On vient de voir les
raisons pour lesquelles il est impératif de laisser les hommes libres de
former leurs opinions et de les exprimer sans réserve
; on a vu également que si cette liberté n'est pas accordée, ou du
moins revendiquée, en dépit de l'interdiction, les conséquences en sont
funestes pour l'intelligence et la nature morale de
l'homme.
Examinons à présent
si ce ne sont pas les mêmes raisons qui exigent que les hommes soient
libres d'agir selon leurs opinions - c'est-à-dire libres
de les appliquer à leur vie sans que leurs semblables les en
empêchent physiquement ou moralement, tant que leur liberté ne s'exerce
qu'à leurs seuls risques et périls. Cette dernière condition
est naturellement indispensable. Personne ne soutient que les
actions doivent être aussi libres que les opinions. Au contraire, même
les opinons perdent leur immunité lorsqu'on les exprime dans
des circonstances telles que leur expression devient une instigation
manifeste à quelque méfait. L'idée que ce sont les marchands de blé qui
affament les pauvres ou que la propriété privée est un
vol ne devrait pas être inquiétée tant qu'elle ne fait que circuler
dans la presse ; mais elle peut encourir une juste punition si on
l'exprime oralement, au milieu d'un rassemblement de furieux
attroupés devant la porte d'un marchand de blé, ou si on la répand
dans ce même rassemblement sous forme de placard. Les actes de toute
nature qui sans cause justifiable nuisent à autrui peuvent
être contrôlés - et dans les cas les plus graves, ils le doivent -
par la réprobation et, si nécessaire, par une intervention active des
gens. La liberté de l'individu doit être contenue dans
cette limite: il ne doit pas nuire à autrui.
Et dès lors qu'il
s'abstient d'importuner les autres et qu'il se contente d'agir suivant
son inclination et son jugement dans ce qui ne concerne que
lui, les mêmes raisons qui montrent que l'opinion doit être libre
prouvent également qu'on devrait pouvoir, sans vexations, mettre son
opinion en pratique à ses propres dépens. Que les hommes ne
soient pas infaillibles, que ses vérités ne soient, pour la plupart,
que des demi-vérités, que l'unité d'opinions ne soit pas souhaitable si
elle ne résulte pas de la comparaison la plus libre et
la plus totale des opinions contraires, et enfin que la diversité
d'opinions ne soit pas un mal mais un bien tant que l'humanité n'est pas
mieux à même de reconnaître toutes les facettes de la
vérité : voilà des principes applicables tant à la manière d'agir
des hommes qu'à leurs opinions. De même qu'il est utile, tant que
l'humanité est imparfaite, qu'il y ait des opinions
différentes, il est bon qu'il y ait différentes façons de vivre et
que toute latitude soit donnée aux divers caractères, tant qu'ils ne
nuisent pas aux autres, et qu'il est donné à chacun
d'éprouver la valeur des différents genres de vie. Bref, il est
souhaitable que l'individualité puisse s'affirmer dans tout ce qui ne
touche pas directement les autres. Si ce n'est pas le
caractère propre de la personne, mais les traditions et les mœurs
des autres qui dictent les règles de conduite, c'est qu'il manque l'un
des principaux ingrédients du bonheur humain, et en tout
cas l'ingrédient le plus essentiel du progrès individuel ou social.
Lorsqu'on soutient ce
principe, La plus grande difficulté ne réside pas tant dans
l'appréciation des moyens qui conduisent à un but reconnu que dans
l'indifférence générale des gens envers le but lui-même. Si l'on
considérait le libre développement de l'individualité comme l'un des
principes essentiels du bien-être, si on le voyait non pas
comme accessoire coordonné à tout ce qu'on désigne par civilisation,
instruction, éducation, culture, mais comme un élément et une condition
nécessaires de toutes ces choses, il n'y aurait pas de
danger que la liberté fût sous-estimée, et il n'y aurait pas de
difficulté extraordinaire à tracer la frontière entre elle et le
contrôle social. Mais malheureusement, les modes de pensée
habituels ne reconnaissent que rarement une valeur intrinsèque ou un
mérite spécifique à la spontanéité individuelle. La majorité,
satisfaite des coutumes habituelles de l'humanité (parce que
c'est elle qui les a faites ce qu'elles sont), ne voit pas pourquoi
ces coutumes ne satisferaient pas tout le monde. Plus encore, la
spontanéité n'entre pas dans l'idéal de la plupart des
réformateurs moraux et sociaux: on la considère avec jalousie, comme
un obstacle gênant, voire rebelle à l'acceptation générale de ce qu'ils
jugent être le mieux pour l'humanité. Rares sont ceux
qui, en dehors de l'Allemagne, comprennent cette doctrine à
l'origine du traité de l'éminent savant et politicien Wilhelm von
Humboldt:
« La fin de l'homme, non pas telle que la suggèrent de
vagues et fugitifs désirs, mais telle que la prescrivent les décrets
éternels ou immuables de la raison, est le développement le plus large
et le plus harmonieux de toutes ses facultés en un tout
complet et cohérent »
; de sorte que l'objet « vers lequel doit
tendre constamment tout être humain, et en particulier ceux qui ont
l'ambition d'influencer leurs semblables, est l'individualité
de la puissance et du développement. » Il y a pour cela deux
conditions à remplir: « la liberté et la variété des situations », de
l'union desquelles naissent « la vigueur individuelle et la
diversité », lesquelles fusionnent enfin dans « l'originalité » .
Cependant, si neuve
et si surprenante que puisse paraître une doctrine telle que celle de
Humboldt qui attache tant de prix à l'individualité, il
faut néanmoins pouvoir l'évaluer.
Personne n'estime que
la perfection en matière de conduite humaine consiste à se copier tout
simplement les uns les autres. Personne n'estime non
plus que le jugement ou le caractère particulier d'un homme ne doit
compter pour rien dans sa manière de vivre et de soigner ses intérêts.
