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janvier 11, 2024

BASTIAT: CE QUE L'ON PENSE, ET OÙ CELA NOUS MÈNE

Ce texte ici présenté est une opinion de Jérémie T. A. Rostan de QL

agrégé de philosophie et enseigne actuellement la philosophie aux États-Unis.

M. Rostan a terminé premier au « Concours Bastiat » organisé par le site Un monde libre. Nous publions ici le texte qui lui a valu cette 1ere place.

 

 



« Je pourrais soumettre ici une foule d’autres questions à la même épreuve. Mais je recule devant la monotonie d’une démonstration toujours uniforme… »

          C’est par ces deux lignes que Frédéric Bastiat conclut son ouvrage aujourd’hui le plus célèbre, Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, dont le titre est devenu une expression proverbiale et un puissant outil de pensée dans la tradition libérale. À tel point qu'au 20e siècle, un autre grand publiciste, Henry Hazlitt, en a tiré la leçon de sa si célèbre Économie en une leçon.

 

          Pourtant, si la pensée de Frédéric Bastiat consiste bien à mettre l’opinion « à l’épreuve » afin de procéder à la « démonstration » de son absurdité, la leçon qu’il nous lègue est bien plus générale, et puissante, que cette simple distinction. 

On peut la résumer ainsi: si l’on accepte une idée, alors on doit accepter le principe dont elle se déduit, ainsi que toutes les conséquences qui en découlent.

          Telle est l’« épreuve » à laquelle Frédéric Bastiat soumet constamment l’opinion: lui faire voir le principe qu’elle suppose, et surtout les conséquences auxquelles il conduit logiquement.

          C’est là ce qui permet de « démontrer »: qu’elle est inconséquente, c’est-à-dire incohérente et contradictoire avec elle-même, et cela parce qu’elle repose sur un principe faux qui, s’il était poussé jusqu’au bout, conduirait à des absurdités manifestes – et désastreuses.
 

          Dans une fausse voie, on est toujours inconséquent, sans quoi on tuerait l’humanité. Jamais on n’a vu ni on ne verra un principe faux poussé jusqu’au bout. J’ai dit ailleurs: l’inconséquence est la limite de l’absurdité. J’aurai pu ajouter: elle en est en même temps la preuve.

          Cette leçon, Frédéric Bastiat l’énonce au chapitre VIII, intitulé « Les Machines », du même ouvrage. Outre sa validité universelle et fondamentale, elle est, dans ce contexte, particulièrement importante pour notre époque, car elle examine l’opinion selon laquelle le progrès technologique est une malédiction, cause de chômage et de misère.

          Si, pour prendre un exemple récent, l’introduction de caisses automatiques dans les supermarchés était un mal, comme le prouve le pauvre destin des caissières, alors il doit être vrai qu’une société est d’autant mieux lotie qu’elle a plus de travail à faire et moins de capital pour l’y aider – l’idéal étant, évidemment, de s’échiner en vain à mains nues. N’est-il pas horrible que la productivité augmente et qu’une même quantité de travail procure plus de satisfactions?!

          Mais si la leçon de Frédéric Bastiat importe surtout au monde d’aujourd’hui – et de demain –, ce n’est pas seulement parce qu’il est le lieu d’un progrès technologique constant: c’est aussi parce que ce dernier transforme ce lieu même, en modifie l’échelle, et l’unifie.
 

Deux principes opposés

          Toutes les opinions examinées par Frédéric Bastiat sont des préjugés favorables à l’intervention du gouvernement dans l’économie. Or ces interventions concernent toujours l’échelle nationale. Mais si elles étaient bonnes, elles devraient l’être parce qu’elles se fondent sur un principe qui l’est lui-même; par conséquent, elles devraient l’être aussi à l’échelle infra et supranationale.

          S’il est, par exemple, néfaste que certaines industries d’un certain pays se « délocalisent », il doit l’être aussi que chacun de ses citoyens « perde » un travail qu’il pourrait lui-même accomplir et échange quoi que ce soit avec qui que ce soit!

          Nous touchons ici, véritablement, au coeur de ce que Frédéric Bastiat a à nous apprendre, et au trésor de son héritage. L’échange et la contrainte sont deux principes opposés. Dès lors, si l’on admet qu’un échange quelconque, parce qu’il est libre, est réciproquement profitable, alors on doit admettre qu’il en est ainsi par principe, et la conséquence logique est qu’il en est toujours et partout ainsi du libre-échange, de quelque secteur ou échelle de l’économie qu’il s’agisse.

Inversement, si l’on défend une intervention quelconque, parce que l’on pense qu’elle conduit à un meilleur résultat que l’échange dont elle contraint la liberté, alors on doit admettre que la contrainte est un principe préférable à la liberté des échanges, ce qui doit logiquement conduire à défendre une administration totale de l’économie à l’échelle de la planète.

          S’il fallait trouver, au 20e siècle, un digne successeur à Frédéric Bastiat, ce serait donc, non pas dans le style, mais dans l’idée, l’économiste américain et philosophe libertarien de l'école autrichienne, Murray Rothbard. Celui-ci affirmait en effet: « Seuls les extrémistes sont cohérents ».

          Tel est le fond de la pensée de Frédéric Bastiat, et sa leçon pour notre époque. L’économie et la politique, la liberté et la contrainte, sont deux principes opposés entre lesquels il n’est, pas plus qu’entre aucun principe opposé, aucun « mixte » possible. Tout compromis relèverait, ici, de la contradiction.

          Soyez libéraux, donc, ou soyez socialistes, mais soyez conséquents! Et si vous penchez pour la seconde option, voyez que votre principe, s’il était « poussé jusqu’au bout », « tuerait l’humanité ».

Désordre monétaire mondial

          Un mot doit être dit, ici, de l’ordre, ou plutôt du désordre, monétaire mondial et de ce qui a façonné le 20e siècle: non pas la guerre, mais le monopole des banques centrales qui a été la condition nécessaire de la barbarie.

