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novembre 24, 2025

Voltairine de Cleyre DE L’ACTION DIRECTE

Voltairine de Cleyre
DE L’ACTION DIRECTE

Vous pourriez, en prenant seulement votre voiture, vous rendre chez moi et me tuer sans débourser d’autres frais qu’un peu d’essence; cependant, si vous tenez absolument à dépenser mille dollars, je vous propose une autre solution: je vous descends d’un coup de revolver et ensuite je donnerai l’argent à ceux qui se battent pour une société libre où il n’y aura plus ni assassins ni présidents, ni mendiants ni sénateurs.»

 

Réponse de Voltairine de Cleyre au sénateur Joseph R. Hawley qui avait offert une prime de 1000 dollars à quiconque tuerait un anarchiste.

Du point de vue de celui qui pense être capable de discerner la route du progrès humain, si tant est qu’il doit y avoir un progrès; du point de vue de celui qui discerne un tel chemin sur la carte de son esprit et s’efforce de l’indiquer aux autres, de le leur montrer comme il le voit; du point de vue de celui qui, en faisant cela, a choisi des expressions claires et simples à ses yeux afin de communiquer ses pensées aux autres —, pour un tel individu, il apparaît regrettable et confus pour l’esprit que l’expression «action directe» ait soudain acquis, aux yeux de la majorité de l’opinion publique, un sens limité, qui n’est pas du tout inclus dans ces deux mots, et que ceux qui pensent comme lui ne lui ont certainement jamais donné.
Cependant, il arrive souvent que le progrès joue des tours à ceux qui se croient capables de lui fixer des bornes et des limites. Fréquemment des noms, des phrases, des devises, des mots d’ordre ont été retournés, détournés, inversés, déformés à la suite d’événements incontrôlables par ceux qui utilisaient ces expressions correctement ; et ceux qui persistaient à défendre leur interprétation, et insistaient pour qu’on les écoute, ont finalement découvert que la période où se développaient l’incompréhension et les préjugés annonçait seulement une nouvelle étape de recherche et de compréhension plus approfondie.

J’ai tendance à penser que c’est ce qui se passera avec le malentendu actuel concernant l’action directe. A travers la mécompréhension, ou la déformation délibérée, de certains journalistes de Los Angeles, à l’époque où les frères McNamara (1) plaidèrent coupables, ce malentendu a soudain acquis, dans l’esprit de l’opinion, le sens d’ «attaques violentes contre la vie et la propriété» des personnes. De la part des journalistes, cela relevait soit d’une ignorance crasse, soit d’une malhonnêteté totale. Mais cela a poussé pas mal de gens à se demanderce qu’est vraiment l’action directe.


 

Qu’est-ce que l’action directe?*

En réalité, ceux qui la dénoncent avec autant de vigueur et de démesure découvriront, s’ils réfléchissent un peu, qu’ils ont eux-mêmes, à plusieurs reprises, pratiqué l’action directe, et qu’ils le feront encore.

Toute personne qui a pensé, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, avoir le droit de protester, et a pris son courage à deux mains pour le faire ; toute personne qui a revendiqué un droit, seule ou avec d’autres, a pratiqué l’action directe. Il y a une trentaine d’années, je me souviens que l’Armée du Salut pratiquait vigoureusement l’action directe pour défendre la liberté de ses membres de s’exprimer en public, de se rassembler et de prier. On les a arrêtés, condamnés à des amendes et emprisonnés des centaines et des centaines de fois, mais ils ont continué à chanter, prier et défiler, jusqu’à ce que finalement ils obligent leurs persécuteurs à les laisser tranquilles. Les Industrial Workers of the World (2) mènent à présent le même combat, et ont, dans plusieurs cas, obligé les autorités à les laisser tranquilles, en utilisant la même tactique de l’action directe.

Toute personne qui a eu un projet, et l’a effectivement mené à bien, ou qui a exposé son plan devant d’autres et a emporté leur adhésion pour qu’ils agissent tous ensemble, sans demander poliment aux autorités compétentes de le concrétiser à leur place, toute personne qui a agi ainsi a pratiqué l’action directe. Toutes les expériences qui font appel à la coopération relèvent essentiellement de l’action directe.

Toute personne qui a dû, une fois dans sa vie, régler un litige avec quelqu’un et est allé droit vers la ou les personne(s) concernée(s) pour le régler, en agissant de façon pacifique ou par d’autres moyens, a pratiqué l’action directe. Les grèves et les campagnes de boycott en offrent un bon exemple; beaucoup d’entre vous se souviennent de l’action des ménagères de New York qui ont boycotté les bouchers et obtenu que baisse le prix de la viande : en ce moment même, un boycott du beurre est sur le point de s’organiser, face à la hausse des prix décidée par les commerçants.

Ces actions ne sont généralement pas le produit d’un raisonnement profond sur les mérites de l’action directe ou indirecte, mais résultent des efforts spontanés de ceux qui se sentent opprimés par une situation donnée.

En d’autres termes, tous les êtres humains sont, le plus souvent, de fervents partisans du principe de l’action directe et la pratiquent. Cependant la plupart d’entre eux sont également favorables à l’action indirecte ou politique. Ils interviennent sur les deux plans en même temps, sans y réfléchir longuement. Seul un nombre limité d’individus se refusent à avoir recours à l’action politique dans telle ou telle circonstance, voire la récusent systématiquement; mais personne, absolument personne, n’a jamais été «incapable» de pratiquer l’action directe.

La majorité de ceux qui font profession de réfléchir sont des opportunistes; ils penchent tantôt vers l’action directe, tantôt vers l’action indirecte, mais sont surtout prêts à utiliser n’importe quel moyen dès lors qu’une occasion l’exige. En d’autres termes, ceux qui affirment que le fait de voter à bulletins secrets pour élire un gouverneur est néfaste et ridicule sont aussi ceux qui, sous la pression de certaines circonstances, considèrent qu’il est indispensable de voter pour que tel individu occupe un poste à un moment particulier. Certains croient qu’en général la meilleure façon pour les gens d’obtenir ce qu’ils veulent est d’utiliser la méthode indirecte: en faisant élire et en portant au pouvoir quelqu’un qui donnera force de loi à ce qu’ils désirent; mais ce sont les mêmes qui parfois, dans des conditions exceptionnelles, prôneront que l’on se mette en grève; et, comme je l’ai déjà dit, la grève est une forme d’action directe. Ou bien ils agiront comme l’ont fait les agitateurs du Socialist Party (3) (organisation qui désormais s’oppose vigoureusement à l’action directe) l’été dernier, lorsque la police tentait d’interdire leurs meetings. Ils sont allés en force aux lieux de réunion, prêts à prendre la parole à n’importe quel prix, et ont fait reculer les forces de l’ordre. Même si cette attitude était illogique de leur part, puisqu’ils se sont opposés aux exécuteurs légaux de la volonté majoritaire, leur action constituait un exemple parfait, et réussi, d’action directe.

Ceux qui, en raison de leurs convictions profondes, sont attachés à l’action directe sont seulement… mais qui donc? Les non-violents, précisément ceux qui ne croient pas du tout en la violence ! Ne vous méprenez pas: je ne pense pas du tout que l’action directe soit synonyme de non-violence. L’action directe aboutit tantôt à la violence la plus extrême, tantôt à un acte aussi pacifique que les eaux paisibles de Siloé (4). Non, les vrais non-violents peuvent seulement croire en l’action directe, jamais en l’action politique. La base de toute action politique est la coercition; même lorsque l’État accomplit de bonnes choses, son pouvoir repose finalement sur les matraques, les fusils, ou les prisons, car il a toujours la possibilité d’y avoir recours.


Quelques exemples historiques

De nos jours, n’importe quel écolier américain a entendu parler de l’action directe de certains hommes non-violents, dans le cadre de son programme d’histoire. Le premier exemple qui vient à l’esprit est celui des premiers quakers (5) qui s’installèrent au Massachusetts. Les puritains (6) les accusèrent de «troubler les hommes en leur prêchant la paix». En effet, les quakers refusaient de payer des impôts ecclésiastiques, de porter les armes, de prêter serment d’allégeance à un gouvernement, quel qu’il soit. (En agissant ainsi, ils ont pratiqué l’action directe, mais de façon passive.) Aussi, les puritains, partisans de l’action politique, ont fait voter des lois pour empêcher les quakers d’entrer sur leur territoire, les exiler, leur infliger des amendes, des peines de prison, des mutilations et finalement les pendre. Les quakers ont continué à arriver en Amérique (ce qui était cette fois une forme active d’action directe) ; et les livres d’histoire nous rappellent que, après la pendaison de quatre quakers (7), et la flagellation de Margaret Brewster qui fut attachée à une charrette et promenée à travers les rues de Boston, «les puritains renoncèrent à faire taire les nouveaux missionnaires» et que la «ténacité des quakers et leur non-violence finirent par triompher».

Autre exemple d’action directe, qui appartient aux débuts de l’histoire coloniale américaine: cette fois, il ne s’agit pas d’un conflit pacifique, mais de la révolte de Bacon (8). Tous nos historiens défendent l’action des rebelles dans cette affaire, car ceux-ci avaient raison. Et pourtant il s’agissait d’une action directe violente contre une autorité légalement constituée. Laissez-moi vous rappeler les détails de cet événement: les planteurs de Virginie craignaient (avec raison) une attaque générale des Indiens. Partisans de l’action politique, ils demandèrent, ou plutôt leur dirigeant Bacon exigea que le gouverneur lui accorde le droit de recruter des volontaires pour se défendre. Ce dernier craignait — à juste titre — qu’une compagnie d’hommes armés ne devienne une menace pour lui-même. Il refusa donc d’accorder cette permission à Bacon. A la suite de quoi, les planteurs eurent recours à l’action directe. Ils levèrent des volontaires sans autorisation et combattirent victorieusement contre les Indiens. Le gouverneur décréta que Bacon était un traître mais le peuple était de son côté, si bien que le gouverneur eut peur de le traduire en justice. Finalement, la situation s’envenima tellement que les rebelles mirent le feu à Jamestown. Si Bacon n’était pas mort, bien d’autres événements se seraient produits. Bien sûr, la répression fut terrible, comme cela se passe habituellement lorsqu’une révolte s’effondre d’elle-même ou est écrasée. Néanmoins, pendant sa brève période de succès, cette révolte corrigea nombre d’abus. Je suis persuadée que, à l’époque, les partisans de l’action politique à tout prix, après que les réactionnaires furent revenus au pouvoir, ont dû s’exclamer : «Regardez tous les maux que provoque l’action directe ! Notre colonie a fait un bond d’au moins vingt-cinq ans en arrière» ; ils oubliaient que, si les colons n’avaient pas recouru à l’action directe, les Indiens auraient pris leurs scalps un an plus tôt, au lieu que nombre d’entre eux soient pendus par le gouverneur un an plus tard.

Dans la période d’agitation et d’excitation qui précéda la révolution américaine, on assista à toutes sortes d’actions directes, des plus pacifiques aux plus violentes; je crois que presque tous ceux qui étudient l’histoire des Etats-Unis trouvent que ces actions constituent la partie la plus intéressante de l’histoire, celle qui s’imprègne le plus facilement dans leur mémoire.

Parmi les actions pacifiques, on peut citer notamment les accords de non-importation, les ligues pour porter des vêtements fabriqués dans la colonie et les «comités de correspondance» (9). Comme les hostilités se développaient inévitablement, l’action directe violente prit elle aussi de l’ampleur; par exemple, on détruisit les timbres fiscaux, on interdit le débarquement des cargaisons de thé, on les plaça dans des locaux humides, on les jeta dans les eaux du port, comme à Boston, on obligea un propriétaire d’une cargaison de thé à mettre le feu à son propre bateau, comme à Annapolis.

Toutes ces actions sont décrites dans nos manuels d’histoire, et aucun auteur ne les condamne, ou ne les regrette, bien qu’il se soit agi à chaque fois d’actions directes contre des autorités légalement constituées et contre le droit de propriété. Si je cite ces exemples et d’autres de même nature, c’est pour souligner deux points à l’intention de ceux qui répètent certains arguments comme des perroquets : premièrement, les hommes ont toujours eu recours à l’action directe; et deuxièmement, ceux qui la condamnent aujourd’hui sont également ceux qui l’approuvent d’un point de vue historique.

George Washington dirigeait la Ligue des planteurs de Virginie contre les importations; un tribunal lui aurait certainement «enjoint» de ne pas créer une telle organisation et, s’il avait insisté, il lui aurait infligé une amende pour offense à la Cour.


La Guerre de Sécession

Lorsque le grand conflit entre le Nord et le Sud s’intensifia, ce fut encore l’action directe qui précéda et précipita l’action politique. Et je ferai remarquer que l’on n’engage jamais, que l’on n’envisage même jamais aucune action politique, tant que les esprits assoupis n’ont pas été réveillés par des actes de protestation directe contre les conditions existantes.

L’histoire du mouvement abolitionniste et de la Guerre de Sécession nous offre un énorme paradoxe, même si nous savons bien que l’histoire n’est qu’une chaîne de paradoxes. Sur le plan politique, les États esclavagistes luttaient pour une plus grande liberté, pour l’autonomie de chaque État et contre toute intervention du gouvernement fédéral ; par contre, les États non esclavagistes voulaient un État centralisé et fort, État que les sécessionnistes condamnaient avec raison parce qu’il allait donner naissance à des formes de pouvoir de plus en plus tyranniques. Et c’est ce qui arriva. Depuis la fin de la guerre de Sécession, le pouvoir fédéral empiète de plus en plus sur les prérogatives de chaque État. Les négriers modernes (les industriels) se retrouvent continuellement en conflit avec le pouvoir centralisé contre lequel les esclavagistes d’antan protestaient (la liberté à la bouche mais la tyrannie au cœur). D’un point de vue éthique, ce sont les États non esclavagistes qui, en théorie, prônaient une plus grande liberté, tandis que les sécessionnistes défendaient le principe de l’esclavage. Mais cette position éthiquement juste était très abstraite : en effet, la majorité des Nordistes, qui n’avaient jamais côtoyé d’esclaves noirs, pensaient que cette forme d’exploitation était probablement une erreur ; mais ils n’étaient pas pressés de la faire disparaître. Seuls les abolitionnistes, une infime minorité, avaient une véritable position éthique : à leurs yeux seule importait l’abolition de l’esclavage — ils ne se souciaient pas de la sécession ni de l’union entre les États américains. Au point que beaucoup d’entre eux prônaient la dissolution de l’Union ; ils pensaient que le Nord devaient en prendre l’initiative afin que les Nordistes ne soient plus accusés de maintenir les Noirs prisonniers de leurs chaînes.

