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février 11, 2023

RP#3 - Février 2023 - Thématique: Libéralisme/Anti-libéralisme

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 Le libéralisme est un système dans lequel s'épanouit celui qui utilise sa raison, qui fournit des efforts, qui échange ou s'associe librement avec les autres, notamment pour désigner un gouvernement à qui ils délèguent le pouvoir de faire respecter les droits individuels. Dans ce système, le transfert de biens d'un individu à un autre ne se fait pas par décret, redistribution, expropriation, vol, pillage ou faveur du prince, mais par l'échange volontaire.

Dans tous les autres systèmes, un pouvoir central domine peu ou prou l'individu, et exerce sur lui diverses spoliations.
Le libéralisme, contrairement à tous les autres régimes, n'admet pas la seule inégalité qui soit vraiment injuste : l'inégalité devant la loi : ce sont des libéraux qui ont éliminé l'esclavage, les castes, les titres nobiliaires, les privilèges. En revanche il ne considère pas comme immorales les inégalités de résultat. Mais n'est-il pas profondément injuste de récompenser de la même façon le paresseux et celui qui se donne du mal ? Celui qui fait n'importe quoi et celui qui réfléchit ? C'est parce qu'il existe cette récompense à la raison et à l'effort que les sociétés qui appliquent la morale libérale ont toujours été, dans tous les temps et sous tous les cieux, les sociétés les plus prospères, comme elles ont été les plus tolérantes, les plus ouvertes et les plus humaines.

 Jacques de Guénin (RIP)



 

SOMMAIRE:

A - Le libéralisme, ce grand incompris ! - Stéphanie Heng et Alban de la Soudière - La Tribune

B - L'homo-œconomicus est-il le seul avenir de l'homme ?

Qu'est-ce que le néolibéralisme et pourquoi est-ce terminé ?

E - Nonobstant ici sur ce blog la page Libéralisme



A - Le libéralisme, ce grand incompris !

Avant de devenir « néo » ou « ultra » et de générer beaucoup de fantasmes souvent injustifiés, le libéralisme était un courant de pensée basé principalement sur la promotion des libertés individuelles, tant dans le domaine économique que sociétal.

Aux Etats-Unis, où pratiquement personne, et surtout pas les deux grands partis, ne remet en cause l'économie de marché et ses fondements « capitalistes », être libéral est plutôt perçu comme à la gauche du spectre politique. En Angleterre, c'est au centre-droit mais nettement à gauche du parti « conservateur ». En Europe continentale, c'est clairement à droite, mais tout aussi clairement dans une frange de la droite qui se distingue fortement de l'autre frange « conservatrice ». L'énorme différence de perception entre les deux rives de l'Atlantique est liée à l'historique des gauches européennes, très marquées par le marxisme et l'anti-capitalisme même si les partis de gouvernement de tradition « social-démocrate », « socialiste » ou encore « travailliste » se sont adaptés depuis longtemps au concept d'économie de marché régulée.

Où réguler et où moins réguler : là est la question !

Le libéralisme classique repose beaucoup sur l'idée de marchés ouverts et d'un gouvernement limité. A l'origine, l'idée de gouvernement « limité » incluait non seulement un faible interventionnisme dans l'économie mais aussi une philosophie de dignité et d'épanouissement individuel à vocation universelle, y compris pour les groupes identitaires opprimés en tous genres.

Plus généralement, les libéraux apprécient la diversité sous toutes ses formes. Ils savent comment en faire une force. Ils savent comment traiter équitablement de tout, de l'éducation à la planification et à la politique étrangère, dans le but de libérer les énergies créatrices des gens.

La séparation des pouvoirs théorisée par Montesquieu est essentielle à leurs yeux, afin que personne ni aucun groupe ne puisse exercer un contrôle durable.

Un autre point essentiel est l'égalité des chances entre les entreprises, les groupes d'individus et les individus eux-mêmes. Cela doit se traduire, en particulier, en encourageant la concurrence sur des bases équitables, et en rendant l'éducation très largement accessible. Un des plus grands défis associé à ces principes est la fiscalité, qui doit trouver les bons compromis.

Libéralisme versus populisme

Cette diversité amène les libéraux à faire l'objet d'attaques de tous bords, en particulier des populistes blancs, bruns, rouges ou même verts, qui voudraient beaucoup plus de régulation chacun dans leur domaine, domaines bien évidemment peu compatibles entre eux.

Le libéralisme reste un milieu plutôt « juste » entre leurs très diverses positions, et le siècle dernier a amplement prouvé que les alternatives étaient des désastres horribles dans le domaine sociétal, tout en n'ayant que très rarement une efficacité économique source de progrès. Inutile d'insister sur l'URSS, l'Allemagne nazie ou la Corée du Nord. Les nuances positives qu'on doit reconnaître dans le domaine économique dans les cas du Chili de Pinochet et de la Chine depuis Deng Xiao Ping ne peuvent absolument pas compenser les graves atteintes aux libertés individuelles de ces régimes anti-libéraux.

Il faut aussi se méfier d'autres atteintes aux libertés, qui s'abritent derrière de nobles causes apparentes, de l'écologie à l'anti-colonialisme en passant par l'anti-racisme ou l'intersectionnalité (le front uni des « victimes ») et la « cancel culture » (une forme de négation ou de ré-écriture de l'histoire): ces idées, parfois belles à l'origine, dérivent trop souvent vers des tentations autoritaires, qu'on serait très inquiet de voir s'approcher des rênes du pouvoir.

Le libéralisme reste aujourd'hui le meilleur moteur d'un progrès équitable tant économique que social.

Le libéralisme en période de crise

Comme nous le montre la pandémie depuis des mois, les crises et les situations d'urgence mettent les systèmes libéraux en difficulté car ils les forcent à restreindre les libertés contre leurs habitudes, au contraire des régimes structurellement moins libéraux, où c'est monnaie courante, crise ou non.

Dans une interview publiée par Public Sénat le 11 juillet 2020, la philosophe française Monique Canto-Sperber analyse la crise sanitaire (covid-19) : "Dans une période de crise comme celle que nous traversons, tout le monde regarde vers l'État. La délibération, les contre-pouvoirs et les autorités indépendantes, trois notions centrales dans la pensée libérale, ne sont opérationnelles que dans la lenteur, la diversité et la consultation. Or, en temps de pandémie, ces exigences volent en éclat", rappelle-t-elle. Selon elle, par conséquent, en général "le libéralisme sort traumatisé de périodes comme celle-là." Elle montre pourtant que le libéralisme "sort renforcé de cette séquence" : "les pays qui ont le mieux réagi à l'épidémie sont des pays dans lesquels la consultation n'a jamais été interrompue, dans lesquels le parlement a toujours siégé et où on a pu entendre les avis contraires, en particulier les avis du bord politique opposé."

 Par Stéphanie Heng, politologue franco-belge et experte en communication et Alban de la Soudière, polytechnicien et fonctionnaire international 

Source: La Tribune



B - L'homo-œconomicus est-il le seul avenir de l'homme ?

 Le concept de « fin de l'Histoire » est un héritage de la philosophie allemande qui a connu un regain d'intérêt au début des années 90, lors de l'effondrement du régime soviétique, grâce à la publication du désormais célèbre ouvrage de Francis Fukuyama qui annonçait une telle fin de l'Histoire, c'est-à-dire le fait d'avoir atteint un modèle politique et économique indépassable : la démocratie libérale. Sauf que le choc des civilisations, théorisé à la même époque par Samuel Huntington et inscrit dans les faits depuis, est venu bousculer les certitudes des Occidentaux, de même que la résurgence des modèles politiques illibéraux, tel celui de Viktor Orbán au cœur de l'Europe, qui semble mieux résister à la violence des chocs civilisationnels que le nôtre, et surtout l'incroyable essor des modèles capitalistes autoritaires, comme en Chine, qui est le véritable gagnant de la mondialisation. Trente ans après, l'Occident est déclassé, l'hyperpuissance américaine n'est qu'un lointain souvenir, l'Europe est au bord de la désintégration, quoi qu'en disent ses thuriféraires, et la France des métropoles ressemble à s'y méprendre à un pays du tiers-monde. Donc, pour répondre à votre question, non, ce n'est pas la fin de l'Histoire, non le modèle libéral n'est pas un must indépassable. Mais, dire cela, c'est ne rien dire, car tout le monde s'en était rendu compte. La question qui m'a occupé dans ce livre a été : une fois ce constat d'échec posé, que fait-on ?

La réponse a consisté, dans un premier temps, à opérer une relecture de l'ouvrage de Francis Fukuyama, « La fin de l'Histoire et le dernier Homme ». Pourquoi ? Principalement parce que s'il a été beaucoup critiqué, il a surtout été mal lu ! Disons-le : Fukuyama est absolument brillant, et il a indiqué lui-même qu'il y avait un problème dans son modèle. Ses critiques l'on fait passer pour un néolibéral standard, adepte du capitalisme américain, mais Fukuyama s'inscrit dans la continuité de la philosophie allemande, Kant, Hegel et Nietzsche ; et il est un disciple de Kojève, lequel relit Hegel à travers la dialectique du Maître et de l'Esclave. Qu'est-ce à dire ? Tout d'abord que Fukuyama n'a rien d'un néolib' idéaliste façon « Mozart de la finance », et surtout que le véritable pivot de son argumentaire, et en même temps sa grande faiblesse conceptuelle, ne réside pas dans « la fin de l'Histoire », mais dans « le dernier Homme »… Or, tout le monde est passé à côté ! Interrogeons-nous : à quoi ressemble-t-il, ce « dernier Homme » ? Fukuyama y répond, sans détour : à un bourgeois déraciné, repu, gavé de richesses, qui renonce à la guerre au profit d'une vie toute de consommation. En d'autres termes, il ressemble à un « chien bien nourri ». Le voilà, l'idéal anthropologique des libéraux. Et là, chacun comprendra aisément qu'on a un sérieux problème !

Francis Fukuyama décrivait dans « La Fin de l'histoire et le dernier homme », la contradiction anthropologique du libéralisme : « [Les êtres humains] voudront être des citoyens plutôt que des bourgeois, trouvant la vie d'esclave sans maître – la vie de consommateur rationnelle – en fin de compte lassante. Ils voudront avoir des idéaux au nom de quoi vivre et mourir, même si les plus importants ont été réalisés hic et nunc , et ils voudront aussi risquer leur vie, même si le système international des États a réussi à abolir toute possibilité de guerre ». Cette contradiction a-t-elle été et peut-elle être résolue ?

Vous mettez le doigt sur le sérieux problème, que Hegel, et après lui Marx, nomment « contradiction ». Celle-ci est de nature anthropologique, c'est-à-dire qu'elle concerne l'essence de l'homme. Francis Fukuyama a bien évidemment conscience, au moment où il écrit son ouvrage, que le modèle libéral qu'il défend n'est pas libre de contradictions, car le « dernier Homme » tel qu'il l'envisage ne saurait exister. Quel individu a envie de ressembler aux bourgeois tartuffes illustrés par Daumier, nombrilistes préoccupés uniquement de satisfaire leur bien-être matériel ? L'homo-œconomicus sera empêché de céder à la médiocrité de l'idéal libéral par sa vanité, ou, pour le dire de façon plus philosophique, par son « désir de reconnaissance », ou, pour le dire de façon encore plus philosophique, à la mode platonicienne : par son thymos, et plus particulièrement par sa mégalothymia, sa volonté de puissance.

Posons-nous cette question : pourquoi les sociétés occidentales, au tournant de la Révolution industrielle, renoncent-elles peu à peu au modèle aristocratique de la guerre au profit du modèle bourgeois de l'échange ? Cela a pris plus d'un siècle, et il y a eu des allers-retours (et il y en a encore), mais la dynamique historique est bien celle-là. Pourquoi la production et l'échange plutôt que la guerre et la conquête ? Benjamin Constant y répond ainsi : « La guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d'arriver au même but : celui de posséder ce que l'on désire ». Pour le dire autrement : La richesse est aussi un synonyme de puissance. L'enrichissement est un autre moyen pour un individu (comme pour un État) d'assouvir sa volonté de puissance, d'asseoir son désir de reconnaissance, de satisfaire son thymos, de se distinguer des autres individus (ou de dominer les autres États).