          La leçon de Frédéric Bastiat s’applique ici avec force. Si une banque centrale pouvait « soutenir » l’économie en augmentant la masse monétaire et étendant le crédit, de telle sorte que l’investissement soit supérieur à l’épargne et/ou la consommation à la production, alors à quoi servirait-il d’épargner et même de produire quoi que ce soit?

          Si la planche à billets était, comme l’affirme Ben Bernanke, l'actuel président de la Réserve fédérale, une « technologie miracle » pouvant quoi que ce soit d’autre que d’imprimer des billets, pourquoi ne se contenterait-on pas de cette seule production? Et, inversement, s’il est évident que des billets ne se mangent pas, pas plus qu’ils ne peuvent servir à quoi que ce soit d’autre qu’à être échangés contre une certaine richesse en fonction de leur nombre, ne l’est-il pas que la création monétaire ne produit pas la moindre richesse – pire, qu’elle en détruit?

          Mais il y a, outre la leçon qu’il nous donne, une question que Frédéric Bastiat nous pose, et à laquelle le monde d’aujourd’hui aura à répondre pour le monde de demain: Est-il jamais trop tard pour revenir sur ses pas dans une fausse voie?

          Plus on en vient « au bout », plus on s’illusionne en suivant un faux principe, « plus dure sera la chute » et le retour à la réalité. Le retour aux principes de l’économie a un coût grandissant à mesure qu’on s’en éloigne; si bien que l’on risque aussi de désespérer pouvoir les supporter.

          C’est aujourd’hui, à horizon proche – bien plus proche que la « fin du pétrole » ou les conséquences néfastes du « réchauffement climatique » –, que le simple intérêt sur la totalité des dettes publiques et privées dépassera, dans un pays comme les États-Unis, la totalité de la production annuelle.

          On s’est engagé sur cette voie parce que l’on a feint de croire en et à l’État, cette fiction à travers laquelle chacun s’efforce de vivre aux dépens de ses concitoyens et des générations futures. Ce faisant, on ne s’est pas seulement trompé de principe: on a aussi inversé toutes les valeurs, faisant de la propension de l’État à s’endetter et à étendre le crédit à la production et la consommation à crédit une vertu devant racheter la propension des capitalistes à épargner et à réaliser des profits. C’est là une faute que l’on paiera cher, mais que l’on doit racheter.

Mourir d’illusions

          À la question que nous pose Frédéric Bastiat, nous ne pourrons donc répondre que par la Dénationalisation de la monnaie et le démantèlement de l’État-providence.

          L’alternative, en effet, n’en est pas une: c’est, comme le pointait déjà Friedrich Hayek dans La Route de la Servitude, son effondrement, et avec lui celui de la civilisation.

          À cet égard, le risque est bien que le 21e siècle donne tort à Frédéric Bastiat. La raison humaine ne peut-elle aller au bout de sa propre négation? Nous avons vu que le socialisme tuerait l’humanité; et pourtant nous ne voulons, semble-t-il, toujours pas le voir. De même, face à l’effondrement de la pyramide d’emprunts construite par les Banques centrales, le monde s’est écrié: « Fiat money, pereat mundus! »

          Après tout, peut-être préférerons-nous mourir d’illusions, contraints et forcés, à vivre libres, conscients et responsables

 

Source QL

 

 

 


octobre 17, 2023

L'IMPLOSION ÉTATIQUE ET L'AVENIR DU LIBÉRALISME EN FRANCE

Rappel et déjà 23 ans, et toujours la même idéologie aux conséquences toujours dès plus incroyables

Montréal, 1er avril 2000, entrevue avec Martin MASSE de QL

 

   Le « génie français » ne s'exprime plus depuis longtemps dans l'élégance, la subtilité et la profondeur philosophiques, mais plutôt, des deux côtés de l'Atlantique, dans la logomachie nationalo-étatiste. Tout comme le Québec en Amérique du Nord, la France est l'une des régions parmi les plus taxées et bureaucratisées en Europe, et l'un des pays au monde où les idées libérales sont le plus férocement combattues par une petite élite marxisante qui résiste encore et toujours à la soi-disant « dictature du marché » 
  
          Bertrand Lemennicier trace un tableau assez sombre de la situation dans l'Hexagone. Selon lui, les Français sont économiquement incultes et la pensée libérale n'arrive pas à percer les barrières des médias et des milieux académiques. Toutefois, les pressions venant de la Communauté européenne et de la concurrence internationale se font sentir et des factions de la nomenklatura socialiste au pouvoir perçoivent désormais la nécessité des réformes. Aussi, comme ailleurs, internet pourrait permettre aux libertariens de répandre leurs idées et de mieux s'organiser en contournant les réseaux fermés de l'establishment de gauche.  

          Bertrand Lemennicier, économiste et professeur à l'Université de Paris II, est l'une des figures importantes du courant intellectuel libertarien en France ces dernières décennies. Comme on peut le constater sur son site web, il n'a pas froid aux yeux lorsque vient le temps de défendre la liberté individuelle sous toutes ses formes: sur une page consacrée aux sujets et thèmes tabous, on conseille aux âmes sensibles de s'abstenir... Il était de passage au Québec il y a quelques semaines pour donner une conférence dans les cadre des séminaires Choix individuels et liberté organisés par les professeurs Alain Albert et Pierre Lemieux à l'Université du Québec à Hull. C'est là que le QL l'a rencontré. 

L'inculture économique française  Martin Masse: Vous dites qu'il y a en France une sorte de mouvement orchestré contre le libéralisme et les idées libérales. Mais n'est-ce pas étrange que les gauchistes en France dénoncent une soi-disant « pensée unique » libérale qui n'existe pratiquement pas? 
  
