Voltairine
de Cleyre
DE L’ACTION DIRECTE
Vous pourriez, en prenant seulement votre voiture,
vous rendre chez moi et me tuer sans débourser d’autres frais qu’un
peu d’essence; cependant, si vous tenez absolument à dépenser
mille dollars, je vous propose une autre solution: je vous descends d’un
coup de revolver et ensuite je donnerai l’argent à ceux qui se battent
pour une société libre où il n’y aura plus ni assassins
ni présidents, ni mendiants ni sénateurs.»
Réponse de Voltairine de Cleyre au sénateur Joseph
R. Hawley qui avait offert une prime de 1000 dollars à quiconque
tuerait un anarchiste.
Du point de vue de celui qui pense être capable de discerner
la route du progrès humain, si tant est qu’il doit y avoir un progrès;
du point de vue de celui qui discerne un tel chemin sur la carte de son
esprit et s’efforce de l’indiquer aux autres, de le leur montrer comme
il le voit; du point de vue de celui qui, en faisant cela, a choisi des
expressions claires et simples à ses yeux afin de communiquer ses
pensées aux autres —, pour un tel individu, il apparaît regrettable
et confus pour l’esprit que l’expression «action directe» ait
soudain acquis, aux yeux de la majorité de l’opinion publique, un
sens limité, qui n’est pas du tout inclus dans ces deux mots, et
que ceux qui pensent comme lui ne lui ont certainement jamais donné.
Cependant, il arrive souvent que le progrès joue des
tours à ceux qui se croient capables de lui fixer des bornes et
des limites. Fréquemment des noms, des phrases, des devises, des
mots d’ordre ont été retournés, détournés,
inversés, déformés à la suite d’événements
incontrôlables par ceux qui utilisaient ces expressions correctement
; et ceux qui persistaient à défendre leur interprétation,
et insistaient pour qu’on les écoute, ont finalement découvert
que la période où se développaient l’incompréhension
et les préjugés annonçait seulement une nouvelle étape
de recherche et de compréhension plus approfondie.
J’ai tendance à penser que c’est ce qui se
passera avec le malentendu actuel concernant l’action directe. A travers
la mécompréhension, ou la déformation délibérée,
de certains journalistes de Los Angeles, à l’époque où
les frères McNamara
(1) plaidèrent
coupables, ce malentendu a soudain acquis, dans l’esprit de l’opinion,
le sens d’ «attaques violentes contre la vie et la propriété»
des personnes. De la part des journalistes, cela relevait soit d’une ignorance
crasse, soit d’une malhonnêteté totale. Mais cela a poussé
pas mal de gens à se demanderce qu’est vraiment l’action directe.
Qu’est-ce
que l’action directe?*
En réalité, ceux qui la dénoncent avec autant de
vigueur et de démesure découvriront, s’ils réfléchissent
un peu, qu’ils ont eux-mêmes, à plusieurs reprises, pratiqué
l’action directe, et qu’ils le feront encore.
Toute personne qui a pensé, ne serait-ce qu’une
fois dans sa vie, avoir le droit de protester, et a pris son courage à
deux mains pour le faire ; toute personne qui a revendiqué un droit,
seule ou avec d’autres, a pratiqué l’action directe. Il y a une
trentaine d’années, je me souviens que l’Armée du Salut pratiquait
vigoureusement l’action directe pour défendre la liberté
de ses membres de s’exprimer en public, de se rassembler et de prier. On
les a arrêtés, condamnés à des amendes et emprisonnés
des centaines et des centaines de fois, mais ils ont continué à
chanter, prier et défiler, jusqu’à ce que finalement ils
obligent leurs persécuteurs à les laisser tranquilles. Les
Industrial Workers of the World (2) mènent
à présent le même combat, et ont, dans plusieurs cas,
obligé les autorités à les laisser tranquilles, en
utilisant la même tactique de l’action directe.
Toute personne qui a eu un projet, et l’a effectivement mené
à bien, ou qui a exposé son plan devant d’autres et a emporté
leur adhésion pour qu’ils agissent tous ensemble, sans demander
poliment aux autorités compétentes de le concrétiser
à leur place, toute personne qui a agi ainsi a pratiqué l’action
directe. Toutes les expériences qui font appel à la coopération
relèvent essentiellement de l’action directe.
Toute personne qui a dû, une fois dans sa vie, régler un
litige avec quelqu’un et est allé droit vers la ou les personne(s)
concernée(s) pour le régler, en agissant de façon
pacifique ou par d’autres moyens, a pratiqué l’action directe. Les
grèves et les campagnes de boycott en offrent un bon exemple; beaucoup
d’entre vous se souviennent de l’action des ménagères de
New York qui ont boycotté les bouchers et obtenu que baisse le prix
de la viande : en ce moment même, un boycott du beurre est sur le
point de s’organiser, face à la hausse des prix décidée
par les commerçants.
Ces actions ne sont généralement pas le produit d’un raisonnement
profond sur les mérites de l’action directe ou indirecte, mais résultent
des efforts spontanés de ceux qui se sentent opprimés par
une situation donnée.
En d’autres termes, tous les êtres humains sont, le plus souvent,
de fervents partisans du principe de l’action directe et la pratiquent.
Cependant la plupart d’entre eux sont également favorables à
l’action indirecte ou politique. Ils interviennent sur les deux plans en
même temps, sans y réfléchir longuement. Seul un nombre
limité d’individus se refusent à avoir recours à l’action
politique dans telle ou telle circonstance, voire la récusent systématiquement;
mais personne, absolument personne, n’a jamais été «incapable»
de pratiquer l’action directe.
La majorité de ceux qui font profession de
réfléchir sont des opportunistes; ils penchent tantôt
vers l’action directe, tantôt vers l’action indirecte, mais sont
surtout prêts à utiliser n’importe quel moyen dès lors
qu’une occasion l’exige. En d’autres termes, ceux qui affirment que le
fait de voter à bulletins secrets pour élire un gouverneur
est néfaste et ridicule sont aussi ceux qui, sous la pression de
certaines circonstances, considèrent qu’il est indispensable de
voter pour que tel individu occupe un poste à un moment particulier.
Certains croient qu’en général la meilleure façon
pour les gens d’obtenir ce qu’ils veulent est d’utiliser la méthode
indirecte: en faisant élire et en portant au pouvoir quelqu’un qui
donnera force de loi à ce qu’ils désirent; mais ce sont les
mêmes qui parfois, dans des conditions exceptionnelles, prôneront
que l’on se mette en grève; et, comme je l’ai déjà
dit, la grève est une forme d’action directe. Ou bien ils agiront
comme l’ont fait les agitateurs du Socialist Party (3)
(organisation qui désormais s’oppose vigoureusement à l’action
directe) l’été dernier, lorsque la police tentait d’interdire
leurs meetings. Ils sont allés en force aux lieux de réunion,
prêts à prendre la parole à n’importe quel prix, et
ont fait reculer les forces de l’ordre. Même si cette attitude était
illogique de leur part, puisqu’ils se sont opposés aux exécuteurs
légaux de la volonté majoritaire, leur action constituait
un exemple parfait, et réussi, d’action directe.
Ceux qui, en raison de leurs convictions profondes,
sont attachés à l’action directe sont seulement… mais qui
donc? Les non-violents, précisément ceux qui ne croient pas
du tout en la violence ! Ne vous méprenez pas: je ne pense pas du
tout que l’action directe soit synonyme de non-violence. L’action directe
aboutit tantôt à la violence la plus extrême, tantôt
à un acte aussi pacifique que les eaux paisibles de Siloé
(4).
Non, les vrais non-violents peuvent seulement croire en l’action directe,
jamais en l’action politique. La base de toute action politique est la
coercition; même lorsque l’État accomplit de bonnes choses,
son pouvoir repose finalement sur les matraques, les fusils, ou les prisons,
car il a toujours la possibilité d’y avoir recours.
Quelques exemples historiques
De nos jours, n’importe quel écolier américain
a entendu parler de l’action directe de certains hommes non-violents, dans
le cadre de son programme d’histoire. Le premier exemple qui vient à
l’esprit est celui des premiers quakers (5) qui
s’installèrent au Massachusetts. Les puritains (6)
les accusèrent de «troubler les hommes en leur prêchant
la paix». En effet, les quakers refusaient de payer des impôts
ecclésiastiques, de porter les armes, de prêter serment d’allégeance
à un gouvernement, quel qu’il soit. (En agissant ainsi, ils ont
pratiqué l’action directe, mais de façon passive.) Aussi,
les puritains, partisans de l’action politique, ont fait voter des lois
pour empêcher les quakers d’entrer sur leur territoire, les exiler,
leur infliger des amendes, des peines de prison, des mutilations et finalement
les pendre. Les quakers ont continué à arriver en Amérique
(ce qui était cette fois une forme active d’action directe) ; et
les livres d’histoire nous rappellent que, après la pendaison de
quatre quakers (7), et la flagellation de Margaret
Brewster qui fut attachée à une charrette et promenée
à travers les rues de Boston, «les puritains renoncèrent
à faire taire les nouveaux missionnaires» et que la «ténacité
des quakers et leur non-violence finirent par triompher».
