Un rapport publié cette semaine par le centre de réflexion MCC Brussels accuse
le programme Jean Monnet de l’Union européenne (UE) d’être une
« machine de propagande » financée par les contribuables, transformant
les universités en vecteurs d’influence pro-UE. Intitulé Professors of Propaganda: How the EU’s Jean Monnet Programme Corrodes Academia,
ce document rédigé par le journaliste Thomas Fazi soulève un débat vif
sur la frontière entre soutien à la recherche et ingérence idéologique.
Alors que l’UE vante le programme Jean Monnet comme
un pilier de l’éducation européenne, ses détracteurs y voient une
menace pour la liberté académique. Retour sur cette polémique, alimentée
par des financements massifs et des critiques récurrentes.
Qu’est-ce que le programme Jean Monnet ?
Lancé en 1989 et intégré depuis 2014 au programme Erasmus+, ce
programme vise à promouvoir l’enseignement, la recherche et le débat sur
l’intégration européenne dans les établissements d’enseignement
supérieur du monde entier. Selon le site officiel d’Erasmus+, il
soutient des chaires, modules et centres d’excellence dédiés aux études
sur l’UE, ses institutions, sa politique et son histoire, avec un budget
annuel estimé à 25 millions d’euros.
L’objectif déclaré est de « stimuler
l’enseignement et la recherche sur l’intégration européenne » et de
« sensibiliser les étudiants et la société aux enjeux de l’UE ».
Parmi ses réalisations, le programme a financé plus de 2.500 projets
dans plus de 100 pays, formant des milliers d’académiciens et étudiants.
Des initiatives comme les chaires Jean Monnet – attribuées à des professeurs pour développer des cours sur l’UE
– ou les réseaux d’excellence sont présentées comme des outils pour
« favoriser l’excellence dans les études européennes ». Par exemple, l’Université
d’Oradea en Roumanie ou l’Université d’État de Sumy en Ukraine mettent
en avant son rôle dans l’élévation du niveau de connaissance sur l’UE. L’UE
insiste sur le fait que ces actions ne sont pas limitées aux États
membres, mais visent une diplomatie publique globale, en transformant
les professeurs en « ambassadeurs » de l’intégration européenne.
Les accusations de propagande : un rapport qui fait des vagues
Le rapport de Thomas Fazi, publié le 17 septembre 2025 par MCC
Brussels – un think tank proche du gouvernement hongrois de Viktor Orbán
–, dépeint le programme Jean Monnet comme un « réseau mondial de propagande financé par les contribuables ».
L’auteur argue que ce programme, loin
d’être neutre, injecte des narratifs pro-UE dans les salles de classe,
en alignant la recherche sur les priorités de Bruxelles et en
marginalisant les voix dissidentes, comme l’euro-scepticisme ou les
critiques de l’intégration.
« Ce n’est pas une initiative académique neutre, mais un instrument
puissant pour ancrer la propagande pro-UE », écrit Thomas Fazi,
soulignant que les fonds publics – environ 25 millions d’euros par an – transforment les universités en « véhicules de propagande institutionnelle ».
Thomas Fazi dénonce un « complexe UE-ONG-médias-académie » où le programme récompense la conformité idéologique : les
projets financés doivent promouvoir une « identité européenne » et
combattre la « désinformation » anti-UE, au détriment de l’enquête
critique. Il cite des exemples de chaires qui intègrent des thèmes comme la lutte contre le populisme ou la promotion de l’unité européenne,
arguant que cela érode la liberté académique en décourageant les
recherches non alignées. Le rapport s’appuie sur des analyses
antérieures, comme celles de l’auteur sur la « hijacking »
de l’Europe par une élite, et appelle implicitement à une révision du
financement public pour préserver l’intégrité scientifique.
Sur les réseaux sociaux, le rapport a rapidement fait le buzz, avec
de nombreux partages et commentaires qui le relie à des critiques plus
larges sur l’autonomie des universités. Certains ironisent sur le fait
que « personne n’est surpris » par ces allégations.
Réponses et contre-critiques
Le rapport n’a pas tardé à susciter des réactions vives. Alberto
Alemanno, professeur « Jean Monnet » en droit européen à HEC Paris, l’a
qualifié de « pseudo-rapport » issu de la « machine de propagande de
Viktor Orbán », accusant MCC Brussels de discréditer systématiquement
les initiatives pro-UE. « Ne manquez pas cela : la machine de propagande
d’Orbán a publié un rapport pseudo-scientifique qualifiant tous les
professeurs Jean Monnet de ‘propagandistes' », a-t-il tweeté le 18
septembre. (Voici tout de même son pédigee : Alberto a été nommé Young Global Leader par le Forum économique mondial de Davos en 2015, Ashoka Fellow en 2019 et Social Innovation Thought Leader par la Fondation Schwab pour l’entrepreneuriat social en 2022 – Source).
Cette critique n’est pas isolée. Un article des Times Higher Education de
2004 rapportait des appels à « fermer les outlets de propagande euro »
financés par les universités et les contribuables. Des études
académiques, comme celle de Federica Bicchi sur le rôle du Jean Monnet en diplomatie publique, admettent
que le programme utilise les professeurs comme « proxies » pour
promouvoir l’UE, mais le présentent comme un outil légitime de soft
power plutôt que de la propagande.
D’un autre côté, un rapport du
Parlement européen de 2023 sur la liberté académique dans l’UE ne
mentionne pas explicitement le Jean Monnet comme une menace, mais souligne des pressions plus larges sur l’autonomie universitaire, y compris via des financements européens. Des défenseurs du programme, comme le site de la Cultural Relations Platform, insistent sur son impact positif : promotion de l’excellence et sensibilisation sociétale sans contrainte idéologique (SIC).
Un débat plus large sur le financement et la neutralité
Cette polémique s’inscrit dans un contexte de tensions croissantes autour du financement public de la recherche. Alors que l’UE alloue des milliards via Horizon Europe et
Erasmus+ pour des priorités stratégiques – comme la transition verte ou
la souveraineté numérique –, des voix critiques y voient une forme de
conditionnalité idéologique. Le programme Jean Monnet, avec son focus
flagrant sur l’intégration européenne, cristallise ces débats : est-il
un vecteur d’éducation ou un moyen de « combattre l’euro-scepticisme »
au prix de la pluralité ?
De son côté, l’UE maintient que le programme est évalué sur des critères d’excellence et non d’alignement politique.
En conclusion, comme le met en lumière
le rapport de Fazi, le programme Jean Monnet opère comme un réseau de
propagande financé par les contribuables, érodant la liberté académique
en favorisant une conformité idéologique pro-UE au détriment des
perspectives critiques et pluralistes.
Cette instrumentalisation des universités appelle à une révision
urgente des financements privés et publics pour restaurer l’intégrité et
la neutralité de la recherche académique.
https://multipol360.com/le-programme-jean-monnet-de-lue-excellence-academique-ou-outil-de-propagande/
Histoire: Qui est Jean Monnet ?
