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novembre 24, 2025

Anselme Bellegarrigue

Anselme Bellegarrigue

La plupart des révolutionnaires qui se sont tournés vers l'anarchisme après 1848 l'ont fait a posteriori, mais un homme au moins, indépendamment de Proudhon, a défendu l'attitude libertaire durant l'Année des Révolutions elle-même. « L'anarchie, c'est l'ordre ; le gouvernement, c'est la guerre civile. » C'est sous ce slogan, aussi volontairement paradoxal que ceux de Proudhon, qu'Anselme Bellegarrigue fit sa brève et obscure apparition dans l'histoire anarchiste. Bellegarrigue semble avoir reçu une certaine éducation, mais on sait peu de choses de sa vie avant la veille de 1848 ; il revint à Paris le 23 février d'un voyage aux États-Unis, où il avait rencontré le président Polk sur un bateau à vapeur du Mississippi et avait développé une admiration pour les aspects les plus individualistes de la démocratie américaine. Selon son propre témoignage, il fut aussi peu impressionné que Proudhon par la révolution qui éclata le matin de son retour à Paris. Un jeune garde national, posté devant l'Hôtel de Ville, se vanta auprès de Bellegarrigue que, cette fois, on ne volerait pas la victoire aux ouvriers. « On vous l'a déjà volée », répliqua Bellegarrigue. « N'avez-vous pas formé de gouvernement ? » 
 
 

 
Bellegarrigue semble avoir quitté Paris très peu de temps après, car, plus tard dans l'année, il publia à Toulouse la première de ses œuvres qui nous soit parvenue, une brochure intitulée Au Fait ! Au Fait ! Interprétation de l'Idée Démocratique ; l'épigraphe, en anglais, se lit comme suit : « Un peuple est toujours trop gouverné. » Durant l'année 1849, Bellegarrigue écrivait des articles attaquant la République dans le journal toulousain La Civilisation, mais, début 1850, il s'était installé dans le petit village de Mézy, près de Paris, où, avec quelques amis ayant formé une Association des Libres Penseurs, il tenta de fonder une communauté vouée à la propagande libertaire et au bio. Leurs activités, en apparence inoffensives, attirèrent bientôt l'attention de la police. L'un de leurs membres, Jules Cledat, fut arrêté, et la communauté se dispersa alors.
 
Bellegarrigue retourna à Paris, où il projeta de fonder une revue mensuelle consacrée à ses idées. Le premier numéro de L’Anarchie : Journal de l’Ordre parut en avril 1850 ; il s’agissait du premier périodique à adopter ouvertement l’étiquette anarchiste, et Bellegarrigue cumulait les fonctions de rédacteur en chef, de directeur et d’unique contributeur. Faute de moyens, L’Anarchie ne vit le jour que dans deux numéros, et bien que Bellegarrigue ait par la suite envisagé un Almanach de l’Anarchie, celui-ci ne semble pas avoir été publié. Peu après, cet insaisissable pionnier de la liberté disparut au fin fond de l’Amérique latine, où il aurait été enseignant au Honduras et même – brièvement – ​​fonctionnaire au Salvador, avant de mourir – comme il était né – à une date et un lieu inconnus. 
 

 
Bellegarrigue se situait, aux côtés de Stirner, à l’aile individualiste du courant anarchiste. Il se dissocia de tous les révolutionnaires politiques de 1848, et même de Proudhon, auquel il ressemblait par nombre de ses idées et dont il s'inspirait plus qu'il ne voulait l'admettre, il le traita avec peu de respect, concédant seulement qu'« il sort parfois de sa routine pour éclairer d'un jour nouveau les intérêts généraux ». 
 
 Parfois, Bellegarrigue s'exprimait en des termes d'égoïsme solipsiste. « Je nie tout ; je n'affirme que moi-même… Je suis, c'est un fait positif. Tout le reste est abstrait et relève du X mathématique, de l'inconnu… Il ne peut y avoir sur terre d'intérêt supérieur au mien, d'intérêt auquel je doive même le sacrifice partiel des miens. » Pourtant, en apparente contradiction, Bellegarrigue adhérait à la tradition anarchiste centrale dans son idée d'une société nécessaire et naturelle, dotée d'une « existence primordiale qui résiste à toutes les destructions et à toutes les désorganisations ». Bellegarrigue trouve l’expression de la société dans la commune, qui n’est pas une contrainte artificielle, mais un « organisme fondamental » et qui, pourvu que les dirigeants n’interviennent pas, est capable de concilier les intérêts des individus qui la composent. Il est dans l’intérêt de tous les hommes d’observer « les règles de l’harmonie providentielle », et c’est pourquoi tous les gouvernements, armées et bureaucraties doivent être supprimés. Cette tâche ne doit être accomplie ni par les partis politiques, qui chercheront toujours à dominer, ni par la révolution violente, qui a besoin de chefs comme toute autre opération militaire. Le peuple, une fois éclairé, doit agir par lui-même.
 
Elle fera sa propre révolution, par la seule force du droit, la force de l'inertie, le refus de coopérer. De ce refus découle l'abrogation des lois qui légalisent le meurtre et la proclamation de l'équité. 
 
Cette conception de la révolution par la désobéissance civile suggère qu'en Amérique, Bellegarrigue a pu entrer en contact avec au moins les idées de Thoreau*, et l'on retrouve chez lui, à travers l'accent mis sur la possession comme garantie de liberté, une conception qu'il partageait bien sûr avec Proudhon, une anticipation de l'anarchisme individualiste américain. Sa vision de la progression de l'individu libre le place clairement en marge du courant collectiviste ou communiste de l'anarchisme. 
 
 Il travaille et donc il spécule ; il spécule et donc il gagne ; il gagne et donc il possède ; il possède et donc il est libre. Par la possession, il s'oppose par principe à l'État, car la logique de ce dernier exclut rigoureusement la possession individuelle. 

George Woodcock (1912-1995) 
 

 Extrait de George Woodcock, Anarchisme : Histoire des idées et mouvements libertaires (New York : The World Publishing Company, 1962), p. 276-278. © 1962 par The World Publishing Company

 
 

 


 

Anselme Bellegarrigue

Anselme Bellegarrigue est né le 23 mars 1813 à Monfort, dans le Gers, et il est mort le 31 janvier 1869 à San Salvador, au Salvador. Ces dates encadrent la vie d'un homme qui allait devenir une figure marquante de l'anarchisme individualiste au cours du XIXe siècle, prenant même des positions proches de l'anarcho-capitalisme. En 1850, il publie en quelques exemplaires, L'Anarchie, journal de l'ordre, premier périodique explicitement anarchiste et y publie le premier manifeste anarchiste. Il est quelquefois identifié comme un anarchiste fédéraliste. Ce courant de pensée prône la décentralisation politique et économique, favorisant la création de petites communautés autonomes. L'anarchisme fédéraliste s'oppose aux structures hiérarchiques et centralisées, préconisant plutôt une organisation sociale basée sur la coopération volontaire et la solidarité. 

Biographie

  • . Enfance et formation. Les détails sur l'enfance et l'éducation d'Anselme Bellegarrigue sont limités. Il est le fils de Jean Joseph Bellegarrigue, un négociant, et de Thérèse Goulard, mariés en 1796. Il a fréquenté le lycée d'Auch pendant un certain temps. Après ses études, il s'essaie à la poésie. Par la suite, il fonde à Toulouse La Mosaïque du Midi, une revue qui traite d'histoire avec plus de pittoresque que d'authenticité. Ce projet montre son intérêt pour la diffusion d'idées à travers la publication écrite, un thème qui se poursuivra tout au long de sa vie.
  • . Voyages et éducation autodidacte. Entre 1846 et 1848, Anselme Bellegarrigue entreprend un voyage en Amérique du Nord, visite New York, Boston, La Nouvelle-Orléans et les Antilles. Ce périple, bien que sans doute motivé par des intérêts personnels, ce périple contribue à fonder ses convictions démocratiques, comme en témoignent ses observations sur les bienfaits de la démocratie et de l'exercice des libertés individuelles. Ces expériences marquent son opposition à l'autorité excessive et au centralisme. Ces idées deviennent des éléments clés de sa pensée anarchiste.
  • . Retour en France et participation à la Révolution de 1848. Anselme Bellegarrigue revient en France le 21 février 1848, la veille des événements qui allaient déposer Louis-Philippe. Son retour coïncide avec une période cruciale de l'histoire française où les idées de changement et de réforme sociale étaient à leur apogée. Malgré sa participation à la révolte, il ne manque pas de critiquer la direction que prend le mouvement dès le lendemain du renversement de la Monarchie de Juillet. Sa position non conventionnelle et sa critique des partis politiques de la Seconde République reflètent sa vision radicale et antiautoritaire. Au cours de cette période, il fréquente la Société Républicaine Centrale, également connue sous le nom de Club Blanqui. Là, il accuse les partis politiques d'avoir détourné la révolte populaire vers plus d'autorité et de centralisme, exprimant ainsi son mécontentement envers la « vermine des nations ».
  • Révélation de sa pensée anarchiste. L'année 1848 marque un tournant dans la vie d'Anselme Bellegarrigue, alors qu'il participe activement à la Révolution française. Son engagement durant cette période tumultueuse le place au cœur des événements qui ont conduit au renversement de la Monarchie de Juillet. Cependant, ses positions critiques vis-à-vis de la direction prise par le mouvement révolutionnaire révèlent une perspective unique et non conformiste. En tant que penseur anarchiste, il est l'auteur de plusieurs écrits notables. Son journal, L'Anarchie, journal de l'ordre, est considéré comme le premier journal libertaire connu. Son pamphlet Au fait ! Au fait ! Interprétation de l'idée démocratique témoigne de ses réflexions profondes sur la démocratie et ses aspirations à un ordre social sans violence.

Idéologie et positions politiques anarchistes

  • . Défense de l'individu. Anselme Bellegarrigue se distingue par son ardente défense de l'individu. Sa vision anarchiste repose sur le principe fondamental de l'autonomie individuelle, considérant que l'émancipation de chaque personne est la clé de l'émancipation collective. Il rejette toute forme de coercition et d'autorité qui limiterait la liberté individuelle, affirmant que c'est dans l'autodétermination que l'individu trouve sa pleine réalisation.
  • . Promotion du municipalisme libertaire. Promoteur du municipalisme libertaire avant que Michael Brochkin ne théorise le concept, Anselme Bellegarrigue soutient la décentralisation politique et économique. Il prône la création de petites communautés autonomes, affirmant que la gouvernance locale permet une participation directe des citoyens aux décisions qui les concernent. Cette approche s'inscrit dans sa quête d'une société fondée sur la coopération volontaire et la solidarité, en opposition aux structures hiérarchiques centralisées.
  • . Opposition à la violence révolutionnaire. Contrairement à certaines tendances révolutionnaires de son époque, Anselme Bellegarrigue s'oppose fermement à la violence révolutionnaire. Il critique les mesures autoritaires prises pendant la Révolution de 1848, soulignant que toute mesure gouvernementale, même entreprise au nom du progrès social, conduit inévitablement à l'asservissement d'un groupe par un autre. Pour lui, l'anarchie représente l'ordre, tandis que l'État engendre la guerre civile.
  • . Critique des partis politiques de la Seconde République. Anselme Bellegarrigue manifeste une profonde méfiance à l'égard des partis politiques de la Seconde République. Il les accuse d'avoir détourné la révolte populaire vers plus d'autorité et de centralisme, les qualifiant de « vermine des nations ». Sa critique va au-delà de la simple opposition à un gouvernement en place, elle remet en question le concept même d'État, affirmant que toute révolution doit être la ruine, non pas d'un gouvernement particulier, mais de l'État en général.
  • . Concept d'anarchie comme ordre et rejet de l'État. Pour Anselme Bellegarrigue, l'anarchie n'est pas synonyme de chaos, mais plutôt d'ordre. Il voit dans l'autodétermination individuelle et la coopération volontaire la base d'une société harmonieuse. Son concept d'anarchie est profondément lié à la notion de refus de l'État, qu'il considère comme source de conflits et d'oppressions. Dans ses écrits, il exprime l'idée que là où personne n'obéit, personne ne commande, soulignant ainsi son rejet radical de l'autorité étatique.

