Les millions de visages du vivant
On la réduit souvent à quelques icônes attendrissantes — pandas, abeilles, ours polaires. Mais la biodiversité, c’est bien plus que cela : le tissu vivant du monde, du gène au champignon, du plancton à la baleine, où tout s’entremêle et se transforme.
Imaginez un instant que tous les pollinisateurs disparaissent. Au début… rien. Puis, petit à petit, plus de fruits, plus de café, plus de chocolat, ni de tomates, d’amandes ou de tournesols. Le monde végétal s’effondrerait, entraînant dans sa chute des milliers d’espèces animales — dont la nôtre. Cette expérience de pensée, volontairement extrême, illustre ce qu’est la biodiversité : non pas un simple inventaire d’espèces rares et menacées, mais l’immense toile d’interdépendances qui relie tous les êtres vivants.
Un mot jeune pour une réalité ancienne
Le terme « biodiversité » n’a que 39 ans. Il naît en 1986, lors d’une conférence au Smithsonian Institution, où les biologistes E. O. Wilson et Thomas Lovejoy cherchent un mot plus percutant que l’austère « diversité biologique ». Six ans plus tard, au Sommet de Rio, la biodiversité devient une vedette politique. Aujourd’hui, protéger la biodiversité équivaut à arborer sa vertu environnementale. Le mot rassure autant qu’il culpabilise. Mais sait-on qu’il recouvre trois dimensions imbriquées ?
La diversité génétique, d’abord :la variété des versions d’un même gène — appelées allèles — au sein d’une population. C’est elle qui explique que deux individus d’une même population ne réagissent pas de la même façon face à une maladie ou à un changement climatique. Elle permet la sélection naturelle, l’une des forces principales de l’évolution du vivant.
Vient ensuite la diversité spécifique, qui désigne la richesse en espèces d’un milieu donné : une forêt tropicale, une prairie alpine, un récif corallien. C’est le niveau le plus médiatisé, mais compter les espèces ne suffit pas. Un écosystème avec cinquante espèces redondantes — qui font toutes la même chose — peut être plus fragile qu’un autre avec vingt espèces complémentaires. Ce qui compte, ce n’est pas seulement combien d’espèces, mais lesquelles, et ce qu’elles font.
Enfin, la diversité écosystémique, celle des milieux eux-mêmes : forêts, zones humides, océans, mangroves, déserts, toundras. Chaque type d’écosystème joue un rôle spécifique dans les grands équilibres planétaires.
C’est la combinaison de ces trois niveaux — gènes, espèces, écosystèmes — qui fait la résilience du vivant. Mais pour comprendre cette mosaïque, encore faut-il s’entendre sur sa brique de base : l’espèce.
Cas d’espèces
L’ornithologue est aux aguets, jumelles rivées sur le parc du Marquenterre. « Plumage blanc, bec aplati, cou tendu… c’est une spatule blanche ! Cou replié en S, bec pointu… héron cendré ! »
Derrière cette routine d’apparente simplicité se cache l’un des plus grands casse-têtes de la biologie : la notion d’espèce. Depuis trois siècles, on part d’un principe simple : si deux individus se ressemblent, c’est la même espèce.
C’est la définition typologique, formalisée au XVIIIᵉ siècle par Carl von Linné, le grand architecte de la classification du vivant. Facile, pratique, elle reste celle que nous utilisons pour ranger le monde : chaque oiseau dans sa case, chaque plante dans son tiroir.
Sauf que la nature se moque de nos étiquettes. Les canards colverts, par exemple, affichent deux plumages radicalement différents : monsieur, vert émeraude ; madame, brun tacheté. Deux « espèces » selon le critère visuel ? Non : simplement deux variations d’une même espèce. Dans la nature, les différences au sein d’une même espèce peuvent être aussi marquées — voire davantage — que celles qui séparent deux espèces voisines. Le critère de ressemblance s’effondre dès qu’on l’examine de près.
Inclassables
Il a fallu attendre Darwin pour comprendre que le vivant ne se contente pas d’être classé : il évolue. Les espèces changent, se transforment, se séparent, se recombinent. La nature n’est pas un musée, mais un processus en marche.
