Il
est d'une grande nécessité de lire point par point ce texte, qui relate
l'historique des libéraux sur le fondement social de notre société. Les
libéraux via le libéralisme en seront tant les précurseurs que les
législateurs. Malheureusement les dits "socialistes" qui s'accordent le
social sur toutes les sauces de nos jours, auront galvaudé, menti depuis
des décennies. Autant les libéraux de 1848 et plus firent le social à
l'opposition de ces mêmes socialistes "révolutionnaires", ces derniers
s'en accordent aujourd'hui tous les droits sociaux et cela au détriment
des libéraux. Faisons en sorte de rétablir les vérités, pour
ce faire lisez bien ce texte, d'avance merci et diffusez-le, au
maxi, merci. Cela répondra a beaucoup de questions, de litiges que se posent
bien des démocrates, voire des libéraux.
A) Le libéralisme est social et non socialiste
C'est
une idée depuis longtemps ancrée dans les esprits que les libéraux ont
toujours ignoré, qu'ils ignorent encore et qu'ils ignoreront toujours
les problèmes sociaux, entendus au sens étroit et banal du mot social:
les problèmes concernant la condition matérielle et morale des
travailleurs salariés, tout particulièrement des ouvriers et des
employés de l'industrie et du commerce. Qu'ils les ont ignorés et les
ignorent encore et les ignoreront toujours comme par définition, sous
l'effet à la fois :
-
d'une insensibilité au sort des autres qu'aurait cultivée en eux une
philosophie de l'homme qui pousserait l'individualisme jusqu'à l'égoïsme
du « chacun pour soi » , qui, pour parler comme Marx dans le Manifeste
communiste, ne connaîtrait plus
« d'homme à homme d'autre lien que
l'intérêt tout nu, que l'impassible paiement au comptant, (...), l'eau
glaciale du calcul égoïste ».
-
et d'une idéologie qui les ferait croire (car cette conviction
relèverait de la croyance et non de l'analyse scientifique) en la vertu
de prétendues « lois naturelles » dont le libre jeu suffirait pour
réaliser les ''Harmonies économiques'', pour résoudre tous les problèmes
de la vie des hommes en société, y compris ceux qu'on appellerait
indûment « sociaux » pour leur conférer une spécificité qu'ils
n'auraient pas - le sort des laissés-pour-compte relevant des oeuvres
charitables que la généralisation de la richesse permettrait de financer
aisément.
Bref, même si
l'on ne la cite plus guère, on en est toujours, pour résumer la pensée
des libéraux, à la formule prêtée à Gambetta: « Il n'y a pas de question
sociale », formule odieusement travestie, dont le texte authentique
oppose admirablement la pensée libérale consciente et amoureuse de la
diversité des choses à la simplification de type totalitaire à laquelle
la doctrine socialiste incline si aisément: « Il n'y a pas la question
sociale, il y a des questions sociales. »
La réhabilitation du travail
Le
premier apport de la pensée libérale à l'amélioration de la condition
ouvrière (puisque c'est de ce seul point de vue qu'en cette étude nous
envisagerons les aspects sociaux de la pensée libérale), ce premier
apport fait maintenant partie à ce point de la pensée commune que la
plupart des gens ne savent plus d'où il nous est venu: la réhabilitation
du travail productif, du travail de production des biens matériels, en
particulier la réhabilitation du travail manuel.
Réhabilitation
est d'ailleurs ici un terme assez impropre, car il laisse entendre que
le travail aurait été honoré avant de sombrer dans le mépris. Or, il n'a
jamais été à l'honneur. On le tenait pour oeuvre servile, aux yeux de
certains, la conséquence et la preuve de la malédiction divine.
Que
de fois n'a-t-on pas cité le mot d'Aristote en sa Politique, que le
maître n'aurait plus besoin d'esclaves quand les navettes tisseraient
d'elles-mêmes. Sans doute penserait-on par cette évocation du philosophe
donner ses lettres de noblesse à « la libération de l'homme par la
machine ». On ne se rendait pas compte qu'en parlant de la sorte, on
avouait implicitement que l'on continuait à penser au fond de soi--même
qu'un homme libre ne se met pas au métier, qu'il ne travaille pas de ses
mains.
Vivre noblement,
ce fut longtemps vivre sinon à ne rien faire, du moins à ne rien faire
qui relevât de la production et du commerce, qui ne fût pas gouverner,
guerroyer, à un niveau un peu inférieur, administrer, et M. Jourdain,
qui se voulait faire passer pour gentilhomme, laissait dire avec délice
que son père, qui avait honorablement enrichi la famille dans le
commerce des étoffes, n'avait jamais été marchand, mais que « comme il
était fort obligeant et qu'il se connaissait fort bien en étoffes, il en
allait choisir de tous les côtés, les faisait apporter chez lui et en
donnait à ses amis pour de l'argent ».
Soixante
ans plus tard, la pensée libérale faisait ses premiers pas, et Voltaire
ne sera pas seul à penser que « le plus utile à l'État n'est pas le
Seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le Roi se lève,
à quelle heure il se couche et qui se donne des airs de grandeur en
jouant le rôle d'esclave dans l'antichambre d'un ministre « , mais le
négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à
Surate et au Caire, et contribue au bonheur des hommes » (Lettres
philosophiques Xe siècle). L'activité productrice sortira moins vite de
l'opprobre, le mépris des clercs pour les arts mécaniques s'ajoutant ici
au dédain nobiliaire, et la cabale qui accompagna tout le long de son
règne le roi réformateur, le bon Louis XVI, se gaussera de ce monarque
qui s'avilissait jusqu'à travailler de ses mains. Mais le pas n'allait
plus tarder à être franchi. Les économistes révélant la nature et les
causes de la richesse des nations, la révolution industrielle confortant
les analyses des économistes, le travail allait trouver enfin sa place
légitime. Désormais, vivre honorablement, ce sera vivre en travaillant,
ce sera travailler pour vivre. « Enrichissez-vous par le travail » dira
Guizot. Lamartine chantera le travail, « sainte loi du monde » et le
titre de travailleur, naguère humiliant, sera porté si haut qu'on se le
disputera. Dans ses admirables ''Lettres sur l'organisation du Travail''
- un trésor méconnu de la pensée libérale - Michel Chevalier, parlant
de l' « amélioration du sort des travailleurs », s'excusera de sacrifier
à la mode du jour en disant travailleur là où il aurait dû dire
ouvrier, « car un chef d'industrie est un travailleur au même titre que
l'homme qui se livre au travail manuel de l'atelier ».
Qu'on
n'aille pas croire que ce n'était là que des vues théoriques et qu'on
glorifiait le travail sans se soucier du sort matériel des travailleurs!
Les socialistes revendiquent pour eux-mêmes quelque chose comme le
monopole du coeur. Ce sont eux qui auraient mis les premiers en lumière
la misère ouvrière que les beaux esprits de l'économie auraient refusé
de voir. Mais les économistes libéraux, - c'était là une expression qui
n'avait pas cours au début du XIXe siècle, car elle eût fait pléonasme
en ce temps où tout économiste était libéral, où l'économie s'opposait
au socialisme et réciproquement, où le socialisme d'avant Marx se
présentait comme une anti-économie, niant les lois du marché, ou
prétendant qu'on pouvait les abolir. (François Mitterrand ne
parlera-t-il pas encore des « prétendues lois économiques » ?)