Autre exemple d’action directe, qui appartient aux
débuts de l’histoire coloniale américaine: cette fois, il
ne s’agit pas d’un conflit pacifique, mais de la révolte de Bacon
(8).
Tous nos historiens défendent l’action des rebelles dans cette affaire,
car ceux-ci avaient raison. Et pourtant il s’agissait d’une action directe
violente contre une autorité légalement constituée.
Laissez-moi vous rappeler les détails de cet événement:
les planteurs de Virginie craignaient (avec raison) une attaque générale
des Indiens. Partisans de l’action politique, ils demandèrent, ou
plutôt leur dirigeant Bacon exigea que le gouverneur lui accorde
le droit de recruter des volontaires pour se défendre. Ce dernier
craignait — à juste titre — qu’une compagnie d’hommes armés
ne devienne une menace pour lui-même. Il refusa donc d’accorder cette
permission à Bacon. A la suite de quoi, les planteurs eurent recours
à l’action directe. Ils levèrent des volontaires sans autorisation
et combattirent victorieusement contre les Indiens. Le gouverneur décréta
que Bacon était un traître mais le peuple était de
son côté, si bien que le gouverneur eut peur de le traduire
en justice. Finalement, la situation s’envenima tellement que les rebelles
mirent le feu à Jamestown. Si Bacon n’était pas mort, bien
d’autres événements se seraient produits. Bien sûr,
la répression fut terrible, comme cela se passe habituellement lorsqu’une
révolte s’effondre d’elle-même ou est écrasée.
Néanmoins, pendant sa brève période de succès,
cette révolte corrigea nombre d’abus. Je suis persuadée que,
à l’époque, les partisans de l’action politique à
tout prix, après que les réactionnaires furent revenus au
pouvoir, ont dû s’exclamer : «Regardez tous les maux que provoque
l’action directe ! Notre colonie a fait un bond d’au moins vingt-cinq ans
en arrière» ; ils oubliaient que, si les colons n’avaient
pas recouru à l’action directe, les Indiens auraient pris leurs
scalps un an plus tôt, au lieu que nombre d’entre eux soient pendus
par le gouverneur un an plus tard.
Dans la période d’agitation et d’excitation qui précéda
la révolution américaine, on assista à toutes sortes
d’actions directes, des plus pacifiques aux plus violentes; je crois que
presque tous ceux qui étudient l’histoire des Etats-Unis trouvent
que ces actions constituent la partie la plus intéressante de l’histoire,
celle qui s’imprègne le plus facilement dans leur mémoire.
Parmi les actions pacifiques, on peut citer notamment
les accords de non-importation, les ligues pour porter des vêtements
fabriqués dans la colonie et les «comités de correspondance»
(9).
Comme les hostilités se développaient inévitablement,
l’action directe violente prit elle aussi de l’ampleur; par exemple, on
détruisit les timbres fiscaux, on interdit le débarquement
des cargaisons de thé, on les plaça dans des locaux humides,
on les jeta dans les eaux du port, comme à Boston, on obligea un
propriétaire d’une cargaison de thé à mettre le feu
à son propre bateau, comme à Annapolis.
Toutes ces actions sont décrites dans nos manuels d’histoire,
et aucun auteur ne les condamne, ou ne les regrette, bien qu’il se soit
agi à chaque fois d’actions directes contre des autorités
légalement constituées et contre le droit de propriété.
Si je cite ces exemples et d’autres de même nature, c’est pour souligner
deux points à l’intention de ceux qui répètent certains
arguments comme des perroquets : premièrement, les hommes
ont toujours eu recours à l’action directe; et deuxièmement,
ceux
qui la condamnent aujourd’hui sont également ceux qui l’approuvent
d’un point de vue historique.
George Washington dirigeait la Ligue des planteurs de Virginie contre
les importations; un tribunal lui aurait certainement «enjoint»
de ne pas créer une telle organisation et, s’il avait insisté,
il lui aurait infligé une amende pour offense à la Cour.
La Guerre de Sécession
Lorsque le grand conflit entre le Nord et le Sud s’intensifia, ce fut
encore l’action directe qui précéda et précipita l’action
politique. Et je ferai remarquer que l’on n’engage jamais, que l’on n’envisage
même jamais aucune action politique, tant que les esprits assoupis
n’ont pas été réveillés par des actes de protestation
directe contre les conditions existantes.
L’histoire du mouvement abolitionniste et de la Guerre de Sécession
nous offre un énorme paradoxe, même si nous savons bien que
l’histoire n’est qu’une chaîne de paradoxes. Sur le plan politique,
les États esclavagistes luttaient pour une plus grande liberté,
pour l’autonomie de chaque État et contre toute intervention du
gouvernement fédéral ; par contre, les États non esclavagistes
voulaient un État centralisé et fort, État que les
sécessionnistes condamnaient avec raison parce qu’il allait donner
naissance à des formes de pouvoir de plus en plus tyranniques. Et
c’est ce qui arriva. Depuis la fin de la guerre de Sécession, le
pouvoir fédéral empiète de plus en plus sur les prérogatives
de chaque État. Les négriers modernes (les industriels) se
retrouvent continuellement en conflit avec le pouvoir centralisé
contre lequel les esclavagistes d’antan protestaient (la liberté
à la bouche mais la tyrannie au cœur). D’un point de vue éthique,
ce sont les États non esclavagistes qui, en théorie, prônaient
une plus grande liberté, tandis que les sécessionnistes défendaient
le principe de l’esclavage. Mais cette position éthiquement juste
était très abstraite : en effet, la majorité des Nordistes,
qui n’avaient jamais côtoyé d’esclaves noirs, pensaient que
cette forme d’exploitation était probablement une erreur ; mais
ils n’étaient pas pressés de la faire disparaître.
Seuls les abolitionnistes, une infime minorité, avaient une véritable
position éthique : à leurs yeux seule importait l’abolition
de l’esclavage — ils ne se souciaient pas de la sécession ni de
l’union entre les États américains. Au point que beaucoup
d’entre eux prônaient la dissolution de l’Union ; ils pensaient que
le Nord devaient en prendre l’initiative afin que les Nordistes ne soient
plus accusés de maintenir les Noirs prisonniers de leurs chaînes.
Bien sûr, toutes sortes de gens ayant toutes
sortes d’idées voulaient abolir l’esclavage: des quakers comme Whittier
(10)
(les quakers, ces partisans de la paix à tout prix, furent en fait
les premiers partisans de l’abolition de l’esclavage, dès leur arrivée
en Amérique) ; des partisans modérés de l’action politique
qui voulaient racheter les esclaves pour résoudre le problème
rapidement; et puis des gens extrêmement violents qui croyaient en
la violence et menèrent toutes sortes d’actions radicales.
En ce qui concerne les politiciens, pendant trente
ans ils essayèrent de se défiler, de conclure des compromis,
de marchander, de maintenir le statut quo, d’amadouer les deux parties,
alors que la situation exigeait des actes, ou au moins une parodie d’action.
Mais «les étoiles dans leur course combattirent contre Sisera
(11)»,
le système s’effondra de l’intérieur et, sans éprouver
le moindre remords, les partisans de l’action directe agrandirent les fissures
de l’édifice esclavagiste.
Parmi les différentes expressions de la révolte directe
mentionnons l’organisation du «chemin de fer souterrain». La
plupart de ceux qui y participèrent soutenaient les deux formes
d’action (directe et politique); cependant, même si, en théorie,
ils pensaient que la majorité avait le droit d’édicter et
d’appliquer des lois, ils n’y croyaient pas totalement. Mon grand-père
avait fait partie de ce réseau clandestin et aidé de nombreux
esclaves à rejoindre le Canada. C’était un homme attaché
aux règles, dans la plupart des domaines, même si j’ai souvent
pensé qu’il respectait la loi parce qu’il avait rarement affaire
à elle ; ayant toujours mené la vie d’un pionnier, la loi
le touchait généralement d’assez loin, alors que l’action
directe avait pour lui la valeur d’un impératif. Quoi qu’il en soit,
et aussi légaliste fût-il, il n’éprouvait aucun respect
pour les lois esclavagistes, même si elles avaient été
votées à une majorité de 500 pour cent. Et il violait
consciemment toutes celles qui l’empêchaient d’agir.