Bertrand Lemennicier: L'anomalie en France est simple, les économistes ne sont pas le « groupe d'experts » qui discutent d'économie. C'est sans doute une particularité du milieu médiatique français, on ne s'adresse pas aux économistes pour parler d'économie parce que l'on ne veut pas que les Français soient confrontés au principe de réalité. Le milieu intellectuel de gauche, qui contrôle en grande partie les médias, cherche à développer ou à entretenir dans l'opinion publique un sentiment anti-économie. Il le fait en usant de l'émotion. Pour cela on prend des gens qui savent manier l'émotion. Et les littéraires sont mieux placés que d'autres pour ça, d'où le phénomène surmédiatisé de Vivianne Forrester. C'est un des paradoxes, son succès vient d'abord de l'ignorance des Français sur ce qu'est le libéralisme d'une façon générale, il y a à propos de cette philosophie politique une inculture totale, et aussi sur ce qu'est la théorie économique. Il y a une double inculture en France, d'abord celle sur le libéralisme – ça, ça ne surprend pas trop – mais en même temps sur l'analyse économique élémentaire. 
  
MM: Plus qu'ailleurs? 
  
BL: Il paraît qu'aux États-Unis, c'est à peu près pareil. Mais je pense que les Français ont quand même une tradition étatique profonde et une ignorance des phénomènes économiques parce qu'on a été marxisés beaucoup plus qu'aux USA. Mais cette ignorance ne prend pas sa source après les années 1945 mais au 19e siècle. Il faut savoir qu'il y a un monopole de l'éducation nationale depuis le 19e siècle qui n'a pas évolué. À travers l'université, avec la marxisation des années 1968, l'ignorance du libéralisme comme de l'économie continue encore aujourd'hui – l'ouvrage de Viviane Forrester a pour fondation intellectuelle le marxisme. Il y a des générations d'étudiants qui sont dans des facs où l'enseignement de l' économie est tenu par des collègues qui sont d'anciens marxistes ou des gauchistes. Au mieux, ils se sont reconvertis en keynésiens, ils sont nécessairement interventionnistes. Même ceux qui sont néo-classiques, non marxistes, qui pratiquent souvent l'économie mathématique sont aussi des interventionnistes ou des étatistes etc. Les collègues de ma propre fac sont au moins pour un État minimal. La raison en est que ces économistes « mathématiciens » n'ont pas compris les mécanismes de marché. Ils en sont restés au modèle de Walras et à la méconnaissance des mécanismes de marché en termes de processus, ça c'est très clair. Leur vision de l'État reste influencée par les idées du Prix Nobel Samuelson: l'Etat doit intervenir pour pallier les soi-disant « faillites du marché ». Hélas mes collègues libéraux – il y en a quelques-uns – et moi nous exerçons notre profession dans cette ambiance-là.  

Glasnost made in France 
  
BL: À l'heure actuelle en France, il n'y a plus d'opposition, il n'y a plus de droite, il n'y a plus rien. Les hommes politiques de droite (qui sont dans leurs idéaux en fait de gauche) ne peuvent plus s'exprimer, on ne les entend pas à la radio, ni à la télévision. Tout est dominé par la gauche. D'où le sentiment de pensée unique chez des gens comme nous. Cependant à l'intérieur de la gauche, on a le phénomène de la nomenklatura des pays de l'Est. Il y a une fraction de la gauche qui est pour que l'on ouvre le pays, qu'on le pousse vers le libéralisme.  
  
MM: Pourquoi est-ce qu'ils se définissent à gauche ces gens-là, alors? 
  
BL: Il y a deux gauches, sinon trois. L'ensemble des gauchistes de 68 qui ne sont pas ouvriers mais étudiants, fils de riches, plus riches que moi, qui ont viré à gauche pour x nombre de raisons, soit par intérêt personnel, soit parce qu'ils croyaient que l'avenir était au socialisme. Une fraction d'entre eux sont pour une forme de libéralisme, d'ouverture du pays. En revanche une autre fraction est contre. Donc il y a un conflit qui est très typé, qu'on a retrouvé au moment de Gorbatchev, entre une nomenklatura qui voit bien qu'il faut ouvrir le pays parce qu'on ne peut pas continuer plus loin, et puis une autre qui veut exactement l'inverse. On est dans cette phase, me semble-t-il, dans le milieu politique de gauche. Avec le fractionnement et la montée des extrêmes, avec Krivine et puis Arlette Laguillier qui gagnent des votes à gauche contre le PC ou le PS. Les écologistes entre eux subissent la même fracture: c'est la compétition entre Cohn-Bendit et puis Voynet. Et ce qui me paraît particulièrement intéressant, en France, c'est l'arrivée au pouvoir de la génération gauchiste et trotskyste de 1968. Jospin est un ancien trotskyste. Un clan de 68 applique ses idées d'autrefois, avec certains qui sont plus ou moins évolués, des gens qui sont restés strictement marxistes, Krivine et d'autres, et avec un Cohn-Bendit qu'on va critiquer comme étant libéral à gauche, mais qui va rejoindre un Fabius qui lui aussi tourne un peu libéral.  
  
Donc, il y a une gauche libérale, une gauche gorbatchévienne, et puis une gauche communiste ultra-gauche qui veut faire le chemin exactement inverse. D'où la contradiction, mais enfin, c'est une contradiction qui est strictement interne, qui ne porte pas nécessairement à conséquence, parce que la France est gouvernée par la Commission européenne. Toutes les grandes décisions ne sont plus prises en France, mais prises à travers la constitution de l'Europe, à travers la Commission européenne. Le pouvoir monétaire a disparu en France, puisque maintenant c'est le « machin » européen comme aurait pu dire de Gaulle, le droit français n'existe plus puisque ce sont les conventions européennes qui dominent le droit français, et les Français ne peuvent plus faire autrement. Petit à petit même la France est obligée de réformer sa bureaucratie, d'où les grèves des fonctionnaires. Les privatisations nous sont imposées, si on ne les fait pas, on est sanctionné par la CE. 
  
D'où le climat politique. En fait il n'y en a presque plus. Je pense que très rapidement on va voir ce qui est apparu dans les pays de l'Est, un divorce extrêmement profond entre les opinions publiques affichées et médiatiques d'un petit microcosme, assez parisien, et le reste de la population. On le voit, à chaque élection, le taux d'abstention et de votes blancs ou nuls monte constamment. Il monte d'autant plus que l'on est jeune. Et ça, c'est les prémisses d'une révolution au sens des pays de l'Est.  