D'un autre côté, il serait absurde de prétendre que les
hommes doivent vivre comme si on ne connaissait rien dans le monde
avant leur naissance, comme si jamais encore l'expérience n'avait montré
que certaines façons de vivre étaient préférables à
d'autres. Nul ne conteste qu'on doive élever et instruire la
jeunesse de façon à lui faire profiter des acquis de l'expérience
humaine. Mais c'est là le privilège et la condition propre d'un être
humain dans la maturité de ses facultés que de se servir de
l'expérience et de l'interpréter à sa façon. C'est à lui de découvrir ce
qui, dans l'expérience transmise, est applicable à sa
situation et à son caractère. Les traditions et les coutumes des
autres sont, jusqu'à un certain point, des témoignages de ce que leur
expérience leur a appris, et elles justifient une
présomption qui, comme telle, est digne de respect. Mais il se peut
en premier lieu que l'expérience des autres soit trop étroite, ou qu'il
l'ait mal interprétée; il se peut deuxièmement que leur
interprétation soit juste sans toutefois convenir à un individu
particulier. Les coutumes sont faites pour les vies et les caractères
ordinaires ; mais un individu peut avoir une vie et un
caractère extraordinaires. Troisièmement, même si les coutumes sont à
la fois bonnes en soi et adaptées à l'individu, il se peut que se
conformer à la coutume uniquement en tant que telle
n'entretienne ni ne développe en lui aucune des qualités qui sont
l'attribut distinctif d'un être humain. Les facultés humaines de la
perception, du jugement, du discernement, de l'activité
intellectuelle, et même la préférence morale, ne s'exercent qu'en
faisant un choix. Celui qui n'agit jamais que suivant la coutume ne fait
pas de choix. Il n'apprend nullement à discerner ou à
désirer ce qui vaut mieux. La force intellectuelle et la force
morale, tout comme la force physique, ne s'améliorent qu'avec
l'exercice. On n'exerce pas ses facultés en faisant ou en croyant une
chose simplement parce que d'autres la font ou qu'ils y croient. Si
une personne adopte une opinion sans que les principes de celle-ci lui
paraissent concluants, sa raison n'en sortira pas
renforcée, mais probablement affaiblie ; et si elle fait une action
(qui n'affecte ni les affections ni les droits d'autrui) dont les motifs
ne sont pas conformes à ses opinions et à son
caractère, ceux-ci tomberont dans l'inertie et la torpeur au lieu
d'être stimulés.
Celui qui laisse le
monde, ou du moins son entourage, tracer pour lui le plan de sa vie, n'a
besoin que de la faculté d'imitation des singes. Celui
qui choisit lui-même sa façon de vivre utilise toutes ses facultés :
l'observation pour voir, le raisonnement et le jugement pour prévoir,
l'activité pour recueillir les matériaux en vue d'une
décision, le discernement pour décider et, quand il a décidé, la
fermeté et la maîtrise de soi pour s'en tenir à sa décision délibérée.
Il lui faut avoir et exercer ces qualités dans l'exacte
mesure où il détermine sa conduite par son jugement et ses
sentiments personnels. Il est possible qu'il soit sur une bonne voie et
préservé de toute influence nuisible sans aucune de ces choses.
Mais quelle sera sa valeur relative en tant qu'être humain ? Ce qui
importe réellement, ce n'est pas seulement ce que font les hommes, mais
le genre d'homme qu'ils sont en le faisant. Parmi les
œuvres de l'homme que la vie s'ingénie à perfectionner et à
embellir, la plus importante est sûrement l'homme lui-même. A supposer
que ce soit des machines - des automates d'apparence humaine -
qui construisent les maisons, cultivent le blé, se battent à la
guerre, jugent les causes, élèvent des églises et disent les prières, ce
serait encore une perte considérable d'échanger ces
automates contre les hommes et les femmes qui peuplent aujourd'hui
les parties les plus civilisées du monde, car ils ne sont que de tristes
échantillons de ce que la nature peut et veut produire.
La nature humaine n'est pas une machine qui se construit d'après un
modèle et qui se programme pour faire exactement le travail qu'on lui
prescrit, c'est un arbre qui doit croître et se
développer de tous côtés, selon la tendance des forces intérieures
qui en font un être vivant.
On concèdera
probablement qu'il est préférable que les hommes cultivent leur
intelligence et qu'il vaut mieux suivre intelligemment la coutume -
quitte à dévier à l'occasion - que de s'y conformer aveuglément et
mécaniquement. Jusqu'à un certain point, il est admis que notre
intelligence doit nous appartenir; mais on n'admet pas aussi
volontiers qu'il doit en être de même pour nos désirs et nos
impulsions, et qu'en posséder de forts puisse être autre chose qu'un
péril et un piège. Et pourtant, désirs et impulsions font partie
de la perfection de l'être humain, au même titre que les croyances
et les contraintes ; et de fortes impulsions ne sont dangereuses que
lorsqu'elles sont mal équilibrées: lorsqu'un ensemble de
buts et d'inclinations s'est fortement développé au détriment
d'autres avec qui il aurait dû coexister. Ce n'est pas parce que les
désirs des hommes sont forts qu'ils agissent mal, mais parce que
leurs consciences sont faibles. Il n'y a pas de lien naturel entre
des impulsions fortes et une conscience faible : le lien naturel
s'établit en sens inverse. Dire que les désirs et les
sentiments d'une personne sont plus forts et plus variés que ceux
d'une autre, c'est dire simplement qu'il y a en elle davantage de
matière brute de la nature humaine; ce qui signifie que si elle
est capable de plus de mal, elle est aussi capable de plus de bien.
De fortes impulsions, c'est simplement une autre façon de nommer
l'énergie. L'énergie a beau pouvoir être employée à de
mauvaises fins, on tirera toujours davantage d'une nature énergique
que d'une nature indolente et apathique. Ceux qui ont le plus de
sensibilité naturelle sont aussi ceux qui peuvent développer
les sentiments les plus cultivés. Cette ardente sensibilité qui rend
les impulsions personnelles vives et puissantes peut aussi bien
engendrer l'amour le plus passionné de la vertu que la
maîtrise de soi la plus sévère. C'est en cultivant ces deux
tendances que la société fait son devoir et protège ses intérêts, et non
en rejetant l'étoffe qui fait les héros, parce qu'elle n'en
fabrique justement pas. On dit d'une personne qu'elle a du caractère
lorsqu'elle a des désirs et des impulsions personnels qui sont
l'expression de sa propre nature telle que l'a développée et
modifiée sa propre culture.
