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décembre 04, 2025

L'anarcho-capitalisme et ses ennemis avec Andrew Melnyk

L'anarcho-capitalisme et ses ennemis 
 
Certains pensent que l'ordre public est un bien commun et ne peut donc être garanti dans une société anarcho-capitaliste. Mais cela me semble non seulement faux, mais aussi fondé sur une simple confusion entre « sécurité » (un concept abstrait) et « maintien de l'ordre public » (une description des faits). En termes de non-rivalité en matière de consommation, la « sécurité » est clairement un bien public : la jouissance par une personne de la liberté face à une invasion violente ne porte en aucun cas atteinte à la jouissance par autrui de la même liberté. Mais le « maintien de l'ordre public », c'est-à-dire les patrouilles, les alarmes antivol, les gardes du corps, etc., est hautement rival en matière de consommation : si l'on dépense plus d'argent pour l'application des lois anti-pornographie, il en faudra moins pour le maintien de l'ordre public. Si une grande partie des richesses est consacrée à la protection de la famille royale, il en reste moins pour embaucher des gardes du corps lorsque je fais mes courses. Ainsi, les moyens d' maintenir l'ordre public, par opposition au bien idéal que nous espérons atteindre par ces moyens, sont en réalité un bien très privé. « Trois minutes de réflexion », remarquait un jour Housman, « suffiraient à le comprendre ; mais réfléchir est ravissant et trois minutes, c'est long. » 
 
 
Les opposants libertariens à l'anarcho-capitalisme (par opposition à ceux issus des rangs des étatistes obscurantistes !) déploient généralement un argument plus subtil. S'inspirant de Robert Nozick (Anarchie, État et Utopie), ils affirment que l'anarcho-capitalisme ne fonctionnerait jamais car une « association protectrice dominante » (APD) émergerait.  
 
Bien que les raisons de ce résultat ne soient pas clairement expliquées, nombreux sont ceux qui pensent, et pas seulement les professeurs de philosophie de Harvard. 
 
James Buchanan (Freedom in Constitutional Contract) apporte cependant quelques éléments à l'appui de la thèse de la DPA (p. 52) : 
 
« Des conflits peuvent survenir, et une instance l'emportera. Les personnes qui ont été précédemment les clients des agences perdantes les abandonneront et commenceront à souscrire leur assurance auprès des agences gagnantes. De cette manière, une seule association de protection finira par dominer le marché des services de police sur un territoire. »
 
TROIS RAISONS 
 
 Cet argument satisfera beaucoup de gens. Mais il ne devrait pas, car il est erroné sur presque tous les points. Examinons-le attentivement, en commençant par la conclusion. 
 
 Le premier point est si évident qu'il suffit de le rappeler. Une APD n'est pas en soi une mauvaise chose : elle ne sera nuisible que si elle agit de manière antilibertaire. Mais y a-t-il une raison de penser qu'elle agirait de cette manière ? 
 
 Il y a trois raisons pour lesquelles nous pouvons penser qu'elle ne le ferait pas. 
 
Premièrement, une APD n'inspirerait pas la allégeance qu'inspire un État. Aujourd'hui, si un gouvernement dépasse les bornes, peu de gens sont prêts à prendre les armes contre lui. Comparez cela à l'attitude réservée aux entreprises, même lorsqu'elles exercent une activité légitime : elles sont perçues, au mieux, avec suspicion. Au pire, avec mépris. Mais une autorité de protection des données (APD) serait une organisation commerciale. Elle ne prétendrait pas que les règles qu'elle applique sont sanctifiées par le droit divin des rois, des majorités ou qui que ce soit. Si elle commençait donc à harceler les gens, elle ne pourrait espérer aucune de la tolérance dont bénéficient actuellement les États non libertariens. 
 
Deuxièmement, si la population d'un territoire susceptible de devenir victime d'une APD non libertarienne était aussi celle qui la finançait, elle ne perdrait évidemment pas de temps à refuser tout paiement supplémentaire s'il devenait clair que l'APD était sur le point de lui nuire. De toute évidence, cette sanction ne paralyserait pas instantanément les progrès de l'APD. Mais cela signifierait qu'elle devrait piller avec une vengeance (et non, par exemple, en augmentant progressivement les « paiements volontaires »), ce qu'elle pourrait craindre de faire par peur de provoquer une réaction. mini- révolution. Supposons qu'une DPA ait lancé une « exploitation modérée » des populations de sa zone d'influence. Nombre d'entre elles pourraient alors cesser de payer quoi que ce soit. Mais l'autorité de la concurrence (AC) doit alors choisir entre deux alternatives, si elle veut obtenir des fonds suffisants pour survivre plus d'une courte période : soit elle renonce à sa tentative de domination, soit elle se met à exploiter de manière excessive. Si elle choisit la seconde option, elle risque de provoquer une hostilité manifeste. 
 
 POUVOIR DE MARCHÉ LIBRE 
 
La troisième raison pour laquelle une AC ne deviendrait pas débridée est la plus importante. L'analyse libertarienne du « problème » du monopole est bien connue. L'idée est que pour qu'un comportement concurrentiel se manifeste, il n'est pas nécessaire qu'il y ait plus d'une entreprise en activité, en raison de la menace d'une concurrence potentielle. En fin de compte, l'hypothèse de l'AC se résume à la croyance que si une seule entreprise existe, elle peut se comporter exactement comme bon lui semble. Mais ce n'est pas possible.  
 