Libéraux ostracisés  
  
MM: Pour revenir à la campagne contre les vrais libéraux, comment est-ce qu'on ostracise tous ceux qui pensent différemment? Madelin est quand même là, il doit bien y avoir des gens, la France c'est quand même gros, c'est 60 millions d'habitants, il y a quand même des places où s'exprimer.  
  
BL: Oui et non. Madelin ne peut pas dire ce qu'il pense, il affiche de temps en temps des opinions publiques qui divergent de ses croyances privées. 
  
MM: Pour ne pas se faire ostraciser? 
  
BL: Oui, pour ne pas se faire ostraciser, et c'est comme ça que ça fonctionne. La droite n'a jamais détenu le pouvoir médiatique. Elle ne le détient pas à cause des événements de 44-45. La presse française avait choisi le camp de Vichy. À l'épuration, les communistes ont pris le contrôle de la presse à travers des journaux et le contrôle de l'imprimerie. Tout le développement du futur, jusqu'à maintenant, est inscrit dans ce point de départ, la sécurité sociale, la mainmise du PC et de la CGT [syndicat communiste] sur le ministère des Transports, etc. Même dans le sport. Il suffit de regarder quels sont les ministères qu'ont les communistes pour voir qu'ils ont redemandé leurs bastions. Alors en 83 c'était pareil, et en 97 aussi. En 44, ils avaient demandé le ministère de l'Intérieur, le ministère des Armées, etc. De Gaulle a dit non pour le ministère de l'Intérieur et le ministère des Armées, mais il a donné le Transport, il a donné le ministère de la Sécurité sociale et je ne sais plus quoi d'autres, deux ou trois autres, et ils ont fait passer toutes leurs réformes qui ont figé la France, pratiquement, qui figent la France jusqu'à maintenant.  
  
D'autres facteurs jouent: la manipulation de l'électorat à travers les permis de construire, la politique de HLM et le découpage des circonscriptions, et aussi à travers le contrôle de la télévision. Sans parler des effets de stigmatisation de l'alliance entre communistes et socialistes dénoncée par les gaullistes jusqu'en 1981, l'alliance entre l'extrême-droite et la droite dénoncée par les socialistes que le contrôle de la télévision favorise. 
  
MM: Est-ce que vous diriez que ça a marché tellement bien qu'aujourd'hui parmi la population, il n'y a même pas de libéraux qui s'ignorent ou de libéraux cachés? 
  
BL: Non, il y en a. 
  
MM: Pourquoi est-ce qu'ils n'émergent pas ces libéraux-là?   

BL: L'expérience montre qu'il y a une fraction de la population française qui est libérale, j'allais dire spontanément libérale, mais on ne peut coaliser ces gens-là parce que l'on ne peut pas, au niveau des médias, atteindre un seuil suffisant de libéraux pour générer une cascade libérale. Soit la taille du groupe des libéraux est trop petite, ce qui est vrai, soit parce que le nombre d'activistes libéraux est trop faible. On est obligé de tout faire et on ne peut profiter de la spécialisation que l'on observerait si la taille du « marché » des idées libérales était plus grande.   
  
La science économique sous tutelle de l'État 
  
MM: Qu'est-ce qui manque pour que ça marche? 
  
BL: Il manque une chose relativement simple: des enseignants libéraux en France, et des économistes libéraux en particulier. Ils ont été en fait éliminés de l'enseignement en 1880...  
  
MM: Ça fait 120 ans! 
  
BL: Oui, parce que l'enseignement de l'économie a été interdit et a été mis chez les juristes. Avant, il y avait des chaires d'économie. Jules Ferry a collé l'économie dans les facultés de Droit. Même son ami Walras, il ne lui a pas offert une possibilité d'enseigner à Paris ce qu'il réclamait. Les socialistes de l'époque redoutaient comme aujourd'hui cet enseignement-là. Mais dans les facs de droit, avant de devenir économiste, il fallait faire son doctorat, enfin presque, c'est au niveau du doctorat qu'on se spécialisait en économie. Donc, c'était des juristes. Et vous avez simultanément la montée du droit positif. Cela va durer pratiquement jusqu'en 1964-65. À cette date, on va se séparer des juristes. Il va se créer un enseignement de l'économie dans l'université. Le seul enseignement qui restait de l'économie était à travers les écoles d'ingénieurs. Il y a eu quelques grands libéraux, comme Rueff, Allais... on ne sait pas trop s'il est libéral, il est plus gâteux qu'autre chose. Il y en a eu quelques-uns à travers Polytechnique, mais pas beaucoup. Alors, en 1964, la science économique devient autonome et qu'est-ce que vous avez? Eh bien, vous avez tout le travail des gens de gauche, de l'intelligentsia de gauche dans l'enseignement – l'école normale étant dans les mains du PC – une grande partie des élites sont à gauche, deviennent marxistes, et 68, eh bien, c'est la génération des marxistes qui envahit l'enseignement. Donc, avec le phénomène de la généraiton de 68 qui a contrôlé l'enseignement unversitaire et secondaire, je constate que c'est tout à fait normal de ne pas trouver de libéraux. 
  
MM: Donc, en ce moment, les gauchistes dominent tout, dans l'éducation, dans les médias... 
  
BL: Oui, dans l'éducation, oui, dans les médias, etc.   

Les fondations sous tutelle de l'État 
  
MM: Un journal comme Le Figaro, est-ce qu'il n'y a pas de la place là-dedans? 
  
BL: Un petit peu de place, mais sur les pages d'économie, une fois par semaine, et encore... Jean-Jacques Rosa, on ne peut pas dire que ce soit un hyper libertarien. Il est pour un plus petit État mais c'est un souverainiste, alors il est pour la nation contre l'État européen. Je comprends qu'on ne veuille pas de l'État européen, mais il n'y a pas de raison qu'on veuille aussi de l'État français, qui ne me paraît pas meilleur que l'État européen sous cet angle-là! Donc, il y a une difficulté à franchir ce cap des médias, et il y a une difficulté profonde de financement des activités libérales. Les groupes d'activistes qu'on voit à gauche sont financés d'une manière importante par l'État au travers des associations, de la capture des mutuelles. Les gens à droite, ou les libéraux, n'ont jamais été financés. Les entreprises ne financent pas, il n'y a pas de système de fondation qui permet justement la création de think tanks à l'anglaise ou à l'américaine... 
  