Les
économistes témoins de la révolution industrielle dont ils fondaient la
doctrine n'étaient pas insensibles aux misères que multipliait le
passage d'une économie à une autre. On pense au Dr Villermé, à son
Tableau de l'état physique et moral des ouvriers, témoin d'une
préoccupation collective, puisque l'enquête lui avait été demandée par
l'Académie des sciences morales et politiques. Ils étaient des libéraux,
les parlementaires de la monarchie de Juillet qui votèrent notre
première « loi ouvrière », celle du 28 mars 1841, interdisant le travail
dans les fabriques des enfants de moins de 8 ans, et limitant à huit
heures de travail diurne, le travail des enfants de 8 à 12 ans. Loi
difficile, parce qu'il s'agissait de concilier ce qu'on n'avait guère eu
à faire jusqu'alors, (et les concepts manquaient) « les principes de la
liberté industrielle, les droits des chefs de famille, et les
sentiments qu'inspire l'humanité », comme disait le rapporteur de la loi
à la Chambre de Paris, le très libéral Charles Dupin. Car tout
partisans et propagateurs qu'ils fussent de la division du travail et de
l'emploi des machines (seuls capables de permettre l'accroissement
presque à l'infini de la production et son bon marché, sans lesquels ils
pensaient à bon droit qu'on ne pourrait pas « éteindre le paupérisme
»), ils n'en étaient pas moins sensibles aux efforts et aux sacrifices
que ces méthodes nouvelles imposaient aux ouvriers, au moins dans un
premier temps. Ils montraient - ce qui fut longtemps vrai - que les
machines ne supprimaient pas vraiment le travail, mais le déplaçaient et
qu'après un certain temps la fabrication dans laquelle les machines
ouvrières ont été introduites, occupait un plus grand nombre d'hommes
qu'auparavant .
Et qui
voudrait croire, parmi nos « politiquement corrects » du forum, de
l'université ou du prétoire, qu'il est de Jean-Baptiste Say, l'Adam
Smith français, ce texte de 1803 sur les effets de la division du
travail :
« Un homme qui
ne fait pendant toute sa vie qu'une même opération parvient à coup sûr à
l'exécuter mieux et plus promptement, mais en même temps il devient
moins capable de tout autre occupation soit physique, soit morale. Ses
autres facultés s'éteignent et il en résulte une dégénération dans
l'homme considéré individuellement. C'est un triste témoignage à se
rendre que de n'avoir jamais fait que la dix-huitième partie d'une
épingle (..). La séparation des travaux est un habile emploi des forces
de l'homme, elle accroît les produits de la société, sa puissance et ses
jouissances, mais elle ôte quelque chose à la capacité de chaque homme
pris individuellement. »
La
solution, Say l'entrevoyait dans le développement et le meilleur emploi
de la partie de l'existence qui n'est pas consacrée au travail-gagne-pain, dans
« les facilités qu'une civilisation plus avancée
procure à tous les hommes pour perfectionner leur intelligence et leurs
qualités morales ».
L'instruction
de la première enfance mise à la portée des familles d'ouvriers,
l'instruction qu'ils peuvent puiser dans des livres peu chers et cette
masse de lumière qui circule perpétuellement au milieu d'une nation
civilisée et industrieuse ne permettent pas qu'aucun de ses membres soit
abruti seulement par la nature de son travail. Un ouvrier n'est pas
constamment occupé de sa profession. Il passe nécessairement une partie
de ses instants à ses repas et à ses jours de repos au sein de sa
famille. S'il se livre à des vices abrutissants, c'est plutôt aux
institutions sociales qu'à la nature de son travail qu'il faut les
attribuer .
Cent
vingt-cinq ans plus tard, au romancier Georges Duhamel qui déplorait
l'organisation scientifique du travail, le taylorisme, on disait en
France la « rationalisation », en quoi il voyait - avec bien d'autres -
le méfait suprême de la « civilisation », l'abrutissement des hommes par
le travail parcellaire et répétitif, l'ouvrier mécanicien Hyacinthe
Dubreuil répondait qu'il appréciait quant à lui bien différemment un
système qui avait permis aux ouvriers de ne plus passer à l'atelier que
huit heures par jour au lieu de dix ou de douze.
Signalons
ici, parce que nous n'aurons pas l'occasion d'y revenir en ce chapitre,
un des éléments de la part d'utopie que comportait la pensée libérale
du XIXe siècle : la croyance (le mot s'impose) en la vertu quasi magique
d'une formation intellectuelle de type scolaire, on devrait dire
cléricale - de clerc qui veut dire intellectuel - trop éloignée du
métier et de la vie. Car il ne faut pas oublier que les promoteurs quasi
héroïques de l'obligation scolaire furent des libéraux, injustement
accusés pour cela par Jules Guesde, l'introducteur du marxisme (et quel
marxisme!) dans le mouvement socialiste en France, de chercher à
procurer aux exploiteurs capitalistes une main-d'oeuvre plus rentable.
La réhabilitation du salariat
Comme
elle a donné au travail productif ses lettres de noblesse, la pensée
libérale a puissamment contribué à la réhabilitation morale du salariat.
Car le salaire a été considéré longtemps comme une forme inférieure et
même dégradante de revenu. Un salarié, c'était quelque chose comme un
mercenaire. Le 10 août 1789, Mirabeau avait « blessé la dignité du
sacerdoce » en proposant que la nation « salariât les ministres des
autels » et il tenta d'apaiser l'ire épiscopale en dénonçant « les
préjugés d'ignorance orgueilleuse qui font dédaigner les mots salaire et
salariés ». Car il ne connaissait quant à lui que « trois manières
d'exister dans la société: mendiant, voleur ou salarié ».
Napoléon
se le tint pour dit et, en négociant le Concordat, il veilla à ne pas
heurter l'amour-propre des évêques; les prêtres ne recevraient pas de
l'État un salaire, mais un traitement. En
pleine Révolution de 1848, Bastiat dut se battre pour faire admettre
que, « considéré sans son origine, sa nature et sa forme, le salaire n'a
en lui-même rien de dégradant ». A juste titre, il faisait grief aux
socialistes d'avoir surenchéri sur ce préjugé aristocratique et
clérical: « Peu s'en faut qu'ils ne l'aient signalé comme une forme à
peine adoucie de l'esclavage et du servage. » Il
reprochait à leur propagande d'avoir fait « pénétrer la haine du
salariat dans la classe même des salariés », et c'est en effet la source
d'une grande misère morale que d'avoir honte de la façon dont on gagne
sa vie, si honorablement que ce soit.
Les
ouvriers se sont dégoûtés de cette forme de rémunération. Elle leur a
paru injuste, humiliante, odieuse. Ils ont cru qu'elle les frappait du
sceau de la servitude. Ils ont voulu participer selon d'autres procédés à
la répartition de la richesse. De là à s'engouer des plus folles
utopies, il n'y avait qu'un pas - et ce pas a été franchi. A la
révolution de Février, la grande préoccupation des ouvriers a été de se
débarrasser du salaire. Sur les moyens, ils ont consulté les dieux, mais
quand les dieux ne sont pas restés muets, ils n'ont selon l'usage rendu
que d'obscurs oracles, dans lesquels dominait le grand mot
d'association, comme si association et salaire étaient incompatibles.
A
la vérité, les socialistes n'étaient pas seuls à considérer le salariat
comme un opprobre, et même une abjection. L'excellent Pierre Larousse
qui, en son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle ne cachait pas,
affichait plutôt ses convictions libérales (« le beau mot de libéralisme
») écrivait au mot salaire, après avoir multiplié les citations
d'auteurs défavorables au salariat (« e salaire n'est que l'esclavage
prolongé », Chateaubriand), que seule l'association de production
permettrait à l'ouvrier d'échapper « à la tyrannie du salariat, cette
forme moderne du servage ». Ainsi s'explique que tant de penseurs, de
publicistes et d'hommes politiques libéraux - et non des moins connus
jusque de nos jours - menèrent campagne sous la IIe République et le
Second Empire en faveur des associations ouvrières de consommation et de
production, de celles-ci surtout. Certains allèrent même - Léon Say qui
fut l'initiateur, Léon Walras, d'Haussonville, Hippolyte Comte,
Casimir-Périer, Jules Simon, Delessert, Récamier, Germain,
Benoist-d'Azy, le duc Décazes - jusqu'à fonder de leurs propres deniers
en 1864 une « caisse d'escompte des associations populaires » dont
l'objet était d'aider, sans but lucratif, les sociétés ouvrières de
production et de consommation à réunir leurs premiers fonds. Napoléon
III tenta de faciliter les efforts en ce sens avec sa loi des 24-29
juillet 1867, qui, en même temps qu'elle reconnaissait aux sociétés
anonymes (associations typiquement capitalistes) le droit de se former
sans l'autorisation de la puissance publique, définissait sous le titre
énigmatique de « dispositions particulières des sociétés à capital
variable » le statut de ce que le langage courant commençait à désigner
du nom de « coopératives de production ».