Jean Monnet est né le 9 novembre 1888 à Cognac en Charente dans une
famille de négociants en cognac. Son père Jean-Gabriel, fils de
viticulteurs, s’était hissé au rang convoité de négociant et avait pris
la tête en 1897 d’une coopérative de petits producteurs qu’il avait
progressivement rachetée pour former une société familiale, JG
Monnet Cie.
La Charente est ouverte sur l’extérieur depuis
le 12éme siècle, exportant très tôt du sel puis du vin vers les îles
Britanniques. Depuis le 19ème siècle, ses eaux-de vie sont appréciées à
travers le monde et il est significatif que les principaux producteurs
de l’époque, Hennessy et Martell, sont tous deux d’origine Britannique.
La région de Cognac avait donc très tôt pris conscience de la taille du
monde. On y était naturellement plus intéressé aux affaires
internationales, dont dépendait le commerce, qu’à ce qui pouvait se
passer en France.
C’est dans ce cadre que grandit le jeune Jean
Monnet. Il voit défiler à la table familiale clients et associés de tous
horizons, parlant toutes les langues et rapportant des nouvelles du
monde. L’adolescent est fasciné par leurs récits d’autant que, bien que
bon élève, il goûte peu l’apprentissage théorique des choses.
1905 – Découverte du Nouveau Monde
En 1905, à tout juste seize ans, Jean Monnet
part pour « la City » de Londres où il se forme à l’anglais et aux
affaires auprès de l’agent local de son père. A dix-huit ans, le jeune
homme se sent prêt à affronter l’Amérique et s’embarque pour la première
de ces grandes traversées transatlantiques qu’il affectionnera toute sa
vie. Son père lui conseille : «N’emporte pas de livres. Personne ne
peut réfléchir pour toi. Regarde par la fenêtre. Parle aux gens ».
L’Amérique est une révélation pour le jeune
Jean : les espaces infinis, la simplicité des contacts, l’esprit
d’entreprise le fascinent. Il y tisse tôt des liens d’amitié et de
confiance et s’y découvre de grands talents de négociateur. A 22 ans, le
jeune Monnet signe pour les cognacs familiaux un important contrat de
distribution exclusive sur l’ouest du Canada avec la puissante Hudson
Bay Company. Il établit à cette occasion des liens personnels forts avec
les dirigeants de cette société qui dispose notamment de ressources
financières conséquentes et d’une importante flotte de navires
marchands.
1914 – Les comités interalliés
C’est en juillet 1914 en gare de Poitiers, de
retour du Canada, que Jean Monnet apprend la mobilisation générale.
Réformé en 1908 pour des problèmes pulmonaires, il n’est pas
mobilisable, mais il entend contribuer comme il le peut à l’effort de
guerre. Fort de son expérience d’affréteur et de sa connaissance de
l’Angleterre, le jeune négociant constate l’utilisation désordonnée et
non concertée des flottes marchandes françaises et anglaises,
catastrophique gâchis en ces temps de guerre. Il est convaincu d’être
capable de proposer des solutions et de mettre à profit ses relations
avec la Hudson Bay Company. Son père, auquel il confie son constat et
son intention de rencontrer le Président du Conseil René Viviani pour
lui exposer ses vues, tente de le raisonner : « Même si tu avais tout à
fait raison, ce n’est pas à ton âge, ni à Cognac, que tu changeras ce
que nos grands chefs décident à Paris ».
La suite lui donna tort car après avoir obtenu
une audience en pleine bataille de la Marne auprès de René Viviani
replié à Bordeaux, le jeune Monnet se retrouve propulsé à Londres pour
mettre ses idées en œuvre et la Hudson Bay Company signe un important
contrat d’assistance maritime et financière avec le gouvernement
français. Jean Monnet se consacre alors à la mise en place, à partir de
Londres, de comités d’approvisionnement franco-anglais, action dont
Jean-Baptiste Duroselle n’hésite pas à écrire dans La grande guerre des français
: « En un sens, on peut dire que la flamboyante victoire de Foch a été
facilitée et même rendue possible par l’action obscure de Jean Monnet».
A la fin de la guerre, Jean Monnet tente, en
vain, de préserver l’organisation économique de guerre pour organiser la
transition entre la guerre et la paix. Il regrette de voir les comités
alliés démantelés car il est convaincu que les structures de
coordination franco-britanniques si utiles en temps de guerre peuvent
également l’être à l’heure de la reconstruction. Ayant acquis en
quelques années une solide réputation d’organisateur et une grande
influence, Monnet se voit confier des nouvelles fonctions dans le cadre
du problème de ravitaillement de l’Allemagne vaincue et de
l’administration de la Rhénanie occupée.
1919 – La Société des Nations
Dés 1919, Jean Monnet contribue à la création
de la Société Des Nations, voulue par le Président américain Woodrow
Wilson, première organisation internationale consacrée au maintien de la
Paix. A sa création en 1920, le jeune homme âgé alors de trente et un
an, est nommé Secrétaire Général Adjoint de l’organisation. Il en est le
numéro deux en charge de son fonctionnement opérationnel, sa véritable
cheville ouvrière. Monnet s’attache en particulier à régler le conflit
entre l’Allemagne et la Pologne portant sur la délimitation des bassins
charbonniers de la Silésie et de la Sarre et travaille au sauvetage
économique de l’Autriche.
Cependant, le Secrétaire Général Adjoint est
déçu du fonctionnement de l’organisation qu’il anime. Il regrette que
les gouvernements et leurs représentants recherchent plus la défense de
leurs intérêts propres que la résolution des problèmes communs auxquels
ils sont confrontés. Le droit de véto est pour lui le symbole et la
cause de l’impuissance à dépasser les égoïsmes nationaux.
1926 – Banquier aux Etats-Unis
C’est sans amertume que Jean Monnet
démissionne de la SDN en décembre 1922 pour rejoindre Cognac et aider
son père à remonter l’affaire familiale mise à mal par la prohibition
américaine. Sa jeune soeur Marie-Louise l’ayant convaincu que son retour
était indispensable, l’ancien dirigeant de la SDN trouve effectivement à
Cognac une situation difficile. Son père Jean-Gabriel rechigne à se
défaire de ses vieux cognacs qui n’ont plus la faveur d’un public à la
recherche d’eaux de vie plus jeunes et moins chères. En quelques mois,
aidé par la reprise des cours, Monnet remet l’entreprise familiale sur
pied en sacrifiant notamment le vieux stock de cognac de son père au
profit d’eaux de vie plus jeunes.
Très vite, les affaires de Cognac ne lui
suffisent plus, et lorsqu’il est approché en 1926, par une banque
d’investissement américaine, Blair & Co, pour monter un bureau à
Paris, Monnet n’hésite pas longtemps. Les banques américaines, en pleine
expansion, souhaitaient alors profiter de la période de reconstruction
en Europe pour financer des grands emprunts industriels et nationaux.