MM: Parce que la loi empêche les fondations? 
  
BL: Il y a un monopole de la Fondation de France, c'est-à-dire que c'est l'État qui décide si vous avez le droit d'avoir le statut de fondation, il faut que ce soit d'« utilité publique », et vous pensez bien que c'est pas le libéralisme qui va être reconnu d'utilité publique par les étatistes! Toute fondation qui est créée en France doit déposer ses fonds à la Fondation de France, c'est elle qui gère. 
  
MM: Les fonds qu'elle lève elle-même?  
  
BL: Si par exemple vous voulez lever des fonds pour soigner des handicapés, vous levez vos fonds, vous créez votre fondation, vous demandez à être reconnu d'utilité publique, alors vos fonds ne sont pas gérés par votre fondation, ils sont gérés par Fondation de France.  
  
MM: Mais les fonds, vous les obtenez du public, et les gens ont des reçus pour fin d'impôt, pour déductions fiscales? 
  
BL: Ah oui, tout à fait.  
  
MM: Mais ça veut dire que la Fondation de France décide où vous pouvez dépenser votre argent? 
  
BL: Oui, c'est le gouvernement, c'est eux qui gèrent au sens où ils vont contrôler étroitement l'utilisation des fonds...  
  
MM: Mais c'est ridicule! 
  
BL: Bien non, c'est le monopole! C'est le monopole de la charité dans les mains de l'État! D'ailleurs, l'histoire de la création de la fondation de France confirme cet argument, le juriste ou conseiller d'État qui a fait le projet écrit clairement dans son rapport qu'il faut un tel monopole. 
  
MM: Quand on contrôle l'argent, on contrôle tout.  
  
BL: Oui les hommes de l'État veulent contrôler les dons. Cependant on peut créer des fondations d'entreprises à condition que la fondation ne recouvre pas les intérêts de l'entreprise de près ou de loin. Mais les fondations d'entreprises sont antilibérales parce que les entreprises en France le sont. 
  
MM: Parce qu'elles sont subventionnées? 
  
BL: Parce qu'elles ont trop de liens avec l'État, elles sont d'abord soumises au diktat de l'État, elles ont toujours misé sur l'État, jamais sur la société civile.  
  
MM: C'est une grosse différence avec les États-Unis. 
  
BL: Oui, avec les États-Unis. Alors ça, c'est essentiel, parce que vous ne voyez pas émerger en France de think tanks qui pourraient rentrer en compétition avec la recherche publique ou avec l'éducation publique, vous ne les voyez pas émerger en France.   

MM: Et Euro 92, ce n'est pas une fondation? 
  
BL: Non, c'est un institut, ça n'a rien à voir. Un moment donné ça a servi plus pour Madelin, c'était lié à Idées Actions, ça l'est peut-être moins maintenant, encore que, bon... Et puis il n'y a pas de moyens, en fait, le problème est celui-là, l'institut Euro 92, ça fonctionne avec Henri [Lepage] et un site internet aujourd'hui. Il n'y a même pas de personnel, pas de secrétaire. Fort heureusement Internet nous permet de faire des choses qu'on ne pouvait pas faire autrefois.  Le monolithe universitaire 
  
MM: Donc, pour renverser la vague gauchiste, il y a différentes stratégies, on peut regarder ça sous l'angle de la stratégie. Par exemple, essayer d'établir une sorte de respectabilité académique avec des fondations, ça c'est impossible.  
  
BL: Ça, c'est impossible, y compris à l'université. C'est-à-dire que le système de cooptation est tel qu'on n'a jamais pu se regrouper entre libéraux par exemple pour détenir ou contrôler un département d'économie – excepté à Aix-en-Provence, et encore, ils ne sont pas dominants dans leur propre université, et pour moi c'est un accident historique. L'implantation d'un petit groupe de libéraux très actifs à Aix sous l'impulsion de Jacques Garello dépend d'une conjoncture des votes dans les commissions de spécialistes qui recrutent les enseignants. De temps en temps ils ont la majorité dans leur département.  
  
MM: Et est-ce qu'ils sont aussi ostracisés, les professeurs libéraux?  
  
BL: Ah mais oui, la plupart d'entre nous, bien entendu, nous avons été ostracisés, ou nous le sommes encore oui.  
  
MM: Dans quel sens, qu'est-ce qui se passe? 
  
BL: L'ostracisme opère à tous les niveaux, soit au travers des cours, suppression de cours sans que l'on vous préviennent, non-renouvellement de cours (on a connu cet épisode à Dauphine), empêchement d'avoir des positions de contrôle dans l'université, censure sur la publication de livres, etc.  
  
MM: Vous n'avez pas une espèce de garantie, une permanence? 
  
BL: On l'a puisqu'on est des employés de l'État et on a un statut très protégé en tant que professeur, moi j'ai un statut d'indépendance de la pensée, c'est un des aspects intéressants du statut lui-même, c'est la liberté de pensée, etc. Mais ça ne suffit pas. 
  
MM: Dans les faits si on vous coupe des cours, si on vous enlève des tribunes, ça ne donne rien.  
  
BL: Voilà, exactement, c'est ça, c'est ce qui se passe! On va vous supprimer des cours ou l'accès à des fonds de la recherche  
  
MM: Et ça, c'est fait systématiquement selon vous? Dans toute la France, il n'y a pas d'endroit où les libéraux peuvent vraiment enseigner normalement? 
  
BL: Ah non, on le sait que trop, puisqu'ils n'ont jamais réussi à se regrouper. Bon, est-ce qu'il fallait le faire, c'est un point qu'on discute, mais ils n'ont jamais eu un point fort en dehors d'Aix-en-Provence, il n'y a pas eu d'autre pôle. À Paris on n'a jamais pu le faire, c'est le système qui veut ça parce que, c'est ce que je pense, on n'avait pas le seuil critique de profs libéraux en France pour réussir. En Science Po, ils ont essayé de se regrouper, mais ça n'a pas marché. Ils ont un petit noyau, mais ça n'a pas réussi, même en Science Po, on n'a pas réussi à avoir un groupe de libéraux. Et Science Po, c'est quoi, c'est un bastion à domination socialiste. 
  