À cette approche morphologique, les biologistes ont ajouté un critère plus solide : la reproduction. Deux individus appartiennent à la même espèce s’ils peuvent se reproduire et donner une descendance fertile. C’est la définition dite biologique, formulée par Ernst Mayr en 1942 : « Les espèces sont des groupes de populations naturelles qui s’accouplent réellement ou potentiellement entre elles et qui sont isolées reproductivement des autres groupes similaires. »
Mais là encore, la règle se fissure : comment l’appliquer aux fossiles ? Aux organismes clonés ? Aux plantes qui se reproduisent sans partenaire ? Et que faire des hybrides, ces « bâtards » viables mais stériles, comme le mulet ? La réalité biologique est toujours plus nuancée que la théorie.
Depuis les années 1950, de nouvelles définitions sont venues enrichir le débat : phylogénétique, pour retracer l’histoire évolutive d’un groupe, ou écologique, centrée sur le rôle d’un organisme dans son milieu. Résultat : il existe aujourd’hui plus de vingt manières différentes de définir l’espèce. Loin d’être une vérité biologique, l’espèce est avant tout un outil pratique, un découpage commode du vivant. Utile pour penser la biodiversité, certes, mais incapable d’en saisir toute la complexité.
Et si, au-delà des espèces que nous connaissons, le vivant se cachait surtout dans ce que nous ne voyons pas ?
Le vivant invisible
Environ deux millions d’espèces ont été décrites scientifiquement. Les estimations totales
oscillent entre 8,7 millions et 100 millions. Autrement dit, nous n’en connaissons qu’une infime partie. Car l’essentiel de la biodiversité nous échappe : elle est invisible. Sous nos pieds, dans l’océan, sur notre peau, vivent des milliards d’organismes dont dépend la vie sur Terre.
Une cuillère à café de sol forestier contient environ un milliard d’organismes — autant que d’humains en Chine ou en Inde. Bactéries, champignons, protozoaires, nématodes : une armée silencieuse qui recycle la matière organique, fixe l’azote, nourrit les plantes. Sans eux, pas de forêt. Sans eux, pas de vie terrestre. Et selon une étude publiée dans PNAS, 99,999 % des espèces microbiennes restent inconnues.
Dans l’océan, le phytoplancton assure à lui seul la moitié de la photosynthèse planétaire. Ces micro-algues forment la base de la chaîne alimentaire marine, nourrissant le zooplancton, les poissons, les baleines, les oiseaux… et nous. Mais ce pilier invisible est fragile : l’acidification et le réchauffement des eaux réduisent déjà sa productivité, menaçant la pompe à carbone naturelle des océans.
Les champignons, eux, sont les grands oubliés. On en connaît 150 000 espèces, mais il en existerait vingt fois plus. Ce sont eux qui décomposent la matière morte, qui nourrissent les racines des plantes, qui relient les arbres entre eux via un réseau souterrain — le fameux wood wide web. Sans champignons, les forêts meurent.
Même notre corps est un écosystème : il abrite autant de bactéries que de cellules humaines. Notre microbiote digère, synthétise, régule. Quand cet équilibre se rompt, les maladies apparaissent.
La biodiversité, ce n’est donc pas l’arche de Noé, mais un réseau invisible de milliards de connexions dont dépend la vie. Une dynamique où l’évolution, la coopération et la transformation écrivent sans cesse de nouveaux équilibres.
Protéger les pandas, c’est bien. Protéger les bactéries du sol, le phytoplancton ou les champignons, c’est vital. Car derrière cette diversité d’êtres et de fonctions se cache une mécanique plus vaste encore : l’usine du vivant, la machinerie silencieuse qui fait tourner la planète.
Bertrand Omont @BertrandOmont
Stéphane Varaire @TerreTerre13
Le vivant dans tous ses états
Entre le catastrophisme des uns, qui crient
au loup à tout bout de champ, le rassurisme des autres, pour qui une
hirondelle suffit à faire le printemps, et le déni de ceux qui préfèrent
faire l’autruche, difficile de se faire une idée précise de l’état de
la biodiversité dans le monde. Les Électrons Libres décident donc de
prendre le taureau par les cornes pour vous livrer un panorama aussi
nuancé qu’exhaustif.