L'enjeu n'est pas de devenir des illibéraux, mais des post-libéraux, c'est-à-dire de prendre le recul nécessaire pour développer un modèle qui permette d'insérer l'idéal de liberté dans un écrin plus majestueux que celui, en toc, qui nous a été livré par les Lumières anglo-saxonnes
Fukuyama, à la suite d'Alexandre Kojève, a cru que le libéralisme, politique et économique, permettrait de maîtriser, voire d'annihiler, la volonté de puissance des individus comme celle des États, et d'obtenir une société entièrement pacifiée. Le XXIe siècle leur a apporté un cinglant démenti, en consacrant la victoire de Machiavel sur John Locke. Le seul moyen de maîtriser la volonté de puissance, c'est de lui opposer une autre volonté de puissance : thymos contre thymos. Le libéralisme a permis de modifier les formes de la rivalité, entre individus comme entre États, non de mettre un terme à cette rivalité. Tout l'enjeu consiste donc à continuer de faire évoluer les formes de la rivalité mégalothymique afin de nous libérer des contradictions propres au libéralisme, de son incapacité à tenir ses promesses en matière économique et sociale, et de sa propension à détruire la beauté du monde, à brûler la nature et à ruiner les civilisations. En d'autres termes, d'en finir avec le libéralisme…

Le concept de liberté a existé bien avant l'apparition du libéralisme. Il survivra aisément à sa disparition. D'autant que l'enjeu n'est pas de devenir des illibéraux, mais des post-libéraux, c'est-à-dire de prendre le recul nécessaire pour développer un modèle qui permette d'insérer l'idéal de liberté dans un écrin plus majestueux que celui, en toc, qui nous a été livré par les Lumières anglo-saxonnes : l'accroissement indéfini des droits et de la richesse des individus.

La question est : comment faire ? Certains envisagent de revenir à un concept de liberté plus proche de celui qu'avaient les Anciens, dans l'Antiquité grecque notamment. Je préfère penser que nous sommes Modernes et que nous le resterons ! Le grand coup de génie politique des Modernes réside dans la création de cet espace de liberté incroyable qu'est la « société civile ». Nous devons en repenser les formes politiques afin de la protéger et de lui rendre son intégrité, et sa spécificité occidentale, et nationale.

Notons que ce n'est pas l'État, mais la société civile qui est ciblée, autant par l'Islam civilisationnel que par le capitalisme américain ou chinois ; et le libéralisme facilite leur emprise progressive par l'extension indéfinie, et aveugle, de ces libertés dites « fondamentales ». Rappelons qu'avant la multiplication des hidjabs et du halal, la France a connu la multiplication des jeans, basket et des hamburgers. Le libéralisme, y compris sous sa forme socialisée, a-t-il constitué un rempart efficace face à ces softs powers civilisationnels agressifs ? Absolument pas ! Notre société civile, notre lieu de vie en commun, nos mœurs, nos traditions, notre environnement, ont été américanisés hier, ils sont islamisés aujourd'hui, et ils seront sans nul doute sinisés demain. Les responsables politiques, quels qu'ils soient, se paient de mots lorsqu'ils parlent de protéger notre civilisation. La vérité c'est que leurs modèles politiques de référence sont tous, peu ou prou, rattachés à une forme de social-libéralisme, d'une impuissance totale parce qu'entièrement aveugle au fait civilisationnel.

À vrai dire, développer un modèle politique civilisationnel digne de ce nom – c'est-à-dire qui soit autre chose qu'une caricature d'autoritarisme politique allié à un libéralisme économique déguisé – est le seul moyen d'exister face à la Chine et aux États-Unis. Qui peut croire sérieusement que le modèle libéral mondialisé nous permettra de rendre à la France sa puissance et de rivaliser avec la Chine ou les USA ? Qui peut croire qu'une dose de protectionnisme économique nous permettra de sauver notre économie, de revitaliser nos territoires, de redorer notre patrimoine ? C'est une véritable révolution intellectuelle et politique qui est attendue si nous voulons éviter d'être fossilisés.

Nous avons progressé cependant, il convient de le noter, car nous posons désormais collectivement – gauche radicale exceptée – le constat de la menace qui pèse sur notre héritage civilisationnel. Le fait d'avoir renoncé au terme « identité nationale » au profit du terme « civilisation » est une première victoire qui reflète une prise de conscience culturelle salutaire. Mais c'est insuffisant. Car, nous nous soumettons encore, sans l'avouer, à l'éternel modèle économique et politique libéral. En gros, nous moquons publiquement la « fin de l'Histoire » de Fukuyama, nous nous rions ouvertement de la prétendue victoire des démocraties libérales, mais intérieurement, nous y souscrivons pleinement, et nos réflexes intellectuels, politiques, et même électoraux, en témoignent. Nous nous comportons comme si le libéralisme avait réellement gagné. Nous sommes intellectuellement restés bloqués au XXe siècle, prisonniers de concepts tels que : démocratie, croissance, réduction des inégalités, protection des libertés individuelles, Laïcité, Innovation, Défis technologiques, réduction de la dette… Rien de tout cela ne nous permettra de résister face aux géants de demain, car ces concepts relèvent d'un même et unique paradigme : le libéralisme. Or, celui-ci est dans l'impasse. Il n'a pas gagné ! Faut-il le répéter ? Lisez Kishore Mahbubani ! Demain, la Chine gagnera.

Rendre à la beauté la place qui lui est due politiquement aura une conséquence immédiate : faire descendre l'homo-œconomicus libéral de son piédestal, et y faire monter à sa place l'homo-æsthéticus.
L'unique solution consiste à changer de paradigme. Le paradigme civilisationnel n'est pas seulement une bizarrerie d'intellectuel, c'est un moyen de rendre à l'Occident son influx. Cela suppose de transformer notre conception de la puissance. Pour le dire vite : neutraliser les ferments de la conquête comme ceux de la concurrence. Pour y parvenir, il nous faut plonger au cœur du libéralisme, et principalement du libéralisme économique, pour exhumer ce qui pourrait permettre de le dépasser, la fameuse contradiction non résolue, la faiblesse du « dernier Homme ». Kojève nous offre la solution. Il a, en effet, abandonné son idéal du dernier Homme libéral lors d'un voyage au Japon, en 1958, lorsqu'il a découvert les merveilles de la civilisation japonaise et son idéal de beauté, au travers du théâtre Nô, de la cérémonie du thé, de la composition florale…

Elle seule peut le faire, aussi étonnant que puisse paraître cette réponse. La beauté est, dans sa dimension politique, le grand impensé de notre époque. Même Simone Weil, lorsqu'elle égrène la longue liste des besoins de l'âme : ordre, liberté, obéissance, responsabilité, etc., n'en dit pas un mot. Se pourrait-il que l'âme puisse se dispenser de beauté ? Bien évidemment pas, mais la considérer sous sa forme politique est un défi – sauf à l'ancrer dans une conception civilisationnelle du politique.

La beauté occupe dans le paradigme civilisationnel la place de la morale dans le paradigme libéral. Car, en effet, de Jean-Claude Michéa, adepte de la common decency orwellienne, à Amartya Sen, prix Nobel d'économie, la moralisation de l'économie semble être l'unique réponse à notre mal-être libéral. Le hic ? La morale est impuissante à prendre en charge les attentes du thymos, elle est incapable de dompter la mégalothymia visible dans le processus d'accumulation indéfinie de capital.

La beauté peut y parvenir, en revanche. Pourquoi ? Parce qu'elle se trouve au cœur de la mécanique d'acquisition des richesses, au cœur de la mécanique capitaliste. Il faut lire l'ouvrage de Lipovetsky et Serroy, « L'esthétisation du monde », lesquels décrivent cela très bien – sans pour autant en tirer les conséquences qu'on pourrait attendre, de façon étonnante… Pour le dire de façon imagée : ce ne sont pas les vertus des aristocrates qui sidéraient le peuple naguère, mais le faste de leurs vêtements et de leurs palais. C'est aussi la beauté de notre patrimoine, naturel et culturel, qui attire chaque année des millions de touristes. Car la beauté est, comme la richesse, synonyme de puissance. Dans tout ce que nous achetons, nous visons la beauté : nos vêtements, nos meubles, nos voitures, jusqu'à la brosse qui sert à nettoyer nos WC. Tout passe entre les mains des designers, sans lesquels rien n'est aujourd'hui commercialisable.

Rendre à la beauté la place qui lui est due politiquement aura une conséquence immédiate : faire descendre l'homo-œconomicus libéral de son piédestal, et y faire monter à sa place l'homo-æsthéticus. Notons que cet homo-æsthéticus n'est pas une création d'intellectuel. Il a existé très largement en Europe, dans ce qui a été le berceau de la Modernité : l'Italie de la Renaissance. Il revêtait à l'époque le visage de l'humaniste lettré, avant d'endosser l'habit de l'aristocrate durant le Grand Siècle français, initiateur du « paradigme des manières » cher à Montesquieu, dans des salons où le rôle des femmes était central tant féminité et civilisation sont inséparables. Il n'est nulle part mieux décrit que dans l'ouvrage de Baldassar Castiglione, « Il Cortegiano », qui surpassait largement le bourgeois urbain contemporain par… sa grâce. De cette grâce qui est venue aux hommes, dit-on, par le Christ, et qui n'est pas seulement synonyme de beauté – Alain Pons nous expliquant qu'elle est aussi « l'acte par lequel on s'attire de la reconnaissance ». Revoilà donc le thymos, dès la Renaissance italienne, pris en charge d'une manière qui n'a rien à envier au libéralisme tant l'humanisme a su créer les merveilles de notre civilisation que le libéralisme n'a de cesse de ruiner.


 

Dans un essai de philosophie politique, « Comment sortir de l'impasse libérale ? », l'écrivain et politologue Frédéric Saint Clair interroge l'échec des démocraties libérales, à l'aune des crises géopolitiques actuelles.

Ancien conseiller du Premier ministre Dominique de Villepin, Frédéric Saint Clair est écrivain et politologue. Il publie « Comment sortir de l'impasse libérale ? Essai de philosophie politique civilisationnelle » aux éditions de l'Harmattan.

 


Qu'est-ce que le néolibéralisme et pourquoi est-ce terminé ?

Et si la pensée néolibérale était passée de mode ? La débâcle de la gestion européenne de la pandémie de coronavirus en 2020 en a été la bien triste illustration. Pénuries de masques, de vaccins, urgences débordées… Le choc du Covid-19 a bouleversé les marchés financiers et a nécessité des plans de sauvetage massifs de la part des États pour répondre en partie aux pénuries. Plus récemment, la spectaculaire démission de Liz Truss a constitué un autre signal fort. Succédant à Boris Johnson, qui rompait peu à peu avec la tradition économique thatchériste des tories de rigueur depuis les années 1980, la première ministre britannique a proposé un «mini-budget» qui prévoyait la réduction des dépenses publiques ainsi que des recettes de l'État (baisse du taux d'impôt sur les sociétés, baisse de l'impôt sur les plus riches, baisse des taxes sur les contributions immobilières, baisse des contributions à la sécurité sociale etc.). Impopulaire, désapprouvé par les marchés financiers, ce programme de réduction du périmètre de l'État a provoqué une crise politique, jusqu'à pousser Liz Truss à quitter son mandat au bout de... 44 jours.

Le néolibéralisme, doctrine qui entend mettre l'Etat au service du bon fonctionnement des marchés, est-il parvenu à ses limites ? C'est l'hypothèse qu'émet le professeur d'économie à l'université d'Angers David Cayla, dans son dernier ouvrage Déclin et chute du néolibéralisme. D'après le chercheur, il faut remonter à la fin des années 2000 et à la crise des subprimes pour entendre sonner le glas de cette pensée longtemps hégémonique.

D'après Cayla, le néolibéralisme s'impose dans la deuxième moitié du XXe siècle à la faveur de quatre grandes crises qui ont entraîné la désagrégation des mécanismes de régulation de l'économie : la fin des accords de Bretton Woods, le choc pétrolier signant le retour de l'inflation, la désindustrialisation des pays développés et la disparition de la croissance économique. Lorsque l'inflation s'accélère au tournant des années 1970, les économistes sont appelés à la rescousse. Contrairement aux penseurs libéraux, les néolibéraux ont mené une réflexion au sujet des cadres légaux et formels au sein desquels les marchés doivent fonctionner. Ils sont également parvenus à changer en profondeur les manières de voir le marché. Autrement dit, le néolibéralisme ne doit pas se borner à faciliter les échanges commerciaux et les interactions marchandes, il doit aussi permettre la coordination des comportements entre individus qui disposent de compétences spécifiques. Dans ce cadre, l'État doit se mettre au service du fonctionnement optimal des mécanismes de marché. Expérimenté en Europe à la faveur de la restructuration de l'Allemagne d'après-guerre, le mode de pensée dit néolibéral se diffuse durant toute la deuxième moitié du XXe siècle.