MM: Donc, dans le milieu académique, c'est fermé. Et c'est fermé à long terme, là, il n'y aura pas de changement... 
  
BL: Oui, tout à fait.  
  
MM: Et aussi longtemps qu'ils contrôlent ça, finalement, la légitimité académique du libéralisme n'a pas de chance.  
  
BL: N'a pas de chance, hélas c'est un fait. Il y a eu des erreurs de la part des aînés, soit liées à l'action collective soit en négligeant de passer le flambeau à des générations plus jeunes. La solution adoptée par exemple par les Aixois est de développer des institutions privées. La création d'IHS Europe, une filiale de IHS États-Unis [Institute for Human Studies], qui s'appelle aujourd'hui IES Europe, et de l'université d'été (c'est par cette université d'été que j'ai été mis en contact avec le groupe des libéraux en France) est un exemple rare de réussite. Jacques Garello est l'entrepreneur en libéralisme en France au travers de différentes associations, ALEPS, le site Libres, Génération libérale. Au niveau des fonds, il a pu convaincre des entreprises d'investir dans les idées libérales. Parce qu'il y a quand même des entreprises qui aident, qui donnent, mais ça ne suffit pas pour créer un réel pôle, et physiquement on n'a jamais créé un think tank. Il y a eu des essais mais qui ont toujours été ratés faute de fonds. Je dois cependant mentionner la montée en puissance de l'IFRAP (Institut Français pour la Recherche sur les Administrations Publiques) qui fait un travail remarquable avec de petits moyens. Donc, c'est le point important de l'échec du libéralisme en France   

La télé des petits copains 
  
MM: Si on regarde d'autres stratégies, dans les médias c'est quoi la situation? Le gouvernement ne contrôle tout de même plus les médias, Mitterrand avait libéralisé la télé et la radio, non? 
  
BL: Ah non, non non, ça, ça a empiré! Ce qu'il a libéré, c'est la radio.  
  
MM: La radio seulement. C'est-à-dire qu'avant il n'y a avait que des radios d'État, et là il y a des radios privées.  
  
BL: Oui, oui, locales ou autres, ça, ça a été libéralisé.  
  
MM: Et la télé? 
  
BL: La télé, c'est entièrement contrôlé, et puis on a fait le partage. FR3, c'est dans les mains des communistes, la Deux c'est dans d'autres mains, la Une a été privatisée, ça a été la grande erreur d'ailleurs d'une certaine manière. 
  
MM: Pourquoi? 
  
BL: Parce que TF1 a un monopole de fiat par son réseau hertzien (sa part de marché en audience dépasse 50 %). Il y a un contrôle de la télé par le CSA. Ce sont de fausses privatisations, en fait il s'agit de concession temporaire des ondes, il faut remplir un cahier des charges, etc. La seule chaîne privée et payante est Canal +. Cette chaîne privée a été donnée aux copains de Mitterrand. 
  
MM: Donc, même privatisée, c'est des socialistes qui contrôlent ça, on parle de l'information là-dessus, des émissions d'affaires publiques, ce sont des socialistes ou des communistes qui contrôlent? 
  
BL: Ah oui, qui contrôlent. Et c'est frappant quand vous regardez Canal +. Vous regardez tout ce qui est politique, en dehors des films et du sport, tout ce qui est information, etc., c'est même pas... c'est gauchiste. Les guignols [émission satirique mettant en vedette des marionnettes], si vous regardez les guignols, le débat, c'est très clair.  
  
MM: Et là, toutes les télévisions, mêmes les privées, il n'y a pas d'espace... 
  
BL: Alors, la Cinq, c'est une chaîne publique. Arte, un mélange avec les Allemands qui est pas toujours mauvais, les choses ont évolué avec le satellite et le câble. Maintenant, je peux avoir accès, ce que je ne pouvais pas avoir auparavant, accès soit à CNN ou simplement aux Anglais, soit à Sky News... 
  
MM: Mais les Français ne passent pas là-dessus! Si vous voulez passer votre message à la télé, est-ce qu'on vous interview à la télé? 
  
BL: Ah non non non, on ne va pas nous interviewer à la télé.  
  
MM: Jamais? À la télé française? 
  
BL: Il y a eu, il y a eu... épisodiquement, moi je suis passé une fois à LCI [canal d'information continue]... 
  
MM: Garello, des gens connus comme ça, est-ce qu'ils passent...?  
  
BL: Garello est passé une fois, invité par P. Manière, moi je suis passé plusieurs fois et à chaque fois, les émissions ont été fermées.  
  
MM: Hein! 
  
BL: Je porte la poisse à la télé! Je suis passé deux fois à FR3 dans l'émission de Berckoff, la première pour le livre fendre les indéfendables de Walter Block et la seconde sur le droit de porter les armes. L'émission a été supprimée après.  

MM: On ne vous invite jamais quand il y a des débats, un pour et un contre sur quelque chose, il n'y a jamais de libéraux qui sont invités? 
  
BL: Ah non, non non, surtout pas! 
  
MM: Qui est invité? C'est un communiste versus un gaulliste? 
  
BL: Oui! Ou Viviane Forrester!  
  
MM: Mais il n'y a pas de débat alors! 
  
BL: Ah ah! Non mais, c'est un des problèmes. De temps en temps à LCI, Henri Lepage est passé une ou deux fois en débat, Pascal Salin aussi est passé... 
  
MM: Mais vous comptez ça sur les doigts de la main, là, des libéraux qui passent à la télé. 
  