On parle d’effondrement du vivant comme d’une évidence. Certains
affirment que nous vivons déjà la « sixième extinction ». Les chiffres
alarmants tombent les uns après les autres : insectes, oiseaux, coraux…
Les espèces disparues se compteraient déjà en millions. Pourtant, la
notion de biodiversité recouvre des réalités bien plus complexes. Ne
serait-ce que définir ce qu’est une espèce relève du casse-tête : les
classifications sont mouvantes, les mesures aléatoires.
Deux millions, dix millions, vingt millions, voire cent millions…
Combien y a-t-il d’espèces exactement ? Et combien disparaissent chaque
année, dans le silence, sans même avoir été répertoriées ?
Certains défenseurs les plus ardents de la biodiversité, avec parfois
une foi quasi religieuse, s’accrochent à une vision fantasmée de la
nature, bonne par essence, quand l’homme serait une maladie invasive.
Mais cette image figée ne résiste pas à l’examen : la vie s’accroche,
mute, s’adapte, se déplace — bref, elle évolue.
La question n’est donc pas seulement scientifique, mais aussi éthique et philosophique.
Toutes
les espèces se valent-elles ? Faut-il protéger la punaise de lit ? Le
moustique — premier tueur d’humains sur la planète — a-t-il une utilité
dans la grande chaîne du vivant ?
Doit-on accepter que nos « gros
minets » tuent des milliards d’oiseaux chaque année ? Et pourquoi le WWF
a-t-il choisi comme logo le panda plutôt que la vipère ?
Les motifs de se réjouir sont réels : le retour du castor, la
reconquête des grands mammifères, la reforestation européenne, le rebond
de certaines zones humides.
Mais les raisons de s’inquiéter
demeurent plus nombreuses : artificialisation, fragmentation des
habitats, pollutions diffuses, épuisement des sols, disparition des
insectes pollinisateurs.
On s’alarme — souvent à juste titre — des
effets du changement climatique, mais il n’est pas la principale cause
de l’érosion du vivant.
Nous savons mettre en place des politiques de conservation efficaces,
surtout dans les pays riches, car la protection de la nature devient
une priorité quand la survie immédiate ne l’est plus. Mais nous savons
aussi instrumentaliser la biodiversité pour bloquer des projets de
développement qui apporteraient, paradoxalement, cette prospérité
indispensable pour la préserver.
Rien n’est blanc, rien n’est noir. Tel est donc le pari des Électrons
Libres : montrer patte blanche côté rigueur, sans s’interdire quelques
coups de griffe raisonnés qui font mouche. Être optimiste quand les
faits le justifient, mais sans vendre la peau de l’ours avant de l’avoir
sauvée. Et aussi nommer l’urgence, car dans bien des cas, le temps de
l’action, c’est maintenant. Et pas quand les poules auront des dents.
Frédéric Halbran
@sjowall69
https://lel.media/le-vivant-dans-tous-ses-etats/
L’usine invisible qui fait tourner le monde
Sans elle, plus de fleurs, plus de fruits… et plus de vie. La biodiversité n’est pas un inventaire d’espèces menacées, mais une immense usine biologique qui filtre notre eau, stabilise le climat et nourrit nos sols. Les scientifiques appellent cela les « services écosystémiques » : l’ensemble des fonctions que les écosystèmes assurent gratuitement pour maintenir la vie sur Terre. Bienvenue au cœur de la machine qui fait fonctionner la planète.
Les cycles invisibles qui rendent la Terre habitable
Le phytoplancton océanique assure près de la moitié de la photosynthèse planétaire et pompe chaque année des quantités massives de CO₂ atmosphérique. Les forêts, elles, ont longtemps joué leur rôle de puits de carbone. L’excès de CO₂ stimule encore leur croissance, mais le bilan se dégrade : en Australie, les forêts émettent désormais plus de carbone qu’elles n’en absorbent, victimes de la sécheresse et des canicules. En France, les forêts ont capté 38 % de carbone en moins entre 2015 et 2023 qu’entre 2005 et 2013. Le puits se fissure. Et quand les amortisseurs naturels lâchent, c’est le climat qui s’emballe.
Sous nos pieds, l’action est tout aussi frénétique. Les sols contiennent plus de carbone que toute la végétation terrestre et l’atmosphère réunies. Une armée invisible — bactéries, champignons, vers de terre — décompose la matière organique, la transforme en humus et recycle les nutriments indispensables aux plantes. Sans ces recycleurs, la planète croulerait sous un manteau de cadavres végétaux, stérile et improductif.
