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juin 20, 2015

John Locke/Voltaire et l'actualité: Lettre sur la tolérance + diverses réflexions

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

 
Lettre sur la tolérance
 
Monsieur,
Puisque vous jugez à propos de me demander quelle est mon opinion sur la tolérance que les différentes sectes des chrétiens doivent avoir les unes pour les autres, je vous répondrai franchement qu'elle est, à mon avis, le principal caractère de la véritable Église. Les uns ont beau se vanter de l'antiquité de leurs charges et de leurs titres, ou de la pompe de leur culte extérieur, les autres, de la réformation de leur discipline, et tous en général, de l'orthodoxie de leur foi (car chacun se croit orthodoxe) ; tout cela, dis-je, et mille autres avantages de cette nature, sont plutôt des preuves de l'envie que les hommes ont de dominer les uns sur les autres, que des marques de l'Église de Jésus-Christ. Quelques justes prétentions que l'on ait à toutes ces prérogatives, si l'on manque de charité, de douceur et de bienveillance pour le genre humain en général, même pour ceux qui ne sont pas chrétiens, à coup sûr, l'on est fort éloigné d'être chrétien soi-même. « Les rois des nations dominent sur elles, disait notre Seigneur à ses disciples ; mais il n'en doit pas être de même parmi vous. » (Luc XXII, 25, 26.) Le but de la véritable religion est tout autre chose : elle n'est pas instituée pour établir une vaine pompe extérieure, ni pour mettre les hommes en état de parvenir à la domination ecclésiastique, ni pour contraindre par la force ; elle nous est plutôt donnée pour nous engager à vivre suivant les règles de la vertu et de la piété. Tous ceux qui veulent s'enrôler sous l'étendard de Jésus-Christ doivent d'abord déclarer la guerre à leurs vices et à leurs passions. C'est en vain que l'on prend le titre de chrétien, si l'on ne travaille à se sanctifier et à corriger ses mœurs ; si l'on n'est doux, affable et débonnaire. « Que tout homme qui prononce le nom du seigneur s'éloigne des sentiers de l'iniquité. » (Epist., Il, ad Timoth., 11, 19.)
« Lors donc que vous serez revenu à vous-même, disait notre Sauveur à saint Pierre, affermissez vos frères. » (Luc, XXII, 32) En effet, un homme à qui je vois négliger son propre salut, aurait bien de la peine à me persuader qu'il s'intéresse beaucoup au mien; car il est impossible que ceux qui n'ont pas embrassé le christianisme du fond du cœur travaillent de bonne foi à y amener les autres. Si l'on peut compter sur ce que l'Évangile et les apôtres nous disent, l'on ne saurait être chrétien sans la charité et sans cette foi qui agit par la charité (ad Gal., V, 6), et non point par le fer et par le feu. Or, j'en appelle ici à la conscience de ceux qui persécutent, qui tourmentent, qui ruinent et qui tuent les autres sous prétexte de religion, et je leur demande s'ils les traitent de cette manière par un principe d'amitié et de tendresse. Pour moi, je ne le croirai jamais, si ces furieux zélateurs n'en agissent pas de même envers leurs parents et leurs amis, pour les corriger des péchés qu'ils commettent, à la vue de tout le monde, contre les préceptes de l'Évangile. Lorsque je les verrai poursuivre par le fer et par le feu les membres de leur propre communion, qui sont entachés de vices énormes, et en danger de périr éternellement, s'ils ne se repentent ; quand je les verrai employer ainsi les tourments, les supplices et toutes sortes de cruautés, comme des marques de leur amour et du zèle qu'ils ont pour le salut des âmes ; alors, et pas plus tôt, je les croirai sur leur parole. Car, enfin, si c'est par un principe de charité et d'amour fraternel qu'ils dépouillent les autres de leurs biens, qu'ils leur infligent des peines corporelles, qu'ils les font périr de faim et de froid dans des cachots obscurs, en un mot, qu'ils leur ôtent la vie, et tout cela, comme ils le prétendent, pour les rendre chrétiens et leur procurer leur salut, d'où vient qu'ils souffrent que l'injustice, la fornication, la fraude, la malice et plusieurs autres crimes de cette nature qui, au jugement de l'apôtre, méritent la mort (ad Rom. 1, 29) et sont la livrée du paganisme, dominent parmi eux et infectent leurs troupeaux ? Sans contredit, tous ces dérèglements sont plus opposés à la gloire de Dieu, à la pureté de l'Église et au salut des âmes, que de rejeter, par un principe de conscience, quelques décisions ecclésiastiques, ou de s'abstenir du culte public, si d'ailleurs cette conduite est accompagnée de la vertu et des bonnes mœurs. Pourquoi est-ce que ce zèle brûlant pour la gloire de Dieu, pour les intérêts de l'Église et le salut des âmes, ce zèle qui brûle à la lettre et qui emploie le fagot et le feu, pourquoi, dis-je, ne punit-il pas ces vices et ces désordres, dont tout le monde reconnaît l'opposition formelle au christianisme ; et d'où vient qu'il met tout en oeuvre pour introduire des cérémonies ou pour établir des opinions, qui roulent pour la plupart sur des matières épineuses et délicates, qui sont au-dessus de la portée du commun des hommes ? L'on ne saura qu'au dernier jour, lorsque la cause de la séparation qui est entre les chrétiens viendra à être jugée, lequel des partis opposés a eu raison dans ces disputes, et lequel d'eux a été coupable de schisme et d'hérésie ; si c'est le parti dominant, ou celui qui souffre. Assurément ceux qui suivent Jésus-Christ, qui embrassent sa doctrine et qui portent son joug, ne seront point alors jugés hérétiques, quoiqu'ils aient abandonné père et mère, qu'ils aient renonce aux assemblées publiques et aux cérémonies de leur pays, ou à toute autre chose qu'il vous plaira.
D'ailleurs supposé que les divisions qu'il y a entre les sectes forment de grands obstacles au salut des âmes, l'on ne saurait nier, avec tout cela, que « l'adultère, la fornication, l'impureté, l'idolâtrie et autres choses semblables, ne soient des oeuvres de la chair; et que l'apôtre n'ait déclaré, en propres termes, que ceux qui les commettent ne posséderont point le royaume de Dieu. » (ad Gal. V, 19 à 21) C'est pourquoi toute personne qui s'intéresse de bonne foi pour le royaume de Dieu, et qui croit qu'il est de son devoir d'en étendre les bornes parmi les hommes, doit s'appliquer avec autant de soin et d'industrie à déraciner tous ces vices qu'à extirper les sectes. Mais s'il en agit d'une autre manière, et si, pendant qu'il est cruel et implacable envers ceux qui ne sont pas de son opinion, il a de l'indulgence pour les vices et les dérèglements, qui vont à la ruine du christianisme ; que cet homme se pare, tant qu'il voudra, du nom de l'Église, il fait voir par ses actions qu'il a tout autre avancement en vue que celui du règne de Jésus-Christ.
J'avoue qu'il me paraît fort étrange (et je ne crois pas être le seul de mon avis), qu'un homme qui souhaite avec ardeur le salut de son semblable, le fasse expirer au milieu des tourments, lors même qu'il n'est pas converti. Mais il n'y a personne, je m'assure, qui puisse croire qu'une telle conduite parte d'un fond de charité, d'amour ou de bienveillance. Si quelqu'un soutient qu'on doit contraindre les hommes, par le fer et par le feu, à recevoir de certains dogmes, et à se conformer à tel ou tel culte extérieur, sans aucun égard à leur manière de vivre ; si, pour convertir ceux qu'il suppose errants dans la foi, il les réduit à professer de bouche ce qu'ils ne croient pas, et qu'il leur permette la pratique des choses mêmes que l'Évangile défend; on ne saurait douter qu'il n'ait envie de voir une assemblée nombreuse unie dans la même profession que lui. Mais que son but principal soit de composer par là une Église vraiment chrétienne, c'est ce qui est tout à fait incroyable. On ne saurait donc s'étonner si ceux qui ne travaillent pas de bonne foi à l'avancement de la vraie religion et de l'église de Jésus-Christ emploient des armes contraires à l'usage de la milice chrétienne. Si, à l'exemple du capitaine de notre salut, ils souhaitaient avec ardeur de sauver les hommes, ils marcheraient sur ses traces, et ils imiteraient la conduite de ce prince de paix qui, lorsqu'il envoya ses soldats pour subjuguer les nations et les faire entrer dans son Église, ne les arma ni d'épées ni d'aucun instrument de contrainte, mais leur donna pour tout appareil l'Évangile de paix, et la sainteté exemplaire de leurs mœurs. C'était là sa méthode. Quoique, à vrai dire, si les infidèles devaient être convertis par la force, si les aveugles ou les obstinés devaient être amenés à la vérité par des armées de soldats, il lui était beaucoup plus facile d'en venir à bout avec des légions célestes, qu'aucun fils de l'église, quelque puissant qu'il soit, avec tous ses dragons.
La tolérance, en faveur de ceux qui diffèrent des autres en matière de religion, est si conforme à l'évangile de Jésus-Christ, et au sens commun de tous les hommes, qu'on peut regarder comme une chose monstrueuse, qu'il y ait des gens assez aveugles, pour n'en voir pas la nécessité et l'avantage, au milieu de tant de lumière qui les environne. Je ne m'arrêterai pas ici à accuser l'orgueil et l'ambition des uns, la passion et le zèle peu charitable des autres. Ce sont des vices dont il est presque impossible qu'on soit jamais délivré à tous égards ; mais ils sont d'une telle nature, qu'il n'y a personne qui en veuille soutenir le reproche, sans les pallier de quelque couleur spécieuse, et qui ne prétende mériter ces éloges, lors même qu'il est entraîné par la violence de ses passions déréglées. Quoi qu'il en soit, afin que les uns ne couvrent pas leur esprit de persécution et leur cruauté anti-chrétienne, des belles apparences de l'intérêt public, et de l'observation des lois ; et afin que les autres, sous prétexte de religion, ne cherchent pas l'impunité de leur libertinage et de leur licence effrénée, en un mot, afin qu'aucun ne se trompe soi-même ou n'abuse les autres, sous prétexte de fidélité envers le prince ou de soumission à ses ordres, et de scrupule de conscience ou de sincérité dans le culte divin ; je crois qu'il est d'une nécessité absolue de distinguer ici, avec toute l'exactitude possible, ce qui regarde le gouvernement civil, de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l'un et ceux de l'autre. Sans cela, il n'y aura jamais de fin aux disputes qui s'élèveront entre ceux qui s'intéressent, ou qui prétendent s'intéresser, d'un côté au salut des âmes, et de l'autre au bien de l'État.
l'État, selon mes idées, est une société d'hommes instituée dans la seule vue de l'établissement, de la conservation et de l'avancement de leurs INTÉRÊTS CIVILS.
J'appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps ; la possession des biens extérieurs, tels que sont l'argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature.
Il est du devoir du magistrat civil d'assurer, par l'impartiale exécution de lois équitables, à tout le peuple en général, et à chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. Si quelqu'un se hasarde de violer les lois de la justice publique, établies pour la conservation de tous ces biens, sa témérité doit être réprimée par la crainte du châtiment, qui consiste à le dépouiller, en tout ou en partie, de ces biens ou intérêts civils, dont il aurait pu et même dû jouir sans cela. Mais comme il n'y a personne qui souffre volontiers d'être privé d'une partie de ses biens, et encore moins de sa liberté ou de sa vie, c'est aussi pour cette raison que le magistrat est armé de la force réunie de tous ses sujets, afin de punir ceux qui violent les droits des autres.
Or, pour convaincre que la juridiction du magistrat se termine à ces biens temporels, et que tout pouvoir civil est borné à l'unique soin de les maintenir et de travailler à leur augmentation, sans qu'il puisse ni qu'il doive en aucune manière s'étendre jusques au salut des âmes, il suffit de considérer les raisons suivantes, qui me paraissent démonstratives.
Premièrement, parce que Dieu n'a pas commis le soin des âmes au magistrat civil, plutôt qu'à toute autre personne, et qu'il ne paraît pas qu'il ait jamais autorisé aucun homme à forcer les autres de recevoir sa religion. Le consentement du peuple même ne saurait donner ce pouvoir au magistrat ; puisqu'il est comme impossible qu'un homme abandonne le soin de son salut jusques à devenir aveugle lui-même et à laisser au choix d'un autre, soit prince ou sujet, de lui prescrire la foi ou le culte qu'il doit embrasser. Car il n'y a personne qui puisse, quand il le voudrait, régler sa foi sur les préceptes d'un autre. Toute l'essence et la force de la vraie religion consiste dans la persuasion absolue et intérieure de l'esprit ; et la foi n'est plus foi, si l'on ne croit point. Quelques dogmes que l'on suive, à quelque culte extérieur que l'on se joigne, si l'on n'est pleinement convaincu que ces dogmes sont vrais, et que ce culte est agréable à Dieu, bien loin que ces dogmes et ce culte contribuent à notre salut, ils y mettent de grands obstacles. En effet, si nous servons le Créateur d'une manière que nous savons ne lui être pas agréable, au lieu d'expier nos péchés par ce service, nous en commettons de nouveaux, et nous ajoutons à leur nombre l'hypocrisie et le mépris de sa majesté souveraine.
En second lieu, le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil, parce que son pouvoir est borné à la force extérieure. Mais la vraie religion consiste, comme nous venons de le marquer, dans la persuasion intérieure de l'esprit, sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu. Ajoutez à cela que notre entendement est d'une telle nature, qu'on ne saurait le porter à croire quoi que ce soit par la contrainte. La confiscation des biens, les cachots, les tourments et les supplices, rien de tout cela ne peut altérer ou anéantir le jugement intérieur que nous faisons des choses.
On me dira sans doute, que « le magistrat peut se servir de raisons, pour faire entrer les hérétiques dans le chemin de la vérité, et leur procurer le salut. » je l'avoue; mais il a cela de commun avec tous les autres hommes. En instruisant, enseignant et corrigeant par la raison ceux qui sont dans l'erreur, il peut sans doute faire ce que tout honnête homme doit faire. La magistrature ne l'oblige à se dépouiller ni de la qualité d'homme, ni de celle de chrétien. Mais persuader ou commander, employer des arguments ou des peines, sont des choses bien différentes. Le pouvoir civil tout seul a droit à l'une, et la bienveillance suffit pour autoriser tout homme à l'autre. Nous avons tous mission d'avertir notre prochain que nous le croyons dans l'erreur, et de l'amener à la connaissance de la vérité par de bonnes preuves. Mais donner des lois, exiger la soumission et contraindre par la force, tout cela n'appartient qu'au magistrat seul. C'est aussi sur ce fondement que je soutiens que le pouvoir du magistrat ne s'étend pas jusques à établir, par ses lois, des articles de foi ni des formes de culte religieux. Car les lois n'ont aucune vigueur sans les peines ; et les peines sont tout à fait inutiles, pour ne pas dire injustes, dans cette occasion, puisqu'elles ne sauraient convaincre l'esprit. Il n'y a donc ni profession de tels ou tels articles de foi, ni conformité à tel ou tel culte extérieur (comme nous l'avons déjà dit), qui puissent procurer le salut des âmes, si l'on n'est bien persuadé de la vérité des uns et que l'autre est agréable à Dieu. Il n'y a que la lumière et l'évidence qui aient le pouvoir de changer les opinions des hommes ; et cette lumière ne peut jamais être produite par les souffrances corporelles, ni par aucune peine extérieure.
En troisième lieu, le soin du salut des âmes ne saurait appartenir au magistrat, parce que, si la rigueur des lois et l'efficace des peines ou des amendes pouvaient convaincre l'esprit des hommes, et leur donner de nouvelles idées, tout cela ne servirait de rien pour le salut de leurs âmes. En voici la raison, c'est que la vérité est unique, et qu'il n'y a qu'un seul chemin qui conduise au ciel. Or, quelle espérance qu'on y amènera plus de gens, s'ils n'ont d'autre règle que la religion de la cour; s'ils sont obligés de renoncer à leurs propres lumières, de combattre le sentiment intérieur de leur conscience, et de se soumettre en aveugles à la volonté de ceux qui gouvernent, et à la religion que l'ignorance, l'ambition, ou même la superstition, ont peut-être établie dans le pays où ils sont nés ? Si nous considérons la différence et la contrariété des sentiments qu'il y a sur le fait de la religion, et que les princes ne sont pas moins partagés là-dessus qu'au sujet de leurs intérêts temporels, il faut avouer que le chemin du salut, déjà si étroit, le deviendrait encore davantage. Il n'y aurait plus qu'un seul pays qui suivît cette route, et tout le reste du monde se trouverait engage a suivre ses princes dans la voie de la perdition. Ce qu'il y a de plus absurde encore, et qui s'accorde fort mal avec l'idée d'une divinité, c'est que les hommes devraient leur bonheur ou leur malheur éternels aux lieux de leur naissance.
Ces raisons seules, sans m'arrêter à bien d'autres que j'aurais pu alléguer ici, me paraissent suffisantes pour conclure que tout le pouvoir du gouvernement civil ne se rapporte qu'à l'intérêt temporel des hommes ; qu'il se borne au soin des choses de ce monde, et qu'il ne doit pas se mêler de ce qui regarde le siècle à venir.
Examinons à présent ce qu'on doit entendre par le mot d'Église. Par ce terme, j'entends une société d'hommes, qui se joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en public, et lui rendre le culte qu'ils jugent lui être agréable, et propre à leur faire obtenir le salut.
Je dis que c'est une société libre et volontaire, puisqu'il n'y a personne qui soit membre né d'aucune Église. Autrement, la religion des pères et des mères passerait aux enfants par le même droit que ceux-ci héritent de leurs biens temporels ; et chacun tiendrait sa foi par le même titre qu'il jouit de ses terres ; ce qui est la plus grande absurdité du monde. Voici donc de quelle manière il faut concevoir la chose. Il n'y a personne qui, par sa naissance, soit attaché à une certaine église ou à une certaine secte, plutôt qu'à une autre ; mais chacun se joint volontairement à la société dont il croit que le culte est plus agréable à Dieu. Comme l'espérance du salut a été la seule cause qui l'a fait entrer dans cette communion, c'est aussi par ce seul motif qu'il continue d'y demeurer. Car s'il vient dans la suite à y découvrir quelque erreur dans sa doctrine, ou quelque chose d'irrégulier dans le culte, pourquoi ne serait-il pas aussi libre d'en sortir qu'il l'a été d'y entrer ? Les membres d'une société religieuse ne sauraient y être attachés par d'autres liens que ceux qui naissent de l'attente assurée où ils sont de la vie éternelle. Une Église donc est une société de personnes unies volontairement ensemble pour arriver à cette fin.
Il faut donc examiner à présent quel est le pouvoir de cette Église, et à quelles lois elle est assujettie.
Tout le monde avoue qu'il n'y a point de société, quelque libre qu'elle soit, ou pour quelque légère occasion qu'elle se soit formée (soit qu'elle se compose de philosophes pour vaquer à l'étude, de marchands pour négocier, ou d'hommes de loisir pour converser ensemble), il n'y a point, dis-je, d'Église ou de compagnie, qui puisse durer bien longtemps, et qui ne soit bientôt détruite, si elle n'est gouvernée par quelques lois, et si tous les membres ne consentent à l'observation de quelque ordre. Il faut convenir du lieu et du temps des assemblées ; il faut établir des règles pour admettre ou exclure des membres; on ne doit pas négliger non plus la distinction des offices, ni la régularité dans la conduite des affaires, ni rien de tout ce qui regarde la bienséance et les autres choses de cette nature. Mais, comme nous avons déjà prouvé que l'union de plusieurs membres, pour former un corps d'Église, est tout à fait libre et volontaire, il s'ensuit de là nécessairement que le droit de faire des lois ne peut appartenir qu'à la société elle-même, ou du moins qu'à ceux qu'elle autorise d'un commun consentement à y travailler; ce qui revient à la même chose.
Quelques-uns objecteront peut-être, « qu'une pareille société ne saurait avoir le caractère d'une vraie Église, à moins qu'elle n'ait un évêque ou un prêtre, qui la gouverne avec une autorité dérivée des apôtres eux-mêmes, et continuée jusques a ce jour par une succession non interrompue ».
Je leur demanderai d'abord qu'ils me fassent voir l'ordre par lequel Jésus-Christ a imposé cette loi à son Église. Je ne crois pas même que l'on puisse m'accuser d'indiscrétion si, dans une affaire de cette importance, j'exige que les termes de cet ordre soient exprès et positifs. Car la promesse qu'il nous a faite, que partout où il y aurait deux ou trois personnes assemblées en son nom, il serait au milieu d'elles (Matth. XVIII, V, 20), semble signifier tout le contraire. je les prie donc d'examiner si une pareille assemblée manque de quelque chose qui lui soit nécessaire pour la rendre une vraie Église. Pour moi, je suis persuadé qu'elle ne manque de rien pour obtenir le salut ; et cela doit suffire pour l'objet que je me propose.
Ensuite, si l'on prend garde aux dissentiments très prononcés qu'il y a toujours eu entre ceux-là mêmes qui ont tant fait valoir l'institution divine et la succession continuée d'un certain ordre de directeurs dans l'Église, on trouvera que cette dissension nous engage de toute nécessité à l'examen, et nous donne par conséquent la liberté de choisir ce qui nous paraît le meilleur.
Enfin, je consens à ce que ces personnes-là aient un chef de leur Église, établi par une aussi longue succession qu'elles le jugent nécessaire, pourvu qu'elles me laissent en même temps la liberté de me joindre à la société où je crois trouver tout ce qui est nécessaire au salut de mon âme. Alors, tous les partis jouiront de la liberté ecclésiastique, et ils n'auront d'autre législateur que celui qu'ils auront choisi.
Mais, puisque l'on est si fort en peine de savoir quelle est la vraie Église, je demanderai seulement ici en passant s'il n'est pas plus du caractère de l'Église de Jésus-Christ d'exiger pour conditions de sa communion les seules choses que l'Écriture sainte déclare en termes exprès être nécessaires au salut, que d'imposer aux autres ses propres inventions, ou ses explications particulières, comme si elles étaient appuyées sur une autorité divine, et d'établir par des lois ecclésiastiques, comme absolument nécessaires à la profession du christianisme, des choses dont l'Écriture ne dit pas un mot, ou du moins qu'elle ne commande pas en termes clairs et positifs. Tous ceux qui, pour admettre quelqu'un à leur communion ecclésiastique, exigent de lui des choses que Jésus-Christ n'exige point pour lui faire obtenir la vie éternelle, peuvent bien former une société qui s'accorde avec leurs opinions et leur avantage temporel ; mais je ne conçois pas qu'on lui puisse donner le titre d'Église de Jésus-Christ, puisqu'elle n'est pas fondée sur ses lois, et qu'elle exclut de sa communion des personnes qu'il recevra lui-même un jour dans le royaume des cieux. Mais, comme ce n'est pas ici le lieu d'examiner quelles sont les marques de la vraie Église, je me contenterai d'avertir ces ardents défenseurs des dogmes de leur société, qui crient sans relâche, l'Église, l'Église, avec autant de force et peut-être dans la même vue que les orfèvres de la ville d'Ephèse exaltaient leur Diane, je me contenterai, dis-je, de les avertir que l'Église témoigne partout que les véritables disciples de Jésus-Christ souffriront de grandes persécutions : mais je ne sache pas avoir lu, dans aucun endroit du nouveau Testament, que l'église de ce divin sauveur doive persécuter les autres, et les contraindre, par le fer et par le feu, à recevoir ses dogmes et sa créance.