BL: Oui, de toute façon. Et moi je suis passé aussi sur l'immigration, je me rappelle, avec Philippe Simonot, à LCI, quand il avait son truc. Et peu de temps après, Philippe Simonot, on a supprimé son émission. Donc, on voit bien le contrôle, on ne peut pas s'exprimer. J'ai même été, moi, à des émissions de radio à France Culture, eh bien, supprimées! Le seul truc où on peut s'exprimer régulièrement, c'est Radio Courtoisie. Mais Radio Courtoisie, c'est vraiment la droite, l'extrême-droite, c'est toutes les droites d'une certaine manière, et c'est local. C'est-à-dire que ça ne frappe qu'une faible partie de la France – quoique depuis peu ils sont sur le satellite TPS donc l'audience est sur l'ensemble de la France et de l'Afrique du Nord. 
  
Le Monde de l'unanimisme gauchiste 
  
MM: Les journaux? Les magazines? 
  
BL: Les journaux, c'est réglé. Pas moyen d'écrire dans Le Monde non plus. Les seuls qui y arrivent, c'est de temps en temps Pascal Salin, compte tenu sans doute de son réseau de relations, de temps en temps, soit dans Le Monde, soit dans Le Figaro. Il avait une rubrique de conjoncture sur FR3 un moment donné, sous un autre gouvernement plutôt de droite à l'époque, mais il a dû laisser tomber ce genre de chose. On a réellement cette difficulté. Alors qu'est-ce qui reste? Il nous reste l'accès Internet. 
  
MM: Le magazine de Guy Sorman, il n'avait pas fondé un magazine, lui? 
  
BL: Non, ça a disparu, il est fermé. 
  
MM: Déjà? 
  
BL: Oui. C'est intéressant parce qu'il y a eu plusieurs magazines, Euro 92 avait voulu fonder un magazine, mais ça a fermé.  
  
MM: Pourquoi ça a fermé? Parce que ça ne se vendait pas? Parce qu'il y a eu des pressions politiques? 
  
BL: Non, parce que ça ne se vend pas. Il y a Valeurs actuelles, qui est quand même assez libéral, peut-être Le Point un peu plus. Alors il y a eu un effort, il y a eu une relève quand même dans le monde journalistique, des gens qui ont une position plus grande dans le milieu journalistique, mais des journalistes économiques, pas des journalistes d'une manière générale. Donc, ça existe, on ne peut pas être négatif à ce point-là. Il n'empêche que les idées quand même évoluent, si je regarde vingt ans avant, je pense qu'il y a quand même un progrès. Il y a même des socialistes qui disent quand même qu'il faut que ce soit plus libéral. 
  
MM: Plus libéral dans le sens de moins interventionniste, moins autoritaire, mais ils le sont tout de même encore.  
  
BL: Moins de fiscalité, plus de marché, plus de privatisations.  
  
MM: Mais c'est juste sur une échelle où, par rapport à d'autres qui le sont beaucoup, eux le sont un peu moins. Ils ne sont pas des libertariens, d'aucune façon.  
  
BL: Ah non, non, on le saurait, sans quoi, ils ont le pouvoir, hein! 
  
Une révolution silencieuse 
  
MM: Ces gens-là ne sont pas de vrais libéraux, ils sont amenés par la force des choses à aller dans cette direction. La Communauté européenne, est-ce que ça va forcer à changer les choses suffisamment pour que ça dégèle? Parce que privatiser deux ou trois sociétés, ça change pas grand-chose. 
  
BL: Bon, ça change pas grand-chose, mais ils sont obligés de privatiser les assurances, ils sont obligés de privatiser Air France, ils sont obligés de privatiser la SNCF [société des chemins de fer], ils sont obligés de privatiser le système d'entreprises publiques, et en fait, sans doute aussi la sécurité sociale, à travers le problème des mutuelles et des assurances. Tout le système élaboré en 44, 45, 47, qui va façonner l'État français saute avec la CE. C'est une révolution silencieuse parce qu'en France, on nous le cache, sauf qu'on voit les conflits. L'impact de la CE est sans doute puissant... 
  
MM: Mais est-ce que c'est la seule voie de changement que vous voyez? Si on continue dans les stratégies, est-ce qu'il y en a d'autres? Il y a l'Internet, parce que c'est la seule façon de briser le monopole des médias de l'establishment, pour le moment. 
  
BL: Oui, mais à condition que vous montiez, que les gens montent sur Internet. Vous savez, en France, les gens montent sur Internet pour aller voir du sexe. 
  
MM: Et ça se développe moins vite qu'ici.  
  
BL: Ça se développe moins vite. Même mes propres étudiants, ça vient petit à petit, mais c'est pas évident.  
  
Il y a aussi le problème démographique de la retraite dans sept ans. La France ne peut pas faire de transition vers la capitalisation des pensions à cause du corporatisme et du financement des syndicats et des partis politiques. Nos retraités sont les plus riches d'Europe pratiquement et dans sept ans, le ratio des retraités versus les cotisants va devenir insoutenable. On ne pourra pas payer. Ils vont être obligés de sanctionner ou ma génération, ou la génération suivante. C'est eux qui vont encaisser le choc. Alors, mes étudiants, comment ils vont payer?    

MM: Et qu'est-ce qui va se passer? Les gens vont réagir contre l'État? 
  
BL: Ah mais, c'est l'implosion! C'est le choc objectif que je vois, de l'incapacité de l'État français local – puisque pour le reste, c'est la CE – à faire face à ses promesses. 
  
MM: Et vous pensez que ce sera une opportunité pour les libéraux de montrer que l'État est en faillite?

 
BL: Oui. C'est l'implosion de l'URSS, ça s'effondre. Le système soviétique en France, à travers la Sécu, à travers l'éducation nationale, va s'effondrer tout seul. Alors, c'est une hypothèse, ça peut d'ailleurs être plus rapide, on ne sait pas qu'est-ce qui peut mettre l'étincelle. Publiquement, les opinions ont dû être déjà divorcées des croyances privées, des actes privés aussi, et ça, ça va aller en s'écartant, et puis il y a un moment donné où ça ne peut plus tenir. 
  
MM: Mais les gens vont peut-être réagir en se disant qu'il faut plus de contrôle. Pourquoi est-ce qu'ils réagiraient dans un sens plus libéral? 
  