Jean Monnet a le profil parfait. Il a participé à des programmes de
sauvetage d’économies et de monnaies nationales dans le cadre de la SDN,
en Autriche notamment, comprend le fonctionnement des administrations,
et il bénéficie d’un réseau et d’une réputation solides. C’est donc dans
le cadre de la banque Blair & Co que le jeune banquier (il n’a pas
encore quarante ans) est amené à jouer un rôle déterminant dans le
sauvetage du Zloty de Pologne et du Leu de Roumanie.
En 1929, avant le crash d’Octobre, Jean Monnet
part aux Etats-Unis pour prendre la vice-présidence d’une banque
américaine résultant de la fusion de sa banque et d’une grande banque
locale, la Transamerica. En quelques mois, il gagne puis perd beaucoup
d’argent. On lui attribue ce mot à propos de cette période : « j’ai
gagné beaucoup d’argent sans plaisir et je l’ai perdu sans regret ». Il
retient de la crise de 1929, dont les risques étaient visibles de longue
date, que « Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité
et ne voient la nécessité que dans la crise ». Jean Monnet continue ses
activités de banquier aux Etats-Unis jusqu’en 1934, fonde un cabinet
d’affaire, Murnane & Co, puis part pour Shanghai.
Il se rend en Chine à la demande de TV Soong,
Ministre des Finances, pour mettre sur pied un plan de reconstruction
capable d’attirer des capitaux chinois et étrangers. Mais lorsqu’il
part pour Shanghai, sa vie a radicalement changé. Il s’apprête à épouser
Silvia de Bondini, une jeune italienne de dix neuf ans sa cadette,
rencontrée à Paris en 1929.
1929 – Mariage à Moscou
En août 1929, à quelques mois de la grande
crise, Jean Monnet avait fait la rencontre qui allait changer sa vie.
Lors d’un diner chez lui à Paris auquel participe René Pleven, il avait
rencontré Silvia, la jeune femme d’un homme d’affaire italien. L’affaire
est compliquée car Silvia est mariée sous la loi italienne et son mari
lui refuse le divorce. La solution proposée par son ami Ludwig Rajchman,
ancien directeur de la section d’hygiène de la SDN, est audacieuse :
il s’agit pour la jeune Silvia de se rendre à Moscou, prendre la
nationalité soviétique, profiter d’une disposition de la loi russe pour
divorcer unilatéralement, et épouser Jean Monnet. C’est ainsi que
l’affaire se déroule. Monnet arrive à Moscou de Shanghai par le
transsibérien en avril 1934 pour épouser Silvia. Jean Monnet qualifiera
dans ses Mémoires cet épisode de “plus belle affaire de sa
vie”. En effet, l’union de Jean et Silvia Monnet dura 45 ans, jusqu’à
sa mort en 1979 et fût une source essentielle de bonheur, de stabilité
et de sérénité. Ensemble, il eurent deux filles : Anna née en 1931 et
Marianne née à Washington DC en 1941.

1934 – Conseiller de Tchang Kai-Chek
La mission de Jean Monnet en Chine aurait pu
se dérouler sous l’égide de la Société des Nations mais le Japon s’y
oppose et Jean Monnet part pour Shanghai à titre privé sous la raison
sociale Monnet-Murnane & Co., société créée pour l’occasion avec
George Murnane, un ami américain. Dans ce cadre privé, Monnet continue
néanmoins à collaborer étroitement avec des anciens de la SDN comme ses
amis Arthur Salter et Ludwig Rajchman. En Chine, la question
fondamentale est la même que celle à laquelle Monnet a été confronté
dans d’autres entreprises financières de redressement ou de
reconstruction : comment créer localement les conditions d’émission
d’emprunts internationaux à même d’attirer les capitaux étrangers
nécessaires à la reconstruction de l’industrie et des infrastructures
chinoises. Pour cela il facilite la création de la China Finance
Development Corporation (CFDC) à laquelle il rallie les plus grandes
banques chinoises. L’objectif est de drainer des capitaux étrangers
sous forme de crédits et de les allouer aux secteurs privé et public
chinois. C’est un succès, la CFDC se développe et obtient de nombreux
soutiens, notamment pour le financement des chemins de fer. Sa
progression n’est stoppée que par la guerre en 1939.
L’expérience est riche pour Jean Monnet, la
Chine est un nouvel horizon. Il y côtoie les personnalités les plus
influentes du pays : T.V.Soong, Ministre des Finances, ses trois sœurs
dont deux sont mariées à Sun Yat Sen (fondateur du parti nationaliste
chinois) et à Tchang Kai-chek. Tchang Kai-chek lui-même exerce alors
son pouvoir sur la Chine et rien ne se fait sans son soutien. Jean
Monnet établit peu à peu une relation de confiance avec le dirigeant
chinois qui lui confie un jour « qu’il ferait un bon général s’il
n’était pas si faible avec ses amis » et – ultime compliment – qu’il y a
« quelque chose de chinois en lui ». Monnet développa au cours de ce
séjour à Shanghai une grande admiration pour la Chine et pour les
Chinois dont il écrira dans ses Mémoires qu’il lui parurent
«beaucoup plus intelligents et subtils que les Occidentaux ». Il
admettra cependant aussi ne jamais les avoir vraiment compris.
1938 – Des avions pour la France
A son retour de Chine en 1936, Jean Monnet
s’installe en famille aux Etats-Unis. Depuis 1933, il connait bien
l’administration Roosevelt au sein de laquelle il compte de nombreux
amis. Monnet est convaincu depuis plusieurs années de la menace que pose
Hitler et dès 1938 il s’inquiète comme d’autres de l’infériorité
manifeste de l’aviation française. Il est clair que seule une aide
américaine conséquente permettra à la France de combler ce retard. Le
profil de Monnet le destine naturellement à jouer un rôle
d’intermédiaire entre le gouvernement français et l’administration
Roosevelt. Sur les conseils de l’Ambassadeur William Bullitt, il est
chargé par Edouard Daladier, Président du Conseil, de négocier l’achat
d’avions américains. Jean Monnet rencontre à cette occasion le Président
Franklin Delano Roosevelt pour la première fois. Il lui est présenté
par Bullitt, comme « l’homme qualifié pour traiter cette question
d’avion, ami intime de longue date en qui j’ai confiance comme en un
frère». Monnet doit convaincre les américains de contourner le
Neutrality Act qui les contraint et trouver en France les moyens de
financer ces achats. Roosevelt obtient la levée de l’Act et une solution
audacieuse est identifiée pour le financement des avions :
réquisitionner l’or non-déclaré détenu par les français aux Etats-Unis.
Jean Monnet parviendra à commander plus de 400
avions après les accords de Munich, qui ouvriront la voie à d’autres
commandes, mais jusqu’à la déclaration de guerre la France ne parviendra
hélas pas à se procurer des avions en quantité suffisante. Il reste que
Jean Monnet est maintenant rentré de plein pied dans la guerre et dans
l’action publique qu’il ne quittera plus. Dans la continuité du rôle
qu’il a joué pendant la première guerre, Monnet préside, à partir de
décembre 1939, le comité franco-anglais d’approvisionnement. Hélas, le
temps manque et lorsque Hitler lance son offensive le 10 mai 1940, la
France manque encore d’avions.