Sans
doute les libéraux n'allaient-ils pas, ce faisant, à l'encontre de la
pensée libérale, car la coopérative, elle aussi, est soumise à la
concurrence et aux autres lois du marché. Et ils pouvaient exciper du
fait que (outre que l'ouvrier coopérateur échappait à l' « humiliation »
du salaire qui semblait ravaler le travail au rang d'une marchandise
ainsi qu'à la tutelle d'un patron) il accédait ainsi à la propriété (et
notamment à la propriété de ses instruments de travail), et l'école
libérale a toujours souhaité la diffusion la plus large possible de la
propriété.
Villermé pourtant
les avait mis en garde non contre le principe économique de la
coopérative, mais contre les difficultés qu'on pourrait dire «
politiques » d'un type d'association qui ne pouvait exister qu'à la
condition d'une estime, d'une amitié réciproques, d'un accord parfait et
d'une certaine conformité de sentiments, de volonté, surtout dans les
tendances morales de ceux qui la composent (...)Essayez donc de
maintenir constamment unis dans une même opinion et en bonne
intelligence seulement dix hommes. Essayez de les plier à une
organisation qui les rende solidaires; puis, quand vous aurez vu la
persistance, la ténacité qu'il faut avoir, les immenses difficultés de
cette tâche, vous nous direz si vous croyez encore à la possibilité
d'envelopper dans une même organisation et de rendre sérieusement
solidaires des milliers d'individus .
Bref,
la réussite d'une association ouvrière ne peut être, en France surtout,
qu'une exception, ce mode d'activité économique échouant beaucoup moins
à cause des impératifs inexorables des lois du marché que du fait des
difficultés du gouvernement des hommes, dont on a trop tendance à
oublier que leurs groupements, dès qu'ils parviennent à un certain
niveau d'effectif, rapidement atteint, ne peuvent continuer de vivre et
de progresser qu'en sécrétant, en quelque sorte, un pouvoir, une
direction, pour les gouverner.
Osons
dire que cette dérive marginale de la pensée libérale au XIXe siècle
n'a pas été sans conséquence sur l'évolution du mouvement ouvrier. Certes,
c'est la contamination de l'idée syndicale par la ou les doctrines
socialistes et par les rêveries anarchistes qui a conduit le mouvement
syndical à la redoutable incapacité de sortir de la contestation que
nous lui connaissons aujourd'hui.
Mais
on ne peut pas oublier que notre premier syndicalisme, celui de la fin
du Second Empire et des débuts de la IIIe République, qui n'était
nullement révolutionnaire, nullement étatiste, encore moins «
collectiviste », s'est fourvoyé dans la coopération aux applaudissements
de certains libéraux. Chaque syndicat se croyait obligé de
s'adjoindre un atelier coopératif dont l'inéluctable faillite entraînait
à peu près aussi inéluctablement la ruine et la disparition de la
chambre syndicale.
Échecs
répétés qui auraient pu être formateurs et salutaires si les
désillusions qu'ils causèrent n'avaient ouvert une brèche par où
s'engouffra toute la démagogie socialiste et son affirmation qu'il n'y
avait pas à perdre son temps à rapetasser le vieux monde, maintenant que
le collectivisme offrait sa panacée sociale. C'est du temps de ces
illusions sur les possibilités de la coopération que date la fameuse
formule qui figure encore dans les statuts de la CGT Force ouvrière: «
La disparition du patronat et du salariat », car c'était alors
l'association ouvrière de production qui paraissait présenter le modèle
d'une entreprise sans salarié et sans patron. La coopérative écartée, la
formule a permis de rattacher à l'idée syndicale des notions comme
celles de nationalisation et de socialisation qui, en fin d'analyse, lui
sont étrangères.
Pourtant,
les libéraux avaient tendu la main au mouvement syndical pour sa
défense du salariat. Bastiat déjà avait souligné que dans leur recherche
de la sécurité commune à tous les hommes, dans leur désir « d'être
tranquilles sur leur avenir, de savoir sur quoi compter, de pouvoir
disposer d'avance tous leurs arrangements », les ouvriers trouvaient un
commencement de solution dans cette forme de rémunération qu'est le
salaire.
Elle
les délivre, si l'on peut dire, de la servitude de la marchandise, car
celui qui recevrait pour paiement de son travail la marchandise qu'il a
fabriquée devrait attendre de l'avoir vendue avant d'être vraiment
rémunéré. Bastiat priait les socialistes de considérer lesquels
étaient les plus assurés d'être payés, de l'ouvrier qui reçoit une part
du produit ou de celui qui perçoit un salaire.
Leroy-Beaulieu
lui fera écho à la fin du siècle : « Un salaire présente pour l'ouvrier
ces deux avantages: le dégager de l'inconnu des résultats de la
production, lui permettre, sans attendre ces résultats, de satisfaire
ses besoins qui sont immédiats. »
Et
de produire à l'appui cet exemple (qui de surcroît nous rappelle que la
construction immobilière à toujours eu une allure chaotique avec des
hauts qui peuvent être des pics et des bas en forme d'abîmes):
«
De 1879 à 1885, on a construit une douzaine de mille maisons à Paris.
Les ouvriers maçons, charpentiers, couvreurs, ont été occupés très
activement avec des salaires moyens de 7,8 ou 9 francs par jour. (..)
Or, sur dix entrepreneurs de ces travaux si rémunérateurs pour les
ouvriers, neuf au moins ont fait faillite ou sont tombés en liquidation,
les maisons qui leur avaient prêté ont perdu la moitié de leur avoir,
quelques-unes les quatre cinquièmes.
Mais les ouvriers avaient été payés. »
La liberté de la consommation
Le
salaire assure aussi à l'ouvrier la liberté de la consommation, car de
son salaire, il fait ce qu'il veut. En dépit des laudateurs du temps
passé, du temps où le compagnon mangeait à la table du maître et
couchait dans un coin de son logis, en dépit aussi des rêveurs du
socialisme dont l'idéal serait que la société prît en charge tous les
individus et les pourvût de tout (« à chacun selon ses besoins ») sous
prétexte de les libérer de toutes les servitudes matérielles, le
salaire, c'est-à-dire la rémunération en espèces, la rémunération en
monnaie, constitue l'un des fondements nécessaires des libertés
individuelles.
Certes,
lent d'abord, puis brusquement accéléré avec l'abolition définitive des
corporations en 1791, aggravé ensuite par l'apparition du capitalisme
industriel, ce passage d'un type de rémunération (le compagnon à la
charge du maître) à un autre (« voilà ton argent, arrange-toi à ta guise
») a provoqué dans toute une partie des classes ouvrières un sentiment
d'abandon, de déréliction qui a profondément et durablement marqué les
consciences, dans toutes les classes de la société. On vit nombre
d'employeurs (le mot ne sera d'usage courant que beaucoup plus tard)
pratiquer ce qu'on appelait le patronage, ce qu'on appelle aujourd'hui
avec une nuance de dénigrement le paternalisme, dont l'une des pratiques
(les « économats » où les ouvriers de l'usine trouvaient tout à
meilleur prix) constituait indubitablement dans les faits un retour
indirect au paiement en nature.
Les
libéraux peuvent bien souvent aller chercher l'expression de leur
propre pensée jusque chez ceux qui font profession de la condamner. On
leur a tant emprunté, sans le dire! Et ce qu'ils énoncent est si
conforme à la nature des choses qu'on est bien forcé d'y revenir dès que
la réalité ébranle les idéologies et s'impose aux esprits.
C'est
donc à des socialistes que nous nous donnerons le luxe de demander la
défense et illustration du salaire en argent, du salaire direct... du
salaire libéral.