Bien sûr, toutes sortes de gens ayant toutes sortes d’idées voulaient abolir l’esclavage: des quakers comme Whittier (10) (les quakers, ces partisans de la paix à tout prix, furent en fait les premiers partisans de l’abolition de l’esclavage, dès leur arrivée en Amérique) ; des partisans modérés de l’action politique qui voulaient racheter les esclaves pour résoudre le problème rapidement; et puis des gens extrêmement violents qui croyaient en la violence et menèrent toutes sortes d’actions radicales.

En ce qui concerne les politiciens, pendant trente ans ils essayèrent de se défiler, de conclure des compromis, de marchander, de maintenir le statut quo, d’amadouer les deux parties, alors que la situation exigeait des actes, ou au moins une parodie d’action. Mais «les étoiles dans leur course combattirent contre Sisera (11)», le système s’effondra de l’intérieur et, sans éprouver le moindre remords, les partisans de l’action directe agrandirent les fissures de l’édifice esclavagiste.

Parmi les différentes expressions de la révolte directe mentionnons l’organisation du «chemin de fer souterrain». La plupart de ceux qui y participèrent soutenaient les deux formes d’action (directe et politique); cependant, même si, en théorie, ils pensaient que la majorité avait le droit d’édicter et d’appliquer des lois, ils n’y croyaient pas totalement. Mon grand-père avait fait partie de ce réseau clandestin et aidé de nombreux esclaves à rejoindre le Canada. C’était un homme attaché aux règles, dans la plupart des domaines, même si j’ai souvent pensé qu’il respectait la loi parce qu’il avait rarement affaire à elle ; ayant toujours mené la vie d’un pionnier, la loi le touchait généralement d’assez loin, alors que l’action directe avait pour lui la valeur d’un impératif. Quoi qu’il en soit, et aussi légaliste fût-il, il n’éprouvait aucun respect pour les lois esclavagistes, même si elles avaient été votées à une majorité de 500 pour cent. Et il violait consciemment toutes celles qui l’empêchaient d’agir.

Parfois, le bon fonctionnement du «chemin de fer souterrain» exigeait l’usage de la violence, et on l’employait. Je me souviens qu’une vieille amie me raconta qu’elle et sa mère avaient surveillé leur porte toute la nuit, pendant qu’un esclave recherché se cachait dans leur cave. Toutes deux avaient beau descendre de familles quakers et sympathiser avec leurs idées, elles avaient un fusil de chasse à portée de main, sur la table. Heureusement, elles n’eurent pas besoin de tirer, ce soir-là.

Lorsque la loi sur les esclaves évadés fut votée, grâce à certains politiciens du Nord qui voulaient encore amadouer les propriétaires d’esclaves, les partisans de l’action directe décidèrent de libérer les esclaves qui avaient été repris. Il y eut l’«opération Shadrach» puis l’opération «Jerry» (cette dernière sous la direction du fameux Gerrit Smith), et bien d’autres qui réussirent ou échouèrent. Cependant les politiciens continuèrent leurs manœuvres et tentèrent de concilier l’inconciliable. Les partisans de la paix à tout prix, les plus légalistes, dénoncèrent les abolitionnistes, un peu de la même façon que des gens comme William D. Haywood (12) et Frank Bohn (13) sont dénoncés par leur propre parti aujourd’hui.


John Brown

L’autre jour, j’ai lu dans le quotidien Daily Socialistde Chicago une lettre du secrétaire du Socialist Party de Louisville au secrétaire national. M. Dobbs demandait que l’on remplace M. Bohn, qui devait venir parler dans sa ville, par un orateur plus responsable et plus raisonnable. Pour expliquer sa démarche, il citait un passage de la conférence de Bohn: « Si les frères McNamara avaient défendu avec succès les intérêts de la classe ouvrière, ils auraient eu raison, de même que John Brown  aurait eu raison s’il avait réussi à libérer les esclaves. Pour John Brown, comme pour les McNamara, l’ignorance était leur seul crime.»

Et M. Dobbs de faire le commentaire suivant. «Nous nous élevons fermement contre de tels propos. Cette comparaison entre la révolte ouverte — même si elle était erronée — de John Brown d’un côté, et les méthodes clandestines et meurtrières des frères McNamara de l’autre, est le fruit d’un raisonnement creux qui conduit à des conclusions logiques très dangereuses.»
M. Dobbs ignore certainement ce que furent la vie et les actions de John Brown. Ce partisan convaincu de la violence aurait traité avec mépris quiconque aurait essayé de le faire passer pour un agneau. Et une fois qu’une personne croit en la violence, c’est à elle seule de décider quelle est la façon la plus efficace de l’appliquer, en fonction des conditions concrètes et de ses propres moyens. John Brown n’hésita jamais à utiliser des méthodes conspiratives. Ceux qui ont lu l’ Autobiographie de Frederick Douglass(14) et les Souvenirsde Lucy Colman (15) savent que John Brown avait prévu d’organiser une série de camps fortifiés dans les montagnes de la Virginie-Occidentale, de la Caroline du Nord et du Tennessee, d’envoyer des émissaires secrets parmi les esclaves pour les inciter à venir se réfugier dans ces camps, et ensuite réfléchir aux mesures et aux conditions nécessaires pour fomenter la révolte chez les Noirs. Ce plan échoua surtout parce que les esclaves eux-mêmes ne désiraient pas assez fortement la liberté.

Plus tard, lorsque des politiciens à l’esprit tortueux, toujours soucieux de ne rien faire, votèrent la loi Kansas-Nebraska qui laissait les colons décider seuls de la légalité de l’esclavage, les partisans de l’action directe, dans les deux camps, envoyèrent de pseudo-colons dans ces territoires et ceux-ci s’affrontèrent. Les partisans de l’esclavage arrivèrent les premiers; ils rédigèrent une constitution qui reconnaissaitl’esclavage et une loi punissant de mort toute personne qui aiderait un esclave à s’échapper; mais les Free Soilers (16), qui arrivèrent un peu plus tard parce qu’ils venaient d’États plus éloignés, rédigèrent une seconde constitution, et refusèrent de reconnaître les lois de leurs adversaires. John Brown se trouvait parmi eux et utilisa la violence, tantôt ouvertement tantôt clandestinement. Les politiciens décents, favorables à la paix sociale, le considéraient comme un «voleur de chevaux et un assassin». Et il ne fait pas le moindre doute qu’il vola des chevaux, sans prévenir personne de son intention de les dérober, et qu’il tua des partisans de l’esclavage. Il se battit et réussit à s’en tirer un bon nombre de fois avant qu’il tente de s’emparer de l’arsenal de Harpers Ferry (17). S’il n’utilisa pas la dynamite, c’est seulement parce qu’elle n’était pas encore une arme très répandue à l’époque. Il attenta à la vie de beaucoup plus de gens que les frères McNamara, dont M. Dobbs condamne les «méthodes meurtrières». Pourtant les historiens ont compris la portée des actions de John Brown. Cet homme violent, qui avait du sang sur les mains, fut condamné et pendu pour haute trahison ; mais tout le monde sait que c’était une âme forte et belle, désintéressée, qui ne pouvait supporter que quatre millions d’hommes soient traités comme des animaux. John Brown pensait que combattre cette injustice, ce crime horrible, était un devoir sacré qu’il accomplissait sur l’ordre de Dieu — car cet homme très religieux appartenait à l’Eglise presbytérienne.

C’est grâce aux actions, pacifiques ou violentes, des précurseurs du changement social que la Conscience Humaine, la conscience des masses, s’éveille au besoin du changement. Il serait absurde de prétendre qu’aucun résultat positif n’a jamais été obtenu par les moyens politiques traditionnels ; parfois de bonnes choses en résultent. Mais jamais tant que la révolte individuelle, puis la révolte des masses ne l’imposent. L’action directe est toujours le héraut, l’élément déclencheur, qui permet à la grande masse des indifférents de prendre conscience que l’oppression devient intolérable.


Les luttes actuelles contre l’esclavage salarié

Nous subissons maintenant l’oppression dans ce pays — et pas seulement ici, mais dans toutes les parties du monde qui jouissent des bienfaits fort contrastés de la civilisation. Et de même que l’ancien esclavage, le nouveau provoque à la fois des actions directes et des actions politiques. Une fraction de la population américaine produit la richesse matérielle qui permet à tous de vivre ; exactement de la même façon que quatre millions d’esclaves noirs entretenaient la foule de parasites qui les commandaient. Aujourd’hui ce sont les travailleurs agricoleset les ouvriers d’industrie.

A travers l’action imprévisible d’institutions qu’aucun d’eux n’a créées, mais qui sévissent depuis leur naissance, ces travailleurs, la partie la plus indispensable de toute la structure sociale, sans le travail desquels personne ne pourrait ni manger, ni s’habiller, ni se loger, ces travailleurs, disais-je, sont justement ceux qui disposent du moins de nourriture, de vêtements et des pires logements — sans parler des autres bienfaits que la société est censée leur dispenser, comme l’éducation et l’accès aux plaisirs artistiques.

Ces ouvriers ont, d’une façon ou d’une autre, joint leurs efforts pour que leur condition s’améliore; en premier lieu par l’action directe, en second lieu par l’action politique. Nous avons des groupes comme la Grange (18), les Farmers’ Alliances (19), les coopératives, les colonies expérimentales, les Knights of Labor (20), les syndicats et les Industrial Workers of the World. Tous ont organisé les travailleurs pour alléger le poids de l’exploitation, pour des prix meilleur marché, des conditions de travail moins catastrophiques, et une journée de travail un peu plus courte; ou contre une réduction de salaire, la détérioration des conditions de travail ou l’allongement des horaires.

Aucun de ces groupes, à part les IWW, n’a reconnu qu’il existe une guerre sociale et qu’elle se poursuivra tant que se perpétueront les conditions sociales et juridiques actuelles. Ils ont accepté les institutions fondées sur la propriété privée, telles qu’elles étaient. Ces organisations regroupent des gens ordinaires, aux aspirations ordinaires, et elles ont entrepris de faire ce qu’il leur semblait possible et raisonnable d’accomplir. Lors de la création de ces groupes, ces militants ne se sont pas engagés sur un programme politique particulier, ils se sont associés pour mener une action directe, décidée par eux-mêmes, offensive ou défensive.

Il y a vingt-deux ans, j’ai rencontré des militants des Farmers’ Alliances, des Knights of Labor et des syndicalistes qui m’ont dit cela. Ils voulaient lutter pour des objectifs plus larges que ceux que proposés par leurs organisations; mais ils devaient aussi accepter leurs camarades de travail comme ils étaient, et essayer de les inciter à lutter pour des objectifs immédiats qu’ils percevaient clairement: prix plus justes, salaires plus élevés, conditions de travail moins dangereuses ou moins tyranniques, semaine de travail moins longue. A l’époque où sont nés ces mouvements, les travailleurs agricoles ne pouvaient pas comprendre que leur lutte convergeait avec le combat des ouvriers des usines ou des transports ; et ces derniers ne voyaient pas non plus leurs points communs avec le mouvement des paysans. D’ailleurs, même aujourd’hui, peu d’entre eux le comprennent. Ils doivent encore apprendre qu’il n’existe qu’une seule lutte commune contre ceux qui se sont approprié les terres, les capitaux et les machines.

Malheureusement les grandes organisations paysannes ont gaspillé leur énergie en s’engageant dans une course stupide au pouvoir politique. Elles ont réussi à prendre le pouvoir dans certains États, mais les tribunaux ont déclaré que les lois votées n’étaient pas constitutionnelles, et toutes leurs conquêtes politiques ont été enterrées. A l’origine, leur programme visait à construire leurs propres silos, y stocker les produits et les tenir à l’écart du marché jusqu’à ce qu’ils puissent échapper aux spéculateurs. Ils voulaient aussi organiser des échanges de services et imprimer des billets de crédit pour les produits déposés afin de payer ces échanges. Si ce programme d’aide mutuelle directe avait fonctionné, il aurait montré, dans une certaine mesure, au moins pendant un temps, comment l’humanité peut se libérer du parasitisme des banquiers et des intermédiaires. Bien sûr, ce projet aurait fini par être liquidé, à moins que sa vertu exemplaire n’ait bouleversé tellement l’esprit des hommes qu’il leur ait donné envie de mettre fin au monopole légal de la terre et des capitaux; mais au moins ce projet aurait eu un rôle éducatif fondamental. Malheureusement, ce mouvement poursuivit une chimère et se désintégra surtout à cause de sa futilité.

Les Knights of Labor sont eux aussi devenus pratiquement insignifiants, non pas parce qu’ils n’ont pas eu recours à l’action directe, ni parce qu’ils se sont mêlés de politique, mais parce qu’il s’agissait d’une masse d’ouvriers trop hétérogène pour réussir à conjuguer efficacement leurs efforts.


Pourquoi les patrons ont peur des grèves

Les syndicats ont atteint une taille bien plus imposante que celle des Knights of Labor et leur pouvoir a continué à croître, lentement mais sûrement. Certes cette croissance a connu des fluctuations, des reculs ; de grandes organisations ont surgi puis disparu. Mais dans l’ensemble, les syndicats constituent un pouvoir en plein développement. Malgré leurs faibles ressources, ils ont offert, à une certaine fraction des travailleurs, un moyen d’unir leurs forces, de faire pression directement sur leurs maîtres et d’obtenir ainsi une petite partie de ce qu’ils voulaient — de ce qu’ils devaient essayer d’obtenir, vu leur situation. La grève est leur arme naturelle, celle qu’ils se sont forgée eux-mêmes. Neuf fois sur dix, les patrons redoutent la grève — même si, bien sûr, il peut arriver que certains s’en réjouissent, mais c’est plutôt rare. Les patrons savent qu’ils peuvent gagner contre les grévistes, mais ils ont terriblement peur que leur production s’interrompe. Par contre, ils ne craignent nullement un vote qui exprimerait «la conscience de classe» des électeurs; à l’atelier, vous pouvez discuter du socialisme, ou de n’importe quel autre programme ; mais le jour où vous commencez à parler de syndicalisme, attendez-vous à perdre votre travail ou au moins à ce que l’on vous menace et que l’on vous ordonne de vous taire. Pourquoi? Le patron se moque de savoir que l’action politique n’est qu’une impasse où s’égare l’ouvrier, et que le socialisme politique est en train de devenir un mouvement petit-bourgeois. Il est persuadé que le socialisme est une très mauvaise chose — mais il sait aussi que celui-ci ne s’instaurera pas demain. Par contre, si tous ses ouvriers se syndiquent, il sera immédiatement menacé. Son personnel aura l’esprit rebelle, il devra dépenser de l’argent pour améliorer les conditions de travail, il sera obligé de garder des gens qu’il n’aime pas et, en cas de grève, ses machines ou ses locaux seront peut-être endommagés.