Celui qui n'a ni
désirs ni impulsions personnels n'a pas davantage de caractère qu'une
machine à vapeur. Si un individu a des impulsions non
seulement personnelles, mais fortes et dominées par une volonté
puissante, il a ce qu'on appelle un caractère énergique. Penser qu'il ne
faut pas encourager le développement de l'individualité en
matière de désirs et d'impulsions, c'est soutenir que la société n'a
nul besoin de natures fortes - qu'elle ne s'en trouve pas mieux pour
contenir un grand nombre de personnes de caractère - et
qu'il n'est pas souhaitable de voir la moyenne des hommes posséder
trop d'énergie.
Dans les sociétés
naissantes, ces énergies étaient peut-être trop développées, et la
société n'avait pas le pouvoir de les discipliner et de les
contrôler. C'était un temps où l'élément de spontanéité et
d'individualité dominait à l'excès, et où le principe social avait à lui
livrer de rudes combats. La difficulté était alors d'amener les
hommes puissants de corps ou d'esprit à obéir à des règles qui
prétendaient contrôler leurs impulsions. Pour vaincre cette difficulté,
la loi et la discipline, à l'instar des papes dans leur
lutte contre les empereurs, proclamèrent leur pouvoir sur l'homme
tout entier, revendiquant le droit de contrôler sa vie tout entière afin
de pouvoir contrôler aussi son caractère, que la société
n'était pas parvenue à contenir jusque-là. Mais, aujourd'hui, alors
que la société a largement raison de l'individu, le danger qui guette la
nature humaine n'est plus l'excès, mais la déficience
des impulsions et des inclinations. Les choses ont bien changé
depuis que les passions des puissants, forts de leur position ou de
leurs talents personnels, étaient en rébellion constante contre
les lois et les règlements et devaient être étroitement bridées pour
que leur voisinage pût jouir de quelque sécurité. A notre époque, de la
classe la plus haute à la plus basse, tout le monde
vit sous le regard d'une censure hostile et redoutée. Non seulement
en ce qui concerne les autres, mais en ce que ne concerne qu'eux-mêmes,
jamais les individus et les familles ne se demandent :
« Qu'est-ce que je préfère ? Qu'est-ce qui conviendrait à mon
caractère et à mes dispositions ? Qu'est-ce qui permettrait à ce qu'il y
a de plus élevé et de meilleur en moi d'avoir libre jeu, de
se développer et de prospérer ? » Mais au contraire, ils se
demandent: « Qu'est-ce qui convient à ma situation ? » ou « Que font
ordinairement les personnes de ma position et de ma fortune ?
» ou pire encore « Que font ordinairement les personnes d'une
position et d'une fortune supérieures à la mienne ? » Je ne veux pas
dire qu'ils préfèrent l'usage à leurs inclinations, car jamais
il ne leur vient à l'idée qu'ils puissent avoir d'aspirations autres
que la coutume. Ainsi l'esprit lui-même plie sous le joug, et même dans
ce que les gens font pour leur plaisir, leur première
pensée va à la conformité: ils aiment en masse; ils ne portent leur
choix que sur les choses qu'on fait en général ; ils évitent comme un
crime toute singularité de goût, toute excentricité de
conduite, si bien qu'à force de ne pas suivre leur naturel, ils
n'ont plus de naturel à suivre. Leurs capacités humaines sont atrophiées
et inertes ; ils deviennent incapables du moindre désir
vif, du moindre plaisir spontané; ils n'ont généralement ni opinions
ni sentiments de leur cru, ou vraiment leurs. Maintenant, est-ce là la
condition idéale de la. nature
humaine ?
Oui, si l'on en croit
la théorie calviniste. Selon elle, le plus grand péché de l'homme,
c'est d'avoir une volonté propre. Tout le bien dont
l'humanité est capable tient dans l'obéissance.
Vous n'avez pas le
choix; vous devez agir ainsi et non autrement: « Tout ce qui n'est pas
un devoir est péché. » La nature humaine étant
complètement corrompue, il n'y a de rachat pour quiconque n'a pas
tué en lui la nature humaine. Pour celui qui accepte semblable théorie,
ce n'est pas un mal que de réprimer toutes les facultés,
toutes les capacités et tous les sentiments humains: l'homme n'a
besoin d'aucune aptitude si ce n'est celle de s'abandonner à la volonté
de Dieu; et s'il se sert de ses facultés dans un but autre
que d'accomplir cette volonté plus efficacement, il vaudrait mieux
pour lui qu'il ne les possède pas. Voilà la théorie du calvinisme, et
nombre de ceux qui ne se considèrent pas calvinistes la
professent sous une autre forme plus modérée; l'adoucissement
consiste à donner une interprétation moins ascétique de la volonté
supposée de Dieu, en affirmant qu'il veut que les hommes
satisfassent certaines de leurs inclinations, non pas à leur
manière, mais par l'obéissance, c'est-à-dire d'une certaine manière
prescrite par l'autorité, et qui doit être la même pour
tous.
Sous l'une ou l'autre
de ces formes, on tend maintenant fortement vers cette théorie étroite
de la vie, et vers ce type de caractère humain étriqué
et borné qu'elle favorise. Sans aucun doute, nombreux sont ceux qui
croient sincèrement que les hommes ainsi torturés et rabougris sont tels
que les a voulus leur créateur, tout comme beaucoup
croient que les arbres sont bien plus beaux taillés en boule ou en
formes d'animaux que laissés dans leur état naturel. Mais si cela fait
partie de la religion de croire que l'homme a été créé
par un Être bon, il est alors plus logique de croire que cet Être a
donné à l'homme ses facultés pour qu'il les cultive et les développe, et
non pour qu'elles soient extirpées et réduites à
néant, et qu'Il se réjouit chaque fois que ses créatures font un pas
vers l'idéal qu'elles portent en elles, qu'elles accroissent une de
leurs facultés, de compréhension, d'action ou de
jouissance. Il existe un modèle d'excellence humaine bien différent
du calvinisme, à savoir que l'humanité n'a pas reçu sa nature seulement
pour en faire l'abnégation. « L'affirmation païenne de
soi » est un des éléments de la valeur humaine, au même titre que «
l'abnégation chrétienne de soi » . Il y a un idéal grec de développement
personnel, auquel se mêle, sans s'y substituer,
l'idéal platonicien et chrétien de maîtrise de soi. Peut-être
vaut-il mieux être un John Knox qu'un Alcibiade, mais mieux vaut encore
être un Périclès ; et s'il existait un Périclès aujourd'hui,
aucune des bonnes qualités de John Knox ne lui ferait sans doute
défaut.