1940 – L’Union totale franco-britannique
En Juin 1940, Jean Monnet refuse la défaite.
Lui qui a depuis la première guerre mondiale le réflexe de l’action
collective reprend à son compte une proposition aussi audacieuse que
désespérée. Par une note intitulée « Anglo French Unity », il convainc
Churchill, son cabinet, et de Gaulle, acculés par la debâcle, de
l’intérêt d’une fusion immédiate et totale de la France et du
Royaume-Uni. Un seul Parlement et une seule armée pour faire face
ensemble à l’Allemagne. Le dimanche 16 juin, le général de Gaulle en
mission à Londres dicte lui-même au téléphone le texte de la note à Paul
Reynaud, Président du Conseil. Mais le projet est enterré rapidement
car le même jour, Paul Reynaud est remplacé par Philippe Pétain, et
celui-ci propose l’armistice à Hitler.
Dans ses Mémoires, Jean Monnet note à
propos de cet épisode : « Si c’est sans romantisme que j’envisageais la
fusion de deux pays et la citoyenneté commune de leurs habitants (…)
ces jours de 1940 agirent fortement sur ma conception de l’action
internationale ». Il avait fait à nouveau l’expérience, de façon plus
cruelle encore qu’à la SDN, des limites de la seule coordination quand
l’union totale est nécessaire. Sur le plan de la méthode, Monnet avait
une nouvelle fois démontré sa capacité à se saisir d’une idée radicale –
fût elle déjà formulée par d’autres – à la formaliser et à s’atteler à
convaincre au moment précis où il sait que les esprits seront prêts à
l’accepter.
Le lendemain, le 17 juin au soir, Jean Monnet
reçoit à son domicile londonien le général de Gaulle, qui prépare son
appel du 18 juin. Les deux hommes refusent tous deux la défaite mais ils
ont une appréciation différente de la situation et tout les oppose sur
le plan de la personnalité. Le général de Gaulle voit son propre destin
dans celui de la France alors que Jean Monnet cherche une solution
globale au conflit, dont il sait qu’elle inclura les alliés.
L’armistice de juin 1940 a rendu caduque le
Comité franco-anglais d’approvisionnement que dirige Jean Monnet. Il
offre alors ses services à Winston Churchill. Le Premier Ministre
Britannique lui demande de repartir pour Washington pour y reprendre sa
tâche d’approvisionnent, cette fois au nom de son gouvernement qui
continue le combat contre l’Allemagne nazie.
1941 – Le Victory Program
En Août 1940, Jean Monnet arrive à Washington.
Il y retrouve une Amérique isolationniste qui ne dispose à l’évidence
pas de l’appareil industriel nécessaire à la production d’armes en
quantités suffisantes pour assurer la victoire des Alliés. La production
d’avions notamment n’est pas au niveau compte tenu de la supériorité de
la Luftwaffe. Se pose également à nouveau la question du financement
des approvisionnements.

Jean Monnet, son équipe et ses amis de
l’administration Roosevelt s’attachent à évaluer précisément les besoins
de matériel et à les comparer aux capacités de production américaines
pour faire apparaitre clairement le déficit à combler. Ils utilisent
pour cela un outil que Monnet mettra en œuvre à de nombreuses reprises
dans sa carrière : la fameuse « Balance Sheet ». La conclusion est sans
appel : les programmes de production américains sont insuffisants, et il
faut au moins les doubler. Jean Monnet, loin d’être lui-même un
technicien, se fait l’apôtre de la production à outrance et répète sans
cesse qu’il vaut mieux avoir dix mille chars de trop qu’un de manquant.
Il convainc ainsi l’administration américaine de doubler leur programme
de production, ce qui fera des Etats-Unis, selon le mot du Président
Rooselvelt, « l’arsenal des démocraties ». Monnet joue également un
rôle essentiel dans la mise en place du « Combined Production and
Ressources Board », un système d’optimisation des allocations de
matériel entre Américains et Britanniques sur les mêmes principes que
ceux qui avaient été mis en place dans les conseils Franco-Britanniques
de 1916 et 1939.
Le rôle de Jean Monnet dans le succès du
Victory Program a été décisif. L’économiste anglais John M. Keynes dira
de Monnet qu’il avait par son action à Washington en 1941 probablement
raccourci la guerre d’un an. Felix Frankfurter, alors juge à la cour
suprême qualifiera Monnet de « force créative et dynamisante dans le
développement de notre programme de défense » et un autre haut
fonctionnaire américain en poste en 1941 jugera que « Jean Monnet fut un
maître à penser pour notre département de la défense ».
1943 – Le Comité Français de la Libération Nationale d’Alger
Le débarquement des alliés en Afrique du Nord
en Novembre 1942, marque le début de la phase de libération. Jean Monnet
est convaincu que l’aide américaine sera essentielle à la
reconstruction de la France et de l’Europe et qu’il faut rassurer les
Etats-Unis sur le caractère légitime et démocratique de l’entité qui
sera amenée à assumer le pouvoir en France au moment de la libération. A
cet égard, ni l’Amiral Darlan récemment rallié à Alger, ni le Général
de Gaulle toujours basé à Londres, ne font l’affaire aux yeux de Jean
Monnet et du Président Roosevelt.
Le Général Giraud semble initialement un bon
compromis ; il commande les forces françaises d’Afrique du Nord et a les
faveurs de l’administration américaine. Par contraste, celle-ci se
méfie du Général de Gaulle dont elle craint les tendances autoritaires.
Après l’assassinat de Darlan, le Général Giraud prend la tête du «
commandement en chef civil et militaire ». C’est à ce moment que Jean
Monnet arrive à Alger, mandaté par le Président Roosevelt avec l’accord
de Churchill, afin de s’assurer que sont réunies les conditions du
soutien américain au nouveau commandement français. En particulier, la
question des références continues au gouvernement de Pétain et du
maintien de certaines lois antisémites, inacceptable pour Jean Monnet,
sont des questions à régler en priorité. Monnet a l’avantage aux yeux
des Américains et les Britanniques d’être un civil neutre n’aspirant à
aucun pouvoir pour lui-même et, selon l’expression de Roosevelt « un
homme représentant le mieux en Amérique du Nord la France et l’esprit
français».
D’abord bien disposé vis-à-vis du général
Giraud, Monnet le juge assez rapidement avec sévérité : il se révèle
être un piètre politique et ses idées sont jugées réactionnaires.
Lorsque de Gaulle se rend finalement à Alger, le Comité Français de la
Libération Nationale (CFLN) est établi, co-présidé par les deux
généraux. Jean Monnet en devient membre, en charge du ravitaillement et
du réarmement. Là, il se rend progressivement à l’évidence : en dépit
de ses réserves sur le personnage, seul le général de Gaulle est à la
hauteur de la tâche qui demande stature et sens politique. Dés lors,
Jean Monnet s’attèle à faciliter le processus de stabilisation du Comité
au profit de de Gaulle dont il continue néanmoins de regretter la
conception éminemment personnalisée du pouvoir. De cet épisode d’Alger,
Monnet écrira dans ses Mémoires «J’ai fait cent fois dans ma vie
l’expérience que les questions de personnes étaient des obstacles
majeurs à l’organisation commune et au progrès de l’action ».