On dit souvent, et on le répète parfois jusqu’à la nausée, que les patrons ont une «conscience de classe», qu’ils sont solidement soudés pour défendre leurs intérêts collectifs, et sont prêts individuellement à subir toutes sortes de pertes plutôt que de trahir leurs prétendus intérêts communs. Ce n’est absolument pas vrai. La majorité des capitalistes sont exactement comme la plupart des ouvriers : ils se préoccupent beaucoup plus de leurs pertes personnelles (ou de leurs gains) que des pertes (ou des victoires) de leur classe. Et lorsqu’un syndicat menace un patron, c’est à son portefeuille qu’il s’en prend.


Toute grève est synonyme de violence

Aujourd’hui chacun sait qu’une grève, quelle que soit sa taille, est synonyme de violence. Même si les grévistes ont une préférence morale pour les méthodes pacifiques, ils savent parfaitement que leur action causera des dégâts. Lorsque les employés du télégraphe font grève, ils sectionnent des câbles et scient des pylônes, tandis que les jaunes bousillent leurs instruments de travail parce qu’ils ne savent pas les utiliser. Les sidérurgistes s’affrontent physiquement aux briseurs de grève, cassent des carreaux, détraquent certains appareils de mesure, endommagent des laminoirs qui coûtent très cher et détruisent des tonnes de matières premières. Les mineurs endommagent des pistes et des ponts et font sauter des installations. S’il s’agit d’ouvriers, ou d’ouvrières, du textile, un incendie d’origine inconnue éclate, des pierres volent à travers une fenêtre apparemment inaccessible ou une brique est lancée sur la tête d’un patron. Quand les employés des tramways font grève, ils arrachent les rails ou élèvent des barricades sur les voies avec des charrettes ou des wagons retournés, des clôtures volées, des voitures incendiées. Lorsque les cheminots se mettent en colère, des moteurs « expirent», des locomotives folles démarrent sans conducteur, des chargements déraillent et des trains sont bloqués. S’il s’agit d’une grève du bâtiment, les travailleurs dynamitent des constructions. Et à chaque fois, des combats éclatent entre d’un côté les briseurs de grève et les jaunes et, de l’autre, les grévistes et leurs sympathisants, entre le Peuple et la Police.

Pour les patrons, une grève sera synonyme de projecteurs, de fil de fer barbelé, de palissades, de locaux de détention, de policiers et d’agents provocateurs, de kidnappings violents et d’expulsions. Ils inventeront tous les moyens possibles pour se protéger directement, sans compter l’ultime recours à la police, aux milices, aux brigades spéciales et aux troupes fédérales.

Tout le monde sait cela et sourit lorsque les responsables syndicaux protestent, affirmant que leurs organisations sont pacifiques et respectent les lois. Tout le monde est conscient qu’ils mentent. Les travailleurs savent que les grévistes utilisent la violence, à la fois ouvertement et clandestinement, et qu’ils n’ont pas d’autres moyens, s’ils ne veulent pas capituler immédiatement. Et la population ne confond pas les grévistes qui sont obligés de recourir à la violence avec les crapules destructrices qui les provoquent délibérément. Généralement, les gens comprennent que les grévistes agissent ainsi parce qu’ils sont poussés par la dure logique d’une situation qu’ils n’ont pas créée, mais qui les force à attaquer pour survivre, sinon ils seront obligés de tomber tout droit dans la misère jusqu’à ce que la mort les frappe, à l’hospice, dans les rues des grandes villes ou sur les berges boueuses d’une rivière. Telle est l’horrible situation devant laquelle se trouvent les ouvriers; ce sont les êtres les plus humains — ils font un détour pour soigner un chien blessé, ou ramener chez eux un chiot et le nourrir, ou s’écartent d’un pas pour ne pas écraser un ver de terre — et ils recourent à la violence contre leurs congénères. Ils savent, parce que la réalité le leur a appris, que c’est l’unique façon de gagner, si tant est qu’ils puissent gagner quelque chose. «Vous n’avez qu’à mieux voter aux prochaines élections!» affirment certains. Il m’a toujours semblé qu’il s’agit de l’une des réponses les plus ridicules qu’une personne puisse faire, lorsqu’un gréviste lui demande de l’aide face à une situation matérielle délicate, et alors que les élections auront lieu dans six mois, un an voire deux ans.

Malheureusement, ceux qui savent comment la violence est utilisée dans la guerre des syndicats contre les patrons ne prennent pas publiquement la parole pour dire: «Tel jour, à tel endroit, telle action spécifique a été entreprise; telles et telles concessions ont été accordées à la suite de cette action ; tel patron a capitulé.» Agir ainsi mettrait en péril leur liberté et leur pouvoir de continuer le combat. C’est pourquoi ceux qui sont les mieux informés doivent se taire et ricaner discrètement en écoutant les ignorants pérorer. Pourtant seule la connaissance des faits peut éclaircir leur position.


Les adversaires de l’action directe

Ces dernières semaines, certains n’ont pas été avares de paroles creuses. Des orateurs et des journalistes, honnêtement convaincus de l’efficacité de l’action politique, persuadés qu’elle seule peut permettre aux ouvriers de remporter la bataille, ont dénoncé les dommages incalculables causés par ce qu’ils appellent l’action directe (ils veulent dire en fait la «violence conspiratrice»).

Un certain Oscar Ameringer, par exemple, a récemment déclaré, lors d’un meeting à Chicago, que la bombe lancée à Haymarket Square en 1886 avait fait reculer le mouvement pour la journée de huit heures d’un quart de siècle. D’après lui, ce mouvement aurait été victorieux si la bombe n’avait pas été lancée. Ce monsieur commet une grave erreur.

Personne n’est capable de mesurer précisément l’effet positif ou négatif d’une action, à l’échelle de plusieurs mois ou de plusieurs années. Personne ne peut démontrer que la journée de huit heures aurait pu devenir obligatoire vingt-cinq ans auparavant.

Nous savons que les législateurs de l’Illinois ont voté une loi pour la journée de 8 heures en 1871 et que ce texte est resté lettre morte. On ne peut pas davantage démontrer que l’action directe des ouvriers aurait pu l’imposer. Quant à moi, je pense que des facteurs beaucoup plus puissants que la bombe de Haymarket ont joué un rôle.

D’un autre côté, si l’on croit que l’influence négative de la bombe a été si puissante, alors les conditions de travail et l’exercice des activités syndicales devraient être bien plus difficiles à Chicago que dans les villes où rien d’aussi grave ne s’est produit. Pourtant on constate le contraire. Même si les conditions des travailleurs y sont déplorables, elles sont bien moins mauvaises à Chicago que dans d’autres grandes villes, et le pouvoir des syndicats y est plus développé que dans n’importe quel autre endroit, excepté San Francisco. Si l’on veut donc absolument tirer des conclusions à propos des effets de la bombe de Haymarket, il faut tenir compte de ces faits avant d’avancer une hypothèse. En ce qui me concerne, je ne pense pas que cet événement ait joué un rôle important dans l’évolution du mouvement ouvrier.

Et il en sera de même avec la vigoureuse actuelle contre la violence. Rien n’a fondamentalement changé. Deux hommes ont été emprisonnés pour ce qu’ils ont fait (il y a vingt-quatre ans, leurs semblables ont été pendus pour des actes qu’ils n’avaient pas commis) et quelques autres seront peut-être incarcérés. Mais les forces de la Vie continueront à se révolter contre leurs chaînes économiques. Cette révolte ne faiblira pas, peu importe le parti qui remportera ou perdra les élections, jusqu’à ces chaînes soient brisées.


Comment pourrons-nous briser nos chaînes ?

Les partisans de l’action politique nous racontent que seule l’action électorale du parti de la classe ouvrière pourra atteindre un tel résultat; une fois élus, ils entreront en possession des sources de la Vie et des moyens de production; ceux qui aujourd’hui possèdent les forêts, les mines, les terres, les canaux, les usines, les entreprises et qui commandent aussi au pouvoir militaire à leur botte, en bref les exploiteurs, abdiqueront demain leur pouvoir sur le peuple dès le lendemain des élections qu’ils auront perdues.

Et en attendant ce jour béni?

En attendant, soyez pacifiques, travaillez bien, obéissez aux lois, faites preuve de patience et menez une existence frugale (comme Madero (21) le conseilla aux paysans mexicains après les avoir vendus à Wall Street).

Si certains d’entre vous sont privés de leurs droits civiques, ne vous révoltez même pas contre cette mesure, cela risquerait de «faire reculer le parti».


Action politique et action directe

J’ai déjà dit que, parfois, l’action politique obtient quelques résultats positifs — et pas toujours sous la pression des partis ouvriers, d’ailleurs. Mais je suis absolument convaincue que les résultats positifs obtenus occasionnellement sont annulés par les résultats négatifs; de même que je suis convaincue que, si l’action directe a parfois des conséquences négatives, celles-ci sont largement compensées par les conséquences positives de l’action directe.

Presque toutes les lois originellement conçues pour le bénéfice des ouvriers sont devenues une arme entre les mains de leurs ennemis, ou bien sont restées lettre morte, sauf lorsque le prolétariat et ces organisations ont imposé directement leur application. En fin de compte, c’est toujours l’action directe qui a le rôle moteur. Prenons par exemple la loi antitrusts censée bénéficier au peuple en général et à la classe ouvrière en particulier. Il y environ deux semaines, 250 dirigeants syndicaux ont été cités en justice. La compagnie de chemins de fer Illinois Central les accusait en effet d’avoir formé un trust en déclenchant une grève !

Mais la foi aveugle en l’action indirecte, en l’action politique, a des conséquences bien plus graves: elle détruit tout sens de l’initiative, étouffe l’esprit de révolte individuelle, apprend aux gens à se reposer sur quelqu’un d’autre afin qu’il fasse pour eux ce qu’ils devraient faire eux-mêmes; et enfin elle fait passer pour naturelle une idée absurde: il faudrait encourager la passivité des masses jusqu’au jour où le parti ouvrier gagnera les élections; alors, par la seule magie d’un vote majoritaire, cette passivité se transformera tout à coup en énergie. En d’autres termes, on veut nous faire croire que des gens qui ont perdu l’habitude de lutter pour eux-mêmes en tant qu’individus, qui ont accepté toutes les injustices en attendant que leur parti acquière la majorité; que ces individus vont tout à coup se métamorphoser en véritables «bombes humaines», rien qu’en entassant leurs bulletins dans les urnes !

Les sources de la Vie, les richesses naturelles de la Terre, les outils nécessaires pour une production coopérative doivent devenir accessibles à tous. Le syndicalisme doit élargir et approfondir ses objectifs, sinon il disparaîtra ; et la logique de la situation forcera graduellement les syndicalistes à en prendre conscience. Les problèmes des ouvriers ne pourront jamais être résolus en tabassant des jaunes, tant que des cotisations élevées et d’autres restrictions limiteront les adhésions au syndicat et pousseront certains travailleurs à aider les patrons. Les syndicats se développeront moins en combattant pour des salaires plus élevés qu’en luttant pour une semaine de travail plus courte, ce qui permettra d’augmenter le nombre de leurs membres, d’accepter tous ceux qui veulent adhérer. Si les syndicats veulent gagner des batailles, tous les ouvriers doivent s’allier et agir ensemble, agir rapidement (sans en avertir les patrons à l’avance) et profiter de leur liberté d’agir ainsi à chaque fois. Et si, un jour, les syndicats regroupent tous les ouvriers, aucune conquête ne sera permanente, à moins qu’ils se mettent en grève pour tout obtenir — pas une augmentation de salaire, ni une amélioration secondaire, mais toutes les richesses de la nature — et qu’ils procèdent, dans la foulée, à l’expropriation directe et totale !

Le pouvoir des ouvriers ne réside pas dans la force de leur vote, mais dans leur capacité à paralyser la production. La majorité des électeurs ne sont pas des ouvriers. Ceux-ci travaillent à un endroit aujourd’hui, à un autre demain, ce qui empêche un grand nombre d’entre eux de voter ; un grand pourcentage des ouvriers dans ce pays sont des étrangers qui n’ont pas le droit de voter. Les dirigeants socialistes le savent parfaitement. La preuve? Ils affadissent leur propagande sur tous les points afin de gagner le soutien de la classe capitaliste, du moins des petits entrepreneurs. Selon la presse socialiste, des spéculateurs de Wall Street assurent qu’ils sont prêts à acheter des actions de Los Angeles à un administrateur socialiste aussi bien qu’à un administrateur capitaliste. Les journaux socialistes prétendent que l’administration actuelle de Milwaukee a créé une situation économique très favorable aux petits investisseurs ; leurs articles publicitaires conseillent aux habitants de cette ville de se rendre chez Dupont ou Durand sur Milwaukee Avenue, qui les servira aussi bien qu’un grand magasin dépendant d’une grosse chaîne commerciale. En clair, parce que nos socialistes savent qu’ils ne pourront pas obtenir une majorité sans les voix de cette classe sociale, ils essaient désespérément de gagner le soutien (et de prolonger la vie) de la petite-bourgeoisie que l’économie socialiste fera disparaître.

Au mieux, un parti ouvrier pourrait, en admettant que ses députés restent honnêtes, former un solide groupe parlementaire qui conclurait des alliances ponctuelles avec tel ou tel autre groupe afin d’obtenir quelques mini-réformes politiques ou économiques.

Mais lorsque la classe ouvrière sera regroupée dans une seule grande organisation syndicale, elle pourra montrer à la classe possédante, en cessant brusquement le travail dans toutes les entreprises, que toute la structure sociale repose sur le prolétariat; que les biens des patrons n’ont aucune valeur sans l’activité des travailleurs; que des protestations comme les grèves sont inhérentes à ce système fondé sur la propriété privée et qu’elles se reproduiront tant qu’il ne sera pas aboli. Et, après l’avoir montré dans les faits, les ouvriers exproprieront tous les possédants.

«Mais le pouvoir militaire, objectera le partisan de l’action politique, nous devons d’abord obtenir le pouvoir politique, sinon on utilisera l’armée contre nous!»

Contre une véritable grève générale, l’armée ne peut rien. Oh, bien sûr, si vous avez un socialiste dans le genre d’Aristide Briand (22) au pouvoir, il sera prêt à déclarer que les ouvriers sont tous des «serviteurs de l’Etat» et à essayer de les faire travailler contre leurs propres intérêts. Mais contre le solide mur d’une masse d’ouvriers immobiles, même un Briand se cassera les dents.

En attendant, tant que la classe ouvrière internationale ne se réveillera pas, la guerre sociale se poursuivra, malgré toutes les déclarations hystériques de tous ces individus bien intentionnés qui ne comprennent pas que les nécessités de la Vie puissent s’exprimer; malgré la peur de tous ces dirigeants timorés; malgré toutes les revanches que prendront les réactionnaires; malgré tous les bénéfices matériels que les politiciens retirent d’une telle situation. Cette guerre de classe se poursuivra parce que la Vie crie son besoin d’exister, qu’elle étouffe dans le carcan de la Propriété, et qu’elle ne se soumet pas.