Les mycorhizes, ces champignons microscopiques qui s’associent aux racines, multiplient par dix à cent la capacité d’absorption des plantes. Quatre-vingt-dix pour cent des végétaux terrestres vivent en symbiose avec eux. Quant aux bactéries fixatrices d’azote, elles transforment le gaz atmosphérique — inutilisable par les plantes — en ammonium assimilable, première étape du cycle de l’azote.
Le thermostat naturel de la planète
Les écosystèmes ne se contentent pas de recycler, ils régulent. La forêt amazonienne, par exemple, agit comme une pompe biotique géante — un mécanisme par lequel la végétation influence le climat. En absorbant l’eau du sol et en la relâchant dans l’air par évapotranspiration, les arbres humidifient l’atmosphère. Chaque jour, près de 20 milliards de tonnes d’eau
s’élèvent ainsi dans le ciel amazonien, soit 3 milliards de plus que le débit du fleuve Amazone. Cette vapeur crée une zone de basse pression qui aspire l’air humide de l’Atlantique vers le continent, générant des pluies qui, à leur tour, entretiennent la forêt. Sans cette pompe végétale, l’intérieur de l’Amérique du Sud serait un désert, car l’air océanique ne pénétrerait pas aussi loin dans les terres. Les forêts tropicales retiennent à elles seules environ 1 °C
de réchauffement mondial, à 75 % grâce au carbone stocké et à 25 % par effet de refroidissement lié à l’évapotranspiration. Les océans, eux, absorbent 90 %
de la chaleur excédentaire liée au changement climatique grâce à la capacité thermique exceptionnelle de l’eau. Si ces régulateurs naturels s’enrayaient, les températures terrestres grimperaient en flèche.
Les mangroves et les forêts côtières sont, elles, les brise-lames du littoral. Elles réduisent jusqu’à 75 %
la force des vagues lors des tempêtes et protègent plus de 15 millionsde personnes des inondations chaque année. Les récifs coralliens, quant à eux, atténuent 97 %de l’énergie des vagues et protègent environ 200 millions d’habitants dans plus de 80 pays, dont l’Indonésie, l’Inde et les Philippines. Les détruire, c’est condamner les côtes à l’érosion — et dépenser des milliards en digues pour tenter de remplacer, mal et cher, ce que la nature faisait gratuitement.
Pollinisation : le service à 153 milliards d’euros… ou plus
Environ 75 %
des cultures mondiales dépendent des pollinisateurs à des degrés divers. Mais, en volume de production, cette dépendance se réduit à 35% : les céréales, base de notre alimentation, sont pollinisées par le vent, non par les insectes. En revanche, certaines plantes seraient tout simplement impossibles
à cultiver sans eux : la noix du Brésil, le kiwi, le cacao, la pastèque, le melon, la courge, le fruit de la passion ou la vanille. Pour d’autres — café, agrumes, amandes, tomates, pommes — leur absence ferait chuter les rendements de 40 % à 90 %, selon les variétés. Un monde sans abeilles est… un monde sans chocolat.
Comment mesurer la valeur économique de ce service ? En multipliant le volume et le prix de chaque culture par son taux de dépendance aux pollinisateurs, une méthode
élaborée en 2009 par Nicola Gallai, professeur en sciences économiques au LEREPS, et ses collègues. Résultat : 153 milliards d’euros en 2005, soit près de 10 % de la valeur totale de la production agricole mondiale destinée à l’alimentation humaine. Les estimations les plus récentes, ajustées de l’inflation et de l’expansion des surfaces cultivées, portent ce chiffre entre 235 et 577 milliardsde dollars par an. Trois filières
concentrent l’essentiel de cette valeur : les légumes (≈ 50 milliards €), les fruits (≈ 50 milliards €) et les oléagineux (≈ 40 milliards €), suivis des stimulants comme le café et le cacao. Des cultures à forte valeur marchande, mais dépendantes du travail gratuit de milliards d’insectes. Purification : les stations d’épuration gratuites
Les zones humides filtrent naturellement l’eau en éliminant l’azote, le phosphore et les métaux lourds. Les forêts riveraines
— ces bandes boisées le long des cours d’eau — éliminent jusqu’à 90 % de l’azote et 74 % du phosphore provenant des ruissellements agricoles. Les tourbières saines
agissent comme d’immenses filtres naturels : elles retiennent les polluants et réduisent les flux de nutriments vers les rivières et les lacs. Quant aux forêts, elles purifient l’air en capturant les particules fines et l’ozone.