Dés cette époque, les divergences de vue sur
l’Europe deviennent claires entre Jean Monnet et le général de Gaulle.
En 1944, Jean Monnet repart à Washington pour y obtenir l’aide
prêt-bail, l’aide dont la France aura besoin pour sa reconstruction et
solliciter la reconnaissance du gouvernement provisoire du général de
Gaulle par l’administration Roosevelt. Il s’agit également d’exprimer
clairement aux Américains – au nom du gouvernement provisoire – le refus
des Français de les voir exercer une quelconque tutelle sur la France à
la libération. Monnet s’oppose en particulier aux plans américains
d’imprimer les billets qui seront mis en circulation en France à la
libération. Se joignent à Monnet à Washington des Français sur lesquels
il s’appuiera largement plus tard, comme René Mayer, Hervé Alphand, et
Robert Marjolin. Ensemble, ils oeuvrent, non sans difficulté, à la
reconnaissance par les Etats-Unis du gouvernement provisoire et
négocient puis supervisent des accords d’approvisionnement d’une valeur
fabuleuse pour l’époque de 2.5 milliards de dollars. Le 8 mai 1945,
l’Allemagne est vaincue et le temps de la reconstruction commence. Le
gouvernement provisoire, dirigé par de Gaulle, prend les rênes du pays.
C’est à Alger que Jean Monnet formule pour la
première fois ses convictions – largement muries à Washington en 1942 au
sein de la communauté européenne qui s’y trouvait – sur la façon dont
les nations européennes doivent se reconstruire pour assurer leur
prospérité future et éviter que ne se reproduisent les drames du passé :
« Il n’y aura pas de paix en Europe si les Etats se reconstruisent sur
une base de souveraineté nationale » écrit-il dans une note fondatrice
datée du 5 août 1943. Dans cette note, il exprime également sa
conviction que « les pays d’Europe sont trop étroits pour assurer à
leurs peuples la prospérité (…) et qu’il leur faut des marchés plus
larges (…) ». Et de conclure : « De la solution du problème européen
dépend la vie de la France ».
1945 – Reconstruire et moderniser la France
Après la guerre, le temps est à la
construction. Jean Monnet recommande au général de Gaulle de mettre en
place un plan ambitieux de reconstruction et de modernisation de
l’économie française. : «vous parlez de grandeur, lui dit-il, mais
aujourd’hui la France est toute petite». Malgré leurs différences
passées, le général de Gaulle a confiance dans les talents
d’organisation de Monnet et il le nomme Commissaire Général du
Plan. Jean Monnet s’installe dans sa maison d’Houjarray dans les Yvelines où il vivra jusqu’à a mort en 1979.
La vision que Monnet et sa petite équipe élaborent, consiste à se fonder
sur des analyses chiffrées inattaquables, identifier les quelques
secteurs clé sur lesquels se concentrer, et organiser le travail en
commun des partenaires sociaux et des techniciens du plan. C’est la
naissance de ce que l’on appellera « la planification souple à la
française ». La rigueur de la méthode et la clarté des plans
contribueront à l’attribution des aides Marshall à la France
d’après-guerre.
janvier 1947, après une longue série de
consultations, souvent confidentielles avec près d’un millier d’acteurs
de l’économie (patrons, syndicalistes et fonctionnaires), un plan est
présenté au gouvernement de Léon Blum. La force de ce plan, c’est d’être
l’affaire de tous et d’être soutenu par tous les syndicats ouvriers
(CGT, CFTC), les syndicats agricoles et le CNPF. Le succès du modèle
repose en grande partie sur l’adhésion de tous les acteurs économiques
du pays unis derrière un but unique : reconstruire la France et relancer
son outil de production. Jean Monnet fait à nouveau, dans un contexte
très différent, l’expérience de la force de l’action collective
concertée et de la façon dont les hommes peuvent oublier leurs
différences, lorsqu’ils s’attèlent ensemble à un but commun.
Le plan Monnet a largement contribué à la
reconstruction et à la modernisation de la France, à la reprise de la
croissance et la réduction du chômage pendant la période d’après-guerre.
D’après France Stratégie, l’héritier du Commissariat au Plan, « les
objectifs du premier Plan, ou Plan Monnet ont été largement atteints et
la priorité accordée aux secteurs de base s’est révélée efficace. (…) Le
Plan a insufflé un nouvel état d’esprit parmi les chefs d’entreprise,
sans porter atteinte à l’initiative privée »[1].
1950 – La CECA – L’Europe en marche
Pendant ces années d’après-guerre, Jean Monnet
se rend souvent aux Etats-Unis pour faire valoir le plan français de
modernisation et solliciter des aides car la situation économique
française reste extrêmement précaire. Il réalise et s’inquiète de la
dépendance extrême dans laquelle la France et l’Europe se trouvent
vis-à-vis des Etats-Unis. L’administration Truman de son côté s’inquiète
de voir les pays européens affaiblis à la merci du communisme
soviétique et commence à considérer la renaissance de l’Allemagne de
l’Ouest comme un gage de stabilité future.
Monnet exprime à nouveau en 1948 sa conviction
que pour faire face aux périls et défis auxquels les pays européens
sont confrontés, et qui peuvent faire craindre l’imminence d’un nouveau
conflit, les mécanismes de coordination intergouvernementale du passé
sont insuffisants. La renaissance d’une Allemagne forte et
potentiellement à nouveau dominante l’inquiète, de même que le
déséquilibre des forces avec les Etats-Unis et l’émergence de nouveaux
blocs face auxquels une Europe désunie pèsera peu. Monnet est convaincu
que le moment est venu pour les pays d’Europe de prendre leur destin
en main, de s’unir et de créer ensemble les conditions d’une paix
durable et prospère. Il est temps, par une action décisive, d’enclencher
ce processus d’unification. Monnet se rapproche d’abord naturellement
de la très familière Grande Bretagne à laquelle il propose en 1949 une
gestion commune, supranationale, des aides Marshall. Devant le refus des
Britanniques, très arrimés aux Etats-Unis, fiers de leur Empire et
jaloux de leur souveraineté, Monnet se tourne vers l’Allemagne. Il a
conscience de la nécessité de trouver une solution à la question de la
renaissance rapide de l’Allemagne qui engendre des tensions
grandissantes en Europe. Les Américains eux-mêmes, qui financent
largement la reconstruction européenne et rappellent volontiers qu’ils
sont déjà intervenus par deux fois pour régler des conflits mondiaux
d’origine franco-allemande, sont soucieux de trouver un moyen d’opérer
un rapprochement entre les deux nations.
