « groupes » là où il y
en a encore, c’est refuser de comprendre ce qui nous arrive. Et ce
n’est pas, pour autant, déroger à la règle d’or que je me suis fixée :
ne jamais juger un individu en fonction de ses appartenances, ne jamais
juger un groupe à partir du comportement d’un de ses membres.
Je commencerai donc par une diversion, qui, vous le verrez, n’en sera pas vraiment une.
Je poursuivrai, à la lumière de ces considérations, en cernant au
plus près la nature de l’immigration qui me préoccupe, et en tentant
d’évaluer son impact sur notre pays sous ses divers aspects.
Enfin, je terminerai en tentant de répondre à quelques lancinantes
questions. Que faire ? Pourquoi ne fait-on rien ? Doit-on faire ?
Peut-on faire ? Et, si oui, quoi ?
1. UNE GRILLE DE LECTURE HISTORIQUE POUR L’IMMIGRATION.
Le tissu de l’Histoire est fait d’une double trame : « l’histoire
de l’espèce », que j’appellerai Histoire Évolution, et « les histoires
dans l’espèce », que je dénommerai Histoire Événement.
Ces deux Histoires sont à la fois imbriquées, complémentaires et
concurrentes dans la conduite des affaires des hommes. Combinées, elles
nous en donnent une vision stéréoscopique, qui, à mon sens, éclaire ce
qui nous a précédés et, en conséquence, nous aide à décrypter ce que
nous vivons.
1.1. L’histoire évolution : l’auto-détermination linéaire et les trois strates.
L’Histoire de l’espèce est linéaire et irréversible, car son
moteur est la connaissance cumulative qui, en tant que régime de vérité
validé par l’efficacité de la technique, se diffuse tôt ou tard à
l’ensemble de la planète.
Ce devenir, commun à l’humanité, balise un chemin par lequel tous sont sommés de passer selon un calendrier recommandé.
Ce chemin est celui d’une émancipation progressive par rapport au
donné, c.-à-d. aux déterminations naturelles et sociales, ou, si l’on
préfère, à tout ce que l’homme n’a pas voulu et qui « fait obstacle » à
son désir.
C’est pourquoi on peut désigner ce processus général de « sortie
de l’existant » et d’arrachement aux pesanteurs, par le terme
d’auto-détermination. Soit l’élargissement continu de la marge de choix
ouverte aux humains grâce aux artefacts, matériels et immatériels,
qu’ils fabriquent sans désemparer.
Soit, encore, un mouvement de fuite en avant, irrésistible et
irréversible, procédant par éviction du « naturel », du « substantiel »,
de « l’organique » et du « réel », au profit de « l’artificiel », du «
formel », du « contractuel » et du « virtuel ».
À partir de maintenant, j’appellerai donc Réel ce qui subsiste de
l’antérieur, c.-à-d. ce avec quoi l’Histoire Évolution entend rompre et
qu’elle cherche à broyer, dissoudre, évider ou assujettir, mais qu’elle
est obligée de laisser derrière elle, comme autant de coquilles plus ou
moins vides ou de foyers de résistance plus ou moins actifs, faute de
jamais parvenir à terminer son travail. Le Réel, c’est donc ce sur quoi
bute l’Histoire Évolution, mais qui ne l’empêche pas, pour autant, de
poursuivre sa marche en avant.
Il n’en reste pas moins que cette Histoire-là exerce une pression
incessante en faveur de la convergence qui la rend objectivement «
progressiste » : en rapportant toute la Culture humaine (majuscule,
singulier) à une seule et même échelle de valeurs – la connaissance –,
elle produit toujours plus de commensurable et, donc, d’échanges, entre
des êtres présumés toujours plus indistincts, donc semblables, donc
égaux. Comme la voie la plus courte vers le commensurable est le
quantifiable, elle tend à donner la préséance à la technique et à
l’économie, au détriment du politique, facteur de divergence
qualitative, dont elle restreint peu à peu le cercle.
En cela, l’Histoire Évolution est aussi « optimiste » : dans la
mesure où elle fait le pari constant de l’unité et de l’amitié du genre
humain, on peut aussi la qualifier d’Histoire du «
wishful thinking » ou, si l’on préfère, du vœu pieux.
Car, même si l’on s’en tient au seul axe du temps qu’elle dessine –
ce qui on le verra est insuffisant –, certains seront toujours « en
avance » et d’autres
« en retard » par rapport à l’horloge commune, décalage qui est la
première cause de discrimination entre les hommes, lorsque l’aléa les
force à cohabiter, indépendamment de la diversité de leurs parcours.