Si ce modèle s'impose durablement dans le monde occidental, selon David Cayla, il est de moins en moins d'actualité. Un événement majeur s'impose comme tournant : la crise des subprimes en 2008. Afin de sauver le système financier après la faillite de plusieurs banques, les Banques centrales ont été contraintes, pour sauver le système financier, d'intervenir massivement pour reprendre le contrôle des taux d'intérêt. Une telle intervention s'apparente à une administration publique de la finance, soit l'inverse des objectifs des néolibéraux.

Pendant ses années d'expansion, le néolibéralisme n'a pas été confronté à de graves pénuries structurelles. Récemment la crise du Covid-19 a remis en cause ce modèle. Et l'intervention à grande échelle des États dans l'économie, et ce, même aux États-Unis, a montré les limites de ce modèle. Ces crises sont vouées à se reproduire, selon David Cayla, notamment en matière d'énergie. Mais ce vide réflexif ne laisse pour l'instant pas place à un nouveau modèle. La fin du projet qui consiste à faire de l'État l'arbitre impartial d'un système de régulation autonome soumis à des marchés en concurrence ouvre la voie à un projet différent dans lequel, selon l'économiste, l'État devra lui-même piloter des pans entiers de l'économie. Dans une société où les pénuries sont amenées à se multiplier, l'État ne peut être démissionnaire ou se poser en simple arbitre, défend l'auteur de Populisme et néolibéralisme. Se passer du marché, comme se passer de l'État, n'est pas possible. Convoquant le juriste Alain Supiot et l'anthropologue David Graeber, l'auteur alerte sur le potentiel avènement d'un système économique néoféodal, conséquence de l'affaiblissement de l'État de droit : les libertés individuelles ne seraient alors plus garanties et l'on exigerait de chacun une loyauté envers un supérieur, qu'il soit hiérarchique ou étatique. Cayla appelle à une réflexion globale sur notre système économique, afin de répondre à l'urgence climatique et à la raréfaction de nos ressources naturelles, mais met en garde : l'incontournable restauration du respect de la volonté démocratique ne doit pas conduire à remettre en cause les libertés individuelles.


 

 Dans son dernier essai «Déclin et chute du néolibéralisme» (De Boeck Supérieur), l'économiste David Cayla estime que la doctrine néolibérale est en train de s'essouffler. Face à ce constat, il propose plusieurs alternatives à ce modèle.

 


 

 

 



juillet 21, 2022

Pensées et Marché en toute Liberté !

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Marché libre

Dans les théories économiques, un marché libre est un modèle économique idéal dans lequel les échanges sont libérés de toute mesure coercitive, y compris les interventions gouvernementales comme les tarifs, les taxes, et les régulations, à l'exception de celles qui autorisent la propriété privée des terres, des ressources naturelles 1) et du spectre de radiodiffusion, ainsi que la propriété intellectuelle, les entreprises et autres fictions légales.

La philosophie du laissez-faire économique en politique épouse approximativement ces conditions dans le monde réel en éliminant les tarifs, en minimisant et en simplifiant la taxation et en minimisant ou éliminant les règlementations étatiques et les restrictions telles que celles relevant du droit du travail (salaire minimum et conditions de travail, mais pas les lois qui restreignent l'organisation des travailleurs) ainsi que le monopole légal et les lois antitrust. Dans le domaine de l'économie politique, le « marché libre » est simplement le contraire conceptuel d'une économie dirigiste, dans laquelle tous les biens et services sont produits, tarifés et distribués sous la maîtrise de l'État.

1) Jerry Taylor, 1993, "The growing abundance of natural resources", In: David Boaz, Edward H. Crane, dir., "Market Liberalism: A Paradigm for the 21st Century", Washington, D.C.: Cato Institute, pp363-378

 

 


 

Pour un libre marché des idées

L’enfer est pavé de bonnes intentions. Soucieux de santé publique, de justice sociale et de fraternité, les politiques croient devoir résoudre les problèmes de société, comme le racisme sur Twitter ou les discours de haine, par des interventions dans la vie privée et des réglementations de plus en plus contraignantes.

Les diverses tentatives de réduire Dieudonné au silence illustrent assez bien ce double discours de la société française. D’un côté, on protège par tous les moyens le droit d’un magazine satirique de se moquer de l’Islam, mais, de l’autre, les Musulmans n’ont pas le droit d’exprimer des opinions que d’autres peuvent considérer comme blessantes.

Bien sûr, le cas de Charlie Hebdo et celui de Dieudonné ne sont pas tout à fait comparables sur le plan moral. On a d’une part des caricatures qui se moquent de la foi religieuse et, de l’autre, des propos qui semblent soutenir le terroriste qui a tué des Juifs simplement parce qu’ils sont juifs. Néanmoins, l’arrestation de Dieudonné nous montre que les autorités françaises ne comprennent toujours pas ce que signifie vraiment la liberté d’expression, ni ce qu’elle implique.
Plus grave encore, les principales menaces contre la liberté d’expression proviennent non des fanatiques proclamés mais des autorités publiques elles-mêmes.

La loi devrait s’appliquer aux actions, non aux paroles


En effet, la France a fait voter certaines des lois les plus restrictives et les plus sévères dans l’Union européenne, concernant les discours de haine et la négation de l’Holocauste. La loi Pleven par exemple (1972) a introduit le délit de provocation à la haine et à la discrimination. La loi Gayssot (1990) a créé un délit d’opinion sur la Shoah, ce qui est contradictoire avec le concept même de science, car la science remet en cause par nature les certitudes précédemment acquises.

Or, ces lois françaises ont en commun de sanctionner des paroles et non des actes criminels. Mais alors, comment prouver que des personnes ont bien subi un tort ? Qu’est-ce que la haine ? Il s’agit d’un sentiment flou, comme l’amour, la joie ou la tristesse. Un sentiment est subjectif, il ne se voit pas et, par conséquent, il est un délit impossible à prouver.
Des règles générales de droit commun sont bien sûr nécessaires pour protéger et renforcer l’exercice de la liberté individuelle. Sans cette infrastructure juridique qui rend possible la coexistence pacifique des libertés, la société ouverte demeure sans consistance. Et c’est bien pourquoi la perversion de la loi, soulignait déjà Frédéric Bastiat en 1850, est la source de la plupart des maux sociaux dont nous souffrons. C’est toujours aussi vrai aujourd’hui. Rappelons le rôle de la Loi. Frédéric Bastiat énonçait que :

« La Loi, c’est l’organisation du Droit naturel de légitime défense ; c’est la substitution de la force collective aux forces individuelles […] pour garantir les Personnes, les Libertés, les Propriétés, pour maintenir chacun dans son Droit, pour faire régner entre tous la Justice. (La Loi, 1850).

Le libéralisme est une philosophie politique qui détermine quand l’usage de la contrainte juridique est justifié ou pas. La prémisse fondamentale de cette philosophie est le principe de non-agression : il n’est pas légitime de se livrer à une agression contre des non-agresseurs. Le terme agression est entendu ici au sens fort d’un usage de la violence physique (et non verbale) contre la personne ou les biens, telle que celle qui s’exerce dans le meurtre, le viol, le vol ou le kidnapping. Aucune parole, aucun discours ni aucune insulte ne peut être assimilé à une agression physique. Les mots ne tuent pas, même s’ils sont stupides, méchants, haineux ou vulgaires. La parole n’engage jamais définitivement celui qui l’émet. À l’inverse, le passage à l’acte est irréversible, il ferme la discussion. Mais, dans l’échange des opinions, tout reste ouvert, tout peut changer. De plus, le préjudice subi par des paroles n’est pas objectivement constatable ni mesurable, comme un préjudice matériel. Aucun lien causal entre une parole et un acte ne peut être démontré. Aucun caractère intrinsèquement nuisible ne peut être attribué à un propos.
C’est pourquoi, une distinction doit clairement être établie entre la parole et l’action. Dire quelque chose n’est pas la même chose qu’agir.

En brouillant cette distinction, on accrédite l’idée que les individus réagissent comme des automates à des mots. Pourtant, ils ne sont pas des robots. Ils pensent et peuvent agir sur leurs pensées et leurs raisonnements. Les mots ont certainement un impact sur le monde réel, mais cet impact n’est pas mécanique. Les mêmes idées sur différents individus auront des conséquences différentes.

Bien sûr, la parole peut appeler l’action et il peut exister des circonstances dans lesquelles il y a un lien direct entre la parole et l’action, par exemple lorsque les mots d’un individu conduisent immédiatement d’autres individus à commettre des violences. Encore faut-il qu’une telle incitation soit bien définie comme un appel à l’agression physique. En effet, la menace d’agression et l’appel à l’agression sont assimilables à des agressions, ce ne sont plus des opinions. C’est là que les institutions doivent être fortes et que la loi doit jouer son rôle de défense des personnes et de leurs droits. Mais aucune pensée en elle-même, y compris des pensées racistes, ne devrait être interdite par la loi. Oui, le racisme est un mal social pernicieux qui doit être combattu. Mais non, on ne lutte pas contre le racisme en interdisant aux opinions racistes de s’exprimer. On les combat par la parole. On ne répond à des opinions que par des opinions. Et on réprime les actes.
Mais la justice n’est fondée à se prononcer que sur un acte extérieur et sur son lien de causalité avec un dommage. Si on sort de ce cadre juridique, on entre dans la police de la pensée et le contrôle des esprits. Comme l’écrit John Stuart Mill :

« Les seules mesures que la société est justifiée à prendre pour exprimer sa répulsion ou sa désapprobation pour un tel comportement sont les conseils, l’instruction, la persuasion, et la cessation de la fréquentation de l’individu par ceux qui l’estimeraient nécessaire pour leur propre bien (De la liberté)

Une société ouverte implique un libre marché des idées


Le concept de libre marché des idées est un concept philosophique ancien. On le trouve déjà dans la défense de la liberté d’imprimer formulée par John Milton dans son Areopagitica en 1644, puis chez Turgot, dans ses Lettres sur la tolérance civile (1754), chez Benjamin Constant dans ses Réfexions sur les Constitutions et les Garanties (1814), dans le plaidoyer de John Stuart Mill en faveur de la liberté de pensée et de discussion dans De la liberté (1859), et enfin dans le concept popperien de « discussion critique » au sein de l’espace public, dans La société ouverte et ses ennemis (1945).

Le principe est le suivant : la mise en œuvre d’une politique de « laissez-faire », fondée sur la protection de la liberté d’expression, est non seulement plus conforme à la dignité humaine, mais conduit également, par le jeu de la concurrence, à un résultat optimal pour tous, la sélection des opinions les plus justes.

Ce libre marché des idées est justifié pour au moins trois raisons que nous allons développer successivement. 

1° Une raison morale d’abord, c’est la plus fondamentale. 

2° Une raison épistémologique ensuite. 

3° Une raison de prudence politique enfin. Puis nous répondrons à la question des limites de la liberté d’expression.

 
De l’impératif moral du libre marché des idées

Il serait faux de prendre la liberté pour une valeur comme une autre. C’est la condition de possibilité de toute valeur. Il ne saurait y avoir de responsabilité morale, de vice ou de vertu sans liberté de choisir et de penser par soi-même. Aucun acte contraint n’est moral. Aristote et Thomas d’Aquin à sa suite l’ont posé comme un principe fondamental de leur éthique : « un acte accompli sous la contrainte ne peut entraîner aucun mérite ni aucun blâme. » Un agent ne peut être vertueux qu’à la condition de savoir ce qu’il fait et d’agir sans contrainte.

Selon Benjamin Constant, le premier intérêt et le premier droit de l’individu, c’est de pouvoir librement développer ses facultés propres. Et le moyen le plus conforme à sa dignité, pour assurer ce développement, c’est de permettre à l’individu de se gouverner lui-même, à ses risques et périls, tant qu’il n’empiète pas sur le droit égal d’autrui. Or, assurer ce libre développement, c’est justement le but des diverses libertés qui constituent les droits individuels : en ne les respectant pas, la société politique manque à sa mission essentielle, et l’État perd sa première et principale raison d’être.
John Stuart Mill a écrit avec justesse que nos idées, sans la possibilité de se confronter à d’autres ou d’être publiquement contestées, deviennent des dogmes morts. Le prix de cette censure est « le sacrifice de tout le courage moral de l’esprit humain ». Mill insiste sur le fait que les « facultés humaines de la perception, du jugement, du discernement, de l’activité intellectuelle, et même la préférence morale, ne s’exercent qu’en faisant un choix. Celui qui n’agit que suivant la coutume ne fait pas de choix. Il n’apprend nullement à discerner ou à désirer ce qui vaut mieux ».

