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Le risque d’amalgame entre l’islam et le fascisme inscrit dans le slogan politique « islamo-
fascisme » et utilisé par le Premier ministre français le 16 février sur RTL, a été largement
critiqué. A juste titre. « Les mots ont un sens, (...). Moi je choisis ceux que j’emploie »,
expliquait-t-il en 2013 à l’Obs à propos du mot islamophobie auquel il préférait l’expression «
anti musulman ». On suppose donc qu’il a analysé précautionneusement cette expression
avant de la mentionner dans le débat public à partir de sa position institutionnelle centrale de
Premier ministre du gouvernement de la République française. L’expression trainait depuis
quelques années dans les milieux néo conservateurs, Noël Mamère l‘avait revendiquée dans
un article publié le 15 janvier dans Rue 89 et Alain Badiou avait parlé d’attentats fascistes à
propos de Charlie Hebdo dans une tribune du Monde du 27 janvier ; le Premier ministre ne
prenait donc pas trop de risques politiques en récupérant cette formule. Au contraire, en
inscrivant la lutte contre le terrorisme dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, il en
renforçait la légitimation politique. On peut comprendre que dans le champ politique, un
slogan concis et dense serve à marquer l’opinion. La référence à la mémoire collective est
toujours porteuse de sens. En contre point de l’islamo-fascisme, la référence de Manuel Valls
à l’apartheid prononcée le 20 janvier lors des vœux à la presse pour décrire la situation dans
les banlieues françaises avait le même objectif : donner du sens à l’action politique. Encore
faut-il que ces slogans, nécessairement réducteurs, s’appuient sur des analyses solides et
documentées. Ce n’est manifestement pas le cas ici ; au contraire, cette formule non
seulement vitrifie toute analyse sérieuse de la situation mais aussi l’aggrave. Alain Badiou
dans son article du Monde ne faisait pas le lien entre l’islam et le fascisme, il montrait d’abord
que le mode opératoire des criminels était de type fasciste : choix des cibles, visibilité,
implacabilité. Des historiens ont comparé l’idéologie fasciste et l’idéologie islamiste, et y ont
trouvé des points de convergence troublants : culte du chef, d’un livre, militarisation de la
société, propagande exaltant la violence et le courage, mystique romantique du passé. Le
politologue Jean Yves Camus, spécialiste des mouvements d’extrême droite et chercheur associé à l’IRIS, montre de son côté que l’on ne retrouve pas les fondamentaux du fascisme
dans l’idéologie islamiste : économie d’État, hostilité à l’économie de marché, vision de
l’État, renaissance nationale sur une base ethnique (1), même si la discrimination des
minorités religieuses et des femmes est centrale dans l’idéologie islamiste. L’antisémitisme
commun à ces deux idéologies n’a pas les mêmes fondements. Pour les fascistes, et plus
spécifiquement les Nazis, le Juif déicide, cosmopolite, capitaliste, appartenait à une race qu’il
fallait éliminer. Pour Daech, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), Boko Haram ou Al-Qaïda, Israël et le Juif, qu’il faut éliminer, sont l’Occident corrompu implanté au cœur de la
terre de l’islam sur un territoire qui contrôle la troisième ville sainte de l’islam. Curieusement,
la haine du Juif dans ces deux idéologies se base sur des arguments opposés : d’un côté le Juif
ne peut s’intégrer à la civilisation occidentale, de l’autre il la représente. Le slogan islamo-
fascisme gomme ces importantes nuances historiques. Paul Ricœur (2) montrait que le travail
d’historien était justement d’aider à la construction d’une mémoire collective basée sur la
vérité de l’histoire et non pas sur un récit collectif construit pour justifier le présent. En
l’espèce, Manuel Valls propose le contraire, mais il n’est pas historien. On peut se demander
d’ailleurs, pourquoi l’expression islamo-nazisme n’a pas été choisie, tant les images
terrifiantes et les discours criminels qui nous viennent du Moyen Orient, d’Afrique du Nord
ou sub-saharienne, nous font plus penser aux exactions allemandes de la Seconde guerre
mondiale que la pompeuse propagande mussolinienne. Le corpus idéologique nazi était bien
plus construit que celui du fascisme italien. En définitive, le slogan propose une litote
politiquement correcte : le fascisme appartient encore au vocabulaire politique. Le
rapprochement nazi et islam aurait surchargé contre productivement la barque sémantique.