En bout de chaîne, aspect qui nous intéresse le plus aujourd’hui,
ce mouvement cristallise des formes successives de l’être-ensemble, dont
le niveau d’auto-détermination (de liberté, d’égalité et
d’extraversion) va croissant et le degré d’hétéronomie (d’assignation,
de cohésion et d’intraversion) décroissant. Ces formes constituent, à
mes yeux, l’une des clés d’intelligibilité de l’immigration actuelle.
Par commodité, n’en citons que trois (oublions, à ce stade, les empires et les cités-États) :
- les communautés naturelles, prémodernes, pré-politiques, hétérodéterminées,
- l’État national moderne, berceau du politique, fruit de l’auto-détermination collective,
- la Société des individus, hypermoderne, post-politique, issue de l’auto-détermination individuelle.
Appelons-les S 1, S 2 et S 3 pour simplifier, étant entendu que,
selon cette classification, S Zéro représenterait la Nature.
Donc, essayons de garder à l’esprit que, désormais, S 1 désignera
les communautés, S 2, les États Nationaux, et S 3, la Société des
individus. Ce qui nous évitera nombre de répétitions.
Ces différentes strates font système, se pensent comme ultimes et
prétendent donc à une légitimité exclusive. Sauf que leurs rapports sont
dialectiques : chacune naît des contradictions de la précédente, dont
elle prend le contre-pied et qu’elle s’emploie à disqualifier et
soumettre mais sans jamais parvenir à l’effacer. Ce sont ces rémanences
sous-jacentes, plus substantielles, qui forment une des dimensions du
Réel, c.-à-d., comme je viens de le définir, ce qui ne cède pas au
rouleau compresseur de l’Histoire Évolution, plie sans rompre et peut à
l’occasion contre-attaquer par retour du refoulé.
De sorte que successives dans le temps, ces couches sont aussi
superposées et antagonistes dans l’espace. Elles y composent des
formations géologiques tripartites, dont l’épaisseur, la vitalité et la
conflictualité varient grandement selon les lieux et les époques.
Plus ces hybrides diffèrent, en un lieu donné, de l’orthodoxie
chronologique de l’Histoire Évolution (c.-à-d. plus les sous-couches,
composant le Réel, y restent virulentes), plus ils sont crisogènes et,
comme nous le verrons, plus l’Histoire Événement reprend ses droits.
Notons d’ores et déjà, car elle nous concerne directement et nous
servira de leitmotiv, la singularité d’une de ces aberrations, en vertu
de laquelle, les ennemis de nos ennemis étant nos amis, le palier le
plus élevé – la Société des individus – se retrouve en situation de
connivence objective avec son antipode – le stade communautaire –, pour
prendre en sandwich la tranche du milieu – l’État national –, obligé de
rendre les armes des deux côtés.
Disons un mot de ces idéaux-types, dans l’esprit du sujet qui nous intéresse.
1.1.1. Les communautés naturelles S 1.
Elles représentent la couche primordiale, le degré zéro de
l’auto-détermination et de l’égalité, mais le point culminant de
l’appartenance et de l’identité collectives, au plus près de la Nature,
dont elles demeurent dans la zone d’attraction.
Tout y est hiérarchisé, subi et prescrit une fois pour toutes,
sans marge de choix, dès la naissance, au nom d’absolus non négociables,
offrant réponse à tout, dictés d’en haut, par la religion, et d’avant,
par la tradition.
Ces groupes, peu portés sur l’échange et tout entiers dédiés à la
répétition d’eux-mêmes, n’ont d’autre vocation que leur survie, qu’ils
assurent par les liens du sang et, donc, le contrôle des femmes.
Autant dire que, pour ces collectifs quasi-autarciques, holistes,
disait-on autrefois, il n’est pas d’acculturation qui soit pacifique, ni
d’immigration qui ne soit une invasion : les personnes y sont enfermées
dans une loyauté inconditionnelle, sans abjuration possible.
C’est d’ailleurs le point faible de ces groupements dominés par la
fierté d’être soi et la peur de ne plus pouvoir l’être : dépourvus
d’espaces juridiquement délimités, ils se frottent à des voisins dont
les absolus (et le sens de l’honneur, qui va avec) ne sont pas davantage
négociables.
De sorte que toute dispute de territoire finit par tourner, de
proche en proche, à une réaction en chaîne non maîtrisée, synonyme de
guerre de tous contre tous. D’autant plus facilement que les moyens de
la violence sont largement distribués, entre des unités d’auto-défense
décentralisées et mal contrôlées. D’autant, aussi, que la certitude
d’être entouré de forces unanimement hostiles, fait régner la paranoïa,
mère du complotisme et de l’erreur de calcul.