Si la vérité constitue un bien pour tous les hommes, la liberté constitue une condition nécessaire à la réalisation de cette fin. La liberté d’expression en particulier est un principe politique qui permet d’assurer les conditions individuelles nécessaires à la recherche de la vérité et de la perfection morale. Le souci moral de la vérité si souvent invoqué par les interventions étatiques en matière d’expression publique ne s’oppose pas en réalité au droit individuel de libre expression, mais le fonde au contraire.

De l’utilité du libre marché des idées

L’argument que je voudrais développer ensuite est celui de l’efficacité épistémologique : le libre échange des idées est le meilleur moyen de faire émerger la vérité.

Mais il y a une grande différence entre la tolérance, qui consiste à ne pas faire usage de la coercition à l’encontre des autres religions, et le libre marché des idées, qui consiste à reconnaître que le pluralisme intellectuel, religieux et politique est le facteur agissant d’un ordre social supérieur. La compréhension libérale de la liberté consiste à affirmer que celle-ci est créatrice d’un ordre supérieur. Il s’agit d’un ordre spontané ou auto-organisé.

La compréhension ancienne de la liberté consistait à opposer la liberté à l’ordre. Il fallait donc subordonner la liberté individuelle à un principe hiérarchique et directif. Au contraire, la libre interaction des penseurs, des chercheurs et des agents économiques, indépendante d’une autorité centrale discrétionnaire, agissant par-delà les communautés religieuses, les corporations, les pays, a été la raison principale de la croissance de l’Occident depuis l’ère des révolutions.

Comme le note le professeur Philippe Nemo dans Histoire du Libéralisme en Europe, « jusqu’à ce développement majeur, on pensait la Liberté comme le principe directement antinomique de l’ordre. La Liberté individuelle était censée nuire à l’autorité hiérarchique dont elle désorganisait les plans ou au groupe naturel qu’elle désagrégeait. Les penseurs des temps modernes ont donc compris qu’il existe un autre type d’ordre, au-delà des ordres ‘naturel’ et ‘artificiel’ identifiés depuis les Grecs : l’ordre spontané, un ordre qui vit de Liberté au lieu d’être détruit par elle. »
L’optimisme de Mill sur la liberté d’opinion, non réglementée, a parfois été qualifié de déraisonnable ou de naïf. Certains ont objecté, s’appuyant sur une version relativiste ou contextualiste, que la vérité n’est pas une réalité objective préexistante qu’il suffirait de découvrir. D’autres ont dit que les individus n’étaient pas assez rationnels pour être à même de discuter ouvertement et pacifiquement avec les autres.

Mais même en admettant ces hypothèses, le libre échange des idées apparaît encore largement comme le moins inefficace des moyens disponibles pour se prémunir contre l’erreur. En effet, aucun homme, aussi savant soit-il, n’est infaillible, a fortiori un homme politique. Karl Popper écrivait que les gouvernants « ne sont pas toujours capables et sages […] l’histoire a montré que ce sont rarement des hommes supérieurs ». Et il ajoutait : « aucune autorité humaine ne saurait instituer la vérité par décret […] car celle-ci transcende l’autorité humaine. » (Des sources de la connaissance et de l’ignorance)

La seule bonne méthode consiste donc à partir de l’idée que nous pouvons commettre des erreurs et les corriger nous-mêmes ou permettre aux autres de les corriger en acceptant leurs critiques. Elle suppose que nul ne peut se juger lui-même, et que croire en la raison n’est pas seulement croire en la nôtre, mais aussi et peut-être surtout en celle d’autrui. Elle est ainsi consciente de la faillibilité de toutes nos théories et essaie de les remplacer par de meilleures.
Cette conception de la vérité repose sur l’idée qu’on ne progresse vers la vérité qu’en renonçant à la certitude selon une démarche négative de réfutation des hypothèses. C’est par la critique de nos erreurs et de nos fausses certitudes que l’on s’approche de la vérité.

« Nos tentatives pour saisir et découvrir la vérité ne présentent pas un caractère définitif mais sont susceptibles de perfectionnement, notre savoir, notre corps de doctrine sont de nature conjecturale, ils sont faits de suppositions, d’hypothèses, et non de vérités certaines et dernières. Les seuls moyens dont nous disposons pour approcher la vérité sont la critique et la discussion. » (Karl Popper, Conjectures et Réfutations. Retour aux présocratiques, Payot, 2006).

 

Des effets pervers de la censure


La troisième raison de préférer le libre échange des opinions à la censure est une raison politique ou prudentielle. Il convient de souligner les risques de conflits et de violences associés à toute forme de censure. En effet, rendre certaines idées immorales sans se soucier de les contester philosophiquement et politiquement peut s’avérer très dangereux. Car en interdisant les propos haineux, on ne supprime pas la haine raciale ou religieuse. Au contraire, on l’exacerbe en la rendant plus souterraine, plus insidieuse et donc plus difficile encore à combattre.
Par ailleurs, la tendance actuelle à restreindre la liberté d’expression, au nom de l’intérêt général, risque fort de se transformer en outil politique pour réduire au silence toute forme d’opposition ou de dissidence. Les États peuvent facilement tirer parti de ces évolutions juridiques comme d’un prétexte pour combattre l’expression de critiques contre leurs gouvernements.

Prenons l’exemple américain : le Patriot Act, voté suite aux attentats du 11 septembre 2001. De la même manière que notre loi de programmation militaire, la liberté des Américains a été restreinte. Le plus de sécurité s’est soldé par moins de liberté… et c’est tout.

Preuve horrible s’il en est, les attentats de Boston n’ont pu être empêchés malgré la surveillance généralisée par les agences gouvernementales. Pire, le gouvernement américain s’est octroyé le droit d’utiliser la loi hors du cadre du terrorisme. En 2013, sur les 11.129 demandes de perquisitions sur la base du Patriot Act, seules 51 visaient des suspects d’actes terroristes. John Stuart Mill faisait remarquer qu’il est très facile d’utiliser une réglementation, a priori inoffensive, pour réduire au silence un adversaire politique. En effet, il est impossible de tracer une frontière a priori entre ce qui est jugé modéré et ce qui ne l’est pas : « Il convient de se tourner un instant vers ceux qui disent qu’on peut permettre d’exprimer librement toute opinion, pourvu qu’on le fasse avec mesure, et qu’on ne dépasse pas les bornes de la discussion loyale. On pourrait en dire long sur l’impossibilité de fixer avec certitude ces bornes supposées ; car si le critère est le degré d’offense éprouvé par ceux dont les opinions sont attaquées, l’expérience me paraît démontrer que l’offense existe dès que l’attaque est éloquente et puissante : ils accuseront donc de manquer de modération tout adversaire qui les mettra dans l’embarras. » Encore une fois, l’enfer est pavé de bonnes intentions…
Des limites de la liberté d’expression

1° – L’État ne doit-il pas moraliser la vie publique ?

La moralisation de la vie publique n’est souvent envisagée que par le biais de la loi. Mais n’oublions pas que la loi, c’est l’usage de la force. Le rôle de la loi est simplement de réprimer les agressions, les violences, pas de décider qui, ni quand, ni comment on a le droit de s’exprimer.

En revanche, il y a des règles de civilité qui émergent des pratiques et des coutumes. Ceux qui ne les respectent pas s’exposent au jugement et au blâme du public. C’est de cette manière que Benjamin Constant envisageait la régulation du débat public dans ses Réflexions sur les constitutions et les Garanties :

« Les principes qui doivent diriger un gouvernement juste sur cette question importante sont simples et clairs : que les auteurs soient responsables de leurs écrits, quand ils sont publiés, comme tout homme l’est de ses paroles, quand elles sont prononcées ; de ses actions, quand elles sont commises. L’orateur qui prêcherait le viol, le meurtre ou le pillage, serait puni de ses discours ; mais vous n’imagineriez pas de défendre à tous les citoyens de parler, de peur que l’un d’entre eux ne prêchât le vol ou le meurtre. L’homme qui abuserait de la faculté de marcher pour forcer la porte de ses voisins, se serait pas admis à réclamer la liberté de la promenade ; mais vous ne feriez pas de loi pour que personne n’allât dans les rues, de peur qu’on entrât dans les maisons. » (De la liberté de la presse)

 

2° – Le droit de propriété, seule limite intrinsèque légitime


En fait, la liberté d’expression est intrinsèquement limitée par le respect du droit de propriété. Cela signifie par exemple que j’ai le droit d’empêcher un homme de coller une affiche sur le mur de ma maison. J’ai le droit de proclamer les opinions qui me tiennent à cœur dans mon journal, sur mon blog, dans mon espace privé. J’exerce mon droit de propriété. Un éditeur ou un groupe de presse est maître de ses choix éditoriaux et de ses publications. Un chef d’entreprise ou un directeur d’école est maître du règlement intérieur de son établissement. Quand on y entre, on accepte ce règlement, sous peine de sanctions. Même chose sur un blog ou un site internet. Chacun peut édicter un règlement en vertu duquel il s’engage à censurer tel ou tel propos jugé déplacé. Autrement dit, dans une société libre, on a le droit de tout dire dans la limite des engagements contractuels que l’on a pris et du respect du droit de propriété. Bien entendu, encore faut-il que l’espace public n’envahisse pas la sphère privée. Lorsque l’État s’approprie tout l’espace, au nom de l’intérêt général, il devient difficile, voire impossible d’exercer un quelconque droit de propriété et, par suite, une liberté d’expression.

Conclusion
Il existe de bonnes raisons de croire qu’un environnement libre de toute censure permet non seulement de meilleurs jugements, mais aussi de meilleures personnes, c’est-à-dire des personnes capables d’une plus grande responsabilité morale. Si la libre compétition entre idées concurrentes constitue, d’un point de vue à la fois moral, épistémologique et prudentiel, le meilleur moyen de découvrir la vérité, alors il faut rejeter toutes les interférences étatiques dans le débat public et la communication des idées. L’une des leçons à retenir de la lecture des grands textes libéraux de Tocqueville, de John Stuart Mill, de Benjamin Constant, c’est que les excès de la liberté se combattent par la liberté. Des personnes font certainement un mauvais usage de leur liberté. Mais la réponse à ces abus, c’est toujours d’ouvrir l’espace public de la discussion afin de laisser émerger des critiques, des arguments, des raisons.

Dans l’introduction et le chapitre 10 de La Société ouverte et ses ennemis, Popper indique que la société ouverte se caractérise par un nouveau principe d’organisation sociale basé sur « le primat de la responsabilité individuelle, du libre examen rationnel et critique, qui exige des efforts sur soi-même pour vivre en libre individu dans des rapports pacifiés et détribalisés aux autres. » Une condition de la société ouverte est donc l’institutionnalisation de la critique, qui exige une extension maximale de la liberté d’expression dans la sphère publique.


Chapitre extrait du livre : Libéralisme et liberté d’expression, sous la direction d’Henri Lepage, éditions Texquis, 2015.

octobre 25, 2018

Quel futur serait le libéralisme (par les socialopithèques, voire libéralopithèques)

Ce site n'est plus sur FB (blacklisté sans motif), alors n'hésitez pas à le diffuser au sein de différents groupes ( notamment ou j'en étais l'administrateur), comme sur vos propres murs respectifs. D'avance merci. L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses. Librement vôtre - Faisons ensemble la liberté, la Liberté fera le reste. N'omettez de lire par ailleurs un journal libéral complet tel que Contrepoints: https://www.contrepoints.org/ Al,

PS: N'hésitez pas à m'envoyer vos articles (voir être administrateur du site) afin d'être lu par environ 3000 lecteurs jour sur l'Université Liberté (genestine.alain@orange.fr). Il est dommageable d'effectuer des recherches comme des CC. Merci


Sommaire

A) Quel avenir pour le libéralisme ? - JEAN-MARC VITTORI - Les Echos

B) De quel libéralisme Macron est-il le nom? - Jérôme Perrier et Telos - Slate

C) Libéral ou capitaliste: ce n’est pas la même chose - Xavier Landes et Claus Strue Frederiksen et David Budtz Pedersen - Slate

D) Libéralisme, ordolibéralisme, néolibéralisme … Quel fondement économique pour le marché intérieur et le droit européen de la concurrence ? - François  CURAN - Paroles de juristes (L'heure fuit, le droit demeure)
 




A) Quel avenir pour le libéralisme ?

