L'Université Liberté, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.
Ludwig von Mises, indubitablement dans l'histoire de la pensée
économique l'un des plus rigoureux défenseurs d'un système de
laissez-faire non entravé par quelque forme d'intervention étatique que
ce soit, admettait deux défauts, et deux défauts seulement, dans un
système pur de marché. Alors que selon Mises il est généralement exact
qu'une économie de marché produit le niveau de vie le plus élevé
possible, cela n'aura pas lieu si une entreprise réussit à obtenir un
prix de monopole pour ses produits. En outre, le marché ne peut pas
produire lui-même les services de la police du droit. La loi et l'ordre,
ou protection du cadre juridique caractéristique de l'ordre de marché,
Mises les considère au contraire comme des "services collectifs" dont la
production devrait être entreprise par les hommes de l'Etat, lequel
n'est pas lui-même soumis aux disciplines du marché mais s'appuie sur la
coercition, notamment sur l'imposition forcée.
Lorsque Murray Rothbard entra en scène en 1962 avec son Man, Economy and State,
il ne devint pas seulement tout de suite le disciple le plus éminent de
Ludwig von Mises, son maître révéré ; debout sur les épaules de ce
géant, il s'établit aussi, à l'âge de 36 ans, comme un géant
intellectuel à part entière en allant, dans un esprit authentiquement
misésien, plus loin que Mises lui-même. Il reconnut que la position de
Mises concernant le caractère exceptionnel des prix de monopole et les
services collectifs comme incompatible avec la conception même de la
théorie économique comme science des actes de la pensée présentée dans Human Action
[L'Action humaine] ; il présenta pour la première fois une défense
complète et totalement cohérente d'un système pur de marché.
En ce qui concerne le "problème" des "prix de monopole", Rothbard
démontra que sur un marché libre il n'existe absolument aucun prix que
l'on puisse identifier comme "monopoliste" ou "concurrentiel", que ce
soit par le "monopoleur" lui-même ou par n'importe quel observateur
extérieur "impartial". L'orthodoxie économique, y compris l'économie
autrichienne de Mises, enseigne que les prix de monopole sont des prix
plus élevés obtenus en restreignant la production, prix auxquels les
ventes offrent une plus grande rentabilité qu'on ne pourrait en obtenir
en offrant une production non restreinte à des prix —concurrentiels—
moins élevés. Ainsi, poursuit la fable, comme les mesures restrictives
que la recherche du profit conduit le monopoleur à prendre
impliqueraient que les consommateurs devraient payer davantage pour
moins de produits, alors l'existence de prix de monopole entraîne
l'éventualité d'imperfections du marché. Comme Rothbard le montre, cette
démonstration comporte deux fautes de raisonnement.
Tout d'abord, il faut remarquer que tout choix de réduire une
production doit par définition entraîner un surcroît de production
ailleurs. Les facteurs de production que le "monopoliste" libère d'un
processus de production donné ne disparaissent pas comme par
enchantement. Bien au contraire, ils sont forcément affectés ailleurs.
Soit pour fournir d'autres produits échangeables, soit pour accroître le
loisir de l'un des possesseurs du facteur travail. Maintenant,
supposons que le "monopoleur", dans un domaine particulier de la
production, réduise à un certain moment la production par rapport à ce
qu'elle était auparavant, et que les prix et la rentabilité augmentent
effectivement. A en croire la version officielle, le nouveau prix serait
un prix "de monopole" et les consommateurs seraient lésés. Mais est-ce
vraiment le cas ? Peut-on vraiment distinguer cette situation d'une
autre, où ce serait la demande qui a augmenté pour un prix donné (la
"courbe de demande" se déplaçant vers la droite) ? La réponse est non,
car les courbes de demande ne sont jamais simplement "données" pour tout
bien. Lorsque la demande augmente pour le produit en question, l'ancien
prix, qui était concurrentiel au départ, devient inférieur au prix
concurrentiel à l'arrivée, et le nouveau prix, plus élevé, ne représente
qu'un passage de ce prix non concurrentiel au nouveau prix
concurrentiel. Et le choix restrictif du "monopoleur" n'implique pas non
plus une détérioration de la situation pour les consommateurs,
puisqu'il doit nécessairement s'accompagner d'une expansion
complémentaire dans d'autres productions. L'action restrictive du
"monopoliste" ne saurait être distinguée de tout changement "normal"
dans la structure de production qui serait causé par des changements
dans la demande relative de consommation pour différents biens y compris
le loisir. "Il n'existe aucune espèce de moyen", écrit Rothbard, "de
distinguer une telle 'restriction' avec son expansion corollaire, de la
prétendue situation d'un 'prix de monopole'".
"Or, si un concept n'a aucun référent identifiable dans la
réalité, alors c'est un concept vide et illusoire, pas un concept qui
ait un sens. Sur le marché libre, il n'existe aucun moyen de distinguer
un 'prix de monopole' d'un 'prix concurrentiel' ou d'un prix inférieur à
ce prix concurrentiel, ni d'identifier aucun passage de l'un à l'autre.
Il est impossible de trouver le moindre critère qui permette de faire
ces distinctions. Par conséquent, le concept est indéfendable. Le seul
prix dont nous puissions parler est le prix de marché libre".
En ce qui concerne la seconde imperfection prétendue des marchés,
le problème des "services collectifs", et notamment celui de la police
du droit, Rothbard démontre que les partisans de cette position ne
réussissent pas à prouver leur affirmation suivant laquelle il
existerait deux types de produits catégoriquement distincts —les
singuliers et les collectifs— auxquels deux types différents d'analyse
économique devraient s'appliquer ; et qu'en outre, même si de telles
distinctions tenaient la route, ils sont incapables de donner les
raisons pour lesquelles il faudrait que ces services-là soient fournis
par les hommes de l'Etat. La doctrine officielle tient que certains
produits et services, dont la loi et l'ordre, sont généralement
considérés comme les prototypes, auraient pour caractéristique spéciale
que leur jouissance ne pourrait être limitée aux seules personnes qui
financent effectivement leur fourniture. On appelle ces produits des
"services collectifs". Et comme les marchés, à cause de ce problème du
"parasite" ne pourraient pas les fournir (du moins en quantité et en
qualité suffisantes) alors qu'on ne doute pas qu'ils soient appréciés,
alors il faudrait, nous dit-on, que les hommes de l'Etat s'en mêlent et
assurent leur production.
Dans sa réfutation, Rothbard nous fait comprendre ce qui suit :
pour qu'un objet soit un bien économique, il faut qu'il soit rare, et
qu'il soit considéré comme rare par quelqu'un. Rien n'est un
bien-ensoi : les biens sont des biens aux yeux de quelqu'un qui les
considère comme tels. Mais alors, puisque les biens ne sont pas des
biens-en-soi, puisqu'aucune analyse physico-chimique ne pourra jamais
prouver qu'une chose est un bien économique, alors il n'existe non plus
aucun critère fixe, objectif, pour classer les produits comme singuliers
ou collectifs. Ils ne peuvent jamais être des produits singuliers ou
collectifs en soi, mais leur caractère singulier ou collectif dépend du
nombre des gens qui les considèrent comme bons (ou mauvais). Le degré
dans lequel ils sont singuliers ou collectifs varie dans la mesure où
ces évaluations changent, et s'étend de 1 à l'infini. Même des choses en
apparence complètement privées comme l'intérieur de mon appartement ou
la couleur de mes sous-vêtements peuvent devenir des produits collectifs
dans la mesure où quelqu'un d'autre commence à s'y intéresser. Et des
choses apparemment collectives comme l'extérieur de ma maison ou la
couleur de ma salopette peuvent devenir extrêmement particulières dès
lors que plus personne ne s'en soucie. En outre, n'importe quel produit
peut sans arrêt gagner ou perdre cette caractéristique. Il peut même
passer du statut de bien particulier ou collectif à celui de mal
singulier ou collectif et vice-versa, la chose dépendant uniquement des
opinions bonnes ou mauvaises que tel ou tel entretient à son endroit.
Mais s'il en est ainsi, aucune décision ne peut jamais être prise sur la
base d'une classification des produits comme particuliers ou
collectifs : en fait, si on s'y essayait, il ne serait pas seulement
nécessaire de demander virtuellement à toute personne singulière,
relativement à tout produit particulier, si oui ou non elle s'en
préoccupe, et si oui, dans quelle mesure, afin de découvrir qui pourrait
profiter de quoi et par conséquent participer à son financement : il
deviendrait également nécessaire de suivre continuellement tous les
changements de ces évaluations, avec pour résultat que personne ne
pourrait jamais prendre aucune décision tranchée concernant la
production de quoi que ce soit, et il y a longtemps que nous serions
tous morts du fait d'une théorie aussi délirante.
Deuxièmement, même si on mettait de côté toutes ces difficultés,
la conclusion étatiste des théoriciens des "services collectifs" est un
non sequitur éclatant, comme le montre Rothbard. Tout d'abord, pour
arriver à la conclusion que les hommes de l'Etat doivent fournir les
services collectifs qui ne seraient pas produits autrement, il est
absolument nécessaire d'introduire en fraude une norme dans sa chaîne de
raisonnements. Si on ne le fait pas, il serait impossible, à partir de
la proposition suivant laquelle on ne fournira pas [spontanément]
certains produits à cause de leurs caractéristiques, de déduire la
conclusion comme quoi il faudrait les fournir [autrement]. Mais s'il
leur faut une norme pour justifier leur conclusion, alors les
théoriciens des "services collectifs" transgressent évidemment les
bornes de la théorie économique comme science descriptive pour
s'aventurer dans le domaine de la philosophie morale. Or, aucun d'entre
eux ne présente rien qui ressemble de près ou de loin à un système
éthique explicite. En outre, même le raisonnement utilitariste dont ils
se servent est d'une fausseté flagrante. Peut-être en effet vaut-il
mieux disposer de ces services collectifs plutôt que de ne pas les
avoir. Peut-être seulement : il ne faut pas méconnaître la possibilité
qu'il n'y ait aucune raison a priori pour que même cette opinion soit
vraie, puisqu'il est tout à fait possible —c'est même un fait avéré—
qu'il existe un anarchiste qui abhorre l'Etat, toutes ses pompes et
toutes ses œuvres, et qui aimerait mieux ne pas recevoir ce "service
collectif" s'il devait être fourni par les hommes de l'Etat. Cependant,
même si on concédait ce point-là, la conclusion qu'on en tire demeure
fausse. Car pour financer le service prétendument désirable il faut
retirer des ressources à d'autres affectations désirables, et la seule
question pertinente est de savoir si ces autres utilisations
concurrentes ont plus ou moins de valeur que le "service collectif". Et à
cette question-là, la réponse est parfaitement claire : en termes des
jugements de valeur des consommateurs, la valeur des "services
collectifs" est relativement moindre que celle de leurs rivaux privés,
parce que si on les laisse choisir, ils manifestent leur choix de
dépenser leur argent autrement (sinon, on n'aurait pas besoin de les
forcer). Cela prouve que les ressources employées à la fourniture des
"services collectifs" sont gaspillées à fournir les consommateurs en
produits auxquels ils n'attachent au mieux qu'une importance secondaire.
Bref, même si on suppose que les services collectifs existent,
ils seront en concurrence avec les services privés. Pour savoir s'ils
sont demandés avec plus ou moins d'intensité, et dans quelle mesure, il
n'y a qu'une seule méthode : examiner les comptes d'exploitation
d'entreprises libres, privées et concurrentielles. Par conséquent, en ce
qui concerne les services de police du droit, nous arrivons à cette
conclusion que même s'il s'agit bel et bien d'un service collectif, la
seule manière d'être sûr que sa production n'est pas assurée aux dépens
de biens privés qui ont davantage de valeur et que la protection du
Droit fournie est bel et bien celle qui a le plus de valeur, est que ce
service-là aussi soit fourni sur un marché d'entreprises en libre
concurrence. Rothbard résume l'affaire comme suit :
"[l'idée suivant laquelle] l’action sur un marché libre ne serait plus 'optimale', mais devrait être ramenée sur le droit chemin de loptimalité' par une action correctrice des hommes de l’Etat[, c]ette conception ne comprend absolument pas au nom de quoi la science économique peut se permettre d’affirmer que le marché libre est optimal. Il l'est bel et bien, mais ce n’est pas du point de vue des jugements de valeur personnels de l’économiste ; c’est parce qu'il consiste dans les actions libres et volontaires des personnes, et qu'il satisfait les besoins que les consommateurs ont librement exprimés par leurs choix effectifs. L'ingérence des hommes de l’Etat, par conséquent et par nécessité, éloignera toujours de l’optimum ainsi défini."
II
Cependant, Rothbard ne s'est pas contenté de mettre sur pied une
défense économique complète d'un système de pure liberté. Il continue
—et culmine en 1982 avec son second Magnum Opus, L'Ethique de la
liberté— pour nous fournir un système normatif exhaustif pour compléter
et parfaire la tâche de justifier le laissez-faire.
Mises, comme la plupart des théoriciens des sciences sociales,
acceptait le verdict de Hume suivant lequel la raison serait, et ne
pourrait être que l'esclave des passions. C'est-à-dire que la raison, ou
la science, ne pourrait rien faire de plus que de nous apprendre si oui
ou non certains moyens sont appropriés pour atteindre certains
résultats, certaines fins. En revanche, nous dire quels sont les buts
que nous devons choisir, ou lesquels peuvent ou ne peuvent pas être
justifiés, cela dépasserait les pouvoirs de la raison. En dernière
analyse, quels buts on recherche serait arbitraire d'un point de vue
scientifique ; ce ne serait qu'une affaire de caprice émotif. Certes,
Mises, comme la plupart des autres économistes, adhérait en fait à une
espèce d'utilitarisme. Il préférait la vie à la mort, la santé à la
maladie, l'abondance à la pauvreté. Et dans la mesure où de tels buts,
notamment celui d'assurer le plus haut niveau de vie à tout le monde,
seraient en fait partagés par d'autres personnes comme Mises supposait
qu'ils le sont généralement, en tant qu'expert en économie ce qu'il
recommandait pour y parvenir était une politique de laissez-faire. Et à
n'en pas douter, dans la mesure où la théorie économique peut en dire
autant que cela, son argumentation en faveur du laissez faire est de la
plus haute importance. Mais que se passe-t-il si les gens ne considèrent
pas la prospérité [de tous] comme leur but ultime ? Comme le montre
Rothbard, l'analyse économique prouve seulement que le laissez-faire
conduira à des niveaux de vie plus élevés dans le long terme. Mais, dans
le long terme, on pourrait aussi bien être mort. Dans ce cas, pourquoi
ne serait-il pas tout à fait raisonnable pour une personne de dire : "je
suis parfaitement d'accord avec tout ce que la théorie économique a à
dire, mais je me soucie encore davantage de m'enrichir à court terme, et
dans ce cas, quel économiste pourrait nier que m'attribuer un privilège
ou une subvention serait du meilleur effet ?" Et d'abord, pourquoi
devrait-on se préoccuper avant tout du bien-être social à long terme ?
Ne pourrait-on pas prôner la pauvreté, soit comme une valeur ultime en
elle-même soit comme moyen de réaliser quelque autre valeur ultime comme
l'égalité ? La réponse, évidemment, est que ce genre de choses peut
arriver et en fait, arrive bel et bien tout le temps. Mais chaque fois
qu'il se produit, non seulement la théorie économique n'a rien à dire,
mais d'après Mises et les utilitaristes, il n'y aurait absolument rien
d'autre à dire, car il n'existerait aucune manière raisonnable,
scientifique, de choisir entre des valeurs en conflit, puisqu'en
dernière analyse toutes sont censées être arbitraires.
A l'encontre de cette position, Rothbard se range aux côtés de la
tradition philosophique de l'éthique rationnelle qui affirme que la
raison est bel et bien capable de fournir des propositions normatives
définies concernant les buts appropriés de l'homme. Plus spécifiquement,
il s'inscrit dans la tradition philosophique de la loi naturelle ou du
droit naturel, laquelle affirme que la raison peut discerner des normes
universellement valides fondées dans la nature même de l'homme.
L'Ethique de la liberté présente la démonstration complète que les
normes libérales de la propriété représentent précisément de telles
règles.
Etant d'accord avec Rothbard sur la possibilité d'une éthique
rationnelle et, plus spécifiquement, sur le fait qu'en réalité, seule
une éthique libérale peut être moralement justifiée, je me propose de
présenter ici une approche différente, non fondée sur les droits
naturels, pour prouver ces deux affirmations. On a souvent fait querelle
à la thèse des droits naturels que le concept de nature humaine serait
"trop diffus et trop divers pour fournir un ensemble déterminé
définissant le droit naturel". En outre, sa définition de la rationalité
est également ambiguë dans la mesure où elle ne semble pas distinguer
le rôle de la raison dans l'établissement empirique des lois de la
nature et celui qu'elle exerce dans l'établissement des normes de
conduite personnelle. Evitant ces difficultés dès le départ, je prétends
que l'approche qui suit est à la fois plus directe et plus rigoureuse
quant à son point de départ aussi bien qu'à la méthode suivie pour
parvenir à ses conclusions. En outre, comme je l'indiquerai, mon
approche semble aussi mieux correspondre que les prescriptions
méthodologiques plutôt vagues des théoriciens des droits naturels à ce
que Rothbard fait réellement lorsqu'il s'agit de justifier les normes
spécifiques du libéralisme.
Commençons par cette question : que peut-on reprocher à la
position prise par Mises et tellement d'autres, suivant laquelle le
choix entre les valeurs serait finalement un choix arbitraire ? Tout
d'abord, il faut noter qu'une telle position présuppose au moins que la
question de savoir si les jugements de valeur ou les propositions
normatives peuvent être justifiés est elle-même un problème cognitif. A
défaut de l'admettre, Mises ne pourrait même pas dire ce qu'il affirme
et prétend. Sa position ne pourrait tout simplement pas exister en tant
qu'opinion intellectuelle susceptible d'être discutée.
A première vue, cela ne nous mène pas très loin. Il semble y
avoir tout un monde entre ce fait et la démonstration effective que les
jugements normatifs peuvent être justifiés, a fortiori que c'est la
normative libérale qui est la seule juste. Mais cette impression-là est
fausse, car nous en avons établi ici bien plus qu'on ne pourrait le
soupçonner. Cette démonstration nous prouve que toute prétention à avoir
raison, toute affirmation relative à une proposition qui la prétend
valide, objective, vraie (ces termes étant utilisés ici comme
synonymes), cette prétention doit être évoquée au cours d'une
argumentation. Et comme on ne peut pas contester qu'il en soit ainsi (on
ne peut pas communiquer et argumenter comme quoi on ne pourrait pas
communiquer ni argumenter), et comme on doit supposer que tout le monde
comprend ce que l'on entend par "affirmer d'une chose qu'elle est vraie"
(on ne peut pas nier cette affirmation sans implicitement affirmer que
son contraire est vrai), ce fait indéniable a reçu l'appellation de "l'a
priori de la communication et de l'argumentation".
Maintenant, une discussion ne consiste jamais seulement en des
propositions affirmant être vraies
qui flotteraient dans l'air ; l'argumentation est toujours en même temps
une activité. Mais alors, puisque c'est au cours d'une argumentation
que les vérités prétendues sont évoquées et jugées, et que
l'argumentation, indépendamment de tout ce qu'on peut y affirmer, est
une question pratique, il s'ensuit qu'il doit forcément exister des
normes reconnaissables par plusieurs personnes —précisément celles qui
font d'une action une argumentation— et qui ont un statut cognitif
spécial, en ce qu'elles sont des conditions pratiques préalables de
l'objectivité et de la véracité.
Et voilà : nous venons d'atteindre cette conclusion qu'il existe
bel et bien certaines normes dont on doit absolument supposer qu'elles
peuvent être démontrées comme vraies. Il est tout simplement impossible
d'argumenter dans l'autre sens, parce qu'en fait, la capacité de le
faire présupposerait déjà la validité des normes qui sous-tendent toute
argumentation. Nous nous écartons cependant des théoriciens des droits
naturels en ce que nous ne prétendons pas répondre à la question de
savoir quels buts de l'homme peuvent ou non être justifiés à partir du
concept plus large de la nature humaine, mais du concept plus étroit de
l'argumentation. Et grâce à cela, désormais, nous pouvons décrire
précisément le rôle particulier de la raison dans la détermination d'une
normative concrète ; à la différence de ce qu'elle fait quand elle
identifie les lois empiriques de la nature, la raison, lorsqu'elle
détermine les lois morales, peut prétendre atteindre des conclusions que
l'on peut prouver valides a priori. Elle ne fait alors que rendre
explicite ce qui est déjà impliqué par le concept d'argumentation
lui-même ; et lorsqu'elle analyse une proposition normative concrète,
son rôle se borne à établir si oui ou non elle est compatible avec la
normative même [celle de l'argumentation] que celui qui la propose doit
présupposer valide pour pouvoir seulement l'avancer.
Mais en quoi consistent ces normes de l'argumentation dont la
validité ne peut [littéralement] pas être discutée, puisque la mettre en
cause exigerait de la présupposer de manière implicite ? Ce qu'on a
normalement observé, c'est que l'argumentation implique qu'une
proposition prétend à une acceptabilité universelle. [Ce qui est
impliqué dans l'argumentation, c'est que quiconque est capable de suivre
un raisonnement devrait pouvoir en être convaincu du fait de sa force
intrinsèque]. Lorsqu'il s'agit d'une proposition normative, c'est
l'idée, formulée par la Règle d'or de l'éthique ou l'Impératif
catégorique de Kant, qu'il n'est possible de justifier que les normes
que l'on peut formuler comme des principes généraux, valides pour tout
le monde sans exception. [En fait, comme l'argumentation s'adresse en
principe à n'importe qui est capable de raisonner,] on peut comprendre
et expliquer le principe normatif de l'universalisation comme impliqué
par l'a priori plus vaste de la communication et de l'argumentation.
Cependant, le principe d'universalisation ne nous fournit qu'un
critère formel de philosophie morale. On pourrait certes à l'aide de ce
critère démontrer que toutes les propositions normatives impliquant des
règles différentes pour différentes classes de personnes n'ont aucun
titre à ce qu'on les considère comme des normes universellement
acceptables comme justes, à moins que la distinction entre les
différentes classes de gens ne soit telle qu'elle n'implique aucune
discrimination, mais que tout le monde, encore une fois, puisse les
accepter comme fondées sur la nature des choses. Mais si certaines
normes ne peuvent pas résister au test de l'universalisation, si on se
donne assez de mal pour les formuler comme il faut, même les normes les
plus ridicules et même, ce qui a plus de pertinence encore, les normes
les plus incompatibles entre elles pourraient tout aussi bien lui
résister. Par exemple, "tout le monde doit se saoûler le dimanche sous
peine d'amende" ou "quiconque boit de l'alcool sera puni" sont toutes
deux des règles qui ne permettent pas la discrimination entre les
groupes de gens et pourraient donc toutes deux prétendre satisfaire la
condition de l'universalisation.
Il est donc clair que le principe d'universalisation ne pourrait à
lui seul nous fournir aucun ensemble de normes dont on pourrait
démontrer qu'elles sont justifiées. Mais l'argumentation implique
également d'autres normes que le principe de l'universalisation. Pour
les reconnaître, il est tout juste nécessaire d'attirer l'attention sur
trois faits liés entre eux : Premièrement, l'argumentation n'est pas
seulement une affaire cognitive mais aussi une affaire pratique.
Deuxièmement, l'argument, en tant que type d'action, implique de se
servir de cette ressource rare qu'est son propre corps. Et
troisièmement, l'argumentation est une forme d'interaction non
agressive. Non pas dans le sens où on serait toujours d'accord sur ce
qui se dit, mais dans celui où, aussi longtemps que l'argumentation est
en cours, on peut au moins se mettre d'accord sur le fait qu'on n'est
pas d'accord sur la validité de ce qui vient d'être dit. Cela pour dire
seulement ceci : aussi longtemps que l'argumentation a lieu, on doit
supposer que chacun reconnaît la possession exclusive par l'autre de son
propre corps (remarquez encore une fois qu'il est impossible de le nier
et de prétendre que cette réfutation serait vraie sans avoir
implicitement à l'admettre pour vraie).
Par conséquent, on doit conclure que la norme impliquée par
l'argumentation est que tout le monde a le droit de maîtrise exclusive
sur son corps en tant qu'instrument de connaissance et d'action. C'est
seulement à la condition de cette reconnaissance au moins implicite de
la propriété de chaque individu sur son propre corps que l'argumentation
peut avoir lieu. Ce n'est que tant que ce droit est reconnu qu'il est
possible à une personne de se déclarer d'accord avec un argument et que
par conséquent, ce qui vient d'être dit peut être validé, ou qu'il est
au contraire possible de dire "non" et de ne se mettre d'accord que sur
le fait qu'on n'est pas d'accord. En fait, quiconque voudrait justifier
quelque norme que ce soit doit dès le départ présupposer le droit de
propriété de chacun sur son corps comme une norme valide, simplement
pour pouvoir dire : "ceci est ce que je prétends être vrai et objectif".
Toute personne qui essaierait de contester son Droit de propriété sur
son propre corps serait prise dans une contradiction.
Ainsi peut-on affirmer que toutes les fois qu'une personne
affirme qu'une proposition quelle qu'elle soit peut être justifiée, il
suppose implicitement que la norme suivante est valide : "personne n'a
le droit de commettre une agression contre le corps de toute autre
personne et ainsi de limiter ou de restreindre la maîtrise de quiconque
sur son propre corps." Cette règle est impliquée par le concept de
justification par l'argumentation. Justifier implique de justifier sans
avoir recours à la force. En fait, si on énonçait le contraire de cette
règle, c'est-à-dire "tout le monde a le droit d'agresser tout le monde
(règle qui, soit dit en passant, passerait le test formel de
l'universalisation !), alors il est facile de voir que cette règle n'est
pas, et ne peut pas être défendue par l'argumentation. Le faire
nécessiterait en fait de présupposer la validité de son contraire exact,
à savoir le principe précité de non agression.
Il pourrait sembler qu'on n'ait pas gagné grand chose à cette
justification d'une norme de propriété
en ce qui concerne le corps d'une personne : les conflits sur les
personnes physiques, pour l'évitement desquels le principe de
non-agression formule une solution éventuellement justifiable, ne
représentent qu'une faible portion de tous les conflits possibles. A
l'évidence, les gens ne vivent pas seulement d'amour et d'eau fraîche.
Il leur faut un plus ou moins grand nombre d'autres choses pour survivre
—seul celui qui a survécu peut soutenir une argumentation— a fortiori
mener une vie confortable. En ce qui concerne tous ces autres objets,
d'autres normes sont aussi nécessaires, dans la mesure où des jugements
de valeur différents pourraient apparaître quant à leur usage. Mais en
fait, toute autre norme doit être logiquement compatible avec le
principe de non-agression pour être justifié et, mutatis mutandis, il
faudrait considérer comme non valide toute norme dont on peut montrer
qu'elle serait incompatible avec ce principe. En outre, comme les
objets à propos desquels il est nécessaire de formuler ces normes sont
des biens rares — tout comme le corps d'une personne est aussi un bien
rare— et comme il n'est nécessaire de formuler des normes que parce que
les biens sont rares et non parce qu'il s'agirait d'un type particulier
de biens rares, les spécifications du principe de non-agression, conçues
comme une norme particulière de propriété relativement à un type
particulier de biens, doivent déjà incorporer les principes d'une
théorie générale de la propriété.
Cette théorie générale de la propriété, je vais commencer par
l'énoncer comme un ensemble de règles applicables à tous les biens, avec
pour but d'éviter tous les conflits éventuels au moyen de principes
uniformes, et je démontrerai ensuite comment cette théorie générale est
impliquée par le principe de non-agression. Etant donné que selon le
principe de non agression une personne peut faire de son corps tout ce
qu'elle veut aussi longtemps qu'elle ne commet en ce faisant aucune
agression, cette personne peut aussi se servir d'autres moyens de
production rares, à la condition que ces moyens-là n'aient pas déjà été
appropriés par quelqu'un d'autre, et demeurent dans leur état naturel de
biens sans maître. Dès lors que les ressources rares sont visiblement
appropriées —aussitôt que, suivant l'expression de John Locke, quelqu'un
y a "mêlé son travail" et qu'il en existe des traces constatables—
alors la propriété, c'est-à-dire le droit d'en disposer exclusivement,
ne peut en être obtenue que par un transfert contractuel de titres de
propriété du premier propriétaire au suivant, et toute tentative pour
limiter unilatéralement cette disposition exclusive des propriétaires
initiaux ou toute transformation non sollicitée des caractéristiques
physiques des ressources rares en question est, en stricte analogie avec
une agression contre le corps d'autres personnes, une action
injustifiable.