Ne commettons pas la faute de croire que ces communautés se
résument à des clans, tribus, chefferies, castes ou ethnies lointaines.
Non seulement elles sont très vivaces chez les immigrés d’aujourd’hui
mais elles constituent aussi la forme par défaut de l’interaction
humaine, quand des circonstances extrêmes font disparaître les autres,
forme que nous verrons ainsi s’installer dans les quartiers, sur la base
de l’endogamie, de bandes et de clientèles.
1.1.2. L’Etat national moderne S 2.
Il vise à mettre un terme aux hostilités sans fin de la strate
communautaire (en Europe, les guerres de religion), en détrônant les
vérités révélées qui en sont la cause. Pour ce faire, il confère à une
autorité centrale, neutre, impersonnelle et surplombante, le monopole de
la violence et de ses instruments, et introduit,
ipso facto, le plan de l’égalité entre ses ressortissants, tous pareillement désarmés.
S 2 représente donc un « progrès » objectif : celui que traduit le
passage au Politique, c.-à-d. à la première phase de
l’auto-détermination, celle qui permet de procéder à des choix et
décisions collectifs.
À cette fin, l’État national découpe, dans le fatras des
communautés qu’il démantèle, un territoire aux frontières précises et
une population présumée désireuse et capable de prendre son destin en
mains,
hic et nunc.
Cette ambition volontariste s’appuie, là aussi, sur des dogmes non
négociables, mais, cette fois, de nature séculière, et forgés par la
seule raison : la Souveraineté, pouvoir temporel sans rival sur un
espace donné ; le Peuple, fiction unanimiste, auquel ce pouvoir est
théoriquement confié (de manière implicite en monarchie, explicite en
république) ; l’Institution, c.-à-d. l’État et ses satellites, qui
l’exerce
in concreto et au sein
de laquelle ne doivent pas être confondus la fin (le Politique comme
capacité de décision) et le moyen (la bureaucratie, en tant
qu’instrument).
Le travail politique de l’Institution, développé dans la durée,
tend à « lever les obstacles » qui, à l’intérieur du territoire,
séparent la population d’origine, par définition hétérogène, de l’idéal
d’un Peuple pur et parfait.
Le résultat de cette entreprise, jamais achevée, est la Nation.
C.-à-d. une communauté, non plus naturelle, mais culturelle et
historique, à la fois actrice et produit de l’Histoire. Son homogénéité
n’est plus donnée seulement par le sang, mais façonnée par la
symbolique, la langue, l’éducation, les mœurs, l’habitude, les épreuves
partagées et, plus encore, leur souvenir, soit « l’héritage indivis »
dans le miroir duquel elle se reconnaît et s’admire.
Grâce à quoi, la Nation se transforme peu à peu en cercle vertueux
de confiance et même d’affection, au sein duquel ce qui était
impossible chez S 1 – l’altruisme par-delà les liens familiaux – devient
possible.
Cette transmutation a pour nom le civisme, qui autorise l’impôt,
la redistribution, la conscription, la primauté du public sur le privé,
du général sur le particulier, et finalement la règle de la majorité,
entre des citoyens qui ne sont plus des parents. Toutefois, l’égalité
entre eux ne va pas jusqu’à nier leurs différences de « vertus et de
talents », que prend en compte la notion de mérite.
Puisque l’État national moderne est un dessein, avant d’être un
fait, il n’est pas fermé à l’autre. Mais sous la double condition –
expresse – que, d’une part, celui-ci adhère à la continuité historique
du projet, symbolisée par le Récit National, et, d’autre part, se
considère redevable à l’égard de ceux qui l’ont écrit par leurs
sacrifices. En somme, on n’entre « dedans » qu’en souscrivant une dette
vis-à-vis de « l’avant », auquel on reconnaît préséance.
C’est pourquoi l’acculturation et l’immigration y sont possibles,
mais uniquement par la voie de l’assimilation. Soit, ne le nions pas,
une forme de cooptation asymétrique, exercée en toute souveraineté par
le corps politique (ceux qui sont « déjà là » et ont la nationalité), au
titre de son auto-détermination collective. S 2 n’est, donc, pas une
collectivité spontanément inclusive. Si son extraversion est réelle,
elle reste limitée et contrôlée : bien que tendant historiquement à
l’égalité entre ses membres, elle n’hésite pas à maintenir une claire et
forte discrimination entre les siens et les autres, et entend garder
l’entière maîtrise politique des flux franchissant ses frontières.