Deux intellectuels libéraux débattent pour « Les Echos » de l'avenir du libéralisme. La crise vient-elle des excès de liberté ou est-elle inhérente au capitalisme ? L'économiste Guy Sorman en appelle au droit pour fixer de nouvelles limites. Le juriste Michel Guénaire, lui, préfère en appeler à la morale et à l'éducation.

La crise actuelle remet-elle en question le libéralisme ?
MICHEL GUÉNAIRE. L'expérience libérale des vingt dernières années débouche sur une crise d'une très grande ampleur. Nous vivons dans un monde désorganisé, privé de toute régulation politique. Depuis la chute du mur de Berlin, en 1989, le libéralisme n'a plus été contesté par l'alternative que représentait le socialisme _ radical à l'est de l'Europe, plus modéré à l'ouest. Ses valeurs se sont imposées dans la politique avec la démocratie libérale et ses standards _ le suffrage universel, le système représentatif et la garantie d'une Constitution _ et dans l'économie avec l'essor du droit de la concurrence et la financiarisation de la vie des entreprises. 

GUY SORMAN. Vous avez l'art du portrait en grand, comme le montre votre livre. Je suis plutôt pointilliste. Les valeurs du libéralisme se sont imposées ? C'est plus simplement que la mécanique libérale a été appliquée partout. Pour l'économiste du développement que je fus, il est fascinant de voir que la vie s'est améliorée pour des centaines de millions d'hommes et de femmes avec l'ouverture des frontières de leurs pays, le développement de la concurrence, la régulation monétaire, qui a joué un rôle essentiel en faisant disparaître l'inflation. Un monde désordonné ? Vous rêvez peut-être d'un gouvernement mondial, mais je crains fort qu'un tel gouvernement soit despotique. La victoire du libéralisme est en vérité peut-être très tempérée. Bien sûr, le monde se rallie à l'économie de marché à partir de 1989. Mais, sur le plan politique, la victoire est loin d'être acquise _ seulement la moitié du monde vit dans la démocratie.
M. G. Oui, le libéralisme économique a apporté des richesses. Mais la crise en détruit beaucoup. Oui, le libéralisme apporte la liberté. Mais chaque nation a son tempérament, son histoire, ses traditions. Il n'y a pas de modèle universel de la démocratie libérale. Les tentatives d'appliquer le même modèle partout ne pouvaient déboucher que sur une immense crise intellectuelle et morale. Le libéralisme est enraciné dans une culture, une morale. Il est né en Angleterre dès le XVIIe siècle, puis aux Etats-Unis et en France au XVIIIe siècle, dans des groupes humains prêts à assumer par leur culture et par leur morale la responsabilité de la liberté. 

La démocratie est-elle la même partout dans le monde ?
G. S. L'idée que la diversité des cultures est un obstacle à la généralisation de la démocratie est très française. Alain Peyrefitte expliquait déjà que les Chinois ne sont pas faits pour la démocratie. Mais, jusqu'au XIXe siècle, les villes chinoises élisaient leurs représentants. L'Inde a des formes locales de démocratie proches du modèle occidental. L'aspiration à la libre expression, au débat, à la reconnaissance individuelle existe partout.
M. G. J'ai au contraire l'intime conviction que nous allons vers le temps des régions du monde avec des organisations économiques et politiques qui leur seront propres, inscrites dans leur histoire. Bien sûr, il y aura des traits communs, comme la séparation des pouvoirs ou le système représentatif pour choisir ou sanctionner les dirigeants politiques. Mais nous devons sortir du rêve de principes universels inventés sur la presqu'île d'Asie qu'est l'Europe ! Le commencement de tout, c'est la culture, pas la liberté.
G. S. J'ai du mal à distinguer l'une de l'autre. Et s'il n'y a pas de modèle d'économie libérale, il existe en revanche une science économique. Turgot et Adam Smith avaient raison : l'économie qui marche, c'est l'économie de marché. On a essayé le maoïsme, l'autogestion, le système stalinien, la planification à la française... qui ont tous échoué. Certains cherchent des alternatives. Et ce n'est pas surprenant, car nous sommes ici dans un monde très imparfait. 

L'Etat va-t-il sortir renforcé de la crise ?
M. G. Ces dernières années, on a gommé le rôle de l'Etat. Les politiques étaient d'ailleurs contents eux-mêmes de laisser le vieux corps des nations géré par la loi du marché. Ils ont déréglementé et privatisé à souhait. Résultat : dans la crise, l'Etat peine à trouver ses marques, il hésite à faire les véritables choix de rupture. Nous avons besoin de retrouver un équilibre entre l'Etat et le marché.
G. S. Dans nos pays, je crois que le poids de l'Etat n'a pas diminué. Rapportées au PIB, les dépenses publiques ont augmenté. Le nombre de fonctionnaires aussi. Quand on dit qu'il y a eu retrait de l'Etat, c'est à la marge, et à la seule demande de Bruxelles.
M. G. Le poids relatif de l'Etat n'a sans doute pas diminué, mais son rôle s'est vidé de sens. L'Etat était auparavant plus présent. Il menait une politique industrielle. Il lançait de grands investissements structurants, comme le nucléaire. Dans la période récente, l'Etat a abandonné ses vraies fonctions actives et s'est rempli de fonctions inefficientes, notamment dans le domaine social.
G. S. Je suis réticent à l'idée de la politique industrielle. Nous risquons de replonger dans des mésaventures comme le plan Calcul ou Bull. Et il est devenu très difficile d'agir à l'échelon national. Dans quel secteur l'Etat pourrait-il aujourd'hui mener efficacement une politique industrielle ?
M. G. L'énergie. En proposant des perspectives de régulation du marché de l'électricité. Ou dans le gaz, en soutenant les projets qui sont susceptibles d'accroître l'indépendance nationale, comme la construction de méthaniers et d'infrastructures adaptées, pour s'émanciper de la dépendance à l'égard des gazoducs.
G. S. Je ne suis pas convaincu. Mais je ne suis pas pour autant hostile à toute intervention publique. En France, l'Etat fonctionne bien dans certains domaines qui relèvent de ses fonctions régaliennes : armée, police, sécurité. Et son modèle de protection sociale, s'il a bien des inefficacités, est plutôt un bon système quand on le compare aux autres. La « destruction créatrice " décrite par Joseph Schumpeter est formidablement efficace à condition que l'Etat organise des garanties sociales. 

Par où passe la sortie de crise ?
G. S. C'est une crise dans le capitalisme, et non une crise du capitalisme. Elle ne devrait pas nous surprendre. On ne connaît pas de capitalisme sans crise, car il est fondé sur le risque et l'innovation. Il y a toujours des innovations qui tournent mal, comme par exemple les produits dérivés. Et ces crises ont toujours une origine monétaire. C'est ce que nous a appris Milton Friedman. Une création excessive de monnaie débouche inévitablement sur une spéculation à court terme. L'origine de la crise actuelle est la débauche monétaire qui a débuté aux Etats-Unis en 2003. Les dollars créés localement et les dollars rapatriés du reste du monde ont gonflé une bulle dans l'immobilier. La source de la crise n'est pas le spéculateur mais la création des conditions d'une spéculation massive. Et la solution n'est donc pas la réglementation. L'économiste Jean Tirole l'a bien montré : c'est d'abord l'information qui a manqué. Avec les produits dérivés, les investisseurs ne savaient pas ce qu'ils achetaient. Un peu comme un malade qui aurait acheté un médicament puissant fourni sans notice d'accompagnement sur ses effets indésirables.
M. G. Cette crise est très originale. C'est la première à effet de contamination universelle, sans précédent. Maintenant, les économies ouvertes sont beaucoup plus vulnérables. Les seuls pays où les banques ont résisté à l'automne dernier étaient d'ailleurs ceux qui avaient un contrôle des changes, comme le Maroc. Le système ne peut pas continuer à fonctionner ainsi. Le prix de l'éclatement des bulles est trop élevé et les Etats n'adoptent aucune mesure pour corriger le système.
G. S. Il est très difficile d'analyser un événement quand on est dedans ! Vous savez, les économistes ne sont toujours pas d'accord sur la crise des années 1930. Mais nous en avons tout de même retenu une solution : pratiquement personne ne réclame le retour du protectionnisme. De même, nous avons retenu une leçon essentielle de la crise de 1973 : l'inflation n'est pas une réponse à la crise.
M. G. En quelque sorte, les gens devraient être encore plus libéraux pour lutter contre les excès du libéralisme... Je crois qu'il faut plutôt corriger l'expérience libérale en cours, si l'on veut sauver le soldat libéral ! Antonio Gramsci disait que « la crise est ce qui sépare le vieux du neuf ». J'attends le neuf.
G. S. Vous aspirez à la perfection. Or l'économie se prête mal à l'utopie. Elle tombe en panne tout le temps, elle est dure à réparer et plus encore à expliquer. Elle est dictée par le « hasard sauvage ", selon l'expression de Benoît Mandelbrot, qui en déduit que les marchés financiers sont un endroit très dangereux. Et pourtant, malgré ces imperfections, les progrès de la science économique sont considérables.
M. G. L'économie, ce n'est pas la fatalité des imperfections. C'est aussi l'exercice des responsabilités : la création des richesses et leur partage. Ces responsabilités ne sont plus exercées parce que les repères moraux ont disparu. Je forme le souhait que la crise nous permettra de tourner la page d'une époque où des acteurs ont saccagé impunément des entreprises et des pays pour gagner de l'argent, pour revenir à une gestion d'hommes exemplaires. Le libéralisme repose sur deux principes : la régulation des marchés et l'éducation des hommes. Je vois une sortie de la crise par ces deux principes.
G. S. La cupidité n'est pas une nouveauté. Le boulanger vend son pain par esprit de lucre, nous disait Adam Smith il y a plus de deux siècles. L'économie libérale est une façon de faire vivre ensemble des individus qui n'ont pas la même morale. Au-delà, c'est à la loi et à l'Etat de fixer les limites. Moraliser le capitalisme ? On ne peut pas plus moraliser le capitalisme que la plomberie ! Je rappelle que l'économie ne produit pas de valeurs, mais des richesses.

JEAN-MARC VITTORI - Les Echos
Source




B) De quel libéralisme Macron est-il le nom?

Emmanuel Macron s’inscrit pleinement dans un courant parfaitement identifiable pour l’historien des idées politiques.

À en croire ses pourfendeurs, campés aux deux extrémités de notre échiquier politique, Emmanuel Macron ne serait que l’incarnation hexagonale du libéralisme, ce virus venu de l’étranger et qui, sous diverses formes (néo- ; ultra- ; sauvage ou rampante), aurait irrémédiablement infecté la mondialisation actuelle, pour le plus grand malheur des plus démunis. L’intéressé quant à lui s’est toujours montré prudent lorsqu’on l’interrogeait sur son rapport au libéralisme ; ce qui peut fort bien se comprendre dans un pays comme le nôtre, où cette école de pensée est si volontiers caricaturée – et si largement méconnue. Pour autant, lorsqu’on lit le programme d’En Marche! et plus encore le livre Révolution, il est difficile de ne pas pleinement inclure le nouveau Président de la République française dans ce que l’historien anglais Michael Freeden appelle la «famille libérale» ; soit une vaste nébuleuse idéologique à l’intérieur de laquelle peuvent se manifester de substantielles divergences, mais dont les membres partagent néanmoins une «structure conceptuelle stable», fondée sur quelques principes intangibles, comme la défense intransigeante de la liberté, de l’initiative et de la responsabilité individuelles, ou encore le goût prononcé du pluralisme et de la tolérance, contre toutes les formes de dogmatisme.
À lire et à entendre Emmanuel Macron, il peut sembler aussi aisé de l’inclure dans cette grande famille libérale que délicat de le rattacher à un courant précis au sein de cette mouvance hétéroclite. Car s’il développe une pensée indéniablement cohérente – allant jusqu’à affirmer dans une interview récente à Mediapart qu’il essayait «de construire une pensée qui fait système» –, il n’en reste pas moins avare de références théoriques ou livresques (ce qui ne saurait nous étonner de la part d’un homme politique, s’il n’était aussi iconoclaste). De fait, même son éloge répété de Paul Ricœur, dont il fut brièvement le collaborateur, concerne davantage l’homme que la pensée (une pensée assez peu politique du reste). Et ses fréquentes références à Jean Jaurès relèvent davantage d’un lieu commun flattant à peu de frais la gauche française que d’une authentique dette spirituelle. Il n’est donc pas facile d’établir une généalogie intellectuelle précise de son projet politique, même si cela ne doit pas nous interdire des rapprochements entre certains des thèmes récurrents de son discours et un (ou des) courant(s) particulier(s) de la galaxie libérale.