La concurrence potentielle dans le secteur de la protection rapprochée risque d'être féroce. Tout d'abord, n'importe qui pourrait posséder une arme à feu et apprendre à s'en servir. De plus, des groupes de victimes potentielles d'une agence de protection rapprochée pourraient très facilement s'unir pour protéger leur rue ou leur quartier. Ils ne gagneraient probablement pas un combat contre cette agence. Mais ils pourraient donner l'impression de pouvoir causer suffisamment de dégâts pour compliquer le recrutement d'agents prêts à se faire tuer par un client en colère. Cependant, la principale source de concurrence potentielle proviendrait d'autres agences de protection, d'autres territoires. Dès que l'agence deviendrait incontrôlable, ou même semblerait sur le point de le devenir, nombre de personnes menacées feraient simplement appel à une agence extérieure pour les protéger. La seule situation où cela serait impossible serait si l'agence étendait son contrôle au monde entier. Mais formuler une hypothèse de cette nature revient à supposer que l'autorité de protection des données aurait été en mesure de réaliser ce qu'aucun État n'a jamais réalisé et qu'il semble même peu probable de réaliser. 
 
Autrement dit, une autorité de protection des données opérant, par exemple, dans le Grand Londres, serait soumise à la concurrence potentielle d'autres agences, par exemple, dans le Surrey. (Ces autres agences pourraient (même si elles-mêmes pourraient être des agences de protection des données). Les transports étant aussi faciles qu'ils le sont actuellement, il serait judicieux qu'une telle agence se précipite pour venir en aide aux Londoniens inquiets. 
 
Des organismes extérieurs pourraient potentiellement créer une concurrence d'une autre manière. Les détracteurs de la fourniture d'eau par le marché libre, par exemple, commettent souvent l'erreur de croire que les entreprises concurrentes doivent être géographiquement proches les unes des autres pour que la concurrence soit efficace. C'est faux. La concurrence se manifestera si les clients peuvent déménager dans des zones desservies par des fournisseurs plus avantageux. Il suffit que très peu de personnes déménagent pour que l'effet se fasse sentir par le fournisseur. Ainsi, les habitants d'une zone menacée par une agence de protection des données pourraient, au premier signe de difficulté, se déplacer, ou simplement transférer leurs ressources, vers une nouvelle zone. Mais cela ne serait probablement pas nécessaire.  
 
La dernière forme de concurrence potentielle, qui diffère sensiblement des associations informelles déjà mentionnées, serait la possibilité de nouvelles associations de protection, professionnelles, bien organisées et équipées, qui pourraient surgir très facilement. Imaginez un instant comment vous mettriez en place une agence de protection. Ce serait certainement l'une des entreprises les moins difficiles, bien moins difficile en effet que la création, par exemple, d'une usine de production d'aluminium. 
 
ARBITRAGE 
 
Jusqu'à présent, nous avons supposé l'existence d'accords de poursuite différée (APD) sur certains territoires. Mais à première vue, rien ne justifie cette hypothèse. Après tout, nous ne pensons pas que la libéralisation du marché de l'héroïne entraînera, comme par magie, des monopoles de producteurs d'héroïne sur certains territoires, l'équivalent, pour la drogue, des APD. Il faudrait une raison particulière. Buchanan pense en connaître une. Il suppose que les clients des agences perdantes se tourneraient vers les agences gagnantes et deviendraient clients de celles-ci. 
 
Supposons pour l'instant que les agences s'affronteraient fréquemment. (Cette hypothèse sera examinée ultérieurement). Les agences se disputeraient lorsque leurs désaccords seraient trop graves pour que l'arbitrage soit utile.
 
Ils pourraient être en désaccord sur un ou deux points. Premièrement, il pourrait y avoir des divergences d'opinion légitimes concernant les actions à considérer comme des crimes. Deuxièmement, il pourrait y avoir un désaccord quant à savoir si, dans un cas particulier, une action reconnue comme un crime par toutes les parties concernées a effectivement été perpétrée. Cette seconde source de désaccord se résume à l'idée que les deux organismes participants n'auraient pas été en mesure de trouver une procédure épistémologique mutuellement acceptable pour établir la culpabilité ou l'innocence. 
 
 Là encore, deux possibilités se présentent. Soit les deux organismes ont conclu un accord, avant la commission du crime, prévoyant qu'en cas de litige, ils le régleraient par l'intermédiaire d'un organisme d'arbitrage spécifique, mais l'un d'eux a refusé, le moment venu, d'accepter la sentence de cet organisme. Soit ils n'ont jamais conclu un tel accord et, maintenant qu'un litige survenait, ils n'arrivaient toujours pas à s'entendre sur le choix de l'organisme d'arbitrage. Le problème avec ces deux sources de désaccord potentiel, c'est qu'elles représentent des politiques réellement différentes de différentes agences de protection, dont les clients des agences seraient informés à l'avance avant de faire leur choix. Si donc l'agence d'un client perdait systématiquement ses combats (et il est tout à fait concevable qu'il n'y ait pas de séries de victoires ou de défaites consécutives entre agences rivales, et qu'elles gagnent ou perdent un nombre à peu près égal de combats), alors ce client ne se tournerait pas vers l'agence gagnante, car la politique de l'agence gagnante serait celle à laquelle il s'opposerait. 
 
Donc, si je ne pensais pas qu'insulter quelqu'un devait être considéré comme un crime, je ferais appel à une agence qui partageait ce point de vue. Mais si, par la suite, l'agence continuait à perdre des procès sur cette question, je ne rejoindrais pas l'agence qui l'emporterait, car cette dernière serait que jurer sur les gens était un crime, ce qui est précisément l'opinion que j'avais pour éviter en fréquentant la première agence. 
 
 De même, si j'achetais une protection auprès d'une agence qui garantissait l'utilisation du système des « douze hommes de bien », et qu'elle était sensément battue par une agence qui n'approuvait pas ce type de jury, je ne rejoindrais certainement pas cette dernière agence.
 