Pour de nombreux esprits de ma génération, l’État national, tel
qu’incarné par la France, a représenté un point d’équilibre indépassable
et c’est d’ailleurs largement sur la base des critères qu’il m’a
inculqués que cet exposé est bâti.
Malheureusement, S 2 a été « dépassé », comme le veut la loi de
l’Histoire Évolution, mais aussi comme l’y ont conduit de manière
accélérée ses propres excès totalitaires ou coloniaux.
De toutes façons, en libérant l’individu du carcan communautaire, S
2 avait ouvert la porte à un dangereux concurrent, qui, en Occident
tout au moins, a fini par lui dérober la Souveraineté, après des siècles
de lutte au sein de l’État démocratique, figure de la transition entre S
2 et S 3.
1.1.3. La Société des individus S 3.
Ce qui nous amène au dernier stade en date de
l’auto-détermination, celui dans lequel nous baignons désormais au
quotidien : l’auto-détermination individuelle, dont le support collectif
est la Société des individus, autre nom de la « société civile » (la
face « privée » de S 2) quand celle-ci s’empare du pouvoir.
Ce sont maintenant tous les êtres vivants, sans distinction,
présents sur terre à un moment donné, qui détiennent chacun l’autorité
de dernier ressort. Ils sont laissés libres de choisir leurs contenus de
vie, grâce à une panoplie, toujours plus étendue, de « droits de » et
de « droits à », élargie à toujours plus de bénéficiaires : en cela, S 3
réussit le prodige de convertir les satisfactions différées de l’État
national, où chaque génération se sacrifie pour les suivantes, en droits
immédiatement disponibles.
C’est pourquoi, si les absolus demeurent – l’homme ne saurait
vivre sans –, ils sont inversés : ils ne dictent plus les conduites,
mais créent les conditions de leur libre choix. Ils ne fixent plus des
contenus, devenus individuels donc relatifs, mais des contenants
procéduraux, sous forme de prescriptions (la liberté, la tolérance) et
de proscriptions (ne pas discriminer, ne pas stigmatiser), en vertu
d’une équivalence de principe des êtres humains, étendue à l’espèce.
D’où, aussi, des mécanismes horizontaux de régulation par
l’échange, fondés sur des réseaux sans tiers surplombant ni limites
fixes, dont la vocation est d’auto-produire en continu cette équivalence
virtuelle : le marché, le droit, la communication, conçus délibérément
pour ne générer que des liens pluriels, faibles, réciproques et
réversibles, respectueux de l’auto-détermination de chacun.
D’où, également, la certitude qu’il n’est pas de problèmes que
l’argent, le contrat ou la parole ne soient en mesure de régler.
Puisqu’aussi bien, sous S 3, pointe avancée de l’Histoire
Évolution, aucun contenu d’existence n’est tenu pour culturellement
incompatible. Tout est, au contraire, supposé « acculturable »,
convertible, fongible, miscible et donc négociable, bref commensurable,
entre des humains interchangeables, dont les différences, parce qu’elles
ignorent la possibilité de l’inimitié, ne sauraient excéder les
étroites limites du folklore, dénommé « diversité ».
[Soit, on l’aura aussi compris, un pas supplémentaire dans le
hors-sol et vers l’apesanteur. Soit, également, une source de déception
et d’amertume, quand cette infinité des possibles se heurte aux
impossibilités du Réél.]
Quid de l’État national ?
Eh bien, il est encore là et porte le même nom, au titre de la
persistance des strates, mais n’est plus que l’ombre de lui-même, au
titre de leur dialectique. Autrefois au-dessus, il est passé en-dessous
et le politique avec lui : fort logiquement, et quasi mécaniquement,
l’élargissement des droits individuels provoque, à proportion, la
restriction des marges de choix collectives.
Réduit ainsi à sa dimension bureaucratique, S 2 est tenu de mettre
ses immenses moyens au service de son propre abaissement : S 3 l’a
domestiqué pour en faire non seulement une énorme agence apolitique
(c.-à-d. ouverte à tous, incapable de dire non) de distribution des
droits et des prestations afférentes, mais aussi un formidable outil
d’ingénierie sociale, traquant partout les inégalités, à travers la
lutte contre les « discriminations », censées en être l’unique source.
En particulier, S 3 s’attache en permanence à raboter toutes les
distinctions, telles que la nationalité, voire le mérite, tenus pour des
résidus de S 2, qui peuvent encore distinguer les résidents sur le
territoire « national ».