La compatibilité de ce principe avec celui de la non-agression
peut être démontrée au moyen d'un argument a contrario. Tout d'abord, il
faut remarquer que si personne n'avait le droit d'acquérir et de
disposer d'autre chose que de son propre corps (règle qui réussirait le
test formel de l'universalisation), alors nous cesserions tous d'exister
et le problème de la justification des propositions normatives
n'existerait tout simplement pas. L'existence de ce problème n'est
possible que parce que nous sommes vivants, et notre existence est due
au fait que nous n'acceptons pas, en fait que nous ne pouvons pas
accepter une norme interdisant la propriété des biens rares autres que
celle de notre propre corps. Par conséquent, nous devons absolument
supposer que le droit de posséder de tels biens existe. Maintenant, si
c'était le cas, mais si on ne pouvait pas acquérir le droit de disposer
exclusivement de ressources inutilisées, tirées de la nature par son
travail, c'est-à-dire en faisant quelque chose avec des objets dont
personne n'avait rien fait auparavant, et si d'autres avaient le droit
de mépriser vos prétentions à posséder des choses sur lesquelles ils
n'avaient pas travaillé et dont il n'avaient fait aucun usage
auparavant, eh bien cela ne serait possible que si l'on pouvait acquérir
des titres de propriété non par le travail, c'est-à-dire en créant un
lien objectif, constatable par des esprits différents, entre une
personne singulière et une ressource rare particulière, mais simplement
par une déclaration verbale, par décret.
Mais voilà le hic : c'est que
cette idée de titres de propriété obtenus par simple déclaration est
incompatible avec le principe de non-agression des personnes physiques
que nous avons justifié plus haut. Pour commencer, si on pouvait
effectivement créer un droit de propriété par décret, cela impliquerait
aussi qu'il soit aussi possible à quelqu'un de déclarer tout simplement
que le corps de quelqu'un d'autre serait le sien. Et cela, c'est assez
clair, entrerait en conflit avec l'application du principe de
non-agression qui fait une distinction tranchée entre le corps d'une
personne et celui de quelqu'un d'autre. Et cette distinction ne peut
être faite avec tellement de netteté que parce que, pour les corps comme
pour toute autre chose, la distinction entre le "mien" et le "tien" ne
se fonde pas sur des déclarations verbales, mais sur l'action [passée].
Cette observation se fonde sur le fait qu'une ressource rare
particulière a été utilisée —de manière visible et vérifiable,
constatable par tout le monde— comme expression, comme matérialisation
de la volonté de quelqu'un, de soi-même ou, le cas échéant, de quelqu'un
d'autre. Deuxièmement, et c'est plus important, prétendre que la
propriété ne naîtrait pas de l'action mais d'une déclaration implique
une contradiction pratique évidente, parce que personne ne pourrait
parler et dire de la sorte à défaut d'avoir préalablement reconnu, en
dépit de ce qu'il est en train de dire, qu'il a le droit de disposer
exclusivement de son propre corps en tant qu'instrument pour dire quoi
que ce soit.
Comme je l'ai indiqué plus haut, cette manière de défendre la
propriété privée est essentiellement la même que celle de Rothbard. En
dépit de son allégeance formelle à la tradition des droits naturels
Rothbard, dans ce que je considère comme l'argument le plus essentiel
d'une normative de la propriété privée, non seulement choisit
essentiellement le même point de départ —l'argumentation— mais encore
lui donne une justification par le raisonnement a priori presque
identique à celle qui vient d'être développée ici. Pour le prouver, je
n'ai qu'à citer :
"Or il est évident que quiconque participe à quelque discussion que ce soit, y compris sur la question des valeurs, prouve par cette participation même, qu'il est bien vivant et accepte de l'être. S'il était vraiment contre le fait de vivre, il ne serait pas là pour en discuter. En fait, il ne devrait même plus être là du tout : le seul fait d'en discuter prouve qu’en réalité, le soi-disant contempteur de l'existence lui donne de la valeur. D’où il résulte que la conservation et la promotion de sa vie par quelqu'un ont incontestablement le statut d'un principe axiomatique."
III
Jusqu'à présent, on a démontré que le droit d'appropriation initiale
par ses actions est compatible avec le principe de non-agression et
impliqué par lui, comme présupposé logiquement nécessaire de
l'argumentation. On a bien sûr démontré indirectement qu'aucune règle
spécifiant des droits différents ne peut être justifiée. Cependant,
avant d'entrer plus en détail dans l'analyse des raisons pour lesquelles
toute normative concurrente est indéfendable, discussion qui devrait
mieux préciser l'importance de certaines dispositions de la théorie
libérale de la propriété, il semble opportun de faire quelques remarques
sur ce qui est, et ce qui n'est pas impliqué par le fait de définir ces
normes comme "justifiées".
Quand on développe une telle argumentation, on ne doit pas
prétendre avoir déduit un impératif d'un énoncé de fait. En fait, on
peut même volontiers souscrire à l'idée presque partout acceptée suivant
laquelle le gouffre qui existe entre le "est" et le "devrait être"
serait logiquement impossible à combler. Bien au contraire, classer
ainsi les règles de la théorie libérale de la propriété est une question
purement cognitive. Pas plus que le concept de validité ou de vérité
n'oblige toujours à rechercher celle-ci, classer la politique libérale
comme la seule "juste", la seule "équitable", etc., n'implique pas que
l'on doive s'y conformer dans ses actions. Dire qu'elle est juste
n'empêche évidemment pas non plus que d'autres personnes puissent
proposer, voire imposer des règles qui ne seraient pas compatibles avec
ce principe. En fait, la situation en ce qui concerne les normes est
très semblable à celle qui existe dans d'autres domaines de la recherche
scientifique. Le fait, par exemple, que certaines propositions
empiriques sont justifiables et justifiées et que d'autres ne le sont
pas, n'implique pas que personne ne défende jamais que des propositions
objectives et vérifiées. Bien au contraire, les gens peuvent errer, et
souvent ils le font exprès. Mais la distinction entre l'objectif et le
subjectif, entre le vrai et le faux, n'en perd pas son sens pour autant.
On jugerait plutôt que les gens qui agissent ainsi sont soit mal
informés soit tout simplement menteurs. Il en est de même pour la
normative. Bien sûr, il y a des gens, des tas de gens, qui ne propagent
pas ni n'imposent des normes que l'on puisse définir comme valides dans
le sens de la justification que j'ai donnée plus haut ; mais la
distinction entre normes justifiables et injustifiables ne s'évapore pas
pour autant, pas plus que celle qui existe entre les propositions
objectives et subjectives ne s'effondre simplement parce qu'il y a des
ignorants et des menteurs. Bien au contraire, à due concurrence, les
gens qui propageraient ou imposeraient ces normes différentes et non
valides, il faudrait une fois de plus les considérer comme mal informés
sinon malhonnêtes, dans la mesure où on leur aurait clairement fait
comprendre que leurs propositions normatives concurrentes ne peuvent pas
être, et ne seront jamais justifiables par une argumentation
quelconque. On serait d'ailleurs encore plus justifié de le faire dans
le domaine moral que dans le domaine empirique, puisque la validité du
principe de non-agression, et celle du principe de l'appropriation
initiale par l'action doivent être tenues pour bien plus fondamentales
encore que celles de toute autre proposition vraie ou justifiée. Car ce
qui est vrai ou justifié doit être défini comme ce sur quoi tout le
monde —agissant en conformité avec ce principe [de non-agression]— peut
éventuellement se mettre d'accord. Comme je viens de le démontrer,
l'acceptation au moins implicite de cette règle est une condition
préalable nécessaire pour qu'on puisse seulement vivre et argumenter.
Pourquoi se trouve-t-il donc que les autres théories, non
libérales, de la propriété, ne peuvent pas être justifiées ? Tout
d'abord, il faut noter, comme il apparaîtra bientôt, qu'aucune des
pratiques contraires au libéralisme effectivement pratiquées aujourd'hui
ne peut, et fort peu des politiques non libérales proposées en théorie
pourraient seulement passer le premier test formel de
l'universalisation, et qu'elles échoueraient par ce seul fait. Toutes
ces versions contiennent des normes, au sein de leur cadre de règles,
qui prennent la forme "certaines personnes ont tel droit, et d'autres ne
l'ont pas". Cependant de telles règles, qui attribuent différents
droits et obligations à des classes différentes, n'ont aucune chance
qu'on les accepte comme justes par tout participant éventuel à un
argument pour des raisons simplement formelles. A moins que la
distinction faite entre différentes classes de gens ne soit telle
qu'elle serait acceptable pour les deux parties comme fondée sur la
nature des choses, ces règles ne seraient pas acceptables parce qu'elles
impliqueraient qu'un groupe se soit attribué des privilèges au prix de
discriminations complémentaires imposées à un autre groupe. Ce qui veut
dire que certains ne pourraient pas admettre que ces règles soient
justes, qu'ils soient de ceux à qui on autorise des choses ou de ceux à
qui on les interdit. Dans la mesure où la plupart des propositions
normatives concurrentes, telles qu'on les applique ou qu'on les prône,
sont forcées de s'appuyer sur l'imposition de règles du genre :
"certains ont l'obligation de payer des impôts, et d'autres ont le droit
de les consommer" ou "certaines personnes savent ce qui est bon pour
vous et ont le droit de vous aider à obtenir ces avantages supposés,
mais à vous, on vous interdit de savoir ce qui est bon pour eux et de
les aider en conséquence", ou encore "certains ont le droit de décider
qui a trop et qui a trop peu, et les autres sont obligés de s'aligner,
ou encore plus clairement : "l'industrie informatique doit payer pour
subventionner les agriculteurs", "ceux qui ont un emploi pour ceux qui
sont au chômage", ceux qui n'ont pas de gosses pour ceux qui en ont",
etc., ou vice-versa. Elles peuvent toutes être facilement rejetées comme
postulantes sérieuses au titre de normes de propriété acceptables en
tant que telles, parce que toutes indiquent par leur formulation même
que ce ne sont pas des règles universalisables.
Qu'est-ce qui manque, cependant, à une normative non libérale si
cette question-là est réglée et s'il existe bel et bien une théorie
exclusivement formulée en termes de normes universalisables du type
"personne n'a le droit de" ou "tout le monde pourra" ? Même de telles
propositions ne pourraient jamais espérer prouver leur validité —non
plus pour des raisons formelles, mais plutôt à cause de leurs
spécifications matérielles. En fait, alors qu'il est au moins
envisageable de mettre en pratique les propositions concurrentes dont la
prétention à être moralement valides est facilement réfutable sur de
simples critères formels, l'application de ces versions plus raffinées
qui survivraient au test de l'universalisation leur serait fatale pour
des raisons purement matérielles : même si on essayait, il serait tout
simplement impossible de les mettre en œuvre.
La théorie libérale de la propriété contient au moins deux autres
exigences avec l'une desquelles au moins toute théorie concurrente
entre en conflit. La première est que l'agression soit définie comme une
interférence avec l'intégrité physique de la propriété des autres. Il
existe néanmoins des tentatives populaires pour la définir comme une
interférence avec la valeur ou l'intégrité psychique de la propriété des
autres. Le conservatisme idéologique, par exemple, prétend figer une
distribution donnée des richesses et des valeurs, et tente de brider les
forces qui pourraient changer ce statu quo au moyen de contrôles des
prix, des réglementations, et des politiques d'ordre moral. Il est clair
que pour ce faire, il est nécessaire de supposer que l'on puisse
justifier des droits de propriété sur la valeur des choses, et qu'une
violation des valeurs, mutatis mutandis, puisse être considérée comme
une agression injustifiable. Il n'y a pas que le conservatisme qui se
serve de cette idée de la propriété et de l'agression ; le socialisme
redistributeur aussi. Par exemple, il faut supposer qu'il existe des
droits de propriété sur les valeurs lorsque par exemple le socialisme
redistributeur m'autorise à réclamer une compensation à des gens dont
les chances ou les occasions d'agir affectent négativement les miennes.
Et la même chose est vraie lorsqu'on prétend à une indemnisation pour
une violence "psychologique" ou, terme particulièrement cher à la
science politique gauchiste, "structurelle". Pour pouvoir réclamer une
telle indemnisation, il faudrait définir ce qui a été fait —affecter mes
chances, mon intégrité psychique, mes impressions sur ce qui m'est dû —
comme un acte d'agression.
Pourquoi cette idée d'une protection de la valeur de la propriété
est-elle injustifiable ? Pour commencer, alors que toute personne, du
moins en principe, peut entièrement contrôler si ses actions modifient
ou ne modifient pas les caractéristiques physiques d'une chose, de sorte
qu'elle peut parfaitement s'assurer que ses actes soient justifiables,
déterminer si vos actions affecteront ou non la valeur de la propriété
de quelqu'un d'autre ne dépend pas de la personne qui agit, mais dépend
d'autres personnes et de leurs jugements de valeur subjectifs. De sorte
que personne ne pourrait déterminer ex ante si ses actions seront
qualifiées de justifiées ou d'injustifiables. Il faudrait commencer par
interroger l'ensemble de la population pour s'assurer que les actions
qu'on envisage ne changeraient le jugement de personne relativement à sa
propriété. Et même à ce moment-là, personne ne pourrait agir avant
qu'un accord universel ait été atteint pour savoir qui est censé faire
quoi avec quoi, et quand. A l'évidence, avec toutes les difficultés
pratiques que cela implique, on serait morts depuis longtemps et
personne ne pourrait plus discuter, bien avant que cet accord soit
jamais atteint. Mais de façon encore plus décisive, cette position quant
à la propriété et l'agression ne saurait être défendue par
l'argumentation : un débat sur des normes implique qu'on n'est pas
d'accord sur l'affectation de ressources rares, autrement on n'aurait
tout simplement pas besoin de se disputer. Cependant, pour que la
discussion livre un moyen de sortir de tels conflits, il faut
présupposer que certaines actions seront autorisées avant qu'on ne
parvienne effectivement à un accord ou à un désaccord car si elles ne
l'étaient pas, on ne pourrait même pas discuter de la sorte. Or, si on
peut le faire —et dans la mesure où elle existe en tant que position
intellectuelle ouverte à la discussion la proposition envisagée doit
supposer qu'on le peut— alors cela n'est possible que grâce à
l'existence de limites objectives à la propriété —des bornes que tout un
chacun peut à lui seul reconnaître comme telles sans avoir à se mettre
d'accord avec tous les autres sur son système de normes et d'évaluation.
Par conséquent, une normative de ce genre, qui prétendrait protéger les
valeurs, doit elle aussi, et en dépit de ce qu'elle prétend,
présupposer l'existence de limites objectives de la propriété, et non
celle de limites déterminées par des évaluations subjectives, ne
serait-ce que pour conserver en vie des personnes capables d'énoncer ses
propositions d'ordre moral.
L'idée de protéger la valeur et non l'intégrité physique échoue
aussi pour une deuxième raison connexe : il est évident que votre
valeur, par exemple sur le marché du travail ou celui du mariage, peut
être, est en fait affectée par l'intégrité physique et le degré
d'intégrité physique des autres personnes. De sorte que si l'on veut que
la valeur des propriétés soit protégée, il faut autoriser l'agression
physique contre d'autres personnes. Cependant, c'est uniquement à cause
du fait que les frontières d'une personne —celles de sa propriété sur
son propre corps comme son domaine de maîtrise exclusive qu'aucune autre
personne n'est autorisée à transgresser s'il ne souhaite pas devenir
agresseur— sont des frontières physiques (constatables par des esprits
différents, et non des frontières simplement imaginées par la
subjectivité), que tout le monde peut se mettre indépendamment d'accord
sur quoi que ce soit (et bien sûr, l'accord signifie un accord entre des
unités de décision indépendantes !). Par conséquent, c'est seulement
parce que les bornes protégées de la propriété sont objectives,
c'est-à-dire fixées et reconnaissables comme fixées antérieurement à
tout accord conventionnel, qu'il peut à quelque titre que ce soit
exister une argumentation et un éventuel accord entre des unités de
décision indépendantes. Si personne ne saurait argumenter en faveur d'un
système de propriété définissant les limites de la possession légitime
en termes subjectifs, en termes de valeur, c'est simplement parce que
pouvoir parler en ces termes présuppose que l'on doit en fait,
contrairement à ce qu'on serait en train de prétendre, déjà être une
entité physiquement indépendante pour le dire.
La situation n'est pas moins tragique pour les propositions
normatives concurrentes lorsqu'on se tourne vers la deuxième
spécification essentielle des règles de la théorie libérale de la
propriété. Les normes de base de la politique libérale étaient
caractérisées non seulement par le fait que la propriété et l'agression
étaient définies en termes physiques ; il n'était pas de moindre
importance que la propriété soit définie comme une propriété privée,
individualisée, et que le sens de l'appropriation initiale, qui implique
évidemment de faire une distinction entre l'avant et l'après, ait été
précisé. C'est aussi avec cette clause supplémentaire que les normatives
sociales concurrentes, non libérales, entrent en conflit.
Au lieu de
reconnaître l'importance vitale de la distinction entre l'avant et
l'après pour trancher entre des prétentions en conflit sur une
propriété, ils proposent des normes qui affirment dans les faits que la
priorité n'aurait aucune pertinence pour prendre une telle décision, et
que les derniers arrivants auraient autant de droits que les premiers
arrivés sur la propriété [en question]. Il est clair que cette idée-là
est impliquée lorsque le socialisme redistributeur, par exemple, fait
payer un impôt aux propriétaires naturels de la richesse (ou à leurs
héritiers) pour permettre aux derniers arrivés [prétendument] moins
chanceux de participer à sa consommation. Et elle est aussi impliquée,
par exemple, lorsque le possesseur d'une ressource naturelle est forcé
de réduire (ou d'accroître) son exploitation actuelle dans l'intérêt de
la postérité. A ces deux occasions, cela n'a un sens de faire ce que
l'on fait que si l'on suppose que la personne qui a accumulé la richesse
la première, ou qui la première a fait usage de la ressource naturelle,
aurait par ce fait même commis une agression contre quelque arrivant
tardif. S'ils n'avaient rien fait de mal, alors les derniers arrivés
n'auraient pas un tel droit sur eux.
Qu'est-ce qui cloche dans cet abandon de la distinction entre
l'avant et l'après comme moralement dépourvue de pertinence ? Tout
d'abord, si les derniers arrivants, c'est-à-dire ceux qui n'ont en
réalité jamais rien fait avec les biens en question, y avaient
réellement autant de droits que les premiers arrivés qui en ont bel et
bien fait quelque chose, alors littéralement personne ne serait jamais
autorisé à faire quoi que ce soit avec quoi que ce soit, puisqu'il
faudrait obtenir le consentement de tous les futurs arrivants avant de
pouvoir faire ce que l'on voudrait faire. En fait, comme cette
postérité-là inclurait les enfants de ses propres enfants —c'est-à-dire
des gens qui arriveraient tellement tard qu'il serait absolument
impossible de le leur demander— prôner un système juridique qui, à la
base de sa théorie de la propriété, ne ferait pas usage de la
distinction entre l'avant et l'après, est purement et simplement
absurde, en ce qu'elle implique de recommander la mort alors qu'il faut
présupposer la vie pour être capable d'avancer le moindre argument. Ni
nous, ni nos aïeux, ni notre progéniture n'auraient pu, ne pourraient et
ne pourront survivre si on devait suivre cette règle-là. Pour qu'une
personne quelconque —passée, présente ou à venir— puisse discuter, il
faut qu'il soit possible de survivre à ce moment. Personne ne peut
suspendre toute action pour attendre jusqu'à ce qu'un groupe indéterminé
d'arrivants tardifs se pointe pour accepter que vous fassiez ce que
vous vouliez faire. Bien au contraire, dans la mesure où quelqu'un se
trouverait seul, il doit pouvoir tout de suite agir, utiliser, produire,
et consommer des biens, avant tout accord avec des gens qui ne sont
tout simplement pas encore là (et qui n'y seront peut-être jamais). Et
dans la mesure où une personne se trouve en présence d'autres, et où
apparaît un conflit sur la manière d'utiliser une ressource rare donnée,
il faut qu'elle puisse résoudre le problème à un instant défini avec un
nombre défini de personnes, au lieu de devoir attendre un nombre
indéterminé de personnes pendant une durée non précisée. Par conséquent,
rien que pour survivre, ce qui est une condition préalable pour pouvoir
argumenter pour ou contre quelque chose, il est impossible d'imaginer
des droits de propriété comme indépendants du moment et comme non
spécifiques quant au nombre des personnes concernées. Bien au contraire,
il faut nécessairement les concevoir comme nés de l'action d'individus
particuliers, à un moment déterminé.
Par-dessus le marché, l'idée d'abandonner la distinction entre
l'avant et l'après serait tout simplement incompatible avec le principe
de non-agression comme fondement pratique de l'argumentation.
Argumenter, et se trouver éventuellement d'accord avec quelqu'un (ne
serait-ce que sur le fait qu'il n'y a pas d'accord), implique de
reconnaître le droit prioritaire de maîtrise sur son propre corps.
Sinon, il serait impossible à quiconque de dire d'abord quelque chose,
puis à un autre d'en dire ensuite une autre, ou vice-versa, dans la
mesure où ni le premier à parler, ni le second ne seraient plus, à aucun
moment, des unités de décision physiquement indépendantes. Donc,
éliminer la distinction avant/après équivaut à supprimer la possibilité
de discuter et de se mettre d'accord. Or, comme il est impossible de
prétendre qu'il existe aucune possibilité de discussion, à moins que la
maîtrise préalable de son propre corps par chaque personne n'ait été
reconnue et acceptée comme juste, une éthique du dernier arrivant qui
refuserait de faire cette différence ne pourrait jamais être acceptée
par tout le monde. Se borner à affirmer qu'elle pourrait l'être
impliquerait une contradiction, puisque le fait qu'on puisse le dire
présupposerait sa propre existence en tant qu'entité capable de prendre
des décisions indépendantes à un moment défini dans le temps.
De sorte qu'on est forcé de conclure que la politique libérale
non seulement peut être justifiée, et justifiée au moyen du raisonnement
a priori, mais qu'il est impossible de défendre aucune normative
concurrente au moyen de l'argumentation.
Quatre réponses à la critique Préférence démontrée et propriété privée
Le Professeur Osterfeld, après avoir généreusement reconnu mon rôle
de "défricheur" dans la défense a priori de la normative de la propriété
privée, se concentre sur quatre critiques à mes arguments.
J'entends commenter les quatre objections que le Professeur
Osterfeld m'adresse. Cependant comme elles dépendent d'une compréhension
correcte de mon argument central et de sa force logique, je souhaite
exposer à nouveau mon cas le plus brièvement possible.
Comme Osterfeld le remarque à juste titre, je prétends donner une
démonstration fondée sur la nature de l'action de la validité de la
normative —essentiellement lockéenne— de la propriété privée. Plus
précisément, je veux démontrer que cette normative est la seule qui
puisse être justifiée par l'argumentation, parce qu'elle est la
présupposition pratique de l'argumentation, et qu'il est donc possible
de montrer que toute proposition normative qui s'en écarterait
contredirait le choix démontré du locuteur. Une telle proposition peut
être faite, mais son contenu contredirait la norme pour laquelle on
démontre sa préférence en vertu même de son acte d'énoncer une
proposition, c'est-à-dire par son choix de se lancer dans une
argumentation. De même que l'on peut dire "je suis et je serai toujours
absolument indifférent à faire des choses", alors que cette proposition
est contradictoire avec le fait d'énoncer une proposition parce que cet
acte révèle les préférences réelles (dire cela plutôt que de dire
quelque chose d'autre ou de ne rien dire du tout), de même des
propositions normatives déviantes seront réfutées par le seul fait de
les proposer.
Pour parvenir à cette conclusion et saisir pleinement son importance, il est essentiel de comprendre deux choses.
Tout d'abord, la question de savoir ce qui est juste ou injuste
—ou, plus généralement encore, ce qui est vrai ou faux— n'apparaît que
dans la mesure où moi-même, et les autres, sommes capables d'échanger
des propositions, c'est-à-dire d'argumenter. La question n'apparaît pas
pour un caillou ou pour un poisson, parce qu'ils sont incapables
d'énoncer des propositions prétendant à la validité. Or, si c'est le cas
—et on ne peut pas le nier sans se contredire soi-même, comme on ne
peut pas fournir d'arguments comme quoi il serait impossible
d'argumenter— alors on doit supposer de toute proposition normative,
comme de toute autre proposition, qu'elle peut être validée au moyen de
propositions ou d'argumentations. En produisant une proposition quelle
qu'elle soit, ouvertement ou au for intérieur, on démontre sa préférence
pour s'en remettre aux moyens de l'argumentation afin de convaincre de
quelque chose soi-même ou les autres. Et il n'y a alors aucun moyen de
justifier quoi que ce soit, si ce n'est une justification en termes
d'argumentation. Il faut considérer comme la défaite la plus absolue
pour une proposition normative que l'on puisse démontrer que son contenu
est logiquement incompatible avec l'affirmation de son auteur comme
quoi sa validité pourrait être constatée au moyen d'une argumentation.
Démontrer une telle incompatibilité équivaut à une démonstration
d'impossibilité ; et une telle démonstration est absolue dans le domaine
de la recherche intellectuelle.
Deuxièmement, les moyens avec lesquels une personne démontre une
préférence en s'engageant dans l'argumentation sont ceux de la propriété
privée. Il est évident que personne ne pourrait proposer quoi que ce
soit ni se laisser convaincre par une proposition quelconque au moyen
d'une argumentation si on se présupposait pas déjà le droit d'une
personne de faire usage de son corps. En outre, il serait également
impossible de soutenir une argumentation et de s'en remettre à la force
de conviction de ses propres arguments si on n'avait pas le droit de
s'approprier d'autres produits rares par des actes d'appropriation
initiale, c'est-à-dire en les mettant en valeur avant que quiconque ne
l'ait fait, ou si ces biens-là, et le droit de maîtrise exclusive en ce
qui les concerne, n'étaient pas définis en termes objectifs et
matériels. Car si on ne présupposait pas un tel droit, ou si les
derniers arrivés étaient censés avoir des prétentions légitimes sur les
possessions d'autrui, ou si la propriété était définie en termes
subjectifs, en termes d'évaluation, personne ne pourrait survivre en
tant qu'entité de décision indépendante, et par conséquent personne ne
pourrait émettre des propositions prétendant à la validité.
Par conséquent, en étant vivant et en formulant des propositions,
on démontre que toute normative autre que celle de la propriété privée
est dépourvue de validité.
La quatrième objection d'Osterfeld à mon article affirme que mon
argument est un exemple de naturalisme normatif, mais que je semble être
tombé dans le sophisme naturaliste en déduisant un impératif d'une
proposition de fait. Je veux bien accepter la première partie de la
proposition mais pas la seconde. Ce que je présente est un système
normatif entièrement exempt d'engagement personnel. Je demeure
exclusivement dans le domaine des propositions de fait, et ne cherche
nulle part à tirer un "devrait être" à partir d'un "est". La structure
de mon argumentation est : (a) la justification repose sur des
propositions et des arguments ; (b) l'argumentation présuppose la
reconnaissance du principe normatif de la propriété naturelle
(proposition de fait vraie a priori) ; (c) aucun écart par rapport à la
normative de la propriété naturelle ne peut être justifiée par
l'argumentation (proposition de fait vraie a priori). Si bien que ma
réfutation de toutes les normes socialistes est une réfutation purement
descriptive. Et que Rawls ou d'autres socialistes puissent continuer à
défendre de telles normes n'a rien à faire avec la question. Que un et
un font deux n'élimine pas la possibilité de voir quelqu'un dire que
cela fait trois, ni même qu'on ne devrait pas essayer de faire de "un et
un font trois" la loi arithmétique du pays. Mais tout cela ne change
rien au fait que un et un font toujours deux. De manière strictement
analogue, je prétends "seulement" que tout ce que disent Rawls et autres
socialistes est faux, et que comprendre cela est à la portée de tout
homme compétent et honnête. Cela ne change rien au fait que l'incapacité
de penser, la malhonnêteté et la méchanceté peuvent toujours exister et
même l'emporter sur la vérité et la justice.
La seconde objection comprend aussi mal le fait que ma défense de
la propriété naturelle n'est
déduite d'aucun jugement de valeur. Osterfeld reconnaît que
l'argumentation présuppose de reconnaître la propriété privée. Mais
ensuite, il s'inquiète de connaître l'origine de ce droit. Mais comment
peut-il poser une question pareille ? Uniquement parce que lui-même est
capable d'argumenter. Sans argumentation, il n'y aurait rien d'autre que
du silence ou un bruit sans signification. La réponse est que l'origine
des droits de l'homme est, et doit être, l'argumentation comme
manifestation de notre rationalité. Il est impossible de prétendre que
quoi que ce soit d'autre puisse servir de point de départ pour la
déduction d'un système normatif, parce qu'affirmer cela serait encore
une fois présupposer notre capacité d'argumenter. Les droits ne
pourraient-ils pas résulter d'un contrat passé derrière le "voile de
l'ignorance" ? Demande Osterfeld. Oui et non. Bien sûr, il peut exister
des droits qui résultent d'un contrat. Mais pour qu'un droit soit
possible, il faut déjà qu'existent possesseurs privés et propriété
privée. Sinon, il n'y aurait pas de cocontractants physiquement
indépendants, et rien sur quoi on puisse se mettre d'accord par contrat.