En 1886, les
mineurs de Decazeville firent une grève demeurée lugubrement célèbre
dans les annales du mouvement ouvrier parce qu'elle fut marquée par la
défenestration mortelle du sous-directeur de la compagnie, l'ingénieur
Watrin. Le fondateur du syndicalisme des mineurs dans le Nord, Émile
Basly, député de Paris depuis 1885, dénonça à la tribune du
Palais-Bourbon les pratiques de l'économat (géré par la Compagnie) qui
faisaient que la plupart des mineurs touchaient la plus large part de
leur salaire, la totalité parfois, sous forme de jetons et de bons qui
n'avaient cours que dans les magasins de l'économat, et il réclama la
suppression de cet économat qui, dit-il, confisquait « la liberté de
consommation ».
Un an
plus tard, rapporteur du projet de loi concernant l'institution de
délégués à la sécurité dans les mines, Jean Jaurès (qui, il est vrai,
n'avait pas encore donné son adhésion au socialisme collectiviste)
évoquait à son tour ces ouvriers qui n'avaient jamais été payés qu'en
nature, qui étaient rivés à une sorte de compte courant perpétuel et qui
n'avaient jamais « vu reluire dans un peu d'or une peur de liberté ».
Bastiat
était donc bien fondé à écrire que les classes laborieuses s'étaient «
élevées jusqu'au salariat » et que c'était là un des progrès de la
civilisation, même si elles ne devaient pas en rester là dans leurs
efforts pour acquérir la sécurité.
A
la fin du siècle, P. Leroy-Beaulieu sentira encore la nécessité de
défendre l'honneur du salariat et consacrera des pages à montrer que de
tous les contrats humains, le salaire, c'est-à-dire la rémunération
,fixée d'avance, soit d'après le temps de travail, soit d'après un tarif
pour chaque unité d'ouvrage fait, est le contrat le plus répandu, le
plus général, celui gui s'adapte aux occupations les plus diverses, qui a
cours dans les pays les plus différents..., nul [autre] contrat n'ayant
à un pareil degré un caractère de généralité, approchant presque de
l'universalité .
Ce qui
était vrai en 1896 l'est plus encore cent ans plus tard. Les PDG
eux-mêmes sont aujourd'hui des salariés et tiennent à l'être; et
l'ironie des choses a même fait que l'action syndicale menée sous le
signe de l'abolition du salariat a elle-même contribué puissamment à la
consolidation et à la généralisation de cette forme de revenu, toute
chargée qu'elle fût de la malédiction socialiste.
L'organisation du marché du travail
Libérateur
en soi, le salaire n'en restait pas moins terriblement aléatoire en ces
premiers temps d'extension au salariat. Il était soumis aux lois du
marché, et cela dans les conditions les plus défavorables, car, non
seulement l'Assemblée constituante avait, en 1791, par le décret
d'Allarde, aboli définitivement les corporations et proclamé la liberté
du travail, mais encore, sous l'influence, non plus cette fois de la
pensée libérale, mais des doctrines quasi totalitaires de Jean-Jacques
Rousseau, elle avait, prise d'une sorte de phobie, interdit toutes les
associations, les associations de capitaux aussi bien que celles des
ouvriers salariés, tout comme les associations politiques. Elle n'avait
pas toléré qu'aucun « corps » se formât entre les individus citoyens
d'une part, l'État de l'autre; et, bravant la nature humaine,
incontestablement sociale, sa Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen avait délibérément ignoré le droit d'association.
Qui
plus est, émue par une grève des charpentiers parisiens (mais alors on
ne disait pas encore grève) elle avait, à l'appel de René Le Chapelier,
député de Rennes, interdit non seulement les grèves, les cessations
concertées et collectives du travail, mais les associations
professionnelles, aussi bien d'entrepreneurs que d'ouvriers et
compagnons, nos syndicats, et elle avait stipulé que ce que nous
appelons le contrat de travail ne pouvait être qu'un accord passé « de
gré à gré » entre deux individus, le maître et l'ouvrier, sans qu'aucun
tiers (ni le gouvernement, ni la loi, ni une organisation quelconque)
puisse intervenir dans la discussion et la conclusion de ce contrat.
Quinze
ans avant la loi Le Chapelier, Adam Smith avait déjà relevé que, dans
cet affrontement entre le maître et l'ouvrier, et bien qu'on eût de part
et d'autre des individus libres et égaux en droit, la partie n'était
pas égale. Outre que les maîtres peuvent se concerter plus aisément que
les ouvriers, fût-ce discrètement, ils sont en état de tenir plus
longtemps. Un propriétaire, un fermier, un maître fabricant ou marchand,
pourraient en général, sans occuper un seul ouvrier, vivre un an ou
deux sur les fonds qu'ils ont amassés. Beaucoup d'ouvriers ne pourraient
pas subsister sans travail une semaine, très peu un mois et à peine un
seul une année entière. A la longue, il se peut que le maître ait autant
besoin de l'ouvrier que celui-ci a besoin du maître, mais le besoin du
premier n'est pas si pressant.
Jean-Baptiste Say reprendra en écho dès 1803:
«
Les salaires de l'ouvrier se règlent contradictoirement par une
convention faite entre l'ouvrier et le chef d'industrie : le premier
cherche à recevoir le plus, l'autre à donner le moins qu'il est
possible, mais dans cette espèce de débat, il y a du côté du maître un
avantage indépendant de ceux qu'il tient déjà de la nature de ses
fonctions. Le maître et l'ouvrier ont bien également besoin l'un de
l'autre, puisque l'un ne peut faire aucun profit sans le secours de
l'autre, mais le besoin du maître est moins immédiat, moins pressant. Il
en est peu qui ne puissent vivre plusieurs mois, plusieurs années même,
sans faire travailler un seul ouvrier, tandis qu'il est peu d'ouvriers
qui puissent, sans être réduits aux dernières extrémités, passer
plusieurs semaines sans ouvrage. Il est bien difficile que cette
différence de position n'influe pas sur le règlement des salaires. »
Les
socialistes n'ont donc pas été les premiers, comme ils se complaisent à
le croire, à dénoncer l'inégalité du maître et de l'ouvrier sur le
marché du travail. Le mérite en revient aux économistes, et on est
injuste, déloyal ou ignorant quand on ne leur en rend pas hommage. Il est permis toutefois de relever qu'il manque quelque chose à leur analyse.
Dans
sa confrontation avec son employeur éventuel, l'ouvrier n'est pas
défavorisé seulement - ni peut-être même principalement - par son
incapacité à « tenir » longtemps sans ouvrage. Il souffre aussi d'être
soumis à la redoutable concurrence de ceux qui, comme lui, cherchent une
embauche. Il est bien rare en effet que les demandeurs d'emploi
(offreurs de travail) soient moins nombreux que les emplois disponibles.
L'offre est presque toujours supérieure à la demande. Il s'ensuit donc
sur le marché du travail une concurrence des ouvriers entre eux, qui
conduit inévitablement à la baisse du prix de la « marchandise » offerte
en trop grande quantité, à la baisse des salaires. S'il existe une
place libre dans un atelier et dix candidats à la porte pour l'occuper,
c'est, à qualité professionnelle égale, celui qui offrira ses services à
quelques centimes de moins que les camarades qui obtiendra la place.
Bref, sur le marché du travail, l'adversaire pour ne pas dire l'ennemi,
ce n'est pas le patron qui « fait travailler » et dont on sollicite un
emploi, mais les camarades qui, eux aussi, cherchent un travail et sont
prêts à « casser les prix » pour obtenir la préférence.
Les
socialistes n'ont pas ignoré cet aspect des choses, mais ils ne s'y
sont pas attardés. Marx y fait allusion furtivement deux fois dans le
Manifeste communiste. Ils n'auraient pas voulu laisser croire qu'ils
pensaient que les ouvriers pussent être pour quelque chose dans leur
malheur. Selon leurs dires, la concurrence sur le marché du
travail n'avait des effets dévastateurs que parce qu'elle était la
conséquence de la concurrence sur le marché des produits. Si les
fabricants et manufacturiers n'étaient pas obligés de « serrer les prix »
pour résister à la concurrence, ils montreraient moins d' « âpreté »
dans la discussion des salaires. Aussi, le salut de la classe ouvrière
passait-il aux yeux des socialistes par une organisation de la
production et de la distribution qui soustrairait l'une et l'autre aux
lois du marché.