Le tout en parfaite harmonie avec le niveau supranational de
l’Union Européenne, version augmentée de S 3, qui ordonne, amplifie et
accélère l’aplatissement politique des étages inférieurs, dont je ne
dirai pas davantage, faute de temps.
Certes, on continue de confier à l’État national ce que les droits
de l’homme sont impuissants à gérer tout seuls : soit, à l’intérieur,
essentiellement le maintien de l’ordre public mais en lui imposant
aussitôt un « état de droit » extérieur à lui-même, qu’on ne saurait
mieux définir que comme l’antonyme de la raison d’État souveraine. De
toutes façons, ces limitations ne sont ni graves, ni illégitimes,
puisque, dans la Société des individus, non discriminés et non
stigmatisés, aucune violence n’est concevable hors de la rubrique des
faits divers, c.-à-d. d’infractions au cas par cas, auxquelles on ne
saurait trouver de causes collectives.
On comprend qu’à la différence de la clôture de S 1 et de la
semi-fermeture de S 2, S 3 se présente comme une société extravertie,
ouverte à tous, sans dedans ni dehors, au sein d’un espace
indifférencié, où la circulation est jugée bonne en soi et où
l’immigration n’est qu’un flux parmi d’autres (économiques, financiers,
informationnels), qu’il convient de « laisser passer », parce que tout
le monde gagne à la « levée des obstacles », étendue cette fois à la
planète entière.
En symbiose avec la Globalisation qu’elle incarne et projette, S 3
ne connaît, donc, d’autre horizon que le monde, car, entre l’humanité
et lui, l’individu autodéterminé n’admet rien qui lui soit «
ontologiquement » supérieur. Le seul regroupement dont il admette la
légitimité est celui des ONG, associations issues de lui-même,
transitoires et réversibles, chargée de remplacer ou de contrôler les
institutions, héritées de S 2, désormais décriées, car non volontaires
et ancrées dans la durée.
Autant dire que la Société des individus, privée du moyen
d’auto-défense que procure le sentiment d’appartenance à des groupes
circonscrits, devient vulnérable quand il lui faut entrer en
interactions avec eux dans un même espace. Car, si ses valeurs se
veulent universelles, en théorie, elles ne sont, malheureusement pour
elle, pas universalisables, en pratique.
De fait, la « zone de viabilité » de S 3 est aussi restreinte que
celle d’un magasin de porcelaine, à un carrefour où se croisent des
éléphants : pour fonctionner sans heurts, elle requiert de ses
sociétaires une autocensure, une intériorisation des interdits, un
adoucissement des mœurs, un surmoi à toute épreuve.
D’où la nécessité, pour elle, de diffuser un sentiment persistant
de culpabilité, aux causes sans cesse renouvelées (régime de Vichy,
guerres coloniales, pauvreté dans le monde, migrants naufragés,
émissions de CO2...), qui apparaît comme l’ultime cadenas capable de
discipliner, dans la durée et sans avoir l’air d’y toucher, le libre jeu
des pulsions individuelles.
Pour la même raison, et non sans un autre paradoxe, la Société des
individus nécessite une homogénéité culturelle hors du commun, alors
même qu’elle se déclare disponible à la diversité du monde.
En effet, s’étant auto-amputée du levier de la coercition
politique, il ne lui reste plus, pour perdurer, qu’à emprisonner les
esprits, à défaut des corps, dans une doxa prophylactique – le « cercle
formidable autour de la pensée », dont parlait Tocqueville –, pour
éviter toute velléité de « dérapages », hors de son étroit couloir de
survie, et des lignes « jaunes » ou « rouges » qui le délimitent.
Ce qui explique que le seul magistère vertical qu’elle laisse
subsister, hors l’appareil judiciaire, est celui des media, porte-voix
et gardiens du dogme de l’auto-détermination individuelle, dans une
société d’interconnexion et de communication. Elle atteste ainsi du fait
que, de tous les flux qu’elle suscite et encourage, la Société des
individus considère celui de l’information comme le plus stratégique
pour sa pérennité, aveugle aux risques que peuvent lui faire courir les
autres, à commencer par l’immigration.
Au final, S3 se perçoit, sans oser véritablement l’avouer, comme
l’avant-garde de ce qu’on appelait autrefois la Civilisation (singulier,
majuscule, c.-à-d. l’artefact le plus élaboré, le virtuel le plus
avancé, le distillat le plus épuré de l’Histoire Évolution, seul miroir
dans lequel elle veut se reconnaître.
Mais patatras ! Voici que le Réel se rebiffe et que l’Histoire
Évolution doit compter avec le retour en fanfare de sa « némésis » :
l’Histoire Événement.