Ces écosystèmes accomplissent gratuitement ce que nos technologies ne pourraient reproduire qu’à des coûts considérables. Construire une station d’épuration coûte des millions ; restaurer une zone humide revient bien moins cher — tout en apportant d’autres bénéfices : régulation des crues, habitats pour la faune, qualité des paysages, loisirs. Dans bien des cas, préserver vaut mieux que remplacer.
Résilience et régulation : l’assurance-vie génétique
La diversité génétique est notre police d’assurance face aux crises à venir. Plus un écosystème est riche, plus il résiste aux perturbations : maladies, sécheresses, invasions. Plusieurs espèces assurent souvent la même fonction ; si l’une disparaît, les autres prennent le relais. C’est ce qu’on appelle la redondance fonctionnelle.
Les variétés agricoles traditionnelles en offrent une illustration frappante. Souvent plus rustiques, elles résistent mieux aux maladies et aux conditions locales. Mais elles ont été largement remplacées par des variétés modernes à haut rendement, qui ont permis de nourrir plus de monde sur moins de terres — un progrès majeur pour la sécurité alimentaire. Leur revers, c’est une vulnérabilité accrue : moins de diversité signifie moins de capacité d’adaptation et un risque plus élevé en cas d’épidémie.
Exemple récent : la betterave sucrière française, frappée par la jaunisse virale en 2020, a perdu 30 % de sa récolte. Privés d’insecticide, les producteurs réclament des dérogations, alors que des variétés résistantes
issues de programmes de sélection sont attendues d’ici la fin de la décennie — un processus que les nouvelles techniques génomiques (NGT) pourraient accélérer. La diversité génétique n’est pas un musée à préserver, mais une bibliothèque de solutions dans laquelle la recherche puise pour concevoir les variétés de demain. Là où la chimie ne fait que gagner du temps, la génétique offre une réponse durable.
Les prédateurs naturels participent eux aussi à la régulation : coccinelles contre pucerons, chauves-souris contre insectes nocturnes. L’absence ou le retour d’un grand prédateur peut remodeler tout un écosystème. Ainsi, à Yellowstone, la réintroduction du loup en 1995 a modifié le comportement des cerfs, favorisé la repousse des arbres, le retour des castors et même stabilisé le cours des rivières.
La diversité agit enfin comme barrière sanitaire : c’est l’effet de dilution. Plus il y a d’hôtes différents, moins un pathogène circule efficacement. Les monocultures, au contraire, sont des autoroutes à épidémies. Mais de plus en plus émergent des solutions combinées — agroforesterie, haies, rotations — qui réintroduisent de la diversité sans sacrifier la productivité. Des approches hybrides, à la fois technologiques et écologiques, où la biodiversité redevient une alliée plutôt qu’une contrainte.
A lire : Le coup du lapin (Le lapin : fléau ou héros de la biodiversité ?
À des milliers de kilomètres de chez nous, cet animal a provoqué deux histoires écologiques aux conséquences radicalement opposées.)
Ces services que personne ne remarque
Le vivant inspire aussi nos technologies. Le Velcro imite les crochets de la bardane ; les pattes du gecko, des adhésifs réversibles ultra-puissants. Le bec du martin-pêcheur a inspiré la forme du TGV japonaisShinkansen, réduisant sa consommation d’énergie de 15 %. Les fils d’araignée, d’une résistance inégalée, nourrissent la recherche militaire et biomédicale. Les termitières ont inspiré des systèmes de ventilation naturelle pour les bâtiments.
Le biomimétisme transforme ainsi l’observation du vivant en innovation technologique — preuve que la biodiversité est aussi un immense laboratoire d’idées. Elle constitue en outre un réservoir de molécules précieuses pour le développement de nouveaux médicaments. La nature ne se contente pas de nous nourrir et de nous protéger : elle nous inspire, nous soigne et maintient les équilibres invisibles dont dépend notre civilisation.