Le but de toute société religieuse, comme nous l'avons déjà dit, est de servir Dieu en public, et d'obtenir par ce moyen la vie éternelle. C'est donc là que doit tendre toute la discipline, et c'est dans ces bornes que toutes les lois ecclésiastiques doivent être renfermées. Aucun des actes d'une pareille société ne peut ni ne doit être relatif à la possession des biens civils ou temporels. Il ne s'agit point ici d'employer, pour quelque raison que ce soit, aucune force extérieure. Car la force appartient au magistrat civil ; et la possession de tous les biens extérieurs est soumise à sa juridiction.
On me demandera peut-être : « Quelle vigueur donc restera-t-il aux lois ecclésiastiques, et comment sera-t-il possible de les faire exécuter, si l'on en bannit toute sorte de contrainte ? » je réponds qu'elles doivent être établies par des moyens conformes à la nature d'un ordre de choses dont l'observation extérieure est inutile, si elle n'est accompagnée de la persuasion du cœur. En un mot, les exhortations, les avis et les conseils sont les seules armes que cette société doive employer pour retenir ses membres dans le devoir. Si tout cela n'est pas capable de ramener les égarés, et qu'ils persistent dans l'erreur ou dans le crime, sans donner aucune espérance de leur retour, il ne lui reste alors d'autre parti à prendre qu'à les éloigner de sa communion. C'est le plus haut degré où le pouvoir ecclésiastique puisse atteindre ; et toute la peine qu'il inflige se réduit à rompre la relation qu'il y avait entre le corps et le membre qui a été retranché, en sorte que celui-ci ne fasse plus partie de cette Église.
Cela posé, examinons quels sont les devoirs où la tolérance engage, et ce qu'elle exige de chaque individu.
Et d'abord, je soutiens qu'aucune Église n'est obligée, par le devoir de la tolérance, à garder dans son sein un membre qui, après en avoir été averti, continue à pécher contre ses lois ; parce qu'elles sont les conditions de sa communion, l'unique lien qui la conserve, et que, s'il était permis de les violer impunément, elle ne saurait plus subsister. Avec tout cela, il faut prendre garde que ni l'acte d'excommunication ni son exécution ne soient accompagnés de paroles injurieuses, ni d'aucune violence qui blesse le corps, ou qui porte aucun préjudice aux biens de la personne excommuniée. Car l'emploi de la force n'appartient qu'au magistrat, comme nous l'avons déjà dit plus d'une fois, et il n'est permis aux particuliers que pour leur propre défense, en cas d'agression injuste. L'excommunication ne peut ôter à l'excommunié aucun des biens civils qu'il possédait, parce qu'ils regardent l'état civil, et qu'ils sont sous la protection du magistrat. Toute la force de l'excommunication se réduit à ceci : c'est qu'après avoir déclaré la résolution de la société, l'union qu'il y avait entre ce corps et l'un de ses membres est rompue, et que de cette manière la participation à certaines choses, que cette société accorde à ses membres, et auxquelles il n'y a personne qui ait un droit civil, vient aussi à discontinuer. Du moins l'excommunié ne reçoit aucune injure civile si, dans la célébration de la Cène du seigneur, le ministre d'une église lui refuse du pain et du vin, qui n'ont pas été achetés de son propre argent.
En second lieu, il n'y a point de particulier qui ait le droit d'envahir, ou de diminuer en aucune manière les biens civils d'un autre, sous prétexte que celui-ci est d'une autre Église, ou d'une autre religion. Il faut conserver inviolablement à ce dernier tous les droits qui lui appartiennent comme homme, ou comme citoyen : ils ne sont nullement du ressort de la religion, et l'on doit s'abstenir de toute violence et de toute injure à son égard, qu'il soit chrétien ou païen. Bien plus, il ne faut pas s'arrêter dans les simples bornes de la justice ; il faut y ajouter la bienveillance et la bonté. Voilà ce que l'Évangile ordonne, ce que la raison persuade, ce qu'exige la société, que la nature a établie entre les homme. Si un homme s'écarte du droit chemin, c'est un malheur pour lui, et non un dommage pour vous ; et vous ne devez pas le dépouiller des biens de cette vie, parce que vous supposez qu'il sera misérable dans celle qui est à venir.
Ce que je viens de dire de la tolérance mutuelle que se doivent les particuliers, qui diffèrent de sentiment sur le fait de la religion, doit aussi s'entendre des Églises particulières, qu'on peut regarder, en quelque manière, comme des personnes privées, les unes à l'égard des autres. Aucune d'elles n'a aucune sorte de juridiction sur une autre, non pas même lorsque l'autorité civile se trouve de son côté, comme il arrive quelquefois ; parce que l'État ne peut donner aucun nouveau privilège à l'Église, non plus que l'Église à l'État. l'Église demeure toujours ce qu'elle était auparavant (c'est-à-dire une société libre et volontaire), soit que le magistrat se joigne à sa communion, ou qu'il l'abandonne ; et, qui plus est, elle ne saurait acquérir, par son union avec lui, le droit du glaive, ni perdre, par sa séparation, celui qu'elle avait d'instruire ou d'excommunier. Ce sera toujours un droit immuable de toute société volontaire de pouvoir bannir de son sein ceux de ses membres qui ne se conforment pas aux règles de son institution, sans acquérir pourtant aucune juridiction sur les personnes qui sont dehors, par l'accession de quelque nouveau membre que ce soit. C'est pourquoi les différentes Églises doivent toujours entretenir la paix, la justice et l'amitié entre elles, de même que les simples particuliers, sans prétendre à aucune supériorité ni juridiction les unes sur les autres.
Pour rendre la chose plus claire par un exemple, supposons qu'il y ait deux Églises à Constantinople, l'une de Calvinistes, et l'autre d'Arméniens. Dira-t-on que les uns ont le droit de priver les autres de leur liberté, de les dépouiller de leurs biens, de les envoyer en exil, ou de les punir même de mort (comme on l'a vu pratiquer ailleurs), parce qu'ils diffèrent entre eux à l'égard de quelques dogmes ou de quelques cérémonies; tandis que le Turc demeurerait tranquille spectateur de ces fureurs, et rirait de voir les chrétiens se porter à un tel excès de cruauté et de rage les uns contre les autres ? Mais, si l'une des deux Églises a ce pouvoir de maltraiter l'autre, je voudrais bien savoir à laquelle il appartient, et de quel droit ? L'on me répondra sans doute, que les orthodoxes ont de droit l'autorité sur les hérétiques. Mais ce sont là de grands mots et des termes spécieux, qui ne signifient absolument rien. Chaque Église est orthodoxe à son égard, quoiqu'elle soit hérétique à l'égard des autres ; elle prend pour vérité tout ce qu'elle croit, et traite d'erreur l'opinion contraire à la sienne ; de sorte que la dispute entre ces deux Églises, sur la vérité de la doctrine et la pureté du culte, est égale de part et d'autre, et qu'il n'y a point de juge vivant à Constantinople, ni même sur toute la terre, qui la puisse terminer. La décision de cette question n'appartient qu'au souverain juge de tous les hommes, et c'est lui seul aussi qui a le droit de punir ceux qui sont dans l'erreur. je laisse donc à penser quel est le crime de ceux qui joignent l'injustice à l'orgueil, si ce n'est pas même à l'erreur, lorsqu'ils persécutent et qu'ils déchirent, avec autant d'insolence que de témérité, les serviteurs d'un autre maître, qui ne relèvent point d'eux à cet égard.
Il y a plus : supposé qu'on pût découvrir laquelle de ces deux Églises est véritablement orthodoxe ; cet avantage ne lui donnerait pas le droit de ruiner l'autre, parce que les sociétés ecclésiastiques n'ont aucune juridiction sur les biens temporels, et que le fer et le feu ne sont pas des instruments propres pour convaincre les hommes de leurs erreurs et les amener à la connaissance de la vérité. Supposons néanmoins que le magistrat civil incline en faveur de l'une de ces Églises, qu'il lui confie son glaive, et qu'il lui permette d'en agir avec les opposants de la manière qu'il lui plaira. Peut-on dire que cette permission, accordée par un empereur turc, donne le droit à des chrétiens de persécuter leurs frères ? Un infidèle, qui lui-même n'a pas le droit de les punir à cause de la religion qu'ils professent, ne saurait donner ce qu'il n'a pas. D'ailleurs, il faut entendre ceci de tous les États chrétiens. Ce serait le cas à Constantinople, et la raison en est la même, pour quelque royaume chrétien que ce soit. Le pouvoir civil est partout le même, en quelque main qu'il se trouve, et un prince chrétien ne saurait donner plus d'autorité à une Église qu'un prince infidèle, c'est-à-dire aucune. Peut-être aussi qu'il ne sera pas mal à propos de remarquer en passant que tous ces zélés défenseurs de la vérité, tous ces ennemis jurés des erreurs et du schisme, ne font presque jamais éclater le zèle ardent qu'ils ont pour la gloire de Dieu que dans les endroits où le magistrat les favorise. Dès qu'ils ont obtenu la protection du gouvernement civil, et qu'ils sont devenus supérieurs à leurs ennemis, il n'y a plus de paix, ni de charité chrétienne; mais ont-ils le dessous, ils ne parlent que de tolérance mutuelle. S'ils n'ont pas la force en main, ni le magistrat de leur côté, ils sont paisibles, et ils endurent patiemment l'idolâtrie, la superstition et l’hérésie, dont le voisinage leur fait tant de peur en d'autres occasions. Ils ne s'amusent point à combattre les erreurs que la cour adopte, quoique la dispute, soutenue par de bonnes raisons, et accompagnée de douceur et de bienveillance, soit l'unique moyen de répandre la vérité.
Il n'y a donc aucune personne, ni aucune Église, ni enfin aucun État, qui ait le droit, sous prétexte de religion, d'envahir les biens d'un autre, ni de le dépouiller de ses avantages temporels. S'il se trouve quelqu'un qui soit d'un autre avis, je voudrais qu'il pensât au nombre infini de procès et de guerres qu'il exciterait par là dans le monde. Si l'on admet une fois que l'empire est fondé sur la grâce, et que la religion se doit établir par la force et par les armes, on ouvre la porte au vol, au meurtre et à des animosités éternelles ; il n'y aura plus ni paix, ni sûreté publique, et l'amitié même ne subsistera plus entre les hommes.
En troisième lieu, voyons quel est le devoir que la tolérance exige de ceux qui ont quelque emploi dans l'Église, et qui se distinguent des autres hommes, qu'il leur plaît de nommer LAÏQUES, par les titres d'ÉVÊQUES, de DIACRES, de MINISTRES, et par tels autres noms. Ce n'est pas ici le lieu de rechercher l'origine du pouvoir ou de la dignité du clergé; je dis seulement que, quelle que soit la source de ce pouvoir, puisqu'il est ecclésiastique, il faut sans doute qu'il soit renfermé dans les bornes de l'Église, et qu'il ne saurait, en aucune manière, s'étendre aux affaires civiles, parce que l'Église elle-même est entièrement séparée et distincte de l'État. Les bornes sont fixes et immuables de part et d'autre. C'est confondre le ciel avec la terre que de vouloir unir ces deux sociétés, qui sont tout à fait distinctes, et entièrement différentes l'une de l'autre, soit par rapport à leur origine, soit par rapport à leur but ou à leurs intérêts. Quelque charge ecclésiastique qu'ait donc un homme, il n'en saurait punir un autre qui n'est pas de son Église, ni lui ôter, sous prétexte de religion, aucune partie de ses biens temporels, ni le priver de sa liberté, et encore moins de la vie. Car, ce qui n'est pas permis à toute l'Église en corps, ne saurait devenir légitime, par le droit ecclésiastique, dans aucun de ses membres.
Mais il ne suffit pas aux ecclésiastiques de s'abstenir de toute violence, de toute rapine et de toute persécution : puisqu'ils se disent les successeurs des apôtres, et qu'ils se chargent d'instruire les peuples, il faut qu'ils leur enseignent à conserver la paix et l'amitié avec tous les hommes, et qu'ils exhortent à la charité, à la douceur et à la tolérance mutuelle les hérétiques et les orthodoxes, tant ceux qui se trouvent de leur opinion que ceux qui en diffèrent; tant les particuliers que les magistrats, s'il y en a quelqu'un qui soit membre de leur Église. En un mot, il faut qu'ils travaillent à éteindre cette animosité, qu'un zèle indiscret, ou que l'adresse de certaines gens allume dans l'esprit des différentes sectes qui partagent le christianisme. Si l'on prêchait partout cette doctrine de paix et de tolérance, je n'ose dire quel fruit il en reviendrait à l'Église et à l'État, de peur de faire tort à des personnes dont je voudrais que tout le monde respectât la dignité, et qu'ils n'y fissent eux-mêmes aucune tache. Il est du moins certain que c'est leur devoir; et si quelqu'un de ceux qui se disent les ministres de la Parole de Dieu et les prédicateurs de l'Évangile de paix, enseigne une autre doctrine, il ignore sa mission ou il la néglige, et il en rendra compte un jour au Prince de la Paix. S'il faut exhorter les chrétiens a s'abstenir de la vengeance, quand même on les aurait provoqués par des injustices réitérées, combien plus doit-on s'abstenir de toute colère et de toute action violente envers des personnes de qui l'on n'a reçu aucun mal, ou qui même ne pensent qu'à leurs véritables intérêts et à servir Dieu de la manière qui leur paraît lui être la plus agréable, ou qui enfin embrassent la religion où ils croient pouvoir mieux faire leur salut ? Lorsqu'il s'agit de la disposition des biens temporels et de la santé du corps, il est permis à chacun de se gouverner, à cet égard, comme il le juge à propos. Il n'y a personne qui se mette en colère de ce que son voisin gouverne mal ses affaires domestiques, ou de ce qu'il n'a pas semé son champ comme il faut, ou de ce qu'il a mal marié sa fille. On ne s'inquiète point pour ramener un homme qui se ruine par ses débauches ou au cabaret : qu'il édifie, ou qu'il renverse, qu'il prodigue son bien à tort et à travers ; tout cela est permis, et on lui laisse toute liberté. Mais s'il ne fréquente pas l'Église, s'il ne se conforme pas exactement aux cérémonies prescrites ; s'il ne présente pas ses enfants pour être initiés dans les mystères de telle ou telle communion, alors on n'entend dans tout le voisinage que murmures, que clameurs et qu'accusations ; chacun est prêt à venger un crime si énorme, et peu s'en faut que les zélés n'en viennent au pillage et à la violence, jusqu'à ce que le prétendu criminel soit traîné devant le juge, mis en prison, et condamné à la mort ou à la perte de ses biens. Sans doute, il est permis aux ministres de toutes les sectes de combattre les erreurs qui sont opposées à leurs croyances, et d'y employer toute la force de raisonnement dont ils sont capables ; mais qu'ils épargnent au moins les personnes. Qu'ils ne suppléent pas au manque de preuves solides, en recourant aux instruments de la force, qui appartiennent à une autre juridiction, et qui conviennent mal aux mains des gens d'Église ; qu'ils n'appellent pas au secours de leur éloquence et de leur doctrine le glaive du magistrat, de peur que, peut-être, tout en prétendant montrer leur amour pour la vérité, ce zèle trop ardent, qui ne respire que le fer et le feu, ne trahisse leur ambition, et ne découvre qu'ils cherchent la domination, plus que tout autre chose. Du moins, on aurait de la peine à persuader à des hommes de bon sens qu'on souhaite avec ardeur le salut de ses frères, et qu'on travaille de bonne foi à les garantir des flammes éternelles de l'enfer, pendant qu'on les livre ici-bas pour être brûlés vifs par la main du bourreau, et qu'on regarde cet affreux spectacle d'un oeil sec et d'un air content.
En dernier lieu, il faut examiner quels sont les devoirs du magistrat à l'égard de la tolérance, et, certes, ils sont très importants.
Nous avons déjà prouvé que le soin des âmes n'appartient pas au magistrat, s'il est vrai que l'autorité de celui-ci consiste à prescrire des lois et à contraindre par la voie des châtiments; mais tout le monde peut exercer la charité envers ses frères, les instruire, les avertir et les persuader par de bonnes raisons. Ainsi, chacun a le droit d'avoir soin de son âme, et on ne saurait le lui ôter. Mais, dira-t-on peut-être, s'il néglige ce soin? Mais s'il néglige la santé de son corps, et les affaires domestiques, où la société civile est beaucoup plus intéressée, faudra-t-il que le magistrat publie une ordonnance pour lui défendre de s'appauvrir et de tomber malade ? Autant qu'il se peut, les lois mettent les biens et la santé des sujets à couvert de toute insulte et de toute fraude étrangère ; mais elles ne sauraient les garantir contre leur propre négligence et leur mauvaise conduite. On ne saurait forcer personne à se bien porter, ou à devenir riche, bon gré malgré qu'il en ait. Dieu lui-même ne sauvera pas les hommes contre leur volonté. Supposons cependant qu'un prince veuille obliger ses sujets à acquérir des richesses et à se conserver la force et la santé du corps ; faudra-t-il qu'il ordonne par une loi qu'on ne consulte que les médecins de Rome, et qu'on n'ait à suivre pour sa diète que les règles qu'ils prescriront ? Faudra-t-il qu'on ne prenne aucun remède ni aucune viande, que ce qui aura été préparé au Vatican ou à Genève? et, afin que les sujets vivent chez eux dans l'abondance et dans les délices, seront-ils tous obligés à être marchands ou à devenir musiciens ? faudra-t-il qu'ils deviennent tous rôtisseurs, ou charpentiers, parce qu'il y en a quelques-uns qui se sont enrichis à faire ces métiers-là, et que leurs familles vivent dans l'aisance? On me dira, sans doute, qu'il y a mille moyens de gagner de l'argent, et qu'il n'y a qu'un seul chemin qui conduise au salut. C'est ce que disent, en effet, tous ceux qui veulent nous contraindre à suivre des routes opposées ; les uns celle-ci, les autres celle là : car s'il y en avait plusieurs, il ne resterait pas le moindre prétexte d'y employer la force et la violence. Si, par exemple, je veux aller à Jérusalem, et que, suivant la carte géographique de la Terre sainte, je prenne le droit chemin, où je marche de toutes mes forces, pourquoi me maltraite-t-on parce que je ne suis pas monté sur des brodequins, ou que je n'ai pas fait certaines ablutions et reçu quelque tonsure ; parce que je mange de la viande en chemin, et que je me sers de la nourriture qui est propre à mon estomac et à l'état faible et débile de ma santé ; parce que j'évite quelques détours qui me paraissent conduire dans des précipices ou des broussailles ; parce que, entre plusieurs sentiers qui aboutissent au même endroit, je choisis celui qui me paraît le moins tortu et le moins sale; que je préfère la compagnie de ceux qui me semblent les plus modestes et de la meilleure humeur; ou, enfin parce que j'ai pris, ou je n'ai pas pris pour mon guide un homme paré d'une mitre ou couvert d'une robe blanche ? Car, si l'on examine les choses de près, il se trouvera que ce qui divise aujourd'hui la plupart des chrétiens, et qui les anime avec tant d'aigreur les uns contre les autres, n'est guère plus considérable que tout ce que je viens de rapporter, et qu'on peut le pratiquer ou le négliger, pourvu que l'on soit exempt de superstition et d'hypocrisie, sans aucun préjudice à la religion et au salut des âmes. Ce sont, dis-je, des choses de ce genre qui entretiennent des haines implacables entre les chrétiens qui sont tous d'accord sur la partie substantielle et véritablement fondamentale de la religion.
Mais accordons à ces zélateurs, qui condamnent tout ce qui n'est pas conforme à leurs opinions, que de toutes les circonstances que j'ai déjà marquées, il en naisse autant de chemins opposés, qui ont différentes issues ; que faudra-t-il conclure de là ? Est-ce que de tous ces chemins, il n'y en a qu'un seul qui conduise au salut? Eh bien, soit. Mais entre ce nombre infini de routes que les hommes prennent, il s'agit de savoir quelle est la véritable ; et je ne crois pas que le soin du gouvernement public ni le droit de faire des lois serve au magistrat à découvrir le chemin qui conduit au Ciel, avec plus de certitude que l'étude et l'application n'en donnent à un particulier. Si je suis attaqué d'une maladie grave qui me fait traîner une vie languissante, et qu'il n'y ait pour me guérir qu'un seul remède, qui est inconnu; le magistrat sera-t-il en droit de me prescrire un remède, parce que celui qui peut me guérir est unique en son espèce, et qu'il est inconnu ? sera-t-il sûr pour moi de faire tout ce qu'ordonne le magistrat, parce qu'il ne me reste qu'un seul parti à prendre, si je veux éviter la mort ? Ce que tous les hommes doivent rechercher avec tout le soin, l'étude, l'application et la sincérité dont ils sont capables, ne doit pas être regardé comme constituant la profession d'aucune sorte de personnes. A vrai dire, la naissance rend les princes supérieurs en pouvoir aux autres hommes ; mais par la nature ils sont égaux : et le droit ou l'art de gouverner les peuples n'emporte pas avec soi la connaissance certaine des autres choses, et beaucoup moins celle de la vraie religion. Car, s'il en était ainsi, d'où viendrait, je vous prie, que les rois et les souverains de la terre sont si peu d'accord sur cet article-là ? Mais accordons, si l'on veut, que le chemin qui mène à la vie éternelle est mieux connu du prince que de ses sujets; ou que du moins, dans l'incertitude où l'on se trouve à cet égard, il est plus commode et plus sûr pour les particuliers d'obéir à ses ordres. Cela posé, me direz-vous, si le prince vous condamnait à vous appliquer au négoce pour gagner votre vie, est-ce que vous refuseriez de lui obéir, sous prétexte que vous êtes incertain si vous réussirez ou non ? Point du tout : je lui obéirais, au contraire, de bon cœur, parce que, si le succès ne répondait pas à mon attente, il est assez puissant pour me dédommager d'un autre côté, et que, s'il a bonne envie de me tirer de la misère, comme il veut me le persuader, il lui est facile d'en venir à bout, quand même j'aurais eu le malheur de perdre tout mon bien dans le négoce. Mais il n'en est pas de même pour ce qui regarde la vie éternelle. Si je n'ai pas pris le chemin qui peut y conduire, si j'ai échoué dans cette entreprise, il n'est plus au pouvoir du magistrat de réparer ma perte, ni en tout, ni en partie. Quelle garantie peut-on donner, quand il s'agit du royaume des cieux ?