Et que la Vie ne se soumettra pas.

Cette lutte durera tant que l’humanité ne se libérera pas elle-même pour chanter l’Hymne à l’Homme de Swinburne (23):

«Gloire à l’Homme dans ses plus beaux exploits
Car il est le maître de toutes choses.»



Voltairine de Cleyre


in Mother Earth (1912)
Traduit  (et annoté) par Yves Coleman
Pour la revue "Ni patrie ni frontières", N°2 -

http://kropot.free.fr/Cleyre-actiondirecte.htm

 Notes du traducteur

1. Le 10 octobre 1910, James et Joseph McNamara, respectivement membres des syndicat des typographes et du bâtiment, posèrent une bombe à proximité du Los Angeles Times,bombe censée causer uniquement des dégâts matériels. Malheureusement l’explosion déclencha un violent incendie et 21 employés du journal moururent suite à cet attentat. Les deux frères, sur le conseil de leur avocat Clarence Darrow, plaidèrent coupables et évitèrent la peine de mort.
2. IWW (Industrial Workers of the World) ou Wobblies.... Syndicat révolutionnaire fondé en 1905 par des syndicalistes radicaux qui s’opposaient à la politique conservatrice et pro-patronale de l’American Federation of Labor. Les Wobblies comprenaient beaucoup de membres du Socialist Party of America, du Socialist  Labor Party et d’autres groupes radicaux de gauche. Pendant les années 1910, les IWW jouèrent un rôle important dans la lutte pour les droits des travailleurs américains. Des militants célèbres comme John Reed (auteur du classique Dix jours qui ébranlèrent le monde),Mother Jones, Big Bill Haywod, Joe Hill et d’autres prirent parti pour l’idée d’un «grand syndicat unique» en espérant que les travailleurs du monde entier pourraient s’unir et combattre ensemble contre leurs oppresseurs capitalistes. De 1905 à 1920 les IWW organisèrent des centaines de milliers d’ouvriers dans les mines, les usines et chez les paysans. Ils ne regroupèrent jamais plus de 150 000 membres à la fois mais près de 3 millions de personnes y appartinrent à un moment ou un autre. Les IWW étaient surtout implantés dans l’ouest des États Unis où ils organisaient ensemble femmes et hommes, Noirs et Blancs, les immigrés et Américains dans des syndicats d’industrie, non catégoriels. Leur but explicite était de renverser le capitalisme et beaucoup de ses membres sympathisèrent avec la révolution d’Octobre. Le gouvernement lança une répression féroce contre les IWW en 1917 et l’influence du syndicat baissa rapidement. Cette organisation, aujourd’hui anarcho-syndicaliste, existe encore, mais ne regroupe que quelques centaines de militants.
3. Socialist Party: créé en 1901, ce parti compte plus de mille élus (dont un membre du Congrès) en 1912 et joue à l’époque un rôle influent dans les syndicats de l’American Federation of Labor. Les trois dirigeants les plus importants furent Eugene Debs, Daniel De Leon et William D. Haywood. Ce dernier, partisan de l’action directe, fut exclu du parti en 1913 après une longue discussion au terme de laquelle le parti décida  que  «l’utilisation de la violence et du sabotage, méthodes destinées à la guerre de guérilla, démoralise ceux qui emploient de telles méthodes et ouvrent la porte aux agents provocateurs».
4. Les eaux de Siloé: allusion à un réservoir qui constituait le seul point d’eau permanent de Jérusalem au VIIe siècle avant J.-C. Elles avaient la réputation d’avoir des vertus thérapeutiques, puiqu’il y est fait allusion dans l’évangile selon Jean.
5. Quakers: mouvement né en 1647 d’une révolte contre l’Eglise anglicane. Persécutés en Angleterre comme en Amérique où ils s’établirent dès 1681, ils jouèrent un rôle important dans la lutte contre l’esclavage.
6. Puritains. Ce terme désigne au départ un groupe de presbytériens rigides qui voulaient «purifier» l’Eglise anglicane des restes de l’influence catholique. Ils commencèrent à émigrer en 1620, en Virginie et en Nouvelle-Angleterre, notamment, pour constituer des communautés fermées. Pendant presque un siècle, ils essayèrent d’imposer leurs normes intolérantes et persécutèrent tous ceux qui ne pensaient pas comme eux. Leur attachement au sens littéral de la Bible, qui les caractérise, a influencé toute l’histoire américaine jusqu’à aujourd’hui — comme en témoignent de nombreux aspects de la culture des États-Unis.
7. La dernière d’entre elles s’appelait Mary Dyer, mère de six enfants, pendue à un arbre en 1660 à Boston. De 1660 à 1677, les sœurs Wright, Mary, Hannah et Lydia vinrent successivement protester à Boston contre les persécutions dont étaient victimes les quakers. Elles furent à chaque fois, emprisonnées, jugées puis expulsées de la ville. Les quakers étaient dénudé(e)s jusqu’à la ceinture, attaché(e)s à une charrette et fouetté(e)s dans les rues avant d’être chassé(e)s de la colonie. Lydia accompagna à Boston Margaret Brewster qui entra dans une église puritaine, vêtue comme une pénitente, pieds nus, cheveux au vent, des cendres sur la tête, et un sac recouvrant ses vêtements.
8. Nathaniel Bacon (1647-1676) dirigea en 1676 un groupe de colons révoltés qui s’emparèrent de la ville de Jamestown et l’incendièrent pour obtenir des réformes et une plus grande participation dans le gouvernement de la Virginie.
>9. Les comités de correspondance furent créés en 1774 pour rassembler les doléances des Américains contre les Britanniques.
10. John Whittier (1807-1892) poète américain opposé à l’esclavage. Au sud-est de Los Angeles, en Californie, il existe une ville fondée par les quakers et qui porte son nom.
11. La citation est extraite du livre des Juges5, 20: «Du haut des cieux, les étoiles ont combattu, de leurs sentiers, elles ont combattu Sisera.» L’Ancien Testament fait allusion à une intervention miraculeuse des étoiles en faveur des Juifs au cours de leur bataille contre le général Sisera.
11. Gerrit Smith (1797-) Philanthrope et réformateur social, seul membre du Congrès partisan de l’abolition de l’esclavage il finança John Brown et fut impliqué dans l’attaque de l’arsenal de Harpers Ferry. Avocat de l’égalité des femmes, il pensait néanmoins que les Noirs devaient obtenir le droit de vote avant les femmes.
12. William D. (dit «Big Bill) Haywood (1869-) Travaille comme mineur dès l’âge de 9 ans et perd un œil à la suite d’un accident de travail. Suite aux sévères défaites subies par les mineurs à partir de 1901, il développe l’idée d’un «grand syndicat unique» et joue un rôle important dans la création des IWW. En 1917, le gouvernement arrête Haywood et une centaine d’autres militants en les accusant d’espionnage et aussi parce qu’ils ont appelé à des grèves en temps de guerre. Big Bill est condamné à une lourde peine de prison, mais s’enfuit en Union soviétique où il meurt en 1928.
13. Frank Bohn, ce militant de la gauche du Socialist Party et des IWW tourna fort mal puisqu’il termina sa carrière comme député du Parti républicain!
14. Frederick Douglass (1817-1895). Fils d’un Blanc et d’une esclave noire, il ne connut jamais son père et fut séparé très jeune de sa mère. Il vécut jusqu’à l’âge de 8 ans sur une plantation puis fut envoyé à Baltimore comme domestique. La femme de son maître lui apprit à lire, bien que ce fût illégal. Il dut retourner ensuite travailler sur la plantation. A 21 ans il s’échappa et devint un conférencier et journaliste célèbre. Partisan du droit de vote des femmes, il occupa plusieurs postes dans l’administration. Son autobiographie écrite en 1845 est un classique: Mémoires d'un esclave américain, traduit de l'anglais par Fanchita Gonzalez, Paris, F. Maspero, 1980.
15. Lucy Colman (1817-1891) Conférencière et militante pour l’abolition de l’esclavage et l’égalité des femmes, contre le racisme et la discrimination (notamment dans les écoles où elle enseigna), elle devint libre-penseuse et agnostique à la fin d’une vie riche en rebondissements et en anecdotes savoureuses comme celle-ci: lors d’une réunion du mouvement pour le droit de vote des femmes, face à une motion de Frederick Douglass qui affirmait candidement: « le sacrifice de soi est une valeur positive qui doit être enseignée à toutes les femmes», elle lui demanda: «Pourquoi n’avez-vous pas appliqué vous-même cette vertu lorsque vous étiez esclave?» Et la résolution de Lucy Colman, qui prônait le droit des femmes à «ne plus croire en l’autorité mais en leur seule raison», fut adoptée sans problèmes.
16. Free Soilers: membres du Free Soil Party. Fondé en 1848, ce parti s’opposait à l’extension de l’esclavage dans les nouveaux territoires et à l’admission des États esclavagistes dans l’Union.
17. Harpers Ferry, arsenal que tenta de prendre John Brown et qui marqua la fin de son combat.
18. National Grange of the Patrons of Husbandry: association de fermiers créée en 1867 et qui prit de l’ampleur après la crise agricole de 1873, durant laquelle les prix agricoles chutèrent considérablement. La Grange était organisée en sections où les femmes étaient admises à égalité avec les hommes. Les Grangers luttaient contre l’endettement et les tarifs de fret élevés pratiqués par les compagnies de chemin de fer. Le mouvement fut important dans l’Iowa, le Minnesota, le Wisconsin et l’Illinois où des lois furent votées en faveur des agriculteurs, mais balayées par le lobbying des chemins de fer auprès de la Cour suprême. Le mouvement atteignit son apogée en 1875, regroupant près de 20 000 membres, puis déclina au profit d’autres forces comme le Greenback Party des années 1870, les Farmers Alliances des années 1880 et le Populist Party des années 1890. La Grange montra que les fermiers pouvaient s’organiser et avoir un rôle politique.
19. La Southern Farmers Alliance fut fondée au Texas en 1875 et la Northern Farmers Alliance à Chicago en 1880. Les coopératives qu’elles créèrent firent faillite et les Alliances se tournèrent vers la politique politicienne pour former le People’s or Populist Party, parti qui réclamait à la fois le droit de vote des femmes et l’arrêt de l’immigration, dénonçait la ploutocratie («les banquiers, les actionnaires, les grandes sociétés capitalistes») mais aussi les Noirs, les Juifs et les catholiques (!), et qui réclamait la journée de 8 heures. Le populisme est une des plaies de la vie politique américaine, comme en témoigna encore la campagne de Clinton en 1992 qui prétendit «défendre en priorité les intérêts du peuple» — avec le résultat catastrophique que l’on connaît.
20. Knights of Labor. Organisation au départ clandestine, fondée en 1869 et qui regroupa jusqu’à 700 000 «producteurs»: ouvriers, petits commerçants et paysans. Son objectif était de remplacer le capitalisme par des coopératives ouvrières. Son influence déclina à partir de 1886.
21. Francisco Madero (1873-1913). Gros propriétaire foncier, adversaire de Porfiro Diaz, il est soutenu par Pancho Villa. Elu président de la République en 1911, il est renversé par un coup d’Etat militaire deux ans plus tard et assassiné.


 

22. Aristide Briand (1862-1932). Avocat et journaliste, partisan de la grève générale, il devient secrétaire général du Parti socialiste français qu’il fonde avec Jaurès, en opposition aux guesdistes du Parti ouvrier français. Hostile aux décisions de la Seconde Internationale qui interdisent, en 1904, aux députés socialistes de devenir ministres, il quitte le Parti socialiste unifié, puis la SFIO. Il sera 25 fois ministre et 11 fois président du Conseil! Il réprime la grève des cheminots en 1910. Avant la Première Guerre mondiale et entre les deux guerres, Briand est l’incarnation parfaite, jusqu’à la caricature, du socialiste qui trahit tous ses idéaux.

23. Algernon Charles Swinburne (1837-1909). Bien qu’il fût d’origine aristocratique, ce poète romantique anglais était républicain et antichrétien. Il dénonça tous les despotes de son époque, du tsar au pape, en passant par le Kaiser.


 


Voltairine de Cleyre

Voltairine de Cleyre, née le 17 novembre 1866 à Leslie dans le Michigan et morte le 6 juin 1912 à Chicago, était une libertarienne américaine. Elle était une excellente oratrice et rédactrice. Selon son biographe, Paul Avrich, elle possédait « un talent littéraire plus grand que celui de n’importe quel autre anarchiste américain ».  