1.2. L’Histoire Événement : le bruit et la fureur de la lutte cyclique pour le pouvoir.
Ce n’est plus l’Histoire unilatérale et convergente de la
Civilisation et de la Culture (singuliers, majuscules), mais celle,
multilatérale et divergente, des civilisations et des cultures
(pluriels, minuscules), incarnées dans les sous-couches communautaires S
1, nationales S 2, voire impériales dissimulées, toutes toujours bien
vivantes, malgré les assauts portés contre elles.
Ce sont les histoires « dans » l’espèce, qui retracent les
rivalités entre ces groupes d’appartenance, mus par la passion (et non
plus la seule raison, rabaissée au rang d’instrument), pour la
conservation de soi et sa reconnaissance par autrui (on dirait
aujourd’hui le « respect »).
Autrement dit, le pouvoir des uns sur les autres, au nom des
identités collectives substantielles qui saturent S 2 et encore plus S 1
mais que renie S 3 sans pouvoir les abolir.
Autrement dit encore, ce qui relève de l’incommensurable, à un double titre.
Alors que l’Histoire Évolution, je l’ai dit, fait se succéder des «
formes » de l’être-ensemble (les trois S) qui s’enchaînent «
logiquement », l’Histoire Événement, non seulement oppose ces
différentes « formes », quand les circonstances les amènent à cohabiter
de manière « illogique » sur un même espace, mais elle confronte aussi
des « formes » de même nature, quand leurs « contenus » culturels sont
antagonistes, voire incompatibles.
Comme nous le verrons, l’immigration relève de ces deux cas de
figure : elle importe des « formes » communautaires et nationales, aussi
bien que des « contenus » culturels et religieux, non aisément
conciliables avec les Sociétés des individus qui les accueillent.
En d’autres termes, donc, avec l’Histoire Événement, c’est le Réel
sous ces deux aspects – « formes » archaïques et « contenus »
séculaires – qui se rebelle contre l’Histoire Évolution, la machine qui
travaille sans relâche à sa disparition.
À ce niveau d’analyse, l’action rencontre la réaction, le linéaire
fait place au circulaire et le cumulatif à des jeux à somme nulle. Il
n’y a plus de logique interne, ni de fil conducteur cohérent, mais des
invariants, des récurrences, des parallèles, en bref des régularités :
l’axe du temps est battu en brèche par celui de l’espace, le progrès
continu par l’éternel retour des montées et descentes du cycle.
Cette circularité fait qu’on peut tirer, sinon des leçons, du
moins des enseignements du passé (une « sagesse » transhistorique). Ce
que S 3 répugne à faire, tant elle a du mal à imaginer un autre narratif
que celui de l’Histoire Évolution, qui, avançant toujours, ne se répète
jamais et fait table rase de ce qui l’a précédé.
Pourtant les exemples pertinents de sens contraire ne manquent pas.
Exemple d’invariant : dans toutes les sociétés – S 1, S 2, mais
aussi S 3 –, il y a pouvoir. Et ce pouvoir est détenu par le petit
nombre qui légitime sa domination par des croyances « non falsifiables »
en des absolus (les doxa religieuses ou séculières), auxquels le grand
nombre est tenu d’adhérer : ainsi, la croyance, dans son acception la
plus large, au fond peu différente de celle de culture, est ce par quoi
tiennent ensemble les groupes circonscrits, en tous temps et en tous
lieux, la seule variable étant le degré d’affichage et de coercition,
dont l’accompagne l’oligarchie aux commandes.
Exemple de récurrence : le mouvement de balancier action/réaction,
qui, depuis 1 300 ans, fait osciller Islam et Occident, en tant que
formes historiques et contenus culturels, de part et d’autre de la
Méditerranée et dont on n’oserait dire qu’il est achevé...
Exemple de parallèle : les troublantes similitudes démographiques,
économiques et sociales entre l’empire romain finissant et l’Occident
d’aujourd’hui.
Et surtout, cette permanence décisive : alors que l’Histoire
Évolution – « optimiste » et « progressiste » – peut être interprétée,
je l’ai dit, comme une longue fuite devant le Réel, y compris sa forme
la plus irréductible, la mort, l’Histoire Événement – « pessimiste » et «
réactionnaire » – assume et affronte cette ultime échéance, dont elle
fait même le but de la vie, puisque la victoire revient à celui qui n’a
pas peur de la risquer.
Ainsi, pour l’Histoire Évolution, la vie est un absolu, alors que
le reste est relatif. Pour l’Histoire Événement, la vie est relative,
alors que le reste est absolu.