Par ailleurs, les critères caractérisant les totalitarismes du XXe siècle, proposés par Hannah
Arendt (3) mériteraient d’être rapprochés de l’islamisme criminel de Daech : un mouvement
totalitaire est « international dans son organisation, universel dans sa visée idéologique,
planétaire dans ses aspirations politiques ». Ce dernier critère n’est pas immédiat. On pourra
estimer que ces subtilités n’ont aucun poids face à la question urgente de la réaction et donc
de la répression légitime contre cette barbarie contemporaine qui, jusqu’à présent, a fait plus
de victimes musulmanes que non musulmanes. Peut-être, mais ce qui est dramatique dans
cette expression, c’est qu’en désignant la racine du mal, l’islam, elle empêche de se demander
si elle n’est pas ailleurs. En indexant ainsi l’islam, le slogan apporte sa touche à la
radicalisation de ces Français qui ne connaissent ou ne se reconnaissent pas dans la mémoire
collective dominante. Il porte un jugement qui annonce les actions à venir, sans avoir au
préalable regardé la réalité. Quelle est cette réalité ? Sur un plan historique, les régimes
totalitaires du XXe siècle ont construit leurs discours en s’appuyant sur les récits idéologiques
(littéraires, historiques, politiques) disponibles à ce moment pour fonder leur vision de leur
société. La vision raciale du nazisme s’est appuyée sur une lecture régressive de la culture et
de l’histoire allemande. Le culte de l’autorité fasciste s’est appuyé sur une lecture biaisée de
l’histoire romaine. Aujourd’hui, nous viendrait-il sérieusement à l’idée de demander aux
Allemands de se justifier sur le nazisme à partir de la bible de Luther, Nietzsche, Hegel ou
Frédéric de Prusse ? Oserait-on demander aux Italiens de s’expliquer sur le fascisme à partir
de la Guerre des Gaules ? Aux Russes, à partir de Guerre et Paix ou du Capital (4) ? C’est
pourtant ce que l’on fait avec les Musulmans en les sommant de s’expliquer sur le Coran. Le
Coran est mis au même niveau que Mein Kampf. Mais Daech, AQMI, Al-Qaïda, Boko Haram
se revendiquent bien de l’islam et du Coran. Le racialisme nazi, l’autoritarisme fasciste et
l’antihumanisme soviétique étaient les véritables sources des visées idéologiques de ces trois
régimes politiques qui avaient leurs singularités mais qui avaient en commun leur refus de la
démocratie représentative et de l’État libéral. De la même manière aujourd’hui, l’une des
sources de la singulière folie meurtrière et expansionniste qui nous vient du Moyen-Orient ou
d’Afrique n’est pas l’islam mais la haine de ce qu’ils désignent comme l’Occident. Une autre
singularité est l’utilisation efficace des nouvelles technologies de l’information que ce même
Occident construit. Leur Occident est déterritorialisé, il correspond maintenant à toute forme
de modernité non écrite dans le Coran ou les Hadith à partir de leur lecture littérale. L’islam,
dans une lecture régressive du Coran, est le dernier récit idéologique disponible dans cette
région du monde pour habiller cette haine meurtrière. Si les penseurs de l’islam ont un travail
à faire, c’est celui à l’intérieur de l’islam de se demander pourquoi, comment et où, ces
criminels vont chercher leurs références et ainsi de déconstruire leur discours pour les
combattre par le verbe. L’autre combat à mener, encore à l’intérieur de l’islam, est celui, dans
notre monde sécularisé, de développer les sources d’une spiritualité éclairée que le Coran
propose (5). Ce travail interne à l’islam a largement commencé mais il est étouffé par
l’idéologie wahhabite qui contrôle le pétrole et les lieux saints de l’islam. Les sources de
l’antisémitisme chrétien et de l’inégalité des sexes chez Saint Paul sont connues, mais elles
n’amènent plus depuis longtemps à faire peser sur nos concitoyens de confession chrétienne,
la responsabilité des profanations de tombes juives ou les inégalités sociales dues au sexe. De
la même manière, un observateur un peu attentif en Afrique sub-saharienne non musulmane
observera le même phénomène de défiance contre l’Occident mais qui n’a pas encore pris
cette dimension meurtrière : les récits idéalisés des luttes contre la colonisation et pour les
indépendances, le panafricanisme, l’authenticité culturelle, la longue histoire de la traite
négrière servent de support idéologique pour habiller une radicalité qui monte au sein de la
jeunesse urbanisée. Pourquoi cette haine ? Paul Ricœur, dans son livre d’entretien « La
critique et la conviction », estimait en 1995 (6) : « Nous avons trop tendance à n’envisager les
musulmans que sous l’angle de la menace intégriste et nous oublions la menace inverse qui
pèse sur eux, c’est à dire la désintégration. (...) Ils jugent nos sociétés sur la voie de la
désintégration et ils refusent d’en être également victime (...) L’islamisme, c’est aussi cela :
une sorte de protection, à certains égards panique, face à une menace de décomposition ».