Avec ce sens du moment qui lui est inné, Jean
Monnet saisit cette opportunité pour proposer à Robert Schuman la mise
en commun des ressources de charbon et d’acier des deux ennemis d’hier,
sous l’autorité d’une entité indépendante. Cette proposition, qui
donnera naissance à la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier
(CECA) est rédigée par Jean Monnet avec ses collaborateurs à l’occasion
d’une longue séance de travail dans sa maison d’Houjarray dans les
Yvelines. Evoquant les obstacles se dressant sur la voie de l’union,
cette note historique à Robert Schuman, datée du 28 avril 1950,
explique : «La voie pour les surmonter est de porter immédiatement
l’action sur un point limité mais décisif : la mise en commun de
production de charbon et d’acier assurerait immédiatement
l’établissement de bases communes de développement économique, première
étape de la fédération européenne (…) ». Le Ministre des Affaires
Etrangères voit tout de suite la portée historique de cette proposition
et accepte de la porter politiquement et auprès de l’opinion publique.
Du côté allemand, l’offre est inespérée : elle équivaut à une
réintroduction instantanée de l’ennemi d’hier dans le camp des nations
« fréquentables », fut-ce au prix de concessions importantes. En effet,
le plan donne accès à la France et aux autres signataires futurs du
traité à d’importantes ressources allemandes. Le chancelier Adenauer
perçoit néanmoins lui aussi la portée historique de la proposition et
l’accepte immédiatement.
Le 9 mai 1950, Robert Schuman fait une déclaration solennelle annonçant
le projet de CECA et invitant tous les pays intéressés à poser avec la
France et l’Allemagne « les premières bases concrètes d’une fédération
européenne ». L’Italie et les pays de Benelux se joignent à eux pour
créer la première communauté européenne. Le traité de Paris de 1951
entérine la création de la Haute Autorité, l’Assemblée des Six, une Cour
de Justice qui veille au respect du Traité, et un Conseil des Ministres
qui assure l’harmonisation des politiques des États membres. Les bases
institutionnelles de la première communauté européenne sont jetées, et
la méthode communautaire aussi appelée méthode Monnet ou Monnet-Schuman,
est née.

Jean Monnet devient en août 1952 le
premier président de la Haute Autorité de la CECA installée à
Luxembourg. Dès 1953, le charbon et l’acier circulent librement en
Europe pour le plus grand avantage des consommateurs et des producteurs.
A tous Monnet répète inlassablement le fond de sa méthode : « nous
sommes là pour accomplir une œuvre commune, (…) non pour négocier des
avantages, mais pour rechercher notre avantage dans l’avantage commun».
Jean Monnet conçoit la CECA comme le début de l’unification européenne
qu’il appelait de ses vœux dans la note d’Alger du 5 août 1943. Il ne
s’y trompe pas, comme l’indique une note personnelle manuscrite daté du 5
août 1953 dans laquelle il écrit « Ma vie commence seulement
maintenant, tout à présent n’a été qu’essais, tentatives, éducation ».
1954 – L’échec de la CED
Jean Monnet et son équipe prévoyaient que le
principe de fonctionnement de la CECA s’étendrait en temps voulu à
d’autres secteurs, créant des solidarités de fait menant progressivement
à une fédération européenne. La question de l’armée est bien sûr dans
leur esprit, mais ils n’anticipaient pas que cette question si sensible
se poserait aussi tôt. L’invasion de la Corée du Sud du 25 juin 1950
vient accélérer les choses. Elle attise encore la crainte d’une invasion
soviétique et pose de façon plus pressante la question de la
participation de l’Allemagne de l’Ouest à la défense européenne. La
France et les autres pays d’Europe ne sont pas encore prêts à accepter
la renaissance d’une armée allemande et Jean Monnet propose à René
Pleven, Président du Conseil, de porter le projet de la mise en place
d’une armée européenne dans le cadre d’une Communauté Européenne de
Défense (CED).
Le projet est délicat, d’autant qu’il
progresse en parallèle de celui de la CECA dont rien ne doit venir
menacer la ratification. La CED entraine des débats et des déchirements
politiques à la mesure de l’enjeu de la création d’une armée européenne
si tôt après la fin de la guerre et en pleine guerre d’Indochine.
Approuvée par quatre des six pays de la Communauté dont l’Allemagne, le
projet est finalement rejeté par le Parlement français en 1954. Devant
cet échec dont il jugea qu’il était probablement dû à ce que l’idée
était prématurée, Monnet éprouve de la déception. Il mesure à nouveau la
difficulté inhérente au principe consistant à « demander à la
souveraineté de déléguer la souveraineté » en dehors d’une situation de
crise se prêtant à des solutions extrêmes. Sans doute les esprits
n’étaient-ils pas encore prêts pour une telle initiative, que l’absence
de communauté politique aurait rendu en tout état de cause très
difficile à mettre en œuvre.
Pour ce qui est de Jean Monnet, l’échec de la
CED lui signale la nécessité de se consacrer tout entier à la
construction de l’édifice européen. Il démissionne donc de son poste à
la Haute Autorité en déclarant à ses collaborateurs : « Ce qui est en
voie de réussir pour le charbon et l’acier des six pays de notre
communauté, il faut le poursuivre jusqu’à son aboutissement : les
Etats-Unis d’Europe (…). Nos pays sont devenus trop petits pour le monde
actuel, à l’échelle des moyens techniques modernes, de l’Amérique et de
la Russie d’aujourd’hui, de la Chine et de l’Inde demain ».
1955 – Le Comité d’Action pour les Etats-Unis d’Europe
Jean Monnet avait constaté au Plan puis à la
CECA la puissance de l’approche consistant à s’appuyer sur les forces
organisées de la nation pour élaborer puis exécuter un plan commun.
C’est la même idée qui sous-tend la composition du Comité d’Action pour
les Etats-Unis d’Europe. Fort de son immense crédit, Jean Monnet
convainc en quelques mois la grande majorité des partis progressistes et
syndicats représentatifs des six pays membres d’adhérer au Comité et de
participer à ses travaux. En France, seuls les communistes et le
gaullistes ne s’y joignent pas. Ce que certains appelleront plus tard le
« miracle » du Comité est pour Monnet une formule très simple : il
s’agit de créer les conditions de débats constructifs entre des hommes
que tout sépare dans leur vie politique nationale en leur faisant
oublier leurs oppositions pour les faire travailler à l’identification
de solutions communes à des problèmes communs.
Pour faire fonctionner le comité, Monnet
réunit autour de lui une équipe légère de collaborateurs fidèles et
efficaces, aux premiers rangs desquels François Fontaine, Max Kohnstamm,
François Duchêne et Jacques van Helmont. La petite équipe s’installe
dans un appartement de l’avenue Foch prêté par le frère de Silvia
Monnet. Le principe de fonctionnement du comité est d’être
principalement financé par ses membres, ce qui garantit son
indépendance. Ses statuts lui permettent néanmoins d’accepter des dons
et des legs extérieurs. Ainsi par exemple la Fondation Ford, qui
finance à cette époque de nombreuses initiatives européennes dans le
domaine de la recherche en sciences sociales et économiques (dont par
exemple le CERI, organe du CNRS), contribuera également indirectement
aux travaux du comité à travers de subventions versées au centre de
documentation du comité établi à Lausanne par le Professeur Rieben.