Ce n'est pas en
noyant dans l'uniformité tout ce qu'il y a d'individuel chez les hommes,
mais en le cultivant et en le développant dans les limites
imposées par les droits et les intérêts d'autrui, qu'ils deviennent
un noble et bel objet de contemplation; et de même que l’œuvre prend le
caractère de son auteur, de même la vie humaine devient
riche, diversifiée, animée, apte à nourrir plus abondamment les
nobles pensées et les sentiments élevés ; elle renforce le lien entre
les individus et l'espèce, en accroissant infiniment la
valeur de leur appartenance a celle-ci. À mesure que se développe
son individualité, chacun acquiert plus de valeur à ses propres yeux et
devient par conséquent mieux à même d'en acquérir
davantage aux yeux des autres. On atteint alors à une plus grande
plénitude dans son existence, et lorsqu'il y a davantage de vie dans les
unités, il y en a également davantage dans la masse
qu'elles composent. On ne peut pas se dispenser de comprimer les
spécimens les plus vigoureux de la nature humaine autant que nécessaire
pour les empêcher d'empiéter sur les droits des autres ;
mais a cela, on trouve ample compensation, même du point de vue du
développement humain. Les moyens de développement que l'individu perd
par l'interdiction de satisfaire des penchants nuisibles
aux autres s'obtiennent surtout aux dépens du développement
d'autrui. Et lui-même y trouve une compensation, car la contrainte
imposée à son égoïsme autorise du même coup le meilleur
développement possible de l'aspect social de sa nature. Être
astreint pour le bien des autres aux strictes règles de la justice
développe les sentiments et les facultés qui ont pour objet le bien
des autres. Mais d'être ainsi contraint par le seul déplaisir des
autres à ne pas commettre d'actions susceptibles de leur nuire ne
développe par ailleurs rien de bon, sinon une force de
caractère qui se manifestera peut-être par une résistance à la
contrainte. Si l'on se soumet, c'est une contrainte qui émousse et
ternit le caractère. Pour donner une chance équitable à la nature
de chacun, il faut que différentes personnes puissent mener
différents genres de vie. Les époques où une telle latitude a été
laissée sont celles qui se signalent le plus à l'attention de la
postérité. Le despotisme lui-même ne produit pas ses pires effets
tant qu'il laisse subsister l'individualité ; et tout ce qui opprime
l'individualité est un despotisme, quel que soit le nom
qu'on lui donne, qu'il prétende imposer la volonté de Dieu ou les
injonctions des hommes.
Après avoir identifié
individualité et développement et démontré que seul l'entretien de
l'individualité produit et peut produire des êtres humains
bien développés, je pourrais clore ici mon argumentation; en effet,
que dire de plus ou de mieux en faveur d'un certain état des affaires
humaines, si ce n'est qu'il rapproche de la perfection à
laquelle les hommes peuvent aspirer. Ou alors, que dire de pire d'un
obstacle au bien, si ce n'est qu'il empêche ce progrès ? Il se peut
cependant que ces considérations ne suffisent point à
convaincre ceux qui ont le plus besoin d'être convaincus; aussi
est-il nécessaire de montrer en outre que ces êtres humains développés
peuvent être de quelque utilité aux non-développés. Il faut
montrer à ceux qui ne souhaitent pas la liberté et qui n'en auraient
pas l'usage qu'ils peuvent être récompensés de permettre aux autres
d'en user sans entrave.
Tout d'abord,
j'aimerais suggérer qu'il est possible pour eux d'apprendre quelque
chose des hommes qui goûtent cette liberté. Personne ne niera que
l'originalité ne soit un élément précieux dans les affaires
humaines. On a toujours besoin de gens non seulement pour découvrir des
vérités nouvelles et signaler le moment où ce qui fut autrefois
une vérité cesse de l'être, mais encore pour initier des pratiques
nouvelles et donner l'exemple d'une conduite plus éclairée, montrant
davantage de goût et de bon sens dans les affaires
humaines. Ceci ne saurait être contredit par quiconque ne croit pas
que le monde ait déjà atteint la perfection dans toutes ses coutumes et
pratiques. Il est vrai que n'importe qui peut rendre ce
service, mais rares sont ceux dans l'espèce humaine dont les
expériences seraient un progrès sur l'usage établi si les autres les
adoptaient. Mais ces rares personnes sont le sel de la terre ;
sans elles, la vie humaine deviendrait une mare stagnante. Car non
seulement ce sont elles qui introduisent les bonnes choses inconnues
jusque-là, mais ce sont elles encore qui gardent en vie
celles qui existent déjà. S'il n'y avait plus rien de nouveau à
faire, l'intelligence humaine cesserait-elle pour autant d'être
nécessaire ?