COÛTS ET AVANTAGES 
 
Que se passerait-il alors si une agence se retrouvait fréquemment en difficulté sur un point quelconque ? Eh bien, ce qui ne se passerait pas, c’est qu’elle continuerait à se battre jusqu’à la mort de tous ses agents. Se battre serait une entreprise coûteuse. Les employés devraient être mieux payés s’ils risquaient d’être blessés ou tués. L’indemnisation due aux propriétaires de biens endommagés pourrait être considérable. Ce qui se passerait si une agence continuait à perdre, c’est qu’elle modifierait sa politique dans les domaines concernés, afin de ne plus être en conflit avec une agence qui risquerait de lui prendre une mauvaise passe. Certains de ses clients seraient sans doute mécontents, peut-être au point de déménager dans une autre région où la législation est différente. Pour d’autres, la baisse des primes, rendue possible par la réduction des coûts de l’agence, constituerait une compensation adéquate. D’autres encore pourraient tenter leur chance en tant qu’indépendants. Bien sûr, rien n'empêcherait quiconque de rejoindre l'agence gagnante. Mais il n'y aurait aucune raison particulière de le faire, même si, ce qui est en soi une hypothèse assez absurde, il n'y avait que deux agences, l'agence gagnante et l'agence perdante. 
 
Il s'avère donc que la raison particulière invoquée par Buchanan pour l'émergence d'un monopole sur le marché de la protection n'est pas si particulière. En fait, ce n'est même pas une raison ; le mécanisme qu'il prétend voir fonctionner ne fonctionnerait tout simplement pas. 
 
 Le moment est venu d'examiner l'hypothèse selon laquelle les agences de protection seraient en conflit fréquent. Une brève réflexion montre que ce ne serait pas le cas. 
 
Les deux sources potentielles de désaccord ont été décrites ci-dessus. Or, de nombreuses agences seraient parfaitement capables de s'entendre à l'avance sur la société ou le système d'arbitrage qu'elles utiliseraient en cas de désaccord. Ces agences n'auraient donc aucune difficulté, à moins que l'une d'entre elles ne revienne sur sa parole par la suite. Bien sûr, ils pourraient le faire, mais leurs clients pourraient très bien voir cette pratique d'un mauvais œil, tout comme les autres organismes. De nombreuses entreprises ont aujourd'hui recours à l'arbitrage, dont les sentences ne sont pas exécutoires. La grande majorité s'y conforme.
 
ENSEMBLES DE LOIS 
 
Mais qu'en est-il des organismes qui ne pouvaient pas s'entendre à l'avance ? La réponse est qu'un processus de négociation aurait très probablement lieu, par lequel les organismes parviendraient à des accords, mais au prix de ne pas être prêts à appliquer toutes les lois que leurs clients potentiels souhaiteraient. Certains critiques de l' anarcho-capitalisme semblent croire que les organismes appliqueraient n'importe quelle loi imaginable que quiconque le souhaiterait. Ce ne serait pas le cas. Nombreux seraient ceux qui ne pourraient pas acheter exactement l'ensemble de lois qu'ils auraient choisi, s'ils avaient pu en choisir un à leur guise. David Friedman explique bien ce processus de négociation aux pages 161-162 de son excellent ouvrage *The Machinery of Freedom* (Arlington, New York, 1978). Je renvoie le lecteur à cet ouvrage. 
 
Mais les organismes prendraient-ils la peine de conclure des accords ou de négocier au préalable ? Oui, ils le feraient, et pour de bonnes raisons.  
 
S'ils échouaient, ils pourraient s'attendre à de sérieux problèmes. Ce serait, comme je l'ai suggéré plus haut, extrêmement coûteux et très dangereux. De plus, les clients pourraient refuser de faire appel à des agences qui n'auraient pas conclu d'accords préalables. Personnellement, je n'envisagerais pas avec enthousiasme la perspective de voir mon jardin transformé en champ de bataille. Par ailleurs, les directeurs de l'agence pourraient avoir une aversion subjective pour la violence inutile. La raison la plus importante est peut-être que l'agence n'aurait pas de chances de gagner les batailles. 
 
Bien sûr, rien n'empêcherait une « agence » de s'auto-créer sans la plus petite intention de conclure des accords préalables ni de faire respecter des lois justes. Mais elle devrait affronter le reste de la société, contre laquelle elle n'aurait aucune chance. 
 
 En résumé, il y a de fortes chances que l'anarchie du libre marché soit bien plus paisible que la plupart des gens l'imaginent. Mais si les agences n'étaient pas constamment en conflit violent, alors les arguments de Nozick et de Buchanan s'effondrent totalement

L'objection de la DPA à l'anarcho-capitalisme est simplement une version plus sophistiquée de la vieille réponse à l'anarchiste : selon laquelle, en cas d'anarchie, les forts domineraient les faibles. Cette réponse est peut-être vraie pour les sociétés primitives, tant sur le plan technologique que culturel. Mais elle n'a aucune pertinence face à la situation actuelle, ni, plus précisément, face à celle de l'avenir espéré.
 


http://www.la-articles.org.uk/FL-3-2-4.pdf… »

Andrew Melnyk est un philosophe britannique né à Londres. Il a fait ses études à l'école St. Paul, à Londres et à l'université d'Oxford. Il est actuellement professeur de philosophie et directeur du département de l'université de Missouri-Columbia. En compagnie de Chandran Kukathas et Hannes Gissurarson, il fut le cofondateur de la Hayek Society at Oxford, alors qu'il était encore étudiant. Cette organisation invitait des célébrités, pour la plupart des universitaires, afin de discuter de thèmes sur le libéralisme. Les trois fondateurs ont eut l'heureuse surprise de recevoir Friedrich Hayek en personne, en 1983.