L'on me dira peut-être, « que ce n'est pas au magistrat civil que l'on attribue ces décisions infaillibles auxquelles tout le monde est tenu de se conformer, sur les matières de la foi et du salut, mais à l'Église ; que le magistrat civil ne fait qu'ordonner l'observation de ce que l'Église a défini, et qu'il empêche seulement par son autorité que l'on croie, ou que l'on enseigne autre chose que la pure doctrine de l'Église ; en sorte que la décision est toujours au pouvoir de celle-ci, et que le magistrat ne fait qu'obéir lui-même, et qu'exiger l'obéissance des autres ». Mais qui ne voit que ce nom d'Église, qui était si vénérable du temps des apôtres, n'a servi bien des fois, dans les siècles suivants, qu'à jeter de la poussière aux yeux du peuple ? Quoi qu'il en soit, il ne nous est d'aucun secours dans l'affaire dont il s'agit. je soutiens que le chemin étroit qui conduit au ciel, n'est pas plus connu du magistrat que des simples particuliers, et qu'ainsi je ne saurais le prendre pour mon guide infaillible dans cette route, puisqu'il ne la sait peut-être pas mieux que moi, et que d'ailleurs il n'y a nulle apparence qu'il s'intéresse à mon salut plus que moi-même. Entre tous les rois des Juifs, combien n'y en eut-il pas qui abandonnèrent le culte du vrai dieu, et qui auraient engagé dans l'idolâtrie et la perdition tous les israélites qui auraient eu la faiblesse de leur rendre une obéissance aveugle ? Cependant, vous m'exhortez à avoir bon courage, et vous m'assurez même qu'il n'y a point de risque, parce qu'aujourd'hui le magistrat n'ordonne pas au peuple de suivre ses règlements sur le chapitre de la religion, et qu'il ne fait qu'autoriser par une loi civile les décrets de l'Église. Mais de quelle Église me parlez-vous, je vous prie ? n'est-ce pas celle que le prince adopte, et alors ne juge-t-il pas de la religion, lui qui me contraint par les lois et par la violence de me joindre à telle ou telle Église ? Qu'importe qu'il me guide lui-même, ou qu'il me remette à la conduite des autres ? je dépends toujours de sa volonté; et, de quelque manière qu'on le prenne, il décide de mon salut éternel. Si un Juif, par l'ordre du roi, avait sacrifié à Baal, s'en serait-il mieux trouvé quand on lui aurait dit que le roi ne pouvait rien établir de son chef sur la religion, ni ordonner aucune sorte de culte à ses sujets, qu'avec l'approbation des prêtres et des docteurs de la loi ? Si la doctrine d'une Église devient vraie et salutaire, parce que ses prêtres, ses ministres et ses dévots en parlent avec de grands éloges, et l'élèvent jusques aux nues, quelle religion pourra jamais être déclarée erronée, fausse et pernicieuse ? La doctrine des Sociniens me paraît douteuse ; le culte des catholiques romains et des Luthériens m'est suspect ; y aura-t-il pour moi plus de sûreté à me joindre à l'une ou à l'autre de ces Églises par l'ordre du magistrat, parce qu'il ne commande et n'établit rien sur la religion que de l'avis et par l'autorité des ecclésiastiques qui les composent ? Quoique, à dire le vrai, il arrive souvent que l'Église (si l'on peut du moins donner ce titre à une assemblée d'ecclésiastiques qui dressent des articles de foi) s'accommode plutôt à la cour, que la cour à l'Église. Tout le monde sait ce que fut autrefois l'Église, sous des princes successivement orthodoxes et ariens. Mais si cet exemple est trop éloigné de notre temps, l'histoire d'Angleterre nous en fournit de beaucoup plus modernes. Sous les règnes de Henri VIII, de Marie et d'Elizabeth, avec quelle complaisance et quelle promptitude les ecclésiastiques ne changèrent-ils pas leurs articles de foi, la forme du culte, et toutes choses en un mot, suivant le bon plaisir de ces princes ? Cependant ces rois et ces reines avaient des idées si différentes sur la religion, qu'à moins que d'être fou, pour ne pas dire athée, on ne saurait prétendre qu'un honnête homme, et qui craint Dieu, aurait pu, en conscience, obéir aux ordres opposés qu'ils donnaient à cet égard. En un mot, soit qu'un prince suive ses propres lumières, ou l'autorité de l'Église, pour déterminer la religion des autres, tout cela revient à la même chose. Le jugement des ecclésiastiques, dont les disputes et les animosités ne sont que trop connues dans le monde, n'est ni plus sûr ni plus infaillible que le sien ; et tous leurs suffrages réunis ensemble ne sauraient donner la moindre force au pouvoir civil : outre que les princes ne s'avisent guère de consulter les ecclésiastiques qui ne sont pas de leur religion.
Mais ce qu'il y a de capital et qui tranche le nœud de la question, c'est qu'en supposant que la doctrine du magistrat soit la meilleure, et que le chemin qu'il ordonne de suivre soit le plus conforme à l'Évangile, malgré tout cela, si je n'en suis pas persuadé moi-même du fond du cœur, mon salut n'en est pas plus assuré. je n'arriverai jamais au séjour des bienheureux par une route que ma conscience désapprouve. je puis m'enrichir à faire un métier qui me déplaît, et opérer ma guérison par l'usage de certains remèdes dont la vertu m'est suspecte ; mais je ne saurais obtenir le salut par la voie d'une religion que je soupçonne être fausse, ni par la pratique d'un culte que j'abhorre. C'est en vain qu'un incrédule affecte de professer extérieurement un culte qui n'est pas le sien; il n'y a que la foi et la sincérité du cœur qui puissent plaire à Dieu. C'est en vain qu'on me vante les effets merveilleux d'une médecine, si mon estomac la rejette d'abord; et l'on ne doit pas forcer un homme à prendre un remède que son tempérament et la nature de ses humeurs ne manqueront pas de changer aussitôt en poison. Quelques doutes que l'on puisse avoir sur les différentes religions qu'il y a dans le monde, il est toujours certain que celle que je ne crois pas véritable, ne saurait être véritable ni profitable pour moi. C'est donc en vain que les princes forcent leurs sujets à entrer dans la communion de leur Église, sous prétexte de sauver leurs âmes : si ces derniers croient la religion du prince bonne, ils l'embrasseront d'eux-mêmes ; et s'ils ne la croient pas telle, ils ont beau s'y joindre, leur perte n'en est pas moins assurée. En un mot, quelque grand empressement, quelque zèle que l'on prétende avoir pour le salut des hommes, on ne saurait jamais les forcer à se sauver malgré eux ; et après tout, il faut toujours finir par les abandonner à leur propre conscience.
Après avoir ainsi délivré les hommes de la tyrannie qu'ils exercent les uns sur les autres en matière de religion, considérons ce qui leur reste à faire ensuite. Tout le monde est d'accord qu'il faut servir Dieu en public, et si cela n'était, pourquoi les contraindrait-on à se trouver aux assemblées publiques ? Puis donc qu'ils sont libres à cet égard, ils doivent établir quelque société religieuse, afin de se réunir ensemble, non seulement pour leur édification mutuelle, mais aussi pour témoigner à tout le monde qu'ils adorent Dieu, et qu'ils n'ont pas honte de lui rendre un culte qu'ils croient lui être agréable ; afin d'engager les autres, par la pureté de leur doctrine, la sainteté de leurs mœurs et la bienséance des cérémonies, à aimer la religion et la vertu; en un mot, afin de pouvoir acquitter en corps tous les actes religieux, dont les particuliers ne sont pas capables.
J'appelle ces sociétés religieuses, des Églises, et je dis que le magistrat les doit tolérer; parce qu'elles ne font autre chose que ce qui est permis à chaque homme en particulier; c'est-à-dire, d'avoir soin du salut de leurs âmes : et il n'y a, dans ce cas, aucune différence entre l'Église nationale et les autres congrégations qui en sont séparées.
Mais comme, dans toute Église, il y a deux choses principales à considérer, savoir le culte extérieur ou les rites, et la doctrine ou les articles de foi, nous traiterons séparément de l'un et de l'autre, afin de donner une idée plus claire et plus exacte de la tolérance.
A l'égard du culte extérieur, je soutiens, en premier lieu, que le magistrat n'a nul droit d'établir aucunes cérémonies religieuses dans son Église, et encore moins dans les assemblées des autres; non seulement parce que ces sociétés sont libres, mais aussi parce que tout ce qui regarde le culte de Dieu, ne peut être justifié qu'autant que ses adorateurs croient qu'il lui est agréable. Tout ce qui se fait sans cette persuasion, ne saurait lui plaire, et devient illégitime. N'est-ce pas d'ailleurs une contradiction manifeste, que d'accorder à un homme la liberté du choix sur la religion, dont le but est de plaire à Dieu, et de lui commander en même temps de l'offenser, par un culte qu'il croit indigne de sa majesté souveraine ? Mais on conclura peut-être de là que je prive le magistrat du pouvoir dans les choses indifférentes, et que dès lors il ne lui restera plus rien sur quoi il puisse exercer son autorité législative. Point du tout : je lui abandonne de bon cœur les choses indifférentes ; et peut-être n'y a-t-il que celles-là qui soient soumises au pouvoir législatif.
Mais il ne s'ensuit pas de là qu'il soit permis au magistrat d'ordonner ce qu'il lui plaît sur tout ce qui est indifférent. Le bien public est la règle et la mesure des lois. Si une chose est inutile à l'État, quoiqu'elle soit indifférente en elle-même, on ne doit pas d'abord en faire une loi.
Au reste, quelque indifférentes que soient des choses de leur nature, elles ne dépendent pas du magistrat, du moment où elles regardent l'Église et le culte de Dieu, parce qu'alors elles n'ont aucune relation avec les affaires civiles. Il ne s'agit dans l'Église que du salut des âmes, et il n'importe point à l'État, ni à personne, que l'on y suive tels ou tels rites. L'observance ou l'omission de quelques cérémonies ne peut faire aucun préjudice à la vie, à la liberté, ou aux biens des autres. Par exemple, supposé que ce soit une chose indifférente de laver un enfant qui vient de naître, et qu'il soit permis au magistrat d'établir cette coutume par une loi, sous prétexte que cette ablution est utile aux enfants pour les guérir d'une maladie à laquelle ils sont sujets, ou les en garantir ; me dira-t-on là-dessus que le magistrat a le même droit d'ordonner aux prêtres de baptiser les enfants sur les fonts sacrés, pour la purification de leurs âmes ? Qui ne voit, au premier coup d'œil, que ce sont là des choses tout à fait différentes ? L'on n'a qu'à supposer qu'il s'agisse, dans ce cas, de l'enfant d'un juif, et la chose parlera d'elle-même. Car, qui empêche qu'un prince chrétien n'ait des juifs au nombre de ses sujets ? Si donc vous croyez qu'il est injuste d'en agir de cette manière avec un juif, dans une chose qui est indifférente de sa nature, et qu'on ne doit pas le contraindre à pratiquer un culte religieux qu'il désapprouve, comment pouvez-vous maintenir que l'on puisse faire quelque chose de pareil à l'égard d'un chrétien ?
De plus, il n'y a point d'autorité humaine qui puisse introduire des choses indifférentes de leur nature dans le culte qu'on rend à Dieu, par cela même qu'elles sont indifférentes, quelles n'ont ainsi aucune vertu propre et naturelle d'apaiser la divinité et de nous la rendre favorable, et que tout le pouvoir des hommes joint ensemble ne saurait leur donner cette efficace. Dans tout ce qui regarde la vie civile, l'usage des choses indifférentes, que Dieu n'a pas expressément défendues, nous est permis ; et, en ce cas, l'autorité humaine peut avoir lieu : mais il n'en est pas de même lorsqu'il s'agit de la religion. Dans le culte divin, les choses indifférentes ne deviennent légitimes que par l'institution de Dieu, qui a jugé à propos de les élever à cette dignité, et qui, dans sa grande compassion pour de misérables pécheurs, les veut bien recevoir comme des marques de leur obéissance. Lorsque ce juge suprême nous demandera un jour, qui a requis cela de vos mains ? il ne suffira pas de lui répondre, que le magistrat l'a commandé. Si le pouvoir civil s'étend jusque-là, qu'y a-t-il qu'on ne puisse légitimement introduire dans la religion ? Quel amas confus de cérémonies, quelles inventions superstitieuses n'appuiera-t-on pas sur l'autorité du magistrat, pour en accabler la conscience des adorateurs de Dieu ? Car la plus grande partie de ces rites ne consiste que dans l'usage religieux de certaines choses qui sont indifférentes de leur nature ; et il ne devient criminel que parce que Dieu n'en est pas l'auteur. Il n'y a rien de plus indiffèrent de sa nature, ni de plus commun dans la vie ordinaire, que l'usage de l'eau, du pain et du vin : s'ensuit-il de là qu'on les pouvait introduire dans le culte religieux, sans l'institution expresse de la divinité ? Si cela dépendait du magistrat, d'où vient qu'il ne pourrait pas aussi commander qu'on mangeât du poisson et qu'on bût de la bière dans la célébration de l'Eucharistie ; qu'on immolât des bêtes et qu'on en répandît le sang dans les temples; qu'on fit des lustrations, et plusieurs autres choses de cette nature, qui, bien qu'indifférentes en elles-mêmes, sont aussi abominables à Dieu, que l'était autrefois le sacrifice d'un chien ? Car quelle différence y a-t-il entre un chien et un bouc, par rapport à la nature divine, qui est également et infiniment éloignée de toute sorte de matière ? si ce n'est qu'elle voulait admettre le dernier des animaux dans le culte qu'on lui rendait, et en exclure l'autre. Nous voyons donc, que les choses indifférentes en elles-mêmes, quoique soumises en général au pouvoir du magistrat civil, ne sauraient, sous ce prétexte, être introduites dans le service divin, ni être prescrites aux sociétés religieuses ; parce qu'elles ne sont plus indifférentes, dès qu'on les admet dans le service divin. Celui qui adore Dieu, le fait dans la vue de lui plaire et d'obtenir sa faveur; mais il ne saurait y parvenir si, par l'ordre du magistrat, il offre à Dieu un culte qu'il croit lui être désagréable, parce qu'il ne l'a pas commandé lui-même. Bien loin de lui plaire et d'apaiser son indignation, c'est l'irriter par un mépris manifeste, qui est incompatible avec la nature du culte qu'on lui doit.
Mais, me demandera-t-on, si les hommes ne peuvent rien prescrire dans le culte religieux, d'où vient qu'on permet aux Églises de fixer le temps, le lieu et plusieurs autres choses qui regardent le culte public ? Je réponds qu'il faut distinguer ce qui fait partie du culte, d'avec ce qui n'en est qu'une simple circonstance. Tout ce qu'on croit être exigé de Dieu même et lui être agréable, fait partie de son culte et devient par là nécessaire. Mais les circonstances, quoiqu'on ne puisse pas les séparer absolument du culte, ne sont point fixes ni déterminées, au moins dans le détail et pour les cas particuliers, et c'est ce qui les rend indifférentes. Par exemple, le lieu où l'on doit adorer, le temps auquel on doit se trouver aux assemblées publiques, les habits et la posture des adorateurs, sont des circonstances de cet ordre, lorsque Dieu ne les a point expressément prescrites. Mais, chez les Juifs, tout cela faisait partie de leur culte ; et, s'il venait à y manquer la moindre chose, ou à s'en introduire quelqu'une qui différât de l'institution, ils ne pouvaient pas se flatter qu'elle serait agréable à Dieu. Il n'en est pas de même à l'égard des chrétiens, que l'Évangile a délivrés du joug des cérémonies ; ce ne sont pour eux que de simples circonstances, qu'il est permis à chaque Église de régler de la manière qui lui paraît la plus séante et la plus propre à l'édification de ses membres : quoiqu'à l'égard de ceux qui sont persuadés que Dieu a institué le dimanche pour lui être consacré, la célébration de ce jour n'est plus une simple circonstance, mais fait partie essentielle du culte divin, qu'ils ne peuvent ni changer ni négliger sans crime.
Ensuite, le magistrat n'ayant nul droit de prescrire à quelque Église que ce soit les rites et les cérémonies qu'elle doit suivre, il n'a pas non plus le pouvoir d'empêcher aucune Église de suivre les cérémonies et le culte qu'elle juge à propos d'établir : parce que, autrement, il détruirait l'Église même, dont le but est uniquement de servir Dieu avec liberté et à sa manière.
Suivant cette règle, dira-t-on peut-être, si les membres d'une Église voulaient immoler des enfants, et s'abandonner hommes et femmes, à un mélange criminel, ou à d'autres impuretés de cette nature (comme on reprochait autrefois, sans aucun sujet, aux premiers chrétiens), faudrait-il pour cela que le magistrat les tolérât, parce que cela se ferait dans une assemblée religieuse ? Point du tout : parce que de telles actions doivent toujours être défendues, dans la vie civile même, soit en public ou en particulier, et qu'ainsi l'on ne doit jamais les admettre dans le culte religieux d'aucune société. Mais si l'envie prenait à quelques personnes d'immoler un veau, je ne crois pas que le magistrat eût droit de s'y opposer. Par exemple, Mélibée a un veau qui lui appartient en propre ; il lui est permis de le tuer chez lui, et d'en brûler telle portion qu'il lui plaît, sans faire de tort à personne, ni diminuer le bien des autres. De même, l'on peut égorger un veau dans le culte que l'on rend à Dieu ; mais, de savoir si cette victime lui est agréable, ou non, cela n'intéresse que ceux qui la lui offrent. Le devoir du magistrat est seulement d'empêcher que le public ne reçoive aucun dommage, et qu'on ne porte aucun préjudice à la vie ou aux biens d'autrui. Du reste, ce qu'on pouvait employer à un festin, peut aussi bien être employé à un sacrifice. Mais s'il arrivait, par hasard, qu'il fût de l'intérêt du public que l'on s'abstînt pour quelque temps de tuer des bœufs, pour en laisser croître le nombre, qu'une grande mortalité aurait fort diminue ; qui ne voit que le magistrat peut, en pareil cas, défendre à tous ses sujets de tuer aucun veau, quelque usage qu'ils en voulussent faire ? Seulement il faut observer qu'alors la loi ne regarde pas la religion, mais la politique, et qu'elle ne défend pas d'immoler des veaux, mais de les tuer.
On voit par là quelle différence il y a entre l'Église et l'État. Rien de ce qui est permis dans l'État ne saurait être interdit par le magistrat dans l'Église. La loi ne saurait empêcher aucune assemblée religieuse, ni les prêtres d'aucune secte, de tourner à un saint usage ce qui est permis à tous les autres sujets dans la vie ordinaire. Si l'on peut manger du pain chez soi, ou boire du vin, être assis ou à genoux, sans qu'il y ait de crime, le magistrat ne saurait défendre cette pratique dans l'Église, quoique le pain et le vin y soient appliqués aux mystères de la foi et aux rites du culte divin. Mais tout ce qui peut être dommageable à l'État, et que les lois défendent pour le bien commun de la société, ne doit pas être souffert dans les rites sacrés des Églises ni mériter l'impunité ; seulement, il faut que le magistrat prenne bien garde à ne pas abuser de son pouvoir, et à ne point opprimer la liberté d'aucune Église, sous prétexte du bien public; tout au contraire, ce qui est permis dans la vie commune et en dehors du culte divin ne peut pas davantage être prohibé par la loi civile dans les choses qui se rapportent au culte de Dieu et dans les lieux sacrés.
« Quoi, dira-t-on peut-être, le magistrat devra-t-il tolérer aussi une Église qui est idolâtre? » Mais je demanderai, à mon tour, si le même pouvoir, qui autorise le magistrat à supprimer cette église idolâtre, ne lui pourra pas servir dans l'occasion, à ruiner celle qui est orthodoxe ? Car il ne faut pas oublier que le pouvoir du magistrat est partout le même, et que la religion du prince est toujours la seule orthodoxe à ses yeux, de sorte que, si le magistrat civil a le droit de se mêler de ce qui concerne la religion (comme celui de Genève par exemple), il pourra extirper, par des violences sanguinaires, la religion qu'il regarde comme idolâtre; tandis que celui de quelque autre pays voisin aura le même droit de persécuter la religion réformée, et qu'on opprimera le christianisme dans les Indes. Ou le pouvoir civil eut tout changer dans la religion suivant la volonté du prince, ou il n'y peut rien changer. S'il lui est permis d'employer la force et les supplices, pour introduire quelque chose dans la religion, il n'y a plus de bornes qui puissent l'arrêter, et il pourra, avec autant de droit et avec les mêmes armes, imposer tout ce qu'il s'imagine être véritable. Il n'y a donc personne que l'on doive priver de ses biens temporels à cause de la religion. Les peuples mêmes de l'Amérique, assujettis à un prince chrétien, ne doivent pas être dépouillés de leurs vies et de leurs terres, parce qu'ils n'embrassent pas le christianisme. S'ils croient plaire à Dieu et obtenir le salut, par la pratique des cérémonies qu'ils ont héritées de leurs ancêtres, nous devons les abandonner à eux-mêmes et à la miséricorde divine. Mais allons au fond de la question : supposons qu'un petit nombre de chrétiens, faibles et dénués de tout, arrivent dans quelque pays d'idolâtres; qu'ils les prient d'abord, au nom de l'humanité, d'avoir compassion d'eux, et de leur fournir ce qui est nécessaire à la vie; qu'ils l'obtiennent; qu'on leur donne des habitations, et qu'enfin ils s'unissent avec les naturels du pays, et ne forment qu'un seul peuple. Supposons ensuite que la religion chrétienne y jette de profondes racines, qu'elle s'y répande de toutes parts ; que, durant ces progrès insensibles, on voie régner entre eux la paix, l'union, la bonne foi et la justice. Enfin, ces étrangers, devenus les plus forts par la conversion du magistrat au christianisme, ne songent plus qu'à fouler aux pieds les droits les plus inviolables et les traités les plus solennels, sous prétexte d'extirper l'idolâtrie. Alors, si les naturels du pays, quoique rigides observateurs de l'équité naturelle, et quoiqu'ils n'aient rien fait contre les bonnes mœurs ni contre les lois de la société civile, si ces pauvres malheureux, dis-je, ne veulent pas abandonner leur ancien culte pour en adopter un nouveau, sera-t-on en droit de les dépouiller de leurs biens et de la vie même ? On voit donc par là ce qu'un prétendu zèle pour l'Église, accompagné du désir de la domination, est capable de produire ; et que, sous prétexte de religion et du salut des âmes, on ouvre la porte aux meurtres, à la rapine, aux brigandages et à une licence effrénée.
Or, quiconque ose soutenir qu'on doit extirper partout l'idolâtrie par la rigueur des lois, des amendes et des supplices, en un mot, par le fer et par le feu, n'a qu'à s'appliquer la supposition que je viens de faire ; elle s'adresse à lui. Certes, il n'y a pas plus de justice à ravir leurs biens aux infidèles de l'Amérique, qu'à les ôter, en Europe, aux sectaires, qui ne suivent pas la religion que fait dominer une faction qui compose l'Église de la Cour; et il ne faut jamais, sous ce prétexte, violer, ici non plus que là, les droits les plus légitimes de la nature et de la société.
« Mais, dit-on, l'idolâtrie est un péché et, par conséquent, on ne doit pas la souffrir. » Si vous disiez, il faut donc l'éviter avec soin, votre conséquence serait juste ; mais il ne s'ensuit pas que le magistrat la doive punir, parce que c'est un péché : autrement il aurait le droit d'employer le glaive contre tout ce qu'il regarde comme des péchés envers Dieu. L'avarice, la dureté envers les pauvres, l'oisiveté et plusieurs autres défauts sont des péchés, de l'aveu de tout le monde : mais qui s'est jamais avisé de dire que le magistrat a le droit de les punir ? Comme ces défauts ne portent aucun préjudice aux biens des autres, et qu'ils ne troublent point le repos public, les lois civiles ne les punissent pas dans les lieux mêmes où ils sont reconnus pour des péchés. Ces lois ne prononcent pas non plus de peines contre le mensonge, ni contre le parjure, à moins que ce ne soit en certains cas, où l'on n'a nul égard à la turpitude du crime, ni à la divinité offensée, mais à l'injustice faite au public et aux particuliers. D'ailleurs, si un prince, païen ou mahométan, croit que la religion chrétienne est fausse et désagréable à Dieu, ne pourra-t-il pas l'extirper avec le même droit, 54 que vous prétendez avoir pour abolir la sienne.