Une architecture à préserver
Chaque fonction écosystémique — épuration de l’eau, régulation du climat, fertilisation des sols, pollinisation, protection contre les catastrophes — est un service gratuit rendu chaque jour par le vivant.
La biodiversité n’est pas un luxe ni une curiosité : c’est l’infrastructure invisible sur laquelle repose toute notre civilisation. Et elle n’a rien d’indestructible. Retirer un maillon peut fragiliser toute la chaîne.
Selon l’IPBES, près d’un million d’espèces sont aujourd’hui menacées d’extinction, 75 % des terres émergées sont altérées par l’activité humaine et deux tiers des océans sont dégradés.
Mais fragile ne veut pas dire condamnée.
Chaque fonction peut être restaurée, chaque cycle réparé — à condition de savoir ce qu’on protège et pourquoi.
par Bertrand Omont @BertrandOmont
OGM : 30 ans d’aveuglement européen
L’homme modifie la nature depuis qu’il cultive. Bien avant les laboratoires modernes, il sélectionnait les plantes, croisait les variétés, domestiquait le vivant pour ses besoins. La carotte orange, la banane sans pépins, le maïs résistant aux maladies, ces aliments du quotidien portent l’empreinte de siècles de sélection artificielle. Ces manipulations restaient cependant limitées par les barrières biologiques naturelles. On hybridait des blés entre eux, jamais avec un tournesol ou une bactérie.
Tout a changé dans les années 1980 avec la découverte du code génétique. Les gènes sont devenus des séquences manipulables, comme des phrases dans une langue universelle. La transgénèse permet d’insérer précisément l’un de ceux provenant d’une espèce dans une autre. Par exemple, une bactérie pour protéger une aubergine des insectes, un tournesol pour rendre le blé tolérant à la sécheresse, ou un maïs pour enrichir le riz en vitamine A et combattre la malnutrition infantile. Cette technique accélère une évolution naturelle exigeant des millénaires pour produire un croisement. Elle n’est pas employée sans de multiples précautions et contrôles. Chaque OGM subit en moyenne treize ans d’évaluations rigoureuses avant autorisation, loin des caricatures de « plantes Frankenstein » mises sur le marché sans recul.
Pourtant, l’Europe reste rétive, tout en important paradoxalement des tonnes de produits génétiquement modifiés pour nourrir son bétail, en interdisant à ses agriculteurs d’en cultiver.
Un symptôme des ravages du pouvoir d’une opinion qui aime se faire peur et s’attarde sur des images alarmistes. L’étude de Gilles-Éric Séralini, publiée en 2012 dans Food and Chemical Toxicology, illustre parfaitement ce phénomène, en plus d’avoir fait beaucoup de mal. Montée en épingle par les médias, elle montrait des rats développant des tumeurs après avoir consommé du maïs OGM NK603 et du Roundup. Les photos choc ont fait le tour du monde, alimentant les peurs. Mais la méthodologie était défaillante : échantillon trop petit, souches de rats prédisposées aux cancers, absence de contrôle statistique adéquat. La revue l’a rétractée en 2013. Séralini l’a republiée ailleurs sans corrections majeures, et des centaines d’analyses ultérieures
ont invalidé ses conclusions, menées par deux cent quatre-vingts institutions.
Aucune d’entre elles n’a détecté le moindre risque sanitaire spécifique aux OGM. Pas d’allergies épidémiques, pas de différences chez les consommateurs. Un soja potentiellement allergène identifié dans les années 1990 n’a même pas quitté les laboratoires.
La « contamination » génétique effraie aussi, mais sans fondements solides. En vingt ans, moins de quatre centsincidents mineurs, souvent dus à des erreurs de tri ou de semences, ont été observés. Invalidant un fantasme à la vie dure : avec des centaines de millions d’hectares cultivés, aucune « superplante » invasive n’a émergé. Les gènes introduits se diluent naturellement s’ils ne confèrent pas d’avantage sélectif. Quant à l’idée que manger un OGM altère notre ADN, elle relève du mythe. L’estomac digère les gènes comme n’importe quelle molécule ; il ne les intègre pas. Sinon, nous serions tous des hybrides de poulet et de pain. Quant au mythe des semences stériles qui a alimenté les médias, si elles ont bien existé, elles n’ont jamais dépassé le stade des brevets. Un moratoire international les interdit depuis 2000. Aucune semence OGM commercialisée aujourd’hui n’est stérile.