Parfois, le bon fonctionnement du «chemin de fer souterrain»
exigeait l’usage de la violence, et on l’employait. Je me souviens qu’une
vieille amie me raconta qu’elle et sa mère avaient surveillé
leur porte toute la nuit, pendant qu’un esclave recherché se cachait
dans leur cave. Toutes deux avaient beau descendre de familles quakers
et sympathiser avec leurs idées, elles avaient un fusil de chasse
à portée de main, sur la table. Heureusement, elles n’eurent
pas besoin de tirer, ce soir-là.
Lorsque la loi sur les esclaves évadés
fut votée, grâce à certains politiciens du Nord qui
voulaient encore amadouer les propriétaires d’esclaves, les partisans
de l’action directe décidèrent de libérer les esclaves
qui avaient été repris. Il y eut l’«opération
Shadrach» puis l’opération «Jerry» (cette dernière
sous la direction du fameux Gerrit Smith), et bien d’autres qui réussirent
ou échouèrent. Cependant les politiciens continuèrent
leurs manœuvres et tentèrent de concilier l’inconciliable. Les partisans
de la paix à tout prix, les plus légalistes, dénoncèrent
les abolitionnistes, un peu de la même façon que des gens
comme William D. Haywood
(12) et Frank Bohn
(13)
sont dénoncés par leur propre parti aujourd’hui.
John Brown
L’autre jour, j’ai lu dans le quotidien Daily Socialistde Chicago
une lettre du secrétaire du Socialist Party de Louisville au secrétaire
national. M. Dobbs demandait que l’on remplace M. Bohn, qui devait venir
parler dans sa ville, par un orateur plus responsable et plus raisonnable.
Pour expliquer sa démarche, il citait un passage de la conférence
de Bohn: « Si les frères McNamara avaient défendu avec
succès
les intérêts de la classe ouvrière, ils auraient eu
raison, de même que John Brown aurait eu raison s’il avait
réussi à libérer les esclaves. Pour John Brown, comme
pour les McNamara, l’ignorance était leur seul crime.»
Et M. Dobbs de faire le commentaire suivant. «Nous nous
élevons fermement contre de tels propos. Cette comparaison entre
la révolte ouverte — même si elle était erronée
— de John Brown d’un côté, et les méthodes clandestines
et meurtrières des frères McNamara de l’autre, est le fruit
d’un raisonnement creux qui conduit à des conclusions logiques très
dangereuses.»
M. Dobbs ignore certainement ce que furent
la vie et les actions de John Brown. Ce partisan convaincu de la violence
aurait traité avec mépris quiconque aurait essayé
de le faire passer pour un agneau. Et une fois qu’une personne croit en
la violence, c’est à elle seule de décider quelle est la
façon la plus efficace de l’appliquer, en fonction des conditions
concrètes et de ses propres moyens. John Brown n’hésita jamais
à utiliser des méthodes conspiratives. Ceux qui ont lu l’
Autobiographie
de Frederick Douglass(14) et les
Souvenirsde
Lucy Colman
(15) savent que John Brown avait
prévu d’organiser une série de camps fortifiés dans
les montagnes de la Virginie-Occidentale, de la Caroline du Nord et du
Tennessee, d’envoyer des émissaires secrets parmi les esclaves pour
les inciter à venir se réfugier dans ces camps, et ensuite
réfléchir aux mesures et aux conditions nécessaires
pour fomenter la révolte chez les Noirs. Ce plan échoua surtout
parce que les esclaves eux-mêmes ne désiraient pas assez fortement
la liberté.
Plus tard, lorsque des politiciens à l’esprit
tortueux, toujours soucieux de ne rien faire, votèrent la loi Kansas-Nebraska
qui laissait les colons décider seuls de la légalité
de l’esclavage, les partisans de l’action directe, dans les deux camps,
envoyèrent de pseudo-colons dans ces territoires et ceux-ci s’affrontèrent.
Les partisans de l’esclavage arrivèrent les premiers; ils rédigèrent
une constitution qui reconnaissaitl’esclavage et une loi punissant de mort
toute personne qui aiderait un esclave à s’échapper; mais
les Free Soilers (16), qui arrivèrent
un peu plus tard parce qu’ils venaient d’États plus éloignés,
rédigèrent une seconde constitution, et refusèrent
de reconnaître les lois de leurs adversaires. John Brown se trouvait
parmi eux et utilisa la violence, tantôt ouvertement tantôt
clandestinement. Les politiciens décents, favorables à la
paix sociale, le considéraient comme un «voleur de chevaux
et un assassin». Et il ne fait pas le moindre doute qu’il vola des
chevaux, sans prévenir personne de son intention de les dérober,
et qu’il tua des partisans de l’esclavage. Il se battit et réussit
à s’en tirer un bon nombre de fois avant qu’il tente de s’emparer
de l’arsenal de Harpers Ferry (17). S’il n’utilisa
pas la dynamite, c’est seulement parce qu’elle n’était pas encore
une arme très répandue à l’époque. Il attenta
à la vie de beaucoup plus de gens que les frères McNamara,
dont M. Dobbs condamne les «méthodes meurtrières».
Pourtant les historiens ont compris la portée des actions de John
Brown. Cet homme violent, qui avait du sang sur les mains, fut condamné
et pendu pour haute trahison ; mais tout le monde sait que c’était
une âme forte et belle, désintéressée, qui ne
pouvait supporter que quatre millions d’hommes soient traités comme
des animaux. John Brown pensait que combattre cette injustice, ce crime
horrible, était un devoir sacré qu’il accomplissait sur l’ordre
de Dieu — car cet homme très religieux appartenait à l’Eglise
presbytérienne.
C’est grâce aux actions, pacifiques ou violentes, des précurseurs
du changement social que la Conscience Humaine, la conscience des masses,
s’éveille au besoin du changement. Il serait absurde de prétendre
qu’aucun résultat positif n’a jamais été obtenu par
les moyens politiques traditionnels ; parfois de bonnes choses en résultent.
Mais jamais tant que la révolte individuelle, puis la révolte
des masses ne l’imposent. L’action directe est toujours le héraut,
l’élément déclencheur, qui permet à la grande
masse des indifférents de prendre conscience que l’oppression devient
intolérable.
Les luttes actuelles contre
l’esclavage salarié
Nous subissons maintenant l’oppression dans ce pays — et pas seulement
ici, mais dans toutes les parties du monde qui jouissent des bienfaits
fort contrastés de la civilisation. Et de même que l’ancien
esclavage, le nouveau provoque à la fois des actions directes et
des actions politiques. Une fraction de la population américaine
produit la richesse matérielle qui permet à tous de vivre
; exactement de la même façon que quatre millions d’esclaves
noirs entretenaient la foule de parasites qui les commandaient. Aujourd’hui
ce sont les travailleurs agricoleset les ouvriers d’industrie.
A travers l’action imprévisible d’institutions qu’aucun d’eux
n’a créées, mais qui sévissent depuis leur naissance,
ces travailleurs, la partie la plus indispensable de toute la structure
sociale, sans le travail desquels personne ne pourrait ni manger, ni s’habiller,
ni se loger, ces travailleurs, disais-je, sont justement ceux qui disposent
du moins de nourriture, de vêtements et des pires logements — sans
parler des autres bienfaits que la société est censée
leur dispenser, comme l’éducation et l’accès aux plaisirs
artistiques.
Ces ouvriers ont, d’une façon ou d’une autre,
joint leurs efforts pour que leur condition s’améliore; en premier
lieu par l’action directe, en second lieu par l’action politique. Nous
avons des groupes comme la Grange (18), les
Farmers’ Alliances (19), les coopératives,
les colonies expérimentales, les Knights of Labor (20),
les syndicats et les Industrial Workers of the World. Tous ont organisé
les travailleurs pour alléger le poids de l’exploitation, pour des
prix meilleur marché, des conditions de travail moins catastrophiques,
et une journée de travail un peu plus courte; ou contre une réduction
de salaire, la détérioration des conditions de travail ou
l’allongement des horaires.
Aucun de ces groupes, à part les IWW, n’a reconnu qu’il existe
une guerre sociale et qu’elle se poursuivra tant que se perpétueront
les conditions sociales et juridiques actuelles. Ils ont accepté
les institutions fondées sur la propriété privée,
telles qu’elles étaient. Ces organisations regroupent des gens ordinaires,
aux aspirations ordinaires, et elles ont entrepris de faire ce qu’il leur
semblait possible et raisonnable d’accomplir. Lors de la création
de ces groupes, ces militants ne se sont pas engagés sur un programme
politique particulier, ils se sont associés pour mener une action
directe, décidée par eux-mêmes, offensive ou défensive.