Et "non" ; on ne peut définir aucun droit derrière le "voile de
l'ignorance", parce que personne ne vit derrière un objet pareil, sauf
peut-être des zombies épistémologiques, et de là-derrière, il n'y a
qu'une normative rawlsienne pour zombies qui puisse jamais sortir. Les
droits peuvent-ils émerger d'une tradition à la Hume ou à la Burke ?
Bien sûr, ils le font toujours. Mais la question factuelle de
l'émergence du droit n'a rien à faire avec la question de savoir si ce
qui existe peut ou non être justifié.
Dans sa troisième objection, Osterfeld affirme que j'ai construit
une alternative entre la propriété individuelle d'une part, et la
propriété communautaire mondiale de l'autre, mais que cette
alternative-là ne serait pas exhaustive. C'est une erreur de
représentation. Je ne dis nulle part quoi que ce soit de tel. Dans la
section à laquelle Osterfeld se réfère, je me soucie d'expliquer
l'alternative entièrement différente entre la propriété définie en
termes physiques et apparaissant à des moments différents dans le temps
pour des individus différents, et d'autre part la propriété telle qu'on
prétend la définir en termes de valeur et sans préciser sa date ni son
origine, et de réfuter la seconde comme absurde et contradictoire. Je
n'exclus pas du tout la possibilité de la propriété par des "communautés
intermédiaires". Cependant, je répète que cette propriété-là présuppose
la propriété individuelle et privée. La propriété commune nécessite des
contrats, et les contrats ne sont possibles que s'il existe déjà des
titres de possession obtenus indépendamment de ces contrats : les
contrats sont des accords entre des entités physiquement indépendantes,
qui sont fondés sur la reconnaissance mutuelle des titres de propriété
sur les choses acquises préalablement à l'accord par les
co-contractants, et qui concernent le transfert de ces titres de
propriété d'un propriétaire initial particulier à un (des)
propriétaire(s) final (finaux).
En ce qui concerne la première objection d'Osterfeld, je n'ai pas
écrit que les buts fondamentaux de l'économie et de la philosophie
politiques seraient "complémentaires". Ce que j'ai dit est qu'ils sont
différents. Personne, s'il essaie de répondre à la question "qu'est-ce
qui est juste ?", n'est logiquement tenu d'exiger que sa réponse doive
aussi contribuer à la plus grande production de richesse possible (en
tous cas je n'affirme nulle part qu'il existe aucune obligation logique
de la sorte !). Ainsi, que Hobbes, Rousseau et d'autres prétendent que
les systèmes politiques n'accroissent pas la richesse mais la rareté
n'est pas une objection valide à l'encontre de mes remarques sur la
relation entre la philosophie et l'économie politiques. Leur affirmation
selon laquelle ces systèmes-là seraient justes est indéfendable, et il
se trouve que la seule normative qui puisse être justifiée contribue bel
et bien à la production maximale. C'est un —heureux— état de fait. Cela
ne change en rien le fait que la philosophie et l'économie politiques
s'intéressent à des questions complètement distinctes.
Ma thèse consiste en ceci et seulement ceci : alors que les
philosophes politiques en tant que tels n'ont pas besoin de se soucier
de combattre la rareté, la philosophie politique et l'économie ont en
commun le fait que sans la rareté ni l'une ni l'autre discipline
n'auraient aucun sens ; il n'y aurait pas de conflit interpersonnel sur
quoi que ce soit, et par conséquent aucune question sur les normes qu'il
faudrait accepter comme justes afin d'éviter les conflits.
Ce n'est pas
pousser trop loin les choses que d'affirmer que les philosophes
politiques ne se sont jamais occupés que de l'attribution de droits de
maîtrise exclusive sur des biens rares. C'est le cas lorsqu'un Lockéen
propose d'accepter la normative de la propriété naturelle, et ce ne
l'est pas moins lorsqu'un hobbesien souhaite à la place que quelqu'un
soit nommé Führer suprême, aux ordres de qui tout le monde devrait
obéir.
Utilitaristes et Randiens contre la Raison
Il n'est pas possible, et il ne vaudrait pas la peine, de répondre à
toutes les questions soulevées au cours de la discussion qui vient
d'avoir lieu. Je vais me concentrer sur les critiques les plus
véhémentes —toutes utilitaristes d'une espèce ou d'une autre à
l'encontre de mon argumentation. Ensuite, je commenterai brièvement la
manière de réagir des Randiens.
Aussi incroyable que cela paraisse, il semble que Friedman,
Yeager, Steele, Waters, Virkkala et Jones se figurent que je ne me
serais pas rendu compte qu'aucune des sociétés existantes n'est
entièrement libérale (qu'il y a de l'esclavage, des camps de
concentration, que les maris possèdent leurs femmes, etc.), et que ce
fait, pour une raison ou pour une autre, réfuterait mon argument. Il est
pourtant évident que je n'aurais pas écrit cet article si mon opinion
était que le libéralisme domine partout ; et il aurait dû l'être que
c'est précisément ce caractère non libéral de la réalité qui m'a poussé à
démontrer quelque chose d'entièrement différent, à savoir pourquoi une
telle situation ne peut pas être justifiée. Mentionner des faits tels
que l'esclavage comme un contre-exemple vaut à peu près autant que de
prétendre réfuter la démonstration suivant laquelle 1 + 1 = 2 en
signalant que quelqu'un vient de donner 3 comme réponse — et c'est tout
aussi ridicule.
Pour répéter ce que j'affirme : si une chose est vraie, fausse ou
indéterminée ; si elle a ou non été justifiée ; ce qui est nécessaire
pour la justifier ; si c'est moi, ou mes adversaires qui a raison ou si
nous avons tous tort— tout cela doit être décidé au cours d'une
argumentation. Cette proposition est vraie a priori, parce qu'on ne peut
pas la nier sans l'affirmer par le fait même de la nier. On ne peut pas
prouver par l'argumentation que l'argumentation serait impossible, et
on ne peut pas contester que l'on sache ce que signifie "prétendre que
quelque chose est vrai" sans affirmer implicitement —au moins— que c'est
le contraire qui est vrai.
On a appelé cela l'"a priori de l'argumentation" —et c'est à
cause du caractère axiomatique de cette proposition, analogue à l'axiome
de l'action, que j'ai invoqué von Mises dans mon article (l'indignation
de Virkkala à ce propos se disqualifie elle-même, puisque j'ai
explicitement affirmé que pour Mises, ce que j'essayais de faire était
impossible. En outre, c'est sa compréhension de Mises qui est amusante.
Car alors qu'il est vrai que la praxéologie [de Mises] parle du
marginalisme, il n'est évidemment pas vrai que la praxéologie elle-même
soit en quoi que ce soit affectée par le caractère marginal des choix.
La praxéologie contient des propositions universellement vraies, et que
nous choisissions ou non de les accepter n'y change absolument rien. Je
ne vois pas pourquoi il en irait différemment des propositions
normatives. Virkkala pourrait aussi bien taxer Mises de "régression par
rapport au marginalisme" pour avoir affirmé que la praxéologie est
vraie).
L'a priori de l'argumentation une fois établi comme point de
départ axiomatique, il s'ensuit que rien de ce qu'il est nécessaire de
présupposer pour pouvoir énoncer des propositions ne peut plus être
contesté par des propositions. Cela n'aurait pas de sens de réclamer que
l'on justifie les présuppositions préalables qui rendent possible la
production des propositions. Bien au contraire, elles doivent être
considérées comme absolument assurées par quiconque énonce une
proposition. Et tout énoncé propositionnel spécifique qui contesterait
leur validité pourrait être décrit comme impliquant une contradiction
performative (dans le sens expliqué par David Gordon) et, partant, comme
définitivement réfutée.
Le principe de non-contradiction est l'une de ces
présuppositions. C'est une loi qu'on ne peut pas
nier sans présupposer sa validité par le fait de la nier. Mais il en
existe une autre. Les propositions ne sont pas des entités qui
flotteraient dans l'air. Elles exigent quelqu'un pour les énoncer,
lequel, s'il veut émettre une proposition pour décrire quoi que ce soit
comme vrai, doit absolument avoir la maîtrise exclusive de certaines
ressources rares, définies en termes objectifs et passées sous son
contrôle à des moments déterminés par des actes d'appropriation
initiale. De sorte que toute proposition qui contesterait la validité du
principe d'appropriation initiale comme moyen de définir la propriété,
ou qui affirmerait celle d'un autre principe incompatible avec lui,
serait réfutée par le fait de l'énoncer, de la même manière que la
proposition : "le principe de non-contradiction est faux" serait
contredite par le fait même de l'énoncer. En tant que présupposé
praxéologique du fait d'énoncer des propositions, la validité du
principe de l'appropriation naturelle ne peut pas être contestée par une
argumentation sans tomber dans une contradiction performative. Dès
lors, quiconque émet des propositions peut —en réfléchissant— comprendre
que tout autre principe d'acquisition de la propriété est finalement
incapable d'être justifié par des propositions (remarquez notamment que
cela inclut toute proposition prétendant qu'il serait justifié de
limiter le domaine des choses qui peuvent faire l'objet de
l'appropriation initiale. Celle-ci échoue parce que, une fois qu'on a
admis que la maîtrise exclusive de certains moyens obtenus par
appropriation initiale, il devient impossible de justifier aucune
restriction dans le processus de l'appropriation initiale — sauf celle
qu'on s'imposerait à soi-même— sans tomber dans une contradiction. Car
si celui qui propose une telle restriction était cohérent, il n'aurait
pu justifier l'appropriation que de certains moyens physiques, dont il
ne serait pas autorisé à se servir pour une appropriation
supplémentaire. Or, il est évident que dans ces conditions, il ne
pourrait pas gêner l'appropriation initiale supplémentaire d'un autre,
simplement parce qu'il n'aurait aucun moyen physique d'agir dans ce sens
de manière justifiée. S'il le faisait, il aurait par là l'inconséquence
d'étendre ses propres prétentions à l'appropriation au-delà des
ressources qu'il considérait avoir justement appropriées. En outre, pour
justifier cette extension, il lui faudrait invoquer un principe
d'acquisition de la propriété incompatible avec le principe
d'appropriation des biens sans maître qu'il aurait déjà admis comme
justifié).
Tout mon argument prétend donc être une démonstration
d'impossibilité. Mais non pas, comme les critiques susmentionnés
semblent penser, une démonstration qui affirmerait l'impossibilité de
certains événements empiriques, de sorte qu'elle pourrait être réfutée
par une observation. Bien au contraire, c'est la démonstration qu'il est
impossible, par des propositions, de justifier des principes non
libéraux de la propriété sans tomber dans des contradictions. Pour ce
qu'elle peut éventuellement valoir (et j'y viendrai bientôt), il devrait
quand même être clair que l'observation empirique n'a absolument aucune
prise sur elle. Qu'est-ce que ça y fait s'il y a de l'esclavage, des
goulags et des impôts ? La démonstration concerne le fait qu'affirmer
que ces institutions pourraient être justifiées implique une
contradiction pratique. Sa nature est purement intellectuelle, comme les
démonstrations logiques, mathématiques ou praxéologiques. Sa validité
—comme la leur— peut être établie indépendamment de toute expérience
contingente. Et sa validité n'est pas non plus affectée en quoi que ce
soit, comme plusieurs critiques —le plus notoirement Waters— semblent le
penser, par la question de savoir si les gens la trouvent ou non à leur
goût, si elle a ou non leur faveur, s'ils la comprennent ou non, ou se
mettent ou non d'accord à son sujet et pas davantage s'ils sont ou non
en train d'argumenter.
De même que ce genre de considération n'a aucune pertinence pour
juger par exemple de la validité d'une démonstration mathématique, elles
sont ici complètement à côté de la plaque. Et tout comme la validité
d'une démonstration mathématique n'est pas restreinte au moment où on
l'énonce, celle de la théorie libérale de la propriété n'est pas limitée
aux cas où quelqu'un argumente. S'il est juste, l'argument démontre sa
validité universelle, que l'on argumente ou qu'on n'argumente pas (de
tous les critiques utilitaristes, Steele est le seul à avoir saisi le
défi que je leur avais particulièrement adressé, en affirmant que
l'attribution des droits de propriété ne peut pas dépendre d'un résultat
ultérieur, parce que dans ce cas là, personne ne pourrait jamais savoir
avant le résultat ce qu'il était justifié ou injustifié qu'il fasse ;
et qu'en prônant une attitude conséquencialiste, l'utilitarisme n'est,
au sens strict du terme, absolument pas une normative puisqu'il ne sait
pas répondre à la question : "qu'est-ce qu'il est justifié que je fasse
maintenant ?" Steele résout ce problème en suivant la méthode adoptée
tout au long de son commentaire : en le comprenant de travers. Il
s'imagine que mon argument serait susceptible d'un test empirique ; il
lui prête faussement l'intention de prouver que l'énoncé "je suis pour
une politique libérale" découlerait de l'énoncé : "je suis en train de
dire quelque chose", alors que ce qu'il affirme en fait c'est que, quoi
que les gens se trouvent penser ou dire, l'énoncé : "la politique
libérale peut être définitivement justifiée par l'argumentation" peut
être logiquement déduit de l'énoncé : "je prétends que telle ou telle
opinion est valide, c'est-à-dire susceptible d'être justifiée par des
propositions de fait". Sa réponse au problème du conséquencialisme est
un autre trait de génie : "non, dit Steele, le conséquencialisme
n'implique pas nécessairement l'absurdité praxéologique d'une éthique du
'j'attends le résultat'". Son contre-exemple : on commence par prôner
certaines règles, puis on les met en œuvre, et ensuite on les modifie au
regard des résultats. Alors qu'il s'agit bien d'un exemple de
conséquencialisme, je n'arrive pas à comprendre comment il pourrait
fournir une réponse à la question : "qu'est-ce qu'il est justifié que je
fasse maintenant ?", de manière à échapper à l'absurdité d'une éthique
du "j'attends le résultat". Le point de départ n'est pas justifié
[quelles règles ? Il n'y a pas que le résultat qui dépende d'une réponse
à cette question !] ; et la procédure conséquencialiste ne l'est pas
non plus [pourquoi ne pas adopter des règles et s'y tenir quel que soit
le résultat ?]. La réponse de Steele à la question "qu'est-il justifié
que je fasse ?", c'est : ça dépend des règles avec lesquelles vous
partez, puis de l'effet de ce à quoi ça peut bien conduire, et enfin de
si oui ou non vous vous souciez d'un tel résultat. De quoi qu'il puisse
s'agir, ce n'est pas un système normatif.
La réaction de l'autre côté —le côté randien, représenté par
Rasmussen, est différente. Il a moins de mal à comprendre la nature de
mon argument, mais il me répond à son tour : "et alors ? Pourquoi une
démonstration a priori de la politique libérale devrait-elle faire une
différence quelconque ? Pourquoi ne pas commettre d'agressions malgré
tout ?" —Eh bien oui, pourquoi pas ? Mais alors, pourquoi la
démonstration suivant laquelle un et un font deux changerait-elle quoi
que ce soit ? On peut certainement continuer d'agir comme si deux et
deux faisaient trois. La réponse évidente est : "parce qu'il existe une
justification argumentée pour faire la première chose mais pas pour
faire la seconde". —"Mais pourquoi devrions-nous agir raisonnablement ?"
dit la réplique suivante. Encore une fois, la réponse est évidente :
"pour commencer, parce qu'il serait impossible d'argumenter contre ;
ensuite, parce que quiconque poserait cette question serait déjà en
train d'approuver l'emploi de la raison par le fait même de la poser.
Cela peut ne pas suffire et tout le monde sait que cela ne suffit pas :
car même s'il faut considérer la norme libérale et le raisonnement
argumenté comme définitivement justifiés, cela n'interdit toujours pas
que certaines personnes agissent sur la foi de croyances injustifiées,
ou parce qu'ils ne savent pas, ou parce qu'ils s'en f..., ou parce
qu'ils préfèrent ne pas savoir. Je ne vois pas ce que cela aurait de
surprenant et en quoi cela rendrait la démonstration déficiente. On ne
peut pas en faire plus par l'argumentation rationnelle.
Rasmussen semble penser que si je pouvais tirer de quelque part
une norme impérative (ce que Yeager prétend que j'essaie de faire, alors
que je l'ai explicitement nié), les choses iraient mieux. Mais ce n'est
là qu'un espoir illusoire. Car même si Rasmussen avait prouvé qu'il
faut être raisonnable et qu'on doit agir conformément à la normative
libérale de la propriété, il ne s'agirait là que d'un autre argument
démonstratif. Il ne pourrait pas plus assurer que les gens feront ce
qu'ils doivent faire que ma démonstration ne peut garantir qu'ils
fassent ce qui est justifié. Alors, où est la différence, et pourquoi
tant d'agitation ? Il existe, il demeure une différence entre prouver
une vérité et instiller le désir d'agir conformément à cette vérité
—avec ou sans "doit". C'est chose évidemment excellente si une
démonstration peut inspirer ce désir. Mais si elle n'y parvient pas,
cela ne peut pas être un argument pour la réfuter. Et cela ne retire
rien non plus à sa validité s'il se trouve des cas, éventuellement
nombreux, où quelque grossière assertion utilitariste se trouverait
avoir plus de succès qu'elle pour convaincre quelqu'un du libéralisme.
Une preuve reste une preuve, et la psychologie sociale la psychologie
sociale.
L'intimidation par argumentation
Mon livre A Theory of Socialism and Capitalism a interloqué Loren
Lomasky et il en demeure furieux. Pour commencer, parce que ce livre est
plus ambitieux que ne l'indique son titre. "Il s'agit", se
lamente-t-il, "de rien de moins que d'un manifeste en faveur de
l'anarchisme débridé". Fort bien. Et alors ? Comme je l'ai expliqué dans
mon livre, mais comme Lomasky l'escamote opportunément, l'anarchisme
débridé n'est rien d'autre que le nom d'un ordre social de droits de
propriété privée absolument sans entraves, c'est-à-dire du droit absolu
de propriété sur soi-même, du droit absolu de s'approprier des
ressources n'appartenant à personne, de les employer à toute fin que
l'on juge appropriée, aussi longtemps que cela n'affecte pas l'intégrité
physique des ressources d'autrui semblablement appropriées, et de
s'engager avec d'autres propriétaires dans tout accord contractuel que
l'on juge avantageux pour tous. Qu'est-ce qui lui fait tellement peur
là-dedans ? Empiriquement parlant, cette théorie de la propriété
constitue le fond du sens de la justice chez la plupart des gens, de
sorte qu'il est fort exagéré de la dire révolutionnaire. Seul un
personnage qui souhaite que l'on porte atteinte au droit de propriété
privée peut être choqué, comme le fait Lomasky, par mon essai de
justification d'une société de pure propriété privée.
Cependant, il n'y a pas que mes conclusions qui mettent Lomasky
en rage. Son ire est à son comble parce que j'ai entrepris de fournir
non seulement des justifications empiriques mais une démonstration
rigoureuse, "validée", gronde Lomasky, "par la pure raison et non
contaminés par la vulgaire vraisemblance empirique". Il n'est pas
surprenant qu'un adversaire du respect absolu des droits de propriété
privée, tel que Lomasky, trouve cette entreprise doublement sacrilège.
Mais que reproche-t-il exactement à la théorisation a priori en économie
et en éthique ? Lomasky souligne qu'il existe des tentatives pour
élaborer des théories a priori, et que celles-ci ont échoué. Et alors ?
Ce jugement-là ne porte que sur les théories en question. En outre, il
présuppose en fait l'existence du raisonnement a priori dans la mesure
où la réfutation d'une théorie a priori doit elle-même être une
démonstration logique. Mais pour Lomasky, seule l'hyperbole
intellectuelle peut expliquer que l'on "refuse l'humble parcours de
l'empirisme pour s'élever avec Kant puis Mises dans le royaume éthéré de
la nécessité a priori". Par conséquent, un livre de philosophie ou
d'économie politique ne devrait jamais parvenir à des conclusions
claires sur ce qu'il faut faire ni sur les règles à suivre. On est censé
tout laisser dans le vague, à un stade inutilisable de l'élaboration
conceptuelle. Et il ne faudrait surtout pas essayer de prouver quoi que
ce soit : l'approche à suivre est, l'esprit à jamais ouvert, celle
empiriste des essais et des erreurs, des conjectures hypothétiques, des
réfutations et des confirmations. Voilà, dit Lomasky, quel est le chemin
à suivre, le chemin humble et effacé, sur lequel il faut aller
cahotant. Et certes, on ne saurait douter que la plupart des philosophes
politiques aient suivi ces recommandations, pour faire parler d'eux.
Moi, je choisis le risque, et je présente une thèse sans ambiguïté,
énoncée en termes directement applicables, et je prétends le prouver par
des arguments axiomatiques-déductifs. Si cela fait de mon livre la
transgression suprême dans certains cercles philosophiques, c'est tant
mieux. Mis à part d'autres avantages, comme par exemple que cela
pourrait être le seul mode de recherche approprié, cela vous force au
moins à dire quelque chose de précis, et de vous exposer à tous les
vents de la critique logico-praxéologique au lieu de produire, comme le
font Lomasky et autres adeptes de la Modestie Officielle, des
finasseries et autres balivernes sans la moindre portée pratique.
En plus de me reprocher l'arrogance de publier un livre qui
présente une thèse praxéologiquement bien constituée et facile à
comprendre sur les problèmes centraux de la philosophie et de l'économie
politique, et qui défend assez hardiment son point de vue pour exclure
toutes les autres réponses comme fausses, Lomasky a aussi quelque
pinaillage à faire. Comme on pouvait s'y attendre de la part d'un humble
partisan de la voie modeste, ou bien ce sont des remarques faciles, ou
bien cela traduit une incompréhension complète de la question.
Je suis critiqué pour n'avoir pas prêté assez d'attention à
Quine, Nozick, et autres panzentiers de la pensée philosophique.
Peut-être bien —quoique Nozick, même si c'est seulement dans une note de
bas de page, comme Lomasky le remarque avec indignation, soit en fait
systématiquement réfuté. Mais on souhaiterait savoir pourquoi cela
aurait dû affecter mon argument. Par les temps qui courent, il est trop
facile de se borner à des suggestions de lecture. Je suis critiqué pour
avoir mal interprété Locke, en ne mentionnant pas sa fameuse "clause
restrictive". Mais ce n'est pas un commentaire de Locke que j'ai
entrepris. Je bâtis une théorie descriptive et pour ce faire, je me sers
d'idées lockéennes ; et si l'on admet que ma théorie est juste pour les
besoins de l'argumentation, il ne peut y avoir aucun doute sur mon
verdict sur cette clause : elle est erronée, et elle est incompatible
avec le principe de l'appropriation initiale comme pilier central de la
théorie de Locke. Lomasky ne démontre pas qu'elle ne le soit pas. Il est
embêté par ma dissolution du problème des "services collectifs" comme
un pseudo-problème sans seulement mentionner mon affirmation essentielle
à ce sujet, à savoir que la notion de distinction objective entre deux
classes de produits, singuliers et collectifs, est incompatible avec [la
conception correcte de] l'économie politique comme traitant d'actes de
la pensée, et doit par conséquent s'écrouler, de même que toutes les
distinctions qui en dépendraient. Il trouve insuffisants mes arguments
en faveur de l'optimalité absolue des marchés libres, parce qu'ils
doivent dépendre de l'hypothèse "de l'optimalité universelle des
transactions volontaires". En effet. Je n'ai jamais rien dit d'autre.
Mais cette hypothèse-là se trouve être vraie —en fait, comme je le
prétends, irréfutablement vraie. Et après ? Ou alors, Lomasky est-il
prêt à tenter de prouver qu'elle serait fausse ? Comment, se plaint
Lomasky, ai-je l'audace —dans une note de bas de page— de critiquer
Buchanan et Tullock pour le caractère orwellien de leur double langage ?
Il oublie seulement de mentionner que je donne des raisons plutôt
précises pour les dépeindre de la sorte : entre autres, leur manière
d'utiliser des notions de consentement ou de contrats "conceptuels" dans
leur tentative pour justifier un Etat, alors que dans le langage
ordinaire, ce "consentement", ces "contrats" s'appellent "défaut du
consentement" et "absence de tout contrat" —il y aurait "contrat" quand
on n'a pas donné son accord ! De même, pour mes réflexions ô combien
irrespectueuses sur les théories de la propriété à la mode de Chicago,
je donne des raisons (leur supposition que l'utilité serait mesurable)
que Lomasky passe tout simplement sous silence. Le reste, en ce qui
concerne ma théorie de la justice, est soit de l'incompréhension, soit
une déformation délibérée. A lire la reconstruction de mon argument
central par Lomasky —qui, comme par hasard, n'emploie aucune citation
directe, personne ne comprendrait son objet principal ni comment elle
est construite : en l'absence de rareté, il ne peut y avoir de conflit
interpersonnel et par conséquent aucune question de normative sociale
(comment est-il justifié ou injustifié que j'agisse [face à autrui] ?).
Les conflits sont le résultat de prétentions incompatibles quant à
l'emploi des ressources rares ; et il n'existe alors qu'une manière
réalisable de sortir de ces impasses : énoncer des règles attribuant des
titres de propriété exclusive sur les ressources matérielles rares,
pour qu'il soit possible à des acteurs différents d'agir en même temps
sans que cela fasse naître un conflit (comme la plupart des philosophes
contemporains, Lomasky ne donne aucun signe d'avoir compris ce fait
élémentaire quoique fondamental, que toute philosophie politique qui
n'est pas construite comme une théorie des droits de propriété passe
complètement à côté de son but et doit par conséquent être rejetée
d'emblée comme un verbiage dépourvu de sens pour une théorie de
l'action).
Cependant la rareté, et la possibilité des conflits, ne suffisent
pas pour qu'apparaissent des problèmes de normative sociale. Car à
l'évidence, on pourrait avoir un conflit sur l'utilisation d'une
ressource rare avec un animal, et on ne jugerait pas possible de le
résoudre en proposant des règles de propriété. Dans ce cas-là, éviter
les conflits est un problème technique et non moral. Pour qu'il devienne
moral, il faut aussi que les acteurs en conflit soient capables, en
principe, d'argumentation (de sorte que l'exemple du moustique de
Lomasky est simplement idiot : les animaux ne sont pas des agents
moraux, parce qu'ils sont incapables d'argumentation ; et ma théorie de
la justice nie explicitement qu'elle soit applicable aux animaux et, en
fait, implique qu'ils n'ont pas de droits).
En outre, le fait qu'il ne peut y avoir de normative sans
argumentation est indiscutable. Non seulement je viens d'argumenter tout
du long, mais il est impossible, sans tomber dans une contradiction, de
nier que la question de savoir si on a des droits et si on en a,
lesquels, tout cela doit être décidé au cours d'une argumentation.
Ainsi, il ne peut exister aucune justification normative de quoi que ce
soit, si ce n'en est pas une qui passe par l'argumentation. C'est ce
qu'on a appelé "l'a priori de l'argumentation" (dans la mesure où
Lomasky l'aurait compris si peu que ce soit, il semble bien résolu à ne
pas comprendre le statut axiomatique de cette proposition, c'est-à-dire
le fait que l'a priori de l'argumentation fournit un point de départ
absolu, pour lequel une justification ultérieure n'est ni possible ni
nécessaire).
L'argumentation est une activité, et nécessite qu'une personne
possède une maîtrise exclusive sur des ressources rares (son cerveau ses
cordes vocales, etc.). Plus particulièrement, aussi longtemps qu'il y a
argumentation, il y a reconnaissance mutuelle de chacun sur la maîtrise
exclusive par l'autre de ces ressources-là. C'est ce qui explique une
caractéristique unique de la communication : alors qu'on peut ne pas
être d'accord avec ce qui a été dit, il est toujours possible de se
mettre indépendamment d'accord au moins sur le fait qu'il y a désaccord
(Lomasky ne semble pas contester cela ; mais il prétend que cela ne
prouve que le fait qu'il existe un domaine de maîtrise exclusive, et non
le droit de propriété sur soi-même. Il se trompe : rien de ce qui doit
absolument être présupposé dans la mesure où on argumente —comme le
principe de non-contradiction, par exemple— ne peut plus être contesté
sans absurdité, parce que c'est la condition même d'un doute qui ait un
sens, et par conséquent on doit le considérer comme incontestable, ou
valide a priori. Dans la même veine, le fait de la propriété de soi est
une précondition praxéologique de l'argumentation. Quiconque tente de
prouver ou de réfuter quoi que ce soit doit effectivement être
propriétaire de soi-même. C'est alors une absurdité, une contradiction,
que de demander une justification plus étendue de ce fait. Exigé, de
toute nécessité, par toute argumentation qui ait un sens, la propriété
de soi est un fait absolument et définitivement justifié.