La première séance du comité d’action se tient
en janvier 1956. Le dossier auquel ils s’attaque est celui d’Euratom
dont l’objectif est d’unir les forces européennes sur le modèle de la
CECA pour combler le retard nucléaire de l’Europe par rapport aux
grandes puissances et faciliter sa future indépendance énergétique.
Convaincu que les deux traités doivent être signés simultanément, le
comité d’action s’attache à faire progresser en parallèle celui du
Marché Commun. Les deux traités, Euratom et le Marché Commun, sont
signés à Rome le 25 mars 1957 et ratifiés par l’Allemagne le 5 juillet.
La France ratifie les deux traités peu après. Selon Monnet, la
réconciliation franco-allemande était à cette date « scellée dans toutes
ses parties».
En cette fin 1957, les problèmes purement
français rattrapent Jean Monnet : les finances du pays sont exsangues et
le jeune Président du Conseil Félix Gaillard se tourne naturellement
vers Jean Monnet, son ancien mentor, pour l’aider à solliciter des
crédits américains. La mission de Jean Monnet à Washington est couronnée
de succès et à son retour, il exprime dans une note de mars 1958 à
Félix Gaillard une certitude qui inspirera le Système Monétaire Européen
de 1972: « l’objectif serait la création d’un marché financier et
monétaire européen, avec une banque et un fonds de réserve européen,
l’utilisation en commun d’une partie des réserves nationales, la
convertibilité des monnaies européennes, le libre mouvement des capitaux
entre les pays de la Communauté, enfin l’établissement d’une politique
financière commune». Comme beaucoup d’idées lancées par le comité
d’action de Monnet, elle chemina longtemps avant de trouver le bon
moment pour s’exprimer.

Monnet-de Gaulle, deux visions opposées de l’Europe
Les années 1957-1959 sont des années de
relative convergence entre Jean Monnet et le général de Gaulle. Le
général soutient le Marché Commun, Jean Monnet de son côté soutient le
retour du général, vote en faveur de la cinquième République, et
approuve l’approche de la question algérienne. Ce rapprochement ne
résistera pas au volontarisme de Monnet sur les questions européennes.
Après la ratification d’Euratom et du Marché Commun, le comité d’action
de Monnet se concentre sur trois objectifs : l’élargissement de la
Communauté à la Grande Bretagne, le développement de nouveaux domaines
d’action (comme l’agriculture), et la construction politique de la
Communauté dont les principes sont résumés dans cette formule simple : «
délégation de souveraineté et exercice en commun de cette souveraineté
déléguée ». Les bases d’une confrontation avec le général de Gaulle sont
jetées. Celui-ci appelle en effet ouvertement de ses vœux une
construction européenne basée sur la souveraineté inaliénable des Etats.
La conférence de Paris de 1961, présidée par
le gaulliste Christian Fouchet, et consacrée à la façon
d’institutionaliser l’union politique des six, n’aboutit pas malgré des
débuts prometteurs. En mai 1962, De Gaulle fait une déclaration dans
laquelle il rappelle son soutien à une Europe des nations et suggère que
le modèle d’intégration soutenu par le comité de Monnet est inspiré par
les Etats-Unis, véritable « fédérateur de l’Europe » et qu’il va à
l’encontre des intérêts des pays européens. Plusieurs ministres, dont
Pierre Pflimlin, démissionnent pour exprimer leur désaccord avec les
déclarations du général de Gaulle. Le comité d’action de Jean Monnet
jouit à ce moment d’un grand prestige et d’une forte influence du fait
des personnalités que Monnet y a associées et qui considèrent
véritablement le Comité comme l’instrument de la réalisation de leur
vision du monde et de l’Europe. Les vues du comité sont solidement
représentées au sein du large éventail de partis et de syndicats
européens qui le composent.
Le comité se doit donc de réagir contre la
caricature gaullienne de son action et il publie en juin 1962 une
déclaration qui se veut pédagogique et a un grand retentissement. Dans
celle-ci, il explique son approche et sa méthode. « La méthode d’action
communautaire est un dialogue permanent entre un organisme européen
responsable de proposer des solutions aux problèmes communs et les
gouvernements nationaux qui expriment les points de vue nationaux (…)..
C’est cette méthode qui est le véritable fédérateur de l’Europe. En
dehors de ce cheminement difficile et peut-être lent mais inéluctable et
sûr, le comité considère qu’il n’ y a pour nos pays séparés qu’aventure
et maintien de l’esprit de supériorité et de domination qui a failli
hier entraîner l’Europe à sa perte et pourrait maintenant y entrainer le
monde »
Bien sûr, Monnet apprécie que demander à des
pouvoirs nationaux de partager volontairement une partie de leur
souveraineté est une tâche ardue qui prendra du temps. Mais il est
également convaincu que la méthode est la bonne et il n’est pas pressé.
La crise provoquée en juin 1965 par le Général
de Gaulle, dite « de la chaise vide » pour s’opposer à la mise en place
de la politique agricole commune et du vote à la majorité met à nouveau
la construction européenne à l’épreuve. Jean Monnet annonce
publiquement son intention de ne pas voter pour le général de Gaulle aux
élections présidentielles de décembre 1965 qui le verront soutenir Jean
Lecanuet au premier tour et François Mitterrand au second.
Pour Monnet, la politique de de Gaulle était
fondamentalement contradictoire : elle affaiblissait l’Europe et en
affaiblissant l’Europe elle affaiblissait cette France même qu’il
voulait forte.
La Grande Bretagne et la Communauté
Jean Monnet, anglophile depuis son adolescence
passée à Londres, a toujours souhaité et n’a jamais douté du ralliement
ultime du Royaume-Uni au processus d’intégration, dès lors que celui-ci
aurait prouvé son efficacité. La Grande Bretagne doit à son sens
apporter à l’Europe sa vue mondiale, sa science du gouvernement, ses
capacités inventives, et ses ressources. Il a conservé un lien fort avec
l’administration britannique et maintenu un dialogue continu et
patient, qui laisse la porte ouverte à une adhésion au moment opportun.
Les Britanniques de leur côté s’étaient ralliés au principe d’une zone
de libre-échange mais restaient méfiants vis-à-vis de la Communauté dont
ils observaient pourtant les premiers succès. Pour Monnet, la tentation
d’un libre-échange «sauvage» non régulé est dangereuse et peut mener à
une tentation de domination de l’Angleterre en Europe. Il conçoit la
Communauté comme une méthode pour réunir les peuples alors que le
libre-échange n’est qu’un arrangement commercial. En 1961, les
Britanniques déclarent être prêts à déposer une demande d’adhésion et
les négociations commencent, menées par Edward Heath. Alors que les
discussions progressent, de Gaulle prend ouvertement et unilatéralement
position contre l’adhésion du Royaume Uni à la Communauté. Jean Monnet,
choqué par ce qu’il perçoit comme de la désinvolture de la part du
général de Gaulle écrit pour lui-même : « Nous sommes entrés dans le
temps de la patience ».