L'ensemble de ces principes constitue la trame idéologique d'Anselme Bellegarrigue, caractérisée par un individualisme radical, un municipalisme libertaire décentralisateur, une aversion pour la violence révolutionnaire, une critique féroce des partis politiques conventionnels, et enfin, une conception particulière de l'anarchie en tant qu'ordre sans État. Ces convictions font de lui une figure emblématique du mouvement anarchiste du XIXe siècle.

Philosophie anarchiste d'Anselme Bellegarrigue

Ces éléments illustrent la singularité de la pensée anarchiste d'Anselme Bellegarrigue et sa contribution à l'évolution des idées individualistes au sein du mouvement anarchiste.

  • . Défense de l'individualisme et du subjectivisme moral. Anselme Bellegarrigue place l'individu au cœur de sa philosophie anarchiste, mettant en avant l'importance de l'autonomie et de la liberté individuelle. Son engagement en faveur de l'individualisme se traduit par une confiance profonde dans les capacités et les choix personnels de chacun. Contrairement à certaines figures majeures de l'anarchisme comme Proudhon et Stirner, Bellegarrigue s'aligne plutôt sur les idées de Gustave de Molinari. Son attachement à l'individualisme et son rejet des structures coercitives le rapprochent davantage de la pensée libérale classique de Molinari. Il se distingue en rejetant les idées de Pierre-Joseph Proudhon, notamment sur le sujet du droit de propriété.
  • . Parallèle avec Ayn Rand et son concept d'égoïsme vertueux. La pensée d'Anselme Bellegarrigue présente des similitudes avec le concept d'égoïsme vertueux d'Ayn Rand, une philosophe individualiste contemporaine. Il affirme l'égoïsme comme une vertu, position qui le place en marge des courants de pensée plus collectivistes au sein de l'anarchisme. L'idée selon laquelle l'égoïsme peut être une force positive, contribuant à la grandeur individuelle, émerge comme un point commun entre les deux penseurs.

Citation illustrant son rejet de l'abnégation et sa conception de l'individualisme. > « L'abnégation, c'est l'esclavage, l'avilissement, l'abjection ; c'est le roi, c'est le gouvernement, c'est la tyrannie, c'est la lutte, c'est la guerre civile. L'individualisme, au contraire, c'est l'affranchissement, la grandeur, la noblesse ; c'est l'homme, c'est le peuple, c'est la liberté, c'est la fraternité, c'est l'ordre. »

  • . Opposition à un État central et à toute autorité supérieure. Bellegarrigue se positionne résolument contre l'établissement d'un État centralisé et rejette toute forme d'autorité supérieure. Sa vision anarchiste prône une société où les individus jouissent d'une souveraineté maximale, libérés de l'entrave d'une autorité coercitive. Sa vision démocratique est singulière dans le sens où elle exclut tout gouvernement centralisé. Il imagine une démocratie où les individus participent de manière volontaire à l'administration locale, favorisant ainsi une souveraineté individuelle maximale.
  • . Concept d'intérêt général lié à la multiplication des intérêts individuels. Il développe l'idée que l'intérêt général ne peut être complet que si les intérêts individuels demeurent intacts. Pour lui, la société fonctionne de manière optimale lorsque chaque individu poursuit ses propres intérêts, créant ainsi une somme d'intérêts individuels contribuant à l'intérêt collectif.

Il emprunte sa conception de l'intérêt général à la pensée économique d'Adam Smith en soulignant que l'intérêt général est atteint lorsque les intérêts privés restent intacts. Cette conception se distingue des visions collectivistes qui considèrent souvent les intérêts individuels comme opposés à l'intérêt général. 

Activités militantes et associatives

  • . Fondation de l'Association des libres penseurs. En 1849, Anselme Bellegarrigue fonde l'Association des libres penseurs à Mézy, près de Meulan. Cette organisation témoigne de son engagement militant en faveur de la liberté de pensée et d'expression. Aux côtés d'amis de sa région, dont Ulysse Pic (également connu sous le nom de Pic Dugers) et Joseph Noulens, il établit ce groupe dans le but de publier des pamphlets anarchistes. L'Association des libres penseurs incarnait son désir de créer un espace où les idées non conventionnelles pouvaient être partagées et discutées. Les activités de ce groupe ont été freinées par les arrestations de plusieurs de ses membres, ce qui a finalement conduit à la cessation de leurs activités.
  • . Activités à Mézy près de Meulan. La localité de Mézy, près de Meulan, devient un centre d'activités pour Bellegarrigue et ses compagnons. Là, ils se réunissent, partagent leurs idées, et élaborent des pamphlets anarchistes. Cette période reflète l'effervescence intellectuelle et l'engagement actif de Bellegarrigue dans la diffusion de ses idées anti-autoritaires. Le choix de Mézy comme lieu d'activité militante souligne peut-être également la volonté de s'éloigner des centres urbains où la répression gouvernementale était potentiellement plus intense. Cependant, malgré cette précaution, les autorités finissent par intervenir, entravant ainsi les activités du groupe.
  • . Arrestations et cessation des activités anarchistes. Les arrestations de plusieurs membres de l'Association marquent un tournant dans les activités anarchistes de Bellegarrigue. Les membres sont emprisonnés, ce qui entraîne progressivement la cessation de leurs activités. Cette période de répression et d'arrestations met en lumière les défis auxquels étaient confrontés les anarchistes du XIXe siècle en France. La réaction des autorités a non seulement mis fin à l'effervescence militante de Bellegarrigue à Mézy, mais a également souligné les obstacles rencontrés par ceux qui prônaient des idées radicales et anti-autoritaires.

Bien que brève, l'histoire de l'Association des libres penseurs illustre le climat politique tendu de l'époque et les difficultés rencontrées par les militants anarchistes pour faire entendre leurs voix dans un contexte répressif. Malgré la cessation des activités du groupe, l'héritage de Bellegarrigue a perduré à travers ses écrits et son impact sur le mouvement anarchiste.

Départ définitif de la France et installation au Salvador

À l'époque de l'établissement du Second Empire en France, Anselme Bellegarrigue a décidé de partir en Amérique. Ses voyages l'ont conduit d'abord au Honduras, où, selon Max Nettlau, il aurait enseigné. Par la suite, il a occupé des fonctions de ministre plénipotentiaire représentant le Salvador à Paris. Le départ définitif en Amérique reflète sa mobilité géographique et sa participation à des activités variées, même en dehors de la sphère éditoriale.

  • . Motifs du départ incertains. Vers 1859, Anselme Bellegarrigue quitte définitivement la France. Les raisons précises de son départ ne sont pas clairement établies, mais il est possible que des pressions politiques et les conséquences de son engagement anarchiste aient joué un rôle. La répression gouvernementale, les arrestations, et les difficultés rencontrées par les militants anarchistes de l'époque peuvent avoir poussé Bellegarrigue à chercher refuge ailleurs.
  • . Accueil au Salvador. Anselme Bellegarrigue trouve refuge et accueil au Salvador. Il y bénéficie d'une certaine tolérance politique qui lui permet d'échapper aux persécutions qu'il aurait pu subir en France. Le Salvador offre un nouvel environnement propice à la poursuite de ses idées et à la liberté d'expression qu'il a toujours défendue.
  • . Fondation d'une Faculté de droit à l'université nationale. Au Salvador, Bellegarrigue s'implique activement dans le domaine de l'éducation. Il fonde une faculté de droit au sein de l'université nationale du Salvador. Cette initiative témoigne de son engagement en faveur de la diffusion des connaissances et de son désir de contribuer à la formation intellectuelle dans son nouveau lieu de résidence. La création d'une faculté de droit peut également être interprétée comme une expression de sa vision politique. En promouvant l'éducation juridique, Bellegarrigue cherchait à renforcer les connaissances et la compréhension des principes juridiques dans la société salvadorienne, contribuant ainsi à la promotion de la justice et de la liberté individuelle.

Publications anarchistes d'Anselme Bellegarrigue

Ses publications et engagements témoignent de la vie active et polyvalente d'Anselme Bellegarrigue en tant qu'éditeur, écrivain, et penseur anarchiste au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Anselme Bellegarrigue s'est impliqué dans divers projets éditoriaux, collaborant avec des figures telles que Ulysse Pic et Jean Mouton. Ensemble, ils ont édité des publications engagées, notamment Le Dieu des riches et le Dieu des pauvres ainsi que Jean Mouton et le percepteur. Sa participation à La Civilisation, un quotidien édité à partir de mars 1849, reflète ses premiers engagements dans la diffusion de ses idées anarchistes.

  • . L'Anarchie, journal de l'ordre. En avril 1850, Anselme Bellegarrigue lance L'Anarchie, journal de l'ordre, un jalon important dans l'histoire du mouvement anarchiste. Le choix du titre, souvent perçu comme contradictoire à l'idée traditionnelle d'anarchie, reflète la vision particulière de Bellegarrigue, qui considère l'anarchie comme un ordre naturel et non comme le chaos. L'Anarchie est le premier journal libertaire et libertarien connu. Son objectif était de promouvoir les idées anarchistes, défendre la liberté individuelle et critiquer les structures gouvernementales. Sa ligne éditoriale était radicalement anti-autoritaire, s'opposant aux formes de coercition et d'oppression. Bellegarrigue y exprimait sa conviction que l'anarchie était l'ordre naturel de la société, rejetant ainsi les États et les institutions qui limitent la liberté individuelle. Au sein de l'Association des libres penseurs, Bellegarrigue a rédigé un article intitulé « L'anarchie, c'est l'ordre » pour le numéro du 3 avril 1850 de La Voix du Peuple. Malheureusement, cet exemplaire n'a pas été publié.
  • . Autres pamphlets anarchistes. Outre L'Anarchie, Anselme Bellegarrigue a contribué à d'autres publications. Ses écrits ont trouvé leur place dans des revues et journaux partageant des idées similaires, élargissant ainsi la portée de ses convictions anti-autoritaires. Les pamphlets et articles d'Anselme Bellegarrigue reflètent ses positions idéologiques profondes. Il y défendait la primauté de l'individu, prônait la décentralisation politique, critiquait la violence révolutionnaire et remettait en question la légitimité des États. Son langage incisif et sa rhétorique passionnée ont contribué à façonner le discours anarchiste de l'époque. La première œuvre notable d'Anselme Bellegarrigue,
  • . Au fait ! Au fait ! Interprétation de l'idée démocratique à Toulouse, a été publiée entre octobre et décembre 1848. Cette période coïncide avec les bouleversements politiques et sociaux qui ont marqué la Révolution de 1848 en France. Son ouvrage reflète les idées démocratiques de l'époque et établit les bases de sa pensée anarchiste émergente.
  • . Le Baron de Camebrac et Les Femmes d'Amérique. Dès 1851, Bellegarrigue a entrepris l'écriture de Le Baron de Camebrac, un roman publié sous forme d'extraits jusqu'en 1854. Parallèlement, il a rédigé Les Femmes d'Amérique, essai dans lequel il partage ses observations de la société américaine. Ces travaux témoignent de sa diversité littéraire et de son engagement à explorer des formes différentes pour communiquer ses idées.

En 1851, Bellegarrigue a contribué aussi à l'élaboration de 'L'Almanach de la Vile Multitude, démontrant son engagement continu dans la production intellectuelle et éditoriale. Malheureusement, son projet ultérieur, L'Almanach de l'Anarchisme pour 1852, n'a pas vu le jour en raison du coup d'État du 2 décembre 1851.

Anselme Bellegarrigue a abordé des notions avant-gardistes telles que la désobéissance civile et la servitude volontaire, jetant ainsi les bases de concepts qui allaient influencer d'autres penseurs anarchistes ultérieurs. Bien que parfois controversés, ses écrits ont laissé une empreinte sur le mouvement anarchiste du XIXe siècle, contribuant à la formulation et à la diffusion d'idées anti-autoritaires qui perdurent encore aujourd'hui. 