Enfin, si on autorisait des acteurs à posséder des ressources
matérielles autres que leurs propres corps, et s'ils devaient —en tant
qu'agents moraux, catégoriquement différents des moustiques de
Lomasky— suivre cette prescription, ils seraient morts et aucun problème
de justification n'existerait [non plus]. Par conséquent, pour qu'il
existe des problèmes de normative sociale, la propriété d'autres objets
doit aussi être justifiée. En outre, si on n'était pas autorisé à
s'approprier d'autres ressources par appropriation initiale,
c'est-à-dire en les mettant en valeur avant que quiconque ne l'ait fait,
ou si le domaine des objets ainsi appropriables était d'une manière ou
d'une autre limité, cela ne serait possible que si la propriété pouvait
être acquise par simple décret et non par une action sur les choses ;
mais cela ne pourrait pas passer pour une solution au problème de la
normative sociale, à savoir éviter les conflits, ne serait-ce que pour
des raisons purement techniques, car cela ne permettrait pas de décider
que faire si ces prétentions déclaratives se trouvaient être
incompatibles entre elles. Ce qui est plus décisif encore, cela serait
incompatible avec le principe déjà justifié de la propriété de soi : car
si on pouvait s'approprier des ressources par décret, cela impliquerait
que vous puissiez puisse aussi déclarer le corps d'un autre comme étant
votre propriété. De sorte que quiconque nierait la validité du principe
de l'appropriation initiale —dont la reconnaissance est déjà implicite
dans le respect mutuel de la maîtrise exclusive de leur propre corps par
les personnes qui discutent— contredirait le contenu de sa proposition
par le simple fait d'en énoncer une (pour commencer, Lomasky, dans un
éclair de génie, s'inquiète de ce que la première partie de cette
démonstration ne fournit aucune justification pour une appropriation
initiale illimitée. C'est exact. Mais elle n'a jamais prétendu le faire.
C'est la seconde —l'argument a contrario— qui le fait. Et en ce qui
concerne ma démonstration dans son ensemble, Lomasky affirme que je n'ai
prouvé la validité du principe de non-agression que "pour la durée de
l'argumentation elle-même et non au-delà […] il ne s'étend pas à l'objet
de la discussion". Dans le meilleur des cas, cette objection indique
une incapacité totale à comprendre la nature des contradictions
performatives : si la justification de quoi que ce soit est une
justification argumentée, et si ce qui doit être présupposé par toute
argumentation quelle qu'elle soit doit être considéré comme
définitivement justifié, alors toute proposition prétendant à la
validité, dont le contenu est incompatible avec ces faits définitivement
établis est définitivement réfutée comme impliquant une contradiction
performative. Un point, c'est tout).
La théorie économique ou philosophique est effectivement un
métier sérieux, comme Lomasky le fait remarquer. Sa réaction à mon livre
démontre qu'il n'est pas à la hauteur d'une telle tâche.
Sur le caractère indéfendable des "droits à"
De mon argumentation, qui prétend fonder la validité absolue et
universelle du principe de l'appropriation initiale, c'est-à-dire de la
règle suivant laquelle le premier utilisateur d'une ressource issue de
la nature en est le légitime propriétaire, David Conway prétend qu'elle
est défectueuse, et s'affirme capable de démontrer le caractère
justifiable des "droits à". Je demeure non convaincu et je prétends que
c'est son argumentation à lui qui ne tient pas.
Même si je n'ai aucun reproche à faire à sa manière de présenter
mon argumentation, je vais d'abord brièvement reformuler ma
démonstration. Ensuite, je mettrai en évidence les erreurs centrales de
sa réponse. Et enfin je tenterai d'expliquer le rejet de mon
raisonnement par Conway comme l'effet d'un malentendu fort répandu sur
la logique du raisonnement normatif.
Savoir si on a ou non des droits, et si oui, lesquels, cela ne
peut être décidé qu'au cours d'une argumentation. Il est impossible de
nier la véracité de ce fait sans tomber dans une contradiction. Le fait
d'argumenter exige qu'une personne ait (possède) la maîtrise exclusive
de ressources rares (son cerveau, ses cordes vocales, etc.). Tenter de
le nier ne ferait, encore une fois, que le prouver. Et il faut que la
personne ait acquis cette possession simplement en vertu du fait qu'elle
a commencé à se servir de ces ressources avant que quiconque l'ait
fait, sinon elle ne pourrait jamais rien dire ni affirmer quoi que ce
soit. Ainsi, quiconque nierait que le principe de l'appropriation
initiale soit valide au moins pour certaines ressources contredirait son
affirmation par ce fait même d'énoncer une proposition. Jusqu'ici,
apparemment, Conway semblerait d'accord. Mais il veut imposer des
limites à l'étendue des choses qui peuvent faire l'objet d'une
appropriation initiale légitime. Malheureusement (pour Conway), une fois
que l'on a admis la maîtrise exclusive de certains moyens par
appropriation initiale, il devient impossible de justifier aucune
restriction au processus d'appropriation initiale —sauf celles qu'on
s'imposerait volontairement à soi-même— sans tomber par là dans des
contradictions. Car si celui qui propose une telle restriction était
cohérent, il n'aurait pu justifier la maîtrise que sur certaines
ressources, aussi limitées soient-elles, et dont il ne serait autorisé à
se servir pour aucune appropriation initiale ultérieure. Mais alors, à
l'évidence, il ne pourrait pas interférer avec l'appropriation initiale
plus étendue d'un autre, simplement à cause de son manque de moyens pour
y faire quoi que ce soit. Et s'il s'en mêlait effectivement, alors il
aurait l'incohérence d'étendre ses propres prétentions au-delà de ses
propres ressources licitement appropriées. En outre, pour justifier son
ingérence, il lui faudrait invoquer un principe d'acquisition de la
propriété incompatible avec celui de l'appropriation initiale : il lui
faudrait affirmer, au prix d'une contradiction, qu'une personne qui
étend son appropriation initiale, et qui le fait conformément à un
principe dont personne ne peut prétendre qu'il soit universellement
injustifié, serait, ou du moins pourrait être, un agresseur, alors qu'il
serait absolument impossible de dire qu'en agissant ainsi, la personne
en question aurait pris quoi que ce soit à qui que soit. En effet,
l'appropriation initiale porte par définition sur des ressources qui
n'appartenaient à personne auparavant c'est-à-dire sur des choses que
personne n'avait jusqu'à présent reconnues comme rares, et que n'importe
qui d'autre aurait pu s'approprier s'il avait reconnu leur valeur plus
tôt. Y compris d'ailleurs des gens comme Conway, qui se préoccupe
tellement du sort des derniers arrivés qu'il souhaiterait réserver des
ressources pour leur bénéfice ultérieur. Enfin, il lui faudrait
prétendre qu'une personne qui s'oppose ainsi à une appropriation
initiale plus étendue agirait légitimement, alors que personne ne
pourrait arguer qu'elle le fait au nom d'un principe universellement
valide, et qu'elle confisquerait toujours quelque chose à quelqu'un dont
les appropriations n'avaient eu lieu aux dépens de personne.
L'erreur centrale dans le rejet de cet argument par Conway est
son refus de reconnaître l'incompatibilité logique entre d'une part la
notion de "droits sociaux" —l'idée suivant laquelle on pourrait avoir
des droits opposables à la propriété initiale d'autrui—, et d'autre part
le principe de l'appropriation initiale. Ou c'est la première idée qui
est juste ou c'est la seconde. En outre, on ne peut pas dire que la
première le soit, puisqu'il faudrait présupposer que la seconde est
vraie pour pouvoir seulement le dire. Par conséquent, il ne peut pas
exister de droit "à la vie", dans le sens soutenu par Conway de forcer
autrui à entretenir votre existence. Il ne peut exister que le droit de
chaque personne sur son propre corps et sur tout ce qu'il a permis de
s'approprier sans voler personne, et avec autrui, le droit de se livrer à
des échanges qui profitent à l'un et l'autre. Supposez par exemple, que
je sois à l'article de la mort et que la seule manière pour moi de
survivre serait de brancher mon cerveau sur celui de Conway. A-t-il le
droit de refuser ? C'est ce que je pense, et je suis sûr qu'il le pense
aussi. Mais ce n'est pas à titre "social" qu'il possède ce droit (en
supposant que sa vie ne serait pas menacée par une telle opération),
mais à cause du principe de l'appropriation initiale comme condition
préalable de son existence en tant que personne physique capable de
penser et d'argumenter. En outre, son affirmation suivant laquelle les
"droits sociaux" seraient "exactement aussi objectifs" que ceux que l'on
crée en mêlant son travail à des ressources rares (contrairement à ma
thèse, qui est que ces prétendus "droits" n'ont aucune existence
objective, sont purement arbitraires, des paroles verbales, et ne
reposent sur rien), cette affirmation est entièrement fallacieuse.
L'appropriation initiale crée un lien objectif entre une personne
singulière et un objet particulier. Mais comment diable peut-on dire que
mon "besoin" créerait un "droit" sur une ressource — ou sur un
possesseur de ressources— spécifique X plutôt que Y ou Z, si je n'avais
produit ni l'une ni les autres ? Ce n'est pas seulement que le "besoin"
échappe à toute identification ou mesure : qui détermine qui est ou
n'est pas dans le besoin ? Chacun pour lui-même ? Et que se passe-t-il
si je ne me trouve pas d'accord avec l'auto-appréciation d'un autre ?
Des gens sont morts d'aimer sans retour —a-t-on le droit de forcer ceux
qu'on aime à coucher avec vous ? Des gens ont survécu en mangeant de
l'herbe, de l'écorce, des rats, des insectes ou les ordures d'autres
personnes. Est-ce qu'on ne serait pas dans le besoin, aussi longtemps
qu'il reste de l'herbe ou des ordures à manger ? Combien de temps le
soutien aux nécessiteux doit-il durer ? Pour toujours ? Et que
deviennent les Droits des parasités, qui deviendraient de ce fait les
esclaves perpétuels des nécessiteux ? Et que se passe-t-il si mon
soutien aux nécessiteux fait de moi, à mon tour, un nécessiteux, ou
augmente d'une manière ou d'une autre mes propres besoins à venir ?
Serais-je toujours obligé de les entretenir ? Et à combien de travail en
retour ai-je droit de la part des déshérités —puisque ce n'est en aucun
cas à une relation d'embauche mutuellement avantageuse ni à de la
charité volontaire que nous avons affaire ? Autant qu'ils le jugent
approprié ?
Non, même si toutes ces difficultés-là pouvaient être surmontées,
nous en avons d'autres en réserve, justement parce que le "besoin" ne
crée aucun lien défini entre le nécessiteux et aucune ressource ni
possesseur de ressources en particulier, alors qu'il faut bien que ce
soient des ressources particulières qui fournissent de l'aide. Il se
peut que les nécessiteux le soient sans aucune faute de leur part ; mais
ceux qui ne le sont pas ont aussi quelque chance de n'avoir commis
aucune faute non plus. Alors au nom de quoi les nécessiteux
pourraient-ils exiger que ce soit moi qui les aide et pas vous ? Ce
serait vraiment une injustice singulière à mon égard. En fait, ou bien
les nécessiteux n'ont aucune espèce de droit sur qui que ce soit, ou
bien leurs prétentions doivent être opposables également à chacun des
non-nécessiteux du monde entier.
Mais alors, comment imaginer que lesdits nécessiteux puissent
jamais imposer une telle prétention ? Après tout, ils manquent de
ressources. Pour que cela soit possible, il faudrait une agence mondiale
et dotée de tous les moyens. Les possesseurs d'une telle agence
devraient à l'évidence être rangés parmi les non-nécessiteux, et ne
pourraient par conséquent avoir de droits directs sur personne. Par
hypothèse, il n'y aurait que le "besoin" qui crée de tels "droits". En
fait, cette agence devrait être considérée comme l'un des plus
importants débiteurs des nécessiteux ; et elle ne pourrait alors
légitimement agir contre les autres non-nécessiteux que si premièrement,
elle avait préalablement payé toutes ses propres obligations vis-à-vis
des nécessiteux, et deuxièmement si les nécessiteux lui avaient par
contrat confié cette tâche d'imposer leurs prétentions. De sorte que le
problème des "droits sociaux" est forcé d'attendre sa solution aussi
longtemps qu'une telle institution n'existe pas. Jusqu'à présent, elle
n'est pas arrivée, et rien n'indique qu'elle doive le faire dans un
avenir proche. En outre, même si elle apparaissait, les droits "sociaux"
seraient toujours incompatibles avec la règle de l'appropriation
initiale comme principe axiomatique indiscutablement valide.
On doit expliquer le refus de Conway d'accepter le principe de
l'appropriation initiale par une incompréhension quant à la nature de la
théorie normative. Au lieu de considérer la normative comme une théorie
logique, déduite d'axiomes incontestables (comme la praxéologie),
Conway partage implicitement une approche répandue de cette discipline,
qui est empiriste-intuitionniste (des "sentiments"). En conséquence, il
prétend que la théorie normative soit vérifiée par l'expérience morale
[intime], de sorte que si la théorie en question conduit à des
conclusions qui contredisent vos intuitions morales, alors il faudrait
considérer qu'elle est démontrée fausse. Mais cette conception est
entièrement erronée, et tout comme en économie politique, en philosophie
morale le rôle de la théorie et de l'expérience sont presque exactement
inverses. C'est la fonction même de la théorie normative que de fournir
une justification rationnelle à nos intuitions morales, ou alors de
démontrer que cette justification fait défaut et de nous conduire à
reconsidérer et à corriger nos réactions intuitives. Cela ne signifie
pas que les intuitions n'auraient aucun rôle à jouer dans l'élaboration
de la théorie normative. En fait, il se peut parfaitement que des
conclusions théoriques contre-intuitives soient l'indice d'une erreur de
raisonnement. Mais si après un réexamen théorique, on ne trouve
d'erreurs ni dans ses axiomes ni dans ses déductions, alors ce sont nos
intuitions qui doivent céder, et non notre théorie.
En fait, ce qui frappe Conway comme implication contre-intuitive
du principe de l'appropriation initiale, et qui le conduit à la rejeter,
est facile à interpréter. Il est vrai, comme le dit Conway, que cette
normative permettrait que le monde entier fasse l'objet d'une
appropriation initiale. Que faire alors des nouveaux arrivés, qui ne
possèdent rien d'autre que leurs propres corps ? Les propriétaires
initiaux ne peuvent-ils pas barrer l'accès de leur propriété aux
nouveaux arrivants et ne serait-ce pas intolérable ? Je ne vois pas
pourquoi (empiriquement, bien entendu, le problème n'existe pas : si les
hommes de l'Etat ne restreignaient pas l'accès aux terres inoccupées,
il y aurait encore plein de terres disponibles) Ces nouveaux arrivent
bien sur terre quelque part : on penserait normalement à des enfants qui
naissent chez des parents, propriétaires ou locataires de terre (et
s'ils viennent de la planète Mars, et si personne n'en veut sur terre eh
bien quoi ? Ils ont pris ce risque en venant, et s'il leur faut
maintenant retourner, c'est tant pis !). Si les parents ne s'occupent
pas des nouveaux arrivants, ils sont libres de faire appel à des
employeurs, à des vendeurs de services ou à des âmes charitables dans le
monde entier —et une société soumise à la norme de la propriété
initiale serait, comme Conway l'avoue lui-même, la plus prospère
possible. Et s'ils ne pouvaient toujours trouver personne qui veuille
bien les employer, les aider ou échanger avec eux, pourquoi ne pas
demander ce qui ne va pas chez eux plutôt que de les plaindre, comme
Conway ? A l'évidence, il doit bien s'agir de personnages
insupportablement répugnants, et ils feraient bien de s'améliorer, sinon
ils ne méritent pas d'autre traitement. Voilà quelle serait ma réaction
intuitive à moi.
« La meilleure chose à faire pour la liberté serait de diviser l’Europe en plein de petits États. »
Entretien réalisé par Malte Fischer avec Hans-Hermann Hoppe dans Wirtschaftswoche, le 4 janvier 2014. Hans-Hermann Hoppe est un philosophe et un économiste américain de l’école autrichienne qui se définit comme anarcho-capitaliste et, à défaut, monarchiste. Traduction de Solène Tadié pour l’Institut Coppet.
« La meilleure chose à faire pour la liberté serait de diviser l’Europe en plein de petits États. Cela vaut également pour l’Allemagne. Plus l’expansion territoriale d’un État est petite, plus il est facile d’émigrer et plus l’État doit se montrer conciliant envers ses citoyens, afin de garder ceux qui sont productifs. »
Wiwo : Professeur Hans-Hermann Hoppe, les interventions de l’État dans l’économie ont certaines conséquences actuellement. De nombreux citoyens désirent plus d’État et moins de marché. Comment l’expliquez-vous ?
Hoppe : L’histoire nous démontre que les crises alimentent la
croissance de l’État. Ce fait devient particulièrement manifeste avec
les guerres ou les attaques terroristes. Les gouvernements exploitent
ces crises, dans le but de se faire passer pour des sauveurs. Il en va
de même pour la crise financière. Cela a fourni aux gouvernements et aux
banques centrales une excellente occasion d’intervenir de façon encore
plus massive dans l’économie. Les représentants de l’État ont réussi à
transférer la responsabilité de la crise sur le capitalisme, les
marchés, et la cupidité.
Wiwo : L’économie mondiale ne serait-elle pas, sans
les interventions des banques centrales ou des gouvernements (sous forme
d’injections de liquidités et de programmes conjoncturels), précipitée
dans une profonde dépression, semblable à celle des années 30 ?
Hoppe : Il y a une fausse croyance selon laquelle les
gouvernements et les banques centrales pourraient aider, par des
programmes, l’économie à se remettre sur pieds. Les « programmes
conjoncturels » existaient déjà dans les années 30 aux États-Unis, mais
la Grande dépression s’est achevée juste après la Seconde Guerre
mondiale. Durant les années qui ont précédé, le chômage aux États-Unis
n’est jamais descendu à moins de 15%. Les banques se sont accaparé
l’argent de la banque centrale, au lieu d’accorder des prêts. Quelque
chose de similaire se produit aujourd’hui. L’argent n’atteint pas les
marchés des produits réels et les prix augmentent de peu. Cela ne
signifie pas pour autant qu’il n’y a pas d’inflation. Il suffit de voir
le développement des marchés actions pour déterminer où afflue l’argent.
L’inflation s’installe dans les marchés financiers.
Wiwo : La hausse des marchés actionnaires est
également une conséquence des intérêts réels négatifs, qui rendent
l’épargne peu attractive …
Hoppe : … Et de cette façon, ils mettent en danger
notre bien-être. Une économie peut se développer seulement si les hommes
épargnent davantage et consomment moins. Sans épargne, il n’y a point
d’investissements viables.
Wiwo : Pour quelle raison ?
Hoppe : Je vais vous donner un exemple simple.
Imaginez Robinson Crusoé et Vendredi sur leur île déserte. Si Robinson
pêche des poissons et ne les consomme pas tout de suite, mais les donne à
Vendredi, ce dernier peut manger pour quelques jours et employer son
temps à finir de tisser un nouveau filet. Avec ce filet, Vendredi peut
pêcher des poissons, pour les manger et en redonner une partie à
Robinson. Tous deux sont dans une situation plus favorable
qu’auparavant. Que se passe-t-il toutefois si Robinson n’épargne pas, et
qu’il mange à lui tout seul tous les poissons et donne à Vendredi un
certificat, qu’il pourra échanger contre du poisson ? Lorsque Vendredi
ira trouver Robinson pour faire valoir son certificat, il s’apercevra
qu’il n’y a plus de poissons. Il devra se procurer par lui-même de la
nourriture rapidement et n’aura pas le temps d’achever le nouveau filet,
qui demeure de fait un projet abandonné, un mauvais investissement. La
qualité de vie de Robinson et de Vendredi s’amoindrit.
« Le prochain crash sera encore plus violent que le précédent. »
Wiwo : Qu’est-ce que tout cela a à voir avec notre situation actuelle ?
Hoppe : Quelque chose de similaire se produit dans
nos économies. La création de crédit sortie de nulle part comprime
artificiellement les intérêts vers le bas et déchaîne les
investissements, qui n’ont pas de contrepartie en épargne. À cause des
taux d’intérêts bas, on épargne très peu et on consomme toujours plus,
tout comme Robinson qui n’économise pas et mange tous les poissons. La
consommation accrue ôte les ressources aux investissements, les projets
ne peuvent se concrétiser, les banques coupent les crédits, les projets
sont liquidés, l’économie se précipite dans la crise.
Wiwo : Cela signifie qu’un krach est à prévoir pour bientôt ?
Hoppe : Les banques centrales tentent de mettre un
terme à la crise avec encore plus de crédits et plus de monnaie, alors
que celle-ci résulte précisément de trop de monnaie et de trop de
crédit. Par conséquent, le prochain crash sera encore plus violent que
le précédent.
Wiwo : Les autorités monétaires promettent de freiner la liquidité à temps, avant que la situation ne soit compromise.
Hoppe : Cela peut être possible, en théorie. Les
banques centrales pourraient réduire la quantité de monnaie, en vendant
des titres d’État. Seulement dans la pratique, cela ne s’est jamais vu.
En effet, cela contrevient à la stratégie des banques centrales de
maintenir les taux d’intérêt les plus bas possibles…
Wiwo : … Et de créer de l’inflation ?
Hoppe : Les banques centrales cherchent à sauver le
système de papier monnaie par tous les moyens. Je crains que la
prochaine étape ne soit l’élimination de la compétition encore existante
des monnaies fiduciaires à travers une centralisation bancaire et de la
monnaie. En fin de compte, il pourrait y avoir une sorte de banque
centrale globale avec une monnaie communautaire globale, dans laquelle
conflueraient euro, dollar, et yen. Libérée de la compétition avec
d’autres monnaies, cette banque aurait encore plus le champ libre pour
l’inflation. La crise ne s’achèverait pas ; pis : elle se propagerait à
un niveau global avec véhémence.
Wiwo : Quelques économistes appellent au retour de l’étalon-or afin de bloquer les banques centrales…
Hoppe : Les gouvernements et les banques centrales
feront de la résistance. Comme un État ayant le monopole de la
distribution de monnaie, les banques centrales n’ont pas intérêt à
perdre leur pouvoir. Un retour volontaire à l’étalon-or me paraît donc
peu réaliste.
Wiwo : Que dire de la Chine, le pays qui voudrait établir le yuan comme monnaie de réserve ?
Hoppe : Ce serait pour la Chine une manœuvre habile que de
garantir la couverture du yuan avec l’or, éclipsant ainsi la domination
du dollar. Si le yuan était couvert par l’or, les jours de l’hégémonie
américaine et du dollar seraient comptés. L’Occident fera donc tout pour
empêcher cela.
« L’Amérique a tout intérêt à ce que l’euro perdure, parce que cela rend la concurrence plus commode qu’avec 17 monnaies nationales. Pour faire valoir ses intérêts propres par pression politique, l’Amérique doit s’adresser à une seule et unique banque centrale : la BCE. »
Wiwo : En Europe, les gouvernements et la banque
centrale se sont placés au-dessus de la loi et du droit pour le
sauvetage de l’euro, sans qu’il y ait le moindre cri d’alarme de la part
des citoyens en Allemagne…
Hoppe : Les Allemands se laissent dicter par
l’Amérique ce qu’ils peuvent faire ou ce qu’ils doivent faire.
L’Amérique a tout intérêt à ce que l’euro perdure, parce que cela rend
la concurrence plus commode qu’avec 17 monnaies nationales. Pour faire
valoir ses intérêts propres par pression politique, l’Amérique doit
s’adresser à une seule et unique banque centrale : la BCE.
Wiwo : Le sauvetage de l’Euro et le transfert croissant de
compétences à Bruxelles génèrent un mal-être parmi la population. Les
élites politiques ont-elles épuisé la capacité d’intégration des
citoyens ?
Hoppe : Les États ont généralement tendance à
centraliser leur pouvoir. En Europe, la cession de compétences à
Bruxelles devrait éliminer la concurrence des pays entre eux. Le rêve
des étatistes est un État mondial avec des taxes et des règles
uniformes, qui ôte aux citoyens la possibilité d’améliorer leur niveau
de vie, en émigrant. Les citoyens reconnaissent que l’Union européenne,
dans le fond, est un appareil global de redistribution. Cela fomente le
mécontentement et attise la jalousie des peuples entre eux.
Wiwo : Que pouvons-nous faire pour nous en prémunir ?
Hoppe : La meilleure chose à faire pour la liberté serait de
diviser l’Europe en plein de petits États. Cela vaut également pour
l’Allemagne. Plus l’expansion territoriale d’un État est petite, plus il
est facile d’émigrer et plus l’État doit se montrer conciliant envers
ses citoyens, afin de garder ceux qui sont productifs.
Wiwo : Vous préconisez un retour au « Kleinstaaterei », le système de mini-États du 19ème siècle ?
Hoppe : Regardez le développement économico-culturel. Au 19ème siècle,
ce qui est aujourd’hui l’Allemagne était la région-guide de l’Europe.
Les plus grandes performances culturelles naquirent à cette période,
durant laquelle il n’y avait pas de grand État central. Les petits
territoires étaient en intense concurrence entre eux. Chacun voulait
posséder les meilleures bibliothèques, théâtres et universités. Cela a
dynamisé le développement culturel et intellectuel bien plus qu’en
France par exemple, qui à l’époque était déjà un pays centralisé.
Là-bas, tout se concentrait à Paris, tandis que le reste du pays se
noyait dans le néant culturel.
Wiwo : Mais le libre commerce risquerait d’être menacé par la sécession et un retour aux nations fragmentées.
Hoppe : Au contraire : les petits États doivent
pousser le commerce. Leur marché n’est pas assez grand et eux sont trop
peu diversifiés pour vivre en autarcie. S’ils ne commercent pas
librement entre eux, ils meurent en l’espace d’une semaine. Au
contraire, un grand État comme les USA peut s’approvisionner seul et
n’est donc pas dépendant de l’échange avec d’autres États. D’autre part,
les petits États souverains ne peuvent décharger leurs fautes (et leurs
dettes) sur les autres, lorsque quelque chose ne fonctionne pas. Dans
l’UE, Bruxelles est jugée responsable pour tous les dysfonctionnements
possibles et imaginables. Dans de petits États indépendants, les
gouvernements répondraient eux-mêmes des dysfonctionnements de leur pays
respectif. Cela a un effet pacificateur sur les relations entre
nations.
Wiwo : Les petits États auraient leurs propres monnaies. Ce serait la fin de l’intégration des marchés financiers…
Hoppe : Les petits États ne peuvent se permettre
d’avoir leurs propres monnaies, parce que cela ferait grimper les coûts
des transactions. Ils se dirigeraient vers une monnaie commune,
indépendante et qui ne serait pas influencée par les gouvernements
individuels. Ils s’accorderaient très probablement sur une monnaie
solide comme l’or ou l’argent, dont la valeur serait établie par le
marché. Les petits États conduisent à moins d’État et à plus de marché
dans le système monétaire.
Wiwo : Si l’Europe devenait une agglomération de petits États, quel serait son poids dans un contexte international de grands pays ?
Hoppe : Comment font la Suisse, Liechtenstein,
Monte-Carlo, et Singapour pour être en avance sur tout le monde dans ce
cas ? Mon impression est que ces pays sont mieux portants que
l’Allemagne, et que les Allemands étaient mieux lotis avant de
s’embarquer dans l’aventure de l’euro. Nous devrions nous libérer de
l’idée que les affaires se font entre États. Les affaires se font entre
les hommes et les entreprises, qui produisent ici et là. Ce ne sont pas
les États qui entrent en compétition, mais les entreprises entre elles.
Ce n’est pas la grandeur d’un État qui en détermine le bien-être, mais
la capacité de ses citoyens.
« L’idée d’un État minimal est conceptuellement erronée. Les États minimaux ne peuvent jamais demeurer minimaux. »
Wiwo : Indépendamment du nombre de territoires souverains, la question qui se pose est celle de la quantité d’État dont une société a besoin. Les libéraux classiques encouragent un État « gardien de nuit », qui se limite à la garantie de la liberté, de la propriété et de la paix. Vous, vous ne voulez plus aucun État. Pourquoi ?
Hoppe : Les libéraux classiques sous-évaluent la
tendance expansive, inhérente à l’État. Qui détermine ensuite combien de
policiers, de juges et de soldats – payés par les taxes – il doit y
avoir ? Dans le marché basé sur le libre échange et le paiement de biens
et de services, la réponse est simple : l’on produit autant de lait que
demandé, et au prix que les consommateurs sont disposés à payer. Le
gouvernement d’un État, cependant, répondra à la question « combien » de
la manière suivante : plus nous avons d’argent, plus nous pouvons
faire. Et pouvant contraindre les citoyens à payer des impôts, le
gouvernement exigera toujours plus de ressources et fournira des
services toujours plus médiocres. L’idée d’un État minimal est
conceptuellement erronée. Les États minimaux ne peuvent jamais demeurer
minimaux.