Il est intéressé par de nombreux aspects de la philosophie des sciences, et par tous les aspects de la philosophie de l'esprit. Il a publié la plupart du temps sur le sujet de la métaphysique de l'esprit. Son travail est publié dans des revues prestigieuses comme le Journal of Philosophy, Noos, The Australasia Journal of Philosophy. Son livre, Un Manifeste physicaliste : un matérialisme moderne complet est paru en 2003 au Cambridge University Press. 

https://www.wikiberal.org/wiki/Andrew_Melnyk

 

novembre 22, 2025

Praxéologie - La futilité de l'utilitarisme !


La futilité de l'utilitarisme !

Murray Rothbard avait une conception de l'éthique différente de celle dominante chez les économistes orthodoxes. Il défendait les droits, tandis que le courant dominant privilégie l'utilitarisme. Les économistes orthodoxes se prétendent généralement « neutres », mais leur recours à la « fonction de bien-être social » contredit cette affirmation. 
 

 
Dans ma chronique de cette semaine, j'aborderai certaines critiques de l'utilitarisme formulées par le philosophe britannique David Wiggins dans son ouvrage *Éthique : Douze conférences sur la philosophie de la morale* (Harvard University Press, 2006). Wiggins est l'un des plus grands philosophes analytiques contemporains, mais son style est dense et complexe. Si ses étudiants ont réussi à suivre les cours dont ce livre est tiré, ils devaient être exceptionnels ! 
 
 Les utilitaristes soutiennent qu'il faut toujours choisir l'option qui aura les meilleures conséquences. La signification de « meilleures conséquences » varie selon les utilitaristes, mais elle désigne généralement l'option susceptible de maximiser le plaisir et de minimiser la douleur, ces termes étant compris au sens large de « satisfaction des préférences ». 
 
 
 
Un problème se pose, comme le souligne Wiggins : rien ne peut être si mauvais qu'il soit absolument interdit. Un acte peut être moralement permis ; par exemple, le meurtre et le viol ne sont pas si mauvais qu'on ne puisse jamais les exclure, ni même moralement requis s'ils maximisent l'utilité. Les utilitaristes tentent de contourner ce problème en attribuant une utilité négative à ces crimes, mais Wiggins affirme que cette approche est inefficace.
 
Mais la difficulté réside dans le fait que… dès lors qu’on attribue une valeur précise à l’utilité du respect de la règle interdisant de tuer… il sera facile d’imaginer que tant de gens se réjouiront de la mort de la victime que leur plaisir éclipsera le désagrément lié à la transgression de la règle. 
 
Pour appuyer les propos de Wiggins, voici ce que Bryan Caplan dit de son ami et collègue économiste Robin Hanson : 
 
Permettez-moi de commencer par une mise au point : malgré ses opinions morales, Robin est une personne incroyablement gentille et honnête… Néanmoins, Robin défend une liste interminable d’affirmations morales pour le moins étranges. Par exemple, il m’a récemment déclaré que « le principal problème » de l’Holocauste était le manque de nazis ! Après tout, si six mille milliards de nazis avaient été prêts à payer 1 dollar chacun pour que l'Holocauste ait lieu, et seulement six millions de Juifs prêts à payer 100 000 dollars chacun pour l'empêcher, l'Holocauste aurait généré un surplus du consommateur de 5 400 milliards de dollars. 
 
Prenons un autre exemple. Imaginons que les seuls êtres humains sur Terre soient Hannibal le millionnaire, un marchand d'esclaves et 10 000 orphelins sans le sou. Le marchand d'esclaves n'a aucune utilité directe pour ses esclaves, mais apprécie l'argent ; Hannibal, quant à lui, est un cannibale vorace. Selon Robin, le « résultat optimal » serait qu'Hannibal capture les 10 000 orphelins et les dévore. 
 
 
Wiggins soulève un problème différent, bien que lié, pour l'utilitarisme. Quelle que soit la gravité d'une situation, vous pouvez être autorisé, voire obligé, à agir, pourvu que cela contribue à minimiser ce même mal :

Un terroriste, dont j'ignore le nom, exige que je me penche par la fenêtre de la pièce où il m'a surpris et que je tire deux coups de feu sur la foule en contrebas. Faute de quoi, dit-il, il fera sauter la gare de Waterloo (Londres) à l'heure de pointe (ce qu'il prétend avoir déjà préparé). Il semble ainsi me contraindre, en tant qu'agent potentiel, à comparer la gravité d'une poignée de victimes à celle de milliers de victimes. Si cette comparaison est aussi simple, alors un fait remarquable apparaît, comme l'a souligné Philippa Foot : selon les principes du raisonnement conséquentialiste, rien n'est si terrible qu'un agent ne puisse être contraint d'agir ainsi pour dissuader ou empêcher d'autres de commettre un acte similaire à plus grande échelle, avec des conséquences encore plus effroyables. 

 

 
C’est le même problème que le grand philosophe libertarien Robert Nozick a mis en lumière lorsqu’il a abordé ce qu’il appelait « l’utilitarisme des droits » dans son ouvrage *Anarchy, State, and Utopia* (Basic Books, 1974), bien que Wiggins semble l’ignorer. J’ai mentionné précédemment que les économistes orthodoxes manifestent implicitement leur adhésion à l’utilitarisme par leur discours sur la « fonction de bien-être social », et Wiggins soulève quelques points d’ordre technique concernant ce concept : 
 
L’idée originelle d’utilité est supplantée par l’idée, plus simple et apparemment plus prometteuse, qu’il existe une sorte de fonction mathématique que chaque « consommateur » cherche à maximiser dans la poursuite de ses « goûts » personnels et à laquelle on peut attribuer les caractéristiques nécessaires pour définir et hiérarchiser le plus ou le moins. Dans un premier temps, cette fonction est postulée (nous dit-on) car l’hypothèse de son existence est censée avoir des implications que l’observation peut confirmer ou infirmer. Elle est censée produire des observations sur les comportements observables. 
 