Il y a vingt-deux ans, j’ai rencontré des militants des Farmers’
Alliances, des Knights of Labor et des syndicalistes qui m’ont dit cela.
Ils voulaient lutter pour des objectifs plus larges que ceux que proposés
par leurs organisations; mais ils devaient aussi accepter leurs camarades
de travail comme ils étaient, et essayer de les inciter à
lutter pour des objectifs immédiats qu’ils percevaient clairement:
prix plus justes, salaires plus élevés, conditions de travail
moins dangereuses ou moins tyranniques, semaine de travail moins longue.
A l’époque où sont nés ces mouvements, les travailleurs
agricoles ne pouvaient pas comprendre que leur lutte convergeait avec le
combat des ouvriers des usines ou des transports ; et ces derniers ne voyaient
pas non plus leurs points communs avec le mouvement des paysans. D’ailleurs,
même aujourd’hui, peu d’entre eux le comprennent. Ils doivent encore
apprendre qu’il n’existe qu’une seule lutte commune contre ceux qui se
sont approprié les terres, les capitaux et les machines.
Malheureusement les grandes organisations paysannes ont gaspillé
leur énergie en s’engageant dans une course stupide au pouvoir politique.
Elles ont réussi à prendre le pouvoir dans certains États,
mais les tribunaux ont déclaré que les lois votées
n’étaient pas constitutionnelles, et toutes leurs conquêtes
politiques ont été enterrées. A l’origine, leur programme
visait à construire leurs propres silos, y stocker les produits
et les tenir à l’écart du marché jusqu’à ce
qu’ils puissent échapper aux spéculateurs. Ils voulaient
aussi organiser des échanges de services et imprimer des billets
de crédit pour les produits déposés afin de payer
ces échanges. Si ce programme d’aide mutuelle directe avait fonctionné,
il aurait montré, dans une certaine mesure, au moins pendant un
temps, comment l’humanité peut se libérer du parasitisme
des banquiers et des intermédiaires. Bien sûr, ce projet aurait
fini par être liquidé, à moins que sa vertu exemplaire
n’ait bouleversé tellement l’esprit des hommes qu’il leur ait donné
envie de mettre fin au monopole légal de la terre et des capitaux;
mais au moins ce projet aurait eu un rôle éducatif fondamental.
Malheureusement, ce mouvement poursuivit une chimère et se désintégra
surtout à cause de sa futilité.
Les Knights of Labor sont eux aussi devenus pratiquement insignifiants,
non pas parce qu’ils n’ont pas eu recours à l’action directe, ni
parce qu’ils se sont mêlés de politique, mais parce qu’il
s’agissait d’une masse d’ouvriers trop hétérogène
pour réussir à conjuguer efficacement leurs efforts.
Pourquoi les patrons ont
peur des grèves
Les syndicats ont atteint une taille bien plus imposante que celle des
Knights of Labor et leur pouvoir a continué à croître,
lentement mais sûrement. Certes cette croissance a connu des fluctuations,
des reculs ; de grandes organisations ont surgi puis disparu. Mais dans
l’ensemble, les syndicats constituent un pouvoir en plein développement.
Malgré leurs faibles ressources, ils ont offert, à une certaine
fraction des travailleurs, un moyen d’unir leurs forces, de faire pression
directement sur leurs maîtres et d’obtenir ainsi une petite partie
de ce qu’ils voulaient — de ce qu’ils devaient essayer d’obtenir, vu leur
situation. La grève est leur arme naturelle, celle qu’ils se sont
forgée eux-mêmes. Neuf fois sur dix, les patrons redoutent
la grève — même si, bien sûr, il peut arriver que certains
s’en réjouissent, mais c’est plutôt rare. Les patrons savent
qu’ils peuvent gagner contre les grévistes, mais ils ont terriblement
peur que leur production s’interrompe. Par contre, ils ne craignent nullement
un vote qui exprimerait «la conscience de classe» des électeurs;
à l’atelier, vous pouvez discuter du socialisme, ou de n’importe
quel autre programme ; mais le jour où vous commencez à parler
de syndicalisme, attendez-vous à perdre votre travail ou au moins
à ce que l’on vous menace et que l’on vous ordonne de vous taire.
Pourquoi? Le patron se moque de savoir que l’action politique n’est qu’une
impasse où s’égare l’ouvrier, et que le socialisme politique
est en train de devenir un mouvement petit-bourgeois. Il est persuadé
que le socialisme est une très mauvaise chose — mais il sait aussi
que celui-ci ne s’instaurera pas demain. Par contre, si tous ses ouvriers
se syndiquent, il sera immédiatement menacé. Son personnel
aura l’esprit rebelle, il devra dépenser de l’argent pour améliorer
les conditions de travail, il sera obligé de garder des gens qu’il
n’aime pas et, en cas de grève, ses machines ou ses locaux seront
peut-être endommagés.
On dit souvent, et on le répète parfois jusqu’à
la nausée, que les patrons ont une «conscience de classe»,
qu’ils sont solidement soudés pour défendre leurs intérêts
collectifs, et sont prêts individuellement à subir toutes
sortes de pertes plutôt que de trahir leurs prétendus intérêts
communs. Ce n’est absolument pas vrai. La majorité des capitalistes
sont exactement comme la plupart des ouvriers : ils se préoccupent
beaucoup plus de leurs pertes personnelles (ou de leurs gains) que des
pertes (ou des victoires) de leur classe. Et lorsqu’un syndicat menace
un patron, c’est à son portefeuille qu’il s’en prend.
Toute grève est synonyme
de violence
Aujourd’hui chacun sait qu’une grève, quelle que soit sa taille,
est synonyme de violence. Même si les grévistes ont une préférence
morale pour les méthodes pacifiques, ils savent parfaitement que
leur action causera des dégâts. Lorsque les employés
du télégraphe font grève, ils sectionnent des câbles
et scient des pylônes, tandis que les jaunes bousillent leurs instruments
de travail parce qu’ils ne savent pas les utiliser. Les sidérurgistes
s’affrontent physiquement aux briseurs de grève, cassent des carreaux,
détraquent certains appareils de mesure, endommagent des laminoirs
qui coûtent très cher et détruisent des tonnes de matières
premières. Les mineurs endommagent des pistes et des ponts et font
sauter des installations. S’il s’agit d’ouvriers, ou d’ouvrières,
du textile, un incendie d’origine inconnue éclate, des pierres volent
à travers une fenêtre apparemment inaccessible ou une brique
est lancée sur la tête d’un patron. Quand les employés
des tramways font grève, ils arrachent les rails ou élèvent
des barricades sur les voies avec des charrettes ou des wagons retournés,
des clôtures volées, des voitures incendiées. Lorsque
les cheminots se mettent en colère, des moteurs « expirent»,
des locomotives folles démarrent sans conducteur, des chargements
déraillent et des trains sont bloqués. S’il s’agit d’une
grève du bâtiment, les travailleurs dynamitent des constructions.
Et à chaque fois, des combats éclatent entre d’un côté
les briseurs de grève et les jaunes et, de l’autre, les grévistes
et leurs sympathisants, entre le Peuple et la Police.
Pour les patrons, une grève sera synonyme de projecteurs, de
fil de fer barbelé, de palissades, de locaux de détention,
de policiers et d’agents provocateurs, de kidnappings violents et d’expulsions.
Ils inventeront tous les moyens possibles pour se protéger directement,
sans compter l’ultime recours à la police, aux milices, aux brigades
spéciales et aux troupes fédérales.
Tout le monde sait cela et sourit lorsque les responsables syndicaux
protestent, affirmant que leurs organisations sont pacifiques et respectent
les lois. Tout le monde est conscient qu’ils mentent. Les travailleurs
savent que les grévistes utilisent la violence, à la fois
ouvertement et clandestinement, et qu’ils n’ont pas d’autres moyens, s’ils
ne veulent pas capituler immédiatement. Et la population ne confond
pas les grévistes qui sont obligés de recourir à la
violence avec les crapules destructrices qui les provoquent délibérément.
Généralement, les gens comprennent que les grévistes
agissent ainsi parce qu’ils sont poussés par la dure logique d’une
situation qu’ils n’ont pas créée, mais qui les force à
attaquer pour survivre, sinon ils seront obligés de tomber tout
droit dans la misère jusqu’à ce que la mort les frappe, à
l’hospice, dans les rues des grandes villes ou sur les berges boueuses
d’une rivière. Telle est l’horrible situation devant laquelle se
trouvent les ouvriers; ce sont les êtres les plus humains — ils font
un détour pour soigner un chien blessé, ou ramener chez eux
un chiot et le nourrir, ou s’écartent d’un pas pour ne pas écraser
un ver de terre — et ils recourent à la violence contre leurs congénères.