Wiwo : Mais qui devrait protéger la propriété et garantir le droit, si ce n’est l’État?
Hoppe : Si l’État protège la propriété avec des
policiers, il perçoit des taxes à cet effet. Les taxes, en revanche,
sont une expropriation. L’État devient ainsi protecteur de la propriété
en expropriant les propriétaires. Et un État qui veut garantir la loi et
l’ordre, mais peut lui-même légiférer, est un gardien de la loi qui
viole la loi.
Wiwo : À qui voulez-vous confier le devoir de protéger le droit et la propriété ?
Hoppe : Ces tâches devraient être confiées à des
entreprises qui seraient mises à l’épreuve sur le libre marché, de la
même façon que pour tous les autres biens et services. Chaque société
est caractérisée par des conflits de propriété, mais ça ne devrait pas
être à l’État de les résoudre. Imaginez une société sans État. Dans un
ordre naturel de ce genre, chaque personne est à considérer avant tout
comme propriétaire de toute chose qu’elle contrôle. Le costume que vous
portez, en effet, vous appartient. Quiconque prétend le contraire doit
le prouver. Dans un ordre de ce type, les conflits sont traités par des
autorités naturelles. Dans les communautés villageoises, ces personnes
sont respectées de tous. Elles font office de juges. Si des conflits
émergent entre des personnes de communautés différentes, et qui
s’adressent à des juges différents, alors le conflit est à résoudre à un
niveau supérieur. L’important est qu’aucun juge n’ait le monopole du
droit.
Wiwo : Cela semble plutôt irréaliste…
Hoppe : … Mais ça ne l’est pas. Regardons un peu
comment sont réglés aujourd’hui les conflits, qui dépassent les
frontières. Au niveau international, il règne une sorte d’anarchie du
droit, étant donné qu’il n’y a pas d’État mondial régulateur. Que font
les citoyens du triangle de Basel, c’est-à-dire les Allemands, les
Français et les Suisses, si un conflit naît entre eux ? Chacun peut
s’adresser initialement à sa juridiction respective. Si l’on ne trouve
pas d’accord, des arbitres indépendants sont mandatés, et émettent un
verdict. Y a-t-il pour autant plus de conflits entre les citoyens de
cette région qu’entre les citoyens de Cologne et Düsseldorf ? Pas que je
sache. Cela démontre qu’il est possible de résoudre pacifiquement des
litiges interpersonnels, sans pour autant que l’État ait le monopole du
droit.
Wiwo : Un système de droit sans État pourrait dépasser l’imagination de la plupart des citoyens.
Hoppe : Pourquoi ? Dans le fond ce sont des idées
facilement compréhensibles, qui ont été éradiquées par les chantres du
pouvoir étatique au cours des siècles. Le fait de substituer la liberté
des hommes par le choix d’une législation d’un état qui en a le monopole
a été une erreur évolutionniste. Cela a fait que les élections
généralistes-universelles ont mis au pouvoir des péquenauds, qui ont par
la suite usé de leur pouvoir de législateur pour s’enrichir sur la
propriété de ceux qui possédaient davantage. Un chef de clan, au
contraire, qui est volontairement désigné comme médiateur en cas de
litige, pourrait être un homme riche, qui n’a aucune raison de convoiter
la propriété d’autrui. Dans le cas contraire, on ne le désignerait pas
comme modérateur.
« La meilleure défense de la liberté est celle qui ne procure de monopole à personne. Dès lors qu’il y a monopole, ce ne sont pas des enfants de cœur qui émergent. »
Wiwo : Comment voulez-vous
empêcher, dans un monde sans ordre d’état, que des droits à la liberté
comme celui de l’intégrité physique ne soient piétinés ?
Hoppe : Je vais vous poser une contre-question :
aujourd’hui ces infractions sont-elles empêchées par l’existence des
États ? Non. Il y aura toujours des endroits où auront lieu des
homicides involontaires ou volontaires, tant que l’homme sera l’homme.
Les États ont-ils de quelque façon amélioré la situation ? J’ai de
sérieux doutes là-dessus. Les États sont également conduits par des
hommes. Mais à la différence des communautés sans État, les chefs d’État
ont le monopole – même temporairement – du pouvoir. Cela ne les rend-il
pas pires que ce qu’ils sont à l’origine ? Les hommes ne sont pas des
anges, et ils sèment souvent le trouble et le mal. C’est pour cette
raison que la meilleure défense de la liberté est celle qui ne procure
de monopole à personne. Dès lors qu’il y a monopole, ce ne sont pas des
enfants de cœur qui émergent.
Wiwo : Admettons que nous vous suivions et que nous confiions les tâches habituelles de l’État -
comme la protection de la propriété et la jurisprudence – à des
organisations privées. Ne devrions-nous pas faire face au même problème
dans ces organisations, où les voyous prendraient les commandes et
formeraient un cartel aux dépends des citoyens ?
Hoppe : Le risque que l’on en arrive là est minime.
Les cartels peuvent survivre à long terme seulement si l’État les
protège. Les entreprises forment des cartels pour s’emparer du marché.
Cela profite aux membres les plus faibles. Les plus forts quant à eux
peuvent s’assurer de grosses parts de marché en dehors du cartel. Dès
qu’ils s’en rendent compte, le cartel se dissout.
Wiwo : Mais en attendant, les membres du cartel ne manquent pas d’exploiter les citoyens.
Hoppe : Et que préconisez-vous, le suicide par peur
de la mort ? Si vous confiez cette mission à l’État, il a d’entrée de
jeu le monopole, dont il peut abuser pour limiter la liberté des
citoyens.
Wiwo : Comment pensez-vous traiter le problème des externalités dans une société privée sans État ? Qui devrait s’assurer, par exemple, que les responsables de dégâts environnementaux en assument les coûts ?
Hoppe : Le problème est facile à résoudre. Il suffit
de donner le droit à ceux qui ont subi le préjudice de déposer plainte.
Ainsi, ils peuvent faire comparaître l’auteur du dommage devant le juge
et demander réparation. Au 19ème siècle, il était d’usage
que les citoyens assignent les entreprises, si ces dernières avaient
détérioré leur propriété par des dommages environnementaux. L’État a par
la suite limité ce droit, pour protéger certains secteurs industriels.
Il est crucial que les droits de propriété soient clairement établis. Le
principe de base devrait être le suivant : qui arrive en premier
obtient le droit de propriété. Par exemple, si une entreprise fait une
installation dont émane une importante pollution aux alentours
d’habitations, les habitants ont le droit d’attaquer l’entreprise en
justice. C’est un principe simple, que même les enfants comprennent. En
Amérique, au temps des chercheurs d’or, des critères se sont développés –
sans la participation de l’État -, prévoyant la délimitation des
terrains des chercheurs d’or. À l’époque, il y avait des personnes qui
enregistraient les plaintes. Cela prouve que les questions de propriété
peuvent se résoudre sans l’État.
Wiwo : Vous ne pouvez toutefois pas organiser la défense du pays sans l’État, et nul ne peut être exclu de la sécurité que l’armée garantit. Nous avons pour ainsi dire besoin de l’État, pour faire participer les citoyens, au moyen des taxes, au financement de l’armée.
Hoppe : Qui vous dit que tous les citoyens veulent
être défendus ? Nous vivons dans un monde de rareté. L’argent, qui est
dépensé pour la défense du territoire, n’est plus disponible pour le
reste. Certains hommes ne veulent absolument pas être défendus, et
prendraient bien plus volontiers le large vers Hawaii pour des vacances,
avec leur argent. En cas d’attaque extérieure, ces derniers prendraient
probablement le parti de quitter le pays et n’auraient pas besoin de
la protection d’une armée. L’État n’a aucun droit de les contraindre au
financement des forces armées par le biais des impôts. Dans une société
sans État, les hommes peuvent, s’ils le souhaitent, former de petites
unités comme les communautés villageoises et se défendre seuls ou bien
engager des services de sécurité privés. Ils auraient la liberté de
décider par eux-mêmes de la façon de dépenser leur argent.
par Eric Martin dans Poing de vue aussi sur le site de l’Institut Coppet
Hans Hermann Hoppe – Interview sur les impôts publiée sur son site web
Il y a quelques mois, un journaliste français, M. Nicolas Cori, m’a demandé une entrevue sur le sujet de la fiscalité, qui serait publiée dans le mensuel français “Philosophie Magazine”, dans le contexte actuel des débat en France sur la “réforme fiscale”.
J’ai accepté l’entrevue, elle a été menée par e-mail en anglais. M. Cori a produit une traduction française, mon ami le Dr Nikolay Gertchev vérifié et corrigé sa traduction, puis j’ai envoyé la traduction autorisée à M. Cori. Depuis lors, et en dépit de sollicitations répétées, je n’ai pas eu de nouvelles de M. Cori. Je ne peux que spéculer sur les raisons de son silence. Très probablement, il n’a pas obtenu la permission de ses supérieurs de publier l’interview, et il n’a pas la courtoisie ni le courage de me le dire.
Relayé par l’Institut Coppet sur ce lien:
Interview de H. H. Hoppe pour Philosophie Magazine
Laissez-moi commencer par une réflexion
sur les deux sens possibles du terme « conservateur ». Le premier sens
se réfère au conservateur qui soutient de façon générale le statu quo
; c’est-à-dire une personne qui souhaite conserver les lois, règles,
réglementations, codes moraux ou comportementaux, quels qu’ils soient,
existant à un moment donné.
Puisque des lois, des règles et des
institutions politiques différentes sont en vigueur à des moments ou
endroits différents, ce qu’un conservateur soutient dépend et varie avec
le temps et l’espace. Être un conservateur ne veut rien dire de
particulier à part aimer l’ordre établi, quel qu’il puisse être.
Le premier sens peut donc être mis à
l’écart. Le terme « conservateur » doit avoir un autre sens. Ce qu’il
signifie, et ne peut que signifier, est ceci : « conservateur » fait
référence à quelqu’un qui croit en l’existence d’un ordre naturel, un
état naturel qui correspond à la nature des choses, du monde et de
l’Homme. Cet ordre naturel existe et peut être perturbé par des
accidents et anomalies : par les tremblements de terre et ouragans,
maladies, pestes, monstres et grosses bêtes, par les chevaux à deux
têtes ou hommes à quatre jambes, les paralytiques et les idiots, et par
la guerre, la conquête et la tyrannie. Mais il n’est pas difficile de
distinguer la forme normale de l’anomalie, l’essentiel de l’accidentel.
Un peu d’abstraction supprime les contingences et permet à presque tous
de voir ce qui est et ce qui n’est pas naturel et en accord
avec la nature des choses. De plus, l’état naturel est en même temps
l’ordre des choses le plus pérenne. L’ordre naturel est ancien et pour
toujours le même (seules les anomalies et accidents subissent le
changement), on peut donc le reconnaître partout et à tout instant.
Le « conservateur » reconnaît l’ancien
et le naturel à travers la contingence des anomalies et accidents et le
défend, le soutient et aide à le préserver du temporaire et de
l’anormal. Au sein du domaine des humanités, y compris les sciences
sociales, un conservateur reconnaît familles (pères, mères, enfants,
petits-enfants) et ménages, sur la base de la propriété privée et en
coopération avec une communauté d’autres ménages, comme les unités
sociales les plus fondamentales, naturelles, essentielles, anciennes et
indispensables. De plus, la famille-ménage représente aussi le modèle de
l’ordre social en général. De la même façon qu’il existe un ordre
hiérarchique dans une famille, il y a un ordre hiérarchique au sein
d’une communauté de familles – fait d’apprentis, de servants, de
maîtres, vassaux, chevaliers, seigneurs, nobles, et même rois – liés
ensemble par un système élaboré de relations entre pairs ; de même pour
les enfants, parents, prêtres, évêques, cardinaux, patriarches ou papes,
et finalement le dieu transcendant. Des deux couches d’autorité, le
pouvoir physique, terrestre des parents, des seigneurs et des rois est
naturellement subordonné et sujet de contrôle par l’autorité spirituelle
et intellectuelle ultime des pères, des prêtres, des évêques et
finalement de Dieu.
Les conservateurs (ou plus
spécifiquement, les conservateurs gréco-chrétiens occidentaux), s’ils
soutiennent quelque chose, soutiennent et veulent préserver la famille,
les hiérarchies sociales et les couches d’autorité matérielle comme
spirituelle et intellectuelle, fondées sur les liens familiaux et les
relations entre pairs.
II
J’en viens maintenant à une définition
du conservatisme contemporain et j’expliquerai pourquoi les
conservateurs, aujourd’hui, doivent être des libéraux antiétatiques et,
tout aussi important, pourquoi les libéraux doivent être des
conservateurs.
Le conservatisme moderne, aux États-Unis
et en Europe, est une notion de nos jours confuse et diversifiée. Cette
confusion est en grande partie due à la démocratie. Sous l’influence de
la démocratie représentative et avec la transformation des États-Unis
et de l’Europe en démocraties de masse à partir de la première guerre
mondiale, le conservatisme, force idéologique antiégalitariste,
aristocratique et antiétatique, évolua en un mouvement d’étatistes
culturellement conservateurs : l’aile droite des socialistes et
socio-démocrates. La plupart des conservateurs contemporains
autoproclamés s’inquiètent, à juste titre, du déclin des familles, du
divorce, de la non-légitimité, de la perte d’autorité, du
multiculturalisme, des styles de vie « alternatifs », de la
désintégration sociale, du sexe et du crime. Tous ces phénomènes
représentent des anomalies et des déviations scandaleuses de l’ordre
naturel. Un conservateur doit en effet être opposé à tous ces
développements et essayer de restaurer la normalité. Cependant, la
plupart des conservateurs contemporains (du moins la plupart des
porte-paroles de l’establishment conservateur) ne reconnaissent
pas que leur objectif de retour à la normalité exige les changements
sociaux antiétatiques les plus drastiques, voire révolutionnaires, sans
quoi (lorsqu’ils en sont conscients) ils deviennent membres de cette
« cinquième colonne » lancée vers la destruction du conservatisme de
l’intérieur (et doivent dès lors être considérés comme « mauvais »).
Le fait que cela soit largement vrai
pour ceux qu’on appelle les néoconservateurs ne nécessite pas plus
d’explication ici. En ce qui concerne leurs meneurs, en effet, on peut
suspecter que la plupart soient de la seconde espèce – les « mauvais ».
Ils n’ont en vérité que faire des questions culturelles mais
reconnaissent qu’il leur faut jouer la carte du conservatisme culturel
de manière à ne pas perdre de pouvoir et à promouvoir leur objectif très
différent d’une social-démocratie globale. Cependant, cela est
également vrai de nombreux conservateurs qui sont véritablement inquiets
de la désintégration familiale ou du pourrissement culturel. Je pense
ici en particulier au conservatisme représenté par Patrick Buchanan et
son mouvement. (NdT : Buchanan a été conseiller des présidents Richard
Nixon, Gerald Ford, et Ronald Reagan, et un invité régulier de Crossfire
sur CNN. Il a tenté l’investiture républicaine en 1992 et 1996.) Le
conservatisme de Buchanan n’est en fait pas aussi différent de celui des
cadres du Parti Républicain que ses adeptes et lui ne l’imaginent. Au
fond, leur compréhension du conservatisme est en accord complet avec
celle du milieu conservateur : elles sont toutes deux étatistes. Elles
diffèrent sur ce qui doit être fait pour faire revenir les États-Unis à
la normale, mais elles s’accordent sur ce qui doit être fait par l’état.
Il n’y a aucune trace d’un antiétatisme de principe chez ces deux
compréhensions.
Permettez-moi d’illustrer cela en citant
Samuel Francis, un des principaux théoriciens et stratèges du mouvement
buchananien. Ayant déploré la propagande « anti-blancs » et
« anti-Occident », ou « la laïcité militante, l’appât du gain, le
mondialisme économique et politique, l’inondation démographique et le
centralisme d’état débridé », il embraye sur un nouvel esprit de
« l’Amérique d’abord » qui « implique non seulement de placer l’intérêt
national au-dessus de celui d’autres nations ou d’abstractions comme le
‘leadership mondial’, ‘l’harmonie globale’ et le ‘Nouvel Ordre
mondial’, mais aussi de donner la priorité à la nation envers la
satisfaction des intérêts individuels ou subnationaux ». Fort bien. Mais
comment propose-t-il de traiter le problème de la dégénérescence morale
et du pourrissement culturel ? Les parties du Léviathan fédéral
responsables de la prolifération de la pollution culturelle et morale
telles que le Department of Education (Ministère de l’enseignement), le National Endowment ot the Arts (Dotation nationale pour les arts), la Equal Employment Opportunity Commission
(Commission pour l’égalité d’accès à l’emploi) et la justice fédérale
devraient être supprimées ou réduites en taille. Pourtant il n’y a pas
chez lui un tel de refus de l’implication de l’état dans les questions
d’éducation. Il ne reconnaît pas que l’ordre naturel implique que l’état
se désengage de l’éducation. Car l’éducation est entièrement du ressort
des familles.
De plus, il ne reconnaît pas que la
dégénérescence morale et le pourrissement culturel ont des causes plus
profondes et ne peuvent tout simplement pas être traités par des
déclamations, exhortations voire par des changements de programme
d’enseignement imposés par l’état. Au contraire, Francis propose que la
reprise en main culturelle – le retour à la normale – puisse être
accomplie sans changement fondamental de la structure de
l’état-providence moderne. En effet, Buchanan et ses idéologues
défendent explicitement les trois institutions centrales de
l’état-providence : la couverture sociale, la couverture maladie et
l’assurance chômage. Ils veulent même étendre les responsabilités
« sociales » de l’état en lui affectant la tâche de « protéger » via
des restrictions sur les importations et exportations nationales, les
emplois américains, spécialement dans l’industrie d’intérêt national et
« d’isoler les salaires des ouvriers américains des travailleurs
étrangers qui doivent travailler pour moins de un dollar de l’heure ».
En fait, les buchananiens admettent
ouvertement qu’ils sont étatistes. Ils détestent et ridiculisent le
capitalisme, le laissez-faire, les marchés libres et le libre-échange,
la richesse, les élites et la noblesse ; et ils promeuvent un nouveau
conservatisme populiste – prolétarien en fait – qui amalgame
conservatisme social et culturel avec politique économique sociale ou
socialiste. Ainsi, confirme Francis,
« alors que la gauche pourrait gagner l’américain moyen par ses mesures économiques, elle le perd par son radicalisme social et culturel, et alors que la droite pourrait attirer l’américain moyen par la loi, l’ordre et la défense de la normalité sexuelle, la morale et la religion conventionnelles, les institutions sociales traditionnelles, l’invocation du nationalisme et patriotisme, elle le perd quand elle ressasse ses vieilles formules d’économie bourgeoise ».
Ainsi, il est nécessaire de combiner les
politiques économiques de la gauche et le nationalisme et le
conservatisme culturel de la droite pour créer « une nouvelle identité
faisant la synthèse des intérêts économiques et des loyautés
nationales-culturelles de la classe moyenne prolétarisée en un mouvement
politique séparé et unifié ». Pour des raisons évidentes, cette
doctrine n’est pas ainsi dénommée, car il y a un terme pour ce type de
conservatisme : il s’appelle nationalisme social ou national-socialisme.
Je ne vais pas me préoccuper ici de
savoir si oui ou non le conservatisme buchananien séduit les masses et
si oui ou non son diagnostic de la scène politique américaine est
sociologiquement correct. Je doute que ce soit le cas, et certainement
le destin de Buchanan lors des primaires présidentielles républicaines
de 1995 et 2000 n’indique guère autre chose. Je souhaite plutôt répondre
à des questions plus fondamentales : en supposant qu’il ait une telle
séduction, c’est-à-dire en supposant que le conservatisme culturel et
l’économie social-socialiste puissent être psychologiquement combinés
(c’est-à-dire que les gens puissent suivre les deux vues simultanément
sans dissonance cognitive), peuvent-ils être aussi effectivement et
pratiquement (économiquement et praxéologiquement) combinés ? Est-il
possible de garder le niveau actuel de socialisme économique (couverture
sociale…) et d’atteindre le but de restaurer la normalité culturelle
(familles naturelles et règles normales de conduite) ?
Buchanan et ses théoriciens ne
ressentent pas le besoin de soulever cette question parce qu’ils
considèrent la politique comme une stricte question de volonté et de
puissance. Ils ne croient pas en des choses comme les lois économiques.
Si les gens veulent simplement une chose, et qu’il leur est donné le
pouvoir pour mettre en œuvre cette volonté, alors tout peut être
accompli. « L’économiste autrichien mort » Ludwig von Mises, auquel
Buchanan fit référence avec mépris pendant sa campagne, caractérisait
cette croyance comme de « l’historicisme », la posture intellectuelle
des Kathedersozialisten allemands, les universitaires socialistes, qui justifiaient n’importe quelle mesure étatique.
Mais le mépris historiciste et
l’ignorance de l’économie n’altèrent en rien le fait que des lois
économiques existent. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du
beurre, par exemple. Ainsi ce qu’on consomme maintenant ne peut pas être
à nouveau consommé dans le futur. Ou bien produire plus d’un produit
exige de produire moins d’un autre. Aucun vœu pieu ne peut faire
disparaître de telles lois. Croire qu’il en va autrement ne peut que
conduire à l’échec en pratique. « En fait, » notait Mises, « l’histoire
économique est une longue liste de politiques gouvernementales qui
échouèrent parce qu’elles furent conçues avec un grossier dédain pour
les lois économiques. » A la lumière des lois économiques élémentaires
et immuables, le programme buchananien de nationalisme social n’est rien
d’autre qu’un autre rêve utopique. Aucun vœu pieu ne peut changer le
fait que conserver les institutions centrales de l’état-providence
actuel et vouloir retourner aux familles, normes, conduites et culture
traditionnelles sont des objectifs incompatibles. On peut avoir l’un –
le socialisme (état-providence) – ou l’autre – morale traditionnelle –
mais on ne peut pas avoir les deux, car l’économie nationaliste sociale,
le pilier du système actuel d’état-providence que Buchanan veut laisser
intact, est la cause même des anomalies culturelles et sociales.
Afin de clarifier cela, il suffit de se
souvenir d’une des lois les plus fondamentales de l’économie selon
laquelle tout enrichissement forcé ou redistribution de revenus,
indépendamment des critères pris pour les concevoir, implique de prendre
à certains – ceux qui ont quelque chose – et de le donner à d’autres –
ceux qui n’ont pas ce quelque chose. En conséquence, l’incitation à
posséder est réduite tandis que l’incitation à ne rien posséder est
accrue. Ce qu’on possède est considéré comme « bon » par définition et
ce qu’on ne possède pas est considéré comme « mauvais » ou déficience.
C’est, en effet, l’idée même sous-jacente à toute redistribution :
certains ont trop et d’autres pas assez. Le résultat de toute
redistribution est qu’on produira donc moins de choses « bonnes » et
parfaites mais plus de choses « mauvaises » ou déficientes. En
subventionnant avec des fonds issus de taxes (donc des fonds pris à
d’autres) les gens qui sont pauvres, plus de pauvreté sera créée. En
subventionnant les gens parce qu’ils sont sans emploi, plus de chômage
sera créé. En subventionnant les mères seules, il y aura plus de mères
seules et plus de naissances illégitimes, etc.
A l’évidence, cette analyse basique
s’applique à tout le système dit de « sécurité sociale » qui a été mis
en œuvre en Europe occidentale (à partir des années 1880) et aux
États-Unis (depuis les années 1930) : « l’assurance » gouvernementale
obligatoire contre la vieillesse, la maladie, les blessures
professionnelles, le chômage, l’indigence, etc. En conjonction
avec le système encore plus ancien d’éducation obligatoire, ces
institutions et pratiques aboutissent à une attaque massive des
institutions de la famille et de la responsabilité personnelle. En
dégageant les individus de l’obligation d’obtenir leur propres revenus,
santé, sécurité, vieillesse, et l’éducation des enfants, le champ et
l’horizon temporels de la responsabilité privée est réduit et la valeur
du mariage, de la famille, des enfants et des relations entre pairs est
amoindrie. Irresponsabilité, courte vue, négligence, maladie et même
nihilisme sont promus, et responsabilité, anticipation, diligence, santé
et conservatisme sont punis. Le système obligatoire d’assurance
vieillesse en particulier, où les retraités sont subventionnés à partir
de taxes prélevées aux salariés actuels, a systématiquement affaibli le
lien intergénérationnel entre parents, grands-parents et enfants. Les
retraités n’ont plus besoin de l’assistance de leur enfants s’ils n’ont
pas épargné pour leur propre vieillesse ; et les jeunes (qui ont
forcément accumulé moins de richesse) doivent subvenir aux anciens (qui
ont forcément accumulé plus de richesse) et non dans l’autre sens, comme
c’est typique dans les familles. En conséquence, non seulement les gens
souhaitent avoir moins d’enfants – et en effet, les taux de natalité
sont tombés de moitié depuis l’aube des politiques de sécurité sociale
moderne (état-providence) – mais de plus le respect que les jeunes
accordaient traditionnellement à leurs aînés se réduit et tous les
indicateurs de désintégration et de dysfonctionnement familiaux, tels
les taux de divorce, les relations illégitimes, les maltraitances
parentales, infantiles ou maritale, le célibat, les mères célibataires,
les modes de vies alternatifs et les avortements, ont augmenté.
De plus, avec la socialisation du système de santé via
des institutions comme Medicaid et Medicare (NdT : organismes publics
d’assurance maladie et sociale) et la réglementation de l’industrie de
l’assurance (en restreignant les droits de l’assureur à refuser tout
risque individuel comme non-assurable, et discriminer librement, selon
les méthodes actuaires, entre différents groupes à risque) une
machinerie monstrueuse de redistribution de la richesse et des revenus,
au dépens des individus responsables et groupes à bas risque, en faveur
des acteurs irresponsables et des groupes à haut-risque, a été mise en
marche. Les subventions pour la maladie et les affections favorisent les
pathologies, les handicaps et affaiblissent le désir de travailler et
d’avoir des vies saines. On ne peut pas mieux faire que de citer
« l’économiste autrichien mort », Ludwig von Mises, une fois de plus :
« Être malade n’est pas un phénomène indépendant de la volonté consciente. […] L’efficacité d’un homme n’est pas le simple résultat de sa condition physique ; elle dépend grandement de son esprit et de sa volonté […] L’aspect destructeur des assurances médicales réside avant tout dans le fait que de telles institutions promeuvent accidents et maladies, gênent la guérison et très souvent créent, ou du moins intensifient et prolongent, le désordre fonctionnel qui suit maladies ou accidents. […] Se sentir sain est tout autre chose qu’être sain au sens médical. […] En affaiblissant voire détruisant complètement la volonté d’être bien et capable de travailler, l’assurance sociale crée des maladies et des incapacités à travailler ; elle produit l’habitude de se plaindre et des névroses d’autres types. […] En tant qu’institution sociale, elle rend un peuple malade physiquement comme mentalement ou du moins aide à multiplier, allonger, et intensifier la maladie. […] L’assurance sociale a donc fait de la névrose de l’assuré une maladie publique dangereuse. Que ces institutions soient étendues et les maladies se multiplieront. Aucune réforme ne peut être d’aucune aide. On ne peut pas affaiblir ou détruire la volonté de santé sans produire des maladies. »
Je ne souhaite pas expliquer ici le
non-sens économique de l’idée encore plus marquante de Buchanan et de
ses théoriciens d’une politique protectionniste (protégeant les salaires
américains). S’ils avaient raison, leur argument en faveur de la
protection économique reviendrait à la mise en accusation de tout
commerce et une défense de la thèse selon laquelle chacun (chaque
famille) irait mieux si on ne commerçait avec personne. Certainement,
dans ce cas personne ne pourrait perdre son emploi, et le chômage dû à
une concurrence « injuste » serait réduit à zéro. Pourtant, une telle
société du plein-emploi ne serait ni prospère ni forte ; elle serait
composée de gens (familles) qui, bien que travaillant de l’aube au
crépuscule, seraient condamnés à la pauvreté et à la famine. Le
protectionnisme international de Buchanan, bien que moins destructeur
qu’une politique protectionniste interpersonnelle ou interrégionale,
aboutirait précisément au même effet. Cela n’est pas du conservatisme
(les conservateurs veulent des familles prospères et fortes). C’est du
nihilisme économique.