L'aggiornamento idéologique que le PS n'a jamais fait

C’est ainsi par exemple que l’on est d’emblée tenté d’établir un parallèle entre le projet politique d’Emmanuel Macron et la «Troisième Voie» théorisée il y a une vingtaine d’années par le sociologue anglais Anthony Giddens, avant de fournir à Tony Blair un nouveau logiciel idéologique destiné à refonder la gauche travailliste sous les traits du New Labour. Tout se passe en effet comme si le leader d’En Marche! était en passe d’imposer à la gauche française de gouvernement cet aggiornamento idéologique que le Parti socialiste s’est jusqu’à sa tombe refusé à faire ouvertement, préférant se réfugier dans le déni jospinien de la «parenthèse» (ouverte en 1983, mais jamais officiellement refermée) puis dans la tiède synthèse hollandaise, source d’ambiguïtés et de rancœurs infinies.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Tony Blair a récemment publié dans Le Monde une tribune tressant des louanges au nouveau locataire de l’Élysée, dans lequel il ne peut s’empêcher de voir une sorte d’héritier spirituel –même si, à la différence de l’ancien Premier ministre britannique, le nouveau chef de l’État français entend imposer sa «révolution conceptuelle» en brisant le Parti socialiste en même temps que le clivage gauche-droite ; là où Blair avait pu opérer de l’intérieur du parti travailliste une mue idéologique de grande ampleur. Reste que la comparaison entre les deux entreprises politiques s’impose d’elle-même, et qu’elle dépasse largement les analogies superficielles, comme la jeunesse commune aux deux hommes (Tony Blair n’avait que 44 ans lorsqu’il est entré au 10 Downing Street) ou encore leur évident charisme (on a quelque peu oublié, après le fiasco irakien, l’espoir qu’avait pu susciter outre-Manche l’arrivée au pouvoir du New Labour en 1997).
Le parallèle entre le blairisme et ce qui deviendra peut-être un jour le macronisme est bien plus profond qu’il n’y paraît, car il touche à la synthèse que les deux hommes opèrent –chacun à leur manière– entre les préoccupations sociales traditionnelles de la gauche et un héritage libéral en partie commun. En effet, leur synthèse sociale-libérale ou libérale-sociale emprunte beaucoup à ce que l’on a appelé au tournant des XIXe et XXe siècles, le «nouveau libéralisme» [1], dans la mesure où l’un et l’autre offrent une actualisation d’un corpus d’idées largement nées avec la deuxième révolution industrielle, et qu’il s’agit aujourd’hui d’adapter aux défis de la mondialisation (parfois qualifiée de «troisième révolution industrielle»).
On peut même faire remonter les racines de cet héritage idéologique – plus ou moins conscient et assumé– jusqu’à John Stuart Mill ; un auteur tout à fait charnière dans la riche histoire de la pensée libérale. Certes, rien ne prouve qu’Emmanuel Macron l’ait lu, pas plus du reste que les divers penseurs qui à sa suite ont contribué à forger le «nouveau libéralisme»: Thomas H. Green et Leonard T. Hobhouse outre-Manche avec le New Liberalism ; Léon Bourgeois en France avec le «solidarisme» ; Carlo Rosselli et les «socialistes libéraux» en Italie ; ou encore John Dewey et Woodrow Wilson aux États-Unis avec le «progressisme», etc. Il n’en est pas moins saisissant de constater à quel point la société de mobilité et d’égalité des chances qu’entend promouvoir Emmanuel Macron s’inscrit pleinement dans un courant parfaitement identifiable pour l’historien des idées politiques.

Le libéralisme de John Stuart Mill

Né d’une inflexion majeure du libéralisme, il a été inauguré par les dernières œuvres de John Stuart Mill (qui s’est rapproché du socialisme à la fin de sa vie) et s’est ensuite prolongé jusqu’à nos jours, à travers des penseurs fort divers, mais tous attachés à réconcilier la liberté et une certaine forme d’égalité (John Rawls pourrait en fournir un bon exemple). Cette inflexion décisive du libéralisme a opéré trois mutations majeures par rapport au libéralisme classique des XVIIe et XVIIIe siècle. La première a consisté à substituer à la vision atomistique de l’individu qui dominait à l’époque des Lumières (et qualifiée par ses adversaires de «robinsonnade») une nouvelle conception, plus sociale et plus mobile. En effet, ce que Mill choisit de nommer «individualité» ne désigne plus un concept statique, mais un être social en devenir, qui entend accomplir un projet de vie, c’est-à-dire faire fructifier ses talents et exploiter au mieux ses potentialités. Or c’est là très exactement ce que ne cesse de répéter Emmanuel Macron, qui dit croire «profondément à une société du choix, c’est-à-dire libérée des blocages de tous ordres» et «dans laquelle chacun pourrait décider de sa vie». Une société où les individus seraient «en marche» en quelque sorte…
De cette première inflexion découle une deuxième, tout aussi cruciale: le passage de la «liberté négative» du libéralisme classique (ce que les anglo-saxons appellent freedom from) à la «liberté positive» du nouveau libéralisme (freedom to). Alors que le premier concevait la liberté comme une simple absence d’oppression ou de coercition ; avec le second, la liberté est conçue comme le pouvoir d’agir, comme la capacité à accomplir une tache, en exploitant pleinement ses facultés. Cette mutation est fondamentale car l’obstacle à la liberté n’est plus du tout le même. Dans le libéralisme classique, c’est l’autorité arbitraire (celle du pouvoir politique ou de l’autorité religieuse) qui opprime l’individu en le privant de son indépendance. Désormais, c’est l’absence de moyens (y compris financiers) qui l’empêche de s’épanouir librement et de faire fructifier son potentiel. D’où un rapport radicalement différent à l’État: là où le libéralisme classique y soupçonne toujours une menace, le nouveau libéralisme y voit au contraire un précieux allié pour l’individu ; cet être social en construction. Là encore, on retrouve un thème omniprésent chez Emmanuel Macron, qui n’hésite pas à vanter le rôle d’«investisseur social» de l’État, notamment lorsque celui-ci dépense pour l’éducation ou la formation permanente.
La troisième et dernière grande mutation opérée par le nouveau libéralisme concerne la conception de l’égalité, puisqu’il substitue à une stricte égalité juridique la notion d’égalité des chances qui, une fois encore, est omniprésente dans le discours macronien. Celui-ci va jusqu’à prôner une forme de discrimination positive, puisqu’il ne cesse de répéter que «l’uniformité ne signifie plus l’égalité» et que «l’égalité ne consiste pas à faire pareil pour tout le monde». Au contraire, dit-il, «l’égalité réelle» consiste à «donner plus à ceux qui ont moins», «à faire plus pour ceux qui ont moins». L’idée est amplement développée dans Révolution, mais elle a aussi trouvé une traduction concrète dans le programme du candidat Macron, sous la forme de diverses mesures-phares, comme les emplois francs destinés à encourager l’embauche des habitants des quartiers prioritaires (avec une prime de 15 000 euros sur trois ans pour le recrutement en CDI d’un habitant de ces quartiers), les classes de douze élèves en CP et CE1 en zone prioritaire, ou encore une prime annuelle de 3000 euros pour les enseignants qui accepteraient d’y être mutés, etc.

Bel et bien libéral

On peut, du reste, remarquer que la conception de l’égalité que développe le nouveau président de la République se distingue aussi bien du socialisme –qui raisonne d’abord en termes d’égalité des conditions–, que du libéralisme classique –qui raisonne exclusivement en termes d’égalité des droits. En effet, Emmanuel Macron est bel et bien un libéral puisqu’il entend simplement faire en sorte que chacun soit à égalité sur la ligne de départ (quitte à donner un coup de pouce à ceux qui souffrent d’un handicap initial), tout en laissant ensuite la compétition et l’émulation porter leurs fruits dans la mesure où les individus devront prouver leur mérite en travaillant, osant, innovant, risquant, etc. Il est peu de thème qui revienne aussi souvent sous sa plume que celui de la réhabilitation du mérite et de la réussite individuelle (un ethos devenu depuis des décennies largement étranger à une gauche française plus encline à la commisération envers les plus démunis ou à l’invective envers les plus aisés).
Pour autant, à la différence du libéralisme classique, le créateur d’En Marche ! ne se contente pas de revendiquer une stricte égalité juridique, pas plus qu’il ne renvoie l’échec à une simple faute morale, comme dans la vision spencérienne qui dominait à l’époque victorienne (et qui, aujourd’hui encore, n’est pas étrangère à un certain libéralisme conservateur). La société macronienne de la mobilité (par opposition à la société de privilèges et de statuts) et de l’égalité des chances (à rebours d’une certaine forme de darwinisme social) retrouve ainsi une logique qui a été initiée par le nouveau libéralisme il y a maintenant plus d’un siècle, avant d’être reprise notamment par la troisième voie blairiste –héritière directe du New Liberalism.
Pourtant, il existe une différence non négligeable entre celle-ci et le libéralisme d’Emmanuel Macron. En bon Français, ce dernier accorde à l’État un rôle sensiblement plus important que nos voisins britanniques. En effet, alors que Blair et Giddens imaginaient volontiers que (pour des raisons d’efficacité notamment) le secteur privé pouvait en partie se substituer à l’État en accomplissant un certain nombre de missions de service public, le candidat d’EM s’avère autrement plus réservé sur cette question.
Ainsi, dans Révolution, il ne cesse de renvoyer dos à dos la gauche conservatrice, qui attend tout de l’État, et ceux qu’il appelle les libéraux doctrinaires, qui au contraire attendent le salut du pur et simple démantèlement de la puissance publique. Dans le même esprit, le futur président écrit de l’école, de la santé (et même de la transition écologique) que si ce sont là «des domaines où l’action publique peut faire mieux» ; en revanche «personne ne peut faire sans elle». De fait, l’État conserve un rôle tout à fait essentiel dans le programme macronien, comme l’illustrent les cinquante milliards d’investissements publics annoncés, ou encore le «volontarisme lucide» prôné en matière de politique industrielle. Ce faisant, le nouveau Président de la République s’avère fidèle à la fois à un libéralisme français traditionnellement statophile et à sa formation d’énarque et d’inspecteur des Finances (deux institutions ayant toujours eu une conception de l’économie très statocentrée). De la même manière, il semble devoir rester très hexagonal dans sa conception même du pouvoir. Car si l’on se fie à sa pratique de chef de parti et de candidat, ou encore à ses premiers pas de Président élu, notre jeune monarque républicain semble développer une approche du pouvoir très verticale, centralisée, autoritaire, «jupitérienne» (pour reprendre ses propres termes). Doit-on y voir l’amorce d’une forme de volontarisme à la Bonaparte (celui du Consulat) dont la conciliation avec le libéralisme, sans être nécessairement impossible, n’en est pas moins problématique à maints égards ? Ce sera là, à n’en pas douter, une question que nous aurons à nous poser dans un proche avenir. Mais cela suppose au préalable d’accorder un peu de temps à notre Président afin de pouvoir mesurer avec précision ce qu’il entend pratiquement par un retour à «l’esprit de la Ve République» – ce qui semble être son intention profonde.

1 — À ne surtout pas confondre avec le «néolibéralisme» des années 1970 et 1980 incarné par des penseurs comme Milton Friedman ou Hayek, et qui correspond bien plutôt à une tentative de retour aux principes du libéralisme classique, qui aurait été «trahi» par Mill et ses successeurs.