Ils savent, parce que la réalité le leur a appris, que c’est
l’unique façon de gagner, si tant est qu’ils puissent gagner quelque
chose. «Vous n’avez qu’à mieux voter aux prochaines élections!»
affirment certains. Il m’a toujours semblé qu’il s’agit de l’une
des réponses les plus ridicules qu’une personne puisse faire, lorsqu’un
gréviste lui demande de l’aide face à une situation matérielle
délicate, et alors que les élections auront lieu dans six
mois, un an voire deux ans.
Malheureusement, ceux qui savent comment la violence est utilisée
dans la guerre des syndicats contre les patrons ne prennent pas publiquement
la parole pour dire: «Tel jour, à tel endroit, telle action
spécifique a été entreprise; telles et telles concessions
ont été accordées à la suite de cette action
; tel patron a capitulé.» Agir ainsi mettrait en péril
leur liberté et leur pouvoir de continuer le combat. C’est pourquoi
ceux qui sont les mieux informés doivent se taire et ricaner discrètement
en écoutant les ignorants pérorer. Pourtant seule la connaissance
des faits peut éclaircir leur position.
Les adversaires de l’action
directe
Ces dernières semaines, certains n’ont pas été
avares de paroles creuses. Des orateurs et des journalistes, honnêtement
convaincus de l’efficacité de l’action politique, persuadés
qu’elle seule peut permettre aux ouvriers de remporter la bataille, ont
dénoncé les dommages incalculables causés par ce qu’ils
appellent l’action directe (ils veulent dire en fait la «violence
conspiratrice»).
Un certain Oscar Ameringer, par exemple, a récemment déclaré,
lors d’un meeting à Chicago, que la bombe lancée à
Haymarket Square en 1886 avait fait reculer le mouvement pour la journée
de huit heures d’un quart de siècle. D’après lui, ce mouvement
aurait été victorieux si la bombe n’avait pas été
lancée. Ce monsieur commet une grave erreur.
Personne n’est capable de mesurer précisément l’effet
positif ou négatif d’une action, à l’échelle de plusieurs
mois ou de plusieurs années. Personne ne peut démontrer que
la journée de huit heures aurait pu devenir obligatoire vingt-cinq
ans auparavant.
Nous savons que les législateurs de l’Illinois ont voté
une loi pour la journée de 8 heures en 1871 et que ce texte est
resté lettre morte. On ne peut pas davantage démontrer que
l’action directe des ouvriers aurait pu l’imposer. Quant à moi,
je pense que des facteurs beaucoup plus puissants que la bombe de Haymarket
ont joué un rôle.
D’un autre côté, si l’on croit que l’influence négative
de la bombe a été si puissante, alors les conditions de travail
et l’exercice des activités syndicales devraient être bien
plus difficiles à Chicago que dans les villes où rien d’aussi
grave ne s’est produit. Pourtant on constate le contraire. Même si
les conditions des travailleurs y sont déplorables, elles sont bien
moins mauvaises à Chicago que dans d’autres grandes villes, et le
pouvoir des syndicats y est plus développé que dans n’importe
quel autre endroit, excepté San Francisco. Si l’on veut donc absolument
tirer des conclusions à propos des effets de la bombe de Haymarket,
il faut tenir compte de ces faits avant d’avancer une hypothèse.
En ce qui me concerne, je ne pense pas que cet événement
ait joué un rôle important dans l’évolution du mouvement
ouvrier.
Et il en sera de même avec la vigoureuse actuelle contre la violence.
Rien n’a fondamentalement changé. Deux hommes ont été
emprisonnés pour ce qu’ils ont fait (il y a vingt-quatre ans, leurs
semblables ont été pendus pour des actes qu’ils n’avaient
pas commis) et quelques autres seront peut-être incarcérés.
Mais les forces de la Vie continueront à se révolter contre
leurs chaînes économiques. Cette révolte ne faiblira
pas, peu importe le parti qui remportera ou perdra les élections,
jusqu’à ces chaînes soient brisées.
Comment pourrons-nous briser
nos chaînes ?
Les partisans de l’action politique nous racontent que seule l’action
électorale du parti de la classe ouvrière pourra atteindre
un tel résultat; une fois élus, ils entreront en possession
des sources de la Vie et des moyens de production; ceux qui aujourd’hui
possèdent les forêts, les mines, les terres, les canaux, les
usines, les entreprises et qui commandent aussi au pouvoir militaire à
leur botte, en bref les exploiteurs, abdiqueront demain leur pouvoir sur
le peuple dès le lendemain des élections qu’ils auront perdues.
Et en attendant ce jour béni?
En attendant, soyez pacifiques, travaillez bien,
obéissez aux lois, faites preuve de patience et menez une existence
frugale (comme Madero
(21) le conseilla aux
paysans mexicains après les avoir vendus à Wall Street).
Si certains d’entre vous sont privés de leurs droits civiques,
ne vous révoltez même pas contre cette mesure, cela risquerait
de «faire reculer le parti».
Action politique et action
directe
J’ai déjà dit que, parfois, l’action politique obtient
quelques résultats positifs — et pas toujours sous la pression des
partis ouvriers, d’ailleurs. Mais je suis absolument convaincue que les
résultats positifs obtenus occasionnellement sont annulés
par les résultats négatifs; de même que je suis convaincue
que, si l’action directe a parfois des conséquences négatives,
celles-ci sont largement compensées par les conséquences
positives de l’action directe.
Presque toutes les lois originellement conçues pour le bénéfice
des ouvriers sont devenues une arme entre les mains de leurs ennemis, ou
bien sont restées lettre morte, sauf lorsque le prolétariat
et ces organisations ont imposé directement leur application. En
fin de compte, c’est toujours l’action directe qui a le rôle moteur.
Prenons par exemple la loi antitrusts censée bénéficier
au peuple en général et à la classe ouvrière
en particulier. Il y environ deux semaines, 250 dirigeants syndicaux ont
été cités en justice. La compagnie de chemins de fer
Illinois Central les accusait en effet d’avoir formé un trust en
déclenchant une grève !
Mais la foi aveugle en l’action indirecte, en l’action politique, a
des conséquences bien plus graves: elle détruit tout sens
de l’initiative, étouffe l’esprit de révolte individuelle,
apprend aux gens à se reposer sur quelqu’un d’autre afin qu’il fasse
pour eux ce qu’ils devraient faire eux-mêmes; et enfin elle fait
passer pour naturelle une idée absurde: il faudrait encourager la
passivité des masses jusqu’au jour où le parti ouvrier gagnera
les élections; alors, par la seule magie d’un vote majoritaire,
cette passivité se transformera tout à coup en énergie.
En d’autres termes, on veut nous faire croire que des gens qui ont perdu
l’habitude de lutter pour eux-mêmes en tant qu’individus, qui ont
accepté toutes les injustices en attendant que leur parti acquière
la majorité; que ces individus vont tout à coup se métamorphoser
en véritables «bombes humaines», rien qu’en entassant
leurs bulletins dans les urnes !
Les sources de la Vie, les richesses naturelles de la Terre, les outils
nécessaires pour une production coopérative doivent devenir
accessibles à tous. Le syndicalisme doit élargir et approfondir
ses objectifs, sinon il disparaîtra ; et la logique de la situation
forcera graduellement les syndicalistes à en prendre conscience.
Les problèmes des ouvriers ne pourront jamais être résolus
en tabassant des jaunes, tant que des cotisations élevées
et d’autres restrictions limiteront les adhésions au syndicat et
pousseront certains travailleurs à aider les patrons. Les syndicats
se développeront moins en combattant pour des salaires plus élevés
qu’en luttant pour une semaine de travail plus courte, ce qui permettra
d’augmenter le nombre de leurs membres, d’accepter tous ceux qui veulent
adhérer. Si les syndicats veulent gagner des batailles, tous les
ouvriers doivent s’allier et agir ensemble, agir rapidement (sans en avertir
les patrons à l’avance) et profiter de leur liberté d’agir
ainsi à chaque fois. Et si, un jour, les syndicats regroupent tous
les ouvriers, aucune conquête ne sera permanente, à moins
qu’ils se mettent en grève pour tout obtenir — pas une augmentation
de salaire, ni une amélioration secondaire, mais toutes les richesses
de la nature — et qu’ils procèdent, dans la foulée, à
l’expropriation directe et totale !
Le pouvoir des ouvriers ne réside pas dans la force de leur vote,
mais dans leur capacité à paralyser la production. La majorité
des électeurs ne sont pas des ouvriers. Ceux-ci travaillent à
un endroit aujourd’hui, à un autre demain, ce qui empêche
un grand nombre d’entre eux de voter ; un grand pourcentage des ouvriers
dans ce pays sont des étrangers qui n’ont pas le droit de voter.