 En pratique, cependant, on s'est très peu penché sur la validation empirique ou autre de l'affirmation (que j'ose qualifier de dogme) selon laquelle il doit exister, pour chaque consommateur, une fonction englobant non seulement ses transactions marchandes, mais aussi tout ce à quoi il accorde de la valeur. On ne cherche pas de preuves à ce sujet ; on le tient pour acquis. Apparemment, l'existence ou non de l'utilité, ou d'une telle fonction globale, n'a plus d'importance. 
 
On a l'impression que Wiggins désapprouve cette conception. En termes plus simples, il remet en question le dogme selon lequel tout a un prix. Murray Rothbard a lui aussi rejeté la fonction de bien-être social et, en économie, il a toujours eu raison.
 

 
David Gordon est chercheur principal à l'Institut Mises et rédacteur en chef de la revue Mises Review. 
 
 
 
 
 

Praxéologie

La praxéologie est l'étude de l'action humaine (l'économie en fait partie). Ce terme, principalement attaché à Ludwig von Mises, désigne une théorie interdisciplinaire des comportements, sous l'angle des choix et de l'intention des acteurs. Le concept a été malheureusement détourné de son sens par certains auteurs qui en ont fait un outil d'analyse du rendement de l'action humaine. 

http://herve.dequengo.free.fr/Mises/AH/AH0.htm#par1

Naissance de la praxéologie

Il est remarquable que le terme de « praxis » entendu dans son sens aristotélicien originel ait été et soit encore aujourd’hui beaucoup plus fréquemment employé que celui de « praxéologie ». C’est, à juste titre, parce que la praxis est une manière d’agir, tandis que la praxéologie est ou veut être une science portant sur les différentes manières d’agir. On comprend dès lors que la naissance d’une praxéologie exigeait son dégagement d’une branche de la philosophie bien connue depuis longtemps sous le nom de morale. La morale n’a-t-elle pas été souvent, quoique assez vaguement, définie comme étant la science de l’action ? Seulement, apprendre à agir signifiait alors apprendre à bien agir, à éviter de mal agir. Tant que la discrimination entre l’agir et le bien agir n’était pas clairement faite, la morale demeurait la seule branche du savoir portant sur l’action humaine. Si très généralement on définit l’action par la recherche et l’agencement de moyens en vue de réaliser une fin, encore faut-il savoir pourquoi assigner à l’action telle fin plutôt que telle autre. Le rôle du moraliste est de dire quelles fins sont mauvaises, c’est-à-dire de caractériser celles des valeurs que l’on appelle morales. Il fallait arriver à voir clairement que, si la morale est une science de l’action, elle n’est que la science de l’action bonne. Or, d’autres valeurs que le bien et le mal, notamment l’efficacité, peuvent et doivent être prises en compte pour donner à l’action humaine un autre objet. Ainsi, pour atteindre une même fin, plusieurs systèmes de moyens peuvent le plus souvent être envisagés ; certains systèmes y conduiront plus vite, plus sûrement : il faut apprendre lesquels. Ce sera l’objet de la praxéologie.

L’histoire de la morale est à bien des égards une sorte de préhistoire de la praxéologie. Avant l’éclosion de celle-ci, le philosophe moraliste et juriste qui devait lui ouvrir la voie fut Jeremy Bentham. En accusant le moraliste traditionnel de promulguer, sans exposé des motifs, des lois qui ne sont que l’expression de sa propre volonté et de son bon plaisir, en affirmant ses opinions au lieu de donner des preuves, en écrivant de gros volumes dont l’essentiel se résume dans la formule : « Cela est comme je le dis, parce que je dis que cela est ainsi », Bentham écarte en fait la morale pour lui substituer ce qu’il appelle la déontologie, ou connaissance de ce qui est juste ou convenable, fondée sur le principe de l’utilité, lequel n’admet pas que l’on décide arbitrairement quels actes sont bons, quels actes mauvais : c’est la nature qui s’en charge. La tâche du déontologiste est de retirer de l’obscurité où on les a enfouis ces « points de devoir » dans lesquels la nature a associé les intérêts de l’individu à ses jouissances et par lesquels son propre bien-être a été combiné avec le bien-être d’autrui. La base de la déontologie est donc bien le principe de l’utilité, qui veut qu’une action soit bonne ou mauvaise en proportion de sa tendance à accroître ou à diminuer la somme du bonheur public.

La répartition des tâches du législateur et de celles du déontologiste est très précise : là où, dans les actions humaines, récompenses et punitions légales cessent d’intervenir, viennent se placer les préceptes moraux. La pensée benthamienne a été ainsi la libératrice de la future praxéologie si longtemps enfermée dans la morale. C’est Louis Bourdeau qui le premier employa le terme de praxéologie dans un livre paru en 1882, Théorie des sciences. Mais la signification du terme n’étant pas tout à fait la même que celle que l’on devait peu après trouver chez Alfred Espinas, il n’est pas illégitime de considérer ce dernier auteur comme l’introducteur du mot pour désigner la théorie de l’action humaine. En 1890, la Revue philosophique a publié sous sa signature un article intitulé « Les Origines de la technologie », prélude à un ouvrage paru sous le même titre en 1897. Cinquante ans après environ, Ludwig von Mises a fait éditer à Genève un livre de science économique : Éthique : Douze conférences sur la philosophie de la morale* (Harvard University Press, 2006). WigginsNational Ökonomie, Theorie des Handelns und Wirtschaftens, écrit entre 1934 et 1940, remanié et publié en langue anglaise en 1949 sous le titre de Human Action, A Treatise of Economics. En version allemande comme en version anglaise, ce traité peut être tenu pour le premier traité de praxéologie qui ait jamais été écrit par un auteur conscient d’envisager la praxéologie comme telle. Notons cependant qu’entre Espinas et Von Mises un difficile mais fort intéressant article de Slutsky avait paru en 1926 dans les Annales de l’Académie ukrainienne des sciences. Retenons enfin un article de Tadeusz Kotarbinski dans les Travaux du congrès Descartes en 1937 : « Idée de la méthodologie générale. Praxéologie ». Bien que ces divers textes développent des conceptions nettement différentes sur une science spécifique de l’action humaine, ils ont en commun non seulement de chercher à jeter les bases d’une telle science distincte des autres sciences humaines, mais d’employer pour la désigner le terme de praxéologie. 