Informations complémentaires

Publications

  • 1853, "Les Femmes d’Amérique", Paris: Blanchard

Littérature secondaire

  • 2012, Michel Perraudeau, "Anselme Bellegarrigue - Le premier des libertaires", Éditions Libertaires

Citations

  • Vous avez cru jusqu’à ce jour qu’il y avait des tyrans ? Eh bien ! vous vous êtes trompés, il n’y a que des esclaves : là où nul n’obéit, personne ne commande.
  • Qui dit gouvernement, dit négation du peuple
Qui dit négation du peuple, dit affirmation de l'autorité politique
Qui dit affirmation de l'autorité politique, dit dépendance individuelle
Oui dit dépendance individuelle, dit suprématie de caste
Qui dit suprématie de caste, dit inégalité
Qui dit inégalité, dit antagonisme
Qui dit antagonisme, dit guerre civile
Donc qui dit gouvernement, dit guerre civile
[…] Oui, l'anarchie c'est l'ordre ; car le gouvernement, c'est la guerre civile.
  • Quand vous demandez la liberté au gouvernement, la niaiserie de votre demande lui apprend aussitôt que vous n'avez aucune notion de votre droit ; votre pétition est le fait d'un subalterne, vous avouez votre infériorité ; vous constatez sa suprématie et le gouvernement profite de votre ignorance et il se conduit à votre égard comme on doit se conduire à l'égard des aveugles, car vous êtes des aveugles.
  • Les partis sont la vermine des nations, et il importe de ne pas oublier que c'est aux prétentions diverses de ces religionnaires politiques que nous devons de marcher par saccades de révolutions en insurrections, et d'insurrections en état de siège, pour aboutir périodiquement à l'inhumation des morts, et au paiement des factures révolutionnaires qui sont les primes accordées par l'imbécillité de tous à l'audace de quelques-uns.
  • Convaincu comme nous le sommes et comme l’expérience et la succession des temps nous ont forcé de l’être, que la politique, théologie nouvelle, est une basse intrigue, un art de roués, une stratégie de caverne, une école de vol et d’assassinat ; persuadé que tout homme qui fait métier de politique, à titre offensif ou défensif, c’est-à-dire comme gouvernant ou opposant, en qualité de directeur ou de critique, n’a pour objet que de s’emparer du bien d’autrui par l’impôt ou la confiscation et se trouve prêt à descendre dans la rue, d’une part avec ses soldats, de l’autre avec ses fanatiques, pour assassiner quiconque voudra lui disputer le butin ; parvenu à savoir, par conséquent, que tout homme politique est, à son insu, sans doute, mais effectivement, un voleur et un assassin ; sûr comme du jour qui nous éclaire que toute question politique est une question abstraite, tout aussi insoluble et, partant, non moins oiseuse et non moins stupide qu’une question de théologie, nous nous séparons de la politique avec le même empressement que nous mettrions à nous affranchir de la solidarité d’un méfait.
  • Mais quand bien même tout le peuple français consentirait à vouloir être gouverné dans son instruction, dans son culte, dans son crédit, dans son industrie, dans son art, dans son travail, dans ses affections, dans ses goûts, dans ses habitudes, dans ses mouvements, et jusque dans son alimentation, je déclare qu’en droit, son esclavage volontaire n’engage pas plus ma responsabilité que sa bêtise ne compromet mon intelligence. Et si, en fait, sa servitude s’étend sur moi sans qu’il me soit possible de m’y soustraire, s’il est notoire, comme je n’en saurais douter, que la soumission de six, sept ou huit millions d’individus à un ou plusieurs hommes entraîne ma soumission propre à ce même ou à ces mêmes hommes, je défie qui que ce soit de trouver dans cet acte autre chose qu’un guet-apens, et j’affirme que, dans aucun temps, la barbarie d’aucun peuple n’a exercé sur la terre un brigandage mieux caractérisé. Voir, en effet, une coalition morale de huit millions de valets contre un homme libre est un spectacle de lâcheté contre la sauvagerie de laquelle on ne saurait invoquer la civilisation sans la ridiculiser ou la rendre odieuse aux yeux du monde.
  • Séparez-vous de la politique qui mange les peuples et appliquez votre activité aux affaires qui les nourrissent et les enrichissent. Souvenez-vous que la richesse et la liberté sont solidaires comme sont solidaires la servitude et l’indigence. Tournez le dos au gouvernement, le dédain tue les gouvernements, car la lutte seule les fait vivre.

Liens externes

https://www.wikiberal.org/wiki/Anselme_Bellegarrigue

 

 

novembre 21, 2025

La Sensibilité individualiste: Anarchisme et individualisme

La Sensibilité individualiste

Anarchisme et individualisme

Les mots anarchisme et individualisme sont fréquemment employés comme synonymes. Des penseurs, fort différents d'ailleurs les uns des autres, sont qualifiés un peu au hasard tantôt d'anarchistes, tantôt d'individualistes. C'est ainsi que l'on parle indifféremment de l'anarchisme ou de l'individualisme stirnérien, de l'anarchisme ou de l'individualisme nietzschéen, de l'anarchisme ou de l'individualisme barrésien (1), etc. Dans d'autres cas, pourtant, cette identification des deux termes n'est pas regardée comme possible. On dit couramment: l'anarchisme proudhonien, l'anarchisme marxiste, l'anarchisme syndicaliste; mais on ne dira pas : l'individualisme proudhonien, marxiste, syndicaliste. On parlera bien d'un anarchisme chrétien ou tolstoÏen, mais non d'un individualisme chrétien ou tolstoÏen. 

 


D'autres fois, on a fondu les deux termes en une seule appellation: l'Individualisme anarchiste. Sous cette rubrique, M. Hasch désigne une philosophie sociale qu'il distingue de l'anarchisme proprement dit, et dont les grands représentants sont, d'après lui, un Goethe, un Byron, un Humboldt, un Schleiermacher, un Carlyle, un Emerson, un Kierkegaard, un Renan, un Ibsen, un Stirner, un Nietzsche (2). Cette philosophie se résume dans le culte des grands hommes et l'apothéose du génie. - Pour désigner une telle doctrine, l'expression d'individualisme anarchiste nous semble contestable. La qualification d'anarchiste, prise au sens étymologique, semble s'appliquer difficilement à des penseurs de la race de Goethe, des Carlyle, des Nietzsche, dont la philosophie semble au contraire dominée par des idées d'organisation hiérarchique et de sériation harmonieuse des valeurs. D'autre part, l'épithète d'individualiste ne s'applique peut-être pas avec une égale justesse à tous les penseurs qu'on vient de nommer. Si elle convient bien pour désigner la révolte égotiste, nihiliste et anti-idéaliste d'un Stirner, elle s'appliquera difficilement à la philosophie hégélienne, optimiste et idéaliste d'un Carlyle qui subordonne nettement l'individu à l'Idée.

Il règne donc une certaine confusion sur l'emploi des deux termes : anarchisme et individualisme, ainsi que sur les systèmes d'idées et de sentiments que ces termes désignent. Nous voudrions ici essayer de préciser la notion de l'individualisme et en déterminer le contenu psychologique et sociologique en le distinguant de l'anarchisme (3). 

Partons d'une distinction nette : celle qu'il convient d'établir entre un système social et une simple attitude intellectuelle ou sentimentale. Là réside, selon nous, la différence initiale qui doit être établie entre anarchisme et individualisme. L'anarchisme, quelle qu'en soit la formule particulière, est essentiellement un système social, une doctrine économique, politique et sociale, qui cherche à faire passer dans les faits un certain idéal. Même l'amorphisme de Bakounine, qui se définit par l'absence de toute forme sociale définie, est encore, après tout, un certain système social. - Par contre, l'individualisme nous semble être un état d'âme, une sensation de vie, une certaine attitude intellectuelle et senti-mentale de l'individu devant la société.

Nous n'ignorons pas qu'il existe dans la terminologie sociologique un certain individualisme qu'on appelle Individualisme du droit. C'est l'individualisme qui proclame l'identité foncière des individualités humaines et par suite leur égalité au point de vue du droit. Il y a là une doctrine juridique et politique bien définie et non une simple attitude de pensée. Mais il est trop clair que cette doctrine n'a d'individualiste que le nom. En effet, elle insiste exclusivement sur ce qu'il y a de commun chez les individus humains; elle néglige de parti pris ce qu'il y a en eux de divers, de singulier, de proprement individuel ; bien plus, elle voit dans ce dernier élément une source de désordre et de mal. On le voit, cette doctrine est plutôt une forme de l'humanisme ou du socialisme qu'un véritable individualisme. Qu'est-ce donc que l'individualisme ? Entendu dans le sens subjectif et psychologique que nous venons de dire, l'individualisme est un esprit de révolte antisociale. C'est, chez l'individu, le senti-ment d'une compression plus ou moins douloureuse résultant de la vie en société ; c'est en même temps une volonté de s'insurger contre le déterminisme social ambiant et d'en dégager sa personnalité. Qu'il y ait lutte entre l'individu et son milieu social, c'est ce qu'il n'est guère possible de contes-ter. Une vérité élémentaire de sociologie, c'est qu'une société est autre chose qu'une somme d'unités. Par le fait du rapprochement de ces unités, les parties communes et semblables tendent à se fortifier et à écraser les parties non communes. Une certaine notion d'un ordre social extérieur et supérieur aux individus se forme et s'impose. Elle s'incarne dans des règles, des usages, des disciplines et des lois, dans toute une organisation sociale qui exerce une action incessante sur l'individu. D'autre part, dans tout individu (à des degrés divers, il est vrai, suivant les individualités) se font jour des différences de sensibilité, d'intelligence et de volonté qui répugnent au nivellement inséparable de toute vie en société et par suite aussi se font jour des instincts d'indépendance, de jouissance et de puissance qui veulent s'épanouir et qui rencontrent les normes sociales comme autant d'obstacles. Les sociologues et les moralistes qui se placent au point de vue des intérêts de la société ont beau qualifier ces tendances de " vagabondes ", d'inconséquentes, d'irrationnelles, de dangereuses ; elles n'en ont pas moins leur droit à l'existence. C'est en vain que la société veut les mater brutalement ou hypocritement; c'est en vain qu'elle multiplie, contre l'indépendant et le rebelle, les procédés d'intimidation, de vexation et d'élimination; c'est en vain qu'elle s'efforce, par l'organe de ses moralistes, de convaincre l'individu de sa propre débilité et de son propre néant ; le sentiment du moi - du moi socialement haïssable - reste indestructible en certaines âmes et y provoque invinciblement la révolte individualiste. 

Deux moments peuvent être distingués dans l'évolution du sentiment individualiste. Au premier moment, l'individu a conscience du déterminisme social qui pèse sur lui. Mais, en même temps, il a le sentiment d'être lui-même une force au sein de ce déterminisme. Force très faible, si l'on veut, mais enfin force capable, malgré tout, de lutter et peut--être de vaincre. En tout cas, il ne veut pas céder sans essayer ses forces contre la société, et il engage la lutte avec elle, comptant sur son énergie, sa souplesse et au besoin son manque de scrupules. C'est l'histoire des grands ambitieux, des lutteurs sans merci pour la puissance. Un Julien Sorel représente ce type dans l'ordre littéraire. Un cardinal de Retz, un Napoléon, un Benjamin Constant le représentent dans l'ordre des faits, à des degrés très inégaux d'énergie, d'absence de scrupules et aussi de succès. Quelles que soient les qualités déployées par l'individualité forte dans sa lutte pour l'indépendance et la puissance, il est rare qu'elle demeure victorieuse dans cette lutte inégale. La société est trop forte ; elle nous enveloppe d'un réseau trop solide de fatalités pour que nous puissions longtemps triompher d'elle. Le thème romantique de la lutte titanesque de l'individualité forte contre la société ne va jamais sans un leitmotiv de découragement et de désespoir ; il aboutit invariablement à un aveu de défaite. " Dieu a jeté, dit Vigny, la terre au milieu de l'air, et de même l'homme au milieu de la destinée. La destinée l'enveloppe et l' emporte vers le but toujours voilé. - Le vulgaire est entraîné ; les grands caractères sont ceux qui luttent. - Il y en a peu qui aient combattu toute leur vie ; lorsqu'ils se sont laissés emporter par le courant, ces nageurs ont été noyés. - Ainsi Bonaparte s'affaiblissait en Russie, il était malade et ne luttait plus : la destinée l'a submergé. - Caton fut son maître jusqu'à la fin (4) . " Un sentiment de révolte impuissante contre les conditions sociales où le sort l'a jeté remplit les imprécations romantiques de M. de Couaen. Le testa-ment de M. de Camors exhale le découragement d'un vaincu. Les " Fils de Roi ", de M. de Gobineau, dans le roman des Pléiades, déclarent la guerre à la société ; mais ils sentent eux-mêmes qu'ils ont affaire à trop forte partie et que le nombre imbécile les écrasera (5). Vigny dit encore : " Le désert, hélas ! c'est toi, démocratie égalitaire, c'est toi, qui a tout enseveli et pâli sous tes petits grains de sable amoncelés. Ton ennuyeux niveau a tout enseveli et tout rasé. Eternellement la vallée et la colline se déplacent, et seulement on voit, de temps à autre, un homme courageux; il s'élève comme la trombe et fait dix pas vers le soleil, puis il retombe en poudre, et l'on n'aperçoit plus au loin que le sinistre niveau de sable (6). " Benjamin Constant reconnaît l'omnipotence tyrannique de la société sur l'individu, dans l'ordre du sentiment comme dans l'ordre de l'action. " Le sentiment le plus passionné ne saurait lutter contre l'ordre des choses. La société est trop puissante, elle se reproduit sous trop de formes, elle mêle trop d'amertume à l'amour qu'elle n'a pas sanctionné (7) ... "