Biographie de Voltairine de Cleyre

Née au sein d’une famille pauvre de la classe ouvrière, Voltairine de Cleyre doit son prénom à son père, né à Lille, Hector De Claire, grand admirateur de Voltaire. Son père la place dans le couvent de Notre-Dame du lac Huron à Sarnia (Ontario, Canada), où elle séjourne pendant trois ans et quatre mois. Peu d'années après sa sortie du couvent, elle commence à s’impliquer dans le mouvement libre-penseur (principalement anti-catholique et anticlérical) en donnant des conférences et écrivant des articles aux périodiques libres-penseurs. Au début des années 1880, sa pensée est influencée par Thomas Paine, Mary Wollstonecraft, Henry David Thoreau, William Dudley Haywood, Clarence Darrow, et plus tard Eugene Debs. Elle devient anarchiste après la pendaison, le 11 novembre 1887, des quatre martyrs anarchistes de l’émeute de Haymarket. « Jusqu’alors, je croyais en la justice essentielle de la loi américaine, au procès par un jury », écrit-elle dans un essai autobiographique datant de 1914, « après cela, je n’ai jamais pu. »

Voltairine de Cleyre fréquenta les anarchistes individualistes durant plusieurs années. Dans son essai de 1894 intitulé In Defense of Emma Goldman and the Right of Expropriation, (Défense d’Emma Goldman et du droit d’expropriation), elle a soutenu le droit d’expropriation tout en restant neutre en ce qui concerne la tentative de le faire appliquer : « Je ne pense pas que la moindre parcelle de chair humaine sensible vaille tous les droits de propriété de la ville de New York… Je dis que c’est à vous de décider si vous mourrez de faim ou de froid à la vue de vivres et de vêtements, hors de prison ou si vous commettrez quelque acte manifeste contre l’institution de la propriété […] Et en disant ceci, je ne cherche pas à remettre en cause ce que Mlle Goldman fait par ailleurs. Nos vues divergent en ce qui concerne l’économie et la morale […] Mademoiselle Goldmann est communiste et je suis individualiste. Elle désire abolir le droit de propriété tandis que je désire le soutenir. »

Par la suite, Voltairine de Cleyre rejeta l’individualisme : « Le socialisme et le communisme exigent un degré d’effort commun et d’administration qui engendrerait plus de règles qu’il n’en faudrait pour être conforme à l’anarchisme idéal ; reposant sur la propriété, l’individualisme et le mutualisme impliquent un développement du policier privé entièrement incompatible avec ma notion de la liberté. » Elle est devenue l’une des avocates les plus en vue d’un « anarchisme sans adjectifs », une faction de l’anarchisme se concentrant sur l’harmonie entre ses diverses factions, et n’a rien préconisé au-delà de la conception de base de l’anarchisme comme idéologie anti-étatiste et anticapitaliste. Dans The Making of an Anarchist (Biographie d’une anarchiste), elle écrit : « Je ne me m’appelle plus autrement que simple anarchiste. »

Son essai de 1914, Sex Slavery (L’esclavage sexuel), condamne les idéaux de beauté qui encouragent des femmes à se déformer le corps et les pratiques éducatives qui forment de façon artificielle les enfants selon qu’ils appartiennent à un sexe ou un autre. Le titre de l’essai fait référence non pas à la prostitution, bien que ce sujet soit également mentionné, mais plutôt aux lois du mariage permettant aux hommes de violer leurs épouses sans conséquences. De telles lois font de « chaque femme mariée ce qu’elle est, une esclave qui prend le nom de son maître, le pain de son maître, les ordres de son maître et sert ses passions. »

Voltairine de Cleyre s’est également opposée avec force à l’existence d’une armée en temps de paix, arguant du fait que son existence rend les guerres plus probables. Dans son essai de 1909 intitulé Anarchism and American Traditions (L’anarchie et les traditions américaines), elle propose, afin d’obtenir la paix, que « toutes les personnes aimant la paix devraient retirer leur soutien à l’armée et exiger de tous ceux qui souhaitent faire la guerre qu’ils la fassent à leurs propres frais et à leurs propres risques ; que ni salaire ni pension ne soit octroyés à ceux qui choisissent de faire commerce d’homicide. »

Voltairine de Cleyre était proche de Dyer D. Lum, « son professeur, son confident, son camarade » et inspirateur. Le 12 juin 1890, elle a donné naissance à un fils, Harry, avec son conjoint et libre-penseur James B. Elliot. Elle a été sujette toute sa vie à la dépression et à la maladie. Elle a survécu à une tentative d’assassinat le 9 décembre 1902. Son assaillant, Herman Helcher, était un ancien élève auquel elle a pardonné plus tard, écrivant : « Ce serait un outrage à la civilisation s’il était envoyé en prison pour un acte qui était le produit d’un esprit malade ».

Un recueil de ses discours, The First Mayday: The Haymarket Speeches, 1895-1910 (Le premier 1er mai : Les discours de Haymarket, 1895-1910) ont été édités par le Libertarian Book Club en 1980 et en 2004, AK Press a également publié un manuel, The Voltairine de Cleyre Reader, édité par AJ Brigati.

Citations

  • « Aussi longtemps que les travailleurs joindront leurs mains et prieront les dieux de Washington de leur donner du travail, ils n'en recevront pas. »

Publications

  • 1894, “The Political Equality of Women"
    • Repris en 2005, In: Sharon Presley, C. Sartwell, dir., "Exquisite Rebel: The Essays of Voltairine de Cleyre—Anarchist, Feminist, Genius", Albany: State University of New York, pp241–243
  • 1895, "The Past and Present of the Ladies' Liberal League", Philadelphia
  • 1898, "American Notes", Freedom, February
  • 1908, "Those Who Marry Do Ill"
    • Repris en 2005, In: Sharon Presley, C. Sartwell, dir., "Exquisite Rebel: The Essays of Voltairine de Cleyre—Anarchist, Feminist, Genius", Albany: State University of New York, pp197–206
  • 1911, "Written-in-Red (To Our Living Dead in Mexico's Struggle)", Regeneracion, 16 décembre 1911
  • 1913, "The Woman Question"
    • Repris en 2005, In: Sharon Presley, C. Sartwell, dir., "Exquisite Rebel: The Essays of Voltairine de Cleyre—Anarchist, Feminist, Genius", Albany: State University of New York, pp223–224

Littérature secondaire

  • 1914, Alexander Berkman, dir., "The Selected Works of Voltairine De Cleyre: Poems, Essays, Sketches and Stories, 1885-1911", Mother Earth Publishing Association
  • 1978, Paul Avrich, "An American Anarchist: The Life of Voltairine de Cleyre", Princeton, NJ: Princeton University Press
  • 1995, Catherine Helen Palczewski, “Voltairine de Cleyre: Sexual Slavery and Sexual Pleasure in the Nineteenth Century", National Women’s Studies Association, n°7, pp54-68
  • 2004,
    • A. J. Brigati, "The Voltairine de Cleyre reader", Oakland [USA] : AK Press
    • Eugenia C. Delamotte, "Gates of Freedom: Voltairine de Cleyre & the Revolution of the Mind", Ann Arbor: University of Michigan Press
  • 2005,
    • Sharon Presley, Crispin Startwell, dir., "Exquisite Rebel: The Essays of Voltairine de Cleyre", SUNY Press
    • Tom Flynn, commentaire du livre de A.J. Brigati, "The Voltairine de Cleyre Reader", Free Inquiry, February/March, Vol 25, n°2
  • 2007, E. C. Delamotte, "Gates of Freedom: Voltairine de Cleyre and the Revolution of the Mind", Ann Arbor: University of Michigan Press

Liens externes

https://www.wikiberal.org/wiki/Voltairine_de_Cleyre 

 

novembre 23, 2025

Guerre contre la drogue ?

Guerre contre la drogue

La Guerre contre la drogue est une politique de répression correspondant à une phase hystérique de la prohibition des drogues ou produits stupéfiants. L'expression War on drugs a été utilisée par le président américain Richard Nixon, en 1971.  


"Si l’impôt, payé sous la contrainte, est impossible à distinguer du vol, il s’ensuit que l’État, qui subsiste par l’impôt, est une vaste organisation criminelle, bien plus considérable et efficace que n’importe quelle mafia «privée» ne le fut jamais. L’impôt est un vol, purement et simplement, même si ce vol est commis à un niveau colossal, auquel les criminels ordinaires n’oseraient prétendre."

Murray Rothbard

Une guerre contre la drogue injuste et inefficace

Cette « guerre » cible le commerce, la détention et la consommation de produits dits illicites. Au-delà du fait de ne rien rapporter aux caisses de l'État, elle est combattue car elle provoque une forte dépendance, des problèmes de santé, délinquance et criminalité. Le toxicomane est donc perçu et considéré comme une menace et un potentiel criminel. Pour ces motifs évoqués, très peu de pays ont adopté une politique de dépénalisation ou légalisation.

La consommation de drogues est un droit fondamental de l'être humain (comme l'euthanasie, le suicide et la prostitution), car elle relève de la propriété du corps de chaque individu, qui est inaliénable. Cette propriété légitime l'usus, le fructus et l'abusus, c'est-à-dire le droit d'utiliser son corps (pour courir, dormir, etc.), le droit d'en tirer profit (en vendant sa force de travail, en se prostituant, en vendant ses organes, etc.) et le droit d'en abuser (en se droguant, en se suicidant, en se mutilant, en consommant trop de sel ou de sucre, en devenant obèse, en ne pratiquant aucun sport, etc.). Les lois punissant la consommation de drogues sont donc des lois illégitimes en regard du droit naturel.

Qui plus est, d'un simple point de vue utilitariste, la guerre contre la drogue est un échec complet. Depuis un siècle, la consommation des stupéfiants n'a jamais cessé d'augmenter. La répression brise des vies, celles des consommateurs avant tout. Combien sont morts à cause d'un produit de mauvaise qualité, consommé dans des conditions déplorables, traqués par la machine policière ? Légaliser la production, la vente et la consommation de toutes les drogues permettrait d'améliorer fortement la qualité des stupéfiants (la pureté de ceux-ci, mais également la création de produits qui ne soient plus addictifs), de poursuivre en justice les producteurs de produits nocifs, d'informer efficacement les consommateurs, de baisser très fortement les prix (et donc de diminuer la criminalité, la prostitution non voulue), etc.

L'exemple historique de la fin de la prohibition (interdiction de la fabrication, du transport, et de la vente de boissons alcoolisées dans certains pays) en est une preuve : après l'abrogation de lois qui de toute façon étaient inefficaces, le crime organisé perdit une part importante de ses revenus liés au marché noir, et pour autant la consommation d'alcool n'augmenta pas de façon sensible.

L'État paternaliste, faute d'empêcher les consommateurs de consommer (ce qui est impossible), s'attaque aux fournisseurs, ce qui aboutit à un résultat inverse de celui qui était recherché (l'illégalité du commerce des stupéfiants rend ces produits extrêmement coûteux, ce qui incite davantage de personnes à entrer dans ces trafics). La guerre contre la drogue illustre l'absurdité de l'interventionnisme étatique. Les partisans d'une telle intervention seraient d'ailleurs bien en peine de prouver qu'elle coûte moins que son bénéfice espéré.

Vers la fin de la guerre

Un rapport[1] de juin 2011 de la Commission mondiale sur la politique des drogues (Global Commission on Drug Policy) reconnaît que « la lutte antidrogue a échoué ». Ce rapport recommande :

  • de « mettre fin à la criminalisation, la marginalisation et la stigmatisation des personnes consommant des drogues mais qui ne causent pas de dommage aux autres », car « la décriminalisation n'aboutit pas à une augmentation significative de la consommation de drogues » ;
  • « d'encourager l'expérimentation des gouvernements avec des modèles de régulation légale des drogues [en particulier le cannabis] afin de réduire le pouvoir de la criminalité organisée et protéger la santé et la sécurité de leurs citoyens ».

En France, la prohibition du cannabis à elle seule coûte 300 millions d'euros par an à l'État (« Cannabis : ce que la légalisation rapporterait au fisc », Le Monde, 2 août 2011). Certains économistes affirment que la légalisation rapporterait à l'État plus d'un milliard d'euros par an si le cannabis était taxé comme le tabac.

En 2001, le Portugal est devenu le premier pays d'Europe à décriminaliser la possession pour usage personnel de toutes les drogues[2].

En 2012, le Guatemala abandonne la guerre contre la drogue[3], préférant mobiliser ses énergies sur ce qu’il considère comme de véritables crimes.

Le 6 novembre 2012, le Colorado est le premier État des États-Unis à légaliser la consommation de cannabis par voie référendaire.

En décembre 2013, l'Uruguay légalise la culture, la vente et l'usage de cannabis[4], mais confère à l’État la mainmise sur la culture et la vente du cannabis à des fins récréatives. Cette tendance à la nationalisation du trafic de drogue est soutenue par un certain nombre de politiciens. Par exemple, la socialiste suisse Ruth Dreifuss préconise « ni prohibition ni libéralisation » et le « transfert du monopole des drogues des trafiquants à l’État ».

Bibliographie

  • 1998, Ted Galen Carpenter, "Ending the International Drug War", In: Jefferson M. Fish, dir., "How To Legalize Drugs", Northvale, NJ: Jason Aronson
  • 2003, Ted Galen Carpenter, "Bad Neighbor Policy: Washington’s Futile War on Drugs in Latin America", New York: Palgrave/Macmillan
  • 2004, Ted Galen Carpenter, "How the Drug War in Afghanistan Undermines America’s War on Terror", Cato Institute Foreign Policy Briefing, n°84, November 10

 

  1. Notes et références


  2. The Global Commission on Drug Policy

  3. Bilan de 10 ans de décriminalisation des drogues au Portugal

  4. Le Guatemala abandonne la guerre contre la drogue

  5. Uruguay Becomes the First Country to Legalize Marijuana.

 

Citations

«  Si vous examinez la guerre contre la drogue d'un point de vue purement économique, vous comprenez que le rôle du gouvernement est de protéger le cartel de la drogue. »
    — Milton Friedman

«  Le désordre causé par l'intervention des forces du désordre sert de prétexte à leur intervention même : par exemple, les dangers des drogues servent de prétexte à leur interdiction, alors que l'interdiction ne fait qu'amplifier les dangers des drogues. »
    — François Guillaumat

«  La guerre de la drogue a été déclarée sous Nixon il y a plus de 40 ans. Comme la guerre contre le terrorisme, cette guerre ne sera jamais gagnée : il y a plus de cocaïne et de marijuana qu'il n'y en a jamais eu. Que ce soit pour le sexe, pour la drogue ou pour l'alcool, la prohibition n'a jamais marché. »
    — Oliver Stone, Interview Paris-Match du 27/9-3/10 2012

«  Si toutes les drogues étaient légalisées, les barons de la drogue seraient ruinés et finiraient par s'entretuer. »
    — Edward Snowden, 12/06/2013 sur Twitter

Liens externes

Faut-il interdire la consommation de drogues ?

La consommation de drogues est un droit fondamental de l'être humain (comme l'euthanasie, le suicide et la prostitution), car elle relève de la liberté de chaque individu. Chaque individu est libre d'agir comme bon lui semble tant qu'il n'agresse personne. En soi, la consommation de drogues ne constitue pas un acte offensif - quel que soit le jugement moral que l'on porte sur ce comportement.

Comme tout échange, cette question relève du libre choix du consommateur, avec pour corollaire la responsabilité d'en assumer les conséquences positives ou négatives.

Chaque individu doit être libre d'utiliser son corps (pour courir, dormir, etc.), d'en tirer profit (en louant sa force de travail, en se prostituant, en vendant ses organes, etc.) et d'en abuser (en se droguant, en se suicidant, en se mutilant, en consommant trop de sel ou de sucre, en devenant obèse, en ne pratiquant aucun sport, etc.). Les lois punissant la consommation de drogues sont donc des lois illégitimes en regard des droits naturels et, de surcroît, profitent aux mafias en tous genres.

La contrepartie de la liberté étant la responsabilité, l'individu est seul responsable de ses comportements, qu'ils soient bénéfiques ou qu'ils soient nocifs ; il n'a donc pas à chercher à en rejeter la responsabilité sur les autres individus (via l'État, la Sécurité sociale, etc.) et à leur faire payer les conséquences de ses actes.

Erreurs courantes

Libéraliser le marché de la drogue entraînera une augmentation du nombre de drogués

Il n'y a pas nécessairement de lien de cause à effet. Les pays avec le plus haut taux de consommation de cocaïne ne sont pas ceux où son usage est relativement libre (Portugal, République tchèque[1]). Aux États-Unis, quand la prohibition de l'alcool a été levée, la consommation d'alcool est restée comparable. En revanche, ce qui a disparu alors, c'est le crime organisé autour du marché noir de l'alcool. En Hollande, la légalisation de certaines drogues a fait chuter la consommation de drogues dures. Chacun est responsable de ses actes, si on s'en remet à l'État pour empêcher les individus d'être irresponsables, il ne faut pas s'étonner que l'irresponsabilité des individus augmente. La législation anti-drogues crée des irresponsables, tandis que la libéralisation, en l'absence de contrôle étatique, suscite un contrôle individuel et social bien meilleur.