L'on m'objectera peut-être encore que la loi de Moïse ordonnait d'exterminer les idolâtres. Je l'avoue ; mais les chrétiens ne sont nullement soumis à cette loi, et personne ne croit que nous soyons obligés de suivre tout ce qu'elle imposait aux Juifs. L'on aurait beau distinguer, avec les théologiens, entre la loi morale, la loi judiciaire et la loi cérémonielle ; cette distinction commune serait tout à fait inutile dans le cas présent, puisque toute loi positive n'oblige que ceux à qui elle est donnée. Ces premiers mots du Décalogue, Écoute, ô Israël, font assez voir que la loi de Moïse ne regardait que la nation des Juifs. Quoique cette considération toute seule pût suffire pour répondre à ceux qui fondent la persécution des idolâtres sur la loi mosaïque, il ne sera pas hors de propos de développer un peu plus cet argument, et de le remettre dans tout son jour.
Les idolâtres peuvent être considérés sous un double point de vue dans la république des Juifs. Premièrement, il y en avait qui, après avoir été initiés dans les rites de Moïse et incorporés dans cette république, abandonnaient le culte du Dieu d'Israël. Ceux-là étaient poursuivis comme des traîtres et des criminels de lèse-majesté ; car la république des Juifs, fort différente en cela de toutes les autres, était une pure théocratie, et il n'y avait ni ne pouvait y avoir aucune distinction entre l'Église et l'État. Les lois qui prescrivaient à cette nation le culte d'un seul Dieu, tout-puissant et invisible, étaient politiques, et faisaient partie du gouvernement civil, dont Dieu lui même était l'auteur. Or, si l'on peut me montrer qu'il y ait actuellement une république ainsi établie, j'avouerai que les lois ecclésiastiques y doivent être confondues avec les lois civiles, et que le magistrat y a droit d'empêcher par la force que ses sujets embrassent un culte différent du sien. Mais, sous l'Évangile, il n'y a point à la rigueur de république chrétienne. Les divers peuples et royaumes qui ont embrassé le christianisme, n'ont fait que retenir l'ancienne forme de leur gouvernement, sur lequel Jésus-Christ n'a rien du tout ordonné. Content d'enseigner aux hommes comment ils peuvent, par la foi et les bonnes œuvres, obtenir la vie éternelle, il n'a institué aucune espèce de gouvernement, et il n'a point armé le magistrat du glaive, pour contraindre les hommes a quitter leurs opinions et à recevoir sa doctrine.
En second lieu, les étrangers qui n'étaient pas membres de la république d'Israël, n'étaient pas forcés à observer les rites de la loi de Moïse. Au contraire, dans le même endroit de l'exode (XXII, 20, 21), où il est dit que tout Israélite idolâtre sera mis à mort, il est défendu de vexer et d'opprimer les étrangers. Il est vrai qu'on devait exterminer entièrement les sept nations qui possédaient la terre promise aux Israélites. Mais leur idolâtrie n'en fut point la cause; autrement, pourquoi aurait-on épargné les Moabites, et d'autres nations idolâtres ? En voici la raison. Dieu, qui était le roi des juifs d'une manière toute particulière, ne pouvait pas souffrir qu'on adorât dans son royaume, c'est-à-dire dans le pays de Canaan, un autre souverain. Ce crime de lèse-majesté au premier chef était absolument incompatible avec le gouvernement politique et civil que Dieu exerçait dans l'étendue de ce pays-là. Il fallait donc en extirper toute idolâtrie qui portait les sujets à reconnaître un autre Dieu pour leur roi, contre les lois fondamentales de l'empire. Il fallait aussi en chasser les habitants, afin que les Israélites en eussent une pleine et entière possession. C'est pour cela même que la postérité d'Esaü et de Loth extermina les Emims et les Horims, dont Dieu lui avait destiné les terres, par le même droit (Deuter., II, 12). Mais, quoiqu'on bannît de cette manière toute idolâtrie du pays de Canaan, l'on ne fit pas mourir néanmoins tous les idolâtres. La famille de Rahab et les Gabaonites obtinrent bonne composition de Josué, et il y avait quantité d'esclaves idolâtres parmi les Hébreux. David et Salomon poussèrent leurs conquêtes au-delà des bornes de la terre promise, et ils soumirent à leur obéissance divers pays, qui s'étendaient jusqu'à l'Euphrate. Cependant, de tout ce nombre infini de captifs, de tous ces peuples subjugués, nous ne lisons point qu'aucun d'eux fût châtié à cause de l'idolâtrie, dont ils étaient assurément tous coupables, ni qu'on les forçât, par des supplices et des gênes, à embrasser la religion de Moïse et le culte du vrai Dieu. D'ailleurs, si un prosélyte voulait devenir membre de la république d'Israël, il fallait qu'il se soumît aux lois de l'État, c'est-à-dire à la religion de ce peuple ; mais il recherchait ce privilège de son plein gré, sans y être contraint par aucune violence. Aussitôt qu'il avait acquis ce droit de bourgeoisie, il était sujet aux lois de la république, qui défendaient l'idolâtrie dans toute l'étendue de la terre de Canaan, mais qui n'établissaient rien à l'égard des peuples qui se trouvaient hors de ces bornes
J'ai parlé jusques ici du culte extérieur, j'en viens à présent aux ARTICLES DE FOI.
Les dogmes de chaque Église regardent la pratique ou la spéculation ; et, quoique les unes et les autres aient la vérité pour objet, ceux-ci ne s'adressent qu'à l'entendement, au lieu que les premiers influent en quelque manière sur la volonté et sur les mœurs. Pour ce qui est des dogmes spéculatifs, qu'on appelle articles de foi, et qui n'exigent autre chose de nous que la croyance, ils ne sauraient être imposés à aucune église par la loi de l'État; car il est absurde de prescrire aux hommes, en vertu de la loi, des choses qu'il n'est pas en leur pouvoir d'accomplir. Or, quand même nous le voudrions, il ne dépend pas de nous de croire que telle ou telle chose soit véritable. Mais, sans répéter ce que j'ai dit là-dessus, me soutiendra-t-on qu'une profession extérieure de ces articles suffit ? Si cela est, oh la belle religion, qui permet aux hommes d'être hypocrites et de mentir à Dieu pour le salut de leurs âmes! Si c'est ainsi que le magistrat civil croit leur procurer la vie éternelle, il me semble qu'il n'en connaît guère le chemin; ou, s'il n'agit pas dans cette vue, pourquoi montre-t-il un zèle si empresse pour les articles de foi, et pourquoi leur donner l'appui de la loi ?
D'ailleurs, le magistrat n'a nul droit d'empêcher qu'une Église croie ou enseigne des dogmes de spéculation, parce que cela ne regarde point les intérêts civils des sujets. Si un catholique romain croit que ce qu'un autre appelle du pain est le véritable corps de Jésus-Christ, il ne fait aucun tort à son prochain. Si un Juif ne croit pas que le Nouveau Testament soit la parole de Dieu, les autres en jouissent-ils moins de tous leurs droits civils ? Et si un païen rejette le Vieux et le Nouveau Testament, faut-il le punir comme un mauvais citoyen qui est indigne de vivre ? Soit que l'on croie, ou que l'on ne croie pas ces choses, le pouvoir du magistrat et les biens des sujets sont à couvert et en sûreté. J'avoue que ces opinions sont fausses et absurdes ; mais les lois n'ont pas à décider de la vérité des dogmes; elles n'ont en vue que le bien et la conservation de l'État et des particuliers qui le composent. Voilà, du moins, ce qui devrait être, et certes, la vérité peut bien se défendre elle-même, si l'on consent une fois à l'abandonner à ses propres forces. Le pouvoir des grands, qui ne la connaissent guère, et de qui elle n'est pas toujours bien venue, ne lui a jamais donné, et probablement ne lui donnera jamais qu'un faible secours. Elle n'a pas besoin de la violence pour s'insinuer dans l'esprit des hommes, et les lois civiles ne l'enseignent pas. Si elle n'illumine l'entendement par son propre éclat, la force extérieure ne lui sert de rien. Les erreurs au contraire ne dominent que par le secours étranger qu'elles empruntent. Mais en voilà assez sur ces opinions spéculatives; passons à celles qui regardent la pratique.
Les bonnes mœurs, qui ne sont pas la moindre partie de la religion et de la véritable piété, se rapportent aussi à la vie civile, et le salut de l'État n'en dépend guère moins que celui des âmes; de sorte que les actions morales relèvent de l'une et de l'autre juridiction, extérieure et intérieure, civile et domestique, c'est-à-dire du magistrat et de la conscience. Il est donc fort à craindre que l'une n'empiète sur les droits de l'autre, et qu'il y ait un conflit entre le conservateur de la paix publique, et ceux qui ont la direction des âmes. Mais si l'on pèse bien ce que nous avons déjà dit sur les limites de ces deux sortes de gouvernement, on triomphera facilement de ces difficultés.
Tout homme a une âme immortelle, capable d'un bonheur ou d'un malheur éternel, et dont le salut dépend de l'obéissance qu'il aura rendue, dans cette vie, aux ordres de Dieu, qui lui a prescrit de faire et de croire certaines choses. Il suit de là, premièrement, que l'homme est obligé sur tout à l'observation de ces ordres, qu'il doit employer tous ses soins et toute la diligence possible pour les connaître et s'y assujettir, puisqu'il n'y a rien dans le monde qui puisse entrer en comparaison avec l'éternité. Il s'ensuit, en second lieu, que, puisqu'un homme qui se trompe dans le culte qu'il rend à Dieu, ou dans les dogmes spéculatifs sur la religion, ne fait aucun tort à son prochain, et que sa perte n'entraîne point celle des autres, chacun a droit de travailler tout seul nu salut de son âme. Ce n'est pas que je veuille bannir de la société les avis charitables et les efforts assidus pour tirer de l'erreur ceux qui s'y trouvent engagés, puisque ce sont les principaux devoirs du chrétien. On peut employer tant d'avis et de raison que l'on voudra, pour contribuer au salut de son frère ; mais on doit s'interdire toute violence et toute contrainte : rien ne doit se faire ici par autorité. Nul n'est obligé, en cette occasion, d'obéir aux conseils d'un égal, ou aux ordres d'un supérieur, qu'autant qu'il se sent persuadé. Chacun doit juger sur cela pour soi-même en dernier ressort, parce qu'il ne s'agit que de son propre intérêt, et que les autres ne peuvent recevoir aucun préjudice de sa détermination à cet égard.
Mais outre l'âme, qui est immortelle, les hommes ont un corps qui les attache à cette vie périssable et dont la durée est incertaine, et qui a besoin, pour s'entretenir, de plusieurs commodités que ce monde leur fournit, et qu'ils doivent acquérir ou conserver par leur travail et leur industrie. Du moins, la terre ne produit pas d'elle-même tout ce qui est nécessaire pour nous rendre la vie agréable. C'est ce qui engage les hommes à de nouveaux soins, et à s'occuper des choses qui regardent la vie présente. Mais leur corruption est si grande, qu'il y en a plusieurs qui aiment mieux jouir du travail des autres que de s'y adonner eux-mêmes. De sorte que, pour se conserver la jouissance de leurs biens et de leurs richesses, ou de ce qui leur sert à les acquérir, comme sont la force et la liberté du corps, ils sont obligés de s'unir ensemble, afin de se prêter un secours mutuel contre la violence, et que chacun puisse jouir sûrement de ce qui lui appartient en propre. Cependant, ils laissent à chaque particulier le soin de son salut, parce que l'acquisition de ce bonheur éternel dépend de son application, et non pas de celle d'un autre ; qu'il n'y a point de force extérieure qui lui puisse ravir l'espérance qu'il en a conçue, et que sa perte ne fait aucun préjudice aux intérêts d'autrui. D'ailleurs, quoique les hommes aient formé des sociétés pour se protéger mutuellement et s'assurer la possession de leurs biens temporels, ils en peuvent être dépouillés, soit par la fraude et la rapine de leurs concitoyens, ou par les entreprises d'ennemis étrangers. Pour remédier au premier de ces désordres, ils ont fait des lois, et, pour prévenir ou repousser l'autre mal, ils emploient les armes, les richesses et les bras de leurs compatriotes ; et ils ont remis l'exécution et le maniement de toutes ces choses au magistrat civil. C'est là l'origine et le but du pouvoir législatif, qui constitue la souveraineté de chaque État : telles sont les bornes où il est renfermé ; c'est-à-dire que le magistrat doit faire en sorte que chaque particulier possède sûrement ce qu'il a, que le public jouisse de la paix et de tous les avantages qui lui sont nécessaires, qu'il augmente en force et en richesse, et qu'il ait, autant qu'il est possible, les moyens de se défendre par lui-même contre les invasions des étrangers.
Cela posé, il est clair que le magistrat ne peut faire des lois que pour le bien temporel du public; que c'est l'unique motif qui a porté les hommes à se joindre en société les uns avec les autres, et le seul but de tout gouvernement civil. On voit aussi, par là, que chacun a la pleine liberté de servir Dieu de la manière qu'il croit lui être la plus agréable, puisque c'est du bon plaisir du Créateur que dépend le salut des hommes. Il faut donc qu'ils obéissent premièrement à Dieu, et ensuite aux lois.
« Mais, dira-t-on, si le magistrat ordonne des choses qui répugnent à la conscience des particuliers, que doivent-ils faire en pareil cas ? » je réponds que cela ne peut arriver que rarement, si les affaires sont administrées de bonne foi, et pour le bien commun des sujets ; mais si, par malheur, il y a un tel édit, alors chaque particulier doit s'abstenir de l'action qu'il condamne en son cœur, et se soumettre à la peine que la loi prescrit, et que du moins il peut subir sans crime. Car le jugement que chacun porte d'une loi politique, faite pour le bien du public, ne dispense pas de l'obligation où l'on est de lui obéir, et l'on ne doit y avoir aucun égard. D'ailleurs, si la loi se rapporte à des choses qui ne sont pas du ressort du magistrat ; si elle exige, par exemple, que tous les sujets, ou une partie d'entre eux, embrassent une autre religion, ceux qui désapprouvent ce culte ne sont pas tenus d'obéir à la loi, parce que la société politique ne s'est formée que pour la conservation des biens temporels de cette vie, et que chacun s'est réservé le soin de son âme, qui n'a jamais pu dépendre du gouvernement civil. Ainsi, la protection de la vie et de toutes les choses qui la regardent est l'affaire du public ; et il est du devoir du magistrat d'en conserver la jouissance à ceux qui les possèdent. Il ne peut donc les ôter ni les donner a qui il lui plaît, ni en dépouiller quelques-uns, pour une cause qui n'est pas du ressort du gouvernement civil ; c'est-à-dire sous prétexte de leur religion, qui, soit qu'elle se trouve fausse ou vraie, ne porte aucun préjudice aux biens temporels des autres citoyens.
« Mais, ajoute-t-on, si le magistrat croit qu'une pareille ordonnance est utile au bien du public, ne doit-il pas la faire ? » Voici ma réponse : comme le jugement de chaque particulier, s'il est faux, ne l'exempte pas de l'obligation où il se trouve à l'égard des lois, de même le jugement particulier, pour ainsi dire, du magistrat, ne lui acquiert pas un nouveau droit d'imposer des lois au peuple, puisque ce droit ne faisait point partie de la constitution civile, et qu'il ne dépendait pas même du peuple de l'accorder; bien moins encore, s'il en agit de cette manière pour enrichir ceux de sa secte aux dépens du bien des autres. « Mais si le magistrat croit que ce qu'il commande est en son pouvoir et utile au public, et que les sujets en aient une toute autre opinion, qui sera juge de leur différend ? » je réponds : Que c'est Dieu seul, parce qu'il n'y a point de juge ici-bas entre le législateur et le peuple. C'est Dieu, dis-je, qui est le seul arbitre dans ce cas, et qui, au dernier jour, rendra à chacun selon ses œuvres, c'est-à-dire selon que nous aurons travaillé sincèrement et de bonne foi à procurer le bien et la paix du public, à pratiquer la justice, et à suivre la vertu. « Que faire cependant, dira-t-on, et quel remède y a-t-il ? » Il faut que chacun tourne ses premiers soins du côté de son âme, et ensuite qu'il évite, autant qu'il lui sera possible, de troubler la paix de l'État. Mais il y a peu de personnes qui s'imaginent de voir régner la paix dans les lieux où tout est réduit à une triste solitude. Les hommes ont deux voies pour terminer leurs différends, celle de la justice et celle de la force ; mais telle est la nature des choses, que toujours l'une commence là où l'autre finit. Au reste, ce n'est pas mon affaire d'examiner jusqu'où s'étendent les droits des magistrats dans chaque nation : je vois seulement ce qui se pratique dans le monde, lorsqu'il n'y a point de juge pour décider les controverses. « De sorte, me direz-vous, que le magistrat, qui a toujours la force en main, ne manquera pas de faire prévaloir sa volonté et d'exécuter ses desseins. » Cela est vrai ; mais il s'agit ici de la règle du droit et de l'équité, et non pas du bon ou du mauvais succès que peut avoir une entreprise douteuse.
Cependant pour en venir à un détail plus particulier, je dis, en premier lieu, que le magistrat ne doit tolérer aucun dogme qui soit contraire au bien de l'État et aux bonnes mœurs, si nécessaires pour la conservation de la société civile. Mais, à dire vrai, il y a peu d'Églises où l'on trouve quelque exemple d'une pareille doctrine. En effet, quelle secte porterait la folie jusqu'à ce point que d'enseigner, comme article de foi, des dogmes qui tendent non seulement à la ruine de la société civile, et sont combattus par l'opinion générale de tous les hommes, mais qui vont aussi à la priver elle-même de son repos, de ses biens, de sa réputation, 'et de tout ce qu'elle a de plus cher au monde?
Mais il y a un autre mal plus caché et plus dangereux que celui-là : je veux dire le privilège que certaines gens s'attribuent contre toute sorte de droit, et à l'exclusion de toutes les autres sectes, et qu'ils couvrent d'une belle apparence et sous l'enveloppe de grands mots propres à éblouir. Par exemple, on ne trouvera presque nulle part des personnes qui enseignent expressément et ouvertement que l'on n'est pas obligé de tenir sa parole ; que les princes peuvent être détrônés par ceux qui ne sont pas de leur religion; des gens, en un mot, qui prétendent qu'eux seuls doivent gouverner tout le reste du monde. S'ils proposaient la chose d'une manière si crue, il ne faut pas douter qu'ils n'excitassent d'abord le magistrat et la république à prévenir les suites de ce poison mortel qu'ils couvent dans leur sein. Cependant, on voit des personnes qui disent la même chose en d'autres termes ; car que veulent dire ceux qui enseignent qu'on ne doit pas garder la foi aux hérétiques ? ne demandent-ils pas, en effet, qu'on leur accorde le privilège de manquer de parole aux autres, puisqu'ils tiennent pour hérétiques tous ceux qui ne sont pas de leur communion, ou qu'ils peuvent déclarer tels toutes les fois que bon leur semble ? Quel est le but de ceux qui avancent qu'un roi excommunié est déchu de son trône, si ce n'est de faire voir qu'ils s'attribuent le droit de dépouiller les rois de leurs couronnes, puisqu'ils soutiennent que le droit d'excommunication n'appartient qu'à leur hiérarchie ? Ceux qui supposent que la domination est fondée sur la grâce, ne prétendent-ils pas jouir en maîtres de tous les biens que les autres possèdent, puisqu'ils ne sont pas assez ennemis d'eux-mêmes pour ne pas croire, ou ne pas dire du moins qu'ils sont les vrais fidèles et le peuple de Dieu ? Ces gens-là et tous ceux qui accordent aux fidèles et aux orthodoxes, c'est-à-dire, qui s'attribuent à eux-mêmes un pouvoir tout particulier dans les affaires civiles, et qui, sous prétexte de religion, veulent dominer sur la conscience des autres, n'ont droit à aucune tolérance de la part du magistrat, non plus que ceux qui refusent d'admettre et de prêcher ce support mutuel en faveur de tous ceux qui ne sont pas de leur communion. Qu'est-ce, en effet, qu'enseignent ces intolérants ? Leur doctrine n'insinue-t-elle pas qu'ils n'attendent qu'une occasion favorable pour envahir les droits de la société, les biens et les privilèges de leurs compatriotes, et qu'ils ne demandent la tolérance du magistrat que pour en priver les autres, dès qu'ils auront les moyens et la force d'en venir à bout ?
De plus, une Église dont tous les membres, du moment où ils y entrent, passent, ipso facto, au service et sous la domination d'un autre prince, n'a nul droit à être tolérée par le magistrat, puisque celui-ci permettrait alors qu'une juridiction étrangère s'établît dans son propre pays, et qu'on employât ses sujets à lui faire la guerre. On a beau distinguer ici entre la Cour et l'Église, c'est une distinction vaine et trompeuse, qui n'apporte aucun remède au mal, puisque l'une et l'autre sont soumises à l'empire absolu du même homme, qui, dans tout ce qui regarde le spirituel, et dans tout ce qui peut y avoir quelque rapport, insinue tout ce qu'il veut aux membres de son Église, ou le leur commande même sous peine de damnation éternelle. Ne serait-il pas ridicule qu'un mahométan prétendit être le bon et fidèle sujet d'un prince chrétien, s'il avouait d'un autre côté qu'il doit une obéissance aveugle au moufti de Constantinople, qui est soumis lui-même aux ordres de l'empereur ottoman, dont la volonté lui sert de règle dans tous les faux oracles qu'il prononce sur le chapitre de sa religion ? mais ce Turc ne renoncerait-il pas plus ouvertement à la société chrétienne où il se trouve, s'il reconnaissait que la même personne est tout à la fois le souverain de l'État et le chef de son Église ?
Enfin, ceux qui nient l'existence d'un Dieu, ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa parole ; et que si l'on bannit du monde la croyance d'une divinité, on ne peut qu'introduire aussitôt le désordre et la confusion générale « D'ailleurs, ceux qui professent l'athéisme n'ont aucun droit à la tolérance sur le chapitre de la religion, puisque leur système les renverse toutes. Pour ce qui est des autres opinions qui regardent la pratique, quoiqu'elles ne soient pas exemptes de toute sorte d'erreurs, si elles ne tendent point à faire dominer un parti, ni à secouer le joug du gouvernement civil, je ne vois pas qu'il y ait aucun lieu de les exclure de la tolérance.
Il me reste à parler de ces assemblées qu'on croit former le plus grand obstacle au dogme de la tolérance, je veux dire ces Églises qu'on nomme des conventicules, et les pépinières des factions et des révoltes. J'avoue qu'elles peuvent en avoir produit quelquefois ; mais l'on doit plutôt en attribuer la cause à la liberté opprimée ou mal établie qu'à l'esprit particulier de ces assemblées. Si toutes les Églises qui ont droit à la tolérance étaient obligées d'enseigner et de poser, comme le fondement de la liberté dont elles jouissent, qu'elles se doivent supporter les unes les autres, et qu'il ne faut contraindre personne sur la religion, toutes ces accusations s'évanouiraient bientôt, et ces assemblées ne seraient ni moins nuisibles, ni plus en danger de troubler l'État que toute autre réunion. Mais considérons plus particulièrement les principaux reproches qu'on leur adresse.