Le sentiment auquel aboutissent les fortes individualités est celui d'une disproportion irrémédiable entre leurs aspirations et leur destinée. Pris entre des fatalités contraires, ils se débattent impuissants et exaspérés. Les aveux de ce genre abondent dans Vigny. " Il n'y a dans le monde, à vrai dire, que deux sortes d'hommes : ceux qui ont et ceux qui gagnent... Pour moi, né dans la première de ces deux classes, il m'a fallu vivre comme la seconde, et le sentiment de cette destinée qui ne devait pas être la mienne me révoltait intérieurement (8). " Un Heine présente le même spectacle d'inadaptation douloureuse, ce flottement et ce déchirement d'une individualité supérieure tiraillée entre les influences sociables existantes, entre les idéaux et les partis antagonistes et ne voulant se fixer nulle part. " Ce que le monde poursuit et espère maintenant, écrit Heine en 1848, est devenu complètement étranger à mon cœur ; je m'incline devant le destin, parce que je suis trop faible pour lui tenir tête. "

A côté de ces révoltés de grand style, il en est d'autres de moindre envergure. Ce sont les mécontents ordinaires qui, incapables de se dresser seuls contre une société qu'ils jugent oppressive, unissent leurs forces à celles d'autres individus qui se sentent également lésés. Ces mécontents forment une petite société en lutte avec la grande. C'est l'histoire de toutes les sectes révolutionnaires. Petites à l'origine, elles tendent à s'élargir et à transformer la société à leur image. Ainsi entendu, l'esprit de révolte est bien un dissolvant social ; mais il est en même temps un germe de société nouvelle. Il joue un grand rôle dans l'histoire, où il représente l'esprit de changement et de progrès.

Mais, ici encore, l'effort fait par les individus pour secouer les servitudes existantes aboutit à une déception. Une tyrannie abattue est remplacée par une autre. La minorité victorieuse se transforme en majorité tyrannique. C'est là le cercle vicieux de toute politique. Le progrès, dans le sens de l'affranchissement de l'individu, n'est jamais qu'un trompe l'œil. Il n'y a eu, en réalité, qu'un déplacement d'influences et de servitudes. Sous la poussée de la minorité révolutionnaire, les idées et les sentiments collectifs se sont attachés à d'autres objets, se sont incarnés en un nouvel idéal. Mais, en tant que collectifs et partagés par une grande masse d'hommes, ces idées et ces sentiments tendent aussitôt à devenir impératifs. Cristallisés en dogmes et en normes, ils sont désormais une autorité qui n'admet pas plus la contradiction que l'ancienne autorité détruite. La conclusion logique de ce cercle vicieux de l'histoire semble être celle qu'indique Vigny : l'indifférence en matière politique. " Peu nous importe quelle troupe fait son entrée sur le théâtre du pouvoir (9). " 

Nous arrivons ainsi au second moment de l'individualisme. Le premier moment était la révolte cou-rageuse et confiante de l'individu qui se flattait de dominer la société et de la façonner suivant son rêve. Le second est le sentiment de l'inutilité de l'effort. C'est, en face des contraintes et des fatalités sociales, une résignation forcée, mêlée malgré tout d'une hostilité, irréductible. L'individualisme est l'éternel vaincu, jamais dompté. C'est l'Esprit de Révolte si admirablement symbolisé par Leconte de Lisle dans son Caïn et dans son Satan. 

 


 

D'abord, Caïn jette à la face de Dieu son cri de révolte :


Pourquoi rôder toujours par les ombres sacrées,

Haletant comme un loup des bois jusqu'au matin ?

Vers la limpidité du Paradis lointain

Pourquoi tendre toujours tes lèvres altérées ?

Courbe la face, esclave, et subis ton destin.


Rentre dans le néant, ver de terre! Qu'importe

Ta révolte inutile à Celui qui peut tout ?

Le feu se rit de l'eau qui murmure et qui bout ;

Le vent n'écoute pas gémir la feuille morte.

Prie et prosterne-toi. - Je resterai debout !


Le lâche peut ramper sous le pied qui le dompte,

Glorifier l'opprobre, adorer le tourment,

Et payer le repos par l'avilissement ;

Jahveh peut bénir dans leur fange et leur honte

L'épouvante qui flatte et la haine qui ment.


Je resterai debout ! Et du soir à l'aurore,

Et de l'aube à la nuit, jamais je ne tairai

L'infatigable cri d'un cœur désespéré !

La soif de la justice, ô Khéroub, me dévore.

Ecrase-moi, sinon, jamais je ne ploierai !


Dans la Tristesse du diable, le poète exprime le découragement du lutteur :


Les monotones jours, comme une horrible pluie,

S'amassent, sans l'empli, dans mon éternité ;

Force, orgueil, désespoir, tout n'est que vanité ;

Et la fureur me pèse et le combat m'ennuie.

Presque autant que l'amour la haine m'a menti !

J'ai bu toute la mer des larmes infécondes.

Tombez, écrasez-moi, foudres, monceaux des mondes,

Dans le sommeil sacré que je sois englouti !

Et les lâches heureux, et les races damnées,

Par l'espace éclatant qui n'a ni fond ni bord,

Entendront une voix disant: Satan est mort

Et ce sera ta fin, œuvre des six journées !

Descendons des hauteurs de ce symbolisme. Ramené à des termes terrestres, l'individualisme est le sentiment d'une antinomie profonde, irréductible, entre l'individu et la société. L'individualiste est celui qui, par vertu de tempérament était prédisposé à ressentir d'une manière particulièrement vive les désharmonies inéluctables entre son être intime et son milieu social. C'est en même temps l'homme à qui la vie a réservé quelque occasion décisive de constater cette désharmonie. En lui, soit par la brutalité, soit par la continuité de ses expériences, s'est avéré ce fait que la société est pour l'individu une perpétuelle génératrice de contraintes, d'humiliations et de misères, une sorte de création continuée de la douleur humaine. Au nom de sa propre expérience et de sa personnelle sensation de vie, l'individualiste se croit en droit de reléguer au rang des utopies tout idéal de société future où s'établirait l'harmonie souhaitée entre l'individu et la société. Loin que le développement de la civilisation diminue le mal, il ne fait que l'intensifier en rendant la vie de l'individu plus compliquée, plus laborieuse et plus dure au milieu des mille rouages d'un mécanisme social de plus en plus tyrannique. La science elle-même, en intensifiant dans l'individu la conscience des conditions vitales qui lui sont faites par la société, n'aboutit qu'à assombrir ses horizons intellectuels et moraux. Qui auget scientiam augel et dolorem.

On voit que l'individualisme est essentiellement un pessimisme social. Sous sa forme la plus modérée, il admet que, si la vie en société n'est pas un mal absolu et complètement destructif de l'individualité, elle est du moins pour l'individu une condition restrictive et oppressive, une sorte de carte forcée, un mal nécessaire et un pis-aller.

Les individualistes qui répondent à ce signalement forment un petit groupe morose dont le verbe révolté, résigné ou désespéré fait contraste avec les fanfares d'avenir des sociologues optimistes. C'est Vigny disant : " L'ordre social est toujours mauvais. De temps en temps il est seulement supportable. Du mauvais au supportable, la dispute ne vaut pas une goutte de sang (10). " C'est Schopenhauer regardant la vie sociale comme le suprême épanouisse-ment de la méchanceté et de la douleur humaine. C'est Stirner, avec son solipsisme intellectuel et moral, perpétuellement en garde contre les duperies de l'idéalisme social et contre la cristallisation intellectuelle et morale dont toute société organisée menace l'individu. C'est, à certaines heures, un Amiel avec son stoïcisme douloureux qui perçoit la société comme une limitation et une compression de sa libre nature spirituelle. C'est un David Thoreau, le disciple outrancier d'Emerson, le " bachelier de la nature ", prenant le parti de s'écarter des voies ordinaires de l'activité humaine et de devenir un " flâneur " épris d'indépendance et de rêve, " un flâneur dont chaque instant toutefois serait plus rempli de travail vrai que la vie entière de pas mal d'hommes occupés ".

C'est un Challemel-Lacour avec sa conception pessimiste de la société et du progrès. C'est, à certaines heures peut-être aussi, un Tarde, avec l'individualisme teinté de misanthropie qu'il exprime quelque part : " Il se peut que le flux de l'imitation ait ses rivages et que, par l'effet même de son déploiement excessif, le besoin de sociabilité diminue ou plutôt s'altère et se transforme en une sorte de misanthropie générale, très compatible d'ailleurs avec une circulation commerciale modérée et une certaine activité d'échanges industriels réduits au strict nécessaire, mais surtout très propres à renforcer en chacun de nous les traits distinctifs de notre individualité intérieure. "

Même chez ceux qui, comme M. Maurice Barrès, répugnent, par dilettantisme et tenue d'artiste, aux accents d'âpre révolte ou de pessimisme découragé, l'individualisme reste un sentiment de " l'impossibilité qu'il y a d'accorder le moi particulier avec le moi général (11). " C'est une volonté de dégager le premier moi, de le cultiver dans ce qu'il peut avoir de plus spécial, de plus poussé et fouillé dans le détail et en profondeur. " L'individualiste, dit M. Barrès, est celui qui, par orgueil de son vrai moi, qu'il ne parvient pas à dégager, meurtrit, souille et renie sans trêve ce qu'il a de commun avec la masse des hommes... La dignité des hommes de notre race est attachée exclusivement à certains frissons, que le monde ne connaît ni ne peut voir et qu'il nous faut multiplier en nous (12). "

Chez tous, l'individualisme est une attitude de sensibilité qui va de l'hostilité et de la défiance à l'indifférence et au dédain vis-à-vis de la société organisée où nous sommes contraints de vivre, vis-à-vis de ses règles uniformisantes, de ses redites monotones et de ses contraintes assujettissantes. C'est un désir de lui échapper et de se retirer en soi jugh monou proz monou. C'est par-dessus tout le sentiment profond de " l'unicité du moi ", de ce que le moi garde malgré tout d'incompressible et d'impénétrable aux influences sociales. C'est, comme dit M. Tarde, le sentiment de " la singularité profonde et fugitive des personnes, de leur manière d'être, de penser, de sentir, qui n'est qu'une fois et qui n'est qu'un instant (13) ".

Est-il besoin de montrer combien cette attitude diffère de l'anarchisme ?

Sans doute, en un sens, l'anarchisme procède de l'individualisme (14). Il est en effet la révolte antisociale d'une minorité qui se sent opprimée ou désavantagée par l'ordre de choses actuel. Mais l'anarchisme ne représente que le premier moment de l'individualisme : le moment de la foi et de l'espérance, de l'action courageuse et confiante dans le succès. L'individualisme à son second moment se convertit, comme nous l'avons vu, en pessimisme social.

Le passage de la confiance à la désespérance, de l'optimisme au pessimisme est ici, en grande partie, affaire de tempérament psychologique. Il est des âmes délicates vite froissées au contact des réalités sociales et par suite promptes à la désillusion, un Vigny ou un Heine par exemple. On peut dire que ces âmes appartiennent au type psychologique qu' on a appelé sensitif. En elles le sentiment du déterminisme social, dans ce qu'il a de compressif pour l'individu, se fait particulièrement obsédant et écrasant. Mais il est d'autres âmes qui résistent aux échecs multipliés, qui méconnaissent même les leçons les plus dures de l'expérience et qui restent inébranlables dans leur foi. Ces âmes appartiennent au type actif. Telles ces âmes d'apôtres anarchistes : un Bakounine, un Kropotkine, un Reclus. Peut-être leur confiance imperturbable dans leur idéal tient-elle à une moindre acuité intellectuelle et émotionnelle. Les raisons de doute et de découragement ne les frappent pas assez vivement pour ternir l'idéal abstrait qu'ils se sont forgés et pour les conduire jusqu'à l'étape finale et logique de l'individualisme : le pessimisme social.