Prohiber la vente ou la consommation de drogues est une mesure de santé publique

Les effets pervers de la prohibition sont en réalité les suivants :

  • la prohibition ne supprime pas le marché des drogues, elle le transforme en marché noir entre les mains en grande partie du crime organisé ;
  • la prohibition engendre ainsi l'insécurité (conflits violents entre filières et entre dealers pour la monopolisation d'une zone) ;
  • la qualité de la drogue vendue est moindre que ce qu'elle serait dans un marché légal (le dealer a peu d’intérêt à fournir un produit de qualité car ses clients ne peuvent porter plainte). Le nombre de morts par overdose serait bien moindre sur un marché libre ;
  • l'interdiction occupe des ressources étatiques (prisons, juges, policiers, douaniers...) détournées de tâches plus utiles pour la société.

Par ailleurs, il est assez paradoxal de voir aujourd'hui l'État prohiber la drogue alors que par le passé il en a longtemps favorisé le commerce (l'Empire britannique et les guerres de l'opium en Chine au milieu du XIXe siècle, puis la France qui avait créé une très officielle Régie de l'opium en Indochine).

 

Citations

  • «  Paradoxalement les citoyens sont jugés comme assez intelligents pour voter et donc choisir un programme électoral qui va influencer le pays entier, mais ils ne le sont pas assez pour prendre des décisions cohérentes (qui ne toucheront qu'eux) quand cela concerne la drogue. »
        — Sam Stanley, auteur de Drug Policy and the Decline of American Cities

  • «  Par sa politique de répression, l'État fait la richesse de centaines de petits délinquants et la fortune des barons de la drogue ; les lois anti-drogue font le bonheur des trafiquants qui sont assez malins pour ne pas se faire prendre. »
        — Sam Stanley

  • «  La prohibition de la drogue est l’exemple type d’intervention administrative fourvoyée. On prétend lutter contre les trafiquants, et quelques-uns effectivement sont arrêtés, mais on assure à tous les autres des bénéfices exorbitants. On prétend protéger les drogués contre eux-mêmes, mais la prohibition incite les trafiquants à ne commercialiser que les drogues les plus dangereuses. On prétend moraliser la société en éliminant un vice, mais on induit un supplément de violence et de délinquance dont toute la société subit le coût moral et matériel. »
        — Christian Michel

  • «  La prohibition n’est pas uniquement un cauchemar dans la pratique (elle augmente le crime, elle répand le manque de respect pour la loi légitime, etc.) mais elle est également éthiquement inacceptable. Les adultes doivent avoir un droit légal (mais pas moral) de polluer leur corps s’ils le veulent. À ceux qui objectent qu’il s’agit d’une forme lente de suicide, je réponds que le suicide lui-même doit être légal. »
        — Walter Block

  • «  Il est temps de mettre fin à la guerre contre la drogue dans le monde entier. Nous devons arrêter de criminaliser les utilisateurs de drogues. Procédure de santé et autres traitements devraient être offerts aux usagers de drogues — et non la prison. Les mauvaises politiques de lutte contre la drogue affectent des centaines de milliers d’individus et de communautés à travers le monde. Nous avons besoin de fournir une aide médicale à ceux qui ont une pratique problématique des drogues — non pas une carrière de criminel. »
        — Richard Branson, Stoppons la guerre à la drogue

  • «  Vous voulez faire disparaître la criminalité liée à la drogue dans ce pays ? Bien, supprimons les lois sur les stupéfiants. »
        — Ron Paul

  • «  Les Nazis avaient un Problème Juif ; nous avons, nous, un Problème de la Drogue. Or, l'expression « Problème Juif » était en fait un euphémisme par lequel les Allemands désignaient la persécution des Juifs ; le « Problème de la Drogue » est également un euphémisme employé actuellement lorsqu'il s'agit de persécuter les gens qui s'adonnent à certaines drogues. »
        — Thomas Szasz

  • «  Aussi mauvaises les drogues puissent-elles être - et un grand nombre d'entre elles sont mortelles - ce ne sont pas les drogues elles-mêmes mais leur illégalité qui corrompt des individus et des communautés entières. Le problème est bel et bien leur prohibition. »
        — Thomas Sowell

  • «  Il ne fait pas de doute que l'alcoolisme, la cocaïnomanie et la morphinomanie sont de terribles ennemis de la vie et de la santé de l'homme, de sa capacité de travailler et de jouir. C'est pourquoi on leur a donné le nom de vices. Mais il n'est pas pour autant prouvé que les pouvoirs publics doivent intervenir dans la répression de ces vices par des interdictions. Il n'est ni établi de façon évidente que l'intervention des pouvoirs publics soit propre à réprimer réellement ces vices ni que, même si ce résultat pouvait être atteint, d'autres dangers ne surgiraient pas qui ne seraient pas moins graves que l'alcoolisme et la morphinomanie. »
        — Ludwig von Mises

  • «  La guerre anti-drogues est devenue le nouveau Vietnam, consommant une part toujours croissante des ressources et des vies. »
        — Glenn Garvin, mars 2002

  • «  En l’absence de la prohibition, le marché libre et la société libre offrent des moyens d’aider à résoudre les problèmes que la prohibition était destinée à résoudre. La légalisation est une proposition qui profite à tout le monde et je sens que, idéologiquement, la société avance dans notre direction. »
        — Mark Thornton, août 2016


La guerre contre la drogue comme entreprise socialiste


En 1972, il y a près de vingt ans, le président Nixon lançait une guerre contre la drogue – la première tentative intensive d'appliquer la prohibition des drogues depuis la loi Harrison. En préparation de cette intervention, j'ai relu la tribune que j'avais publiée dans Newsweek, dans laquelle je critiquais cette mesure. Quelques mots suffiraient à la rendre publiable aujourd'hui. À l'époque, le problème était principalement l'héroïne, dont la principale source était Marseille. Aujourd'hui, c'est la cocaïne d'Amérique latine. Hormis cela, rien n'aurait changé. 
 
 Voilà où nous en sommes, près de vingt ans plus tard. Ce qui n'étaient alors que des prédictions est devenu une réalité. Comme je l'avais prédit dans cette tribune, en me basant principalement sur notre expérience de la Prohibition, la prohibition des drogues n'a pas réduit sensiblement le nombre de toxicomanes, voire pas du tout, et a même favorisé la criminalité et la corruption. 
 
Comment expliquer que le seul effet observable de la mise en œuvre de ces prédictions sur les politiques publiques soit que l'État s'enfonce toujours plus dans un gouffre financier et gaspille toujours plus d'argent public ? Pourquoi en est-il ainsi ? C'est à la fois l'aspect le plus décourageant de notre expérience et l'énigme intellectuelle la plus fascinante. Dans notre vie privée, si nous tentons quelque chose et que cela tourne mal, nous ne persistons pas simplement en l'amplifiant. Nous pouvons le faire un temps, mais tôt ou tard, nous nous arrêtons et changeons. Pourquoi n'observons-nous pas la même chose dans les politiques publiques ? 
 
 Il serait inutile que je m'étende devant vous sur la question de la légalisation des drogues. Vous la connaissez tous. Vous avez déjà participé à de nombreux ateliers animés par des personnes bien plus expertes que moi. Je souhaite plutôt examiner l'énigme que j'ai soulevée. Pour ce faire, je m'appuierai sur un adage que Bardett fait remonter à 325 avant J.-C. : « Cordonnier, tiens-toi à ton dernier devoir. » 
 
Mon dernier devoir, c'est l'économie, l'étude de la manière dont une société organise ses ressources limitées pour satisfaire les besoins nombreux et variés de ses membres. Fondamentalement, les ressources d'une société ne peuvent être organisées que de deux manières, ou par une combinaison des deux. 
 
La première est celle des mécanismes de marché : de bas en haut. La seconde est celle de la direction : d'en haut. Le marché est un mécanisme. L'organisation autoritaire – l'armée en est un exemple flagrant – en est un autre. Le général donne l'ordre, le colonel le transmet au capitaine, et ainsi de suite jusqu'au sommet de la hiérarchie. Sur le marché, les ordres circulent en sens inverse. Le consommateur entre dans un magasin, passe commande, et les commandes remontent. Ces deux mécanismes ont des caractéristiques très différentes et sont adaptés à la résolution de problèmes très différents.
 
Toute société a besoin d'un certain nombre d'éléments des deux mécanismes. Et chaque société présente un mélange des deux. Nous connaissons les cas extrêmes où l'autoritarisme prédomine et nous savons ce qui s'est passé dans ces cas extrêmes, notamment depuis la chute du mur de Berlin. Mais notre propre société présente également d'importants éléments des deux mécanismes. 
 
Au cours des nombreuses années où je me suis intéressé, de manière périphérique, à la question des drogues – je tiens à préciser qu'il ne s'agit pas d'une vocation, mais d'un intérêt personnel –, deux choses m'ont frappé. Premièrement, la plupart des ouvrages que j'ai lus sur les drogues partent du principe que le problème de la drogue est un cas particulier, à aborder sous l'angle des problématiques spécifiques liées aux drogues – les substances impliquées, etc. – plutôt que comme un exemple particulier d'un phénomène plus général. On considère comme acquis que le problème de la drogue doit être analysé en fonction de ses propres mérites et qu'il requiert une connaissance approfondie de ses détails. 
 
De mon point de vue, c'est comme si l'on abordait le problème du vol en fonction de l'objet volé. Le vol de voitures est un problème parmi d'autres. Le vol de sacs à main en est un autre exemple. De la même manière, on considère la prohibition des drogues comme un problème en soi. 
 
Deuxièmement, cette approche du problème de la drogue a pour conséquence que de nombreux opposants à la guerre contre la drogue proposent des alternatives tout aussi néfastes. Ils estiment que le problème ne réside pas dans le mécanisme fondamental utilisé, mais simplement dans une mauvaise approche gouvernementale. La plupart de ces alternatives reviendraient à tomber de Charybde en Scylla. 
 
Ces réformateurs croient que s'ils pouvaient rédiger la loi, elle serait appliquée à la lettre. C'est une illusion. En général, l'application d'une loi est sans rapport avec les intentions de ses auteurs. Ceux qui ont rédigé la loi sur les drogues n'avaient pas l'intention de tuer des centaines de milliers de personnes. Ils n'ont jamais souhaité un système où les prisons et les détenus proliféreraient de façon exponentielle. En général, les effets concrets d'une loi sont souvent, voire généralement, contraires aux intentions de ceux qui l'ont rédigée, un phénomène que le député Richard Anncy (républicain du Texas), alors simple professeur, appelait « l'influence invisible de l'État ». 
 
Permettez-moi d'illustrer cela par quelques extraits de lettres que j'ai reçues. Premièrement : « Au lieu de simplement dépénaliser les drogues, faisons en sorte que l'État les mette gratuitement à la disposition de tous les consommateurs. » Cela supprimerait évidemment tout profit pour le trafic. L'idée est que, d'une manière ou d'une autre, nous devrions traiter les drogues comme un bien gratuit. Or, rien n'est gratuit ; il faut bien que quelqu'un paie. Donc, il faudrait taxer le contribuable pour subventionner les consommateurs de drogue ! Plus important encore, il semble évident que si ces drogues « gratuites » étaient réellement disponibles, elles seraient distribuées en Europe et ailleurs où il existe un marché.
 
Comment limiter la quantité demandée de drogues gratuites ? La seule solution est d'instaurer des règles strictes de distribution. Cela conduit à un système autoritaire qui détermine qui reçoit les drogues et en quelle quantité, un système tout aussi sujet aux abus et à la corruption que le nôtre. 
 
Deuxièmement – ​​et je vous assure que ce sont des citations authentiques tirées de lettres que j'ai reçues ; je ne les ai pas inventées – : « Légalisez toutes les drogues dont la vente dans les magasins d'État est actuellement interdite.» Nous avons une longue expérience des magasins d'État en matière d'alcool. Le vingt-et-unième amendement, abrogeant la Prohibition, n'a fait que réaffirmer l'interdiction fédérale ; les États étaient libres de prendre les mesures qu'ils jugeaient appropriées pour contrôler l'alcool. En effet, le vingt-et-unième amendement stipule que le transport d'alcool d'un État « sec » vers un État « humide » est considéré comme une infraction fédérale et doit être empêché par le gouvernement fédéral. Certains États sont restés « secs », du moins pendant un certain temps ; d'autres ont créé des magasins d'État d'alcool ; et d'autres encore ont laissé faire le marché. 
 
Ceux qui préconisent la distribution exclusive de drogues dans les magasins d'État affirment que cela faciliterait le contrôle de la distribution aux mineurs, permettrait de prévenir les abus, etc. Or, les magasins d'État de vente d'alcool ont-ils eu cet effet ? Difficilement. Je connais bien le New Hampshire, car nous y avions une résidence secondaire. Certains magasins du New Hampshire sont situés à la frontière du Massachusetts afin d'attirer un maximum de clients de cet État. Comme le montre cet exemple, les magasins d'État incitent le gouvernement à promouvoir, et non à décourager, la consommation d'alcool. De plus, de nombreux États ont constaté que leurs magasins d'État ne sont pas rentables et un mouvement se dessine pour les vendre et les privatiser. Encore une fois, c'est une idée absurde. 
 
Troisième solution : « Abolir la criminalisation de l'usage de drogues ; instaurer un monopole fédéral sur la vente de drogues.» Autrement dit, confier la distribution de drogues à la Poste. 
 
Quel est le point commun de ces solutions ? Elles proposent de remédier à un problème causé par le socialisme par encore plus de socialisme. C'est le recours habituel de l'alcoolique : une dose supplémentaire pour soigner l'inévitable gueule de bois. 
 
Le problème fondamental auquel nous sommes confrontés n'est pas la guerre contre la drogue, même si certains d'entre nous s'y intéressent de près. La guerre contre la drogue et les méfaits qu'elle engendre ne sont que les manifestations d'un problème bien plus vaste : la substitution des mécanismes de marché par des mécanismes politiques dans de nombreux domaines. 
 
Pour illustrer mon propos, j'aimerais aller au-delà de la guerre contre la drogue. Nous savons tous que cette guerre détruit nos quartiers défavorisés. Mais si je vous demandais quel est le deuxième facteur le plus important qui contribue à cette destruction, je pense que beaucoup d'entre vous seraient d'accord avec moi pour dire que c'est notre système éducatif défaillant, ces écoles lamentables de nos quartiers, des écoles qui n'enseignent rien, mais qui servent essentiellement à occuper les jeunes pendant un certain nombre d'heures par jour.
 