Comprendre l’autre n’est pas justifier ses actes mais tenter d’y répondre à partir de leurs
logiques internes. Le repli communautaire pacifiste dans nos banlieues ou l’hubris djihadiste
montrent ce désir de protection vis-à-vis de valeurs que cet Occident porte ou est supposé
porter à leurs yeux : athéisme, consumérisme, anti-traditionalisme, arrogance universaliste,
matérialisme, corruption morale. A la même époque que Ricœur, Bourdieu (7) écrivait à
propos des penseurs réactionnaires du XIXe siècle qui ont alimenté plus tard le fascisme : « Et
l’on comprend mieux la mystique révolutionnaire de la nation dans ce qu’elle a de plus
antipathique pour la conviction universaliste (...) si l’on sait y voir une riposte distordue à
l’agression ambiguë que représente l’impérialisme de l’universel (riposte dont l’homologue
pourrait être aujourd’hui un certain intégrisme islamiste) ». Aujourd’hui, l’islamisme
criminel a comme point commun avec les totalitarismes du XXe siècle le refus de la
démocratie représentative et de l’État libéral. C’est bien au nom de ces principes là que nous
devons riposter vigoureusement. Mais c’est surtout au nom de ces principes là que nous
devons aussi nous interroger sur le type de société humaine que nous construisons. Après la
barbarie nazie et face au danger soviétique, les démocraties représentatives avaient su réagir
en promouvant les droits de l’homme, l’État providence et les dispositifs de solidarité
nationale. Vingt ans après la fin de la guerre, la décolonisation était presque achevée. Ces
fondements de nos sociétés européennes sont partout remis en cause au nom de l’efficacité
économique. Un nouveau pacte colonial se dessine autour des richesses et des terres
africaines. La politique israélienne de peuplement sur les territoires occupés après 1967 mine
tout espoir de solution politique au Proche-Orient. Les droits de l’homme, la bonne
gouvernance, la lutte contre la pauvreté sont brandis comme des oriflammes religieux sur le
terrain de bataille économique et géostratégique. Ce que nous montrent Daech, Al-Qaïda et
leurs épigones, c’est que la réaction face à leurs projets délirants, si elle doit être bien sûr
militaire à court terme, ne doit pas nous exonérer d’être intelligent et de repenser la mise en
pratique de nos fameuses valeurs universelles pour qu’elles ne soient pas perçues comme une
nouvelle « domination de l’homme, hétérosexuel, euro-américain, blanc, bourgeois au nom
des exigences formelles d’un universalisme abstrait (démocratie, droits de l’homme), dissocié
des conditions économiques et sociales de sa réalisation historique (...) » (8), à la nuance que
la défense des droits des minorités sexuelles est un des épicentres de cette fracture au nom des
droits universels. En sommant les musulmans de s’expliquer sur le Coran, comme le
demandent Noël Mamère ou Patrice Pelloux qui ont déjà été mieux inspirés, en faisant
grossièrement le lien entre islam et fascisme, en restant dans nos représentations auto-référencées, comme la navrante auto-célébration humaniste des Césars pour un film binaire,
esthétisant et ambigu, nous renforçons cette défiance que notre arrogance transforme en haine.
Hélas, il est à craindre que la force de ces arguments ne fasse pas le poids contre les
arguments de force néo-conservateurs que Manuel Valls nous assène.
(1)Interview, Le Point, 16 février 2015
(2) Paul Ricœur. La mémoire, l’histoire, l’oubli. Editions du Seuil, collection Essais. Paris, 2000.
(3) Hannah Arendt, Le Système totalitaire, Le Seuil (collection « Points / Essais », no 307), 2005
(4) D’ailleurs écrit par un Allemand : Karl Marx.
(5) Lire à ce sujet le bel article d’Abdennour Bidar, philosophe musulman, normalien qui enseigne à Montréal, publié en novembre 2014 : http://blog.oratoiredulouvre.fr/2014/10/tres-profonde-lettre- ouverte-au-monde-musulman-du-philosophe-musulman-abdennour-bidar/
(6) Paul Ricœur, La critique et la conviction, Calman Lévy, 1995, collection Pluriel, librairie Arthème Fayard, 2013, p. 202. Ce livre est la meilleure entrée dans la pensée de Paul Ricœur.
(7) Pierre Bourdieu, Les méditations pascaliennes, Editions du Seuil, 1997, p. 113.
(8) Pierre Bourdieu, Les méditations pascaliennes, Edition du Seuil 1997, p. 105.
(2) Paul Ricœur. La mémoire, l’histoire, l’oubli. Editions du Seuil, collection Essais. Paris, 2000.
(3) Hannah Arendt, Le Système totalitaire, Le Seuil (collection « Points / Essais », no 307), 2005
(4) D’ailleurs écrit par un Allemand : Karl Marx.
(5) Lire à ce sujet le bel article d’Abdennour Bidar, philosophe musulman, normalien qui enseigne à Montréal, publié en novembre 2014 : http://blog.oratoiredulouvre.fr/2014/10/tres-profonde-lettre- ouverte-au-monde-musulman-du-philosophe-musulman-abdennour-bidar/
(6) Paul Ricœur, La critique et la conviction, Calman Lévy, 1995, collection Pluriel, librairie Arthème Fayard, 2013, p. 202. Ce livre est la meilleure entrée dans la pensée de Paul Ricœur.
(7) Pierre Bourdieu, Les méditations pascaliennes, Editions du Seuil, 1997, p. 113.
(8) Pierre Bourdieu, Les méditations pascaliennes, Edition du Seuil 1997, p. 105.
GEOPOLITIQUE DE LA CULTURE : l’islamo-fascisme : une grave erreur d’analyse et de jugement
Source, journal ou site Internet : IRIS
Date : 16 mars 2015
Auteur : Christophe Courtin