Les libéraux, quant à eux, ont cherché la solution dans l'organisation non du travail, mais du marché du travail.
Le mérite de leurs premières démarches à la fois théoriques et pratiques revient à Gustave de Molinari (1819-1912), libéral s'il en fut,
futur rédacteur en chef du Journal des Économistes. Tout jeune, il
s'était intéressé aux « moyens d'améliorer le sort des classes
laborieuses ».
Élevé dans
une ville industrielle (il était né à Liège, avait vécu à Bruxelles,
avant de s'installer à Paris), il avait pu constater journellement
l'inégalité de la situation de l'ouvrier et de l'entrepreneur dans le
débat du salaire et les effets de cette situation inégale. Il avait vu
de près l'ouvrier dépourvu d'avances et immobilisé dans un marché
étroit, obligé d'accepter les conditions qui lui étaient proposées, si
dures qu'elles puissent être.
Deux
faits sont particulièrement à retenir parmi ceux qui nourrirent sa
réflexion: d'abord ce qu'on pourrait appeler l'opacité du marché du
travail, l'ignorance dans laquelle se trouvaient le plus souvent les
demandeurs d'emploi de l'existence des emplois disponibles (et aussi la
difficulté de se rendre là où il y avait des emplois, faute notamment de
savoir si ces emplois existaient vraiment) -, puis la pression que les
ouvriers à la recherche d'une embauche exerçaient les uns sur les autres
sur ces marchés de louage de main-d'oeuvre qu'à Paris on appelait les «
grèves ». En présence de leurs camarades, aucun d'eux (par amour
propre, par esprit de solidarité, par peur aussi des représailles)
n'osait accepter un travail à un prix inférieur à ce qu'il avait été
convenu entre eux ou à ce qui se pratiquait normalement dans la
profession.
D'où l'idée
d'établir, dans les principaux centres d'industrie et d'agriculture, une
Bourse du travail où se rendraient les ouvriers qui auraient besoin de
travail et les maîtres d'atelier qui auraient besoin d'ouvriers. Le prix
du travail pour chaque industrie y serait chaque jour affiché... les
ouvriers... pourraient de la sorte connaître, jour par jour, les
endroits où le travail s'obtient aux conditions les plus favorables,
ceux où ils doivent se porter de préférence pour en demander.
Autre projet, plus modeste
«
Nous proposons à tous les corps d'État de la Ville de Paris de publier
gratuitement chaque semaine le bulletin des engagements d'ouvriers avec
l'indication du taux des salaires et de l'état de l'offre et de la
demande, chaque métier ayant sa publication à jour fixe... Nous
inviterons nos confrères des départements à publier le Bulletin du
travail de leurs localités respectives... Chaque semaine, nous
rassemblerons tous ces bulletins et nous en composerons un bulletin
général. Chaque semaine, tous les travailleurs de France pourront avoir
de la sorte sous les yeux le tableau de la situation du travail dans les
différentes parties du pays...
Nous
nous adressons avant tout aux ouvriers des corps d'État de la Ville de
Paris. Déjà, ils se trouvent organisés et ils possèdent des centres de
placements réguliers [Les « grèves » dont nous parlions plus haut]. Rien
ne serait plus facile que de livrer à la publicité le bulletin de leurs
transactions quotidiennes et de doter la France de la publicité du
travail. »
Cette première
idée d'une « agence nationale de l'emploi » dut être renvoyée dans les
limbes, par suite notamment du refus des ouvriers. Molinari était allé
la soumettre à une réunion des tailleurs de pierre. « Malheureusement,
écrit-il, ceux-ci craignirent que la publication des prix du travail à
Paris n'attirât une affluence plus considérable d'ouvriers dans ce grand
centre de population » et ils refusèrent leur concours.
Le
projet fut repris à partir de 1875 par la municipalité parisienne,
adopté en 1886, après le vote de la loi concernant les syndicats
professionnels, un premier local ouvert en 1887 sous le nom d'annexe n°
1, rue Jean-Jacques Rousseau, la Bourse centrale actuelle, rue du
Château d'Eau ne devant être inaugurée qu'en 1892. La Bourse jouait un
double rôle, celui d'un bureau de placement (ou d'une concentration de
bureaux de placement) et d'une maison de Syndicats, ce second rôle que
n'avait pas prévu Molinari (et pour cause) devant rapidement éclipser le
premier. Durant les premières années, les placements effectués par les
syndicats admis à la Bourse se comptèrent par milliers. Mais les
différentes factions socialistes qui se disputèrent la direction de la
Bourse firent bientôt de celle-ci un centre d'agitation révolutionnaire,
décourageant ainsi les patrons de venir y chercher le personnel dont
ils avaient besoin et les ouvriers de s'y inscrire.
D'autre
part, la municipalité parisienne, qui logeait gratuitement les
syndicats dans les deux immeubles de la Bourse du travail, et qui
versait à celle-ci une subvention annuelle pour en assurer l'entretien
et le fonctionnement, avait mis une condition et une seule à l'admission
des syndicats dans la Bourse: qu'ils fissent du placement, et qu'ils le
fissent gratuitement. Idée
malencontreuse qui, en obligeant les syndicats à ne pas faire payer les
services qu'ils rendaient non à titre collectif mais à titre individuel,
a développé chez eux un « subventionnisme » dont ils n'ont jamais pu se
défaire : l'habitude de vivre grâce à d'autres ressources que leurs
ressources propres, celles-ci devant se limiter aux cotisations des
militants, à l'exclusion, répétons-le, du paiement des services rendus
aux individus, syndiqués et non syndiqués, alors qu'il aurait été
parfaitement justifié de les leur facturer, aux non syndiqués surtout.
D'où cette évolution fâcheuse, entamée à peu près dès l'ouverture de la
Bourse, d'un syndicalisme utilitaire vers un syndicalisme idéologique,
assurément moins ancré dans la réalité, d'autant plus que cette «
idéologisation » de type révolutionnaire écartait la grande majorité des
ouvriers et des employés qui n'aspiraient nullement à la révolution.
Le droit de coalition
Leur
philosophie fondamentale poussait les libéraux non pas à demander au
gouvernement ou au législateur de résoudre par le moyen d'arrêtés, de
décrets ou de lois les problèmes des ouvriers (non plus que des autres)
en fait de salaires ou de conditions de travail ou, comme nous disons,
de protection sociale collective, mais à fournir aux ouvriers (et aux
autres) les instruments juridiques dont ils avaient besoin pour « faire
leurs affaires eux-mêmes » , à tout le moins à faire disparaître de la
loi les dispositions juridiques qui faisaient obstacle à la prise en
main par les uns ou les autres de la défense des intérêts qui leur en
étaient propres. C'est ainsi
qu'ils s'en prirent à la loi Le Chapelier, aux articles du code pénal
qui en étaient issus et qu'ils finirent par en avoir raison.
Le 17 novembre 1849 (et bien que « ses poumons ne pussent lutter avec les orages parlementaires »), Bastiat
intervint à l'Assemblée législative pour défendre ce qui n'était pas
encore le droit de grève : le droit pour un ouvrier de cesser son
travail si les conditions de salaire que lui offre son employeur ne lui
conviennent pas.
«
Quoi ! Je suis en face d'un patron, nous débattons le prix, celui qu'il
m'offre ne me convient pas, je ne commets aucune violence, je me
retire, et vous dites que c'est moi qui porte atteinte à la liberté du
patron, parce que je nuis à son industrie! Ce que vous proclamez là,
c'est l'esclavage, car qu'est-ce qu'un esclave si ce n'est l'homme forcé
par la loi de travailler à des conditions qu'il repousse.
...