Serait-ce une raison
pour ceux qui pratiquent des coutumes anciennes d'oublier pourquoi ils
les pratiquent ou de les pratiquer comme du bétail, et
non comme des êtres humains ? Il y a dans les croyances et les
pratiques les meilleures une trop grande tendance à dégénérer en action
mécanique ; et, sans cette succession de personnes dont
l'originalité perpétuellement renouvelée entretient la vie de ces
croyances et de ces pratiques, une telle matière morte ne résisterait
guère au choc causé par une matière réellement vivante;
aussi n'y aurait-il alors aucune raison pour que la civilisation ne
périsse pas, comme ce fut le cas de l'Empire byzantin. À la vérité, les
hommes de génie sont et demeureront probablement
toujours une faible minorité; mais pour qu'il y en ait, encore
faut-il entretenir le terreau dans lequel ils croissent. Le génie ne
peut respirer librement que dans une atmosphère de liberté. Les
hommes de génie sont, ex vi termini, plus « individuels » que les
autres, et donc moins capables de se couler, sans que cette compression
ne leur soit dommageable, dans les quelques moules que la
société fournit à ses membres pour leur éviter la peine de se former
un caractère. Si, par timidité, les hommes de génie se résignent à
entrer dans un de ces moules, et à laisser s'atrophier
cette partie d'eux-mêmes qui ne peut s'épanouir sous une telle
pression, la société ne profitera guère de leur génie. Si en revanche,
ils sont doués d'une grand force de caractère et brisent
leurs chaînes, ils deviennent une cible pour la société qui, parce
qu'elle n'a pas réussi à les réduire au lieu commun, se met alors à les
montrer du doigt et à les traiter de « sauvages », de «
fous » ou autres qualificatifs de ce genre - un peu comme si on se
plaignait que le Niagara n'ait pas le flot paisible d'un canal
hollandais.
Si j'insiste avec
autant de force sur l'importance du génie et sur la nécessité de le
laisser se développer librement, tant en pensée que dans la
vie, c'est que, bien que je sache que nul ne refuse cette position
en théorie, je sais aussi que le monde y est en réalité totalement
indifférent. Les gens pensent que le génie est une belle
chose si elle permet à un homme d'écrire un poème émouvant ou de
peindre un tableau. Mais bien que le génie, dans son sens vrai
d'originalité de pensée et d'action, soit pour les hommes un objet
d'admiration, ils n'en pensent pas moins dans leur for intérieur
qu'on peut très bien s'en passer.
Malheureusement,
cette attitude est trop naturelle pour qu'on puisse s'en étonner. S'il y
a une chose dont les esprits peu originaux ne ressentent
aucun besoin, c'est bien de l'originalité. Ils sont incapables de
voir à quoi elle pourrait leur servir; et d'ailleurs, comment le
pourraient-ils ? S'ils le pouvaient, ils ne manqueraient pas
d'originalité. Le premier service que l'originalité doive leur
rendre, c'est de leur ouvrir les yeux; après quoi, seulement, ils
auraient quelque chance de devenir eux-mêmes originaux. Mais en
attendant, qu'ils se souviennent que rien n'a jamais été fait sans
que quelqu'un le fasse en premier, et que toutes les bonnes choses qui
existent sont le fruit de l'originalité ; et qu'ils
soient alors assez modestes pour croire que l'originalité a encore
bien des choses à accomplir et pour se persuader que moins ils en
ressentent le besoin, plus elle leur est
nécessaire.
En vérité, quels que
soient les hommages qu'on veuille bien rendre à la supériorité d'esprit,
réelle ou supposée, la tendance générale dans le monde
est d'accorder la place dominante à la médiocrité. Dans l'histoire
ancienne, au moyen âge - et à un degré moindre durant la longue
transition entre la féodalité et l'époque actuelle -, l'individu
représentait une puissance en soi ; et s'il avait de grands talents
ou une position sociale élevée, cette puissance était considérable. À
présent, les individus sont perdus dans la foule. En
politique, c'est presque un lieu commun de dire que c'est l'opinion
qui, aujourd'hui, dirige le monde. Le seul pouvoir digne de ce nom est
celui des masses et celui des gouvernements en tant
qu'ils se font les organes des tendances et des instincts des
masses. Et cela vaut aussi bien pour les relations morales et sociales
de la vie privée que pour les affaires publiques. Ceux dont
les opinions passent pour l'opinion publique diffèrent selon les
pays : en Amérique, c'est toute la population blanche; en Angleterre,
c'est principalement la classe moyenne. Mais toujours ils
forment une masse : une médiocrité collective. Et, nouveauté plus
grande encore, les gens de la masse n'empruntent plus leurs opinions aux
dignitaires de l'Église ou de l'État, mais à quelques
chefs notoires et à des livres. Leurs avis sont formés par des
hommes très semblables à eux qui, par l'intermédiaire des journaux,
s'adressent à eux ou parlent en leur nom dans l'inspiration du
moment. Je ne me plains pas de cet état de choses. Je n'affirme pas
que rien de mieux soit compatible en règle générale avec la médiocrité
actuelle de l'esprit humain. Mais cela n'empêche pas le
gouvernement de la médiocrité d'être un gouvernement médiocre.
Jamais gouvernement d'une démocratie ou d'une aristocratie nombreuse ne
s'est élevé et n'aurait pu s'élever au-dessus de la
médiocrité, que ce soit dans ses actes politiques, les opinions, les
talents, la mentalité qu'il produit, si la multitude souveraine ne
s'était pas laissée guidée (comme elle l'a toujours fait à
ses meilleurs moments) par les conseils et l'influence d'un homme ou
d'une minorité plus doué et plus instruit. L'initiation aux choses
sages et nobles vient et doit venir des individus, et
d'abord généralement d'un individu isolé. L'honneur et la gloire de
l'homme du commun est de pouvoir suivre cette initiative, d'avoir le
sens de ce qui est sage et noble et de s'y laisser
conduire les yeux ouverts. Je n'encourage pas ici cette sorte de «
culte du héros » qui applaudit l'homme fort et génial quand il s'empare
du gouvernement du monde et le réduit à ses ordres
contre son gré. Tout ce à quoi un tel homme peut prétendre, c'est la
liberté de montrer la voie. Le pouvoir de forcer les autres à
l'emprunter est non seulement contraire à la liberté et aux
développement du reste de la population, mais corrupteur pour
l'homme de génie lui-même. il semble bien cependant que partout où les
masses composées d'hommes ordinaires deviennent le pouvoir
dominant, le contre-poids et le correctif de cette tendance se
traduise par l'individualité toujours plus marquée des penseurs les plus
éminents. C'est surtout dans de telles circonstances qu'au
lieu de réprimer les individus exceptionnels, il faudrait les
encourager à agir différemment de la masse. Autrefois, il n'y avait
aucun avantage à ce qu'ils agissent différemment, si ce n'était
pas pour agir mieux. Aujourd'hui, le simple exemple de la
non-conformité, le simple refus de plier le genou devant la coutume est
en soi un véritable service. Justement parce que la tyrannie de
l'opinion est telle qu'elle fait de l'excentricité une honte, il est
souhaitable, pour ouvrir une brèche dans cette tyrannie, que les gens
soient excentriques. L'excentricité et la force de
caractère vont toujours de paire, et le niveau d'excentricité d'une
société se mesure généralement à son niveau de génie, de vigueur
intellectuelle et de courage moral. Que si peu de gens osent
maintenant être excentriques, voilà qui révèle le principal danger
de notre époque.