Quoi qu'il en soit, l'optimisme de la philosophie anarchiste n'est pas douteux. Cet optimisme s'étale, souvent simpliste et naïf, dans ces volumes à couverture rouge-sang de bœuf qui forment la lecture familière des propagandistes par le fait ! L'ombre de l'optimiste Rousseau plane sur toute cette littérature. L'optimisme anarchiste consiste à croire que les dés-harmonies sociales, que les antinomies que l'état de choses actuel présente entre l'individu et la société ne sont pas essentielles, mais accidentelles et provisoires, qu'elles se résoudront un jour et feront place à une ère d'harmonie.

L'anarchisme repose sur deux principes qui semblent se compléter, mais qui au fond se contredisent. L'un est le principe proprement individualiste ou libertaire formulé par Guillaume de Humboldt et choisi par Stuart Mill comme épigraphe de son Essai sur la Liberté : " Le grand principe est l'importance essentielle et absolue du développement humain dans sa plus riche diversité." L'autre est le principe humaniste ou altruiste qui se traduit sur le terrain économique par le communisme anarchiste. - Que le principe individualiste et le principe humaniste se nient l'un l'autre, c'est ce que prouvent à l'évidence la logique et les faits. Ou le principe individualiste ne signifie rien, ou il est une revendication en faveur de ce qu'il peut y avoir de divers et d'inégal chez les individus, en faveur des traits qui les différencient, les séparent et au besoin les opposent. L'humanisme au contraire, vise à l'assimilation de l'espèce humaine. Son idéal est, suivant l'expression de M. Gide, de faire de cette expression: " nos semblables " une réalité. En fait, nous voyons à l'heure actuelle l'antagonisme des deux principes s'affirmer chez les théoriciens les plus pénétrants de l'anarchisme, et cet antagonisme logique et nécessaire ne peut manquer d'amener la désagrégation de l'anarchisme comme doctrine politique et sociale (15). Quoi qu'il en soit et quelques difficultés que puisse rencontrer celui qui voudrait concilier le principe individualiste et le principe humaniste, ces deux principes rivaux et ennemis se rencontrent du moins sur ce point qu'ils sont tous deux nettement optimistes. - Optimiste, le principe de Humboldt l'est en ce qu'il affirme implicitement la bonté originelle de la nature humaine et la légitimité de son libre épanouissement. Il s'oppose à la condamnation chrétienne de nos instincts naturels, et on conçoit les réserves que M. Dupont-White, le traducteur de l'Essai sur la Liberté, a cru devoir faire du point de vue spiritualiste et chrétien (condamnation de la chair) en ce qui concerne ce principe (16). Non moins optimiste est le principe humaniste. L 'humanisme, en effet, n'est rien autre chose que la divination de l'homme dans ce qu'il a de général, de l'espèce humaine et par conséquent de la société humaine. On le voit, l'anarchisme, optimiste en ce qui concerne l'individu, l'est davantage encore en ce qui concerne la société. L'anarchisme suppose que les libertés individuelles livrées à elles-mêmes s'harmoniseraient naturellement et réaliseraient spontanément l'idéal anarchiste de la société libre.

Quelle est, en regard des deux points de vue opposés, le point de vue chrétien et le point de vue anarchiste, l'attitude de l'individualisme ? L'individualisme, philosophie réaliste, toute de vie vécue et de sensation immédiate, répugne également à ces deux métaphysiques : l'une, la métaphysique chrétienne, qui affirme a priori la perversité originelle ; l'autre, la métaphysique rationaliste et rousseauiste, qui affirme non moins a priori la bonté originelle et essentielle de notre nature. - L 'individualisme se place devant les faits. Or ceux-ci lui font voir dans l'être humain un faisceau d'instincts en lutte les uns avec les autres et dans la société humaine un groupement d'individus nécessairement aussi en lutte les uns avec les autres. Par le fait de ses conditions d'existence, l'être humain est soumis à la loi de la lutte : lutte intérieure entre ses propres instincts, lutte extérieure avec ses semblables. Si reconnaître le caractère permanent et universel de l'égoïsme et de la lutte dans l'existence humaine, c'est être pessimiste, il faudra donc dire que l'individualisme est pessimiste. Mais il faut ajouter aussitôt que le pessimisme de l'individualisme, pessimisme de fait, pessimisme expérimental en quelque sorte, pessimisme a posteriori, est totalement différent du pessimisme théologique qui prononce a priori, au nom du Dogme, la condamnation de la nature humaine. D'autre part, l'individualisme ne se sépare pas moins nettement de l'anarchisme. Si, avec l'anarchisme, il admet le principe de Humboldt comme une expression de la tendance normale et nécessaire de notre nature à son plein épanouissement, il reconnaît en même temps que cette tendance est condamnée à ne jamais se satisfaire, à cause des désharmonies intérieures et extérieures de notre nature (17). En d'autres termes, il considère le développement harmonique de l'individu et de la société comme une utopie. - Pessimiste en ce qui concerne l'individu, l'individualisme l'est davantage encore en ce qui concerne la société : L 'homme est par nature un être désharmonique, en raison de la lutte intérieure de ses instincts. Mais cette désharmonie est accrue par l'état de société qui, par un douloureux paradoxe, comprime nos instincts en même temps qu'il les exaspère . En effet, du rapprochement des vouloir--vivre individuels se forme un vouloir-vivre collectif qui devient immédiatement oppressif pour les vouloir-vivre individuels et qui s'oppose de toutes ses forces à leur épanouissement. L'état de société pousse ainsi à bout les désharmonies de notre nature ; il les exaspère et les met dans la plus désolante lumière. La société représente ainsi vraiment, suivant la pensée de Schopenhauer, le vouloir-vivre humain à son maximum de désir, de lutte, d'inassouvissement et de souffrance. 

De cette opposition entre l'anarchisme et l'individualisme en découlent d'autres.

L'anarchisme croit au Progrès. L'Individualisme est une attitude de pensée qu'on pourrait appeler non historique. Il nie le devenir, le progrès. Il voit le vouloir-vivre humain dans un éternel présent. Comme Schopenhauer, avec qui il offre plus d'une analogie, Stirner est un esprit non historique. Il croit lui aussi que c'est chimère d'attendre de demain quelque chose de neuf et de grand. Toute forme sociale, par le fait qu'elle se cristallise, écrase l'individu. Pour Stirner, pas de lendemain utopique, pas de " Paradis à la fin de nos jours " ; il n'y a que l'aujourd'hui égoïste. L'attitude de Stirner en face de la société est la même que celle de Schopenhauer devant la nature et la vie. Chez Schopenhauer, la négation de la vie reste toute métaphysique et, si l'on peut dire, toute spirituelle. (On se rappelle que Schopenhauer condamne le suicide, qui en serait la négation matérielle et tangible.) De même la rébellion de Stirner contre la société est une rébellion toute spirituelle, toute intérieure, toute d'intention et de volonté intime. Elle n'est pas, comme chez un Bakounine, un appel à la pandestruction. Elle est, à l'égard de la société, un simple acte de défiance et d'hostilité passive, un mélange d'indifférence et de résignation méprisante. Il ne s'agit pas pour l'individu de lutter contre la société ; car la société sera toujours la plus forte. Il faut donc lui obéir, - lui obéir comme un chien. Mais Stirner, tout en lui obéissant, garde pour elle, en guise de consolation, un immense mépris intellectuel. C'est à peu près l'attitude de Vigny vis-à-vis de la nature et de la société. " Un désespoir paisible, sans convulsions de colère et sans reproches au ciel, est la sagesse même (18). " Et encore : " Le silence sera la meilleure critique de la vie. "

L'anarchisme est un idéalisme exaspéré et fou. L'individualisme se résume en un trait commun à Schopenhauer et à Stirner : un impitoyable réalisme. Il aboutit à ce qu'un écrivain allemand appelle une " désidéalisation " (Entidealisierung) (19) foncière de la vie et de la société. " Un idéal n'est qu'un pion ", dit Stirner. - A ce point de vue, Stirner est le représentant le plus authentique de l'individualisme. Son verbe glacé saisit les âmes d'un tout autre frisson que le verbe enflammé et radieux d'un Nietzsche. Nietzsche reste un idéaliste impénitent, impérieux, violent. Il idéalise l'humanité supérieure. Stirner représente la plus complète désidéalisation de la nature et de la vie, la plus radicale philosophie du désabusement qui ait paru depuis l'Ecclésiaste. Pessimiste sans mesure ni réserve, l'individualisme est absolument antisocial, à la différence de l'anarchisme, qui ne l'est que relativement (par rapport à la société actuelle).

L'anarchisme admet bien une antinomie entre l'individu et l'Etat, antinomie qu'il résout par la suppression de l'Etat; mais il ne voit aucune antinomie foncière, irréductible, entre l'individu et la société. L'anarchisme, s'il anathémise l'Etat, absout et divinise presque la société. C'est que la société représente à ses yeux une croissance spontanée (Spencer), tandis que l'Etat est une organisation artificielle et autoritaire (20). Aux yeux de l'individualiste, la société est tout aussi tyrannique, sinon davantage, que l'Etat. La société, en effet, n'est autre chose que l'ensemble des liens sociaux de tout genre (opinion, mœurs, usages, convenances, surveillance mutuelle, espionnage plus ou moins discret de la conduite des autres, approbations et désapprobations morales, etc). La société ainsi entendue constitue un tissu serré de tyrannies petites et grandes, exigeantes, inévitables, incessantes, harcelantes et impitoyables, qui pénètrent dans les détails de la vie individuelle bien plus profondément et plus continûment que ne peut le faire la contrainte étatiste. D'ailleurs, si l'on y regarde de près, la tyrannie étatiste et la tyrannie des mœurs procèdent d'une même racine : l'intérêt collectif d'une caste ou d'une classe qui désire établir ou garder sa domination et son prestige. L'opinion et les mœurs sont en partie le résidu d'anciennes disciplines de caste en voie de disparaître, en partie le germe de nouvelles disciplines sociales qu'apporte avec elle la nouvelle classe dirigeante en voie de formation. C'est pourquoi, entre la contrainte de l'Etat et celle de l'opinion et des mœurs, il n'y a qu'une différence de degré. Elles ont au fond même but : le maintien d'un certain conformisme moral utile au groupe et mêmes procédés : vexation et élimination des indépendants et des réfractaires. La seule différence est que les sanctions diffuses (opinion et mœurs) sont plus hypocrites que les autres. Proudhon a raison de dire que l'Etat n'est que le miroir de la société. Il n'est tyrannique que parce que la société est tyrannique. Le gouvernement, suivant la remarque de Tolstoï, est une réunion d'hommes qui exploitent les autres et qui favorisent surtout les méchants et les fourbes. Si telle est la pratique du gouvernement, c'est que telle est aussi celle de la société. Il y a adéquation entre ces deux termes : Etat et société. L'un vaut ce que vaut l'autre. L'esprit grégaire ou esprit de société n'est pas moins oppressif pour l'individu que l'esprit étatiste ou l'esprit prêtre, qui ne se maintiennent que grâce à lui et par lui. Chose étrange! Stirner lui-même semble partager, sur les rapports de la société et de l'Etat, l'erreur d'un Spencer et d'un Bakounine. Il proteste contre l'intervention de l'Etat dans les actes de l'individu, mais non contre celle de la société. " Devant l'individu, l'Etat se ceint d'une auréole de sainteté ; il fait par exemple une loi sur le duel. Deux hommes qui conviennent de risquer leur vie afin de régler une affaire (quelle qu'elle soit) ne peuvent exécuter leur convention parce que l'Etat ne le veut pas ; ils s'exposeraient à des poursuites judiciaires et à un châtiment. Que devient la liberté de l'arbitre ? Il en est tout autrement là où, comme dans l'Amérique du Nord, la société décide de faire subir aux duellistes certaines conséquences désagréables de leur acte et leur retire, par exemple, le crédit dont ils avaient joui antérieurement. Refuser son crédit est l'affaire de chacun, et s'il plaît à une société de le retirer à quelqu'un pour l'une ou l'autre raison, celui qu'elle frappe ne peut pas se plaindre d'une atteinte à sa liberté : la société n'a fait qu'user de la sienne. La société dont nous parlions laisse l'individu parfaitement libre de s'exposer aux suites funestes ou désagréables qu'entraînera sa manière d'agir et laisse pleine et entière sa liberté de vouloir. L'Etat fait précisément le contraire : il dénie toute légitimité à la volonté de l'individu et ne reconnaît comme légitime que sa propre volonté, la loi de l'Etat (21)." - Etrange raisonnement. La loi ne me frappe pas. - En quoi suis-je plus libre si la société me boycotte ? De tels raisonnements légitimeraient tous les attentats d'une opinion publique infectée de bigoterie morale contre l'individu C'est sur de tels raisonnements qu'est bâtie la légende de la liberté individuelle dans les pays anglo-saxons (22) . Stirner sent bien lui-même le vice de son raisonnement, et il en arrive un peu plus loin à sa célèbre distinction entre société et association. Dans l'une (la société), l'individu est pris comme moyen ; dans l'autre (l'association), il se prend lui-même comme fin et traite l'association comme un moyen de puissance et de jouissance personnelle : " Tu apportes dans l'association toute ta puissance, toute ta richesse, et tu t'y fais valoir. Dans la société, toi et ton activité êtes utilisés. Dans la première, tu vis en égoïste ; dans la seconde, tu vis en homme, c'est-à--dire religieusement : tu y travailles à la vigne du Seigneur. Tu dois à la société tout ce que tu as, tu es son obligé et tu es obsédé de devoirs sociaux ; à l'association, tu ne dois rien ; elle te sert, et tu la quittes sans scrupule dès que tu n'as plus d'avantages à en tirer... " " Si la société est plus que toi, tu la feras passer avant toi, et tu t'en feras le serviteur; l'association est ton outil, ton arme, elle aiguise et multiplie ta force naturelle. L'association n'existe que pour toi, et par toi, la société au contraire te réclame comme son bien et elle peut exister sans toi. Bref, la société est sacrée et l'association est ta propriété, la société se sert de toi et te sers de l'association (23). "