Vous
dites ensuite que les ouvriers, quand ils se coalisent [quand ils font
grève (C.H.)] se font du tort à eux-mêmes et vous partez de là pour dire
que la loi doit empêcher le chômage [la cessation du travail (C.H.)].
Je suis d'accord avec vous que, dans la plupart des cas, les ouvriers se
nuisent à eux-mêmes. Mais c'est précisément pour cela que je voudrais
qu'ils fussent libres, parce que la liberté leur apprendrait qu'ils se
nuisent à eux-mêmes. Et vous, vous en tirez cette conséquence qu'il faut
que la loi intervienne et les attache à l'atelier. Mais vous faites
ainsi entrer la loi dans une voie bien dangereuse.
Tous
les jours, vous accusez les socialistes de vouloir faire intervenir la
loi en toutes choses, de vouloir effacer la responsabilité personnelle.
Tous les jours, vous vous plaignez de ce que partout où il y a un mal,
une souffrance, une douleur, l'homme invoque sans cesse les lois et
l'État.
Quant
à moi, je ne veux pas que parce qu'un homme chôme et que par cela même
il dévore une partie de ses économies, la loi puisse lui dire: « Tu
travailleras dans cet atelier, quoi qu'on ne t'accorde pas le prix que
tu demandes... »
Vous
avouez vous-mêmes que, sous l'empire de votre législation, l'offre et
la demande ne sont plus à deux de jeu, puisque la coalition des patrons
ne peut pas être saisie, et c'est évident: deux, trois patrons déjeunent
ensemble, font une coalition, personne n'en sait rien. Celle des
ouvriers sera toujours saisie puisqu'elle se fait au grand jour. »
L'assaut
échoua, mais il devait être renouvelé quinze ans plus tard, cette fois
non sans succès, et ce sont des libéraux qui le lancèrent. Car c'est le très libéral Émile Ollivier
- un homme plus grand que son destin - qui convainquit Napoléon III,
qui à vrai dire y était tout prêt, qu'il était temps d'abolir toute une
partie du dispositif répressif que la Constituante avait construit à
l'appel de Le Chapelier.
La
loi du 25 mars 1864, dont Ollivier fut l'éloquent, courageux et obstiné
rapporteur, abolit le délit de coalition, le remplaça par le délit
d'entrave à la liberté du travail, et du coup reconnut la licité de la
grève : nul ne pouvait plus être poursuivi devant les tribunaux pour
s'être concerté avec ses camarades en vue de cesser collectivement le
travail, pas même ceux qui avaient été les « moteurs » de cette
coalition, on dira plus tard les « meneurs ».
Sans doute, comme le fit remarquer notamment Jules Simon, un autre libéral,
la loi était-elle boiteuse en ceci que, pour se coaliser, pour se
concerter, il faut se réunir et qu'on ne pouvait alors se réunir
publiquement qu'avec l'autorisation de la police. L'anomalie fut réparée
trois ans plus tard. En 1867, la loi reconnut la liberté des réunions
publiques, à la seule condition que dans ces réunions, on ne traitât ni
de sujets politiques, ni de sujets religieux, mais essentiellement de
problèmes économiques et sociaux. La loi était faite sur mesure pour les
ouvriers. La même année 1867, l'Empereur étendait aux chambres
syndicales ouvrières le régime de la « tolérance administrative ».
L'Empire libéral, la conversion de l'Empire au libéralisme depuis le
traité de libre-échange conclu avec l'Angleterre en 1860, continuait de
porter ses fruits.
Nous
ne dirons pas ici comment ces dispositifs libéraux, mis en place dans
l'intention déclarée de fournir aux ouvriers les moyens de mieux
défendre leurs intérêts, furent déviés rapidement de leur vocation
première par des révolutionnaires de tous genres, les grèves
surtout par les blanquistes, le droit de réunion par tous les ennemis du
régime impérial, dont le nombre croissait dans ce qu'on pourrait
appeler les marges de la classe politique à mesure que la politique de
Napoléon III en faveur du monde ouvrier lui gagnait des sympathies dans
les élites professionnelles .
La liberté syndicale
Les
hommes politiques libéraux ne tardèrent pas à se rendre compte que les
coalitions et réunions informelles telles que les lois de mars 1864 et
juin 1868 les avaient permises se prêtaient à tous les débordements et
désordres auxquels sont portés par nature tous les rassemblements
d'individus quand ceux-ci ne sont pas encadrés, structurés, disciplinés
par une organisation consciente d'elle-même. Quant aux chambres
syndicales ouvrières qui, à partir de 1872, renaissaient de toutes
parts, en l'absence des socialistes, après les ravages de la guerre et
de la Commune, le régime de la « tolérance administrative » qui ne leur
conférait pas la personnalité civile, les laissait sans moyen pour mener
dans l'ordre la défense et la promotion des intérêts ouvriers : elles
n'avaient même pas le droit d'ouvrir à leur nom un livret de caisse
d'épargne et les contrats qu'elles pouvaient signer avec des patrons
n'avaient qu'une valeur morale et n'engageaient vraiment personne.
Aussi,
fut-il entrepris d'abattre un nouveau pan de la loi Le Chapelier et de
permettre ce qu'elle avait interdit, à savoir pour « les citoyens d'un
même État ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique
ouverte, les ouvriers et compagnons d'un art quelconque », le droit «
lorsqu'ils se trouveront ensemble, de nommer présidents, secrétaires et
syndics, de tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations,
former des règlements sur leurs intérêts communs », bref de constituer
des associations professionnelles, nos syndicats.
La
première proposition de loi visant à reconnaître aux syndicats
professionnels le droit de se constituer librement et d'obtenir la
personnalité civile sans autre formalité que le dépôt de leurs statuts
auprès d'une administration publique fut déposée en 1876 par celui des
hommes politiques libéraux de la IIIe République qui, après
Waldeck-Rousseau, a pris la plus grande part à la politique ouvrière du
libéralisme, Édouard Lockroy, un nom tombé dans l'oubli, sauf peut-être
pour les biographes de Victor Hugo, qui savent que Lockroy fut
le second mari de la veuve de Charles Hugo, et, à ce titre, le tuteur de
Georges et de Jeanne, sauf aussi pour les historiens de la tour Eiffel,
puisque ce fut Lockroy, ministre du Commerce, qui signa avec l'illustre
ingénieur le contrat auquel on doit la tour.
Il fallut huit ans à la proposition de Lockroy pour que, relayée par d'autres propositions, convertie en projet par le libéral Waldeck-Rousseau,
alors ministre de l'Intérieur, elle devînt la loi du 21 mars 1884. Huit
ans au cours desquels elle se heurta, non seulement à l'hostilité des
conservateurs et de patrons aussi aveugles qu'égoïstes, mais aussi, mais
surtout aux socialistes de tous bords et à ceux des groupements
syndicaux sur qui ils étaient parvenus à étendre leur emprise. Ils
la dénoncèrent comme une « loi de police » parce qu'elle faisait
obligation aux syndicats - s'ils désiraient être des entités juridiques
légalement fondées - de déposer à la mairie leurs statuts et le nom de
leurs administrateurs et l'on voudrait pouvoir citer en entier l'article
que Jules Guesde vociféra en mai 1884 dans Le Cri du Peuple contre ce
qu'il appelait « une nouvelle loi Le Chapelier ».
Notre
bourgeoisie ne désarme pas, assurait-il, au contraire. Elle ne fait que
déplacer ses barrières protectrices et les transporter là où elles
peuvent être efficaces: sur le terrain politique. Ce n'est pas en
réalité l'abrogation de la loi Le Chapelier, c'est sa modernisation, son
adaptation aux nouvelles nécessités capitalistes. Sous couleurs
d'autoriser l'organisation professionnelle de notre classe ouvrière, la
nouvelle loi n'a qu'un but: empêcher son organisation politique.
Mais,
concluait-il, « cet empêchement vient trop tard », « le Parti ouvrier
est aujourd'hui trop fort » pour que cette manoeuvre machiavélique de la
bourgeoisie l'empêche d'aboutir, car Jules Guesde a vécu trente ans
dans l'illusion que la révolution socialiste allait éclater le lendemain
matin - avant de devenir en 1914 ministre d'État dans un gouvernement
d'union sacrée.