Les dirigeants socialistes le savent parfaitement. La preuve? Ils affadissent
leur propagande sur tous les points afin de gagner le soutien de la classe
capitaliste, du moins des petits entrepreneurs. Selon la presse socialiste,
des spéculateurs de Wall Street assurent qu’ils sont prêts
à acheter des actions de Los Angeles à un administrateur
socialiste aussi bien qu’à un administrateur capitaliste. Les journaux
socialistes prétendent que l’administration actuelle de Milwaukee
a créé une situation économique très favorable
aux petits investisseurs ; leurs articles publicitaires conseillent aux
habitants de cette ville de se rendre chez Dupont ou Durand sur Milwaukee
Avenue, qui les servira aussi bien qu’un grand magasin dépendant
d’une grosse chaîne commerciale. En clair, parce que nos socialistes
savent qu’ils ne pourront pas obtenir une majorité sans les voix
de cette classe sociale, ils essaient désespérément
de gagner le soutien (et de prolonger la vie) de la petite-bourgeoisie
que l’économie socialiste fera disparaître.
Au mieux, un parti ouvrier pourrait, en admettant que ses députés
restent honnêtes, former un solide groupe parlementaire qui conclurait
des alliances ponctuelles avec tel ou tel autre groupe afin d’obtenir quelques
mini-réformes politiques ou économiques.
Mais lorsque la classe ouvrière sera regroupée dans une
seule grande organisation syndicale, elle pourra montrer à la classe
possédante, en cessant brusquement le travail dans toutes les entreprises,
que toute la structure sociale repose sur le prolétariat; que les
biens des patrons n’ont aucune valeur sans l’activité des travailleurs;
que des protestations comme les grèves sont inhérentes à
ce système fondé sur la propriété privée
et qu’elles se reproduiront tant qu’il ne sera pas aboli. Et, après
l’avoir montré dans les faits, les ouvriers exproprieront tous les
possédants.
«Mais le pouvoir militaire, objectera le partisan
de l’action politique, nous devons d’abord obtenir le pouvoir politique,
sinon on utilisera l’armée contre nous!»
Contre une véritable grève générale, l’armée
ne peut rien. Oh, bien sûr, si vous avez un socialiste dans le genre
d’Aristide Briand (22) au pouvoir, il sera prêt
à déclarer que les ouvriers sont tous des «serviteurs
de l’Etat» et à essayer de les faire travailler contre leurs
propres intérêts. Mais contre le solide mur d’une masse d’ouvriers
immobiles, même un Briand se cassera les dents.
En attendant, tant que la classe ouvrière internationale ne se
réveillera pas, la guerre sociale se poursuivra, malgré toutes
les déclarations hystériques de tous ces individus bien intentionnés
qui ne comprennent pas que les nécessités de la Vie puissent
s’exprimer; malgré la peur de tous ces dirigeants timorés;
malgré toutes les revanches que prendront les réactionnaires;
malgré tous les bénéfices matériels que les
politiciens retirent d’une telle situation. Cette guerre de classe se poursuivra
parce que la Vie crie son besoin d’exister, qu’elle étouffe dans
le carcan de la Propriété, et qu’elle ne se soumet pas.
Et que la Vie ne se soumettra pas.
Cette lutte durera tant que l’humanité ne
se libérera pas elle-même pour chanter l’Hymne à l’Homme
de Swinburne (23):
«Gloire à l’Homme dans ses plus beaux exploits
Car il est le maître de toutes choses.»
Voltairine de Cleyre
in Mother Earth (1912)
Traduit (et annoté) par Yves Coleman
Pour la revue "Ni patrie ni frontières",
N°2
-
http://kropot.free.fr/Cleyre-actiondirecte.htm
Notes du traducteur
1. Le 10
octobre 1910, James et Joseph McNamara, respectivement membres des syndicat
des typographes et du bâtiment, posèrent une bombe à
proximité du Los Angeles Times,bombe censée causer
uniquement des dégâts matériels. Malheureusement l’explosion
déclencha un violent incendie et 21 employés du journal moururent
suite à cet attentat. Les deux frères, sur le conseil de
leur avocat Clarence Darrow, plaidèrent coupables et évitèrent
la peine de mort.
2. IWW (Industrial
Workers of the World) ou Wobblies.... Syndicat révolutionnaire fondé
en 1905 par des syndicalistes radicaux qui s’opposaient à la politique
conservatrice et pro-patronale de l’American Federation of Labor. Les Wobblies
comprenaient beaucoup de membres du Socialist Party of America, du Socialist
Labor Party et d’autres groupes radicaux de gauche. Pendant les années
1910, les IWW jouèrent un rôle important dans la lutte pour
les droits des travailleurs américains. Des militants célèbres
comme John Reed (auteur du classique
Dix jours qui ébranlèrent
le monde),Mother Jones, Big Bill Haywod, Joe Hill et d’autres prirent
parti pour l’idée d’un «grand syndicat unique» en espérant
que les travailleurs du monde entier pourraient s’unir et combattre ensemble
contre leurs oppresseurs capitalistes. De 1905 à 1920 les IWW organisèrent
des centaines de milliers d’ouvriers dans les mines, les usines et chez
les paysans. Ils ne regroupèrent jamais plus de 150 000 membres
à la fois mais près de 3 millions de personnes y appartinrent
à un moment ou un autre. Les IWW étaient surtout implantés
dans l’ouest des États Unis où ils organisaient ensemble
femmes et hommes, Noirs et Blancs, les immigrés et Américains
dans des syndicats d’industrie, non catégoriels. Leur but explicite
était de renverser le capitalisme et beaucoup de ses membres sympathisèrent
avec la révolution d’Octobre. Le gouvernement lança une répression
féroce contre les IWW en 1917 et l’influence du syndicat baissa
rapidement. Cette organisation, aujourd’hui anarcho-syndicaliste, existe
encore, mais ne regroupe que quelques centaines de militants.
3. Socialist
Party: créé en 1901, ce parti compte plus de mille élus
(dont un membre du Congrès) en 1912 et joue à l’époque
un rôle influent dans les syndicats de l’American Federation of Labor.
Les trois dirigeants les plus importants furent Eugene Debs, Daniel De
Leon et William D. Haywood. Ce dernier, partisan de l’action directe, fut
exclu du parti en 1913 après une longue discussion au terme de laquelle
le parti décida que «l’utilisation de la violence
et du sabotage, méthodes destinées à la guerre de
guérilla, démoralise ceux qui emploient de telles méthodes
et ouvrent la porte aux agents provocateurs».
4. Les eaux
de Siloé: allusion à un réservoir qui constituait
le seul point d’eau permanent de Jérusalem au VIIe siècle
avant J.-C. Elles avaient la réputation d’avoir des vertus thérapeutiques,
puiqu’il y est fait allusion dans l’évangile selon Jean.
5. Quakers:
mouvement né en 1647 d’une révolte contre l’Eglise anglicane.
Persécutés en Angleterre comme en Amérique où
ils s’établirent dès 1681, ils jouèrent un rôle
important dans la lutte contre l’esclavage.
6. Puritains.
Ce terme désigne au départ un groupe de presbytériens
rigides qui voulaient «purifier» l’Eglise anglicane des restes
de l’influence catholique. Ils commencèrent à émigrer
en 1620, en Virginie et en Nouvelle-Angleterre, notamment, pour constituer
des communautés fermées. Pendant presque un siècle,
ils essayèrent d’imposer leurs normes intolérantes et persécutèrent
tous ceux qui ne pensaient pas comme eux. Leur attachement au sens littéral
de la Bible, qui les caractérise, a influencé toute l’histoire
américaine jusqu’à aujourd’hui — comme en témoignent
de nombreux aspects de la culture des États-Unis.
7. La dernière
d’entre elles s’appelait Mary Dyer, mère de six enfants, pendue
à un arbre en 1660 à Boston. De 1660 à 1677, les sœurs
Wright, Mary, Hannah et Lydia vinrent successivement protester à
Boston contre les persécutions dont étaient victimes les
quakers. Elles furent à chaque fois, emprisonnées, jugées
puis expulsées de la ville. Les quakers étaient dénudé(e)s
jusqu’à la ceinture, attaché(e)s à une charrette et
fouetté(e)s dans les rues avant d’être chassé(e)s de
la colonie. Lydia accompagna à Boston Margaret Brewster qui entra
dans une église puritaine, vêtue comme une pénitente,
pieds nus, cheveux au vent, des cendres sur la tête, et un sac recouvrant
ses vêtements.
8. Nathaniel
Bacon (1647-1676) dirigea en 1676 un groupe de colons révoltés
qui s’emparèrent de la ville de Jamestown et l’incendièrent
pour obtenir des réformes et une plus grande participation dans
le gouvernement de la Virginie.