Jérôme Perrier et Telos

Jérôme Perrier Agrégé et docteur en histoire
Telos Agence intellectuelle regroupant universitaires et professionnels


Emmanuel Macron est-il vraiment libéral?
Qu’est-ce que le libéralisme égalitaire?
Les quatre malentendus que recouvre le succès d'Emmanuel Macron


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C) Libéral ou capitaliste: ce n’est pas la même chose

Capitalisme et libéralisme peuvent toujours se combiner dans les discours politiques et réalités économiques. Mais, en bout de ligne, ils désignent deux mécanismes coopératifs et deux systèmes théoriques distincts. Plus que cela, ces deux systèmes entrent souvent en conflit.

Certaines erreurs et incompréhensions ont la vie dure, en particulier en économie. Un exemple est la vision qu’ont certains politiciens ou intellectuels, en France et ailleurs, du libéralisme économique[1]. Cette vision est souvent à la fois extensive et restrictive. Elle conduit à justifier trop de dérégulation et pas assez d’intervention.

Deux erreurs sont très répandues.
La première est de confondre libéralisme économique et capitalisme. Le premier justifierait le règne de grandes multinationales dominatrices sur leur marché respectif à partir du moment où une telle situation résulterait d’une compétition (plus ou moins équitable) avec d’autres entreprises. Le concept de «néolibéralisme» illustre ce biais: la défense du libéralisme économique est assimilée à celle de multinationales. Tout au moins, on ne voit pas le problème dans la situation actuelle d’un Apple par exemple.
La seconde erreur est de minimiser le rôle joué par l’Etat moderne dans le fonctionnement des marchés. L’erreur consiste à croire que marchés et entreprises n’auraient nul besoin des institutions publiques pour être efficaces.

Le libéralisme n’est pas le capitalisme

La première erreur est courante. Elle est commise à la fois par ceux qui dénoncent le néolibéralisme[2] et par ceux qui se réclament du libéralisme (par exemple Liberal Alliance au Danemark ainsi que toute une galaxie de mouvements, clubs de pensée en Europe). Elle s’enracine dans une confusion entre défense des marchés libres et défense de certaines entités qui y opèrent: les grandes entreprises, en général multinationales.
Le capitalisme défend l’idée que l’efficience économique est fondée sur l’accumulation du capital (machines, ordinateurs, robots, etc.), la division du travail et la spécialisation des travailleurs. La manufacture d’épingles d’Adam Smith dans De la richesse des nations en est l’archétype. S’il est plus efficient d’accroître la taille des unités de production (jusqu’à un certain point où les rendements marginaux diminuent), c’est parce que l’effet de taille conduit à un abaissement des coûts de production et/ou une augmentation de la productivité, ce sont les rendements d’échelle. Ces derniers résultent de l’accumulation du capital, c’est-à-dire du fait que la productivité globale d’une entreprise est supérieure à la somme des productivités individuelles de ses employés s’ils devaient s’acquitter séparément de leurs tâches.
Ainsi, le communisme tel que pratiqué dans l’Union soviétique était un capitalisme d’Etat, n’en déplaise à certains. Le mécanisme était d’accumuler des moyens de production pour obtenir des rendements d’échelle. Bien évidemment, une différence essentielle tenait dans la propriété des moyens de production –étatique pour le communisme, privée pour le capitalisme– ainsi que dans les buts généraux du régime politique dans lequel cet arrangement productif s’insérait. Mais le mécanisme de base était le même.
De son côté, le libéralisme repose sur l’idée que l’efficience économique découle de l’échange libre entre des agents. Ces derniers peuvent entrer et sortir sans contrainte du marché, possèdent un pouvoir de marché faible (c'est-à-dire qu’ils sont incapables de déterminer les prix), ils ont une connaissance parfaite des prix, etc. (la fameuse compétition «pure et parfaite»). Ces conditions peuvent être considérées comme théoriques, voire utopiques (ce qu’elles sont), elles n’en remplissent pas moins la fonction d’idéal pour tout libéral économique qui se respecte.
Le mécanisme au cœur du libéralisme économique est l’échange mu par deux types de différences entre agents: des différences de préférences (je préfère les bananes aux pommes, vous préférez les pommes aux bananes, on a donc intérêt à échanger) et des différences de «dotations initiales» (j’ai des chaussures, vous avez des pantalons, à moins de me promener en caleçon et vous pieds nus, on a tout intérêt à échanger).
Capitalisme et libéralisme peuvent toujours se combiner dans les discours politiques et réalités économiques. Mais, en bout de ligne, libéralisme et capitalisme désignent deux mécanismes coopératifs (échange vs économie d’échelle) et deux systèmes théoriques distincts. Plus que cela, ces deux systèmes entrent souvent en conflit, car ils ne justifient pas les mêmes mécanismes économiques, politiques publiques et ne s’appuient pas sur les mêmes valeurs.



Si on ne saisit pas cette différence, on ne peut pas comprendre la raison pour laquelle Milton Friedman, monétariste et fervent libéral, considérait que la communauté des affaires et les grandes entreprises étaient les ennemis du marché.
Car grande entreprise rime avec pouvoir de marché, c’est-à-dire possibilité d’imposer ses prix aux consommateurs par exemple, d’autant plus si ceux-ci sont captifs (pratiques courantes pour des entreprises comme Apple, Microsoft ou IBM).
Des entreprises trop puissantes perturbent les lois du marché, bases du libéralisme économique. Elles peuvent bloquer l’entrée de concurrents potentiels sur leur marché. Elles ont tendance à imposer leur prix et donc violer la loi de l’offre et de la demande.
C’est la raison pour laquelle les Etats-Unis, pays profondément libéral, ont promulgué dès 1890 le Sherman Antitrust Act et une série de lois contre les ententes, collusions et distorsions de marché générées par les grandes entreprises. Ces mesures sont libérales et, dans une certaine mesure, anti-capitalistes puisqu’elles visent à limiter l’accumulation du capital.

Les marchés ont besoin des institutions publiques

Outre la défense injustifiée des grandes entreprises, certains politiciens et intellectuels se réclamant du libéralisme commettent une seconde erreur. Ils conçoivent les marchés comme des institutions qui s’autorégulent. Ou alors ils assument que moins de régulation est forcément bénéfique d’un point de vue libéral.
Le problème est que les marchés ne sont pas des institutions autosuffisantes. Leur création est guidée par des institutions plus «épaisses» et moins spontanées (constitution, droit des affaires, tribunaux, police, parlement, agences publiques etc.). Leur fonctionnement est garanti par ces mêmes institutions. Les marchés ne sont pas des «institutions» au sens où la sécurité sociale, les tribunaux ou la police le sont. Ils constituent des institutions dans un sens allégorique ou trivial (c’est-à-dire qu’ils ont été «institués»).
Pour que des marchés existent et soient efficaces, un certain nombre de biens (en général) publics sont nécessaires.
Les difficultés budgétaires des Etats sont moins dues à la crise qu’à l’évasion fiscale pratiquée par les multinationales et les ménages les plus aisés

Il faut qu’un système de droits de propriété soit établi par la loi, contrôlé par les tribunaux et garanti par la force. Il faut des routes pour que les biens circulent. Il faut un système de paiement (une monnaie) qui soit garanti par un acteur dont le risque de défaut est minime afin de rassurer les acteurs de marché et sortir d’une économie de troc. Il est nécessaire que les agents (consommateurs et producteurs) soient capables de lire les signaux du marché et de se livrer à des interactions qui satisfassent leurs réels besoins. En d’autres termes, les individus doivent être éduqués, tâche dont tous les Etats démocratiques se sont acquittés avec succès (il suffit de considérer l’évolution du taux d’alphabétisation dans tous les pays dotés d’un Etat providence depuis un siècle et demi). Il est également nécessaire qu’un agent garantisse l’ensemble des marchés contre les risques majeurs comme une crise financière, environnementale, sociale, etc. (tâche dont se sont plutôt bien acquittés la plupart des Etats occidentaux depuis 2007).
En bref, des institutions (des «vraies», épaisses) doivent jouer le rôle d’assureurs de dernier ressort et c’est l’Etat qui est le plus à même de s’en charger.
Penser que les marchés contemporains, complexes, régulés (afin de garantir leur stabilité, la sécurité des employés et consommateurs, la qualité des produits, etc.) peuvent être compris en recourant à des analogies du type «deux individus avec des biens à échanger se rencontrent dans la forêt et hop! Voilà! On obtient un marché» relève soit de la malhonnêteté intellectuelle soit d’une incompréhension profonde de ce qu’est une économie complexe.

Pourquoi ces questions sont importantes

Ces distinctions importent, car elles apportent de la profondeur à notre compréhension des tensions qui traversent nos sociétés, surtout depuis la crise de 2007-2008.
Tout d’abord, elles éclairent la question de l’accumulation du capital sous un jour qui devrait inquiéter les libéraux économiques. Si les récents travaux de Thomas Piketty questionnent l’accumulation du capital par les ménages les plus aisés, il y a un autre problème: celui de la concentration du capital corporatif. L’économie et la société sont actuellement malades, non seulement de la dérégulation des marchés, mais aussi des comportements d’acteurs qui y opèrent: certaines grandes entreprises.
Le problème est multiple. Dans la plupart des pays industrialisés, les grandes entreprises soit paient beaucoup moins de taxes qu’elles ne le devraient, soit n’en paient pas du tout en recourant à l’optimisation fiscale. Elles ne repaient donc pas ce qu’elles doivent à la communauté politique.
Les difficultés budgétaires des Etats sont moins dues à la crise qu’à l’évasion fiscale pratiquée à grande échelle par les firmes multinationales et les ménages les plus aisés, donc par les grands détenteurs de capital. Le problème est que l’évasion fiscale sape la production de biens et services publics (éducation, santé, infrastructures, sécurité, règne du droit, etc.) qui sont nécessaires aux marchés pour fonctionner de manière efficace.
Outre l’impact sur les budgets publics, la concentration du capital offre aussi à une poignée d’individus et d’organisations la possibilité d’influencer de manière décisive divers processus démocratiques (élections, décisions politiques, normes sanitaires et sociales, évaluation des politiques publiques) dans un sens favorable à leurs intérêts. Il s’agit d’un problème qui doit inquiéter n’importe quel libéral au niveau national, mais aussi européen. Si l’idéal libéral est celui d’une société dans laquelle les individus peuvent s’exprimer, échanger, s’associer ou entreprendre sans être soumis à l’arbitraire de qui que ce soit (entité publique ou privée), force est alors de reconnaître que la situation actuelle est très éloignée de cet idéal.
En France et en Europe, libéraux et sociaux-démocrates devraient s’asseoir à la même table et débattre de régulation. De fortes divergences de vues existent et continueront d’exister. Il n’y aura jamais de consensus. Mais, percevoir que les uns et les autres ont intérêt à se soucier de régulation permet de sortir de la fausse dichotomie entre sociaux-démocrates et autres socialistes qui seraient favorables à la régulation et libéraux qui y seraient opposée. Les deux groupes sont inclinés à réguler. Pas de la même façon, c’est certain, mais c’est de cela dont il faut débattre.
L’objectif n’est pas de lutter contre les entreprises ou le capital productif. Les PME-PMI jouent un rôle essentiel, trop souvent négligé, pour l’emploi, la production et l’innovation. Mais les grandes compagnies en sont les excroissances parfois monstrueuses. Si la taille de certaines entreprises est nécessaire au vu des investissements demandés dans le secteur en question (par exemple, transport aérien, industrie lourde), il n’en demeure pas moins que leur pouvoir, leur gouvernance ainsi que le respect qu’elles affichent des règles du jeu social (comme l’imposition) doivent faire l’objet d’un contrôle strict de la part des institutions démocratiques.


Taux moyen de taxe sur les entreprises | Source: kpmg

De ce point de vue, il est inacceptable que le taux moyen de taxe sur les entreprises soit inférieur en Europe à ce qu’il est aux Etats-Unis ou au Japon (21,34% contre 40% et 35,64%).
Par ailleurs, il serait bon de remettre à plat les niches fiscales et autres complaisances dont bénéficient les grands détenteurs de capital.
Le projet est ambitieux. En cela, il nécessite le soutien, au niveau européen, de politiques allant des socialistes aux libéraux.
De manière générale, le public ne devrait pas être dupe de l’usage qui est fait du concept de «libéralisme», à droite comme à gauche, chez certains de ses défenseurs et critiques.
Le libéralisme économique dont nombre de grandes entreprises se réclament et dont beaucoup de partis «libéraux» font l’apologie n’est en fait qu’un libéralisme «instrumental», c’est-à-dire une dérégulation de marchés où ces entreprises ont la possibilité d’acquérir une position dominante en violation directe des principes fondateurs du libéralisme économique. Du point de vue du libéralisme économique, moins de régulation étatique n’est pas forcément une bonne chose. C’est souvent le contraire!
La grande révolution néo-libérale des années 1980 a surtout été une grande révolution capitaliste et les libéraux devraient se soucier de ses conséquences.