La science de l’action humaine chez Ludwig von Mises

« Le point de départ de la praxéologie est une vérité évidente, la connaissance de l'action, c'est-à-dire la connaissance du fait qu'il existe une chose telle que chercher consciemment à atteindre des fins. [...] Les sciences naturelles sont la recherche de la causalité ; les sciences de l'action humaine sont téléologiques. » - Ludwig von Mises, Observations préliminaires sur la praxéologie[1].

Puisque l’action est l’objet de la praxéologie, décrivons l’action. C’est, nous dit-on, un agencement de moyens pour atteindre une fin ; c’est aussi la manifestation de la volonté humaine, étant admis que par « volonté » on entend simplement la faculté qu’a l’homme de choisir, de préférer l’un des termes d’une option, de rejeter l’autre, et d’adopter une conduite conforme à la décision prise en faveur du terme choisi. L’action se décrit par deux caractères : elle est consciente, elle est efficace. Consciente, disons-nous pour abréger ; car il eût été préférable de la dire « procédant de la conscience », l’acte réflexe n’étant pas une action proprement dite : l’agent le subit comme un donné. Efficace, car exprimer des vœux, des espérances, projeter un acte, ce n’est pas agir, sauf toutefois si espoir et projet contribuent à une action exécutée. Que l’efficacité soit critère d’action, c’est ce qu’on peut induire aussi des remarques faites par notre auteur sur le travail : sans doute le travail est-il le plus souvent action, puisque agencer des moyens pour une fin, c’est travailler. Mais ce n’est là que le cas le plus fréquent. Dans certaines circonstances particulières, il peut arriver qu’une parole suffise à constituer l’action. L’oisiveté même, en un sens, est action, car des trois termes « faire A », « faire B », « ne rien faire », chacun contribue, s’il est actualisé, à modifier le cours des événements.

L’action est donc un comportement intentionnel ; elle est la réponse donnée par l’ego aux conditions de son environnement, mais c’est une réponse adaptative consciente, contrairement au réflexe ou à l’acte instinctif, qui sont aussi des réponses adaptatives, mais sans que la conscience intervienne autrement que comme spectatrice. Or, pour qu’un homme agisse dans une situation concrète donnée, il faut qu’il ait, comme dirait Aristote, la puissance d’agir : il y a des présupposés de l’action humaine. Ils sont au nombre de trois, que l’on peut mettre en relief par une facile expérimentation mentale : dans un univers où l’individu serait toujours parfaitement content de son sort, aucun acte n’aurait sa raison d’être puisqu’il aurait pour effet le passage à une moindre satisfaction ; un individu existant dans un tel monde ne souhaiterait rien, ne désirerait rien, n’agirait pas. Ce qui suscite l’action, c’est donc la conscience de quelque malaise, que l'action fera disparaître. Cette première condition en appelle tout de suite une autre, car si l’individu qui ressent le malaise n’avait pas l’image d’un état différent possible, état de moindre malaise ou de plus grande satisfaction, il n’agirait pas non plus. Enfin, s’il ne se représentait pas clairement le pouvoir de son action, il n’agirait pas plus que le sage antique croyant au fatum. Conscience d’une moindre satisfaction, conscience de la possibilité d’une satisfaction plus grande, conscience enfin d’une efficacité au moins possible de l’acte qu’il envisage, tels sont les trois présupposés permettant de définir un homo agens, tout au moins un homme capable d’agir.

Puisque le praxéologue peut repenser le système des moyens agencés pour une fin donnée, substituant ainsi sa conscience à celle de l’agent, peu importe que, au moment de son acte, l’agent soit conscient ou non ; le praxéologue peut toujours abstraire le système moyens-fin de son contexte psychologique, et l’étudier en lui-même. Si F est la fin que se donne un agent, a, b, c, d les moyens qui, unis par une loi de composition, permettent d’attendre F, le praxéologue étudie exclusivement le système a, b, c, d, les systèmes voisins aH, bH, cH, dH ou aJ, bJ, cJ, dJ, afin de déterminer lequel des trois est le mieux adapté à l’obtention de la fin F. S’il établit que, dans une situation donnée, le système a, b, c, d est le mieux adapté, il le conseillera à tout agent ayant la même fin F et se trouvant dans la même situation. Recueillons donc deux idées : s’il est vrai, tout d’abord, que l’action n’a de sens que dans un « milieu » de conscience libre et lucide, il est non moins vrai que le praxéologue doit extraire le système agissant de son milieu conscientiel pour en faire la théorie ; il semble bien, en second lieu, que le praxéologue prenne nécessairement l’attitude benthamienne, et que la praxéologie soit comparable à la technologie plutôt qu’à une science de type « naturel ». Mais porter de telles affirmations serait prématuré : un autre aspect de la praxéologie conduit à d’autres conclusions.