Il
enrageait à la pensée que la liberté syndicale contribuait à renforcer
chez les ouvriers l'idée - l'illusion selon lui - qu'ils pouvaient
améliorer leur sort dans le cadre de la société capitaliste, les
détournant ainsi de l'action politique révolutionnaire dont il
s'acharnait à prétendre qu'elle était « la condition indispensable » de
l' « affranchissement économique » de la classe ouvrière.
Ce
serait une longue histoire que celle des combats menés contre cette loi
par toute une partie des socialistes et la quasi-totalité des
anarchistes. Partout où ceux-ci le pouvaient, ils mettaient la main sur
les syndicats, mais pour les maintenir en dehors de la loi et leur faire
faire une gymnastique révolutionnaire qui les détournait de leur
vocation naturelle et écartait d'eux (hélas! pour longtemps, puisque les
effets s'en font encore sentir) la majeure partie des travailleurs
salariés, peu soucieuse de s'engager dans une aventure vouée à l'échec
et dont la réussite aux yeux de plus d'un aurait été une catastrophe.
Quand,
en 1900 et 1901, Waldeck-Rousseau, cette fois président du conseil,
aidé du socialiste indépendant Alexandre Millerand (pour cette raison
traité en renégat et en traître par toute la meute des révolutionnaires)
tenta de conforter et d'étendre la loi de 1884, notamment en accordant
la personnalité civile aux unions de syndicats, il dut battre en
retraite devant l'hostilité des socialistes à la manière de Jules Guesde
et de ceux qu'on commençait à appeler les syndicalistes
révolutionnaires, ceux-ci « tenant » les directions de la CGT naissante,
de la Fédération des Bourses du travail et de nombre de fédérations
d'industrie ou de métier.
Pensez
donc ! Le projet visait à étendre le droit de propriété des syndicats,
leur reconnaissait celui de fonder des sociétés commerciales, des écoles
professionnelles, des hospices, des hôpitaux, bref les moyens de mener
une action sociale en profondeur. Mais c'était vouloir trans-former les
syndicats en capitalistes, les embourgeoiser, les enraciner dans la
société présente, faire d'eux des gestionnaires, ce qui rime avec
révolutionnaire, mais seulement dans les mots: au niveau des idées,
c'est l'antagonisme . II
faudra attendre la loi du 20 mars 1920 pour que les unions de syndicats
(c'est-à-dire, entre autres, les confédérations) se voient reconnue la
capacité civile.
Les conventions collectives: les libéraux pour, les révolutionnaires contre
Même
aventure avec la législation des conventions collectives. Les syndicats
étant, dans la pensée libérale, non des machines à faire des grèves,
mais des machines à faire des contrats, Édouard Lockroy avait prévu dans
sa proposition de 1876 - c'était l'article 4 - que les syndicats d'une
même industrie composés l'un de patrons, l'autre d'ouvriers (pourraient)
conclure entre eux des conventions ayant pour objet de régler les
rapports professionnels des membres d'un syndicat avec ceux de l'autre.
Ces conventions auront force de contrat et engageront tous les membres
des parties contractantes pour la durée stipulée. Lesdites conventions
ne pourront être établies que pour une durée maximale de cinq ans.
Cette
proposition n'avait pas été reprise dans la loi du 21 mars 1884, ni
dans le projet Barthou de 1902, mais elle fit l'objet d'un important
projet de loi déposé le 2 juillet 1906 - donc en pleine guerre de la CGT
révolutionnaire contre le gouvernement - par Gaston Doumergue, un
libéral lui aussi, alors ministre du Commerce, de l'Industrie et du
Travail.
Ouvrons ici une
parenthèse. La première pierre du futur ministère du Travail avait été
posée en 1886 par É. Lockroy quand il avait enlevé au ministère de
l'Intérieur les services concernant les syndicats pour les rattacher au
ministère du Commerce, devenu par ses soins ministère du Commerce et de
l'Industrie. Même au temps de Waldeck-Rousseau et d'Alexandre Millerand,
les services concernant le travail étaient restés rattachés au
ministère du Commerce et de l'Industrie. Ce fut Sarrien, un libéral lui
aussi qui, en constituant son gouvernement le 14 mars 1906 (six semaines
avant le tumultueux 1er mai 1906) éleva ces services à la dignité
ministérielle en créant le ministère du Commerce, de l'Industrie et du
Travail, confié, on l'a vu, à G. Doumergue. Six mois plus tard,
Clemenceau, dont on nous accordera qu'il n'était guère touché de la
grâce socialiste, fit le dernier pas en consacrant au Travail un
ministère à part entière.
Pensa-t-il
se concilier les syndicalistes en confiant ce ministère à un socialiste
indépendant, René Viviani ? Si oui, son calcul se révéla faux, car
toutes les sectes révolutionnaires, y compris les plus honorables se
déchaînèrent contre cette innovation. Hubert Lagardelle, pour ne citer
que lui, énonça péremptoirement qu'un « ministère du Travail serait une
source de corruption autrement profonde que le ministère du Commerce »,
qu'il allait « gouvernementaliser la classe ouvrière ». La
gouvernementaliser, c'est-à-dire l'aider à sortir des sentiers battus,
mais sans issue de la Révolution. Le projet Doumergue, très complet,
trop peut-être, portait sur les différents aspects du contrat de
travail, et notamment « sur les conventions collectives relatives au
contrat de travail ».
«
La convention collective du travail, disait l'exposé des motifs, est une
forme nouvelle de contrat qui n'a pas encore reçu une consécration
légale, mais qui tend à se répandre de plus en plus. [Relevons le
caractère libéral de cette démarche législative qui aime que le fait
précède la loi.] Elle ne constitue pas un contrat de travail, mais
détermine les conditions générales auxquelles devront satisfaire les
contrats individuels passés entre employeurs et employés parties à la
convention... Très populaire parmi les ouvriers, la convention
collective de travail n'a pas moins été favorablement accueillie par les
patrons de certaines industries, désireux d'éviter les excès d'une
concurrence ruineuse.
... Dans
une matière aussi délicate, on ne saurait prétendre avoir fait oeuvre
définitive. La convention collective n'est encore qu'en voie
d'évolution. On a essayé de tenir compte de ce qu'elle est déjà et de ce
qu'elle apparaît devoir être dans l'avenir ».
Là encore, la
méthode, prudente et quasi expérimentale, était libérale. La loi ne
forcerait rien: calquée sur la réalité, elle ne ferait que codifier ce
qui s'établissait de soi-même. Les
syndicats auraient dû se féliciter de ce projet qui allait, non pas
régler les problèmes à leur place, mais leur fournir un nouvel outil de
travail, et certains en effet exprimèrent leur satisfaction. Mais la CGT
était encore à cette date dominée par les syndicalistes
révolutionnaires. Elle tint en octobre 1906, à Amiens, un
congrès demeuré célèbre parce qu'il adopta la Charte fameuse qui
proclamait le devoir d'indépendance de tous ses syndicats et d'elle-même
à l'égard « des partis et des sectes ».
Ce
premier pas ne l'écartait pas encore de ses convictions
révolutionnaires, et le Congrès vota (on ne sait à quelle majorité, le
vote s'étant fait à mains levées) la condamnation du projet Doumergue.