D’où une distinction cruciale : on répugne à mourir pour S 3 (pour
laquelle aucune vérité ne vaut la peine de se faire tuer), mais on est
encore prêt à se sacrifier inconditionnellement pour S 1 (voir nos
jihadistes) et, dans certaines circonstances, pour S 2 (voir nos soldats
devenus professionnels, engagés sur des théâtres extérieurs).
1.3. L’Occident dominateur a fusionné les deux histoires par la Colonisation, puis la Globalisation.
Il va de soi que les deux Histoires sont et resteront toujours
inextricablement imbriquées. Mais elles sont aussi en compétition pour
savoir laquelle imposera sa direction à l’autre.
Or, de ce point de vue, deux développements extraordinaires se sont produits il y a cinq siècles.
En tout premier lieu, une minuscule fraction de l’humanité –
l’Europe occidentale – est devenue le Tout. Par une sorte de coup d’État
à l’échelle planétaire, elle s’est emparée du monopole absolu de
l’Histoire Évolution, grâce à la révolution scientifique qu’elle a
impulsée dans la production de la connaissance cumulative. À tel point
que deux de nos trois strates – l’État national moderne et la Société
des individus – lui sont exclusivement imputables et peuvent dès lors
être considérées comme dictées au reste du monde.
De ce fait, et en second lieu, l’Occident s’est assuré le
contrôle, pareillement intégral, de l’Histoire Événement, qu’il a prise
en remorque. Laquelle, à partir de ce moment, s’est résumée à la
chronique de ses querelles intestines et aux péripéties de la diffusion,
plus ou moins mouvementée, de ses modèles S 2 (par la Colonisation) et S
3 (par la Globalisation).
De cette double confiscation, ont découlé trois phénomènes,
particulièrement pertinents pour notre évaluation de l’immigration.
- D’abord, le monde s’est retrouvé divisé en deux, entre un
Premier Monde, seul pro-actif, créateur de virtuel et diffuseur de
connaissance, donc de puissance, et un Second Monde, détenteur du Réel,
mais récepteur passif, dépourvu de moyens de réagir.
Cette projection de l’Occident hors de lui-même s’est faite en deux temps : Colonisation, puis Globalisation.
- Le couple Colonisation/Décolonisation peut s’analyser – in fine –
comme l’exportation, par la force, du paradigme de l’État national
moderne S 2, dans des contrées qui n’y étaient pas préparées, car encore
dominées par des communautés S 1 vivaces et tenaces. Elle y a, de ce
fait, semé les graines d’un nationalisme, le plus souvent hors sol,
d’autant plus exacerbé qu’il a connu presque partout l’échec et
l’humiliation.
Avec le recul, cette tentative de redonner vie outre-mer à la
forme Empire, jusque-là purement continentale, s’analyse non seulement
comme un énorme échec, mais aussi une erreur stratégique de première
grandeur, pour les colonisateurs comme pour les colonisés, erreur dont
nous payons aujourd’hui les conséquences sur notre propre territoire.
En effet, dans notre schéma historique, l’Empire continental peut
être considéré comme le chaînon manquant entre S 1 et S 2 : en
regroupant d’un seul tenant des communautés naturelles limitrophes, sous
le joug de l’une d’entre elles, il a formé les premiers proto-États,
disposant d’une esquisse de bureaucratie et de monopole de la violence.
Structurellement fragile, c’est son éclatement inévitable qui a donné «
rationnellement » naissance aux États nationaux modernes, lesquels n’ont
fait que peaufiner, à échelle plus raisonnable, ce qu’il avait initié.
En revanche, vouloir reconstituer, à rebours du calendrier de
l’Histoire Évolution, un ersatz d’Empire, associant, par-delà les
océans, carpes et lapins, c.-à-d. des États nationaux modernes – les
métropoles – à des populations, géographiquement et culturellement très
éloignées, ne pouvait que conduire à de graves mécomptes. Le moindre
d’entre eux n’étant pas d’avoir légué aux populations décolonisées le
modèle de l’État national, conçu par et pour l’Occident, comme seule
voie d’émancipation possible. Surimposé partout dans le monde, tel un
pavage continu, mais terriblement bosselé, faute des transitions
indispensables, à des strates communautaires pleines de vigueur, ce
modèle importé ne pouvait qu’échouer.