On craint, en effet, que ces assemblées nombreuses ne soient dangereuses pour l'État, et ne troublent la tranquillité publique. Mais si cela est, pourquoi permet-on, je vous prie, que le peuple se rende en foule aux marchés publics et dans les cours de judicature ? Pourquoi souffre-t-on ce concours de peuple dans les villes, et cette foule qui se réunit à la bourse ? Vous me répliquerez que ces dernières assemblées ne regardent que le civil, au lieu que les autres, dont il s'agit, ont en vue le spirituel. Est-ce donc que, plus on s'éloigne du maniement des affaires civiles, plus on est disposé à les embrouiller et à y causer du désordre ? Ce n'est pas cela, me direz-vous ; mais les hommes qui s'assemblent pour traiter de leurs intérêts civils sont de différentes religions, au lieu que les membres des assemblées ecclésiastiques professent tous la même croyance. Comme si l'accord en matière de religion était une conspiration contre l'État, ou comme si l'on ne voyait pas tous les jours que moins les sectes ont la liberté de s'assembler en public, plus elles sont unies dans leurs sentiments ? Mais il est permis à tout le monde, ajouterez-vous, de se trouver aux assemblées où il ne s'agit que de la police et du civil, au lieu qu'il n'y a que les sectaires qui se rendent à leurs conventicules, où il est ainsi facile de tramer des machinations secrètes au préjudice de l'État. Cela n'est pas exactement vrai, puisqu'il y a des assemblées où l'on ne traite que d'affaires temporelles, et où l'on n'admet point toute sorte de gens. D'un autre côté, si quelques personnes font des assemblées clandestines pour servir Dieu à leur manière, qui doit-on blâmer, je vous prie, ou ceux qui les célèbrent, ou ceux qui s'y opposent ? Mais la communion du même culte, insisterez-vous, unit étroitement les esprits, et c'est ce qui la rend beaucoup plus dangereuse. je vous dirai à mon tour : Si cela est, d'où vient que le magistrat n'appréhende pas la même chose de la part de son Église, et qu'il ne lui défend pas de s'assembler ? Est-ce parce qu'il en est le chef et l'un de ses membres ? mais n'est-il pas aussi le chef et l'un des membres de tout le peuple ? Avouons la vérité : il craint les Églises non conformistes, et non pas la sienne, parce qu'il protège celle-ci et la comble de ses faveurs, pendant qu'il maltraite et opprime les autres ; parce qu'il caresse les uns comme les enfants de la maison, et qu'il a pour eux une indulgence presque aveugle, pendant qu'il regarde les autres comme des esclaves, qui ne doivent attendre le plus souvent, pour toute récompense d'une vie innocente, que la prison, les fers, l'exil, la perte de leurs biens et la mort même ; enfin, parce qu'il souffre tout aux uns, et que les autres sont punis pour le moindre sujet. Qu'il prenne des mesures tout opposées, ou que les non-conformistes jouissent des mêmes privilèges civils que leurs concitoyens, et il verra bientôt qu'il n'a rien à craindre des assemblées religieuses. Si les hommes pensent à la révolte, ce n'est pas à leur religion ni à leurs conventicules qu'on doit en attribuer la cause, mais plutôt aux châtiments et à l'oppression qu'ils endurent. La tranquillité règne partout où le gouvernement est doux et modéré; au lieu que l'injustice et la tyrannie causent presque toujours le trouble et le désordre. Je sais bien qu'il s'élève souvent des séditions sous le prétexte de la religion : mais il est également vrai que les sujets sont souvent maltraités et persécutés à cause de leur religion. Croyez-moi, cet esprit de révolte, dont on fait tant de bruit, n'est pas attaché à quelques Églises particulières, ou à certaines sociétés religieuses ; il est commun à tous les hommes, qui n'oublient rien pour secouer le joug sous le poids duquel ils gémissent. Supposez, la religion mise à part, qu'un prince s'avisât de distinguer ses sujets, selon la différence du teint ou des traits de leur visage, en sorte que ceux qui auraient les cheveux noirs et les yeux bleus, ne pussent faire aucun commerce, ni exercer aucun métier ; qu'on les dépouillât du soin et de l'éducation de leurs enfants, et qu'on ne leur rendît aucune justice ; ne croirez-vous pas que le prince aurait autant à craindre de la part de ces hommes, que leur ressemblance enveloppe dans la même disgrâce, que de la part de ceux que la même religion associe ? Le désir du gain et des richesses excite les uns à former des sociétés pour le trafic ; l'envie de se divertir fait que les autres ont leur rendez-vous ; le voisinage produit la liaison de ceux-ci, et la religion porte ceux-là à se rendre dans le même temple pour adorer la divinité; mais il n'y a que l'oppression toute seule qui engage le peuple à s'attrouper, à se porter à la révolte, et à courir aux armes.
Quoi donc! me direz-vous; faut-il que le peuple célèbre des assemblées religieuses contre la volonté du magistrat ? Eh pourquoi contre sa volonté ? n'est-ce pas une chose qui doit être permise, et qui est même nécessaire ? Contre sa volonté ? dites-vous, c'est cela même dont je me plains, c'est là la source de tout le mal. D'où vient que le concours des hommes dans une Église, choque plus qu'au théâtre ou à la promenade ? Sont-ils moins vicieux et moins turbulents ici que là ? non, sans doute, mais le fait est qu'on les maltraite lorsqu'ils s'assemblent pour prier Dieu, et l'on prétend, à cause de cela, qu'ils ne méritent aucune tolérance. Qu'on cesse d'être partial à leur égard ; qu'on rende la même justice à tous; qu'on les délivre des peines et des amendes, et l'on verra bientôt le calme succéder à l'orage, la paix et la tranquillité publique aux murmures et aux séditions. Plus les non-conformistes trouveront de douceur sous un gouvernement, plus ils travailleront à maintenir la paix de l'État ; et toutes les différentes Églises qui le composent, persuadées qu'elles ne peuvent jouir nulle part ailleurs des mêmes avantages, seront comme les gardes fidèles du repos public, et s'observeront les unes les autres, pour empêcher les troubles et les révoltes. Que si l'Église, qui est de la religion du souverain, est regardée comme le plus ferme appui du gouvernement, par cela seul que les lois et le magistrat la favorisent, quelle ne sera pas la force d'un État dans lequel tous les bons citoyens jouiront également de la faveur du prince et de la protection des lois, sans qu'il y ait aucune différence entre eux sous le rapport de leur religion quelle qu'elle soit, et lorsque la sévérité des lois ne sera à craindre que pour les criminels qui cherchent à troubler le repos public ?
Ajoutons, pour conclure, que tout consiste à accorder les mêmes droits à tous les citoyens d'un État. Est-il permis aux uns de servir Dieu selon les rites de l'Église romaine, qu'il soit permis aux autres de l'adorer à la manière de celle de Genève. L'usage de la langue latine est-il reçu en public, qu'on le permette aussi dans les temples. Peut-on se mettre à genoux chez soi, se tenir debout, demeurer assis ou tenir quelque autre posture, faire tels ou tels gestes, porter un habit blanc ou noir, une robe longue ou une courte : qu'on souffre tout cela dans les Églises, pourvu qu'on ne choque point les règles de la bienséance. Qu'il soit permis d'y manger du pain, d'y boire du vin, d'y faire des ablutions, si quelqu'une de leurs cérémonies le demande; en un mot, que l'on puisse faire, dans l'exercice de sa religion, tout ce qui est légitime dans l'usage ordinaire de la vie ; que, pour toutes ces choses, ou d'autres semblables, on ne fasse souffrir à personne aucun tort, ni dans sa liberté, ni dans ses biens. Vous est-il permis de suivre la discipline presbytérienne dans votre Église, pourquoi ne voudriez-vous pas que les autres eussent la liberté de recevoir l'épiscopale ; Le gouvernement ecclésiastique, qu'il soit administré par un seul ou par plusieurs, est partout le même ; il n'a nul droit sur les affaires civiles, ni le pouvoir de contraindre ; et il n'a pas besoin, pour se soutenir, de gros revenus annuels. La coutume autorise les assemblées religieuses ; et si vous les accordez à une Église ou à une secte, pourquoi les défendriez-vous aux autres ? Si l'on conspire dans quelqu'une de ces assemblées contre le bien de l'État, ou que l'on y tienne des discours séditieux, il faut punir cette action de la même manière, et non autrement, que si elle s'était passée dans un lieu public. Les églises ne doivent pas servir d'asile aux rebelles et aux criminels ; mais le concours des hommes doit y être aussi libre que dans une foire ou dans un marché, et je ne vois pas pour quelle raison l'un serait plus blâmable que l'autre. Chacun doit être responsable de ses propres actions, et l'on ne doit pas rendre un homme odieux ni suspect pour la faute qu'un autre a commise. Qu'on châtie rigoureusement les séditieux, les meurtriers, les brigands, les voleurs, les adultères, les injustes, les calomniateurs, en un mot, toute sorte de criminels, de quelque religion qu'ils soient ; mais qu'on épargne, et qu'on traite avec la même douceur que les autres citoyens, ceux dont la doctrine est pacifique, et dont les mœurs sont pures et innocentes. Si l'on permet aux uns de célébrer des assemblées solennelles et certains jours de fête, de prêcher en public et d'observer d'autres cérémonies religieuses, on ne peut refuser la même liberté aux presbytériens, aux indépendants aux arminiens, aux quakers, aux anabaptistes et autres ; et même, pour dire franchement la vérité, comme les hommes se la doivent les uns aux autres, l'on ne doit exclure des droits de la société civile ni les païens, ni les mahométans, ni les Juifs, à cause de la religion qu'ils professent. Du moins, l'Église, qui ne juge point ceux qui sont dehors, comme dit l'apôtre (Cor., V, 12, 13), n'en a pas besoin; et l'État, qui embrasse et reçoit les hommes, pourvu qu'ils soient honnêtes, paisibles et industrieux, ne l'exige pas. Quoi ! vous permettriez à un païen de négocier chez vous, et vous l'empêcheriez de prier Dieu et de l'honorer à sa manière ! Les juifs peuvent séjourner au milieu de nous, et habiter vos maisons ; pourquoi donc leur refuserait-on des synagogues ? Leur doctrine est-elle plus fausse, leur culte est-il plus abominable et leur union est-elle plus dangereuse en public qu'en particulier ? Mais si l'on doit accorder toutes ces choses aux infidèles, la condition de quelques chrétiens sera-t-elle pire que la leur, dans un État qui professe l'Évangile de Jésus-Christ ?
Peut-être me direz-vous : « Oui, sans doute, il le faut bien; puisque ceux-ci ont plus de penchant aux factions, aux tumultes et aux guerres civiles. » Mais est-ce la faute, je vous prie, du christianisme ? Si cela est, nous devons reconnaître que c'est la plus dangereuse de toutes les religions du monde ; et, bien loin que vous deviez l'embrasser, elle ne mérite pas qu'aucun magistrat la tolère. Si elle est ennemie du repos public, et qu'elle soit d'un esprit turbulent, l'Église, que le souverain protège, court grand risque de n'être pas toujours innocente. Mais, à Dieu ne plaise que nous ayons une telle idée de la religion chrétienne, qui réprouve l'avarice, l'ambition, les querelles, les animosités et tous les désirs criminels, et qui ne respire que la paix, la douceur et la modération! Il faut donc chercher une autre cause des maux qu'on lui impute ; et, si nous examinons la chose de près, nous trouverons la solution de cette question dans le sujet même que je traite. Ce n'est pas la diversité des opinions, qu'on ne saurait éviter, mais le refus de la tolérance qu'on pourrait accorder, qui a été la source de toutes les guerres et de tous les démêlés qu'il y a eu parmi les chrétiens, sur le fait de la religion. Les chefs et les conducteurs de l'Église, remplis d'avarice et d'un désir insatiable de domination, se prévalant de l'ambition des souverains et de la superstition crédule des peuples inconstants, les ont animés et soulevés contre ceux qui n'adoptaient pas leurs opinions, en leur prêchant, contre les lois de l'Évangile et de la charité chrétienne, qu'il fallait priver de leurs biens les hérétiques et les schismatiques, et les exterminer entièrement ; et c'est ainsi qu'ils ont mêlé et confondu deux choses tout à fait différentes, l'Église et l'État. Or, il est bien difficile que des hommes souffrent avec patience qu'on les dépouille des biens qu'ils ont acquis par leur industrie, et que, contre toute sorte de lois divines et humaines, on les livre à la fureur de leurs compatriotes, surtout d'ailleurs lorsqu'ils sont très innocents, et qu'on les maltraite pour une affaire de conscience qui ne relève que de Dieu. N'est-il pas naturel que, lassés de tous les maux dont on les accable, ils viennent enfin à se persuader qu'il leur est permis de repousser la force par la force, et de prendre les armes pour la défense des droits que Dieu et la nature leur accordent, convaincus que le crime seul les en doit priver, et non pas la religion qu'ils professent ? L'histoire ne témoigne que trop que tel a été jusqu'ici le cours ordinaire des choses; et il n'y a nul doute que cela ne continue dans la suite, tant que les magistrats et les peuples croiront qu'il faut persécuter les hérétiques, et que les ministres de l'Évangile, qui devraient être les hérauts de la paix et de la concorde, exciteront, par tous les moyens possibles, les peuples à s'armer, et emboucheront les trompettes de la guerre. Cependant on pourrait s'étonner que les princes laissent agir ces incendiaires et ces perturbateurs du repos public, si l'on n'avait pas lieu de s'apercevoir qu'ils les ont invités au partage des dépouilles et que les princes se sont prévalu de leur avarice et de leur orgueil, pour augmenter leur propre pouvoir. Qui ne voit, en effet, que ces bonnes gens ont plutôt été des ministres d'État que des ministres de l'Évangile ; que, par une lâche complaisance, ils ont flatté l'ambition et le despotisme des princes et des grands de la terre, et qu'ils ont tout mis en oeuvre pour établir dans l'État une tyrannie, qu'autrement ils n'auraient pas pu introduire dans l'Église ? Tel est le funeste concert que nous voyons exister entre ces deux sortes de gouvernement ; au lieu que si chacun se tenait dans ses justes bornes, il n'y aurait pas la moindre occasion de trouble et de discordes, puisque les uns ne doivent travailler qu'au bien temporel de leurs sujets, et que les autres ne doivent chercher que le salut éternel des âmes. Sed pudet haec opprobria, etc. J'aurais honte de pousser plus loin mes tristes réflexions là-dessus. Dieu veuille que l'Évangile de paix soit enfin annoncé; que les magistrats civils aient plus de soin de se conformer à ses préceptes, que de lier la conscience des autres par des lois humaines ; et qu'en bons pères de la patrie, ils tournent toute leur application à procurer le bonheur temporel de tous leurs enfants, excepté de ceux qui sont revêches, arrogants et injustes envers leurs frères ! Dieu veuille que les ecclésiastiques, qui se vantent d'être les successeurs des apôtres, marchent sur les traces de ces premiers hérauts de l'Évangile ; qu'ils ne se mêlent jamais des affaires d'État; qu'ils soient modestes et paisibles dans toute leur conduite, et qu'ils s'occupent uniquement du salut des âmes, dont ils doivent un jour rendre compte! Adieu.
Peut-être qu'il ne sera pas mal à propos d'ajouter ici quelque chose sur ce qu'on appelle hérésie et schisme. Un mahométan, par exemple, ne saurait être hérétique, ni schismatique à l'égard d'un chrétien; et si quelqu'un passe de la religion chrétienne au mahométisme, il ne devient pas non plus schismatique ou hérétique, mais un infidèle et un apostat. Il n'y a personne qui doute de ceci : de sorte que les hommes de différentes religions ne peuvent être ni hérétiques ni schismatiques l'un à l'égard de l'autre.
Il faut donc examiner qui sont ceux qui professent du ne professent pas une même religion; et, sur cela, il est clair que ceux qui admettent la même règle, dans le culte et dans la foi, sont de la même religion; au lieu que ceux qui ne suivent pas une même règle, dans le culte et dans la foi, sont de différentes religions. Car, puisque tout ce qui appartient à une religion est contenu dans une certaine règle, il s'ensuit de toute nécessité que ceux qui reçoivent la même règle sont de la même religion, et tout au contraire les autres. Ainsi, les Turcs et les chrétiens sont de différentes religions, parce que les uns suivent l'Alcoran, et les autres l'Écriture sainte, pour la règle de leur religion. De même, parmi les chrétiens, il peut y avoir de différentes religions ; les catholiques romains, par exemple, et les luthériens, quoique les uns et les autres professent le christianisme, ne sont pas pour cela de la même religion, parce que ceux-ci n'admettent que l'Écriture sainte pour règle de leur foi ; au lieu que les premiers y ajoutent des traditions et les décrets des papes. De même encore les chrétiens qu'on appelle de Saint-Jean, et ceux de Genève, sont de différentes religions, parce que les derniers ne reçoivent que l'Écriture sainte pour leur guide dans le chemin du salut; au lieu que les autres y joignent je ne sais quelles traditions.
Cela posé, il s'ensuit :
Premièrement, que l'hérésie est une séparation dans la communion ecclésiastique (entre des hommes qui professent la même religion), à cause de certaines opinions qui ne sont pas contenues dans la règle elle-même.
Secondement, qu'entre ceux qui ne reconnaissent que l'Écriture sainte pour règle de leur foi, l'hérésie est la séparation dans la communion chrétienne, pour des opinions qui ne se trouvent pas dans les termes exprès de l'Écriture. Or cette séparation peut arriver en deux manières.
1. Quand la plus nombreuse partie, ou celle qui est la plus forte partie d'une Église, à cause de la faveur du magistrat, abandonne les autres, et les exclut de sa communion, parce qu'ils ne veulent pas professer la croyance de certains dogmes, qui ne sont pas fondés sur les termes exprès de l'Écriture : mais ni le petit nombre de ces derniers, ni l'autorité du magistrat ne saurait jamais faire qu'une personne soit hérétique; celui-là seul mérite ce titre qui, à cause de pareilles opinions, déchire le sein de l'Église, introduit des noms et des marques de distinction, et se sépare volontairement des autres.
2. Quand on s'éloigne de la communion d'une Église, parce que cette Église ne fait pas une profession publique de certaines opinions, qui ne se trouvent pas dans l'Écriture sainte en termes clairs et positifs.
Les uns et les autres sont hérétiques, parce qu'ils errent dans ce qu'il y a de fondamental, et qu'ils errent obstinément contre la connaissance. En effet, après avoir admis l'Écriture sainte pour l'unique fondement de leur créance, ils admettent néanmoins comme fondamentales d'autres propositions qui ne sont pas dans l'Écriture ; et, sur ce que leurs frères ne veulent pas recevoir ces opinions qu'ils ont ajoutées, ni les regarder comme fondamentales ou nécessaires pour le salut, ils font une séparation dans l'Église, en se retirant d'avec les autres, ou en les chassant de leur communion. Il ne leur sert à rien de dire que leurs symboles et les articles de leur croyance sont conformes à l'Écriture sainte et à l'analogie de la foi : car, s'ils sont conçus dans les termes exprès de l'Écriture, il ne saurait y avoir de dispute à ce sujet, puisque tous les chrétiens avouent que ce livre est inspiré, et qu'ainsi tout ce qu'il nous enseigne est fondamental. Que s'ils disent que les articles dont ils exigent la profession sont des conséquences tirées de l'Écriture sainte, ils font bien sans doute d'y ajouter foi ; mais ils ont tort de vouloir les imposer à ceux qui ne les trouvent pas conformes à l'Écriture ; et ils deviennent eux-mêmes hérétiques si, pour des dogmes qui ne sont ni ne sauraient être fondamentaux, ils se séparent de la communion générale. Du moins, je ne crois pas qu'il y ait un homme assez extravagant pour oser donner ses explications de l'Écriture sainte et les conséquences qu'il en tire pour des inspirations divines, ni pour comparer à l'autorité de ce même livre les articles de foi qu'il en a composés, selon les faibles lumières de son esprit. Il est vrai qu'il y a de certaines propositions si évidentes, quoiqu'elles ne soient pas conçues dans les termes de l'Écriture, qu'il est facile de s'apercevoir qu'elles en découlent : ce n'est pas aussi de celles-là dont on peut discuter. Je dis seulement que, si clairement que telle ou telle doctrine nous paraisse être déduite de l'Écriture, nous ne devons pas pour cela l'imposer aux autres comme un article de foi nécessaire, a moins que nous ne consentions que d'autres doctrines nous soient imposées de la même manière, et qu'on puisse nous forcer à recevoir et à professer toutes les opinions diverses et contradictoires des Luthériens, des Calvinistes, des Remontrants, des Anabaptistes et des autres sectes que les faiseurs de symboles, de systèmes et de confessions, ont coutume de donner à leurs adeptes pour des déductions naturelles et nécessaires de la sainte Écriture. Pour moi, je ne puis m'empêcher d'être surpris de l'extravagante arrogance de ces gens qui croient pouvoir expliquer les choses nécessaires au salut plus clairement que le Saint Esprit lui-même, que l'éternelle et infinie sagesse de Dieu.
Voilà ce que j'avais à dire au sujet de l'hérésie, mot qui, dans sa signification ordinaire, ne s'applique qu'à la partie dogmatique de la religion. Considérons maintenant le schisme, genre de crime ou d'imputation qui s'en rapproche beaucoup; du moins, il me semble que l'un et l'autre de ces termes signifient séparation mal fondée à l'égard de la communion ecclésiastique, pour des choses qui ne sont pas nécessaires au salut. Mais, puisque l'usage, qui est la loi suprême du langage, a établi qu'on nommerait hérésie les erreurs dans la foi, et schisme celles qui regardent le culte et la discipline, je prendrai ces mots dans le sens de cette distinction.
Le schisme donc n'est autre chose qu'une séparation faite dans la communion de l'Église, à l'occasion de quelque chose dans le culte divin, ou dans la discipline ecclésiastique, qui n'en est pas une partie nécessaire. Or, il ne peut y avoir de nécessaire à une communion chrétienne, dans le culte ou la discipline, que ce que Jésus-Christ lui-même, notre souverain Législateur, ou ce que ses apôtres, par l'inspiration du Saint Esprit, ont commandé en termes tout exprès.
En un mot, celui qui ne nie rien de tout ce qui est enseigné en termes exprès dans l'Écriture sainte, et qui n'abandonne aucune Église à cette occasion, ne peut être schismatique ni hérétique, de quelque nom odieux qu'on le charge d'ailleurs, et quand même toutes les sectes chrétiennes en corps le déclareraient déchu du christianisme.
Je pourrais mettre cela dans un plus grand jour, et m'y étendre davantage; mais ce peu de mots doivent suffire pour une personne aussi éclairée, et qui a autant de pénétration que vous.