Distinction vaine, s'il en fut ! Où fixer la limite entre société et association ? L'association ne tend-elle pas, de l'aveu de Stirner, à se cristalliser aussitôt en société ?

De quelque façon qu'il s'y prenne, l'anarchisme est dans l'impossibilité de concilier les deux termes antinomiques : société, liberté individuelle. La société libre rêvée par lui est une contradiction dans les termes. C'est du fer en bois, c'est un bâton sans bout. Parlant des anarchistes, Nietzsche écrit : " On peut déjà lire sur tous les murs et sur toutes les tables leur mot de l'avenir : société libre. - Société libre ! Parfaitement ! Mais je pense que vous savez, messieurs, avec quoi on la construit ? - Avec du bois en fer (24)... " L'individualisme est plus net et plus franc que l'anarchisme. Il met Etat et société et association sur le même plan ; il les renvoie dos à dos et les jette autant que possible par-dessus bord. " Toutes les associations ont les défauts des couvents ", dit Vigny.

Antisocial, l'individualisme est volontiers immoraliste. Ceci n'est pas vrai d'une façon absolue. Chez un Vigny, l'individualisme pessimiste se concilie avec un stoïcisme moral hautain, sévère et pur. Toutefois, même chez Vigny, un élément immoraliste subsiste : une tendance à désidéaliser la société, à disjoindre et à opposer les deux termes : société et moralité, et à regarder la société comme une génératrice fatale de lâcheté, d'inintelligence et d'hypocrisie. " Cinq-Mars Stello, Servitude et Grandeur militaires sont les chants d'une sorte de poème épique sur la désillusion ; mais ce ne sera que des choses sociales et fausses que je ferai perdre et que je foulerai aux pieds les illusions; j'élèverai sur ces débris, sur cette poussière, la sainte beauté de l'enthousiasme, de l'amour, de l'honneur (25)... " Il va sans dire que chez un Stirner, un Stendhal, l'individualisme est immoraliste sans scrupule ni réserve. - L'anarchisme est imbu d'un moralisme assez grossier. La morale anarchiste, pour être sans obligation ni sanction, n'en est pas moins une morale . C'est au fond la morale chrétienne, abstraction faite de l'élément pessimiste que renferme cette dernière. L'anarchiste suppose que les vertus nécessaires à l'harmonie sociale fleuriront d'elles-mêmes. Ennemie de la coercition, la doctrine accorde la faculté de puiser dans les magasins généraux aux paresseux eux-mêmes. Mais l'anarchiste est persuadé que, dans la cité future, des paresseux seront très rares ou même qu'il n'y en aura pas. 

Optimiste et idéaliste, imbu d'humanisme et de moralisme, l'anarchisme est un dogmatisme social. Il est une " cause ", au sens que Stirner donne à ce mot. Autre chose est une " cause ", autre chose une simple attitude d'âme individuelle. Une cause implique une adhésion commune à une idée, une croyance partagée et un dévouement à cette croyance. Tel n'est pas l'individualisme. L'individualisme est antidogmatique et peu enclin au prosélytisme. Il prendrait volontiers pour devise le mot de Stirner : " Je n'ai mis ma cause en rien. " Le véritable individualiste ne cherche pas à communiquer aux autres sa propre sensation de la vie et de la société. A quoi bon ? Omne individuum ineffabile. Persuadé de la diversité des tempéraments et de l'inutilité d'une règle unique, il disait volontiers avec David Thoreau : " Je ne voudrais pas pour tout le monde que quelqu'un adoptât ma façon de vivre : car, sans compter qu'avant qu'il l'ait bien apprise, j'en aurai peut-être découvert une autre, - je voudrais qu'il y eût au monde autant de personnes différentes que possible ; mais je voudrais que chacun prit bien soin de suivre son chemin à lui et non pas celui de son père, de sa mère ou de son voisin. " L'individualiste sait qu'il y a des tempéraments réfractaires à l'individualisme et qu'il serait ridicule de vouloir les convaincre. Aux yeux d'un penseur épris de solitude et d'indépendance, d'un méditatif, d'un pur adepte de la vie intérieure comme Vigny, la vie sociale et ses agitations apparaissent comme quelque chose de factice, de truqué, d'exclusif de tout sentiment sincère et fortement senti. Et inversement ceux qui par tempérament éprouvent un impérieux besoin de vie et d'action sociale, ceux qui se lancent dans la mêlée, ceux qui ont des enthousiasmes politiques et sociaux, ceux qui croient à la vertu des ligues et des groupements, ceux qui ont sans cesse à la bouche ces mots : l'Idée, la Cause..., ceux qui croient que demain apportera quelque chose de neuf et de grand, ceux-là méconnaissent et dédaignent nécessairement le méditatif, qui abaisse devant la foule la herse dont parle Vigny. La vie intérieure et l'action sociale sont deux choses qui s'excluent. Les deux sortes d'âmes ne sont pas faites pour se comprendre. En antithèse qu'on lise d'un côté les Aphorismes de Schopenhauer sur la Sagesse de la vie, cette bible d'un individualisme réservé, défiant et triste, ou le Journal intime d'Amiel, ou le Journal d'un poète de Vigny; d'un autre côté, qu'on lise un Benoît Malon, un Elisée Reclus ou un Kropotkine, et on verra l'abîme qui sépare les deux sortes d'âmes.

Si l'on demande maintenant quels sont les traits les plus saillants du dogmatisme anarchiste, on peut répondre que le premier et plus important de ces traits est l'intellectualisme ou le scientisme. Quelles que soient les différences qui séparent le marxisme orthodoxe et l'anarchisme traditionnel, on peut les considérer, suivant la fine remarque de E. Ed. Berth, comme " les deux aspects divergents, mais complémentaires d'une même psychologie sociale, de cette psychologie sociale très intellectualiste et très rationaliste qui a régné dans la seconde moitié du dernier siècle (26)". Ce qui caractérise l'anarchisme, c'est la foi en la science. Les anarchistes sont en général de grands liseurs, des fer-vents de la science. C'est aussi la foi en l'efficacité de la science pour fonder une société rationnelle- " Personne, dit M. Berth, n'a voué à la Science un culte plus fervent, personne n'a cru à la vertu de la science avec plus d'ardente foi que les anarchistes individualistes. Ils ont toujours opposé la Sciences à la Religion et conçu la Libre pensée comme une anti-Eglise... " " Mais, ajoute M. Berth, il convient d'insister sur cette religion de la Science si éminemment développée chez les anarchistes individualistes. Il y a deux parties dans la Science : l'une formelle, abstraite, systématique, dogmatique, sorte de cosmologie métaphysique, très éloignée du réel et prétendant cependant enserrer ce réel divers et prodigieusement complexe dans l'unité de ses formules abstraites et simples ; c'est la Science tout court, avec un grand S, la Science une, qui prétend faire pièce à la Religion, lui opposer solution à solution et donner du monde et de ses origines une explication rationnelle, - et il y a les sciences, diverses, concrètes, ayant chacune leur méthode propre, adaptée à leur objet particulier, -sciences qui serrent le réel d'aussi près que possible et ne sont de plus en plus que des techniques raisonnées. Ici, la prétendue unité de la science est rompue. Il va de soi que la partie formelle et métaphysique est celle qu'ont surtout cultivée les anarchistes. Elle procure à ceux qui s'y adonnent une ivresse intellectuelle qui leur donne une formidable illusion de puissance. Elle remplace la religion, elle comble le vide laissé dans l'âme par la foi évanouie. On possède le monde ; on le tient en quelques for-mules simples et claires: quel empire ! et quelle revanche pour un isolé, un solitaire, un sauvage! il échappe à la faiblesse et à la misère inhérentes à sa solitude, et le voilà maître de l'Univers (27) ! " - De cet intellectualisme scientiste découle l'autoritarisme anarchiste. " L'intellectualisme anarchiste - il n'échappe pas à la loi de tout intellectualisme -aboutit ainsi au plus parfait autoritarisme. C'est fatal. Il n'y a pas place pour la liberté dans un système intellectualiste, quel qu'il soit. La liberté, c'est l'invention, le droit et le pouvoir de trouver quelque chose de nouveau, d'ajouter du neuf à l'uni-vers : mais s'il y a une vérité une et universelle, qui nous est révélée par la religion ou par la science. et en dehors de laquelle il n 'y a ni bonheur individuel, ni ordre social, la liberté n'a pas de raison d'être, elle n'existe que négativement; la science réclame la liberté contre la religion, et quand la science domine, la religion réclame la liberté contre la science, mais comme il ne peut exister deux vérités unes et universelles, il faut que l'une extermine l'autre ; car, s'il y a une vérité, c'est au nom de cette vérité une que doit se réaliser l'unité sociale, l'unité morale, nationale, internationale, humaniste (27). " - L'intellectualisme scientiste a marqué de son empreinte tous les plans de réorganisation sociale d'après les formules anarchistes. Les premiers théoriciens de l'anarchie font appel à des considérations cosmologiques, physiques, biologiques aussi prétentieuses que nuageuses (28). La biologie, notamment est invoquée à tout propos à l'appui des utopies anarchistes. C'est elle qui nous montre chez les êtres vivants le spectacle de " l'autonomie dans l'harmonie " et nous invite à réaliser cet idéal dans les sociétés humaines. C'est elle qui nous suggère l'idée égalitaire de l'équivalence des fonctions et des organes dans l'organisme biologique et, par analogie, dans l'organisme social. L'idéal vague d'évolution intervient comme un deus ex machina pour résoudre les difficultés. - C'est également du progrès de la science qu'on attend le bien-être futur de l'humanité. Le progrès scientifique et mécanique engendrera un tel regorgement de richesses que la " prise au tas " suffira comme moyen de répartition (29).