En tout cas, ce qui devrait être clair
désormais c’est que tout ou presque de la dégénérescence morale et du
pourrissement culturel – les signes de décivilisation – tout autour de
nous sont les résultats inévitables et inéluctables de l’état-providence
et de ses institutions centrales. Les conservateurs classiques, à
l’ancienne mode, savaient cela et ils s’opposèrent vigoureusement à
l’éducation publique et à la sécurité sociale. Ils savaient que les
états, partout, étaient faits pour briser et in fine détruire
la famille, les institutions et les couches de hiérarchie d’autorité qui
sont le produit naturel des communautés familiales, afin d’accroître et
de renforcer leur propre pouvoir. Ils savaient que pour ce faire les
états auraient à tirer parti de la rébellion naturelle de l’adolescent
contre l’autorité parentale. Et ils savaient que l’éducation socialisée
et la responsabilité socialisée étaient les moyens de mener cet objectif
à bien. L’éducation sociale et la sécurité sociale fournissent une
ouverture à la jeunesse rebelle pour échapper à l’autorité parentale (et
continuer ailleurs les mauvais comportements). Les anciens
conservateurs savaient que ces politiques émanciperaient l’individu de
la discipline imposée par la vie familiale et communautaire pour
l’assujettir au contraire au contrôle direct et immédiat de l’état. Par
ailleurs, ils savaient, ou du moins avaient dans l’idée, que cela
mènerait à l’infantilisation systématique de la société – une
régression, émotionnelle et mentale, de l’âge adulte à l’adolescence et à
l’enfance.
Au contraire, le conservatisme
populiste-prolétarien de Buchanan – le nationalisme social – fait montre
d’une complète ignorance de tout cela. Combiner conservatisme culturel
et étatisme providentiel est impossible et de ce fait, un non-sens
économique. L’étatisme providentiel – la sécurité sociale sous toutes
ses formes – nourrit la dégénérescence et le pourrissement culturels.
Ainsi, si d’aucun est inquiet du déclin moral américain et veut
restaurer la normalité de la société et de la culture, il devra
s’opposer à tous les aspects de l’état-providence moderne. Un retour à
la normalité n’exige rien de moins que la complète élimination du
système de sécurité sociale actuel : l’assurance chômage, la couverture
sociale et médicale, la retraite, l’éducation publique etc. –
et donc ainsi la dissolution et la déconstruction quasi complètes de
l’appareil actuel de la puissance gouvernementale. Si d’aucun devait
jamais restaurer la normalité, alors les budgets et les pouvoirs
gouvernementaux devraient fondre et tomber en dessous de leur niveau du
XIXe siècle. Dès lors, les conservateurs véritables doivent être de
rudes libertariens. Le conservatisme de Buchanan est erroné : il veut
revenir à la morale traditionnelle mais en même temps soutient ces
institutions mêmes qui sont responsables de la perversion et la
destruction de la morale traditionnelle.
III
La plupart des conservateurs, donc,
spécialement parmi les favoris des médias, ne sont pas conservateurs,
mais socialistes – soit du type internationaliste (les nouveaux
étatistes et néoconservateurs favorables à l’état providence et
belliqueux et les socio-démocrates globalistes), soit de la variété
nationaliste (les populistes buchananiens). Les véritables conservateurs
doivent être opposés à ces deux types. Afin de restaurer la normalité
sociale et culturelle, les vrais conservateurs ne peuvent être que des
libertariens radicaux, et ils doivent exiger la démolition – en tant que
perversion morale et économique – de la structure entière de la
sécurité sociale. Si les conservateurs doivent être des libertariens,
pourquoi les libertariens doivent-ils être des conservateurs ? Si les
conservateurs doivent apprendre des libertariens, les libertariens
doivent-ils aussi apprendre des conservateurs ?
En premier lieu, quelques clarifications
de terminologie s’imposent. Le terme libertarien, comme utilisé ici,
est un phénomène du XXe siècle, ou plus précisément, un phénomène
postérieur à la seconde guerre mondiale, avec des racines
intellectuelles à la fois chez le libéralisme classique des XVIIIe et
XIXe siècles et même chez la philosophie de l’ordre naturel. C’est un
produit du rationalisme moderne des Lumières. Trouvant son point
culminant dans les travaux de Murray N. Rothbard, la figure emblématique
du mouvement libertarien moderne et en particulier dans son Ethique de la Liberté,
le libertarianisme est un système d’éthique légal rationnel.
Travaillant au sein de la tradition de philosophie politique classique –
de Hobbes, Grotius, Pufendorf, Locke et Spencer – et employant les
mêmes outils analytiques qu’eux, le libertarianisme (le rothbardianisme)
est un code de loi systématique, dérivé à l’aide de déductions
logiques, d’un unique principe. Sa validité (et c’est ce qui en fait un
principe ultime, c’est-à-dire un axiome éthique et ce qui fait du code
de loi libertarien une théorie de la justice axiomatico-déductive) ne
peut être contestée sans être la proie de contradictions
logico-pratiques (praxéologiques) ou performatives (c’est-à-dire sans
implicitement affirmer ce qu’on nie explicitement). Cet axiome est
l’ancien principe de l’appropriation originelle : la propriété de
ressources rares – le droit d’une maîtrise exclusive de ressources rares
(propriété privée) – est acquise à travers un acte d’appropriation
originelle (par lequel les ressources passent d’un état de nature à un
état de civilisation). S’il n’en était pas ainsi, personne ne pourrait
commencer à « agir » (faire ou décider de quelque chose) ; dès lors,
tout autre principe est impossible praxéologiquement (et indéfendable).
Du principe d’appropriation originelle – le principe du premier occupant
– sont définies les règles relatives à la transformation et à l’échange
des ressources originellement appropriées et toute l’éthique, y compris
les principes de punition, est alors reconstruite selon les termes
d’une théorie des droits de propriété : tous les droits de l’homme sont
des droits de propriété et toutes les violations des droits de l’homme
sont des violations de droits de propriété. Le produit de cette théorie
libertarienne de la justice est bien connu dans ces cercles : l’état,
selon la lignée la plus influente de la théorie libertarienne, celle de
Rothbard, est une organisation hors-la-loi et le seul ordre social qui
soit juste consiste en un système anarchique [1] de propriété privée.
Je ne veux pas analyser plus avant la
théorie libertarienne de la justice. Laissez-moi juste confesser que je
tiens cette théorie comme exacte et même irréfutablement vraie. Je
souhaiterais passer à la question des relations entre libertarianisme et
conservatisme (la croyance en un ordre naturel basé et centré sur la
famille). Certains commentateurs superficiels, essentiellement du côté
conservateur, tel que Russell Kirk (NdT : son livre en 1953, The Conservative Mind,
donna forme au mouvement conservateur, peu structuré, après la seconde
guerre mondiale.), ont caractérisé le libertarianisme et le
conservatisme comme des idéologies incompatibles, hostiles ou même
antagonistes. En fait, cette vue est totalement erronée. La relation
entre libertarianisme et conservatisme relève de la compatibilité
praxéologique, de la complémentarité sociologique et du renforcement
réciproque.
Afin d’expliquer ceci, il me faut tout
d’abord rappeler que la plupart des penseurs libertariens phares étaient
de fait des conservateurs socio-culturels : défenseurs des manières et
morales traditionnelles, bourgeoises. Tout spécialement, Murray N.
Rothbard, celui des penseurs libertariens le plus important et influent,
fut un conservateur culturel assumé. Et de même pour le principal
professeur de Rothbard : Ludwig von Mises. Il n’en va pas de même pour
Ayn Rand, bien sûr, qui eût également une influence majeure sur le
libertarianisme contemporain. Même si cela ne prouve que peu de choses
(cela ne prouve pas que libertarianisme et conservatisme puissent être
réconciliés), c’est un indicateur d’une affinité substantielle entre les
deux doctrines. Il n’est pas difficile de reconnaître que les vues
conservatrice et libertarienne de la société sont parfaitement
compatibles (congruentes). Certes, leurs méthodes sont sensiblement
différentes. L’une est (ou du moins semble être) empirique, sociologique
et descriptive, l’autre est rationnelle, philosophique, logique et
constructiviste. A cette différence près, les deux tombent cependant
d’accord sur un aspect fondamental. Les conservateurs sont convaincus
que le « normal » et le « naturel » sont anciens et omniprésents (et
peuvent donc être discernés toujours et partout). De façon similaire,
les libertariens sont convaincus que les principes de justice sont
éternels et universellement valides (et donc, doivent pour l’essentiel
avoir été connus de l’humanité depuis ses tous débuts). Autrement dit,
l’éthique libertarienne n’est pas nouvelle et révolutionnaire, mais en
fait ancienne et conservatrice. Même les primitifs et les enfants sont
capables de saisir la validité du principe d’appropriation originelle et
la plupart des gens la reconnaissent comme un fait acquis indiscutable.
De plus, s’agissant de l’objet sur
lequel conservateurs et libertariens se focalisent – d’un côté la
famille, les relations entre pairs, les communautés, l’autorité et la
hiérarchie sociale et de l’autre la propriété et son appropriation, la
transformation et le transfert – il doit être clair que même s’ils ne se
référèrent pas aux mêmes entités, ils parlent néanmoins d’aspects
différents d’un seul et même objet : les hommes comme acteurs de la
coopération sociale. C’est-à-dire que, globalement, leur champ d’étude
est identique. Familles, autorité, communautés et rangs sociaux sont une
concrétisation empirico-sociologique des catégories et concepts
philosophico-praxéologiques de propriété, production, échange et
contrat. La propriété et les relations entre propriétaires n’existent
pas hors des familles et des relations entre pairs. Ces dernières
déterminent les configurations spécifiques de la propriété et des
relations entre propriétaires, tout en étant en même temps contraintes
par les lois éternelles de la rareté et de la propriété. En fait, comme
on l’a déjà vu, les familles considérées comme normales par les normes
conservatrices sont les ménages et la désintégration familiale comme le
déclin moral et culturel que les conservateurs contemporains déplorent,
sont largement le résultat de l’érosion et de la destruction des ménages
(et des terres) comme base économique de l’état providence moderne.
Ainsi, la théorie de la justice libertarienne peut en fait fournir au
conservatisme une définition plus précise et une défense plus rigoureuse
de sa propre finalité (le retour à la civilisation sous la forme d’une
normalité morale et culturelle) que ce que le conservatisme lui-même
pourrait offrir. Ce faisant, elle peut aiguiser et renforcer la
perspective traditionnellement anti-étatiste du conservatisme.
IV
Alors que les créateurs intellectuels du
libertarianisme moderne furent des conservateurs culturels, et alors
que la doctrine libertarienne est totalement compatible et congruente
avec la vision conservatrice du monde (et n’amène pas, comme le
prétendent certains conservateurs critiques, à un « individualisme
atomisé » ou à un « égoïsme possessif »), sous la corruption de
l’état-providence moderne, le mouvement libertarien a connu une
transformation significative. A bien des égards (et même dans son
ensemble aux yeux des médias et du public), il est devenu un mouvement
qui combine antiétatisme radical et économie de marché avec gauchisme
culturel, contre-culture, multiculturalisme et hédonisme personnel ;
c’est-à-dire l’exact opposé du programme buchananien de socialisme
culturellement conservateur : le capitalisme contre-culturel.
Plus haut, on notait que le programme
buchananien de nationalisme socialiste ne semble pas connaître un grand
attrait, du moins aux États-Unis. Cela est vrai dans une plus grande
mesure encore de la tentative libertarienne de synthèse de l’économie de
marché avec la contre-culture et le multiculturalisme. Cependant, comme
pour le conservatisme auparavant, mon inquiétude centrale n’est pas
tant le manque d’attrait des masses, ni le fait de savoir si certaines
idées peuvent être psychologiquement combinées et intégrées, mais bien
de savoir si ces idées peuvent être combinées en pratique et de manière
effective, ou non. C’est mon intention de montrer qu’elles ne le peuvent
pas, et qu’une large part du libertarianisme contemporain est un faux
libertarianisme contre-productif (tout comme le conservatisme de
Buchanan est un faux conservatisme contre-productif).
Le fait qu’une large part du
libertarianisme moderne soit culturellement à gauche n’est pas dû à un
quelconque enseignement des principaux théoriciens libertariens. Comme
nous l’avons remarqué plus haut, ils étaient pour la plupart
culturellement conservateurs. Ce fut plutôt le résultat d’une
compréhension superficielle de la doctrine libertarienne par bien de ses
adeptes et cette ignorance trouve son explication dans une coïncidence
historique : la tendance évoquée, inhérente à l’état-providence
social-démocrate à promouvoir un processus intellectuel et émotionnel
d’infantilisation (la décivilisation de la société).
Les débuts du mouvement libertarien
moderne aux États-Unis remontent au milieu des années soixante. En 1971
le parti Libertarien fut fondé et en 1972 le philosophe John Hospers fut
le premier candidat à la présidence (NdT : des États-Unis). C’était le
temps de la Guerre du Vietnam. Simultanément, promu par les grandes
« avancées » de la croissance de l’état-providence du début et du milieu
des années soixante et suivantes aux États-Unis et de façon similaire
en Europe Occidentale (la soi-disant législation des droits civils et la
lutte contre la propriété), un phénomène de masse nouveau émergea. Un
nouveau « Lumpen-prolétariat » (NdT : terme marxiste signifiant
« sous-prolétariat ») d’intellectuels et jeunes intellectualisés se fit
jour – le produit d’un système toujours croissant d’un système
socialiste d’éducation (publique) – « agacés » par la morale et la
culture « bourgeoises » prépondérantes (quoique vivant bien plus
confortablement que le vrai et ancien Lumpen-prolétariat sur la richesse
créée par cette même culture prépondérante). Le multiculturalisme, le
relativisme culturels (vivre et laisser vivre) et l’antiautoritarisme
égalitariste (ne respecter aucune autorité) furent élevés des phases
temporaires et transitoires du développement mental (adolescence) à une
attitude permanente entre les intellectuels et leurs étudiants.
L’opposition de principe des
libertariens à la Guerre du Vietnam coïncida avec l’opposition quelque
peu diffuse à la guerre de la part de la Nouvelle Gauche. En outre,
l’aboutissement anarchique de la doctrine libertarienne séduisit la
gauche contra-culturelle. Car la non légitimité de l’état et l’axiome de
non-agression (voulant qu’on doit pas initier ou menacer d’initier la
force physique contre autrui ou sa propriété) n’impliquaient-ils pas que
tout le monde ait la liberté de choisir le style de vie – non-agressif –
qui lui soit propre ? Cela n’impliquait-il pas que la vulgarité,
l’obscénité, la profanation, l’usage de la drogue, la promiscuité,
pornographie, prostitution, homosexualité, polygamie, pédophilie ou tout
autre perversité concevable ou anormalité, en tant que crimes sans
victime, ne soient aucunement des offenses mais des activités et styles
de vie normaux et légitimes ? Sans surprise donc, dès le début le
mouvement libertarien attira un nombre inhabituellement élevé d’adeptes
anormaux et pervers. Par la suite, l’ambiance contra-culturelle et la
« tolérance » relativiste multiculturelle du mouvement libertarien
attira un nombre encore plus grand de désaxés, ratés professionnels ou
personnels, ou encore carrément minables. Murray Rothbard, par dégoût,
les appelait les « nihilo-libertariens » et les identifiait comme des
libertariens « modaux » (typiques et représentatifs). Ils imaginaient
une société où chacun serait libre de choisir et d’entretenir n’importe
quel style de vie non-agressif, la carrière ou le personnage qu’il
voudrait, et où, comme conséquence de l’économie de marché libre, tout
le monde serait sur un niveau élevé de prospérité générale.
Ironiquement, le mouvement qui s’était formé pour démanteler l’état et
restaurer la propriété privé et l’économie de marché était largement
repris et son image déformée, par les produits mentaux et émotionnels de
l’état-providence : la nouvelle classe d’adolescents permanents.
V
Cette combinaison intellectuelle ne
pouvait finir bien. Le capitalisme de propriété privée et le
multiculturalisme égalitaire font une combinaison aussi improbable que
le socialisme et le conservatisme culturel. Et à essayer de combiner ce
qui ne peut l’être, une grande partie du mouvement libertarien moderne
contribua en fait à accroître l’érosion des droits de propriété (tout
comme une grande partie du conservatisme contemporain contribua à
l’érosion de la famille et des traditions morales). Ce que les
libertariens contra-culturels n’arrivent pas à reconnaître et ce que les
vrais libertariens ne sauraient assez mettre en avant, c’est que la
restauration des droits de propriété privée et l’économie du
laissez-faire impliquent une augmentation drastique et aigue de la
« discrimination » sociale et éliminera promptement la plupart sinon
toutes les expériences de vie égalitaro-multiculturels si chères au cœur
des libertariens de gauche. En d’autres termes, les libertariens
doivent être des conservateurs radicaux et sans compromis.
Contrairement aux libertariens de gauche assemblés autour d’institutions comme le Cato Institute et l’Institute for Justice,
par exemple, qui recherchent l’assistance du gouvernement central pour
le respect de diverses politiques de non-discrimination et appellent à
une politique non-discriminatoire, ou « politique de libre
immigration », les vrais libertariens doivent adopter la discrimination,
qu’elle soit interne (nationale) ou externe (politique étrangère). En
effet, la propriété privée suppose la discrimination. Je possède ceci,
cela, et non vous. Je suis autorisé à vous exclure de ma propriété. Je
peux mettre des conditions à votre usage de ma propriété et je peux vous
exclure de ma propriété. De plus, vous et moi, propriétaires privés,
pouvons nous engager et conditionner notre propriété à une convention
restrictive (ou protectrice). Nous et d’autres pouvons, si nous le
considérons bénéfique, imposer des limitations sur l’usage futur que
chacun de nous sera autorisé à avoir de notre propriété.
L’état-providence moderne a grandement
vidé les propriétaires privés du droit d’exclusion impliqué par le
concept de propriété privée. La discrimination est rendue hors-la-loi.
Les employeurs ne peuvent pas engager qui il veulent. Les propriétaires
fonciers ne peuvent pas louer à qui ils veulent. Les vendeurs ne peuvent
pas vendre à qui ils souhaitent ; les acheteurs ne peuvent pas acheter
auprès de quiconque ils souhaitent acheter. Et les groupes de
propriétaires privés ne sont pas autorisés à convenir d’accords de
restriction quelconque qu’ils pensent leur être mutuellement bénéfiques.
L’état a ainsi dérobé au peuple le plus clair de sa protection physique
et personnelle. Le résultat de cette érosion des droits de propriété
privée sous l’état-providence démocratique, c’est l’intégration forcée.
L’intégration forcée est omniprésente. Les Américains doivent accepter
des immigrants dont ils ne veulent pas. Les enseignants ne peuvent se
débarrasser des écoliers / étudiants douteux ou se comportant mal, les
employeurs sont coincés avec des salariés peu utiles ou incompétents,
les propriétaires fonciers sont obligés de faire avec les mauvais
locataires. Les banques et les assurances ne sont pas autorisées à
éviter les « mauvais » risques, les restaurants et les bars doivent
s’accommoder de client non-bienvenus tandis que les clubs privés et les
associations sont conduits à accepter des membres en violation de leurs
propres règles ou restrictions. De plus, s’agissant de propriété
publique, c’est-à-dire du gouvernement, l’intégration forcée a pris une
forme dangereuse : celle de la norme et de l’absence de loi.
Exclure autrui de sa propre propriété
est le mécanisme même selon lequel un propriétaire peut éviter les
« maux » d’arriver : les événements qui feront baisser la valeur de sa
propriété. En n’étant pas autorisé à exclure librement, l’incidence de
ces « maux » – étudiants, employés, clients au mauvais comportement,
fainéants, individus peu fiables, fourbes – augmentera et la valeur de
la propriété baissera. En fait, l’intégration forcée (le résultat de
toutes les politiques non-discriminatoires) nourrit mauvais comportement
et pauvre caractère. Dans une société civilisée, le prix ultime pour
un mauvais comportement est l’expulsion et les personnages douteux ou
mal éduqués (même s’ils ne commettent aucun acte criminel) se trouveront
bien vite délogés par tous et seront bannis, exclus physiquement de la
civilisation. C’est là un dur prix à payer ; de ce fait, la fréquence de
tels comportements se voit réduite. A l’opposé, si on est empêché de
déloger les autres de sa propriété lorsque leur présence et considérée
comme malvenue, les mauvais comportements, les mauvaises conduites et
les personnages clairement douteux sont encouragés (et rendus moins
coûteux). Plutôt que d’être isolés et in fine totalement exclus
de la société, les « clochards » – dans tous les domaines imaginables
d’incompétence (de « clochardise ») – se voient autorisés à perpétrer
leurs nuisances partout et donc les comportements douteux et les
clochards prolifèrent. Les résultats de l’intégration forcée ne sont que
trop visibles. Toutes les relations sociales – que ce soit en privé ou
au travail – sont devenues toujours plus égalitaires (tout le monde
tutoie tout le monde) et inciviles.
Selon un fort contraste, une société
dans laquelle le droit d’exclusion est entièrement restitué aux
propriétaires privés serait profondément inégalitaire, intolérante et
discriminatoire. Il y aurait peu ou aucune « tolérance » ou « ouverture
d’esprit » si chères aux libertariens de gauche. A l’inverse, on serait
sur le bon chemin vers la restauration de la liberté d’association et
d’exclusion impliquées par l’institution de la propriété privée si
seulement les villes et villages pouvaient et voulaient faire comme ils
firent en réalité jusqu’au XIXe siècle en Europe et aux États-Unis. Il y
aurait des signaux indiquant les exigences d’admission pour entrer dans
la ville et, une fois en ville, des exigences d’accès propres aux
diverses propriétés (par exemple, pas de mendiants, clochards, ou de
sans abris, mais aussi pas d’homosexuels, d’usagers de drogue, de Juifs,
de Musulmans, d’Allemands ou de Zoulous), et ceux qui ne respecteraient
pas ces exigences d’entrée seraient fichus dehors comme des intrus.
Presque instantanément, la normalité morale et culturelle se
reconstituerait.
Les libertariens de gauche et
expérimentalistes de styles de vie multiculturels ou contre-culturels,
même s’ils sont sans rapport avec un crime quelconque, auraient à
nouveau à payer le prix de leur comportement. S’ils devaient conserver
leur style de vie ou comportement, ils se verraient exclus de la société
civilisée et en vivraient physiquement séparés, dans des ghettos ou en
marge de la société et de nombreux postes ou professions leur seraient
inaccessibles. A l’inverse, s’ils devaient vouloir vivre et progresser
au sein de la société, il leur faudrait s’adapter et assimiler les
normes morales et culturelles de la société qu’ils souhaitent rejoindre.
S’adapter de la sorte n’impliquerait pas forcément devoir totalement
abandonner leur comportement ou style de vie non-standard ou anormaux.
Mais cela impliquerait néanmoins de ne plus pouvoir « sortir » et
afficher leur comportement ou style de vie en public. De tels
comportements devront rester au placard, cachés aux yeux du public et
confinés entre quatre mur. Les mettre en avant ou les afficher en public
conduirait à l’expulsion.
En complément, les vrais libertariens
conservateurs – par opposition aux libertariens de gauche – doivent non
seulement reconnaître le fait qu’il y aura une brusque augmentation de
la discrimination (exclusion, expulsion) dans une société libertarienne
où les droits de propriété sont entièrement restitués aux propriétaires
de maisons et de terrains privés. Mais plus important, il leur faudra
reconnaître – et l’éclairage conservateur peut être utile pour y arriver
– qu’il est bien qu’il en soit ainsi : c’est-à-dire, qu’il devrait y
avoir stricte discrimination si on veut atteindre l’objectif d’une
anarchie de propriété privée (ou une pure société de droit privé). Sans
une discrimination continue et sans relâche, une société libertarienne
s’éroderait rapidement et dégénérerait en un socialisme
d’état-providence. Chaque ordre social, y compris libertarien ou
conservateur, exige un mécanisme d’autocontrôle. Plus précisément, les
ordres sociaux (contrairement à la mécanique ou aux systèmes
biologiques) ne s’entretiennent pas automatiquement ; ils nécessitent
l’effort conscient et l’action intentionnelle de chaque membre de la
société pour leur éviter de se désintégrer.
VI
Le modèle standard libertarien d’une
communauté est celui d’individus qui, au lieu de vivre physiquement
séparés et isolés les uns des autres, s’associent entre eux comme
voisins vivants sur des terres adjacentes mais possédées séparément.
Cependant, ce modèle est trop simpliste. Probablement, le fait de
préférer des voisins à l’isolement tient au fait que pour des individus
participant et prenant part aux bénéfices de la division du travail, un
voisinage offre l’avantage supplémentaire d’un faible coût de
transaction ; c’est-à-dire, un voisinage facilite l’échange. Comme
conséquence, la valeur d’un terrain appartenant à un individu se verra
améliorée par l’existence de terrains avoisinants appartenant à
d’autres. Cependant, même si cela peut être vrai et constitue une raison
valable pour préférer un voisinage à l’isolement, ce n’est en aucune
manière toujours vrai. Un voisinage suppose aussi des risques et peut
conduire à la baisse au lieu de la hausse de la valeurs des propriétés,
car même si on suppose, en accord avec le modèle considéré, que
l’établissement initial de propriétés avoisinantes est mutuellement
bénéfique et même si on suppose en plus que tous les membres d’une
communauté se gardent de toute activité criminelle, il pourrait encore
arriver qu’un voisin précédemment « bon » devienne odieux. C’est le cas
s’il ne s’occupe pas de sa propriété ou la change au point que cela
affecte négativement la valeur des propriétés des autres membres de la
communauté, ou s’il refuse simplement de participer à tout effort
coopératif destiné à améliorer la valeur de la communauté dans son
ensemble. Dès lors, afin de dépasser les difficultés inhérentes au
développement de communautés lorsque la terre est maintenue en une
propriété divisée, la formation des voisinages et des communautés a en
fait suivi un processus selon des lignes très différentes de celles
suggérées dans le modèle ci-dessus.
Plutôt que d’être composées de terres
adjacentes possédées par plusieurs, donc, les voisinages étaient
typiquement des propriétés ou des communautés fondées sur une
convention. Elles étaient fondées et possédées par un possesseur unique
qui « louait » alors des parties séparées de la terre, selon des
conditions spéciales, à des individus choisis. A l’origine, de telles
conventions étaient basées sur des relations de pairs, le rôle du
possesseur étant assuré par le chef de famille ou de clan. En d’autres
termes, de même que les actions des membres de la famille immédiate sont
coordonnées par le possesseur ou chef du ménage dans une famille à
ménage unique, la fonction de direction et de coordination de l’usage de
la terre par des groupes de ménages voisins était traditionnellement
remplie par le chef d’un groupe étendu de pairs. Dans les temps
modernes, caractérisés par une croissance massive de la population et
une perte significative de l’importance des relations entre pairs, ce
modèle libertarien original d’une communauté propriétaire a été remplacé
par de nouvelles évolutions familières telles que les centres
commerciaux et les « communautés grillagées ». Les centres commerciaux
comme les communautés résidentielles grillagées sont possédés par une
seule entité, soit un individu soit une entreprise privée, et la
relation entre le possesseur de la communauté et ses habitants et
résidents est purement contractuelle. Le possesseur est un entrepreneur
recherchant le profit en développant et gérant des communautés
résidentielles ou d’affaire qui attirent du monde en tant qu’endroits où
ils souhaitent résider ou mener leurs affaires. Le « possesseur »,
selon Spencer MacCallum,
« construit de la valeur via
l’inventaire d’une communauté de terre principalement en satisfaisant
trois exigences fonctionnelles d’une communauté que lui seul en tant que
propriétaire peut apporter convenablement : la sélection des membres,
la planification des sols, et la direction… Les deux premières
fonctions, la sélection des membres et la planification des sols, sont
automatiquement réalisées par lui alors qu’il détermine qui pourra
utiliser la terre et pour quoi faire. La troisième fonction, la
direction, constitue sa responsabilité naturelle et aussi son
opportunité propre, puisqu’il est de son seul intérêt de voir le succès
de la communauté entière plutôt que celui d’intérêts spéciaux en son
sein.
L’attribution de la terre établit automatiquement le type de
résidents et leur juxtaposition spatiale les uns par rapport aux autres
et de ce fait, la structure économique de la communauté […] La direction
inclut également l’arbitrage des différences entre résidents, ainsi que
l’orientation et la participation aux efforts communs. [En effet], en
un sens fondamental, la sécurité de la communauté est une partie de la
fonction du propriétaire terrien. Par la planification des sols, il
supervise la conception de toutes les constructions du point de vue de
la sécurité. Il choisit aussi les résidents avec à l’esprit leur
compatibilité et leur complémentarité avec les autres membres de la
communauté et apprend à anticiper les habitats et à prévenir les
différends émergeant entre résidents. Par ce rôle informel d’arbitrage
et de pacification, il résout des conflits qui sinon pourraient devenir
sérieux. De ces multiples façons, il assure une « possession
tranquille », ainsi que cela fut admirablement exprimé dans la langue de
la Common Law (NdT : la Loi commune, base du droit anglo-saxon), pour
ses résidents. »
Ainsi, clairement, la tâche d’entretenir
la convention comprise dans une communauté (possession) libertarienne
appartient en premier lieu et principalement au possesseur. Pourtant, il
n’est qu’un homme et il lui est impossible de réussir cette tâche à
moins de disposer du soutien dans cette entreprise de la majorité des
membres de la communauté en question. En particulier, le possesseur a
besoin du soutien de l’élite de la communauté, c’est-à-dire les chefs
des ménages et les firmes les plus lourdement investies dans la
communauté. Afin de protéger et si possible d’améliorer la valeur de
leur propriété et investissements, le possesseur comme l’élite
communautaire doivent vouloir et être prêts à prendre deux formes de
mesures protectrices. En premier lieu, ils doivent être prêts à se
défendre par la force physique contre les invasions externes et à punir
les criminels locaux. Mais en second et tout aussi important, ils
doivent aussi vouloir se défendre par le recourt à l’ostracisme,
l’exclusion et in fine l’expulsion, contre ces membres de la
communauté qui prônent, promeuvent ou font la propagande d’actions
incompatibles avec l’objet même de la convention : protéger la propriété
et la famille.