Ces deux échecs ont la même origine. La guerre contre la drogue est un échec car c'est une entreprise socialiste. Notre système scolaire se détériore car c'est une entreprise socialiste. À l'exception peut-être de l'armée, l'éducation est la plus grande entreprise socialiste aux États-Unis. Il existe quelques exceptions : les écoles privées où les parents peuvent inscrire leurs enfants s'ils en ont les moyens ou, dans le cas des écoles confessionnelles, s'ils partagent certaines convictions religieuses. Cependant, 90 % des enfants fréquentent les écoles publiques. Et cette institution socialiste fonctionne comme la plupart des autres institutions socialistes. 
 
Une entreprise socialiste présente certaines caractéristiques générales, qu'il s'agisse de la Poste, des écoles ou de la guerre contre la drogue. Elle est inefficace, coûteuse, très avantageuse pour un petit groupe de personnes et nuisible à beaucoup d'autres. C'était vrai du socialisme en Russie, c'était vrai du socialisme en Pologne, et c'est vrai du socialisme aux États-Unis. 
 
Vous connaissez tous la fameuse théorie de la main invisible d'Adam Smith, selon laquelle des personnes qui souhaitent promouvoir leurs propres intérêts sont amenées, par une force invisible, à promouvoir l'intérêt public, ce qui n'était pas leur intention initiale. J'ai soutenu pendant de nombreuses années qu'une inversion de cette maxime est également vraie : des personnes qui n'ont d'autre intention que de défendre l'intérêt public sont amenées, par une force invisible, à promouvoir des intérêts privés, ce qui n'était pas leur intention initiale. C'est le cas en matière de drogue. 
 
À qui profite la guerre contre la drogue ? Le gouvernement américain soutient un cartel de la drogue. Les principaux bénéficiaires de la prohibition sont les barons de la drogue, qui peuvent ainsi maintenir un cartel qu'ils seraient incapables de maintenir sans la politique gouvernementale actuelle. 
 
Dans le domaine de l'éducation, les principaux bénéficiaires du système éducatif socialisé sont les personnes à hauts revenus, vivant dans les banlieues aisées, qui ont accès à de bonnes écoles publiques. Ces écoles publiques leur servent de niche fiscale. S'ils inscrivent leurs enfants dans des écoles privées, les frais de scolarité ne sont pas déductibles de leur impôt fédéral sur le revenu ; en revanche, les impôts locaux le sont. Parmi les autres bénéficiaires, on compte la bureaucratie éducative, notamment les responsables et employés des syndicats d'enseignants, ainsi que les politiciens qui peuvent instrumentaliser le système éducatif à des fins clientélistes. 
 
Par ailleurs, une grande partie de la population souffre de la faible qualité, et du déclin constant, de notre système scolaire. Les plus touchés sont les habitants des quartiers défavorisés. Ils en sont conscients. Dans les sondages d'opinion sur la privatisation du système scolaire par le biais de chèques-éducation offrant aux parents la liberté de choisir, les Afro-Américains sont le groupe le plus favorable, avec deux tiers, voire plus, en faveur d'un tel système. Pourtant, à l'exception de Polly Williams du Wisconsin, aucun leader politique noir important ne s'est prononcé en faveur de ces chèques-éducation ! 
 
 Ce ne sont là que quelques exemples. Examinons la liste de nos principales préoccupations nationales, parmi lesquelles la criminalité et l'anarchie engendrées par la prohibition des drogues et les piètres performances scolaires. Nous rencontrons de graves problèmes dans le domaine des soins de santé. En quarante ans, le coût total des soins médicaux est passé de 4 % à 13 % du revenu national. Pourquoi ? Là encore, cela s'explique par la socialisation croissante des soins de santé par l'État et par un fort mouvement en faveur d'une socialisation complète. En grande partie à cause de cette intervention accrue de l'État, le coût d'une journée d'hospitalisation, soit le coût par patient et par jour, était vingt-six fois plus élevé en 1989, après ajustement pour l'inflation, qu'en 1946.
 
Un autre exemple est celui du logement. Pourquoi le Bronx, à New York, ressemble-t-il à une zone de guerre après un bombardement ? Principalement à cause du contrôle des loyers. Là encore, il s'agit d'une tentative du gouvernement de socialiser le secteur du logement. Nous avons eu des programmes de logements sociaux vastes et coûteux. Dans le cadre de ces programmes, on a détruit plus de logements qu'on n'en a construits. 
 
Je vous mets au défi de trouver un problème majeur aux États-Unis qui ne soit pas dû à un mauvais usage des mécanismes politiques au détriment des mécanismes du marché. De manière raisonnable, les États-Unis sont aujourd'hui à un peu plus de cinquante pour cent socialistes. Autrement dit, plus de la moitié des ressources totales du pays, de la totalité des intrants, sont contrôlés directement ou indirectement par les institutions gouvernementales à tous les niveaux : fédéral, étatique et local. Pourtant, aux États-Unis, nous avons le niveau de vie le plus élevé au monde. Nous sommes un pays très riche et prospère. C'est un témoignage extraordinaire de la productivité du système de marché qu'avec moins de la moitié des ressources, il puisse produire le niveau de vie et le type de société que nous connaissons. 
 
Vous travaillez du 1er janvier jusqu'aux alentours du 30 juin, voire après, pour financer les dépenses publiques, directes et indirectes. Quelle part de votre bien-être provient de ces dépenses contrôlées par l'État ? Environ cinquante pour cent ? J'imagine que peu d'entre vous l'affirment. 
 
Ce paradoxe soulève une question : pourquoi les entreprises privées réussissent-elles alors que les entreprises publiques échouent ? On entend souvent dire que la différence réside dans les motivations, que la motivation du profit serait plus forte que celle du service public. D'un côté, c'est vrai ; de l'autre, c'est faux. 
 
Les dirigeants de nos entreprises privées et ceux de nos entreprises publiques sont animés par exactement les mêmes motivations : promouvoir leurs intérêts privés. Les personnes qui travaillent pour l'État, qui le font fonctionner, sont du même acabit que celles du secteur privé. Elles sont tout aussi intelligentes, tout aussi intègres et tout aussi altruistes. Sur ce point, il n'y a aucune différence. Comme l'a dit un jour Armen Alchian, économiste à l'UCLA : « La seule chose dont on peut être sûr, c'est que chacun fera passer ses intérêts avant les vôtres.» C'est une observation très pertinente. Les Chinois de Chine continentale ne sont pas différents de ceux de Hong Kong. Pourtant, la Chine continentale est un marasme de pauvreté tandis que Hong Kong est une oasis de bien-être relatif. Les populations qui occupaient l'Allemagne de l'Ouest et l'Allemagne de l'Est avant leur réunification partageaient le même passé, la même culture. C'étaient les mêmes personnes, mais les résultats furent radicalement différents. 
 
 Le problème ne réside pas dans la nature des personnes qui dirigent nos institutions gouvernementales par rapport à celles qui dirigent nos institutions privées. Le problème, comme le disaient les marxistes, c'est le système. C'est le système qui est en cause. 
 
La différence tient au fait que l'intérêt privé est servi différemment dans les sphères privée et publique. Voyez plutôt ce à quoi ils sont confrontés. 
 
Voici un projet qui pourrait être proposé, au départ, par quelqu'un du secteur privé ou du gouvernement, et qui semble tout aussi prometteur dans les deux cas. Cependant, toutes les bonnes idées ne sont que des conjectures ; ce sont des expériences. La plupart échoueront. Que se passe-t-il ? Imaginons qu'un groupe privé entreprenne ce projet. Imaginons qu'il commence à perdre de l'argent. Le seul moyen de le maintenir à flot est de puiser dans ses propres fonds. Il devra en assumer les coûts. Cette entreprise ne durera pas longtemps ; elle sera abandonnée. On passera à autre chose.
 
Supposons que le gouvernement entreprenne le même projet et que son expérience initiale soit identique : il commence à perdre de l’argent. Que se passe-t-il ? Les responsables gouvernementaux pourraient l’arrêter, mais ils disposent d’une alternative bien différente. Avec les meilleures intentions du monde, ils peuvent croire que la seule raison de son échec est son ampleur insuffisante. Ils n’ont pas besoin de puiser dans leurs propres fonds pour financer une expansion. Ils peuvent puiser dans ceux des contribuables. 
 
 En effet, financer une expansion leur permettra de maintenir des emplois lucratifs. Il leur suffit de persuader le contribuable, ou les législateurs qui contrôlent les finances, que leur projet est judicieux. Et ils y parviennent généralement car, en réalité, les personnes qui votent sur l’expansion ne votent pas avec leur propre argent ; elles dépensent l’argent d’autrui. Et personne ne dépense l’argent des autres avec autant de soin que le sien. 
 
En fin de compte, lorsqu’une entreprise privée échoue, elle est fermée ; lorsqu’une entreprise publique échoue, elle est développée. N'est-ce pas précisément ce qui se passe avec les drogues ? Avec l'éducation ? Avec les soins médicaux ? 
 
Nous sommes tous conscients de la dégradation du système scolaire. Mais savez-vous que nous dépensons aujourd'hui, en moyenne, par élève trois fois plus qu'il y a trente ans, une fois l'inflation prise en compte ? Il existe une règle générale dans les administrations et les entreprises bureaucratiques : plus on investit, moins on récolte. 
 
 À mesure que ces entreprises socialisées ont étendu leur influence, il est devenu de plus en plus difficile pour le public de les contrôler. C'est le problème fondamental auquel nous sommes confrontés en matière de drogues. Comment faire changer d'avis les intérêts particuliers du gouvernement ? 
 
 Comme nous l'avons tous constaté, ce n'est pas chose facile. Les responsables du programme antidrogue disposent de bien plus de ressources que nous. Ils peuvent mobiliser les médias pour discréditer toute réforme ou abrogation, la faisant passer pour une mesure irrespectueuse, voire déraisonnable. Après tout, répéteront-ils sans cesse, ceux qui militent pour la légalisation des drogues sont tout simplement ignorants, naïfs ou ne comprennent rien à la situation. Nous, diront-ils, sommes les experts et savons ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. 
 
L'une des méthodes efficaces pour éliminer ou réduire les programmes gouvernementaux inefficaces est la concurrence privée. La Poste était autrefois aussi peu performante pour la livraison des colis que pour celle du courrier prioritaire. Mais comme la législation postale lui conférait le monopole du courrier prioritaire, UPS a pu s'emparer de son marché. Puis, Federal Express et d'autres entreprises similaires ont capté une grande partie de ce marché, et des alternatives au courrier, comme le fax, ont émergé. 
 
Le même processus est en cours dans le secteur des stupéfiants. Malheureusement, la concurrence privée n'est pas une solution efficace tant que l'État interdit totalement certains médicaments, tout comme l'affranchissement prioritaire reste un monopole d'État, car il est illégal pour les entreprises privées de proposer des services de livraison similaires. Dans ces domaines, une réforme législative s'impose. 
 
 Ma thèse se résume en deux points principaux. Je vais maintenant conclure et vous inviter à me poser vos questions. Tout d'abord, ne vous bercez pas d'illusions : de simples changements dans l'utilisation du système politique ne suffiront pas. Ces solutions ne pourront échapper aux défauts inhérents à ce système, quel qu'il soit. 
 
Je tiens à préciser que je suis un libertarien partisan d'un gouvernement limité, et non un libertarien anarchiste, même si j'éprouve une grande sympathie pour les libertariens anarchistes, d'autant plus que mon fils en est un. Cependant, le rôle que j'attribue au gouvernement se limite à la défense du pays, au maintien de l'ordre public, à la définition des règles qui nous régissent et au règlement des différends. Il s'agit là d'un champ de responsabilités très restreint.
 
Un des principaux inconvénients de l'extension de l'activité gouvernementale est qu'elle empêche l'État d'accomplir efficacement les tâches qui, à mon avis, relèvent de sa seule compétence. Lorsqu'on évoque les victimes innocentes de la guerre contre la drogue, on oublie trop souvent celles qui subissent vols, cambriolages et meurtres – non pas parce qu'elles sont prises entre deux feux dans le cadre de la lutte contre le trafic de drogue, ni parce qu'elles sont victimes de toxicomanes cherchant à financer leur dépendance, mais simplement parce qu'une part si importante des ressources policières est consacrée au contrôle de la drogue qu'il n'en reste pas assez pour prévenir les vols, les cambriolages et autres délits au sein de la société. 
 
La seconde leçon que nous devrions tirer, et sans doute la plus importante, est que nous avons plus de chances de progresser dans la lutte contre la drogue si nous reconnaissons que l'abrogation de la prohibition des drogues s'inscrit dans un problème plus vaste : celui de la réduction du champ d'action et du pouvoir de l'État et de la restitution du pouvoir au peuple. Si l'on considère la prohibition des drogues comme un cas isolé, peut-être que les efforts pour l'abroger aboutiront, comme ce fut le cas pour l'abrogation de la prohibition de l'alcool dans les années 1920. Mais je crois que nos chances de succès sont plus grandes si nous reconnaissons que l'échec de la guerre contre la drogue s'inscrit dans un problème bien plus vaste, que la raison de mettre fin à cette guerre est aussi celle de mettre fin à la socialisation de la médecine, de l'éducation, et ainsi de suite. 
 
 Questions et réponses 
 
Arnold S. Trebach : Ma question est en deux parties : la première vient de l'assemblée, et la seconde comporte une petite modification personnelle. Tout bien produit doit-il être soumis aux lois du marché ? 
 
 La seconde partie de la question, si je me réfère à Adam Smith – et j'ai lu son ouvrage avec une certaine appréhension –, il me semble qu'il acceptait l'idée, comme vous le dites, d'un rôle limité de l'État, notamment en matière d'administration de la justice, et je crois qu'il parlait alors de « défense commune ». De nombreux partisans de la lutte contre la drogue affirment qu'en raison de la nature unique des drogues, elles relèvent pleinement de l'administration de la justice et de la légitime défense. 
 
Professeur Friedman : Concernant la première partie de la question, je pense qu'il est justifié d'exclure certaines choses du marché. Je crois qu'il n'est pas souhaitable d'avoir un marché des bombes atomiques. Mais le nombre et la liste des choses pour lesquelles une interdiction peut réellement se justifier sont très limités. Et la seule justification valable réside toujours dans l'existence de victimes innocentes, et non dans une préoccupation paternaliste. 
 
L'effet principal de l'interdiction des drogues est de multiplier le nombre de victimes innocentes, et non de le réduire. C'est pourquoi je ne pense pas qu'une règle générale selon laquelle certains produits, tels que les bombes atomiques, les bombes à hydrogène et autres, ne devraient pas faire l'objet d'un commerce s'applique aux drogues. 
 