Il va de soi que l'individualisme ne retient rien de ces rêveries pseudo-scientifiques. Pour l'individualiste, la Science n'existe pas ; il existe seulement des sciences, c'est-à-dire des méthodes d'investigation plus ou moins prudentes et sûres. Rien de plus contraire au véritable esprit scientifique que le scientisme unitaire dont il a été question plus haut. - L'individualiste d'ailleurs est médiocrement ami de l'intellectualisme, où il voit avec raison une menace d'autoritarisme. Avec les Bayle, les Stendhal. les Fourier, il nie volontiers l'action de l'idée sur la conduite ; il limite le champ de la prévoyance, il appelle de ses vœux la liberté et le hasard. La prévoyance nous forge des chaîne ; elle nous rend prudents, timorés, calculateurs. L'individualiste chante volontiers avec Stirner l'heureuse liberté de l'instant, il se défie des généralisations de la sociologie qui, pour être une science inexacte, n'en est pas moins despotique; il s'insurge contre l'oligarchie de savants rêvée par M. Berthelot avec autant de vanité que les anciens papes rêvaient d'une théocratie universelle. L'individualiste aime peu les plans de réorganisation sociale ; son attitude en face de ces problèmes est celle, toute négative, défi-nie par l'Ennemi des Lois de M. Barrès: " Que mettrez-vous à la place, m'allez-vous dire ? Je l'ignore, quoique j'en sois fort curieux. Entraîné à détruire tout ce qui est, je ne vois rien de précis à substituer là. C'est la situation d'un homme qui souffre de brodequins trop étroits: il n'a souci que de les ôter... De toute sincérité, je me crois d'une race qui ne vaut que pour comprendre et désorganiser (30). " 

Les différences qui viennent d'être indiquées du point de vue théorique entre l'anarchisme et l'individualisme en entraînant d'autres sur le domaine de la pratique.

La ligne de conduite recommandée par l'individualisme vis-à-vis de la société établie diffère notablement de celle que prescrit l'anarchisme.

Pour l'individualiste, le problème qui se pose est celui-ci : Comment faire pour vivre dans une société regardée comme un mal nécessaire ?

La seule solution radicale que comporte le pessimisme social serait, ce semble, le suicide ou la retraite dans les bois. Mais si, à tort ou à raison, l'individualiste répugne à cette extrémité, une autre solution se présente à lui, solution non plus radicale, mais seulement approchée, relative, fondée sur un accommodement aux nécessités de la vie pratique. - Le problème est ici analogue à celui que Schopenhauer s'est posé au début des Aphorismes sur la sagesse dans la vie. Il s'agit pour lui d'exposer un art de rendre la vie aussi agréable et aussi heureuse que possible, ou, selon son expression, une " eudémonologie ". Or, l'idée d'une telle eudémonologie est en contradiction directe avec la conception générale que Schopenhauer s'est faite de la vie. Par conséquent l'eudémonologie qu'il va exposer sera expressément donnée par lui comme une philosophie inférieure, exotérique, faite du point de vue de l'erreur, une concession à la faiblesse humaine et aux nécessités de la vie pratique. " Pour pouvoir traiter cette question, dit Schopenhauer, j'ai dû m'éloigner entièrement du point de vue élevé, métaphysique et moral, auquel conduit ma véritable philosophie. Tous les développements qui vont suivre sont donc fondés, dans une certaine mesure sur un accommodement, en ce sens qu'ils se placent au point de vue habituel, empirique, et en conservant l'erreur (31). " Exactement de la même façon, il est permis à l'individualiste, au pessimiste social de se demander comment il pourra s'arranger pour réaliser le maximum d'indépendance relative, compatible avec un état social forcément oppressif et tyrannique. Il s'agit d'un problème pratique qui consiste à relâcher le plus possible les chaînes sociales, à reculer le plus possible les entraves que la société inflige à l'individu, à établir une sorte de transaction et de modus vivendi tolérable pour l'individu condamné à vivre en société.

La tactique de l'individualiste contre la société sera infiniment plus complexe, plus délicate, plus riche, plus nuancée et plus variée que celle, grossière et brutale, de l'anarchisme. - Chacun ici pourra se faire son plan de vie individuelle, se composer un recueil de recettes pratiques pour louvoyer avec la société, pour lui échapper dans la mesure du possible, pour passer à travers les mailles du filet dont elle l'enserre ou, si l'on préfère, pour glisser entre les embûches sociales, en ne laissant que le moins possible de laine aux ronces du chemin.

Cette tactique peut porter sur deux points :

1° œuvre d'affranchissement extérieur de l'individu vis-à-vis des relations et influences sociales où il se trouve engagé (cercles sociaux et autorités dont il dépend) ; 2° méthode d'affranchissement intérieur ou hygiène intellectuelle et morale propre à fortifier en soi les sentiments d'indépendance et d'individualisme.

Sur le premier point, on pourrait peut-être, en s'aidant des observations et des préceptes des moralistes individualistes, dresser un petit programme qui comporterait les articles suivants :

a. Réduire au minimum les relations et les assujettissements extérieurs. Pour cela, simplifier sa vie ; ne s'engager dans aucun lien, ne s'affilier à aucun groupe (ligues, partis, groupements de tout genre), capable de retrancher quelque chose à notre liberté (Précepte de Descartes). Braver courageusement le Vae soli. Cela est souvent utile ;

b. Si le manque d'indépendance économique ou la nécessité de nous défendre contre des influences plus puissantes et plus menaçantes nous contraint de nous engager dans ces liens, ne nous lier que d'une façon absolument conditionnelle et révocable et seulement dans la mesure où notre intérêt égoïste l'ordonne ;

c. Pratiquer contre les influences et les pouvoirs la tactique défensive qui peut se formuler ainsi : Divide ut liber sis. Mettre aux prises les influences et les pouvoirs rivaux; maintenir soigneusement leurs rivalités et empêcher leur collusion toujours dangereuse pour l'individu. S'appuyer tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre, de manière à les affaiblir et les neutraliser l'un par l'autre. Amiel reconnut les heureux effets de cette tactique. " Tous les partis, dit-il, visent également à l'absolutisme, à l'omnipotence dictatoriale. Heureusement qu'ils sont plu-sieurs et qu'on pourra les mettre aux prises (32) " ;

d. En vertu de ce jeu de bascule, quand un pou-voir acquiert une prépondérance par trop forte, il devient, de droit, l'ennemi. A ce point de vue, l'individualisme peut admettre parfaitement l'existence de l'Etat, mais d'un Etat faible, dont l'existence est assez précaire et menacée pour qu'il soit besoin de ménager les individus ;

e. S'accommoder en apparence de toutes les lois, de tous les usages auxquels il est impossible de se dérober. Ne pas nier ouvertement le pacte social ; biaiser avec lui quand on est le plus faible. L'individualiste, d'après M. R. de Gourmont, est celui qui " nie, c'est-à-dire détruit dans la mesure de ses forces le principe d'autorité. C'est celui qui, chaque fois qu'il le peut faire sans dommage, se dérobe sans scrupule aux lois et à toutes les obligations sociales. Il nie et détruit l'autorité en ce qui le concerne personnellement; il se rend libre autant qu'un homme peut être libre dans nos sociétés compliquées (33) ".

Les préceptes relatifs à l'attitude politique méritent une mention spéciale. En principe, l'individualisme est indifférent aux régimes politiques par ce qu'il est également hostile à tous. L'idée-mère de Stello est que tous les régimes politiques : monarchie (Voir l'Histoire d'une puce enragée), république bourgeoise {Histoire de Chatterton), république jacobine (une Histoire de la Terreur), persécutent également le poète, c'est-à-dire l'individualité supérieure, géniale et indépendante. " Donc, dit Stello, constatant cet ostracisme perpétuel, des trois formes du pouvoir possibles, la première nous craint, la seconde nous dédaigne comme inutiles, la troisième nous hait et nous nivelle comme supériorités aristocratiques. Sommes-nous donc les ilotes éternels des sociétés ? " David Thoreau refusait de voter et appelait la politique : " quelque chose d'irréel, d'incroyable et d'insignifiant ". -Toutefois il est des cas où l'individu peut utilement s'occuper de politique. Cela peut être un moyen pour lui de combattre et de neutraliser d'autres influences sociales dont il souffre. - D'autre part, par le fait même qu'il est, en principe, également défiant à l'égard de tous les régimes, l'individualisme peut, en pratique, s'accommoder de tout et se concilier avec toutes les opinions (34).

Parmi les individualistes, il en est qui sont particulièrement sévères pour la démocratie. D'autres s'inspirent de M. Bergeret, qui se rallie à elle comme au régime le moins dogmatique et le moins unitaire -" La démocratie, dit M. Bergeret, est encore le régime que je préfère. Tous les liens y sont relâchés, ce qui affaiblit l'Etat, mais soulage les personnes et procure une certaine facilité de vivre et une liberté que détruisent malheureusement les tyrannies locales. "

A côté de la tactique extérieure qui vient d'être exposée prend place une méthode d'hygiène intellectuelle et morale qui a pour but de maintenir notre indépendance intérieure. Elle pourrait aussi se résumer en ces quelques préceptes :

a. Cultiver en soi le scepticisme social, le dilettantisme social et toutes les attitudes de pensées qui ressortissent à l'individualisme.

b. Se pénétrer du caractère précaire, fictif (35) et, au fond, facultatif du pacte social et de la nécessité pour l'individu de corriger ce que ce pacte a de trop tyrannique par toutes les ressources de la casuistique individualiste la plus tolérante et la plus large :

c. Méditer et observer ce précepte de Descartes écrivant de Hollande : " Je me promène parmi les hommes comme s'ils étaient des arbres. " S'isoler , se retirer en soi, regarder les hommes autour de soi comme les arbres d'une forêt; voilà une véritable attitude individualiste ;

d. Méditer et observer ce précepte de Vigny : " Séparer la vie poétique de la vie politique ", ce qui revient à séparer la vie vraie, la vie de la pensée et du sentiment, de la vie extérieure et sociale ;

e. Pratiquer cette double règle de Fourier : Le Doute absolu (de la civilisation), et l'Ecart absolu (des voies battues et traditionnelles) ;

f. Méditer et observer ce précepte d'Emerson : " Ne jamais se laisser enchaîner par le passé, soit dans ses actes, soit dans ses pensées " ;

g. Pour cela, ne pas perdre une occasion de se dérober aux influences sociales habituelles, de fuir la cristallisation sociale. L 'expérience la plus ordinaire atteste la nécessité de ce précepte. Quand nous avons vécu pendant quelque temps dans un milieu étroit qui nous circonvient et nous harcèle de ses mesquineries, de ses petites critiques, de ses petits dangers et de ses petites haines, rien ne nous rend le sentiment de nous-même comme une courte absence, un court voyage. On sent alors combien l'on était, à son insu, comme harnaché et domestiqué par la société. On rentre les yeux dessillés, le cerveau rafraîchi et nettoyé de toute la petite sottise sociale qui l'envahissait. D'autres fois, si l'on ne peut voyager, on peut du moins se mettre à la suite d'un grand voyageur du rêve. Je me souviens d'un ami qui, malade, isolé dans de petites villes méchantes, entouré de petites haines et de ragots imbéciles, se donnait une sensation infinie de joie et de liberté en relisant les Reisebilder. Il s'échappait avec Heine dans le monde enchanté du rêve, et le milieu n'existait plus pour lui.

Ces quelques préceptes individualistes n'ont qu'une valeur d'exemples. On en trouverait un grand nombre d'analogues dans les Aphorismes de Schopenhauer et aussi chez Vigny et chez Stirner. Ils suffisent à caractériser la psychologie de l'individualiste et à la distinguer de celle de l'anarchiste. 

Disons un mot en terminant des destinées probables de l'anarchisme et de l'individualisme.