«
Considérant que les lois ouvrières en projet, sur l'arbitrage
obligatoire, la participation aux bénéfices, le contrat collectif de
travail, la représentation dans les conseils des sociétés industrielles,
ont pour objet d'entraver le développement du syndicalisme et
d'étrangler le droit de grève... Considérant que le droit nouveau auquel
nous aspirons... ne peut sortir que des luttes ouvrières sur le terrain
économique, le congrès invite les fédérations à se préparer à faire une
action énergique au moment où elle deviendrait nécessaire contre tout
projet tendant à l'étranglement de l'action syndicale . »
Les conventions collectives reçurent enfin une définition légale le 25 mars 1919 :
Ce
ne serait pas ici le lieu de retracer l'histoire des conventions
collectives et de leur législation: les lois des 25 mars 1919, 24 juin
1936, 23 décembre 1946, 11 février 1950, 13 novembre 1982. Signalons
toutefois : - que la loi de
décembre 1946 porte la marque profonde de ses origines socialistes, avec
son exigence de l' « unicité » des conventions (une seule convention
nationale par profession) et l'abandon au gouvernement du soin de fixer
les salaires; - que les
socialistes n'étaient plus au pouvoir quand fut votée la loi du 11
février 1950 qui ouvrait à nouveau le domaine des salaires aux
conventions collectives et permettait à celles-ci d'échapper au carcan
de l'unicité; - que ce fut
grâce aux conventions collectives et au « paritarisme » qui en est la
conséquence logique que l'on put arracher au monopole centralisateur,
étatique ou parastatal de la Sécurité sociale, certains éléments de ce
qu'on appelle la protection sociale collective, à savoir les régimes de
retraites complémentaires et l'assurance chômage; -
que Georges Pompidou avait tempéré son gaullisme d'une bonne dose de
libéralisme - comme d'aucuns lui en font reproche aujourd'hui - en
ouvrant le 3 août 1967 une des périodes les plus fécondes en fait de
négociations collectives.
Jetons
un voile sur l'intention qui fut véritablement celle des socialistes et
de leurs inspirateurs syndicalistes quand, en 1982, ils instituèrent la
négociation annuelle obligatoire dans l'entreprise. Ils croyaient
renforcer ainsi la présence des syndicats dans l'entreprise et accroître
leur capacité à y conduire une action révolutionnaire, en attendant d'y
prendre le pouvoir. C'est l'inverse qui s'est produit. Car, lorsqu'on
traite de problèmes concrets en présence des intéressés, les salariés de
l'entreprise, peu disposés à laisser sacrifier leurs intérêts immédiats
à des calculs politiques ou des rêveries idéologiques, les négociateurs
syndicaux doivent laisser au portemanteau les consignes confédérales.
La
négociation dans l'entreprise rend aux syndicats (ou à leurs sections
d'entreprise) une liberté qu'ils avaient perdue dans la défense des
intérêts dont ils ont pris la charge. Intérêts
et liberté, une association qui ne déplaît pas à la pensée syndicale.
Aussi doit-on saluer comme une victoire de l'idée libérale, cette
convention interprofessionnelle nationale du 31 octobre 1995 proposant
la mise en place, dans les entreprises sans implantation syndicale, de
dispositifs permettant d'y négocier les salaires et les conditions de
travail. Car assurément il ne serait pas libéral d'accorder le monopole
de la négociation collective à des organisations syndicales qui n'ont
pas su ou voulu gagner la confiance de l'ensemble des travailleurs
salariés dont ils prétendent défendre les intérêts.
N'ont
signé ce texte libéral ni la CGT rivée au stalinisme même après la
chute de l'URSS, ni la CGT-Force Ouvrière livrée à nouveau, par la grâce
des disciples de Léon Trotski, à ses démons du début du siècle.
Deux besoins fondamentaux: communauté et liberté
Les
socialistes en sont solidement assurés: la « protection sociale
collective » est un domaine qui leur est réservé par définition,
pourrait-on dire. La pensée libérale ne s'y aventurerait qu'en se
trahissant, qu'en se déguisant au moyen de vêtements empruntés au
socialisme et qui ne sont plus sur elle que des oripeaux. Les libéraux
placeraient l'individu et ses intérêts au centre de tout, et cet
individu n'aurait souci des autres que dans la mesure où le soin qu'il
en prendrait servirait ses propres intérêts. N'a-t-on pas écrit que, si
l'on est passé de l'esclavage au salariat, c'est parce qu'un esclave, il
faut en prendre soin, le soigner quand il est malade, le nourrir même
quand il ne travaille pas, car un esclave, c'est comme un boeuf : si on
le perd, ça coûte, tandis que le salarié est un homme libre (votre
liberté, Messieurs les libéraux) et quand on lui a payé ce qui était
convenu, on est quitte à son égard: à lui de se tirer d'affaire comme il
l'entend, s'il le peut.
Il
est vrai que des libéraux du début de l'autre siècle professaient
facilement une philosophie de l'homme inspirée d'un rationalisme
décharné pour qui l'individu humain n'aurait d'autre mobile que
l'intérêt personnel, géré par une intelligence calculatrice. La société
elle-même serait née d'un contrat passé à l'origine entre des individus
qui auraient trouvé intérêt à se réunir ainsi. Comme si, dès le départ,
et même s'ils ne l'ont pas toujours exprimé clairement, penseurs et
praticiens du libéralisme n'avaient pas compris que la dimension sociale
de l'homme est dans chaque individu antérieure à tout calcul et à tout
intérêt personnel, que l'on peut sans doute parler de contrat social
parce que l'on a complété, corrigé, couronné si l'on veut, la société
naturelle par une société de droit, mais que ce n'est là, comme le
diront les solidaristes de la fin du XIXe siècle, qu'un quasi-contrat.
On fait comme si les hommes avaient décidé librement un beau jour de
vivre en société et qu'ils avaient passé contrat en ce sens devant je ne
sais quel notaire éternel. En réalité, toute société est antérieure à
tout contrat. L'homme est social par nature et le besoin de solidarité,
pour employer un terme à nos yeux trop plein encore de rationalité, le
besoin de communauté est enraciné aussi profond dans l'animal humain que
l'instinct de la conservation, le besoin de nourriture, les désirs
sexuels.
Laissons aux
métaphysiciens le soin de décider, s'ils le peuvent, lequel est premier
dans l'homme du besoin de liberté individuelle ou du besoin de
communauté. Il est vrai que les libéraux ont envie de penser - de
croire- que l'instinct de liberté, le moi, sont inhérents à la nature
humaine, mais ils savent bien que l'homme n'a d'abord été qu'un élément
du corps social : l'affirmation du moi n'est venue qu'après. L'homme est
double, à la fois individuel et social, et -curieuse dialectique qui
fonde ce qu'on pourrait appeler le paradoxe de la liberté - à mesure que
la société se perfectionne, s'enrichit, se libère de la misère et de la
peur, elle fait naître chez les individus (délivrés par elle sans
qu'ils s'en rendent compte des insécurités et incertitudes premières) un
besoin d'indépendance et d'originalité personnelles qui les pousse à se
révolter contre toutes les contraintes et obligations de l'ordre
social, au risque d'ébranler ou de ruiner cet ordre social sans lequel
les libertés individuelles ne seraient pas possibles.
Transposons
le mot d'un philosophe: le moi se pose en s'opposant à l'ordre social.
Supprimez cet ordre social, et le moi s'effondrera dans le néant.
L'ordre libéral se situe au point d'équilibre du besoin de communauté et
du besoin de liberté - équilibre précaire, toujours menacé et toujours à
refaire.
La protection sociale collective
Les
libéraux n'ont jamais nié, quelques moyens qu'ils aient employés pour
la justifier, la nécessité d'assurer aux individus une « protection
sociale collective », une protection contre les aléas de l'existence
dans laquelle il entre immanquablement une bonne part de solidarité,
mais ils ont toujours cherché à ce que cette protection s'exerçât avec
la contribution aussi large et surtout aussi consciente que possible de
tous et de chacun. Volontiers, on écrirait que la protection sociale est
pour eux un devoir plus qu'un droit, devoir envers les autres et devoir
envers soi-même.
Pourquoi
se sont-ils employés, à partir de 1818 (en Grande--Bretagne, ils
avaient commencé plus tôt), à créer des caisses d'épargne ? Pour aider
les plus humbles, s'ils voulaient faire un effort,
Les
conventions collectives: les libéraux pour, les révolutionnaires contre
*/ {{titre|La pensée libérale et les questions sociales|[[Claude
Harmel]]|Tiré du livre Aux sources du modèle libéral français, Perrin,
1997