Au printemps 1967, la Grande Bretagne
renouvelle sa candidature à l’entrée au Marché Commun. A nouveau de
Gaulle se prononce contre son adhésion mais le comité d’action formule
une résolution approuvée par les parlements des six et ouvrant la voie
aux négociations. Le départ du leader de la France Libre et l’arrivée de
Georges Pompidou en 1969 marquent une reprise de la dynamique
européenne. L’accession de Willy Brandt à la Chancellerie allemande est
également un facteur positif ; il apporte son soutien à plusieurs
propositions importantes du comité d’action, dont l’union économique et
monétaire, le fonds monétaire européen, et le commencement d’une union
politique.
L’adhésion de la Grande Bretagne à la
Communauté, signée en 1972 et finalement acquise par un vote populaire
en 1975, n’aura pas été chose facile. Les Britanniques eux-mêmes avaient
longtemps hésité et souvent douté. Dans ses Mémoires, Jean
Monnet relate cet épisode qui peut paraitre aujourd’hui prémonitoire : «
Un douanier anglais me reconnût un jour et me demanda : ‘Je voudrais
être sûr de ceci monsieur : lorsque nous serons rentrés dans votre
Europe, pourrons-nous en sortir’ ? » Cette question traduisait pour
Monnet une crainte atavique britannique de l’engagement.
Structurer les relations Europe – Etats-Unis
Les obstacles rencontrées en France dans les
années 60 par le comité d’action de Monnet sur le front de l’adhésion du
Royaume Uni et de la construction d’une Europe politique sont
l’occasion de se focaliser sur les Etats-Unis. Jean Monnet pense que les
relations entre l’Europe et les Etats-Unis doivent être plus
structurées et prendre la forme d’un partenariat entre entités
distinctes mais de puissance égale. Monnet continue à se rendre souvent à
Washington où il compte de nombreux amis et il retrouve dans la
nouvelle administration Kennedy l’ambiance stimulante et dynamique de
l’administration Roosevelt. Le Président Kennedy le séduit ; il est
jeune, simple, direct, intelligent et très bien disposé vis-à-vis de la
construction européenne. Au retour de l’une de ses visites à Washington,
Jean Monnet partage ainsi avec Konrad Adenauer : « Tout le monde aux
Etats-Unis est désormais convaincu que l’organisation de l’Ouest est
nécessaire et urgente pour régler les grands problèmes du monde et que
la Communauté européenne doit en être l’armature ». Deux conditions
cependant, qui rejoignent les objectifs du comité d’action : que
l’Europe s’organise politiquement et que la Grande Bretagne la rejoigne.
L’assassinat du Président Kennedy, aux
obsèques duquel il se rend, affecte énormément Jean Monnet. Le jeune
président américain dans lequel il avait mis beaucoup d’espoir lui avait
écrit ces mots chaleureux en début d’année : « sous votre inspiration,
l’Europe a en moins de vingt ans progressé vers l’unité plus qu’elle ne
l’avait fait depuis mille ans ». Avec la mort de Kennedy s’envole
l’espoir de Jean Monnet de créer avant longtemps le partenariat
Europe-Etats-Unis qu’il souhaite si ardemment
1970 – Relance de l’Europe politique
Le début des années 70 est propice à une
relance de l’union politique en Europe. Les dirigeants Pompidou et
Brandt soutiennent la construction européenne, et l’opinion publique
française est majoritairement favorable à l’idée d’un gouvernement
européen et à l’élection du Parlement Européen au suffrage universel. En
Octobre 1972, la Conférence de l’Europe reprend à son compte les
propositions du comité d’action de Monnet pour une union économique et
monétaire et pour la création d’un fonds monétaire européen. Ces
propositions se heurtent cependant au Conseil des Ministres des pays
membres qui, pour Monnet, agissent en les rejetant non pas dans
l’intérêt commun de l’Europe mais en fonction de leurs seuls intérêts
nationaux.
En 1974, Jean Monnet soutient avec succès
l’idée, puissamment soutenue par le nouveau Président français Valéry
Giscard d’Estaing, de la formalisation d’un Conseil Européen des Chefs
d’Etat décidant à la majorité et le principe de l’élection du Parlement
Européen au suffrage universel. Pour lui, une étape fondamentale vient
d’être franchie sur le chemin de l’union politique de l’Europe. Sans
doute voit-il à ce moment-là en Helmut Schmidt, le chancelier allemand,
et Valéry Giscard d’Estaing, le Président français, les hommes qui
seront en mesure de continuer son œuvre, redonner un élan à la
construction européenne et réaliser sa vision.
Citoyen d’Honneur de l’Europe
anniversaire de la Déclaration Schuman, le Comité d’Action pour les
Etats-Unis d’Europe est officiellement dissout. Jean Monnet a 87 ans et
il se retire dans sa maison d’Houjarray pour y écrire ses Mémoires. François Fontaine l’assiste assidûment et sans doute le livre n’aurait-il jamais vu le jour sans lui. Le but des Mémoires
n’est pas pour Monnet de relater les évènements de sa vie, qu’il
rechigne à partager, ni de jeter un regard nostalgique vers le passé. Le
but du livre est de «tenter, comme il l’écrit, d’éclairer ceux qui vont
(le) lire demain sur la nécessité profonde de l’unification européenne
dont les progrès se poursuivent sans relâche à travers les
difficultés ».
Quand on a accumulé une certaine expérience de
l’action, écrit-il, c’est encore agir que de s’efforcer de la
transmettre aux autres et le moment arrive où le mieux qu’on puisse
faire est d’enseigner à d’autres ce qu’on croit être bien. Il y a une
méthode pour construire l’Europe – il n’y en a pas deux dans un temps
donné. Nous ne sommes pas sortis du temps de la Communauté européenne,
du temps de la délégation de souveraineté à des institutions communes,
seul moyen d’assurer le progrès et l’indépendance de nos peuples et la
paix de cette partie du monde ».
En 1976, Jean Monnet reçoit le titre
de Citoyen d’Honneur de l’Europe, titre décerné depuis à Helmut Kohl et
Jacques Delors. Il décède le 16 mars 1979 dans sa maison d’Houjarray
et ses cendres sont transférées au Panthéon en 1988.
Bibliographie :
Gérard Bossuat, Andreas Wilkens, Jean Monnet, l’Europe et les chemins de la paix, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997.
Gérard Bossuat (dir.), Jean Monnet et l’économie, Bruxelles, Peter Lang, 2018.
François Duchêne, the First Statesman of Interdependence, New-York, Londres, Norton, 1994.
Pascal Fontaine, Jean Monnet, l’Inspirateur, Paris, Grancher, 1988.
Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard 1976.
Clifford P. Hackett, A Jean Monnet chronology 1888-1950, Washington DC, Jean Monnet Council 2008.
Richard Mayne (compiled by Clifford Hackett), The Father of Europe. The life and times of Jean Monnet, Lausanne, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, 2019.
Eric Roussel, Jean Monnet , Paris, Fayard, 1996.
A l’écoute de Jean Monnet, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Lausanne, 2004.
[1] https://www.strategie.gouv.fr/actualites/premier-plan-de-modernisation-dequipement#_ftn3