C’est pourquoi, aujourd’hui, les immigrés, restés fidèles au stade
communautaire, non seulement fuient ces États plus ou moins faillis,
mais,
volens nolens, en apportent
avec eux les mauvaises pratiques et, surtout, viennent nous présenter
une double addition : celle de la domination que nous leur avons fait
subir et celle des structures dysfonctionnelles que nous sommes censés
leur avoir infligées en partant. En quelque sorte, la facture de la
fracture...
- La Globalisation peut faire l’objet d’une interprétation
similaire, en tant qu’exportation – cette fois pacifique, par
accroissement du volume et de la vitesse des flux de circulation – du «
software » de la Société des individus vers le Second Monde, à nouveau
pris au dépourvu par ce « bombardement » inédit.
Sauf que le retrait physique de l’Occident, consécutif à la
décolonisation, donne maintenant les moyens de répliquer à ceux qui n’en
avaient pas. Et, parmi ces nombreuses répliques, figurent des
mouvements migratoires de masse, dont la mise en marche a été
précisément rendue possible, et d’une certaine manière encouragée, par
la propagation planétaire des dogmes de S 3.
En bref, la Globalisation a donné aux anciens colonisés une sorte
de « feu vert » pour venir chez nous solder les comptes des chapitres
précédents.
1.4. La Globalisation ou le chant du cygne de l’Occident : le réveil de l’Histoire Événement.
Nous voici donc à un nouveau tournant, d’importance comparable à celui d’il y a cinq siècles.
Pour la première fois, le Second Monde, débarrassé de la présence
des colonisateurs, mais plus que jamais porteur de la force de
contestation qu’est le Réel, dispose de la capacité de réagir aux
diffusions unilatérales de l’Occident.
Et il ne s’en prive pas, renouant
ipso facto avec la confusion de l’Histoire circulaire, au détriment du bel ordonnancement de l’Histoire linéaire.
En simplifiant, ces rétroactions de base – la revanche du Réel,
les « éléphants dans le magasin de porcelaine » – sont au nombre de
quatre.
On peut les appeler les « quatre R » : le Rebond R 1, la Rente R 2, le Refus R 3, le Rejet R 4.
Les deux premières – le Rebond économique sino-asiatique et la
Rente, légale (notamment pétrolière et gazière) ou illégale, prélevée
sur les flux – ne remettent pas en cause les principaux paramètres de la
Globalisation, telle qu’imposée par l’Occident : elles contestent son
unilatéralisme et visent à une redistribution des revenus, et donc des
pouvoirs, à l’intérieur du processus.
Les deux autres – le Refus (dont le porte-drapeau est l’Islam) et
le Rejet (qu’exhalent les trous noirs creusés par les États les plus
faillis) – remettent en question non seulement l’unilatéralisme
occidental, mais aussi les fondements mêmes de la Globalisation, en
raison d’écarts culturels insurmontables.
Il va de soi que ces rétroactions se combinent pour former des
variantes composites, l’une des plus congruentes avec notre sujet étant
celle qui associe la Rente pétrolière au Refus musulman, pour favoriser
l’expansion mondiale de l’islamisme, à travers, notamment, les
diasporas, dont je parlerai plus tard.
En outre, ces quatre rétroactions, si différentes, se nourrissent
d’un sentiment commun, le Ressentiment, qu’on pourrait dénommer R 5, né
de cinq siècles de Colonisation directe ou indirecte.
C’est pourquoi la Globalisation, en créant les conditions de sa
propre contestation, marque, à la fois, l’apogée et le commencement du
déclin relatif de l’Occident, qui, l’ayant suscitée, va perdre, de son
fait, sa suprématie absolue.
C’est ainsi que notre planète change de visage.
L’ordre occidental, après avoir bataillé pour imposer à tous la
même logique « progressiste » et « fonctionnelle » de l’Histoire
Évolution, cède la place à un multidésordre, « régressiste » et «
dysfonctionnel », où l’Histoire Événement reprend la main, sans autre
programme que la lutte pour un pouvoir remis en jeu.
Il n’en faut pas davantage pour que le monde globalisé devienne un
chaudron, où se télescopent et s’entrechoquent – sur le mode
action/réaction – des formes de l’être ensemble et des contenus
culturels, qui « normalement » (c.-à-d. selon le narratif de
l’Évolution) n’auraient dû ni se télescoper ni s’entrechoquer.
D’où des effets de surprise, mais aussi des « incohérences » dans
le temps et dans l’espace, dont l’immigration va nous fournir une
manifestation exemplaire.
Nous voici arrivés au bout de notre vaste fresque qui, quoique
terriblement rudimentaire, devrait nous fournir quelques outils pour
mieux situer l’immigration aujourd’hui.
L’immigration, mais au fait, quelle immigration ?