J'ai dit qu'il était
important de laisser le plus de champ possible aux choses contraires à
l'usage, afin qu'on puisse voir en temps voulu
lesquelles méritent de passer dans l'usage. Mais l'indépendance
d'action et le dédain de l'usage ne méritent pas seulement d'être
encouragés pour la chance qu'ils donnent de découvrir de
meilleures façons d'agir et des coutumes plus dignes d'être adoptées
par tous. Il n'y a pas que les gens dotés d'un esprit supérieur qui
puissent prétendre à mener la vie qui leur plaît. Il n'y a
pas de raison pour que toute existence humaine doive se construire
sur un modèle unique ou sur un petit nombre de modèles.
Il suffit d'avoir une
dose suffisante de sens commun et d'expérience pour tracer le plan de
vie le meilleur, non pas parce qu'il est le meilleur en
soi, mais parce qu'il est personnel. Les êtres humains ne sont pas
des moutons; et même les moutons ne se ressemblent pas au point qu'on ne
puisse pas les distinguer. Un homme ne trouve un habit
ou une paire de souliers qui lui vont que s'ils sont faits sur
mesure ou s'il dispose d'un magasin entier pour faire son choix.
Trouve-t-on plus facilement chaussure à son pied que vie à sa
convenance ? Ou se peut-il qu'il y ait moins de diversité dans la
conformation physique et intellectuelle des hommes que dans la forme de
leurs pieds ? Ne serait-ce que parce que les hommes n'ont
pas tous les mêmes goûts, il ne faut pas tenter de les fabriquer
tous sur le même modèle. Il y a autant d'hommes que d'itinéraires
intellectuels : de même que les plantes ne peuvent pas toutes
vivre sous le même climat, les hommes ne peuvent pas tous prospérer
dans la même atmosphère morale. Les mêmes choses qui aident une personne
à cultiver sa nature supérieure peuvent être des
obstacles pour une autre. Le même mode de vie est pour l'une une
stimulation salutaire qui entretient au mieux ses facultés d'action et
de jouissance, tandis que pour l'autre il est un fardeau
gênant qui suspend ou détruit la vie intérieure. Il y a de telles
différences entre les hommes, dans leurs sources de plaisir, dans leurs
façons de souffrir et de ressentir l'effet des diverses
influences physiques et morales que, sans différence correspondante
dans leurs modes de vie, jamais ils ne pourront prétendre à leur part de
bonheur ni s'élever à la stature intellectuelle dont
leur nature est capable. Pourquoi donc la tolérance devrait-elle
seulement se limiter, dans le sentiment du publie, aux goûts et aux
modes de vie qui arrachent l'assentiment par le nombre de
leurs adhérents ? il n'y a personne (si ce n'est dans les
institutions monastiques) pour nier complètement la diversité des goûts.
Une personne peut, sans encourir de blâme, aimer ou ne pas aimer
le canotage, le cigare, la musique, la gymnastique, les échecs, les
cartes ou l'étude, et cela parce que les partisans et les ennemis de
toutes ces choses sont trop nombreux pour être réduits au
silence. Mais les hommes - et plus encore les femmes - qui peuvent
être accusés soit de faire « ce que personne ne fait », soit de ne pas
faire « ce que tout le monde fait », peuvent se voir
autant dénigrés que s'ils avaient commis quelque grave délit moral.
Il faut que les gens aient un titre ou quelqu'autre insigne qui les
élève dans l'opinion de leurs concitoyens au niveau de gens
de qualité, pour qu'ils puissent se permettre tant soi peu le luxe
de faire ce qui leur plaît, sans nuire à leur réputation. Se le
permettre tant soi peu, je le répète, car quiconque se permet
trop ce luxe risque bien pire que l'injure, à savoir d'être traduit
devant une commission de lunatico et de se voir enlever ses biens au
profit de sa famille .
Il y a une
caractéristique dans l'orientation actuelle de l'opinion publique qui
est singulièrement de nature à la rendre intolérante envers toute
démonstration marquée d'individualisme. En moyenne, les hommes ne
sont pas seulement modérés dans leur intelligence, mais encore modérés
dans leurs inclinations. Ils n'ont pas de goûts ou de
désirs assez vifs qui les incitent à faire quoi que ce soit
d'extraordinaire, si bien qu'ils ne comprennent pas ceux qui en ont et
qu'ils les classent parmi les fous et les agités qu'ils ont
coutume de mépriser. Maintenant, pour savoir à quoi nous attendre,
supposons que, outre ce fait général, s'amorce un fort mouvement en
faveur du progrès moral. De nos jours, un tel mouvement
s'est amorcé : on a beaucoup fait pour promouvoir la régularité de
la conduite et décourager les excès ; et il y a dans l'air un esprit
philanthropique qui ne trouve pas pour S'exercer terrain
plus propice que l'amélioration de ses semblables en fait de morale
et de prudence. Ces tendances rendent le public plus disposé
qu'autrefois à prescrire des règles de conduite générales et à
s'efforcer de ramener tout le monde à la norme reçue. Et cette
norme, expresse ou tacite, est de ne rien désirer vivement. Son idéal de
caractère est de n'avoir pas de caractère marqué -
d'estropier, à force de compression, comme le pied d'une dame
chinoise, toute partie saillante de la nature humaine qui tend à rendre
une personne franchement dissemblable du commun des
hommes.