Traduction française de 1710


Lettre sur la tolérance de Wikiberal

 La Lettre sur la tolérance est un essai du philosophe anglais John Locke, publié pour la première fois en 1689. Il fut publié, sans nom d'auteur, en latin, et traduit immédiatement dans plusieurs langues.
Cette « lettre » est adressée à un « monsieur », en fait l'ami proche de John Locke, Philip von Limborch, qui la publia sans son autorisation. Locke y défend un nouveau rapport entre religion et gouvernement. Un des fondateurs de l'empirisme, Locke développe une philosophie contraire à celle exprimée par Thomas Hobbes dans son livre Leviathan, en particulier car il défend la tolérance religieuse pour certaines confessions chrétiennes. Sa lettre fut publiée dans un contexte où règne la peur que le catholicisme puisse s'imposer en Angleterre; la tolérance est la réponse que Locke propose au problème religieux.
A l'inverse de Hobbes qui considérait qu'avoir une unique religion était une condition nécessaire pour une société efficace, Locke considère que la multiplicité des religions est un moyen de prévenir les troubles dans la société. Il considère ainsi que les troubles dans la société naissent de la volonté étatique d'empêcher l'exercice de différentes religions, là où il serait préférable de les tolérer. Par là, Locke entend distinguer « ce qui regarde le gouvernement civil, de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l'un et ceux de l'autre »[1]. Il considère que le gouvernement et l'État remplissent des fonctions différentes et ne doivent donc pas être mélangés.
Pour Locke, le seul moyen pour une église de convertir des fidèles est par la conversion sincère et non par la force. Le gouvernement ne doit pas se mêler du salut des âmes. Pour appuyer sa thèse, Locke avance trois arguments :
  • les individus ne peuvent pas déléguer à l'État le soin de s'occuper de leur âme;
  • l'exercice de la force ne peut pas contraindre les âmes, juste amener à l'obéissance;
  • même si la coercition pouvait persuader quelqu'un de quelque chose, Dieu ne force pas les individus contre leur volonté.
La tolérance de Locke rencontre deux limites : les athées car les engagements qui sont la base de toute société n'ont aucun effet sur un athée selon lui. Il écrit ainsi :
ceux qui nient l'existence d'un Dieu, ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa parole
[2]. Il en exclut également les catholiques qui, obéissant au pape, se mettent selon lui sous les ordres d'un autre prince.
La tolérance est un élément central de la philosophie politique de Locke. Par conséquent, seule une église qui prêche la tolérance peut être autorisée dans une telle société. 