BL: Parce qu'il y a une contrainte fiscale. Vous ne pouvez plus prendre votre retraite au même âge que les anciennes générations. Il faut rajouter cinq ans. Si vous la prenez plus tôt, vos revenus seront divisés par deux. Le gouvernement va augmenter toute la fiscalité, y compris celle sur les pensions de retraite, s'il peut le faire sans affronter les groupes de pression (il y a 9 millions de retraités aujourd'hui, demain ils seront 15 millions). Qu'est-ce que ça veut dire? Ma génération n'aura pas de retraite! Qu'est-ce que je fais? Je vais à l'étranger? Je dis à mes enfants de partir? C'est le risque majeur qui se rapproche rapidement. L'effet de boule de neige peut être plus rapide et arriver avant le phénomène démographique qui nous laisse encore une dizaine d'années. On ne sait pas.  
  
Il y aussi le choc de l'euro. Le choc de l'euro, ça veut dire que la politique fiscale, comment vous la contrôler?, ce n'est plus dans nos mains. Le budget, comment vous allez faire vos déficits budgétaires? La banque centrale européenne vous dira que vous n'avez pas le droit de faire plus de ceci ou plus de cela.  
  
Les contraintes de la concurrence 
  
MM: Ici, le débat là-dessus, sur comment forcer les gouvernements à privatiser, à couper, à réduire leur déficit et à l'éliminer, à réduire l'interventionnisme, ce n'est pas quelque chose d'imposé d'en haut, mais c'est l'idée de la concurrence. Est-ce que c'est aussi fort en Europe qu'ici? En Amérique du Nord, la concurrence est très forte entre les cinquante États et les dix provinces. Si une province baisse les impôts comme en Alberta et en Ontario, ici, on le sent tout de suite, les entreprises investissent ailleurs, les gens déménagent, etc.  
  
BL: C'est le bon côté du fédéralisme, mais en Europe, la concurrence des États n'est pas aussi forte que ça. D'abord, parce que les gouvernements en place ne la veulent pas, ils veulent une Europe harmonisée vers le haut.  
  
MM: Mais la concurrence internationale, est-ce qu'elle se fait sentir? Est-ce qu'elle fait partie du débat?                  
  
BL: Ça, la concurrence internationale, elle se fait sentir, oui. C'est Viviane Forrester et consort, elle ne veut pas de la dictature des marchés mondiaux. Les fonds de pension américains, quand ils viennent en France – parce que nous, on n'a pas le droit d'avoir des fonds de pension – c'est eux qui prennent nos entreprises et puis ils s'en vont. 
  
MM: Est-ce que les gouvernements se servent de cet argument-là pour dire: il faut baisser les taxes? Parce qu'ici ils le font. 
  
BL: Non. Ici, ils le font parce qu'il y a une concurrence directe. Mais justement, en France, c'est la gauche libérale qui dit ça, qu'il faut prendre le train en marche et ne pas se laisser faire battre par ça. Mais nous, ce qu'on voit, c'est surtout la montée des impôts, la machine continue. J'hyper-réglemente, la fiscalité monte, le machin monte, tout monte.  
  
MM: Mais les impôts n'ont pas baissé récemment, avec Jospin? 
  
BL: Mais non, non. C'est l'année d'ailleurs où on a été le plus taxé. C'est pas parce que les mecs ils annoncent que, o.k., on va faire une réforme, qu'en réalité elle se passe! Et que ce soit droite ou gauche, parce que Juppé, il y a mis du sien dans cette histoire-là.  
  
L'espoir des nouvelles générations 
  
MM: Si on revient à nos stratégies pour libéraliser la France, donc, est-ce qu'il y en a d'autres? Peut-être que ces mouvements-là, la mondialisation, l'euro, la CE, les pensions, ça pourrait aider en forçant les gouvernements à être plus réalistes. Mais qu'est-ce que vous voyez d'autre d'un point de vue plus optimiste? 
  
BL: Bon, il y a eu un progrès, malgré tout, dans la transmission des générations. Moi, quand je regarde les jeunes libertariens en France, on a transmis à des plus jeunes, et ils sont plus activistes dans le sens des libertariens américains. Nous, on est trop académiques. Alors, ce qui nous manque, c'est ça. On n'a pas encore les activistes élémentaires mais ça va peut-être venir.  
  
MM: Vous les voyez émerger.  
  
BL: Par rapport à il y a dix ans, oui. Les seuls libertariens il y a dix ans, c'était nous, les professeurs, les gens qui ont autre chose à faire, les intellectuels. Tandis que là, c'est des intellectuels, mais qui sont un petit peu comme les socialistes et qui ont bien compris qu'il faut faire de l'activisme politique – enfin, pas nécessairement politique, parce qu'on ne veut pas forcément créer de parti – mais Internet permet justement de repérer ces gens-là. Au niveau européen, ce n'est pas plus fort mais ça existe. Donc, je ne suis pas, moi, pessimiste, si on regarde, il y a quand même une évolution des idées. Nous, on n'écrit plus, mais par exemple les journalistes écrivent des bouquins. Les jeunes, il y a quand même plus de libertariens qu'il y en avait, même si nous, on a même plus de contact avec eux nécessairement. Donc, il y a une forme d'autonomie du mouvement. La génération académique, on n'a pas réussi réellement à la faire, mais bon, il y a quand même un travail, il y a des étudiants qui sont libéraux, on influence quand même quelques étudiants de temps en temps. 
  
MM: Donc, c'est une question de générations, vous êtes optimistes pour les cinquante prochaines années, mais à court terme... 
  
BL: Ah mais, cinquante ans, c'est beaucoup parce qu'à cette date-là je serai dans un trou depuis longtemps, sauf progrès biotechnologique inespéré! J'espère donc que cela sera plus proche. Mais à court terme on peut être découragé. 

Bertrand Lemennicier:avec Martin Masse:sur QL

Bertrand Lemennicier


Bertrand Lemennicier est économiste, professeur émérite à l'Université Paris Sorbonne et auteur du livre La morale face à l'économie (Éditions d'Organisation), notamment. On peut consulter ses autres textes sur Bertrand Lemennicier.

   

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Source:QL

 

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