>9. Les comités
de correspondance furent créés en 1774 pour rassembler les
doléances des Américains contre les Britanniques.
10. John
Whittier (1807-1892) poète américain opposé à
l’esclavage. Au sud-est de Los Angeles, en Californie, il existe une ville
fondée par les quakers et qui porte son nom.
11. La
citation est extraite du livre des Juges5, 20: «Du haut des
cieux, les étoiles ont combattu, de leurs sentiers, elles ont combattu
Sisera.» L’Ancien Testament fait allusion à une intervention
miraculeuse des étoiles en faveur des Juifs au cours de leur bataille
contre le général Sisera.
11. Gerrit Smith (1797-) Philanthrope et réformateur
social, seul membre du Congrès partisan de l’abolition de l’esclavage
il finança John Brown et fut impliqué dans l’attaque de l’arsenal
de Harpers Ferry. Avocat de l’égalité des femmes, il pensait
néanmoins que les Noirs devaient obtenir le droit de vote avant
les femmes.
12. William
D. (dit «Big Bill) Haywood (1869-) Travaille comme mineur dès
l’âge de 9 ans et perd un œil à la suite d’un accident de
travail. Suite aux sévères défaites subies par les
mineurs à partir de 1901, il développe l’idée d’un
«grand syndicat unique» et joue un rôle important dans
la création des IWW. En 1917, le gouvernement arrête Haywood
et une centaine d’autres militants en les accusant d’espionnage et aussi
parce qu’ils ont appelé à des grèves en temps de guerre.
Big Bill est condamné à une lourde peine de prison, mais
s’enfuit en Union soviétique où il meurt en 1928.
13. Frank
Bohn, ce militant de la gauche du Socialist Party et des IWW tourna fort
mal puisqu’il termina sa carrière comme député du
Parti républicain!
14. Frederick
Douglass (1817-1895). Fils d’un Blanc et d’une esclave noire, il ne connut
jamais son père et fut séparé très jeune de
sa mère. Il vécut jusqu’à l’âge de 8 ans sur
une plantation puis fut envoyé à Baltimore comme domestique.
La femme de son maître lui apprit à lire, bien que ce fût
illégal. Il dut retourner ensuite travailler sur la plantation.
A 21 ans il s’échappa et devint un conférencier et journaliste
célèbre. Partisan du droit de vote des femmes, il occupa
plusieurs postes dans l’administration. Son autobiographie écrite
en 1845 est un classique: Mémoires d'un esclave américain,
traduit
de l'anglais par Fanchita Gonzalez, Paris, F. Maspero, 1980.
15. Lucy
Colman (1817-1891) Conférencière et militante pour l’abolition
de l’esclavage et l’égalité des femmes, contre le racisme
et la discrimination (notamment dans les écoles où elle enseigna),
elle devint libre-penseuse et agnostique à la fin d’une vie riche
en rebondissements et en anecdotes savoureuses comme celle-ci: lors d’une
réunion du mouvement pour le droit de vote des femmes, face à
une motion de Frederick Douglass qui affirmait candidement: « le
sacrifice de soi est une valeur positive qui doit être enseignée
à toutes les femmes», elle lui demanda: «Pourquoi n’avez-vous
pas appliqué vous-même cette vertu lorsque vous étiez
esclave?» Et la résolution de Lucy Colman, qui prônait
le droit des femmes à «ne plus croire en l’autorité
mais en leur seule raison», fut adoptée sans problèmes.
16. Free
Soilers: membres du Free Soil Party. Fondé en 1848, ce parti s’opposait
à l’extension de l’esclavage dans les nouveaux territoires et à
l’admission des États esclavagistes dans l’Union.
17. Harpers
Ferry, arsenal que tenta de prendre John Brown et qui marqua la fin de
son combat.
18. National
Grange of the Patrons of Husbandry: association de fermiers créée
en 1867 et qui prit de l’ampleur après la crise agricole de 1873,
durant laquelle les prix agricoles chutèrent considérablement.
La Grange était organisée en sections où les femmes
étaient admises à égalité avec les hommes.
Les Grangers luttaient contre l’endettement et les tarifs de fret élevés
pratiqués par les compagnies de chemin de fer. Le mouvement fut
important dans l’Iowa, le Minnesota, le Wisconsin et l’Illinois où
des lois furent votées en faveur des agriculteurs, mais balayées
par le lobbying des chemins de fer auprès de la Cour suprême.
Le mouvement atteignit son apogée en 1875, regroupant près
de 20 000 membres, puis déclina au profit d’autres forces comme
le Greenback Party des années 1870, les Farmers Alliances des années
1880 et le Populist Party des années 1890. La Grange montra que
les fermiers pouvaient s’organiser et avoir un rôle politique.
19. La Southern
Farmers Alliance fut fondée au Texas en 1875 et la Northern Farmers
Alliance à Chicago en 1880. Les coopératives qu’elles créèrent
firent faillite et les Alliances se tournèrent vers la politique
politicienne pour former le People’s or Populist Party, parti qui réclamait
à la fois le droit de vote des femmes et l’arrêt de l’immigration,
dénonçait la ploutocratie («les banquiers, les actionnaires,
les grandes sociétés capitalistes») mais aussi les
Noirs, les Juifs et les catholiques (!), et qui réclamait la journée
de 8 heures. Le populisme est une des plaies de la vie politique américaine,
comme en témoigna encore la campagne de Clinton en 1992 qui prétendit
«défendre en priorité les intérêts du
peuple» — avec le résultat catastrophique que l’on connaît.
20. Knights
of Labor. Organisation au départ clandestine, fondée en 1869
et qui regroupa jusqu’à 700 000 «producteurs»: ouvriers,
petits commerçants et paysans. Son objectif était de remplacer
le capitalisme par des coopératives ouvrières. Son influence
déclina à partir de 1886.
21. Francisco
Madero (1873-1913). Gros propriétaire foncier, adversaire de Porfiro
Diaz, il est soutenu par Pancho Villa. Elu président de la République
en 1911, il est renversé par un coup d’Etat militaire deux ans plus
tard et assassiné.

22. Aristide
Briand (1862-1932). Avocat et journaliste, partisan de la grève
générale, il devient secrétaire général
du Parti socialiste français qu’il fonde avec Jaurès, en
opposition aux guesdistes du Parti ouvrier français. Hostile aux
décisions de la Seconde Internationale qui interdisent, en 1904,
aux députés socialistes de devenir ministres, il quitte le
Parti socialiste unifié, puis la SFIO. Il sera 25 fois ministre
et 11 fois président du Conseil! Il réprime la grève
des cheminots en 1910. Avant la Première Guerre mondiale et entre
les deux guerres, Briand est l’incarnation parfaite, jusqu’à la
caricature, du socialiste qui trahit tous ses idéaux.
23. Algernon
Charles Swinburne (1837-1909). Bien qu’il fût d’origine aristocratique,
ce poète romantique anglais était républicain et antichrétien.
Il dénonça tous les despotes de son époque, du tsar
au pape, en passant par le Kaiser.
Voltairine de Cleyre
Voltairine de Cleyre, née le 17 novembre 1866 à Leslie dans le Michigan et morte le 6 juin 1912 à Chicago, était une libertarienne américaine. Elle était une excellente oratrice et rédactrice. Selon son biographe, Paul Avrich, elle possédait « un talent littéraire plus grand que celui de n’importe quel autre anarchiste américain ».
Biographie de Voltairine de Cleyre
Née au sein d’une famille pauvre de la classe ouvrière, Voltairine de
Cleyre doit son prénom à son père, né à Lille, Hector De Claire, grand
admirateur de Voltaire.
Son père la place dans le couvent de Notre-Dame du lac Huron à Sarnia
(Ontario, Canada), où elle séjourne pendant trois ans et quatre mois.