Comme il en va
généralement des idéaux qui excluent la moitié de ce qui est désirable,
la norme actuelle d'approbation ne produit qu'une imitation
inférieure de l'autre moitié. Au lieu de grandes énergies guidées
par une raison vigoureuse et de forts sentiments puissamment contrôlés
par une volonté scrupuleuse, elle produit de faibles
sentiments et de faible énergies qui, pour cette raison, peuvent se
conformer à la règle, du moins extérieurement, sans grand effort de la
part de la volonté ou de la raison. Déjà, les caractères
énergiques et d'envergure appartiennent de plus en plus au passé.
Aujourd'hui, dans notre pays, cette énergie ne s'exprime guère plus que
dans les affaires. L'énergie qu'on y dépense peut encore
être jugée considérable. Le peu qu'il en reste après cet emploi est
utilisé à quelque passe-temps, peut-être utile, voire philanthropique,
mais qui est toujours une chose unique, et généralement
sans envergure. La grandeur de l'Angleterre est maintenant toute
collective: petits individuellement, nous ne semblons capables de rien
de grand que par notre habitude de nous associer; et cela
suffit amplement à contenter nos philanthropes moraux et religieux.
Mais ce sont des hommes d'une autre trempe qui ont fait de l'Angleterre
ce qu'elle est; et des hommes d'une autre trempe seront
nécessaires pour empêcher son déclin.
Le despotisme de la
coutume est partout l'obstacle qui défie le progrès humain, parce qu'il
livre une dispute incessante à cette disposition de
viser mieux que l'ordinaire, et qu'on appelle, suivant les
circonstances, esprit de liberté, esprit de progrès et d'amélioration.
L'esprit de progrès n'est pas toujours un esprit de liberté, car
il peut chercher à imposer le progrès à un peuple réticent ; et
l'esprit de liberté, quand il résiste à de tels efforts, peut s'allier
localement et temporairement aux adversaires du progrès ;
mais la seule source d'amélioration intarissable et permanente du
progrès est la liberté, puisque grâce à elle, il peut y avoir autant de
foyers de progrès que d'individus. Quoi qu'il en soit, le
principe progressif, sous ses deux formes d'amour de la liberté et
d'amour de l'amélioration, s'oppose à l'empire de la Coutume, car il
implique au moins l'affranchissement de ce joug; et la
lutte entre ces deux forces constitue le principal intérêt de
l'histoire de l'humanité. La plus grande partie du monde n'a, à
proprement parler, pas d'histoire, parce que le despotisme de la
Coutume y est total. C'est le cas de tout l'Orient. La coutume est
là, souverain arbitre de toutes choses : justice et droit signifient
conformité à la coutume ; et personne, si ce n'est quelques
tyrans enivrés de pouvoir, ne songe à lui résister. Et nous en
voyons le résultat. Ces nations doivent avoir eu autrefois de
l'originalité ; elles ne sont pas sorties de terre peuplées, lettrées
et profondément versées dans de nombreux arts de vivre; sous tous
ces rapports, elles se sont faites elles-mêmes, et elles étaient alors
les plus grandes et les plus puissantes nations du monde.
Que sont-elles maintenant ? Elles sont asservies à des tribus dont
les ancêtres erraient dans les forêts, tandis que les leurs avaient de
magnifiques palais et des temples fastueux, à une époque
où la coutume se départageait le pouvoir avec la liberté et le
progrès. Un peuple, semble-t-il, peut progresser pendant un certain
temps, puis s'arrêter: quand s'arrête-t-il ? Quand il perd
l'Individualité. Si un tel changement devait affecter les nations de
l'Europe, ce ne serait pas exactement sous la même forme: le despotisme
de la coutume qui menace ces nations n'est pas
précisément l'immobilisme. C'est un despotisme qui proscrit la
singularité, mais qui n'exclut pas le changement, pourvu que tout change
en même temps. Nous en avons fini avec les costumes
traditionnels de nos aïeux. Chacun doit encore s'habiller comme les
autres mais la mode peut changer une ou deux fois par an. Nous prenons
alors soin de changer pour l'amour du changement, et non
par une quelconque idée de beauté ou de commodité; car la même idée
de beauté ou de commodité ne frapperait pas tout le monde au même
moment, et ne serait pas abandonnée par tous simultanément.
Mais nous sommes tous progressistes comme nous sommes tous
versatiles; nous inventons continuellement de nouvelles choses en
mécanique, et nous les conservons jusqu'à ce qu'elles soient
remplacées par de meilleures; nous sommes avides d'amélioration en
politique, en éducation et même en morale, quoiqu'ici notre idée
d'amélioration consiste surtout à persuader ou à forcer les
autres d'être aussi bons que nous-même. Ce n'est pas au progrès que
nous nous opposons; au contraire, nous nous flattons d'être le peuple le
plus progressiste qui vécût jamais. C'est contre
l'individualité que nous sommes en guerre ; nous croirions avoir
fait merveille si nous nous étions rendus tous semblables, oubliant que
la dissemblance d'une personne à l'autre est la première
chose qui attire l'attention, soit sur l'imperfection de l'un de ces
types et la supériorité de l'autre, soit sur la possibilité de produire
quelque chose de meilleur que chacun d'eux, en
combinant les avantages des deux. L'exemple de la Chine peut nous
servir d'avertissement : c'est une nation fort ingénieuse, et à certains
égards, douée de beaucoup de sagesse, grâce à l'insigne
bonne fortune d'avoir reçu de bonne heure un ensemble de coutumes
particulièrement justes, oeuvre dans une certaine mesure d'hommes
auxquels les européens les plus éclairés doivent accorder, dans
certaines limites, le titre de sages et de philosophes. Ces coutumes
sont remarquables aussi par l'excellence de leur méthode pour imprimer
autant que possible leurs meilleurs préceptes dans tous
les esprits de la communauté, et pour s'assurer que ceux qui en sont
le mieux pénétrés occuperont le poste honorifique et les fonctions de
commandement. Assurément le peuple qui avait créé cette
méthode avait découvert le secret du progrès humain, et il devait se
maintenir a la tête du progrès universel ! Or, au contraire, les
Chinois se sont immobilisés; ils sont depuis des milliers
d'années tels que nous les voyons, et, s'ils doivent s'améliorer
encore, ce sera nécessairement grâce à des étrangers. Ils ont réussi
au-delà de toute espérance l'entreprise à laquelle les
philanthropes anglais s'adonnent avec zèle : uniformiser un peuple
en faisant adopter par tous les mêmes maximes et les mêmes règles pour
les mêmes pensées et les mêmes conduites. Voilà le fruit.