A l'heure actuelle, l'anarchisme semble être entré, soit comme doctrine, soit comme parti, dans une période de désagrégation et de dissolution. M. Laurent Tailhade, transfuge, il est vrai, du parti, constatait naguère cette dissolution avec un mélange de mélancolie et d'ironie. La raison de cette désagrégation se trouve vraisemblablement dans la contra-diction intime, que nous avons signalée plus haut. C'est la contradiction qui existe entre les deux principes que l'anarchisme prétend concilier : le principe individualiste ou libertaire et le principe humaniste ou solidariste, qui se traduit sur le terrain économique par le communisme. Par l'évolution même de la doctrine, ces deux éléments tendent de plus en plus à se dissocier. Chez un certain nombre d'anarchistes (surtout des intellectuels), nous pouvons voir l'anarchisme se muer plus ou moins nette-ment en individualisme pur et simple, c'est-à-dire en une attitude de pensée fort différente de l'anarchisme proprement dit, et compatible au besoin avec l'acceptation d'institutions politiques et sociables fort éloignées de l'idéal anarchiste traditionnel. D'autres, en plus grand nombre, surtout ceux qui mettent au premier plan les questions de vie matérielle et d'organisation économique, font bon marché de l'individualisme et le dénoncent volontiers comme une fantaisie d'aristocrate et une égoïsme intolérable. Leur anarchisme aboutit à un socialisme extrême, à une sorte de communisme humanitaire et égalitaire qui ne fait aucune place à l'individualisme. - Ainsi se révèle dans l'anarchisme un antagonisme de principes et de tendances qui constitue pour la doctrine un germe fatal de désagrégation (36). L'individualisme tel que nous l'avons défini, -sentiment de révolte contre les contraintes sociales, sentiment de l'unicité du moi, sentiment des antinomies qui s'élèvent inéluctablement dans tout état social entre l'individu et la société, pessimisme social, - l'individualisme, disons-nous, ne semble pas près de disparaître des âmes contemporaines. Il a trouvé dans les temps modernes plus d'un interprète sincère et passionné, dont la voix aura long-temps encore un écho dans les âmes éprises d'indépendance. L'individualisme n'a pas le caractère passager et artificiel d'une doctrine politique et sociale telle que l'anarchisme. Les raisons de sa pérennité sont d'ordre plutôt psychologique que social. En dépit des prédictions des sociologues optimistes, qui, comme M. Draghicesco (37), se persuadent que la marche de l' évolution sociale et le fonctionnement mécanique de quelques lois sociologiques simples, telles que la loi d'intégration sociale, auront la vertu, dans un avenir plus ou moins lointain, de rationaliser et de socialiser complètement les instincts humains, d'assimiler, d'égaliser et de domestiquer toutes les âmes, de noyer l'individu dans la collectivité, d'effacer en lui tout sentiment d'individualité, toute velléité d'indépendance et de résistance aux soi-disant lois de la raison et de morale, d'amener enfin l'avènement de cette race de " lâches heureux " dont parle Leconte de Lisle, il est permis de croire que l'individualisme restera une forme permanente et indestructible de la sensibilité humaine et qu'il durera autant que les sociétés elles--mêmes. 

Georges Palante

La Sensibilité individualiste - 5 - Anarchisme et individualisme
Ce texte est paru pour la première fois sous forme d'article en 1907 dans la Revue philosophique.

Voir en liens, les autres concepts :

https://www.librairal.org/wiki/Georges_Palante:La_Sensibilit%C3%A9_individualiste

 


 

Notes

(1) A vrai dire, la philosophie sociale de Stimer, celle de Nietzsche et celle de M. Maurice Barrès (dans Un homme libre et dans l'Ennemi des lois) mériterait plutôt, comme on le verra d'après les distinctions que nous allons établir, l'épithète d'individualisme que celle d'anarchisme.

(2) Voir Hasch, l'Individualisme anarchiste, Max Stirner, p. 276 (F. Alcan).

(3) Nous avons essayé de défendre, dans notre livre : Combat pour l'Individu, un certain individualisme qui a été qualifié par plusieurs critiques d'anarchisme intellectuel. L'épithète d'anarchiste n'a rien qui nous fasse peur. Mais, pour la clarté des idées, nous croyons qu'il convient de maintenir distinctes les deux expressions: anarchisme et individualisme.

(4) Vigny, Journal d'un poète, p. 25 (éd. Ratisbonne).

(5) Voir le roman des Pléiades, p. 22, 23, etc.

(6) Vigny, Journal d'un poète, p. 262.

(7) Benjamin Constant, Adolphe, p. 202.

(8) Vigny, Journal d'un poète, p. 236.

(9) Vigny, Journal d'un poète, p. 161.

(10) Vigny, Journal d'un poète.

(11) M. Barrès, Un Homme libre-.

(12) Ibid., p. 100.

(13) Tarde, les lois de l'imitation, sub fine (F. Alcan).

(14) Nietzsche a dit en ce sens : " L'anarchisme n'est qu'un moyen d'agitation de l'individualisme " (Volonté de puissance, § 337).

(15) Nous faisons allusion ici à un récent et très intéressant débat entre deux théoriciens de l'anarchisme, MM. Malato et Janvion, dans le journal L'Ennemi du Peuple (1903) et à une série d'articles intitulés Individualisme et Humanisme et écrits par M. Janvion dans ce journal. Le conflit entre l'individualisme et l'humanisme est porté à. l'aigu dans ce débat, où M. Janvion, adversaire de l'humanisme, nous semble donner de beaucoup les meilleures raisons.

(16) " Eh bien, dit M. Dupont-White, je ne puis croire à ce dogme! Ce n'est pas chose à proposer aux hommes que de se montrer tels qu'ils sont, que d'apparaître tout entiers. Si notre nature était une en ce sens qu'elle fût purement spirituelle, on pourrait à ce titre encore lui rendre la main et la livrer à tout son essor: l'égarement ne serait pas à craindre... mais quand un être porte en lui des impulsions si différentes, si contradictoires, n'est-il pas bien hasardeux de le convier au développement de toute sa nature dans sa plus riche diversité ? Encore un peu et vous direz comme Fourier que les passions viennent de Dieu et que le devoir vient de l'homme. C'est tout au moins trop de complaisance pour les penchants très divers, quelques-uns très saugrenus, qui persistent avec tant d'éclat au-dessus du singe. " La conclusion est à peu près celle que donnerait M. Brunetière: " Gardez-vous de provoquer un être ainsi fait et ainsi conditionné à s'épanouir dans toutes ses proportions. Qu'il se cultive et se manifeste à certains égards, soit: mais surtout qu'il se borne, qu'il se réduise, qu'il s'efface, tel est l'idéal à son usage. Au surplus, ceci n'est pas une question : nous ne sommes en société que pour en tirer ce bénéfice d'une contrainte mutuelle, je dirais presque d'une mutilation universelle. " (Dupont-White, préface de l'Essai sur la Liberté de St. Mill.)

(17) M. Metchnikoff, malgré son optimisme, reconnaît pleinement les désharmonies de la nature humaine dans la vie morale et sociale. Il est vrai qu'il semble attendre des progrès de la science une atténuation de ces désharmonies. Voir B. Metchnikoff. Etudes sur la nature humaine, Essai de philosophie optimiste, p. 137 et suiv.

(18) Vigny, Journal d'un poète, p. 32.

(19) L'expression est de M. J. Volkelt, dans son livre : A. Schopenhauer, seine Persönlichkeit, seine Lehre, sein Glaube, p. 47.

(20) Voir aussi, sur ce point, Bakounine, Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, p. 285 et suiv.

(21) Stimer, l'Unique (trad. Reclaire, p. 286).

(22) Ce qui prouve encore qu'il y a parallélisme entre Etat et société et que le libéralisme de l'un vaut celui de l'autre, c'est la récente mesure prise par l'Etat américain contre l'écrivain russe Gorki dans les circonstances qu'on sait . Une telle mesure, qui heureusement paraîtrait impossible et ridicule en France, n'est possible là-bas que grâce à un certain état de l'opinion publique.

(23) Stirner, l'Unique, éd. Reclaire, p. 383.

(24) Nietzsche, Le Gai savoir, § 356.

(25) Journal d'un poète, p. 17.

(26) Edouard Berth, Anarchisme individualiste, marxisme orthodoxe, syndicalisme révolutionnaire (Mouvement socialiste du 1er mai 1905, p. Il).

(27) Ed. Berth, loc. cit., p. 14.

(28) On peut se reporter sur ce point à un numéro de la Plume datant de l'époque héroïque de l'anarchie (mai 1893). Ce numéro contient un exposé théorique des fondements scientifiques de l'anarchisme par André Veydaux et un plan de la société future aux points de vue économique, politique, sexuel, moral, etc., par les principaux écrivains anarchistes de l'époque. Voici un échantillon des rêveries pseudo-scientifiques de M. André Veydaux, où il s'appuie sur l'autorité de M. de Lanessan : " L'atome se meut librement dans sa sphère équilibrée par la gravitation de l'atomisme ambiant. Le témoignage de la nature est irrécusable. Minéralité, végétalité, animalité présentent dans leurs manifestations intimes le spectacle de l'harmonie dans l'autonomie. "... " La centralisation existe--t-elle réellement chez les êtres pluricellulaires ? Leurs cellules sont-elles divisées en cellules dominatrices et en cellules obéissantes, en maîtres et en sujets ? Tous les faits que nous connais-sons répondent négativement avec la plus grande netteté. Je n'insisterai pas sur l'autonomie réelle dont jouit chacune des cellules de tout organisme pluricellulaire ; car, s'il est vrai que toutes dépendent les unes des autres, il est vrai aussi que aucune ne commande aux autres que les organismes pluricellulaires même les plus élevés ne sont en aucune façon comparables à une monarchie ni à toute autre gouvernement autoritaire et centralisé. Autonomie et solidarité, telle serait la base d'une société qui aurait été construite sur le modèle des êtres vivants... (De Lanessan, le Transformisme). " La société, continue M. A. Veydaux, fonctionnera de l'individu aux groupes polymorphes, occasionnels, mobiles ; du groupement au faisceau de groupements homologues et équivalents, fédérations ou corporations, et ainsi de suite jusqu'à l'extrême association ; ce sera le libre jeu des individualités ; ce sera la variété dans l'unité; car c'est le spectacle public de l'Harmonie naturelle, c'est la loi de l'Evolution ; c'est la condition sine qua non de l'existence des sociétés humaines. "

Plus loin le théoricien se transforme en poète (?) :

Tous bateaux ont bien libre jeu en même port.

Pesant sur l'eau d'un proportionnel effort i

Par le gros vaisseau l' esquif est-il étouffé ?

(La Plume, mai 1893.)

(29) C'est ce communisme fainéant que Lafargue flétrissait

par avance dans son fameux pamphlet du Droit à la Paresse.

(30) M. Barrès, l'Ennemi des lois, p. 25.

(31) Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse, Introduction (F. Alcan).

(32) Amiel, Journal intime, II, p. 88.

(33) R. de Gourmont, Epilogues, II, p. 308.

(34) C'est peut-être de ce point de vue qu'il est possible de concilier le conservatisme politique de M. Barrès avec ses idées individualistes développées dans Un Homme libre et dans l'Ennemi des lois. Peut-être aussi M. Barrès joue-t-il le jeu de bascule qui consiste à traiter en ennemi le parti le plus fort. Ou, peut-être, obéit-il à une appréhension de sa sensibilité d'artiste. Voyant, à tort ou à raison, dans le socialisme montant l'avènement d'une barbarie mortelle à l'individualité et à l'art, il se réfugie, toujours par le même jeu de bascule, dans le parti le plus rigidement conservateur et traditionaliste. - Il con-vient d'ajouter d'ailleurs que l'attitude individualiste de M. Barrès n'est pas toujours bien nette. S'il semble bien individualiste dans l'Ennemi des lois et Un Homme libre, d'autre part, dans un curieux opuscule intitulé: De Hegel aux cantines du Nord, il semble recommander un véritable anarchisme fédéraliste.

(35) Voir l'article du Dr Toulouse intitulé: le Pacte social (Journal, juillet 1905).

(36) M. Fouillée, dans son livre Nietzsche et l'Immoralisme, retrace l'évolution actuelle de l'anarchisme et indique le conflit entre la tendance individualiste à la Stirner et la tendance humanitaire qui se traduit sur le terrain métaphysique par un monisme naturaliste à la Spinoza. Après avoir cité un passage M. Reclaire, le traducteur de Stirner, qui prétend substituer à la conception stirnérienne de l' c Unique " celle d'un moi commun et universel, " fond commun " des individualités, M. Fouillée ajoute: " On le voit, l'anarchisme théorique a fini par devenir de nos jours un monisme à la Spinoza et à la Schopenhauer: l'Unique, qui n'était d'abord qu'un individu et un ego, s'est transformé en ce fond commun à tout que la c Science " nous fait entrevoir, que la c Philosophie " seule dégage. L'Unique " l'Un-Tout. " (Fouillée, Nietzsche et l'immoralisme, p. 8, F. Alcan.)

(37) Draghicesco, l'Individu dans le Déterminisme social (F. Alcan).

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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