Peu d'années après sa sortie du couvent, elle commence à s’impliquer
dans le mouvement libre-penseur (principalement anti-catholique et
anticlérical) en donnant des conférences et écrivant des articles aux
périodiques libres-penseurs. Au début des années 1880, sa pensée est influencée par Thomas Paine, Mary Wollstonecraft, Henry David Thoreau, William Dudley Haywood, Clarence Darrow, et plus tard Eugene Debs. Elle devient anarchiste après la pendaison, le 11 novembre 1887,
des quatre martyrs anarchistes de l’émeute de Haymarket. « Jusqu’alors,
je croyais en la justice essentielle de la loi américaine, au procès
par un jury », écrit-elle dans un essai autobiographique datant de 1914, « après cela, je n’ai jamais pu. »
Voltairine de Cleyre fréquenta les anarchistes individualistes durant plusieurs années. Dans son essai de 1894 intitulé In Defense of Emma Goldman and the Right of Expropriation, (Défense d’Emma Goldman et du droit d’expropriation),
elle a soutenu le droit d’expropriation tout en restant neutre en ce
qui concerne la tentative de le faire appliquer : « Je ne pense pas que
la moindre parcelle de chair humaine sensible vaille tous les droits de
propriété de la ville de New York… Je dis que c’est à vous de décider si
vous mourrez de faim ou de froid à la vue de vivres et de vêtements,
hors de prison ou si vous commettrez quelque acte manifeste contre
l’institution de la propriété […] Et en disant ceci, je ne cherche pas à
remettre en cause ce que Mlle Goldman fait par ailleurs. Nos vues
divergent en ce qui concerne l’économie et la morale […] Mademoiselle Goldmann est communiste et je suis individualiste. Elle désire abolir le droit de propriété tandis que je désire le soutenir. »
Par la suite, Voltairine de Cleyre rejeta l’individualisme : « Le socialisme
et le communisme exigent un degré d’effort commun et d’administration
qui engendrerait plus de règles qu’il n’en faudrait pour être conforme à
l’anarchisme idéal ; reposant sur la propriété, l’individualisme et le
mutualisme impliquent un développement du policier privé entièrement
incompatible avec ma notion de la liberté. » Elle est devenue l’une des
avocates les plus en vue d’un « anarchisme sans adjectifs », une faction
de l’anarchisme se concentrant sur l’harmonie entre ses diverses
factions, et n’a rien préconisé au-delà de la conception de base de
l’anarchisme comme idéologie anti-étatiste et anticapitaliste. Dans The Making of an Anarchist (Biographie d’une anarchiste), elle écrit : « Je ne me m’appelle plus autrement que simple anarchiste. »
Son essai de 1914, Sex Slavery (L’esclavage sexuel),
condamne les idéaux de beauté qui encouragent des femmes à se déformer
le corps et les pratiques éducatives qui forment de façon artificielle
les enfants selon qu’ils appartiennent à un sexe ou un autre. Le titre
de l’essai fait référence non pas à la prostitution, bien que ce sujet
soit également mentionné, mais plutôt aux lois du mariage permettant aux
hommes de violer leurs épouses sans conséquences. De telles lois font
de « chaque femme mariée ce qu’elle est, une esclave qui prend le nom de
son maître, le pain de son maître, les ordres de son maître et sert ses
passions. »
Voltairine de Cleyre s’est également opposée avec force à
l’existence d’une armée en temps de paix, arguant du fait que son
existence rend les guerres plus probables. Dans son essai de 1909 intitulé Anarchism and American Traditions (L’anarchie et les traditions américaines),
elle propose, afin d’obtenir la paix, que « toutes les personnes aimant
la paix devraient retirer leur soutien à l’armée et exiger de tous ceux
qui souhaitent faire la guerre qu’ils la fassent à leurs propres frais
et à leurs propres risques ; que ni salaire ni pension ne soit octroyés à
ceux qui choisissent de faire commerce d’homicide. »
Voltairine de Cleyre était proche de Dyer D. Lum, « son professeur, son confident, son camarade » et inspirateur. Le 12 juin 1890,
elle a donné naissance à un fils, Harry, avec son conjoint et
libre-penseur James B. Elliot. Elle a été sujette toute sa vie à la
dépression et à la maladie. Elle a survécu à une tentative d’assassinat
le 9 décembre 1902.
Son assaillant, Herman Helcher, était un ancien élève auquel elle a
pardonné plus tard, écrivant : « Ce serait un outrage à la civilisation
s’il était envoyé en prison pour un acte qui était le produit d’un
esprit malade ».
Un recueil de ses discours, The First Mayday: The Haymarket Speeches, 1895-1910 (Le premier 1er mai : Les discours de Haymarket, 1895-1910) ont été édités par le Libertarian Book Club en 1980 et en 2004, AK Press a également publié un manuel, The Voltairine de Cleyre Reader, édité par AJ Brigati.
Citations
- « Aussi longtemps que les travailleurs joindront leurs mains
et prieront les dieux de Washington de leur donner du travail, ils n'en
recevront pas. »
Publications
- 1890, "The Economic Tendency of Freethought", Liberty, 15 février
- 1891, avec Rosa Slobodinsky, "The Individualist and the Communist. A Dialogue",
The Twentieth Century, n°15, 18 juin 1891 (Voltairine de Cleyre
présente la position de l'anarchiste individualiste et précise que
l'égoïsme et l'insouciance ne font pas partie intégrante de cette
position contrairement à ce que beaucoup pensent, anarchistes ou non.)
- Repris en 2011, "The Individualist and the Communist", In: Gary Chartier, Charles Johnson, dir., "Markets Not Capitalism. Individualist anarchism against bosses, inequality, corporate power, and structural poverty", London / New York / Port Watson: Minor Compositions, ISBN 978-1-57027-242-4, pp97-102
- 1894, “The Political Equality of Women"
- Repris en 2005, In: Sharon Presley,
C. Sartwell, dir., "Exquisite Rebel: The Essays of Voltairine de
Cleyre—Anarchist, Feminist, Genius", Albany: State University of New
York, pp241–243
- 1895, "The Past and Present of the Ladies' Liberal League", Philadelphia
- 1898, "American Notes", Freedom, February
- 1908, "Those Who Marry Do Ill"
- Repris en 2005, In: Sharon Presley,
C. Sartwell, dir., "Exquisite Rebel: The Essays of Voltairine de
Cleyre—Anarchist, Feminist, Genius", Albany: State University of New
York, pp197–206
- 1911, "Written-in-Red (To Our Living Dead in Mexico's Struggle)", Regeneracion, 16 décembre 1911
- 1913, "The Woman Question"
- Repris en 2005, In: Sharon Presley,
C. Sartwell, dir., "Exquisite Rebel: The Essays of Voltairine de
Cleyre—Anarchist, Feminist, Genius", Albany: State University of New
York, pp223–224
- 1914,
- a. "Anarchism and American Traditions", In: Alexander Berkman,
dir., "The Selected Works of Voltairine De Cleyre: Poems, Essays,
Sketches and Stories, 1885-1911", Mother Earth Publishing Association,
pp118-135
- Repris en 1982, "Anarchism and American Traditions", In: Wendy McElroy, dir., "Freedom, feminism, and the state: an overview of individualist feminism", Washington D.C.: Cato Institute, pp35-48
- Repris en 2006, "Anarchism and American Traditions", In: Edward P. Stringham, dir., "Anarchy and the Law. The Political Economy of Choice", Ch 28, Cheltenham UK: Edward Elgar
- b. "Francisco Ferrer", In: Alexander Berkman,
dir., "The Selected Works of Voltairine De Cleyre: Poems, Essays,
Sketches and Stories, 1885-1911", Mother Earth Publishing Association
(texte écrit en 1910)
- c. "Thomas Paine", In: Alexander Berkman,
dir., "The Selected Works of Voltairine De Cleyre: Poems, Essays,
Sketches and Stories, 1885-1911", Mother Earth Publishing Association
- d. "Modern Educational Reform", In: Alexander Berkman,
dir., "The Selected Works of Voltairine De Cleyre: Poems, Essays,
Sketches and Stories, 1885-1911", Mother Earth Publishing Association
Littérature secondaire
- 1914, Alexander Berkman,
dir., "The Selected Works of Voltairine De Cleyre: Poems, Essays,
Sketches and Stories, 1885-1911", Mother Earth Publishing Association
- 1978, Paul Avrich, "An American Anarchist: The Life of Voltairine de Cleyre", Princeton, NJ: Princeton University Press
- 1995,
Catherine Helen Palczewski, “Voltairine de Cleyre: Sexual Slavery and
Sexual Pleasure in the Nineteenth Century", National Women’s Studies
Association, n°7, pp54-68
- 2004,
- A. J. Brigati, "The Voltairine de Cleyre reader", Oakland [USA] : AK Press
- Eugenia C. Delamotte, "Gates of Freedom: Voltairine de Cleyre &
the Revolution of the Mind", Ann Arbor: University of Michigan Press
- 2005,
- Sharon Presley, Crispin Startwell, dir., "Exquisite Rebel: The Essays of Voltairine de Cleyre", SUNY Press
- Tom Flynn, commentaire du livre de A.J. Brigati, "The Voltairine de Cleyre Reader", Free Inquiry, February/March, Vol 25, n°2
- 2007,
E. C. Delamotte, "Gates of Freedom: Voltairine de Cleyre and the
Revolution of the Mind", Ann Arbor: University of Michigan Press
Liens externes
https://www.wikiberal.org/wiki/Voltairine_de_Cleyre