Locke : Epistola de tolerantia

Comme le souligne Jean-Fabien Spitz dans son introduction à la Lettre sur la tolérance (1686) [1], on attendrait, dans un texte de Locke sur un tel sujet, une argumentation philosophique qui arrime la liberté religieuse sur les droits fondamentaux de la personne humaine. Ce n’est pas le cas, car ce texte, dans une optique analogue pour beaucoup de point à celle de Hobbes, met au cœur de sa réflexion le rôle de l’État.
Plusieurs faits liés à l’histoire de l’Angleterre motivent ce choix : en premier lieu, le fait que la succession de souverains catholiques ou non à la tête du royaume, a entrainé des basculements de l’Église en Angleterre qui a dû suivre ces allers et retours (1531 Henri VIII rompt avec Rome ; 1553, Marie Tudor rétablit le catholicisme ; 1559 Elizabeth Ière retourne à la réforme anglicane) : vers 1689, Locke est lié à son protecteur Shaftesbury qui fait campagne pour empêcher l’accession au trône du frère de Charles II qui est catholique. La seconde motivation est le fait que la guerre civile récente a été provoquée ou du moins accompagnée par les revendications de sectes dissidentes. Locke doit donc affirmer d’abord le principe que, contrairement aux catholiques et aux sectes dissidentes qui revendiquent de la part de l’État une politique basée sur leurs convictions, le rôle de l’État n’a que des fins profanes et que s’il s’aventure à imposer des croyances religieuses, il fait un acte contre nature. En effet seule une foi personnelle peut être agrée par la divinité : une croyance imposée par la force de la loi est sans valeur religieuse.
Pour chacun des extraits suivants, on trouvera le texte latin, sa présentation interlinéaire indentée, sa traduction française [2]

L’État n’a pas à s’occuper de ce qui concerne la religion
Respublica mihi videtur societas hominum solummodo ad bona civilia conservanda promovendaque constituta.
Bona civilia voco vitam, libertatem, corporis integritatem et indolentiam, et rerum externarum possessiones, ut sunt latifundia, pecunia, supellex, etc.
Harum rerum ad hanc vitam pertinentium possessionem justam omni universim populo et singulis privatim subditis, sartam tectam servare offÏcium est magistratus civilis, per leges ex aequo omnibus positas; quas si quis contra jus fasque violare vellet, illius comprimenda est audacia metu poenae; quae consistit vel in ablatione vel imminutione eorum bonorum, quibus alias frui et potuit et debuit. Quum vero nemo parte bonorum suorum sponte mulctatur, nedum libertate aut vita; ideo magistratus ad poenam alieni juris violatoribus infligendam vi armatus est, toto scilicet subditotum suorum robore.
Quod vero ad bona haec civilia unice spectat tota magistratus jurisdictio, et in iis solis curandis promovendisque terminatur et circumscribitur omne civilis potestatis jus et imperium, nec ad salutem animarum aut debet aut potest ullo modo extendi, sequentia mihi videntur demonstrare.
Respublica mihi videtur societas hominum L’Etat me semble être une société d’hommes
solummodo
uniquement
_____ad bona civilia conservanda promovendaque
_____en vue de la conservation et de la promotion des bien civils
constituta.
constituée
Bona civilia voco Par bien civils j’entends
vitam, libertatem, corporis integritatem et indolentiam,
la vie, la liberté, l’intégrité et la non-souffrance du corps
et rerum externarum possessiones,
ainsi que la possession de biens extérieurs
ut sunt latifundia, pecunia, supellex, etc.
que sont les terres, l’argent, le mobilier, etc.
_______________Harum rerum _______________de ces choses
____________________ad hanc vitam
____________________pour cette vie
_______________pertinentium
_______________pertinentes
__________possessionem justam
__________la juste possession
__________omni universim populo
__________à tout le peuple en général
__________et singulis privatim subditis,
__________et à chaque sujet en particulier
_____sartam tectam servare
_____de conserver le maintien [et de mettre] à couvert
officium est magistratus civilis,
Le devoir du magistrat civil est
_____per leges ex aequo omnibus positas;
_____par des lois imposées également à tous (…)
_____Quod vero _____que vraiment __________ad bona haec civilia unice __________ces biens civils uniquement _____spectat tota magistratus jurisdictio, _____la juridiction du magistrat a entièrement en vue _______________et in iis solis curandis promovendisque _______________à ces seuls [bien] à conserver et à promouvoir __________terminatur et circumscribitur __________ et que [cette juridiction] a un terme et est circonscrite.
_______________omne civilis potestatis jus et imperium, _______________Tout droit et souveraineté de pouvoir civil _______________nec _______________ne ____________________ad salutem animarum ____________________au salut des âmes _______________aut debet aut potest _______________doit ni ne peut _______________ullo modo extendi, _______________d’aucune façon s’étendre
sequentia mihi videntur demonstrare. [3]
La suite me semble démontrer
Il me semble que l’Etat est une société d’hommes constituée à seule fin de conserver et de promouvoir leurs biens civils.
J’appelle biens civils la vie, la liberté, l’intégrité du corps et sa protection contre la douleur, la possession de biens extérieurs tels que sont les terres, l’argent, les meubles, etc.
Il est du devoir du magistrat civil d’assurer au peuple tout entier et à chaque sujet en particulier, par des lois imposées également à tous, la bonne conservation et la possession de toutes les choses qui concernent cette vie.  (…)
Tout ce qui va suivre me semble démontrer que toute la juridiction du magistrat concerne uniquement ces biens civils et que le droit et la souveraineté du pouvoir civil se bornent et se limitent à conserver et à promouvoir ces biens-là seulement, et qu’ils ne doivent ou ne peuvent en aucune façon s’étendre au salut des âmes.

C’est contradictoire de contraindre à une croyance religieuse
cura animarum non potest pertinere ad magistratum civilem: quia tota illius potestas consistit in coactione. Cum autem vera et salutifera re1igio consistit in interna animi fide, sine qua nihil apud Deum valet; ea est humani intellectus natura, ut nulla vi externa cogi possit. Auferantur bona, carceris custodia ve1 cruciatus poena urgeatur corpus, frustra eris, si his suppliciis mentis judicium de rebus mutare ve1is.
cura animarum non potest pertinere ad magistratum civilem : la charge des âmes ne peut relever du magistrat civil
quia tota illius potestas consistit in coactione.
parce que tout son pouvoir consiste en coercition
Cum autem vera et salutifera,
Mais comme la vraie religion qui apporte le salut
religio consistit in interna animi fide
consiste dans la foi intérieure de l’âme
sine qua nihil apud Deum valet;
sans laquelle rien ne vaut pour Dieu
ea est humani intellectus natura,
il est de la nature de l’intelligence humaine
ut nulla vi externa cogi possit. [4]
qu’aucune force externe ne peut la contraindre
le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil parce que tout son pouvoir consiste dans la contrainte. Mais comme la religion vraie et salutaire consiste dans la foi intérieure de l’âme, sans quoi rien ne vaut devant Dieu, telle est la nature de l’entendement humain qu’il ne peut être contraint par aucune force extérieure.

Le danger du comportement sectaire
tectius sane, sed et periculosius reipublicae malum est eorum, qui sibi suaeque sectae hominibus peculiare aliquod praerogativum contra jus civile arrogant, verborum involucris ad fucum faciendum aptis occultum.
_____tectius sane, sed et periculosius reipublicae _____beaucoup plus caché, mais beaucoup plus dangereux pour l’Etat
malum est
il existe un mal _____eorum, _____venant de ceux _____qui sibi _____qui pour eux __________suaeque sectae hominibus peculiare __________ainsi qu’aux gens de leur secte particulière __________aliquod praerogativum contra jus civile __________quelque prérogative contre le droit civil _____arrogant, _____s’arrogent _______________verborum involucris _______________par des enrobages de mots _______________ad fucum faciendum aptis _______________aptes à faire illusion __________occultum. __________cachée [5]
un mal certainement plus caché et plus périlleux pour l’État est constitué par ceux qui s’arrogent, pour eux-mêmes et pour ceux de leur secte, un privilège particulier et contraire au droit civil, qu’ils couvrent et masquent par des discours spécieux.

La cause des guerres c’est le refus de la tolérance
Non opinionum diversitas, quae vitari non potest, sed negata diversa opinantibus tolerantia, quae concedi poterat, pleraque quae in orbe Christiano nata sunt de religione jurgia et bella produxit
Non opinionum diversitas, ce n’est pas de la diversité des opinions
quae vitari non potest,
qui ne peut être évitée
sed negata diversa opinantibus tolerantia,
mais la tolérance niée à ceux qui soutiennent des opinions diverses
quae concedi poterat,
qui pouvait être accordée
_____pleraque
_____la plupart __________quae in orbe Christiano nata sunt de religione __________qui sont nées dans le monde chrétien sur la religion _____jurgia et bella _____des litiges et des guerres
produxit [6]
qui a produit
Ce n’est pas de la diversité des opinions, qui ne peut être évitée, mais du refus de la tolérance qui aurait pu être accordée à ceux qui soutiennent des opinions diverses, que sont nées et que se sont produites la plupart des luttes et des guerres de religion dans le monde chrétien.

La tolérance selon Locke
Pour Locke, la tolérance est finalement synonyme d’une attitude qui devrait être commune à tous les groupes sociaux et qui est de refuser l’exclusivisme. Quand on est à la tête d’un État ou d’une confession, la tolérance consiste à ne pas vouloir imposer son mode de pensée aux autres groupes sociaux, c’est refuser de pratiquer ce que l’on appelle aujourd’hui l’ethnocentrisme. De même que Hobbes pensait que dans l’état de nature, l’homme est un loup pour l’homme, Locke constate au niveau collectif des états, des confessions, des églises, que chacun des groupes cherche aussi par tous les moyens, y compris violents, à imposer son mode de croyance. Pour éviter ce phénomène, c’est un État neutre au point de vue confessionnel qui est nécessaire : État neutre mais non pas inactif pour empêcher les tentatives d’exclusion, les appels à la dissidence politique.
Cette attitude de tolérance que les États devraient avoir, invalide la politique de conquête au nom de la religion, telle qu’elle est souvent pratiquée : Locke construit un apologue où il décrit un petit groupe de chrétiens arrivant démuni dans un pays païen. On manque de tout, on appelle à l’aide les habitants du lieu, ils sont aidés. Le groupe chrétien se développe et quand il devient fort il exige la conversion des païens et pratiquent ainsi l’extorsion. De te fabula narratur ajoute Locke citant explicitement le cas de l’Amérique où les indigènes sont dépouillés de leurs droits [7].

Le latin de Locke
Reprenons d’abord la couverture pour en décrypter le sens :
Epistola de Tolerantia
ad Clarrissimum Virum T.A.R.P.T.O.L.A.
Scipta a P.A.P.O.I.L.A.
Goudae apud Justum Ab Hoeve
CIƆ IƆC LXXXIX
Qui est le destinataire illustre de cette Lettre sur la tolérance, qui en est l’auteur ? Comment lire la date d’édition ?
Le premier sigle se décrypte [8] de la manière suivante : Theologiae Apud Remonstantes Professorem Tyrannidis Osorem, Libertatis Amantem, c’est-à-dire « à un professeur de théologie remontrant, ennemi de la tyrannie et amoureux de la liberté », il s’agit de Philippe Van Limborch, ami de Locke. Un « remontrant » est un membre du courant du même nom, fondé au 16e siècle et qui porte ce nom du fait d’une protestation solennelle faite par ce courant auprès du pouvoir politique pour obtenir plus de tolérance précisément.
Le deuxième sigle peut se lire : Pacis Amico, Persecutionis Osore, Johanne Lockio Anglio ; « par un ami de la paix et un ennemi de la persécution, John Locke, Anglais ». La lettre est publiée en Hollande à Gouda en 1689, ce qui explique que Locke aie dissimulé son identité : en effet, la Glorious Revolution qui a chassé le catholique Jacques II au profit de Guillaume d’Orange ne date que d’un an et Locke vient de rentrer en Angleterre après son exil en Hollande. Il peut ne pas être encore certain de la pérennité du nouveau régime et prend de ce fait des précautions lors de la parution de la Lettre. Rappelons que la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV ne date que de 1685 : du côté du Roi Soleil, la tolérance n’est pas de mise et Locke n’est pas certain que Jacques II,  réfugié en France, ne sera pas restauré avec son appui.
Évoquons maintenant le système de numération pour la date : reprenons le système de la numération romaine étudié à partir d’une abaque [9] :
CIƆ = 1000
IƆC se décompose en IƆ = 500 + C=100 soit 600
LXXXIX = 89
La date correspondante est 1689 [10].
Que peut-on dire du latin de Locke :
1) le vocabulaire : il utilise quelques mots rares à l’époque classique comme solummodo seulement [11] ; il donne un sens moderne à des mots anciens comme précisément pour tolerantia qui signifie à l’époque classique endurance et non tolérance, parce que tolero a gardé le sens premier de porter, supporter.
2) la structure de la phrase : elle est parfois tout à fait conforme à la pratique de l’anglais ou du français comme dans :
cura animarum non potest pertinere ad magistratum civilem: la charge des âmes ne peut relever du magistrat civil
quia tota illius potestas consistit in coactione.
parce que tout son pouvoir consiste en coercition
Cum autem vera et salutifera,
Mais comme la vraie religion qui apporte le salut
religio consistit in interna animi fide
consiste dans la foi intérieure de l’âme
sine qua nihil apud Deum valet;
sans laquelle rien ne vaut pour Dieu
ea est humani intellectus natura,
il est de la nature de l’intelligence humaine
ut nulla vi externa cogi possit. [12]
qu’aucune force externe ne peut la contraindre
mais elle peut garder la structure latine classique appuyée sur le verbe  à la fin comme ici où on peut dire que la structure est “régressive” en ce sens que le début de la phrase est à la fin dans la traduction :
_______________Harum rerum _______________de ces choses
____________________ad hanc vitam
____________________pour cette vie
_______________pertinentium
_______________pertinentes
__________possessionem justam
__________la juste possession
__________omni universim populo
__________à tout le peuple en général
__________et singulis privatim subditis,
__________et à chaque sujet en particulier
_____sartam tectam servare
_____de conserver le maintien [et de mettre] à couvert
officium est magistratus civilis,
Le devoir du magistrat civil est
_____per leges ex aequo omnibus positas;
_____par des lois imposées également à tous (…)

Conclusion
On ne peut pas dire aujourd’hui que le message de Locke aie perdu de son actualité en ce sens que, sauf dans les démocraties bien établies, les groupes qui veulent imposer leur manière de voir par la violence sont nombreux et ces groupes doivent être neutralisés pas la loi selon Locke. Il ne faudrait pas croire cependant que Locke nie toute possibilité de remise en cause d’un pouvoir : si celui-ci devient tyrannique, il peut être renversé par la force (et nous avons là aussi des exemples récents). Le dernier paragraphe du second traité du gouvernement où Locke explique ses vues sur l’État [13] se conclut ainsi :
Si ceux qui détiennent l’autorité perdent leur droit à l’exercer par leur inconduite, ce pouvoir fait retour à la société (…) ; dès lors, le peuple possède un droit d’agir en souverain et de conserver le législatif pour lui-même ; il peut aussi instituer une nouvelle forme de gouvernement ou, tout en conservant l’ancienne forme, le remettre entre de nouvelles mains, suivant qu’il le juge à propos (p. 175-176).
C’est bien ce qui s’est passé en 1688 où le parti whig que soutenait Locke est allé cherché le mari de la fille de l’ancien roi Jacques II, Marie, mariée à Guillaume d’Orange qui régnait sur la Hollande et qui vinrent tous les deux occuper conjointement le trône d’Angleterre (Glorious Revolution).
A un échelon inférieur à l’état, au niveau des groupes restreints  (associations, entreprises, administrations), imposer son point de vue par la force et non par la discussion reste cependant fréquent et là aussi le message de Locke n’a pas perdu son actualité. On doit rappeler qu’il n’est pas plus légitime de vouloir renverser un pouvoir par une manœuvre non démocratique, que ce soit au sein d’un conseil d’administration ou dans la rue.
  1. John Locke, Lettre sur la tolérance, GF-Flammarion, 1992, p.11-12 []
  2. texte latin et traduction venant de l’édition suivante : John Locke, Lettre sur la tolérance, Édition critique de Raymond Klibansky, Traduction de Raymond Polin, PUF, 1995, coll. Quadrige. []
  3. p.11 []
  4. p.12 []
  5. p.79 []
  6. p.95 []
  7. p.60 []
  8. cf. l’introduction de Spitz, p.100 []
  9. que j’ai mis à jour en précisant les unités utilisées dans l’abaque []
  10. 2011 serait CIƆ CIƆ XI []
  11. attesté dans Gaffiot uniquement pour Ulpien et un Pseudo Quintilien []
  12. p.12 []
  13. John Locke, Le second traité de gouvernement, édition de Jean-Fabien Spitz, PUF, 1994 []
Par

La question du latin  Locke : Epistola de tolerantia




Exposé en philosophie politique : Locke et Voltaire sur la tolérance

La tolérance religieuse est aujourd’hui quelque chose qui ne concerne pas l’État et chacun est libre d’adhérer à une religion ou de choisir sa religion. Cela fait partie des composantes du libéralisme dans la société civile et il semble difficile de revenir dessus. C’est ainsi que Jean-Fabien Spitz présente le recueil de textes de Locke qui contient la Lettre sur la Tolérance. (Locke, 2007) Le choix de faire un exposé sur ce sujet repose sur deux problèmes :
  • Comment l’idée de tolérance religieuse est née et quelles étaient ses « composantes » ?
  • Comment les deux auteurs ont su s’inscrire dans le mouvement des Lumières par rapport à leurs essais ?
Les trois textes qui serviront de support pour cet exposé sont l’Essai sur la Tolérance de Locke, le Traité sur la tolérance de Voltaire et quelques entrées du Dictionnaire philosophique. Ainsi, nous verrons quelles évolutions a connu la définition de « tolérance » en un peu moins d’un siècle.