Concernant la seconde question, je ne crois pas qu'Adam Smith, s'il était parmi nous aujourd'hui, approuverait l'interprétation que vous avez donnée de ses restrictions. La prohibition des drogues ne relève pas de l'administration de la justice car le consommateur de drogue, qu'il soit intelligent ou non, se nuit avant tout à lui-même. Il est justifié d'agir lorsque le consommateur de drogue nuit à autrui, et c'est le cas. Le cas de l'alcool est très simple. Une personne qui conduit en état d'ivresse doit clairement être poursuivie. C'est l'acte de conduire en état d'ivresse, et non le fait de boire, qui doit être sanctionné. De même, si des personnes sous l'influence de drogues commettent un acte similaire, c'est l'acte lui-même qui doit être poursuivi, et non la consommation de drogue.
 
J'ai toujours soutenu qu'il existe deux arguments contre la prohibition des drogues. Le premier est une question de principe : chacun est responsable de ses propres actes et l'État n'a pas à nous dicter ce que nous devons consommer. Je suis certain que le Dr Szasz vous a présenté cet argument avec beaucoup d'éloquence. 
 
Le second est une question d'opportunité. Laissons de côté un instant la question de principe. Faites-vous plus de mal que de bien ? Les preuves qui semblent le démontrer sont si accablantes qu'elles séduisent même ceux qui refusent de vous suivre sur ce point de vue. Je vous donne quelques exemples. 
 
Ma position fondamentale sur la prohibition des drogues est née d'une question de principe. Mon ami Bill Buckley était initialement favorable à la prohibition. D'ailleurs, mon fils David a écrit un article attaquant les idées de Bill sur la prohibition, intitulé « Bill Buckley est-il une maladie contagieuse ? ». Bill défendait la prohibition en arguant qu'un toxicomane transmettrait sa dépendance à d'autres et les contaminerait ainsi. David affirmait dans son article que les idées de Bill étaient contagieuses. Pour pousser le raisonnement à l'extrême – et je ne pense pas que ce soit l'exemple de David, c'est le mien –, Le Capital de Karl Marx a certainement fait plus de victimes que l'alcool, le tabac et les soi-disant drogues illégales réunis. Mais nos principes de liberté d'expression garantissent que chacun est libre de lire Marx. Et c'est ce que David voulait dire par son article « Bill Buckley est-il une maladie contagieuse ? » 
 
 Eh bien, Bill a changé d'avis et il est maintenant un fervent partisan de la légalisation des drogues, non par principe, mais par opportunisme, sous prétexte que l'influence néfaste des drogues s'estompe et qu'il faut y mettre fin. 
 
 Je ne crois pas qu'on puisse affirmer que l'interdiction des drogues rende justice. Justice pour qui ? Est-ce justice pour le peuple colombien assassiné parce que nous ne pouvons pas faire appliquer nos propres lois ? Ce n'est certainement pas justice. 
 
 Trebach : Je ne disais pas cela. Je me demandais simplement si Adam Smith l'aurait pensé. Je sais ce que vous pensez de… 
 Friedman : [Simultanément] Je sais. Non, je ne pense pas qu’Adam Smith l’aurait fait. Adam Smith était un très grand homme, un homme très intelligent. 
Trebach : Cette question sous-entend que vous avez soutenu Pinochet ou que vous l’avez conseillé. 
Friedman : Je n’ai jamais conseillé Pinochet. Je ne l’ai jamais soutenu. 
Trebach : On va laisser tomber. 
Friedman : Attendez. Non, je ne veux pas esquiver la question. 
Trebach : Très bien.
Friedman : Le Chili est un cas où un régime militaire, dirigé par Pinochet, a accepté de transformer l'organisation de l'économie, passant d'un modèle vertical à un modèle horizontal. Dans ce processus, un groupe de personnes formées à l'Université de Chicago, au sein du département d'économie, et surnommées les « Chicago Boys », a joué un rôle majeur dans la conception et la mise en œuvre des réformes économiques. Le véritable miracle au Chili ne réside pas dans le succès de ces réformes, car c'est précisément ce qu'Adam Smith avait prédit. Le Chili est, sans conteste, la plus belle réussite économique d'Amérique latine aujourd'hui. Le véritable miracle, c'est qu'une junte militaire ait accepté de les laisser faire. Comme je l'ai dit d'emblée, le principe militaire est vertical. Le principe du marché est horizontal. C'est un véritable miracle qu'un groupe militaire ait accepté de laisser une approche ascendante s'imposer. J'ai effectué un voyage au Chili et j'y ai donné des conférences. En fait, j'ai rencontré M. Pinochet, mais je n'ai jamais été son conseiller et je n'ai jamais reçu un centime du gouvernement chilien. Cependant, je tiens à préciser que ce processus a permis d'organiser des élections qui ont mis fin à la junte militaire. Le Chili dispose désormais d'un gouvernement démocratique. Il n'existe à ce jour aucun exemple similaire dans le monde des États entièrement socialistes. Je n'étais donc pas conseiller de Pinochet. Je n'étais pas conseiller du gouvernement chilien, mais je suis ravi de partager le mérite du travail extraordinaire accompli par nos étudiants sur place. 
Trebach : Je crois que vous étiez un partisan de Ronald Reagan. Friedman : Je le suis toujours, mais pas de tout ce qu'il a fait. 
Trebach : D'accord. La vraie question est – comme je le disais, je regroupais ces questions – que pensez-vous de sa guerre contre la drogue ? Je crois connaître la réponse, ou plutôt, nous la connaissons. 
 Friedman : La réponse est claire. Je pense que la guerre contre la drogue était une erreur. Il y a deux domaines dans lesquels, à mon avis, l'administration Reagan a très mal performé : la guerre contre la drogue et le commerce extérieur. Concernant ce dernier point, il a malheureusement jeté les bases d'une politique protectionniste en acceptant les quotas d'importation dits volontaires sur les voitures japonaises. Ce fut une erreur monumentale, contraire à tous ses principes affichés. 
 
 Comme je l'ai dit un jour à un club d'étudiants républicains de Stanford, je suis un libertarien (avec un petit « l ») et un républicain (avec un grand R). Et je suis républicain (avec un grand R) par opportunisme, non par conviction. Je crois qu'il est plus utile d'influencer le Parti républicain qu'en rejoignant le Parti libertarien, même si j'ai une grande sympathie pour ce dernier. Je pense qu'il est très souhaitable qu'il réussisse. 
 
Ronald Reagan était un homme de principes. Il est le premier président de ma vie à avoir été élu parce que le peuple avait fini par adhérer à ses idées, et non parce qu'il se fiait aux sondages et disait ce que les gens voulaient entendre. Il tenait exactement le même discours en 1980, lors de sa nomination, qu'en 1964, lorsqu'il avait soutenu M. Goldwater. Ce qui a changé, ce n'est pas son discours, mais la perception qu'avait acquise l'opinion publique. Son principe fondamental – que l'État est trop gros, que l'État est un problème – est juste. Malheureusement, la guerre contre la drogue était incompatible avec ce principe et il n'aurait pas dû s'en écarter en la soutenant.
 
Je peux vous dire que je n'hésiterais pas à dire la même chose à Ronald Reagan. Vous savez, on se fait beaucoup d'idées fausses sur M. Reagan. On pense qu'il n'écoute que ce qu'il veut entendre, mais c'est faux. 
 
Trebach : Il y a plusieurs questions à ce sujet. Compte tenu du fait que les États-Unis sont objectivement inférieurs aux pays de la CEE selon tous les critères – c'est-à-dire les pays européens qui mesurent la qualité de vie – et du fait que chaque pays de la CEE est socialiste, comment peut-on défendre le capitalisme du laissez-faire, ou, comme on dit, le capitalisme de marché libre et sans scrupules, comme une voie vers une vie meilleure pour les Américains ? 
Friedman : Je comprends. Eh bien, je suis ravi que vous ayez des socialistes dans cette organisation. Trebach : Nous en avons quelques-uns. 
Friedman : Quand je vous parle de légalisation du dindon de la drogue, je m'adresse à des convaincus. Mais quand je vous parle de socialisme, je ne m'adresse pas à des convaincus, je suis donc plus utile. Tout d'abord, je ne partage pas l'avis exprimé dans cette remarque. Je ne crois pas que les pays de la CEE offrent une meilleure qualité de vie en général. La principale différence entre les pays de la CEE et les États-Unis réside dans la diversité de leur population : les États-Unis sont un pays beaucoup plus diversifié, tandis que la plupart des pays de la CEE ont des populations relativement homogènes. Dans la plupart des cas, la présence de quelques immigrés y est source de nombreux problèmes. Vous ne trouverez pas un Turc en Allemagne ni un Marocain en France qui soutiendra que la vie est meilleure dans les pays de la CEE qu'aux États-Unis, alors que nous, aux États-Unis, bénéficions d'une bien plus grande diversité et avons toujours été beaucoup plus ouverts et accueillants. Ensuite, lorsqu'il s'agit de mesurer le degré de socialisme, la différence entre ces pays et les nôtres est minime. La principale différence tient au fait que certains de ces pays comptent davantage d'entreprises publiques. Voilà la principale différence. Notre seule entreprise publique est la Poste. Par ailleurs, notre gouvernement a considérablement étendu son influence, principalement par le biais de réglementations, de règles et de mesures restrictives. Et dans ce cas précis, bien plus que la plupart des pays européens. Sur une question très étroitement liée à celle des médicaments, notre Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux (FDA) est une institution bien plus restrictive et socialiste que ses homologues en Angleterre et dans d'autres pays, comme en témoignent les délais d'autorisation de mise sur le marché des médicaments. En général, l'obtention de l'autorisation de mise sur le marché d'un médicament aux États-Unis prend beaucoup plus de temps qu'en Grande-Bretagne, au Canada ou en Allemagne. C'est d'ailleurs un autre exemple où ce qui est censé sauver des vies en tue bien plus qu'il n'en sauve : notre FDA, dont je suis favorable à la suppression. Je ne suis donc pas d'accord pour dire que ces pays sont beaucoup plus socialistes. Mon point de vue est tout autre, et je vais me référer à Adam Smith à ce sujet. 
Trebach : Bonne idée.
Friedman : Lorsque Cornwallis fut vaincu à Yorktown pendant la guerre d'Indépendance, un jeune homme vint trouver Adam Smith et lui dit que cela allait ruiner la Grande-Bretagne. Adam Smith lui répondit : « Jeune homme, une nation est souvent vouée à la ruine. » Que veux-je dire par là ? Je veux dire que nous avons, en réalité, le niveau de vie le plus élevé au monde. Un membre du public : Pour une minorité. Friedman : Pas pour une minorité, mais pour la majorité. Je vous prie de m'excuser. Nous avons une répartition des revenus plus égalitaire, en général, que dans la plupart des pays dont vous parlez. La répartition des revenus… [Des membres du public font des remarques inaudibles] Excusez-moi, je n'ai pas tout entendu. 
Trebach : Excusez-moi. Pourriez-vous poser vos questions plus haut ? Le micro ne capte pas le bruit, alors calmez-vous, s'il vous plaît. 
Friedman : Quelqu'un a crié : « Pour une minorité, pas pour la majorité ! » Il est vrai que quelques-uns ont des revenus extrêmement élevés. Ils sont même trop nombreux. Mais lorsque je parle de niveau de vie, je parle de celui de la grande majorité des Américains. Les inégalités de revenus existent partout. Elles sont bien plus marquées dans les pays socialistes que dans les pays capitalistes. Si l'on compare le niveau de vie des plus riches et celui des plus pauvres, l'écart était beaucoup plus important, par exemple, dans l'Union soviétique avant son effondrement qu'aux États-Unis. La question de la répartition des revenus est un sujet très sérieux et important, et il est essentiel d'en débattre ; je ne dis pas le contraire. Mais je pense que mon affirmation est juste pour la grande majorité des Américains. La preuve est simple. Comment les gens votent-ils le mieux ? Par leurs déplacements. Où cherchent-ils à immigrer ? Certains tentent de s'installer dans les pays européens. En particulier, les ressortissants des anciens pays communistes cherchent à s'installer dans les pays d'Europe occidentale moins socialistes. Mais en ce qui concerne les États-Unis, des gens du monde entier cherchent à immigrer ici. Ils ne viennent pas ici pour être malheureux. Ils ne viennent pas ici pour être exploités. Et on ne peut pas dire qu'ils sont tous naïfs ; ils savent à quoi s'attendre. Je rejette donc l'idée que ce pays soit un endroit où une minorité exploite la majorité, un argument classique des marxistes. Eh bien, je suis heureux de constater qu'il y a aussi quelques non-socialistes ici. 
Trebach : Les applaudissements montrent clairement que la Drug Policy Foundation rassemble des opinions très diverses sur toutes sortes de sujets. 
Friedman : Et c'est bien normal. 
Trebach : Merci. Ce sera peut-être la dernière question, monsieur. Il y en a eu plusieurs de ce genre. Envisageant l'avenir, dans un marché de détail de drogues relégalisées, que pensez-vous des suggestions qui ont été faites quant à la manière de modéliser ces réformes ? Par exemple, Lester Grinspoon, de Harvard, membre de notre conseil d'administration, a proposé une taxe sur la nocivité, basée sur la nocivité relative des drogues. Le sénateur Galiber, du Sénat de l'État de New York, présent ici, a déposé une proposition de loi visant à légaliser toutes les drogues illégales, mais à les réglementer comme l'alcool. Ils ont repris exactement le modèle de l'alcool. Par exemple, la drogue serait accessible uniquement aux adultes ; les points de vente seraient interdits à proximité des écoles, etc. Quelles sont vos perspectives d'avenir ? 
Friedman : Il n'y a absolument aucune chance, ni à court ni à long terme, d'obtenir ce que je souhaite vraiment : un marché libre. Pour commencer, je crois qu'il faut traiter les drogues, actuellement illégales, exactement comme on traite l'alcool et le tabac. Non pas parce que c'est la meilleure solution, ni parce que c'est l'idéal, mais parce que c'est un système connu et en vigueur. Cela implique, en un certain sens, le moindre changement, de sorte que la loi que vous avez décrite par le sénateur Galiber me semble aller dans la bonne direction à suivre – direction au sens d'un compromis pratique, et non d'un principe ultime.
Milton Friedman 
Extrait de : Friedman & Szasz on Liberty and Drugs, ouvrage édité et préfacé par Arnold S. Trebach et Kevin B. Zeese. Washington, D.C. : The Drug Policy Foundation, 1992. Chapitre sept Ce chapitre est adapté du discours d’ouverture prononcé par le professeur Friedman lors de la Cinquième Conférence internationale sur la réforme des politiques en matière de drogues, qui s’est tenue à Washington, D.C., le 16 novembre 1991.

 

https://www.wikiberal.org/wiki/Drogues
 

 
 

 

 

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