Les bénéfices, eux, sont concrets. Les OGM ont réduit
l’usage mondial de pesticides de 37 %, préservé les sols, stabilisé les rendements. Entre 1996 et 2018, ils ont généré 186 milliards de dollars de revenus supplémentaires et évité 27 milliards de kilos d’émissions de CO₂. Au Bangladesh, l’aubergine Bt
, introduite en 2014, a divisé par dix les pulvérisations contre le foreur du fruit (une chenille qui creuse de petits tunnels dans les plantes pour s’en nourrir). Les paysans, autrefois empoisonnés par des applications quotidiennes d’intrants à mains nues, récoltent plus sainement. En Inde, leurs bénéfices ont augmenté de 1 200 roupies par hectare et par an. À l’opposé de la fake news
colportée par Vandana Shiva, qui décrivait des cultivateurs poussés au suicide par le prix des semences. En Argentine, le blé HB4, tolérant à la sécheresse grâce à un gène de tournesol, sauve les cultures dans les plaines arides – une innovation portée par l’entreprise française Florimond Desprez, exportée pendant que l’Europe hésite. Aux États-Unis, la pomme de terre Innate
réduit le gaspillage en noircissant moins. En Afrique, le maïs TELA résiste à la légionnaire d’automne, sécurisant l’alimentation de millions de gens. Les exemples de ce type sont légion.
A lire : Quand les OGM sauvent des vies et des cultures (Loin des fantasmes de savants fous ou de multinationales sans foi ni
loi, l’histoire des OGM est d’abord celle de chercheurs publics
déterminés à sauver des cultures condamnées et à protéger des enfants
victimes de tragiques carences.)
Cet ensemble ne relève pas de la promesse, mais bien des faits. Entre 1996 et 2018, les cultures biotechnologiques ont généré 186 milliards de dollars
de revenus supplémentaires et évité 27 milliards de kilos de CO₂.
Pendant ce temps, l’Europe, elle, cultive la prudence avec excès. Nous consommons déjà des variétés issues de mutagenèse chimique ou par irradiation, créées dans les années 1950 avec des milliers de mutations aléatoires non caractérisées, y compris en bio. Pourtant, la Cour de justice européenne freine désormais le progrès. En 2018, elle a classé les éditions génétiques comme CRISPR au même rang que les OGM transgéniques. Or cette révolution, inventée en Europe par la Française Emmanuelle Charpentier et l’Américaine Jennifer Doudna, permet, grâce à des « ciseaux moléculaires » ultra-précis, de corriger une lettre fautive dans l’ADN d’une plante, justement sans y ajouter de gène étranger. La technique profite aujourd’hui à l’Australie, au Brésil, au Japon ou au Royaume-Uni, mais pas à l’Europe, même si des discussions sont en cours.
La Commission a pourtant investi 200 millions d’euros entre 2001 et 2010 pour évaluer ces technologies ; cinq cents groupes d’experts ont conclu unanimement à l’absence de risques supérieurs aux méthodes conventionnelles. Mais les politiques ont ignoré ces rapports, ce qui n’est pas sans conséquences sur notre souveraineté alimentaire. Nos laboratoires innovent, mais nos règles repoussent les chercheurs. Paradoxe : le Pacte vert de l’UE vise à réduire l’usage des pesticides de moitié d’ici 2030, mais refuse les outils pour y parvenir. Nous importons du soja OGM brésilien pour nos élevages tout en interdisant sa culture locale. Ce n’est plus de la précaution, c’est de l’hypocrisie.
Les OGM sont le domaine agricole le plus scruté au monde. Ils diminuent les intrants chimiques, aident les paysans vulnérables, atténuent le changement climatique. Ignorer ces réalités au profit de la peur mène à la pénurie. Il est temps de choisir la raison : cultiver chez nous ce que nous importons, ou continuer à jouer les vertueux en délocalisant nos problèmes.
Par Mélanie Marino @saveurdantan
, Bertrand Omont @BertrandOmont
& Benjamin Sire @BenjaminSire