Qu’en est-il, une fois examiné l’objet de cette nouvelle science, de son statut épistémologique ? Il est naturel de la comparer à d’autres disciplines ayant un même objet ou un objet analogue. Le rapprochement entre praxéologie et histoire s’impose, puisque l’une et l’autre ont pour objet l’action humaine. Seulement, tandis que l’histoire nous offre une collection, un ensemble plus ou moins systématisé de données de l’expérience relatives à l’action humaine étudiant les entreprises de l’homme dans leur multiplicité et leur variété, au sein de leur environnement concret, la praxéologie s’occupe de l’action humaine comme telle, sans tenir le moindre compte de l’environnement des actes concrets. La connaissance praxéologique est purement formelle et, de ce fait, absolument générale. Elle est donc valable dans tous les cas qui répondent aux mêmes systèmes de conditions préalablement définis. C’est pourquoi la praxéologie pourra fonder la prédiction, puis guider l’action. L’histoire, qui ne s’occupe que du passé, ne peut rien nous dire de valable sur toutes les actions humaines ni par suite sur les actions futures : l’étude de l’histoire fait l’homme judicieux et avisé, mais elle ne lui fournit aucune connaissance pouvant être utilisée dans l’exécution d’une tâche bien déterminée. En bref, la praxéologie a pour objet la forme de l’action humaine, l’histoire sa matière.

La praxéologie (ou praxiologie) de Kotarbinski

Paru en 1955, le Traité du travail efficace de Kotarbinski développe les principaux thèmes déjà posés par l’article de 1937. Ses quinze chapitres peuvent être répartis sous trois titres qui seraient : la détermination des objectifs de la praxéologie, l’analyse de l’action et l’élaboration des principes praxéologiques les plus importants. 


L’objet immédiatement apparent de la praxéologie est le recueil des impératifs pratiques qu’il importe de conseiller à tout agent qui veut son action efficace ; on devine que cette « chasse de Pan » sera, en pareil domaine, dangereusement surabondante. Un objet un peu plus lointain sera la généralisation, c’est-à-dire la mise au point d’impératifs généraux d’efficacité établis à partir d’un grand nombre d’impératifs particuliers. Distinguons donc d’abord, aussi précisément que possible, le principe praxéologique général du principe particulier. Il est évident qu’une recommandation telle que celle-ci : « Écris assez lisiblement pour pouvoir te relire toi-même » ne s’adresse qu’aux individus dont la mauvaise écriture dépasse les limites permises, et ne saurait prétendre à une portée plus vaste. Il est évident aussi que cet impératif elliptique : « Hâte-toi lentement » s’impose à toute action – quel qu’en soit le contenu – que l’on souhaite aussi rapide que correctement menée, et vaut de ce fait universellement. Il y a donc des impératifs particuliers, et même singuliers : ceux qui conseillent une manière de faire ne valant que pour une action concrète bien définie. Tout automobiliste qui fait de nombreuses fois le même parcours sait comment se placer pour prendre ses virages, ralentir quand il faut et se montrer strictement prudent au moment opportun, mais il devra faire un nouvel apprentissage s’il change de quartier : ses conseils ne vaudront que pour ceux qui habitent le même bloc d’immeubles et se rendent au même bureau. Les préceptes du moniteur d’auto-école ont une portée plus générale. Le plus général de tous les impératifs serait celui qui rendrait efficace toute action quelle qu’elle soit : on devine déjà que le praxéologue devra se contenter de moindres généralisations, et qu’entre le genre généralissime et la species infima tous les étages sont possibles. Le praxéologue s’efforcera seulement de monter aussi haut qu’il lui sera permis.

Explorons mieux le terrain où la chasse a lieu. Multiples sont les réservoirs où l’on puisera les préceptes « tout faits », c’est-à-dire déjà plus ou moins généraux. Le praxéologue pourra d’abord s’alimenter aux mêmes sources que les fabulistes d’autrefois et jeter sa nasse dans la « sagesse des nations ». Il devra aussi porter son attention à toutes les techniques particulières, en étudiant notamment la formation progressive de chacune d’elles, depuis ses premiers balbutiements jusqu’au point de perfection où elle est parvenue, en prenant garde cependant de ne pas confondre l’exceptionnelle virtuosité nécessaire pour battre un record ou pour obtenir un prix à un concours avec l’habileté technique simplement honnête mais qui assure une quotidienne efficacité. Il est certain, par exemple, que l’exclusive observation de cavaliers débutants renseignerait fort mal sur l’art de placer les pieds dans les étriers, que l’exclusif examen de la tenue d’un crayon par le tout jeune écolier commençant l’apprentissage de l’écriture n’autoriserait pas le pédagogue à faire des inductions valables. Mais, une fois prises les précautions s’imposant à tout observateur, l’observation directe est l’une des sources de l’induction praxéologique.

L’observation indirecte en est une autre. Que faut-il entendre par là ? Certains métiers, à la fois suffisamment complexes et socialement importants, font l’objet d’une expérience assez ancienne et assez démultipliée pour avoir fait naître une véritable réflexion technologique allant, sinon jusqu’à l’élaboration de véritables théories, du moins jusqu’à la mise au point de recettes plus ou moins systématisées. Il existe des traités de technologie des travaux du bois, du travail des métaux, du bâtiment, etc., qui condensent les enseignements d’une expérience ancestrale et les améliorent à la lumière de certains progrès scientifiques. Si le technologue auteur du traité est un observateur de ces manières de faire, le praxéologue pourra par son intermédiaire puiser à la même source et se faire en quelque sorte observateur au second degré.

Enfin, toute une littérature est utilisable qui, sans avoir été spécifiquement praxéologique, traite de questions assez voisines de celles qui nous importent pour contenir bien des préceptes d’efficacité de l’action. Du Gorgias de Platon, de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote à L’Utilitarisme de John Stuart Mill en passant par Le Prince de Nicolas Machiavel, la philosophie morale ou politique, si elle n’a pas su trier les principes moraux et les principes praxéologiques, n’en a pas moins conseillé bien des modes d’action. Mais seul le cinquième chapitre de la troisième partie du Capital de Marx serait presque déjà une sorte de traité de praxéologie.