A cet égard, une communauté fait
toujours face à la double menace – entremêlée – de l’égalitarisme et du
relativisme culturel. L’égalitarisme, sous toutes ses formes, est
incompatible avec l’idée de propriété privée. La propriété privée
implique exclusivité, inégalité et différence. Et le relativisme
culturel est incompatible avec le fait – en fait fondamental – des
familles et des relations intergénérationnelles entre pairs. Les
familles et les relations entre pairs impliquent l’absolutisme culturel.
Comme fait socio-psychologique, les sentiments égalitaires et
relativistes trouvent tous deux un ferme soutien parmi chaque nouvelle
génération d’adolescents. Du fait de leur développement mental encore
incomplet, les juvéniles, spécialement de la variété mâle, sont encore
réceptifs aux deux idées. L’adolescence est marquée par des pics
(normaux pour cet âge) de rébellion du jeune contre la discipline
imposée sur eux par la vie de famille et l’autorité parentale. Le
relativisme culturel et le multiculturalisme fournissent l’instrument
idéologique pour s’émanciper soi-même de ces contraintes. Et
l’égalitarisme – basé sur la vue infantile que la propriété est
« donnée » (et donc distribuée de manière arbitraire) et non
individuellement appropriée et produite (et donc, justement distribuée,
i.e. en accord avec la productivité personnelle) – fournit le moyen
intellectuel sur lequel les jeunes rebelles peuvent poser des
revendications sur les ressources économiques nécessaires à une vie
libre du et hors du cadre disciplinaire de la famille.
Faire respecter une convention est pour
beaucoup une question de prudence, bien sûr. Comment et quand réagir et
quelle mesure protectrice prendre, requiert du jugement de la part des
membres de la communauté et spécialement du possesseur et des élites de
la communauté. Ainsi, par exemple, tant que la menace de relativisme
moral se limite à une petite part des adolescents et des jeunes adultes
sur une courte période de la vie (jusqu’à qu’ils s’installent comme
adultes avec des contraintes familiales), il se peut très bien que ne
rien faire du tout soit suffisant. Les promoteurs du relativisme
culturel et de l’égalitarisme ne représenteraient guère plus qu’une gène
ou une irritation temporaire et la punition sous forme d’ostracisme
pourrait être vraiment légère et peu sévère. Une petite dose de ridicule
et de mépris pourrait suffire pour contenir la menace relativiste et
égalitaire. La situation est très différente, cependant, et des mesures
nettement plus drastiques pourraient être requises, une fois que
l’esprit de relativisme moral et d’égalitarisme a pris pied parmi les
membres adultes de la société : parmi les mères, pères et chefs de
ménages et de firmes.
Dès que des membres de la société
expriment avec régularité l’acceptation ou même le soutien aux
sentiments égalitaires, que ce soit sous forme démocratique (règle de la
majorité) ou communiste, il devient essentiel que les autres membres et
en particulier les élites sociales naturelles, soient prêts à agir de
façon décisive et, en cas de non-conformité qui perdure, excluent et in fine
bannissent ces membres hors de la société. Dans une convention conclue
entre un possesseur et des résidents communautaires avec pour but la
protection de leur propriété privée, il n’existe rien de tel que la
liberté (illimitée) de parole, pas même le doit illimité de parole sur
sa propre propriété de résident. On peut dire des choses innombrables et
promouvoir presque toute idée sous le soleil, mais naturellement
personne n’est autorisé à soutenir des idées contraires à l’objet même
de la convention – qui vise à préserver et à protéger la propriété
privée, telles que la démocratie et le communisme. Il ne saurait y avoir
de tolérance envers les démocrates ou les communistes au sein d’un
ordre social libertarien. Il leur faudra être physiquement séparés et
bannis de la société. De même, au sein d’une convention fondée pour la
protection des familles et des proches, il ne peut y avoir de tolérance
envers ceux qui promeuvent régulièrement des styles de vie incompatibles
avec cet objectif. Ils – les avocats des styles de vie alternatifs, non
familiaux et « entre eux », tels que par exemple, l’hédonisme
individuel, le parasitisme, l’adoration de la nature-environnement,
l’homosexualité, ou le communisme – devront être physiquement retirés de
la société, aussi, si on veut pouvoir maintenir un ordre libertarien.
VII
C’est pourquoi il est évident que les
libertariens doivent être des conservateurs moraux et culturels de
l’espèce la moins prête au compromis. L’état actuel de dégénérescence
morale, de désintégration sociale et de pourrissement culturel est
précisément le résultat de trop de tolérance – et avant tout, une
tolérance totalement erronée et faussement appréhendée. Au lieu de faire
en sorte que tous les habituels démocrates, communistes et autres
styles de vie alternatifs soient rapidement isolés, exclus et bannis de
la civilisation en accord avec les principes de la convention, ils sont
tolérés par la société. Pourtant cette tolérance ne fait qu’encourager
et promouvoir encore plus de sentiments et d’attitudes égalitaires et
relativistes, jusqu’à ce que soit atteint le point où l’autorité s’est
effectivement évaporée (alors que le pouvoir de l’état, s’exprimant par
les politiques d’intégration forcée qu’il sponsorise, se sera accru
d’autant).
Les libertariens, dans leur tentative
d’établir un ordre social naturel libre, doivent lutter pour regagner de
l’état le droit d’exclusion inhérent à la propriété privée. Cependant,
avant même qu’ils accomplissent cela et afin de rendre un tel résultat
seulement possible, les libertariens ne sauraient trop tôt commencer à
réaffirmer et à exercer, autant que la situation le leur permet encore,
leur droit d’exclusion dans la vie de tous les jours. Les libertariens
doivent se distinguer des autres en pratiquant (ainsi qu’en promouvant)
la forme la plus extrême d’intolérance et de discrimination contre les
égalitaristes, démocrates, socialistes, communistes, multiculturalistes,
environnementalistes, mauvaises manières, mauvais comportements,
incompétence, grossièreté, vulgarité et obscénité. Comme de vrais
conservateurs, qui devront se dissocier des faux conservateurs
socialistes tels les buchananiens et néoconservateurs, les vrais
libertariens doivent se dissocier visiblement et avec ostentation de ces
imposteurs que sont les faux libertariens de gauche, adeptes du
multiculturalisme, de la contre-culture et de l’antiautoritarisme
égalitariste.
[1] « Anarchie » ne signifie pas absence de repères, d’ordre ou de règle mais de pouvoir étatique.
Traduction de Stéphane Geyres et Damien Theillier
Les élites naturelles, les intellectuels et l’Etat
Dans
toute société, un petit nombre de personnes acquièrent par leur
talent le statut d’une élite. Leur richesse, leur sagesse, leur
bravoure leur confèrent une autorité naturelle, et leurs opinions
et jugements jouissent d’un vaste respect.
En outre, grâce au mariages sélectifs et aux lois de l’hérédité
juridiques et génétiques, les situations d’autorité naturelle ont
des chances de se transmettre au sein d’un petit nombre de
familles. Et c’est aux chefs de ces familles qui ont une longue
histoire de réussite, de clairvoyance et de conduite personnelle
exemplaire que les hommes se tournent pour apaiser leurs conflits
et griefs mutuels.
L’Etat fut une excroissance de ces élites naturelles, le saut
petit, mais décisif, consistant à monopoliser le rôle de juge et
de pacificateur. Cela se produisit lorsqu’un membre particulier de
l’élite naturelle volontairement reconnue put exiger, contre
l’opposition des autres membres de cette élite, que tous les
conflits nés à l’intérieur d’un territoire déterminé lui fussent
présentés. Les parties en litige ne pouvaient plus choisir d’autre
juge ou pacificateur.
Une fois que l’on conçoit l’Etat comme l’excroissance d’un ordre
antérieur, hiérarchiquement organisé, on comprend pourquoi
l’humanité, dans la mesure où elle subissait un Etat, a connu la
domination monarchique (et non démocratique) pour la plupart de son
histoire. Il y a eu des exceptions, bien sûr : la démocratie
athénienne, Rome jusqu’en 31 av. J.-C., les républiques de Venise,
Florence et Gênes pendant la Renaissance, les cantons suisses
depuis 1291, les Provinces Unies (des Pays-Bas) de 1648 à 1673, et
l’Angleterre sous Cromwell.
Cependant, c’étaient là des situations rares, et aucune d’elles
ne ressemblait si peu que ce soit aux systèmes modernes du type un
homme-une voix. En fait, eux aussi étaient éminemment élitistes. A
Athènes, par exemple, 5 % de la population au plus était
électrice et éligible aux postes de commandement.
Une fois qu’un membre unique de l’élite naturelle a réussi à
monopoliser la fonction de juge et de pacificateur, la justice et
la police du droit deviennent plus coûteux. Alors qu’ils étaient
offerts à titre gratuit, ou en échange d’un paiement volontaire,
ils sont financés par un impôt obligatoire. En même temps, la
qualité du Droit se détériore. Au lieu de défendre les anciens
Droits de propriété privée, et d’appliquer des principes de
justice universels et immuables, un juge monopoliste, qui n’a plus
[autant*] à craindre de perdre des clients, s’est mis à manipuler le droit pour son avantage personnel.
Comment faire accepter ce saut décisif d’une monopolisation du
droit par un monarque qui, comme on pouvait s’y attendre, a rendu
la justice plus chère et plus mauvaise ? Les autres membres de
l’élite naturelle allaient certainement s’opposer à tout complot
de ce genre.
C’est pourquoi ceux qui allaient devenir rois se sont toujours
rangés aux côtés du “peuple”, de l'”homme du commun”. En appelant
au sentiment, toujours populaire, de l’envie, les rois ont promis
au peuple une justice plus juste et meilleur marché, en échange
du fait qu’ils imposaient — et abaissaient— plus scrupuleux
qu’eux-mêmes (les concurrents du roi).
Par-dessus le marché, les rois enrôlaient la classe
intellectuelle. On pourrait s’attendre à ce que la demande pour les
services des intellectuels s’accroisse avec le niveau de vie.
Cependant, la plupart des gens ont des préoccupations plutôt
matérielles et terre-à-terre et se soucient peu des entreprises
intellectuelles. Mis à part l’Eglise, les seules personnes à
demander les services des intellectuels étaient des membres de
l’élite naturelle —pour en faire des précepteurs pour leurs
enfants, des conseillers personnels, secrétaires ou bibliothécaires.
L’emploi, pour les intellectuels, était précaire et la paie
habituellement maigre. En outre, alors que les membres de l’élite
naturelle étaient rarement eux-mêmes des intellectuels
(c’est-à-dire des gens qui consacrent leur temps aux choses de
l’esprit) ils étaient généralement au moins aussi intelligents, de
sorte que leur admiration pour les exploits de leurs intellectuels
n’était que modérée.
On ne saurait donc s’étonner que les intellectuels, qu’affecte
une image fort gonflée d’eux-mêmes, finissent par leur en vouloir.
Quelle injustice que ces gens-là —les élites naturelles— qui ont
été leurs élèves, soient en fait leurs maîtres et vivent dans
l’opulence alors qu’eux-mêmes —les intellectuels— étaient
relativement pauvres et dépendants.
Il n’est donc pas surprenant non plus que les intellectuels se
soient laissés convaincre par un roi dans sa tentative pour
s’instituer lui-même monopoleur de la justice. En échange de leurs
rationalisations idéologiques du pouvoir monarchique, le roi
pouvait leur offrir non seulement de meilleurs postes, mais des
occasions de faire payer leur dédain aux membres de l’élite
naturelle.
Cependant, l’amélioration du sort de la classe intellectuelle ne
fut que modérée. Sous la férule du monarque, demeurait une
distinction fort nette entre le gouvernant (le roi) et les
gouvernés (les sujets), et lesdits sujets savaient qu’ils ne
pourraient jamais devenir les maîtres. Grâce à cela, tout
accroissement du pouvoir royal se heurtait à une résistance
considérable, non seulement de la part des élites naturelles, mais
aussi de celle des gens du commun. De sorte qu’il était extrêmement
difficile au roi d’accroître les impôts, et les perspectives
d’embauche pour les intellectuels demeuraient fortement limitées.
En outre, une fois confortablement installé, le roi ne traitait
pas ses intellectuels beaucoup mieux que les élites naturelles. Et
comme ledit roi régnait sur des territoires bien plus vastes que
les élites naturelles ne l’avaient jamais fait, tomber dans sa
disgrâce était d’autant plus dangereux, ce qui rendait la
situation des intellectuels à certains égards encore plus précaire.
Si on examine les biographies des plus grands intellectuels —de
Shakespeare à Goethe, de Descartes à Locke, de Marx à Spencer—
celles-ci présentent à peu près les mêmes traits. Jusqu’au XIX°
siècle bien avancé, leurs travaux étaient parrainés par des
mécènes privés, membres de l’élite naturelle, princes ou rois.
Encourant tour à tour la faveur et la disgrâce de leurs mécènes,
ils changeaient souvent d’emploi et étaient géographiquement fort
mobiles. Cela signifiait souvent pour eux l’insécurité financière,
mais contribuait non seulement à un cosmopolitisme unique des
intellectuels (comme l’indiquait leur maîtrise de nombreuses
langues), mais aussi à une indépendance d’esprit dont nous avons
perdu l’habitude.
S’il se trouvait qu’un protecteur, un mécène, ne les soutenait
plus, il s’en trouvait bien d’autres tout disposés à combler le
manque. Et c’est en fait lorsque la situation du roi et de l’Etat
était relativement faible, et celle des élites naturelles demeurée
relativement forte, que la vie intellectuelle et culturelle fut la
plus florissante et que l’indépendance des intellectuels fut la
plus grande. On en trouve un bon exemple dans l’Allemagne du XIX°
siècle, où nombre de principiules se disputaient leurs pouvoirs,
par opposition à la forte centralisation de la France.
Il fallut attendre l’avènement de la démocratie pour qu’un
changement fondamental apparût dans les rapports entre l’Etat, les
élites naturelles et les intellectuels. C’étaient la justice hors
de prix et les perversions de l’ancien Droit par les rois
monopolisant la fonction de juge et de pacificateur, qui avaient
engendré l’opposition historique à la monarchie. Mais la confusion
dominait les esprits.
Il y avait des gens qui comprenaient que le problème venait du
monopole, et non de l’existence des élites ni de la noblesse.
Mais bien plus nombreux étaient ceux qui voyaient à tort
l’origine du problème dans le caractère élitiste du souverain, et
prônaient de conserver le monopole de la loi et de la police du
droit, en se bornant à remplacer le roi, avec sa majesté
ostentatoire, par le peuple et la bonne tenue présumée de l’homme
ordinaire. D’où le succès historique de la démocratie.
Quelle ironie de voir que la monarchie fut détruite par les
forces mêmes que les rois avaient d’abord suscitées et enrôlées
lorsqu’ils commencèrent à interdire aux autorités naturelles
concurrentes d’exercer leurs fonctions judiciaires : la jalousie
de l’homme du commun à l’encontre de ses supérieurs, et le désir
des intellectuels d’occuper dans la société la place à laquelle
ils croyaient avoir droit.
De sorte qu’il apparaissait logique que les rois fussent aussi
renversés, et que la politique égalitaire fût poussée jusqu’au
bout de son ultime implication : le monopole de la justice exercé
par l’homme du commun. Ce qui, pour les intellectuels, signifiait
exercé par eux, en tant que porte-parole du peuple.
Comme la plus élémentaire théorie économique aurait pu le
prédire, le passage de la monarchie au système un homme-une voix
et le remplacement du roi par le peuple ne fit qu’empirer les
choses. Le prix de la justice s’éleva astronomiquement, la qualité
de la loi se dégradant constamment. Car toute cette
transformation pouvait être réduite à ceci : un système de
propriété privée de l’Etat —monopole privé— était remplacé par un
système de propriété publique de l’Etat —un monopole public.
Une foire d’empoigne venait d’être créée. Tout le monde, et non
plus seulement le roi, avait désormais formellement le droit de
s’emparer de la propriété privée de tous les autres. Les
conséquences en sont : toujours plus d’exploitation par les hommes
de l’Etat (l’impôt) ; la loi s’est détériorée à tel point que
l’idée d’un corps de principes universels et immuables a disparu,
pour être remplacé par l’idée de la législation, c’est-à-dire de
la loi fabriquée, par opposition au droit découvert, et “donné”
pour toujours ; et le taux social de préférence temporelle s’est
accru (on sacrifie toujours davantage l’avenir au présent).
Un roi possédait un territoire, qu’il pouvait léguer à son
fils, de sorte qu’il se souciait de préserver sa valeur. Un chef
démocratique n’était et n’est qu’un gestionnaire transitoire, de
sorte qu’il s’efforce d’accroître au maximum toutes sortes de
recettes courantes de l’Etat aux dépens de la valeur en capital.
En voici quelques conséquences : à l’ère monarchique, avant la
Première guerre mondiale, les dépenses de l’Etat comme proportion
du PNB dépassaient rarement 5 %. Depuis, elles sont généralement
montées à 50 %. Avant la Première guerre mondiale, l’Etat
n’employait guère que 3 % de la main d’oeuvre totale. Aujourd’hui,
c’est entre 12 et 15 %. L’ère monarchique était caractérisée par
une monnaie-marchandise (l’or), et le pouvoir d’achat de la monnaie
s’accroissait régulièrement. A l’inverse, l’ère démocratique est
celle de la monnaie de papier, dont le pouvoir d’achat a
constamment décrû.
Les rois s’endettaient toujours tant et plus, mais du moins, en
période de paix, ils réduisaient généralement la charge de leur
dette. La démocratie a poussé l’endettement de l’Etat, en paix
comme en guerre, à des niveaux incroyables. Au cours de la période
monarchique, les taux d’intérêt réels étaient progressivement
tombés à quelque chose comme 2,5 %. Puis, les taux d’intérêt réels
(taux nominaux déduction faite de l’inflation) sont montés à
quelque 5% —un retour aux taux du XV° siècle.
Jusqu’à la fin du XIX° siècle, la législation n’a pratiquement
pas existé. Aujourd’hui, en une seule année, on impose des dizaines
de milliers de textes législatifs et réglementaires. Les taux
d’épargne baissent alors que les revenus s’accroissent, et tous les
indicateurs de la désintégration familiale et de la délinquance ne
cessent de monter.
Tandis que, sous la férule démocratique, l’Etat prospérait à
l’extrême et que, depuis qu’ils avaient commencé “à se gouverner
eux-mêmes”, le sort des gens se détériorait considérablement,
qu’est-il arrivé aux élites naturelles et aux intellectuels ? En ce
qui concerne les premières, la démocratisation a réussi ce que les
rois n’avaient qu’à peine entamé : la destruction finale de
l’élite naturelle et de la noblesse. La fortune des grandes familles
a été dispersée par des impôts confiscatoires, au cours de la vie
et à l’occasion de la mort. Les traditions d’indépendance
économique, de vision à long terme, d’exemple moral et spirituel
que l’on trouvait dans ces familles ont été perdues et oubliées.
Il existe des hommes riches aujourd’hui, mais ils doivent
souvent leur fortune, directement ou indirectement, aux hommes de
l’Etat. De sorte qu’ils sont souvent encore plus dépendants de la
perpétuation des faveurs de l’Etat que ne le sont bien des gens de
moindre fortune. Ce qui les caractérise est de n’être plus les
chefs de familles établies de longue date, mais des nouveaux riches.
Leur conduite ne se caractérise ni par la vertu, ni par la
sagesse, ni la dignité ni le goût, mais reflète la culture
prolétarienne de masse, où la préférence pour l’immédiat voisine
avec l’opportunisme et l’hédonisme, que les gens riches et célèbres
partagent désormais avec tous les autres. De sorte que —et c’est
heureux— leurs opinions n’ont pas plus de poids dans l’esprit du
public que celles de la plupart des autres.
La démocratie a réalisé ce dont Keynes ne faisait que rêver :
l'”euthanasie de la classe des rentiers”. L’affirmation
keynésienne suivant laquelle “dans le long terme, nous sommes tous
morts”, exprime parfaitement l’esprit démocratique de notre époque :
l’hédonisme de l’immédiat. Alors qu’il est pervers de ne pas
penser au-delà de sa propre existence, c’est un mode de pensée qui
est devenu le plus courant. Au lieu d’anoblir les prolétaires, la
démocratie a prolétarisé les élites. Elle a aussi perverti la
pensée et le jugement des masses.
Cependant, alors que l’on détruisait les élites naturelles, les
intellectuels se faisaient une situation de plus en plus brillante
et influente dans la société. En fait, dans une large mesure, ils
ont atteint leur but, pour devenir la classe dirigeante.
Il n’y a pratiquement plus d’économistes, de philosophes,
d’historiens, ou de théoriciens sociaux de quelque valeur qui soient
employés à titre privé par des membres de l’élite naturelle. Les
quelques-uns qui lui restent, et qui auraient pu acheter leurs
services, ne peuvent plus financièrement se les payer. Au contraire,
les intellectuels sont désormais presque tous fonctionnaires, même
s’ils travaillent pour des institutions ou des fondations
officiellement privées. Presque complètement protégés des aléas de la
demande (“titularisés”), leur nombre s’est spectaculairement accru
et leurs émoluments dépassent en moyenne de beaucoup leur
véritable valeur marchande. En même temps, la qualité de la
production intellectuelle a constamment baissé.
Certes, il existe encore des esprits supérieurs et de grandes
réussites intellectuelles. Mais il est de plus en plus difficile
d’identifier les quelques pierres précieuses dans cette sentine
débordante de pollution intellectuelle. Jetez un coup d’oeil aux
revues de prétendue excellence en économie, philosophie, sociologie
ou en histoire. Préparez-vous à être choqué —ou à vous marrer
suivant votre tempérament.
Ce que vous y trouverez est principalement de la non-pertinence
et de l’inintelligibilité. Bien pire, dans la mesure où la
production intellectuelle actuelle serait si peu que ce soit
applicable et compréhensible, elle est vicieusement étatiste. Il y
a des exceptions ; mais dans la mesure où pratiquement tous les
intellectuels sont employés dans les multiples ramifications de
l’Etat, alors on ne devrait guère être surpris que la plupart de
leur production surabondante, par action ou par omission, soit de la
pure propagande étatiste.
Permettez-moi d’illustrer ce phénomène par un coup d’oeil sur ce qu’on appelle l’Ecole de Chicago
: Milton Friedman, ses prédécesseurs, et sa suite. Dans les
années 1930 et 1940, on tenait encore l’Ecole de Chicago pour
gauchisante, et à juste titre, dans la mesure où Friedman, par
exemple, était partisan d’une banque centrale et d’une monnaie de
papier contre l’étalon-or. Il embrassait d’enthousiasme le principe
de l’Etat-providence avec sa proposition d’un revenu minimum
garanti (d’un impôt négatif sur le revenu), garantie dont il ne
pouvait donner la borne supérieure. Il prônait un impôt progressif
sur le revenu dans un but explicitement égalitaire (et il a
personnellement contribué à mettre en oeuvre la retenue à la
source). Friedman prenait à son compte l’idée suivant laquelle les
hommes de l’Etat devraient lever des impôts pour financer la
production de tous les biens qui avaient un effet de voisinage
favorable, ou dont il pensait qu’ils auraient un tel effet. Ce qui
implique, bien sûr, qu’il n’y a rien que les hommes de l’Etat ne
puissent financer par l’impôt.
Par-dessus le marché, Friedman et sa suite étaient partisans de
la plus insignifiante de toutes les philosophies superficielles : le
relativisme moral et épistémologique. A les en croire, il
n’existerait aucune vérité morale absolue, et nos connaissances
factuelles, empiriques, ne seraient, au mieux, qu’hypothétiquement
exactes. Mais jamais, bien entendu, ils ne seraient allés jusqu’à
douter que l’Etat démocratique nous soit nécessaire.
Aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, L’école de
Chicago-Friedman, sans avoir pour l’essentiel modifié une
quelconque de ses positions, passe pour être de droite et libérale.
En fait, cette école définit la frontière de l’opinion respectable
dans le sens de la Droite, que seuls franchissent les
“extrémistes”. Vous pouvez mesurer quel changement les
fonctionnaires ont amené dans l’opinion publique.
Ou alors, vous pouvez juger de cet indicateur-là : on appelle
ça une “révolution” lorsque Newt Gingrich, Président de la
Chambre des Représentants, approuve le New Deal et la retraite par
répartition, et fait l’éloge de la révolution des “droits
civiques”, c’est-à-dire du racisme et du sexisme institutionnels
anti-Blancs*
et de l’intégration forcée qui sont responsables d’une destruction
presque complète des Droits de propriété privée, et de
l’affaiblissement de la liberté des contrats, et de la liberté de
s’associer et de ne pas s’associer.
Quelle sorte de “révolution” avons-nous lorsque les
révolutionnaires acceptent d’enthousiasme les prémisses étatistes et
les causes du désastre actuel ? A l’évidence, on ne peut appeler
ça une “révolution” que dans un milieu intellectuel étatiste
jusqu’à la moelle.
La situation paraît désespérée, mais elle ne l’est pas. Tout
d’abord, il faut reconnaître que ça ne peut pas durer
indéfiniment. L’ère démocratique ne saurait être appelée la “fin
de l’histoire”, comme voudraient nous le faire croire les
“néo-conservateurs” : car il existe aussi un aspect économique à ce
processus.
Les interventions sur le marché aggraveront toujours forcément
les problèmes qu’elles sont censées résoudre, ce qui conduit à
toujours plus d’ingérences et de réglementations, jusqu’au point où
nous en serons arrivés au socialisme pur. Si la tendance actuelle
se prolonge, on peut prédire avec certitude que l’Etat-providence
démocratique occidental s’effondrera comme les “républiques
populaires” de l’Est à la fin des années 1980.
Cela fait des décennies que les revenus réels stagnent ou bien
déclinent en Occident. L’endettement public et la charge des
systèmes d'”assurance” sociale introduisent la perspective d’une
implosion économique. En même temps, les conflits sociaux se sont
multipliés à des niveaux dangereux.
Il est possible que l’on doive attendre une dégringolade
économique pour que s’inverse la tendance actuelle à l’étatisme.
Cependant, même dans ce cas catastrophique, on a besoin d’une autre
solution. L’effondrement n’impliquerait pas forcément un retrait
de l’Etat. Les choses pourraient aller encore plus mal.
En fait l’histoire récente de l’Occident ne présente que deux
cas sans ambiguïté où les pouvoirs de l’Etat central ont été
effectivement réduits, même si c’est seulement pour un temps, à la
suite d’une catastrophe : en Allemagne de l’Ouest après la seconde
Guerre mondiale grâce à Ludwig Erhard, et au Chili sous le Général
Pinochet. Ce qui est nécessaire, en plus d’une crise, ce sont les
idées —les bonnes— et des gens capables de les comprendre et de les
mettre en oeuvre une fois que l’occasion se présente.
Cependant, si le cours de l’histoire n’est pas inéluctable, et
il ne l’est pas, alors une catastrophe n’est ni nécessaire ni
inévitable. Le cours de l’histoire est finalement déterminé par
les idées, justes ou fausses, et par les hommes qui agissent à
partir de ces idées vraies ou fausses qui les inspirent.
C’est seulement si ce sont les idées fausses qui dominent que la
catastrophe est inévitable. En revanche, une fois que l’on adopte
des idées justes et que celles-ci l’emportent dans l’opinion
publique —et les idées peuvent, en principe, changer presque
instantanément— aucune catastrophe n’a besoin d’arriver.
Ceci m’amène à traiter le rôle que les intellectuels doivent
jouer dans le changement radical, fondamental et nécessaire dans
l’opinion publique et au rôle que les membres des élites
naturelles, ou ce qui peut en rester, devront aussi y jouer. Les
exigences sont élevées de part et d’autre, et cependant, aussi
élevées soient-elles, il faudra qu’ils les acceptent comme leur
devoir naturel si nous voulons éviter une catastrophe ou pour nous
en sortir avec succès.