1. – L’Essai sur la Tolérance : un des premiers textes posant la définition de la tolérance telle qu’on la connaît aujourd’hui
La Lettre sur la Tolérance qui a été étudiée en cours date de 1686, l’Essai sur la Tolérance a été écrit environ vingt ans plus tôt et date de 1667. Locke s’intéresse à la politique de son pays et remarque, selon J-F Spitz que Les « papistes » ne réclament la liberté religieuse que lorsque le pouvoir politique échappe à leur tutelle et qu’ils sont de ce fait mis dans l’incapacité d’opprimer la conscience d’autrui » (Locke, 2007, p.27)
Locke rédige l’Essai sur la Tolérance alors que des persécutions religieuses ont cours en Angleterre et qu’il échange beaucoup avec un de ses amis, Lord Ashley, lui-même opposé à l’intolérance religieuse.
Quelles solutions propose Locke à ce problème ?
Il commence d’abord par faire un état des lieux de la politique qu’il voudrait connaître par rapport à la tolérance. Il pose comme premier principe que le magistrat est là pour faire respecter la paix et pour préserver la société. Dans ces conditions, comment la tolérance peut s’exercer ?
1.1 Distinction de trois types d’actes et opinions que l’on peut trouver dans la société civile
Il expose trois sortes de faits qui ont un rapport avec la tolérance et il veut les examiner par rapport à ce que peut et doit faire l’État.
Pour le citer :
  • En premier lieu il y a toutes les actions et les opinions qui, en elles-mêmes, ne sont pas du tout du ressort de la société et du gouvernement ; telles sont les opinions purement spéculatives et le culte divin.
  • En second lieu, il y a celles qui, de leur propre nature, ne sont ni bonnes ni mauvaises, mais qui concernent cependant la société et les rapports que les hommes ont les uns avec les autres ; telles sont toutes les opinions pratiques et les actions qui ont trait à des choses indifférentes.
  • En troisième lieu, il y a celles qui concernent la société, mais qui sont également bonnes ou mauvaises par leur propre nature ; telles sont les vertus morales et les vices. (Id, p.107)
La question que l’on peut poser par rapport à cela est « peut-on tout tolérer ? »
Dans le premier cas, par rapport aux opinions spéculatives, on peut penser à quelqu’un qui dirait que tel concept de tel philosophe est une imbécillité. Pour le culte divin, on peut penser à quelqu’un qui irait à la messe le dimanche.
Dans le second cas, on peut penser à quelqu’un qui supporte une équipe de football plus qu’une autre : cela n’intéresse personne et ne peut pas mettre en péril l’État.
Dans le troisième cas, on peut penser à quelqu’un qui s’exprimerait sur un fait politique ou qui appartiendrait à un groupe politique quelconque. Dans le cadre d’une action mauvaise, il peut s’agir d’un groupuscule violent et dans le cadre d’une action bonne, il peut s’agir d’une O.N.G.
Ce qui est digne de tolérance universelle pour Locke est le premier type d’action. On peut croire en la Trinité et personne ne doit venir nous punir pour cela, parce que « les pures spéculations n’affectent en rien les rapports avec les autres hommes. » (Id, p.107) En effet, il argumente en disant que les opinions spéculatives ne peuvent causer aucun tort à autrui et en cela, le magistrat n’a rien à dire et doit tolérer.
Le culte divin rencontre la même tolérance absolue puisque lorsque je prie l’action ne concerne que Dieu et moi. Lorsque j’adhère à une religion qui n’est pas celle de l’État, c’est Dieu qui doit juger de la fondation de mon action mais ce n’est pas le magistrat. De même, si on pense accéder au ciel en adhérant à la religion, ce ne doit pas être par violence mais par choix. De même, le choix de porter un signe religieux ne concerne que celui qui adhère à une religion : Locke dit lui-même «  Le port d’une chape ou d’un surplis ne peut pas plus mettre en danger ou menacer la paix de l’Etat que le port d’un manteau ou d’un habit sur la place du marché ; le baptême des adultes ne détermine pas plus de tempête dans l’État ou sur la rivière que le simple fait que je prenne un bain. (Id, p.110)
Tout cela permet à Locke de dire que le choix d’une religion ne regarde que Dieu et moi, mais certainement pas le magistrat. Si on commet une faute par rapport à la religion, on en répondra au jour du « Jugement Dernier »
Le second cas, qui est celui qui concerne les opinions pratiques mais qui n’intéressent personne, elles peuvent être tolérées par la communauté si elles n’apportent rien ou si elles ne sont pas sources de « plus d’avantages que d’inconvénients » Mais on ne peut pas tolérer ces opinions si on croit qu’il y a en elle « matière au péché ou au devoir » (Id, p.112) c’est-à-dire que décider du péché ou du devoir ne peut dépendre que du magistrat et pas du simple civil. C’est pour cela qu’on ne peut pas tolérer les opinions de cet ordre. En fonction de ces opinions, c’est seulement au magistrat de décider si elles sont tolérables. Mais il doit rendre ses comptes à Dieu et il ne peut pas tolérer ou ne pas tolérer n’importe quelle opinion indifférente sans raison particulière. Dans tous les cas, celui qui professe une telle opinion est intolérable. Le problème que cela soulèverait si ces propos étaient tolérés est que chacun pourrait déterminer ce qui est bon ou mauvais et les lois du législateur n’auraient plus aucun intérêt. L’état civil tel que le décrit Locke disparaîtrait alors puisqu’il n’aurait plus de législateur.
Ces opinions peuvent être limitées par le législateur mais lui-même est homme et il doit rendre compte à Dieu de ce qu’il fait. Les trois limites que Locke pose pour ces opinions sont que le magistrat peut :
  • Interdire de publier et de propager une opinion.
  • Contraindre à renoncer à une opinion ou à l’abjurer.
  • Forcer quelqu’un à déclarer qu’il consent à l’opinion contraire. (Id, p.113)
Locke parle à propos de ces limites de « degrés de tolérance » comme si la contrainte était plus forte que l’interdiction et le fait de forcer plus fort que la contrainte. La censure est légitime quand elle peut troubler le gouvernement. Le fait de contraindre à renoncer à une opinion peut quant à lui transformer une opinion en hypocrisie et cela est dangereux pour l’État.
Le magistrat peut également « prescrire ou interdire » (Id, p.114) les actions qui découlent des opinions mais il doit toujours le faire pour le bien-être de l’État et pas à titre individuel mais s’il utilise ce pouvoir injustement, il devra en rendre compte au Grand Tribunal (Id, p.114)
Enfin, lorsque le magistrat veut empêcher aux hommes d’avoir leurs opinions il le fait par rapport à la loi. Mais ceux-ci doivent faire ce qui leur semble le plus juste, tant qu’il n’y a pas de violence. Locke dit qu’ils doivent obéir à leur conscience. Ceux qui se soumettent à la loi sont, pour lui, des hypocrites qui ne veulent que sauver leur vie. C’est la conscience de celui qui est victime des punitions de l’État qui doit prendre le dessus mais bien prendre garde que cela ne puisse pas être une faute pour le passage dans l’autre-monde. La liberté de conscience est le grand privilège des sujets, comme le droit de contraindre est la grande prérogative du magistrat ; il faut les surveiller étroitement, afin qu’ils n’égarent ni le magistrat ni les sujets par leurs belles prétentions, car les maux qu’ils occasionnent sont les plus dangereux ; ce sont ceux qu’il faut le plus soigneusement éviter. (Id, pp.115-116)
Il faut comprendre ici que le magistrat et les citoyens doivent observer leurs propres limites par rapport à leurs opinions. Ils ne doivent pas abuser de leurs droits qui sont la conscience, c’est-à-dire le fait d’avoir une opinion, et le droit de contraindre, c’est-à-dire le fait d’interdire ou de faire renoncer à une opinion. Si des abus se font des deux côtés, il ne peut pas y avoir de cohésion à l’intérieur de l’État.
A propos du troisième type d’actions et opinions, qui sont les actions morales, Locke observe qu’elles n’ont pas de lien réel avec la liberté de conscience. Il faut, selon lui, tolérer les actions vertueuses et même les encourager puisqu’elles sont bonnes pour le développement de l’État, alors que les actions vicieuses ne peuvent conduire qu’à son dépérissement. Le magistrat n’a pas de lien avec les actions et il est là pour « prescrire » (Id, p.116) des actions ou opinions uniquement si elles sont bénéfiques à tout le monde. Le magistrat ne se préoccupe pas non plus du bien des âmes (Id, p.117) cela est du ressort de l’individu et de Dieu. Si le magistrat encourage la conduite vertueuse, ce doit seulement être pour le bien-être de tous et pas pour avoir bonne conscience ou pour être bien accepté dans l’autre-monde.
Les actions morales peuvent être également mauvaises, mais le magistrat ne peut pas nécessairement les punir : certaines sont secrètes et ne sont pas condamnables en tant que telles puisqu’elles n’ont pas les mêmes conséquences juridiques. A ce sujet, Locke donne l’exemple de la différence entre le meurtre et l’assassinat : le meurtre est une action irréfléchie alors que l’assassinat peut provenir d’un « désir de revanche » (Id, p.117)
La charité n’est pas non plus forcément une action vertueuse autorisée par la loi. Il existe des cas dans lesquels la charité est répréhensible. « Qui doute en effet que, lorsqu’on voit les pauvres mendier, c’est absolument parlant une vertu, et même un devoir, de soulager leurs misères par des aumônes ; et pourtant, dans notre pays, la loi l’interdit et le punit avec rigueur, sans que personne se plaigne dans ce cas d’aucune violation des droits de la conscience, ni d’aucun empiétement sur la liberté (…) (Id, p.118)
Donner de l’argent à un mendiant semble être une action vertueuse mais si la loi l’interdit, personne ne va la remettre en cause.
A propos d’autres actions que l’on pourrait juger vicieuses, Locke explique qu’elles ont été autrefois tolérées et même légales et pour cela, il prend l’exemple du vol. Sparte autorisait le vol : cela peut sembler paradoxal aujourd’hui, mais le vol était considéré comme une condition de survie en temps de guerre.
1.2 Comment combattre des actions et opinions intolérables ?
Cela étant dit, Locke veut appliquer ce qu’il a dit auparavant sur l’actualité de son temps et il s’intéresse ici aux Quakers. Il se pose la question de savoir comment le magistrat doit s’occuper des Quakers si ceux-ci devenaient un danger pour l’État. Locke pense que la force est le pire des moyens qui puisse être utilisé, puisqu’il causerait des violences sur la population. La violence est contraire à la sécurité et le magistrat est là pour apporter la sécurité à la société civile : il y a donc une incompatibilité. Le magistrat doit utiliser ses pouvoirs les moins radicaux pour dissuader cette religion d’être dangereuse.
La question que Locke invite à se poser est de savoir quel est le meilleur moyen pour parvenir à la paix et la sécurité entre la tolérance et la contrainte. La réponse qu’il donne est que pour que la paix et la sécurité règnent, il faut qu’il y ait beaucoup d’amis et peu d’ennemis : c’est comme cela que peut progresser le royaume et connaître le bien-être.
Pourtant, au sein de l’Angleterre contemporaine à Locke, il y a deux types de personnes dangereux pour la sécurité, ce sont les papistes et les fanatiques. L’explication portera plus longuement sur les fanatiques.
Les fanatiques sont des dissidents et sont ceux qui vont à l’encontre de l’État ou d’autres civils par les idées qu’ils propagent. Pourtant, Locke fait une remarque sur le terme même de « fanatique » : en appliquant la devise « diviser pour mieux régner », il montre que le nom de fanatique réunit un certain nombre de personnes, sous une même étiquette, alors qu’il faudrait les diviser pour qu’ils n’existent plus. On pourrait penser que les fanatiques puissent être utiles au gouvernement pour le défendre en cas d’agression extérieure, mais il n’en est rien. Selon Locke, ils se rassemblent là où ils peuvent trouver leurs propres intérêts. Pourtant, ils ne peuvent pas être persécutés puisque cela causerait de la violence des deux partis et renforcerait le fanatisme. On ne peut pas faire disparaître une opinion fanatique : cela est contraire à la liberté de conscience.
Les hommes sont en effet fort soucieux de préserver la liberté de cette partie d’eux-mêmes en quoi réside leur dignité d’hommes et qui, si on pouvait la contraindre, ferait d’eux des créatures très peu différentes des bêtes brutes. (Id, p.129)
Par la notion de « dignité humaine », on peut voir un écho à l’humanisme et aux essais de Pic de la Mirandole. La dignité de l’homme est la capacité de l’homme à être maître de lui-même. En raison de cela, la violence ne peut pas permettre de faire disparaître le fanatisme : Locke donne l’exemple de galériens qui ont préféré subir mille tourments que de se convertir à la religion qui leur était imposée. S’ils se convertissent, c’est par obligation et ce n’est pas ce qui peut permettre de les intégrer à la société. Pour faire disparaître le fanatisme, Locke suggère plutôt l’amitié et la courtoisie à la force. Il faut les convaincre plutôt que les violenter : « La force est un mauvais moyen pour faire que les dissidents reviennent de leurs opinions ; en revanche, lorsque vous les convainquez de partager votre propre opinion, vous les attachez solidement au char de l’État ; mais pour ceux qui demeurent fermes en leurs convictions, et qui continuent d’avoir des opinions différentes, la force ne réussira certainement pas à en faire pour vous des amis. » (Id, p.132)
Pour conclure son essai, Locke donne des exemples historiques dans lesquels la violence a été utilisée pour faire admettre une opinion nouvelle et il s’arrête sur le christianisme au Japon, qui a été implanté dans la force. A cause de cela, il explique que les chrétiens n’ont plus aucun droit d’expression au Japon. Pourtant, cette île tolérait sept ou huit sectes : ce n’était donc pas de l’intolérance vis-à-vis du christianisme mais bien d’un rejet d’un discours dangereux pour l’ordre de la société civile.
Il pose ensuite quelques questions autour de la manière d’appréhender la tolérance ou de la violence du christianisme. Cela se rapproche quelque peu des enjeux soulevés par le Traité sur la Tolérance de Voltaire et de quelques articles du Dictionnaire philosophique. C’est pour cela qu’il s’agit maintenant de présenter les différentes caractéristiques de la tolérance dans ces deux écrits du philosophe français.
  1. Voltaire : un écrivain des Lumières et un défenseur de la tolérance

Le Traité sur la Tolérance a été écrit en 1763 « à l’occasion de la mort de Jean Calas ». Ce texte s’inscrit dans un contexte précis qui est celui de la condamnation à mort d’un protestant, accusé d’avoir tué son fils qui s’était converti au catholicisme. Au-delà de ce qui pourrait être qualifié de fait divers, Voltaire prend la défense de la tolérance religieuse et veut montrer que tout fanatisme est dangereux. Il continuera ce combat contre l’obscurantisme et pour la défense de la tolérance dans le Dictionnaire philosophique publié en 1764 et dans sa correspondance.
Dans le Traité sur la Tolérance, Voltaire présente les différents moments de l’affaire Calas et se demande si « la tolérance est dangereuse » (Voltaire, 2011, p.29) : il ne cherche pas à définir la tolérance comme le fait Locke mais la prend dans le sens le plus courant, c’est-à-dire « accepter une opinion différente de la mienne »
2.1 Comment se définit la tolérance en général selon Voltaire ?
Il commence par donner l’opinion qui explique qu’être indulgent avec tout le monde peut causer des excès de violence, puisque tout est toléré. Mais Voltaire n’est pas d’accord avec cette opinion et affirme que c’est plutôt la force des gouvernants qui a engendré de la violence et du fanatisme. On retrouve un peu la même idée chez Locke, comme cela a été montré auparavant. En reprenant l’exemple de la Chine et du Japon que le philosophe anglais donnait déjà, Voltaire explique que l’empereur Young-tching a renvoyé les jésuites de Chine, non parce qu’il était intolérant mais parce qu’eux-mêmes l’étaient. Pourtant, la religion chrétienne et les religions chinoises étaient différentes, mais cela n’a pas empêché la cohabitation. C’est le fanatisme des jésuites qui a été la cause de leur renvoi.
Pour conclure ce chapitre, Voltaire explique que « cette tolérance », c’est-à-dire la tolérance religieuse, « n’a jamais excité de guerre civile ; l’intolérance a couvert la terre de carnage. Qu’on juge maintenant entre ces deux rivales, entre la mère qui veut qu’on égorge son fils et la mère qui le cède pourvu qu’il vive ! » (Id, p.35)
Pour admettre la tolérance, il faut accepter toutes sortes d’opinions pour que chaque opinion soit moins dangereuse : « la multiplicité les affaiblit » (Id, p.36) L’intolérance telle qu’elle était pratiquée par le droit au Moyen-Âge est vue comme une absurdité et Voltaire en cite quelques exemples : ceux qui professaient des doctrines contraires à celles d’Aristote, les prétendus sorciers et sorcières, et les sauterelles qui étaient excommuniées pour ne pas nuire au moisson. C’est alors la multiplicité des opinions qui fait que la violence peut disparaître dans la société civile. On pourrait penser que l’intolérance est légitime, dans la mesure où on peut penser que si quelqu’un nous cause un tort, on est en droit de lui causer ce même tort, mais selon Voltaire, c’est une absurdité puisque la loi naturelle permet la tolérance avec des maximes telles que « ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. » (Id, p.40)
Voltaire montre ensuite quels sont les abus de l’intolérance et explique qu’il sera « permis à chaque citoyen de ne croire que sa raison, et de penser ce que cette raison éclairée ou trompée lui dictera. » (Id, p.65) Et il ajoute « qu’il le faut bien, pourvu qu’il ne trouble point l’ordre » (Id, p.65) en renvoyant à la lecture de « l’excellente lettre de Locke sur la tolérance » (Id, p.139)
Le citoyen croit en ce qu’il veut, tant qu’il respecte les usages de sa patrie. (Id, p.65) Si quelqu’un qui ne croit pas en la religion dominante est condamné, d’une part, c’est remettre en cause la sainteté des premiers chrétiens qui croyaient en une religion autre que la religion romaine, d’autre part, ce n’est pas constructif puisque : « L’intolérance ne produit que des hypocrites ou des rebelles » (Id, p.65) Ce sont les conséquences de la « contrainte » dont parle Locke dans l’Essai sur la tolérance et on retrouve un peu le même argument ici. Mais Voltaire rajoute une dimension théologique à son argument en montrant que combattre une religion autre que la sienne au nom d’une « action sainte » (Id, p.69) ne permet pas de se glorifier dans l’autre-monde puisqu’il n’y a pas de mérite à tuer d’autres humains. Mais à ceux qui professent l’intolérance au nom du christianisme, Voltaire leur demande si l’intolérance a été enseignée par Jésus-Christ (Id, p.81) L’introduction de ce chapitre est ironique et se constitue comme suit : « Voyons maintenant si Jésus-Christ a établi des lois sanguinaires, s’il a ordonné l’intolérance, s’il fit bâtir les cachots de l’Inquisition, s’il institua les bourreaux des auto-da-fé » (Id, p.81) mais il en conclut que Jésus n’a pas défendu l’intolérance : il n’y a que deux paraboles qui pourraient l’évoquer mais elles se situent dans un moment après la mort. Il n’est donc pas légitime d’être intolérant dans le monde terrestre. Après avoir démontré que les pères de l’Eglise ou des écrivains rejetaient l’intolérance et que la superstition est contraire à la religion, Voltaire défend l’idée de tolérance universelle. Cela va un peu plus loin que Locke puisque la tolérance universelle part du principe que tous les hommes sont pareils à l’origine et ils ne doivent pas se battre, parce qu’ils viennent du même monde : c’est contraire à leur foi religieuse et paradoxale. En vertu de leur religion donc, l’intolérance n’est pas une bonne chose et il faut la rejeter.
On retrouve alors dans cet essai des points déjà abordés par Locke, mais d’autres où Voltaire se place en théologien pour combattre l’intolérance religieuse. Mais on peut rajouter une dimension conceptuelle à la tolérance voltairienne, en prenant les entrées du Dictionnaire philosophique et qui présentent les différents termes en lien avec la notion de « tolérance »

2.2 Quels sont les différents concepts en lien avec la tolérance ?
Le Dictionnaire philosophique a été publié en 1764, soit un an après le Traité sur la Tolérance et se présente comme un dictionnaire classique, sauf que les différents articles se complètent mutuellement. La tolérance est définie comme étant « l’apanage de l’humanité » (Voltaire, 1990, p.362) parce-que : « nous sommes tous pétris de faiblesses et d’erreurs » et il invite à se « pardonner réciproquement toutes nos sottises » (Id, pp.362-363) en vertu des lois de la nature. La tolérance est alors examinée sous un aspect religieux proche de celui décrit dans le Traité. Mais la place accordée à la loi naturelle diffère quelque peu de ce que Locke peut décrire. En effet, lorsqu’il parle de loi, il évoque de celle de son État et soulève des faits qu’il peut vérifier juridiquement.
Le fanatisme est ce qui amène l’intolérance et ce terme est décrit par Voltaire dans le Dictionnaire. Mais il en parle par graduation : le fanatique s’oppose au rêveur. Le fanatique est celui qui soutient sa folie par le meurtre. (Id, p.189) Historiquement, il existe deux types de fanatiques. Les plus dangereux sont ceux qui ont assassiné leurs concitoyens parce qu’ils n’allaient pas à la messe. Il existe aussi des juges fanatiques et cela est paradoxal dans un État de droit. Ce sont ceux qui se placent dans un cadre religieux. Voltaire explique que le meilleur moyen de combattre le fanatisme est de philosopher et ici, on retrouve l’opinion de Locke avec la discussion pour le combattre. Un fanatique ne peut pas être combattu par la loi, puisqu’il se croit au-dessus de la loi et animé par un esprit saint. L’exemple qu’il donne est : « Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? » (Id, p.190) Pour combattre cela, il invite à faire réfléchir le fanatique sur ses actes et le dissuader de son erreur et cette opinion se retrouve à la fois dans l’Essai sur la Tolérance et le Traité sur la Tolérance.

Conclusion :
La définition de la tolérance se ressemble un peu chez les deux auteurs, Voltaire connaissait d’ailleurs la philosophie de Locke pour avoir séjourné en Angleterre dans les années 1730. La différence est que Locke s’intéresse aux opinions et aux actes au sens large pour savoir ce qu’il faut tolérer et comment, alors que Voltaire part plutôt des opinions religieuses pour savoir s’il faut les tolérer.
Locke explique que les opinions religieuses sont intimes et sont dignes de tolérance universelle, que les actions et opinions sans intérêt sont tolérables tant qu’elles n’émettent pas de jugement sur ce qui est bon ou mauvais : cela dépend du législateur. Enfin, les actions qui ont un lien direct avec la société civile sont soit bonnes, soit mauvaises et les actions bonnes doivent être tolérées mais celles qui sont mauvaises sont intolérables. Locke examine comment chaque type d’action doit être tolérée et comment l’intolérance doit être rejetée.
En reprenant ce que dit Locke, le Traité sur la tolérance a été présenté et il a été montré comment la tolérance religieuse doit être appliquée dans un État.
Pour conclure là-dessus, on peut citer une lettre de Voltaire à d’Alembert datant de 1763 et dans lequel il construit un jeu de mot autour du mot « tolérance » :
« Je vois qu’on ne tolère ni la Tolérance [le Traité sur la Toléranceni les tolérants. On a beau se contraindre dans des matières si délicates, jusqu’au point d’être sage, les fanatiques vous trouvent toujours trop hardi, et peut-être, dans ce moment-ci où les finances mettent tous les esprits en fermentation, on ne veut pas qu’ils s’échauffent sur d’autres objets. » (Voltaire, 1785, p.271)
Une autre lecture du Traité sur la tolérance de Voltaire ici.

Bibliographie :
Locke (2007) Lettre sur la tolérance et autres textes, trad.par J.Le Clerc et J-F Spitz, G.F Flammarion : Malesherbes
Voltaire (1785) Oeuvres complètes de Voltaire tome soixante-huitième : Lettres de M.Voltaire et de M.D’Alembert 1746-1768, Imprimerie de la société littéraire typographique
Voltaire (2011) Traité sur la tolérance, Folio : Paris
Voltaire (1964) Dictionnaire philosophique, G.F Flammarion : Paris
 
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