Le régime moderne de l'opinion publique est, sous une forme non
organisée, ce que sont les systèmes éducatif et politique chinois sous
une forme organisée. Et, si l'individualité n'est pas
capable de s'affirmer contre ce joug, l'Europe, malgré ses nobles
antécédents et le christianisme qu'elle professe, tendra à devenir une
autre Chine.
Et, jusqu'à présent,
qu'est-ce qui a préservé l'Europe de ce sort ? Pourquoi la famille des
nations européennes continue-t-elle de progresser ?
Pourquoi n'est-elle pas une partie stationnaire de l'humanité ? Ce
n'est certes pas grâce à leurs prétendues qualités supérieures, car là
où elles existent, c'est à titre d'effet, et non de cause
; mais c'est plutôt grâce à leur remarquable diversité de caractère
et de culture. En Europe, les individus, les classes, les nations sont
extrêmement dissemblables : ils se sont frayé une grande
variété de chemins, chacun conduisant à quelque chose de précieux;
et bien qu'à chaque époque ceux qui empruntaient ces différents chemins
aient été intolérants les uns envers les autres, et que
chacun eût préféré obliger tous les autres à suivre sa route, leurs
efforts mutuels pour freiner leur développement ont rarement eu un
succès définitif. Et, peu à peu, chacun en est venu à
accepter bon gré mal gré, le bien qu'apportaient les autres. Selon
moi, c'est à cette pluralité de voies que l'Europe doit son
développement varié. Mais déjà elle commence à perdre
considérablement cet avantage. Elle avance décidément vers l'idéal
chinois de l'uniformisation des personnes. Dans sa dernière oeuvre
importante, M. de Tocqueville remarque combien les Français
d'aujourd'hui se ressemblent plus que ceux de la génération
précédente. La remarque vaudrait encore bien davantage pour les Anglais.
Dans un passage déjà
cité, Wilhelm von Humboldt désigne deux conditions nécessaires au
développement humain - nécessaires pour rendre les hommes
dissemblables - à savoir la liberté et la variété des situations. La
seconde de ces deux conditions se perd chaque jour en Angleterre. Les
circonstances qui entourent les différentes classes et
les différents individus et qui forment leurs caractères,
s'uniformisent chaque jour davantage. Autrefois, différents rangs
sociaux, différents voisinages, différents métiers et professions
vivaient pour ainsi dire dans des mondes différents ; à présent ils
vivent tous largement dans le même monde. Aujourd'hui ils lisent plus ou
moins les mêmes choses, écoutent les mêmes choses,
regardent les mêmes choses ; ils vont aux mêmes endroits ; leurs
espérances et leurs craintes ont les mêmes objets ; ils ont les mêmes
droits, les mêmes libertés et les mêmes moyens de les
revendiquer. Si grandes que soient les différences de positions qui
subsistent, elles ne sont rien auprès de celles qui ont disparu. Et
l'assimilation continue.
Tous les changements
politiques de l'époque la favorisent, puisqu'ils tendent tous à élever
les classes inférieures et à abaisser les classes
supérieures. Toute extension de l'éducation la favorise, parce que
l'éducation réunit les hommes sous des influences communes et leur donne
accès au stock général de faits et de sentiments. Le
progrès des moyens de communication la favorise en mettant en
contact personnel les habitants de contrées éloignées et en entretenant
une succession rapide de changements de résidence d'un lieu à
l'autre. Le développement du commerce et des manufactures favorise
encore cette uniformisation en diffusant plus largement les avantages du
confort et en offrant tous les plus hauts objets
d'ambition à la compétition générale, d'où il s'ensuit que le désir
de s'élever n'appartient plus exclusivement à une classe, mais à toutes.
Un moyen d'uniformisation générale plus efficace
encore que tous ceux-ci, c'est l'établissement complet, dans ce pays
et dans d'autres, de l'ascendant de l'opinion publique dans l'État. A
mesure que se nivellent les différents rangs
hiérarchiques supérieurs de la société, qui permettaient aux
personnes retranchées derrière elles de mépriser l'opinion de la
multitude, à mesure que l'idée même de résister à la volonté du
public, lorsque cette volonté est manifeste, disparaît de l'esprit
des politiciens, il cesse d'y avoir aucun soutien social pour la
non-conformité à savoir aucun pouvoir indépendant dans la
société, lui même opposé à l'ascendant des masses, qui a intérêt à
prendre sous sa protection les opinions et les tendances opposées à
celles du public.
La réunion de toutes
ces causes forme une si grande masse d'influences hostiles à
l'Individualité qu'on ne voit guère comment elle conservera son
terrain. Elle le gardera avec une difficulté croissante, à moins que
les plus intelligents n'apprennent à en sentir la valeur - à tenir pour
bénéfiques les différences, même si elles ne vont pas
dans le sens d'une amélioration et même si certaines leur semblent
apporter une dégradation. Si jamais les droits de l'individualité
doivent être revendiqués, le temps est venu de le faire, car
l'uniformisation n'est pas terminée. C'est seulement au début du
processus qu'on peut réagir avec succès contre l'empiétement.
L'uniformisation des caractères est une exigence qui croît par ce
dont elle se nourrit. Si on attend pour y résister que la vie soit
presque réduite à un type uniforme, alors tout ce qui s'écartera de ce
type sera considéré comme impie, immoral, voire
monstrueux, et contre nature. L'humanité devient rapidement
incapable de concevoir la diversité lorsqu'elle s'en est déshabituée un
temps.
Source: De la liberté &3
Traduit de l’anglais par Laurence Lenglet
à partir de la traduction de Dupond White (en 1860)