1 — L’article porte sur le libéralisme économique, non sur sa forme politique (les liberals anglo-saxons).
2 — Il est intéressant de relever que le courant anarchiste est très fort chez les altermondialistes. En toute logique, ce courant devrait produire une critique du capitalisme, mais moins du libéralisme économique.

Xavier Landes et Claus Strue Frederiksen et David Budtz Pedersen
Xavier Landes Professeur en éthique des affaires et développement durable à la Stockholm School of Economics de Riga
Claus Strue Frederiksen Chercheur à l'université de Copenhague
David Budtz Pedersen Chercheur à l'université de Copenhague
Source



D) Libéralisme, ordolibéralisme, néolibéralisme … Quel fondement économique pour le marché intérieur et le droit européen de la concurrence ?

C’est aujourd’hui une mode, sur la scène politique notamment, que de parler de « déferlement néo-libéral », de « libéralisme à tout va de Bruxelles ». De nombreux vocables sont employés pour qualifier l’ordre économique européen dont on se plaint sur l’ensemble du spectre politique français.
          Toutefois, libéralisme et néolibéralisme sont deux notions différentes. Le libéralisme se réfère à des choses différentes selon que l’on en parle comme courant économique ou comme courant politique. Cela ne signifie pas cependant qu’il n’existe aucun liens entre ces deux notions.
          Il s’agira dans cet article de clarifier le sens de quelques-uns de ces vocables et de les distinguer. On introduira l’analyse d’un courant de pensée économique injustement méconnu : l’ordolibéralisme.  L’injustice vient du fait que ce courant, dit de l’école de Fribourg fonde le « cadre » économique européen du marché intérieur et en conséquence le moule du droit européen de la concurrence.
          Je tiens à avertir le/la lecteur/lectrice qu’il ne s’agira pas ici de dégager toutes les subtilités épistémologiques caractérisant chacun de ces courants.
 
 
          Le libéralisme s’entend le plus souvent de deux manières : le libéralisme politique et le libéralisme économique. Il est souvent reproché à ceux qui emploient le terme « libéralisme » de réduire son sens au seul champ économique. L’application au champ économique est plus tardive que l’application à l’espace économique ; c’est l’avis de Michel Guénaire, avocat et maître de conférence en droit public, dans une interview à la revue Débattitrée « Libéralisme et néolibéralisme ». Il identifie « un libéralisme qui est né du combat des hommes pour la liberté politique, à côté d’un libéralisme qui a réfléchi aux conditions de la création de la richesse des nations. (…) Ces deux libéralismes sont apparus historiquement l’un après l’autre. »[1]
Les deux libéralismes… Du politique à l’économique
          En quelques mots cet article mettra en évidence ce qui fonde le libéralisme politique et comment son influence s’est exprimée dans le champ économique.
          Le libéralisme place la liberté et son exercice, tant qu’il ne nuit pas à l’exercice de celle de son voisin, au sommet de sa hiérarchie de valeurs. A partir de là, un vaste dégradé de courants se dégage selon le degré de liberté promu. Cela va ainsi du libéral-conservatisme au libertarianisme tel qu’il existe aux États-Unis notamment. Le corollaire de cette importance de la liberté individuelle est le retrait de l’État, son effacement. Dans sa leçon du 17 janvier 1979 au Collège de France, Foucauld dit qu’il s’agit de « limiter de l’intérieur l’exercice du pouvoir de gouverner »[2]. Il s’agit de la matrice fondamentale du libéralisme : la liberté individuelle contre le pouvoir de l’État.
          Par extension, cette philosophie s’est traduite dans l’espace économique par une réduction importante de l’intervention de l’État. Les agents économiques doivent pouvoir entrer et sortir d’un marché librement, exercer librement leur activité sans faire l’objet d’une surveillance excessive de l’appareil d’État. En bref, la qualité de toute action politique se mesure à son effet sur la liberté individuelle.
          Ce principe s’est ainsi traduit en économie par la doctrine dite « du laisser-faire ». On considère alors qu’un marché s’autorégule et alloue de manière optimale les richesses qui y circulent entre les différents agents en présence. Le marché est une organisation naturelle au sens où il se met en place sans intervention extérieure. C’est au contraire l’absence d’intervention extérieure qui favorise son apparition et son efficience. Il s’agit d’une idée fondamentale à retenir notamment pour la distinction future avec l’ordolibéralisme. Les agents sont dès lors responsables des actes qu’ils posent et des choix qu’ils font et doivent en assumer les conséquences.
          Ce qui est mis en évidence suffit aux distinctions que l’on souhaite étudier dans cet article. Aussi je tiens à souligner qu’il n’y a pas volonté d’exhaustivité dans la reproduction de l’ensemble des idées véhiculées par le libéralisme.
Le néolibéralisme… un désaveu des principes libéraux ?

          Le néolibéralisme est plus souvent encore mis en cause. En quoi se distingue-t-il dès lors du libéralisme ? Comme nous l’avons vu, le libéralisme politique fonde historiquement et épistémologiquement le libéralisme économique. La thèse de Michel Guénaire, sur la distinction entre néo-libéralisme et libéralisme est à ce propos intéressante.
          Deux critères les distinguent selon lui. Le premier critère est l’inversion de hiérarchie entre liberté politique et liberté économique. Le libéralisme économique a selon lui dévoré le libéralisme politique. « Si j’osais une formule, je dirais que le néo-libéralisme, c’est le libéralisme économique sans le libéralisme politique. »[3]
          La lecture de Foucauld va dans le même sens puisque le néolibéralisme est marqué selon lui par la disparition de la distinction entre sphère politique et sphère économique. Ce courant marque le le début de l’application des principes de l’économie libérale non seulement à la sphère politique mais aussi à l’ensemble de la société. Le marché n’est plus vu comme un endroit à « l‘intérieur », sur lequel l’influence de l’État est limitée. Le marché définit un ordre social dans son ensemble. Il estime que « Le problème du néo-libéralisme, c’est, au contraire, de savoir comment on peut régler l’exercice global du pouvoir politique sur les principes d’une économie de marché. »[4]
          Le deuxième critère de Michel Guénaire est la disparition d’une éducation de l’homme à la morale de la liberté. Il s’agit de l’apprentissage de la responsabilité induite par la liberté donnée aux individus. L’accroissement de la liberté donnée aux individus accroît par voie de conséquence leurs pouvoirs d’action. Il s’en suit selon les libéraux que leur responsabilité doit aussi être à la mesure de l’importance des actes qu’ils posent. Par exemple, une banque doit pouvoir faire faillite lorsque ses placements entrainent des pertes dont elle est responsable. Les plans de sauvetage ont été critiqués par bien des libéraux comme induisant ce que l’on appelle un aléa moral. Il s’agit d’une action favorisant un comportement à risque. Les libéraux estiment ainsi que le fait pour les États de pourvoir en fonds des banques qui ont perdu les leurs en raison de leur comportement, créé cet aléa.
          Ces courants ne permettent pas de fonder le droit européen de la concurrence. En effet, la seule existence d’un droit européen de la concurrence est problématique au regard de ces analyses libérales et néolibérales.
L’ordolibéralisme, un néolibéralisme tempéré pour le marché intérieur

          On peut à présent introduire le courant qui intéresse la construction européenne et le droit européen de la concurrence : l’ordolibéralisme. Il s’agit d’un courant considéré comme étant une forme de néolibéralisme notamment par Foucauld. Il constitue en effet un renouveau des thèses libérales en réaction à l’interventionnisme keynésien. Pour faire le lien avec ce qui a été précédemment dit et aider le lecteur à situer ce courant on peut retenir que Keynes défend l’interventionnisme d’État sur des données directement économiques. L’ordolibéralisme renoue avec les thèses libérales en considérant qu’il faut passer par le marché qui est plus efficient pour allouer des ressources. De nouveau, il y a l’idée que l’État doit voir son rôle limité.
         Il s’agit d’un courant développé dans l’entre-deux guerres en Allemagne à l’école de Fribourg-en-Brisgau. Walter Eucken (1851-1950) en a pensé les principes fondateurs dans son ouvrage Die Grundlagen der Nationalökonomie publié en 1940. Sa pensée s’est déployée toutefois en rupture avec quelques points du libéralisme traditionnel. En effet, il défend l’importance d’une harmonie sociale face à la seule liberté du marché. Ainsi, par comparaison avec le libéralisme, au sommet de sa hiérarchie de valeurs se place l’harmonie sociale et non pas la liberté. A l’origine il y a une sincère ambition sociale influencée par un certain catholicisme social.
          Dans un article titré « L’ordolibéralisme et la construction européenne » Michel Dévoluy, économiste et professeur à l’université de Strasbourg, dégage trois principes essentiels de l’ordolibéralisme[5] :
Des prix libres sont un bon indicateur pour les choix des agents économiques. Il s’ensuit que les « dérives oligopolistiques » doivent faire l’objet d’un contrôle par les Etats.
Lorsque le système économique est efficace, alors les acteurs sont en sécurité. Cette efficacité est conditionnée par l’existence d’une faible inflation et par la maîtrise des finances publiques.
L’État doit soutenir les citoyens les plus défavorisés, l’auteur d’ajouter : « Mais la réalisation de ce commandement n’est pas toujours en phase avec les deux normes précédentes. »[6]
 
          Le point d’origine du droit européen de la concurrence est le premier de ces principes. En rupture avec le libéralisme, le marché n’est plus vu comme étant un ordre naturel optimal. Il doit être construit et protégé par les autorités.
          Dans l’ouvrage cité plus haut, M. Foucauld estime que ce qui caractérise l’ordolibéralisme est la défense d’une « politique de cadre ». Il entend par là une action « sur les données qui ne sont pas directement des données économiques, mais qui sont des données conditionnantes pour une éventuelle économie de marché. » (opus cité p146)
          Hans von der Groeben, diplomate allemand très marqué par l’ordolibéralisme, est le premier commissaire à la concurrence avec l’entrée en vigueur du Traité de Rome en 1957. Il déclare plus tard en 1967 : « La politique de la concurrence ne signifie pas laisser-faire, mais réaliser un ordre fondé sur des normes juridique. »[7]Le pont est alors fait entre l’ordolibéralisme et le droit de la concurrence.
          Cependant l’application du droit européen de la concurrence fait l’objet d’une bataille économique entre l’ordolibéralisme et le néolibéralisme de l’école dite de Chicago. A titre d’exemple, l’École de Chicago défend l’intérêt d’une entorse au droit de la concurrence en matière d’entente lorsque celle-ci se fait au profit du consommateur. Ce type d’argument a pris de l’importance entre la fin des années 90 et 2009. Mais la CJUE a finalement affirmé son opposition à cette rhétorique dans une décision GlaxoSmithKline[8]. La structure concurrentielle du marché doit être protégée pour elle-même. La raison en est la lutte contre les situations dans lesquelles une entreprise détiendrait un trop grand pouvoir de marché.
         On peut achever cet article sur une définition qui nous servira de base pour les prochains. Le droit européen de la concurrence est l’ensemble des règles qui protègent et encadrent le fonctionnement concurrentiel du marché intérieur.
 
François  CURAN



[1] « Libéralisme et néolibéralisme », Revue Débat, 2014 n°78 p 52 à 61
[2]   Naissance du biopolitique, Michel Foucauld, Gallimard, 2004 p 29
[3] « Libéralisme et néolibéralisme », Michel Guénaire, Revue Débat, 2014 n°78 p 52 à 61
[4]  Naissance du biopolitique, Michel Foucauld, Gallimard, 2004 p 137
[5] « L’ordolibéralisme et la construction européenne », Michel Dévoluy, Revue internationale et stratégique, 2016 N°3 p 26 à 36
[6] Ibid.
[7]   « L’ordolibéralisme et la construction européenne », Michel Dévoluy Revue internationale et stratégique, 2016 N°3 p 26 à 36
[8] CJCE, 6 octobre 2009, GlaxoSmithKline c/ Commission ; les règles de concurrence protègent « non pas uniquement les intérêts des concurrents ou des consommateurs, mais la structure du marché, et ce faisant, la concurrence en tant que tel (…) »


L'heure fuit, le droit demeure

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