Même si la plupart des intellectuels ont été corrompus, et
sont largement responsables des turpitudes actuelles, il est
impossible de faire une révolution idéologique sans eux. Le règne
des intellectuels “publics” ne peut être brisé que par des
intellectuels anti-intellectuels. Heureusement, les idées de la
liberté personnelle, de la propriété privée, de la liberté des
contrats et d’association, de la responsabilité personnelle et
civile, du pouvoir étatique comme l’ennemi principal de la
liberté et de la propriété, ces idées ne disparaîtront pas aussi
longtemps qu’existera la race humaine, simplement parce qu’elles
sont vraies, et que la vérité se défend d’elle-même. En outre, on
ne fera pas disparaître les idées des penseurs du passé, qui ont
exprimé ces idées-là.
Il n’en est pas moins tout aussi nécessaire qu’il y ait des
penseurs vivants pour lire de tels livres, et pour rappeler,
réaffirmer, réappliquer, affiner et proposer ces idées, et qui
sont capables et désireux de leur donner une expression personnelle
; qui s’opposent ouvertement à leurs collègues intellectuels, qui
les attaquent et les réfutent.
De ces deux exigences : la compétence intellectuelle et le
caractère, c’est la seconde qui est la plus importante,
particulièrement aujourd’hui. D’un point de vue purement
intellectuel, les choses sont relativement simples. La plupart des
arguments étatistes que nous entendons aujourd’hui à temps et à
contretemps sont faciles à réfuter comme autant d’absurdités
économiques et morales. En fait, plus je rencontre de ces “grands
penseurs” au cours de mon existence, et plus je m’étonne de voir
quels poids plume intellectuels ces gens sont en réalité.
Il n’est pas rare non plus de rencontrer des intellectuels qui
ne croient pas en privé ce qu’ils affirment à grand fracas en
public. Ils ne font pas que se tromper. Ils disent, ils écrivent
délibérément des choses qu’ils savent être fausses. Ce n’est pas
l’intelligence qui leur fait défaut ; c’est la morale. Ceci implique
à son tour qu’il faut se préparer à combattre non seulement
l’erreur mais le mal —et cela, c’est une tâche bien plus difficile
et intimidante. En plus d’en savoir davantage, il faut être
courageux.
Quand on est un intellectuel anti-intellectuel, il faut
s’attendre à ce qu’on offre de vous acheter —et c’est
extraordinaire de voir avec quelle facilité il est possible de
corrompre certaines personnes : quelques centaines de dollars, un
beau voyage, une photo prise avec les riches et les puissants,
tout cela ne suffit que trop souvent pour amener les gens à se
vendre. Il faudra rejeter ces méprisables tentations.
En outre, quand on combat le mal, on doit être disposé à
accepter le fait qu’on n’atteindra probablement jamais la
“réussite”. Il n’y a pas de richesses à gagner, pas d’avancement
foudroyant, pas de prestige professionnel. En réalité, la
célébrité intellectuelle doit être tenue dans le plus grand soupçon.
En fait, on ne doit pas seulement accepter le fait qu’on sera marginalisé par l’establishment universitaire ; il faudra accepter l’idée que vos collègues essaieront de vous couler par tous les moyens.
Regardez seulement Ludwig von Mises et Murray Rothbard : les
deux économistes et philosophes de la société les plus grands du
XX° siècle. Ils étaient tous deux fondamentalement inacceptables et
inemployables par l’establishment universitaire. Et
cependant, tout au cours de leur vie, ils n’ont jamais reculé d’un
pouce. Ils n’ont jamais perdu leur dignité ni succombé au
pessimisme. Bien au contraire, face à une adversité constante, ils
sont demeurés intrépides et joyeux, travaillant à un niveau
ahurissant de productivité. Ils se contentaient d’être dévoués à la
vérité, et à rien d’autre qu’à la vérité.
C’est ici que ce qui reste des élites naturelles entre en jeu.
En dépit de tous les obstacles, il fut possible à Mises et à
Rothbard de se faire entendre. Ils n’étaient pas condamnés au
silence. Ils enseignaient et publiaient quand même. Ils tenaient
quand même des discours publics et leurs idées, leur clairvoyance
étaient la nourriture morale de nombreuses personnes.
Cela n’aurait pas été possible sans l’aide d’autrui. Mises
avait Lawrence Fertig et le William Volker Fund, qui payaient son
salaire à New York University, et Rothbard avait le Mises
Institute, qui lui donnait assistance, l’aidait à publier et à
promouvoir ses livres, et fournissait le cadre institutionnel qui
lui permettait de dire et d’écrire ce qu’il était nécessaire de
faire savoir, et qu’il n’est plus possible de propager au sein du
milieu universitaire ou des média officiels, étatistes, de l’establishment.
Au temps où l’esprit de l’égalitarisme n’avait pas encore
détruit la plupart des gens indépendants par la fortune et par
l’esprit, ce devoir de soutenir les intellectuels impopulaires était
assumé par des particuliers. Mais qui, de nos jours, peut se
permettre à lui tout seul d’employer un intellectuel à titre privé,
en tant que secrétaire personnel, conseiller ou précepteur de ses
enfants ? Et ceux qui en ont les moyens sont, plus souvent qu’à
leur tour, profondément compromis dans le concubinage toujours plus
pervers entre les hommes de l’Etat totalitaire et la haute
finance, et ils font la promotion de ces mêmes crétins
intellectuels qui dominent l’Université. Pensez seulement à
Rockefeller et à Kissinger, par exemple.
De sorte que le devoir de soutenir et de maintenir en vie les
grandes vérités de la propriété privée, de la liberté des contrats,
de la liberté de s’associer (et de se dissocier) et de la
responsabilité personnelle, le soin de combattre les erreurs, les
mensonges et la perversion de l’étatisme, du relativisme, de la
corruption morale et de l’irresponsabilité, ne peuvent désormais
être assumés que collectivement, en mettant en commun les
ressources et en soutenant des organisations telles que le Mises Institute,
association indépendante de promotion des idées, consacrée aux
valeurs qui sous-tendent la civilisation occidentale, sans
compromis et fort éloignée, aussi bien intellectuellement que
physiquement, des corridors du pouvoir. Le Mises Institute n’est rien de moins qu’un îlot de rigueur intellectuelle et morale dans un océan de perversion.
Certes, l’obligation première de tout homme honnête existe
envers lui-même et sa famille. Il doit gagner le plus d’argent
possible —sur le marché libre, c’est-à-dire par des moyens
honnêtes— car dans ce cas, plus il aura “fait” d’argent, et
plus il aura rendu de services à son prochain.
Mais ça ne suffit pas. Un intellectuel doit servir la vérité,
que cela paie ou non à court terme. De même, l’élite naturelle a
des obligations qui s’étendent bien au-delà d’eux-mêmes et de leur
famille.
Plus ses membres réussissent financièrement ou
professionnellement, plus leur succès est reconnu, et plus il est
important qu’ils donnent l’exemple : qu’ils s’efforcent de se
conformer aux exigences les plus hautes de la conduite morale. Cela
implique qu’ils acceptent comme un devoir —noblesse oblige—
de soutenir ouvertement, fièrement et aussi généreusement qu’ils
le peuvent les valeurs qu’ils reconnaissent comme justes et bonnes.
En retour ils reçoivent l’inspiration, la nourriture, la force
intellectuelle, sachant en outre que leur nom vivra à jamais
comme celui de personnages hors du commun qui se sont élevés
au-dessus de la masse pour offrir une contribution durable à
l’humanité. Avec le soutien de l’élite naturelle, le Mises Institute
peut être un organisme puissant, un modèle pour la restauration
d’un enseignement authentique, une quasi-université pour
l’enseignement et l’excellence, à laquelle vous pourriez confier
vos enfants, et auprès de laquelle vous pourriez embaucher vos
collaborateurs.
Même si nous n’assistons pas au triomphe de nos idées au cours
de notre vie, nous saurons, et serons éternellement fiers de
savoir que nous leur avons tout donné, et que nous avons fait ce
qu’il était du devoir de toute personne honnête de faire.
Hans-Hermann Hoppe*
* Titre original : “Natural Elites, the Intellectuals and the State“, discours prononcé à San Francisco, Californie pour le Supporters’ Summit de 1995 du Ludwig von Mises Institute.
Hans-Hermann Hoppe est Professeur d’Economie à l’Université du Nevada à Las Vegas, Senior Fellow du Ludwig von Mises Institute et Rédacteur en chef adjoint de la Review of Austrian Economics.
Il a reçu son doctorat en Philosophie et son Diplôme post-doctoral de
la Göthe Universität de Francfort. Il est l’auteur, entre autres, de Anarchie, Eigentum und Staat, A Theory of Socialism and Capitalism et de The Economics and Ethics of Private Property.
Ludwig von Mises Institute, Auburn, Alabama 36849-5301.
Tél. 19-1-334-2500 Fax : 19-1-334-2583. e-mail : lvmises@mail.auburn.edu
**
J’ajoute cette précision, l’élimination de la concurrence par la
violence monopolistique étant toujours partielle. La concurrence entre
les systèmes politiques demeure le garde-fou essentiel contre les abus
des hommes de l’Etat ; mais plus l’Etat est étendu, et plus il peut
abuser de son pouvoir (cf. H. H. Hoppe : “Against Centralisation”, Salisbury Review, juin 1993, pp. 26-28, en allemand sous le titre “Wirtschaftliche Kooperation statt politische Zentralisation” dans la Schweitzer Monatshefte de mai 1993, pp. 365-371) [F. G.].
***
N’ayant aucune raison de reprendre à mon compte les euphémismes
sournois des hommes de l’Etat démocrate-social, je traduis “affirmative
action” par “racisme et sexisme institutionnels anti-Blancs”, parce que
c’est de cela qu’il s’agit [F. G.]
L'"égalité des chances"*
par Hans-Hermann Hoppe
C'est certainement lorsqu'on choisit la troisième approche
redistributive que l'on atteint le plus haut degré de politisation active. Son objectif,
de plus en plus influent dans la social-démocratie, est d'atteindre l'égalité des
chances. L'idée est de créer, par des mesures redistributives, une situation dans
laquelle les chances pour chacun d'atteindre n'importe quelle situation sociale au cours
de sa vie seraient "égales" tout à fait comme dans une loterie où chaque
billet a la même chance de gagner ou de perdre et, en plus de cela, d'avoir un mécanisme
correcteur qui aide à rectifier les situations de "malchance imméritée"
(quelque sens qu'on puisse donner à cela) qui pourraient se produire au cours de ce
processus aléatoire continuel. Prise littéralement, bien sûr, l'idée est absurde: il
n'existe aucun moyen d'"égaliser les chances" entre quelqu'un qui vit dans les
Alpes et quelqu'un qui vit au bord de la mer. En plus de cela, il semble bien clair que
l'idée d'un mécanisme compensateur est tout simplement incompatible avec celle d'une
loterie. Pourtant, c'est précisément ce degré élevé de confusion et de vague qui
contribue à rendre populaire le concept. Ce qu'est une "chance", ce qui rend
les chances différentes ou égales, moins bonnes ou meilleures, quelle compensation il
faut et sous quelle forme pour "égaliser les chances" dont on avoue qu'elles ne
peuvent pas l'être physiquement (comme dans le cas des Alpes et du bord de la
mer), ce qu'est une "malchance imméritée" et ce qui la rectifierait, toutes
ces questions sont parfaitement arbitraires. Elles dépendent d'évaluations subjectives,
aussi changeantes que possible et nous avons alors (si on prend au sérieux le concept
d'"égalité des chances") un inépuisable trésor de prétextes pour exiger une
redistribution, pour toutes sortes de raisons et pour toutes sortes de personnes. C'est
notamment le cas parce qu'"égaliser les chances" permet de réclamer des différences
de revenu monétaire ou de richesse privée. Untel et Tartempion peuvent bien avoir le
même revenu ou la même fortune, mais Untel peut être noir, ou une femme, ou avoir
mauvaise vue, ou habiter le Texas, ou avoir dix enfants, ou n'avoir pas de mari, ou avoir
plus de 65 ans, alors que Tartempion peut n'être rien de tout cela mais quelque chose
d'autre, et par conséquent Untel pourrait bien affirmer que ses chances d'arriver à
quelque chose (n'importe quoi) dans la vie sont différentes de celles de Tartempion, et
qu'il a "droit" à une compensation conséquente, de manière à ce que leurs
revenus monétaires, auparavant les mêmes, soient désormais différents. Quant à
Tartempion, naturellement, il n'a qu'à inverser l'évaluation des "chances" que
cela implique pour avoir exactement la même exigence dans l'autre sens. La conséquence
est qu'un degré inouï de politisation s'ensuivra. Tout est désormais permis, et les
producteurs comme les non-producteurs, les premiers dans un but défensif et les seconds
dans un but d'agression, seront conduits à dépenser de plus en plus de temps à
évoquer, réfuter ou combattre des exigences de redistribution. Et bien entendu, cette
activité n'est pas seulement improductive comme le sont les loisirs mais, en
contraste avec eux, elle implique de consacrer du temps à troubler la libre
disposition des biens produits comme à entraver la production de nouvelles
richesses.
Cependant, l'idée d' "égaliser les chances" ne fait pas que
stimuler la politisation (au-delà du niveau généralement impliqué par les autres
formes de socialisme). C'est peut-être un des traits les plus intéressants du nouveau
socialisme social-démocrate si on le compare à sa forme marxiste plus traditionnelle,
qu'elle imprime à cette politisation un caractère nouveau et différent. Toute politique
de distribution doit avoir une clientèle pour la promouvoir et la défendre. Normalement,
quoiqu'il n'en soit pas exclusivement ainsi, elle est faite de ceux qui en profitent le
plus. Ainsi, dans un système d'égalisation des revenus et des patrimoines, comme dans
celui d'une politique de revenu minimum, ce sont principalement les pauvres qui
soutiennent la politisation de la vie sociale. Comme ils se trouvent en moyenne faire
partie de ceux dont les capacités intellectuelles et notamment verbales sont relativement
faibles, cela conduit à une vie politique qui manque singulièrement de raffinement
intellectuel, pour rester modéré (1). En gros, la vie politique tend
à être parfaitement ennuyeuse, stupide et atterrante, au jugement même d'un nombre
considérable des pauvres eux-mêmes. A l'inverse, si on adopte l'idée d'"égaliser
les chances", les différences de revenu monétaire et de patrimoine deviennent
licites et même assez accentuées, pourvu qu'on puisse les justifier par quelque
"déséquilibre" dans la structure des chances, que les inégalités
susmentionnées seraient là pour compenser. Dans cette arène politique-là, les riches
eux aussi peuvent prendre leur part. En fait, comme ils sont en général ceux qui parlent
le mieux, et comme imposer sa définition de ce qu'est une chance bonne ou mauvaise est
largement une question d'aptitude à la rhétorique, c'est précisément le genre de jeu
pour lequel ils sont les mieux placés. Ainsi, les riches deviennent-ils le principal
élément de la politisation. Ce seront de plus en plus des hommes issus de leurs rangs
qui accéderont au sommet de l'appareil socialiste et changeront en conséquence l'aspect
et le discours de la vie politique sous le socialisme. Elle deviendra de plus en plus
intellectualisée, changeant ses moyens de séduction pour attirer de nouveaux types
d'adhérents...
L'exemple le plus instructif, pourrait être fourni par la République
Fédérale d'Allemagne. Entre 1949 et 1966 elle avait un gouvernement
libéral-conservateur qui faisait preuve d'un attachement remarquable aux principes d'une
économie de marché, même s'il y avait dès le départ une dose considérable de
protectionnisme socialiste-conservateur et si cet élément devait croître avec le temps.
En tous cas, de toutes les grandes nations européennes pendant cette période, la
République Fédérale fut certainement le pays le plus capitaliste.
Le résultat fut qu'elle devint la société la plus prospère
d'Europe, avec des taux de croissance qui surpassaient ceux de tous ses voisins. Jusqu'en
1961, des millions de réfugiés allemands, et ensuite des millions de travailleurs
étrangers venus des pays d'Europe du sud s'intégrèrent dans son économie en
croissance, alors que le chômage comme l'inflation y étaient presque inconnus. Puis,
après une brève période de transition, de 1969 à 1982 (presque une durée égale) une
coalition des socialistes et des "libéraux" prit le pouvoir, dirigée par les
sociaux-démocrates. Elle augmenta considérablement les impôts et les
"cotisations" de "sécurité sociale", augmenta le nombre des
fonctionnaires et la masse d'argent public allant aux programmes sociaux existants, en
créa de nouveaux, et accrut substantiellement les dépenses pour toutes sortes de
prétendus "services collectifs", soi-disant pour "égaliser les
chances" et "accroître globalement la qualité de la vie". Par le biais
d'une politique keynésienne de déficit budgétaire et d'inflation non anticipée, on put
retarder pendant quelques années les effets d'un accroissement des prestations
"sociales" minimum garanties aux non-producteurs aux dépens des producteurs
plus lourdement taxés. Le slogan de politique économique du Chancelier Helmut Schmidt
était à l'époque: "plutôt 5% d'inflation que 5% de chômage". Ces effets ne
devaient pourtant en être que plus spectaculaires puisque l'inflation de crédit non
anticipée avait créé et prolongé un sur- ou plutôt un mal-investissement typique de
ce genre de politique. En conséquence, il n'y eut pas seulement beaucoup plus que 5%
d'inflation: le chômage augmenta constamment jusqu'à atteindre 10%. La croissance du PNB
se ralentit de plus en plus jusqu'à ce qu'il décline en termes absolus pendant les
dernières années de la période. A la place d'une économie en expansion, on vit baisser
le nombre absolu des personnes employées. On exerça des pressions croissantes sur les
travailleurs étrangers pour leur faire quitter le pays et renforça constamment les
barrières contre l'immigration. Pendant tout ce temps, l'économie souterraine croissait
constamment en importance.
Il ne s'agit cependant ici que des effets "économiques" au
sens étroit. Il y en eut d'autres, de nature différente, et dont l'importance est en
fait plus durable. Avec la nouvelle coalition socialiste-"libérale" l'idée
d'"égaliser les chances" fut mise sur le devant de la scène. Et comme nous
l'avons prédit à partir de l'analyse théorique, ce fut en particulier la diffusion
officielle du slogan "Mehr Demokratie wagen" ("Oser plus de
démocratie", au début l'un des slogans les plus populaires de l'ère Willy Brandt)
qui conduisit à un degré de politisation jusqu'alors inconnu. On avançait toutes sortes
de réclamations au nom de l'"égalité des chances" et il n'y eut guère de
domaine de l'existence, de l'enfance jusqu'au troisième âge, des loisirs aux conditions
de travail, qui ne fût examiné avec ferveur pour découvrir quelles différences il
recelait pour différentes personnes en ce qui concerne les "chances" définies
comme pertinentes. Inutile de dire que des "chances" et des
"inégalités" de cette sorte, on en découvrait constamment; en conséquence,
le domaine de la politique s'étendait presque tous les jours. "Tout est
politique", entendait-on dire de plus en plus souvent. Pour rester à la hauteur de
ces changements, il fallut aussi que les partis politiques changeassent à leur tour. Le
parti social-démocrate en particulier, traditionnellement parti d'ouvriers, dut mettre au
point une nouvelle image. Comme l'idée d'"égaliser les chances" se
développait, il devint de plus en plus, comme on aurait pu le prévoir, le parti de
l'intelligentsia (du verbe), des sociologues et des enseignants. Et comme pour prouver
qu'un processus de politisation sera principalement animé par ceux qui sont le mieux à
même de profiter de ses distributions, et que la tâche d'"égaliser les
chances" est essentiellement affaire d'arbitraire et de langue bien pendue, ce
"nouveau" parti s'attacha principalement à mobiliser les diverses forces
politiques mises en branle autour du projet d'"égaliser les chances" en
matière d'éducation. En particulier, ils "égalisèrent" les chances d'aller
au lycée puis à l'université, non seulement en offrant les services en question sans
les faire payer mais en distribuant littéralement de l'argent aux étudiants pour
qu'ils y aillent. Cela n'augmenta pas seulement la demande d'éducateurs, d'enseignants et
de sociologues, qu'il fallut naturellement payer par l'impôt. De manière assez
paradoxale pour un parti socialiste qui prétendait qu'"égaliser les chances à
l'école" impliquerait un transfert de ressources des riches vers les pauvres, cela
revient aussi à une subvention payée aux plus intelligents aux dépens des moins
intelligents, forcés de payer l'impôt. Et, dans la mesure où il y a plus de gens
intelligents dans les classes moyennes et supérieures que chez les autres, il s'agit d'un
transfert forcé des pauvres vers les riches. Mené par un nombre croissant
d'"enseignants" payés par l'impôt et tenant sous leur coupe un nombre
croissant d'étudiants, ce processus de politisation eut l'effet qu'on pouvait prédire:
on assista à un changement dans la mentalité des gens. De plus en plus, on considéra
qu'il était parfaitement normal de satisfaire toutes sortes de besoins par des moyens
politiques, et d'invoquer de prétendus "droits" sur d'autres personnes
supposées mieux loties et sur leur propriété. Pour toute une génération élevée
pendant cette période, il devint de moins en moins naturel de songer à améliorer son
sort par l'effort productif et par l'engagement contractuel. Ainsi, quand la crise
économique provoquée par cette politique distributive fut bel et bien là, les gens
étaient plus mal équipés que jamais pour la surmonter, parce qu'au cours de la même
période, cette politique avait précisément affaibli les compétences et les talents
dont on avait alors le plus besoin. Ce qui est instructif c'est que lorsque le
gouvernement social-démocrate fut chassé en 1982, principalement parce que ses
résultats économiques étaient évidemment lamentables, l'opinion prévalait encore
qu'on devait résoudre la crise non en éliminant ses causes, à savoir le gonflement des
prestations minimum en faveur des non-producteurs vivant sur le dos des autres, mais par
une autre mesure redistributive: en égalisant par le force le nombre d'heures de travail
disponible entre les personnes employées et les chômeurs. Conformément à cet état
d'esprit, le nouveau gouvernement conservateur ne fit pas non plus davantage que ralentir
la croissance des impositions.
* Extrait de: Theory of Capitalism and Socialism par Hans-Hermann Hoppe
Ludwig von Mises Institute. François Guillaumat.
(1) Une autre conséquence possible - et peut-être
plus probable - du fait que, comme le disait Reiser : "les pauvres sont des
cons", serait que les pauvres en question se feront constamment gruger, de sorte que
le seul égalitarisme des résultats soit suffisant pour qu'on se retrouve avec une
structure redistributive qui vole les pauvres au profit de beaucoup plus riches qu'eux. Il
est en effet parfaitement possible que la redistribution politique vole les pauvres comme
au coin d'un bois alors qu'ils croient en profiter : rien n'est plus facile que
d'énumérer des politiques qui volent les pauvres au profit des riches alors que les
politiciens prétendent - et que l'opinion croit dur comme fer - que c'est l'inverse.
Outre la pseudo-gratuité de l'enseignement supérieur, c'est aussi le cas de la retraite
par répartition, du salaire minimum, du protectionnisme agricole, du logement dit
"social", des subventions aux transports en commun... Pour des exemples
américains, cf. David Friedman : "Robin des Bois est un vendu" dans Vers une
société sans Etat. Paris, les Belles Lettres, 1991.
Hans-Hermann Hoppe
De Wikiberal
Hans-Hermann Hoppe, né le 2 septembre 1949 à Peine, en Allemagne de l'Ouest, est un économiste de l'école autrichienne, professeur au Département d'économie de l'université du Nevada à Las Vegas, Senior Fellow du Ludwig von Mises Institute et rédacteur en chef de la Review of Austrian Economics.
Libertarien
de tendance très particulière, il applique simplement la logique et le
raisonnement économique afin de comparer le système politique de la monarchie avec celui de la démocratie afin de mettre en lumière les caractéristiques qui sont généralement ignorées par l'école du Public Choice. Il développe le concept d'éthique de l'argumentation d'où il dérive ses convictions libertariennes.
Il a fréquenté l'Universität des Saarlandes à Sarrebruck, la Göthe
Universität de Francfort s/Main et l'University of Michigan à Ann Arbor
pour des études de philosophie, sociologie, histoire et économie. Il a
reçu en 1974
son doctorat en Philosophie et son Diplôme post-doctoral (Sociologie et
Économie) de la Göthe Universität à Francfort. Il a enseigné dans
plusieurs universités en Allemagne, de même qu'à Bologne, au Bologna
Center for Advanced International Studies de la Johns Hopkins
University.
C'est une surprenante variante des autrichiens anarcho-capitalistes.
En absence d'idéal anarcho-capitaliste, il accepte comme moindre mal la monarchie :
« S'il faut un État, défini comme un organisme qui exerce un monopole territorial obligatoire de la prise de décision ultime (par sa juridiction) et de la taxation, alors il est économiquement et éthiquement avantageux de préférer la monarchie à la démocratie. »
Il soutient que la monarchie est supérieure à la démocratie
parce que le Roi, en sa qualité de propriétaire ultime du royaume, est
plus incité à protéger le territoire et ses habitants que le président
d'une république, dont les incitants s'achèvent à la fin de son mandat.
Car, pour Hoppe, l'élu démocratique diffère du monarque non élu par une préférence temporelle tournée davantage vers le présent, de là une consommation plus rapide des ressources confisquées par l'impôt. Au XIXe siècle, Arthur Schopenhauer avançait les mêmes arguments en faveur de la monarchie héréditaire.
Un intellectuel anti-intellectuel
L'adjectif radical est souvent accolé, par les commentateurs
détracteurs, aux auteurs cohérents et fidèles à leurs pensées.
Malheureusement, s'insinue aussi l'idée d'une associabilité de la
personne en question. Si on peut être convaincu par l'intransigeance
intellectuelle que garde adroitement Hans-Hermann Hoppe, il serait faux
de le présenter comme un épouvantail humain. De nombreux chercheurs lui
reconnaissent des qualités humaines et d'empathie, au-delà de son cercle
intime d'amis.
Il faut comprendre que le professeur Hoppe adopte une stratégie
de long terme pour que la société atteigne un jour son statut digne de
Liberté. Succédant à des penseurs prestigieux comme Étienne de La Boétie, David Hume, Ludwig von Mises et Murray Rothbard, Hans-Hermann Hoppe souligne que la propriété privée et la liberté vont de pair.
Le pouvoir de l'Etat repose sur l'opinion publique plutôt que sur
sa simple force. Sans un large soutien et une coopération volontaire de
la part d'une grande partie d'une population, les gouvernements ne
peuvent plus faire respecter leur volonté. En conséquence, une minorité
doit convaincre une majorité de mettre fin à son soutien aux dirigeants
politiques en place. Cette minorité énergique, Monsieur Hoppe aime à les
appeler des « intellectuels anti-intellectuels » puisque les intellectuels « tout court »
sont des suppôts du pouvoir. Sans exigence sur soi-même, l'efficacité
de la minorité est quasi-nulle puisqu'elle se voit opposée par des
contradicteurs affidés au pouvoir. Les intellectuels anti-intellectuels
doivent donc être fortement inspirés par un idéal de liberté, patients
dans leurs efforts répétés, confiants dans leur connaissance de la
littérature libertarienne et convaincants grâce à des arguments issus de
la raison. Hans-Hermann Hoppe ajoute, à la raison, un argument de
cynisme moqueur pour convaincre les foules :
« En fait, il ne faut jamais avoir la moindre hésitation à s'engager dans un radicalisme (« extrémisme ») idéologique. Non seulement tout le reste serait contre-productif, mais plus important encore, seulement les idées radicales, en effet, des idées radicalement simples peuvent remuer les émotions des masses ternes et indolentes. Et rien n'est plus efficace, pour persuader les masses, que de cesser de coopérer avec le gouvernement et que d'exposer de façon constante et sans relâche, la dé-sanctification et le ridicule des gouvernements et de ses représentants comme des fraudes morales et économiques : empereurs sans vêtements sujets au mépris et cibles de toutes les moqueries »
— Hans-Hermann Hoppe, Democracy — The God that Failed : The Economics and Politics of Monarchy, Democracy, and Natural Order[1]
Comme le signale Philipp Bagus, faire des compromis pour un penseur, c'est finalement contredire ses propres objectifs et trahir sa propre pensée[2]. Mais, l'idéal de la liberté ne s'accommode pas des opportunités de carrière
et de promotion de son propre ego. Outre la conviction des foules,
l'intellectuel anti-intellectuel doit former les gens qui sont encore
sensibles à l'esprit idéal de la liberté.
http://www.contrepoints.org/?s=hoppe |
Tous les articles de H.H. HOPPE en cliquant le lien juste au-dessus
La sécession municipale : la stratégie libertarienne de Hans-Hermann Hoppe
Le point de vue de Hans-Hermann Hoppe sur la stratégie que doivent adopter les libertariens pour se libérer de l’emprise étatique. Extrait de « What Must Be Done » publié sur mises.org, janvier 1997.