La justification de la tâche à entreprendre procède de deux idées. Tout se passe en somme comme si l’humanité était une sorte d’homo faber aux innombrables têtes ayant fait toutes les expériences possibles d’un travail plus ou moins efficace, toutes les réflexions sur les manières d’agir, ne laissant au théoricien que l’effort de clarification, de précision, de systématisation des recettes déjà éprouvées. Il reste, en effet, à constituer une sorte de grammaire du travail. Il est curieux que les hommes, très tôt soucieux de codifier les lois du langage correct dans une morphologie et une syntaxe bien faites, n’aient pas envisagé de soumettre le travail à une semblable normalisation. Il a fallu attendre Frederick W. Taylor, Henri Fayol et Henri Le Chatelier[2] pour que l’on commence à décomposer le processus de travail avec le souci d’en trouver les formes les meilleures : encore leurs œuvres n’étaient-elles pas à proprement parler praxéologiques, leur objectif commun étant la détermination de la rentabilité de l’entreprise et non la détection des normes d’efficacité envisagées comme telles.

Les théories ou plus exactement les méthodes d’analyse scientifique de l’action humaine que leurs auteurs ont très précisément désignées du terme de « praxéologie » suivent, semble-t-il, deux lignes de clivage : une praxéologie a priorique, déductive, chez Slutsky et chez Von Mises ; une praxéologie empirique, inductive, faisant appel à l’histoire, chez Espinas et chez Kotarbinski. Les domaines explorés par les diverses sciences de l’homme qui permirent et conditionnèrent l’éclosion de l’une ou de l’autre de ces deux praxéologies ont été la philosophie, la sociologie, la technologie envisagée sous l’aspect historique, et surtout la science économique. On conçoit dès lors aisément pourquoi et comment le marxisme donna à la praxéologie sa toile de fond, que l’on suive sa ligne en développant certaines de ses implications, ou que l’on dénonce ses thèmes majeurs, notamment son historicisme. Quoi qu’il en soit, trois conclusions peuvent être tirées des précédentes considérations.

En premier lieu, le rapport de la science économique à la praxéologie est celui qu’on trouve entre l’espèce et le genre : la praxéologie fait porter ses investigations sur tous les types de relations humaines relatives à l’action et pas seulement sur les relations économiques. En deuxième lieu, le rapport de la technologie à la praxéologie est aussi un rapport d’une espèce à un genre : la première concerne l’artisan ou l’ingénieur agissant en tant que tels, la seconde concerne l’homme agissant qui, s’étant donné ou ayant reçu une fin, met en œuvre les meilleurs moyens pour y parvenir. Enfin, il ne serait ni totalement faux ni totalement vrai de dire qu’avec Espinas, Slutsky, von Mises et Kotarbinski la praxéologie a vécu. En effet, le terme n’apparaît guère actuellement que sous forme d’allusion dans les ouvrages et l’enseignement universitaire traitant des sciences humaines. Mais s’il ne semble pas s’être imposé, malgré son caractère en l’occurrence parfaitement adéquat, ce qu’il désigne subsiste et progresse : les auteurs qu’on a cités ont eu des disciples et des successeurs. Rothbard a continué l’œuvre de von Mises, tandis que l’incontestable et fécond développement de la « théorie des jeux » issue de l’œuvre de Von Neumann et Oskar Morgenstern peut être considéré comme étant d’inspiration analogue. Un institut de recherches praxéologiques travaille toujours en Pologne. Dans l’exacte mesure où l’action humaine fait l’objet d’une recherche scientifique, celle-ci relève, même si le terme est peu employé, de la praxéologie.

Citations

  • La praxéologie est une science théorique et systématique, non une science historique. Son champ d'observation est l'agir de l'homme en soi, indépendamment de toutes les circonstances de l'acte concret, qu'il s'agisse de cadre, de temps ou d'acteur. Son mode de cognition est purement formel et général, sans référence au contenu matériel ni aux aspects particuliers du cas qui se présente. Elle vise à une connaissance valable dans toutes les situations où les conditions correspondent exactement à celles impliquées dans ses hypothèses et déductions. Ses affirmations et ses propositions ne sont pas déduites de l'expérience. Elles sont, comme celles des mathématiques et de la logique, a priori. Elles ne sont pas susceptibles d'être vérifiées ou controuvées sur la base d'expériences ou de faits. (Ludwig von Mises, L'Action Humaine)
  • Le point de départ de la praxéologie n'est pas un choix d'axiomes ni une décision sur des méthodes de procédure, mais une réflexion sur l'essence de l'action. (Ludwig von Mises, 1962)
  • La praxéologie avance que toutes les propositions économiques qui prétendent être vraies doivent être démontrées par la logique formelle à partir de la connaissance incontestablement établie et vraie de la signification de l’action. (Hans-Hermann Hoppe, Economic Science and the Austrian Method)

Informations complémentaires

Notes et références

  1. Antoine-Louis Destutt de Tracy peut être considéré comme un précurseur de la praxéologie lorsqu'il définit l'économie comme une science de l’action humaine (Éléments d'idéologie, 1825-1827)

    1. Henri Le Chatelier (1850-1936) fut le traducteur en français de Frederick W. Taylor. Il fut membre du corps des Mines.
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      • Henri Le Chatelier, 1915, "F. W. Taylor", Revue de Métallurgie, Tome XII, pp185-196
      • Henri Le Chatelier, 1915, "Le système Taylor, Science expérimentale et psychologie ouvrière", Revue de Métallurgie, Tome XII, pp197-232

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      • Guido Schröder, "Kritik der unreinen Ökonomik: Ludwig von Mises' Praxeologie" ("Critique de l'économie impure : la praxéologie de Ludwig von Mises"), In: Martin Leschke et Ingo Pies, dir., "Ludwig von Mises’ ökonomische Argumentationswissenschaft", Mohr, Tübingen, ISBN 316150514X, pp201-220
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