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PREMIÈRE PARTIE
SOPHISMES ÉCONOMIQUES
PREMIÈRE SÉRIE1 (60 edition)
En économie politique, il y a beaucoup à apprendre et peu à faire.
(Bentham.)
J'ai cherché dans ce petit volume, à réfuter quelques uns des arguments qu'on oppose à l'affranchissement du commerce.
Ce n'est pas un combat que j'engage avec les
protectionnistes. C'est un principe que j'essaie de faire pénétrer dans
l'esprit des hommes sincères qui hésitent parce qu'ils doutent.
Je ne suis pas de
ceux qui disent: La protection s'appuie sur des intérêts.—Je crois
qu'elle repose sur des erreurs, ou, si l'on veut, sur des vérités incomplètes. Trop de personnes redoutent la liberté pour que cette appréhension ne soit pas sincère.
C'est placer haut mes prétentions, mais je voudrais, je l'avoue, que cet opuscule devînt comme le manuel
des hommes qui sont appelés à prononcer entre les deux principes. Quand
on ne s'est pas familiarisé de longue main avec la doctrine de la
liberté, les sophismes de la protection reviennent sans cesse à
l'esprit, sous une forme ou sous une autre. Pour l'en dégager, il faut à
chaque fois un long travail d'analyse, et ce travail, tout le monde n'a
pas le temps de le faire; les législateurs moins que personne. C'est
pourquoi j'ai essayé de le donner tout fait.
Mais, dira-t-on, les bienfaits de la liberté sont-ils donc si cachés qu'ils ne se montrent qu'aux économistes de profession?
Oui, nous en convenons, nos adversaires dans
la discussion ont sur nous un avantage signalé. Ils peuvent en quelques
mots exposer une vérité incomplète; et, pour montrer qu'elle est incomplète, il nous faut de longues et arides dissertations.
Cela tient à la nature des choses. La
protection réunit sur un point donné le bien qu'elle fait, et infuse
dans la masse le mal qu'elle inflige. L'un est sensible à l'œil
extérieur, l'autre ne se laisse apercevoir que par l'œil de l'esprit2. —C'est précisément le contraire pour la liberté.
Il en est ainsi de presque toutes les questions économiques.
Dites: Voici une machine qui a mis sur le pavé trente ouvriers;
Ou bien: Voici un prodigue qui encourage toutes les industries;
Ou encore: La conquête d'Alger a doublé le commerce de Marseille;
Ou enfin: Le budget assure l'existence de cent mille familles;
Vous serez compris de tous, vos propositions sont claires, simples et vraies en elles-mêmes.
Déduisez-en ces principes:
Les machines sont un mal;
Le luxe, les conquêtes, les lourds impôts sont un bien;
Et votre théorie aura d'autant plus de succès que vous pourrez l'appuyer de faits irrécusables.
Mais nous, nous
ne pouvons nous en tenir à une cause et à son effet prochain. Nous
savons que cet effet même devient cause à son tour. Pour juger une
mesure, il faut donc que nous la suivions à travers l'enchaînement des
résultats, jusqu'à l'effet définitif. Et, puisqu'il faut lâcher le grand
mot, nous sommes réduits à raisonner.
Mais aussitôt nous voilà assaillis par cette
clameur: Vous êtes des théoriciens, des métaphysiciens, des idéologues,
des utopistes, des hommes à principes,—et toutes les préventions du
public se tournent contre nous.
Que faire donc? invoquer la patience et la
bonne foi du lecteur, et jeter dans nos déductions, si nous en sommes
capables, une clarté si vive que le vrai et le faux s'y montrent à nu,
afin que la victoire, une fois pour toutes, demeure à la restriction ou à
la liberté.
J'ai à faire ici une observation essentielle.
Quelques extraits de ce petit volume ont paru dans le Journal des Économistes.
Dans une critique, d'ailleurs très-bienveillante, que M. le vicomte de Romanet a publiée (Voir le Moniteur industriel des 15 et 18 mai 1845), il suppose que je demande la suppression des douanes. M. de Romanet se trompe. Je demande la suppression du régime protecteur. Nous ne refusons pas
des taxes au gouvernement; mais nous voudrions, si cela est possible,
dissuader les gouvernés de se taxer les uns les autres. Napoléon a dit:
«La douane ne doit pas être un instrument fiscal, mais un moyen de
protéger l'industrie.»—Nous plaidons le contraire, et nous disons: La
douane ne doit pas être aux mains des travailleurs un instrument de
rapine réciproque, mais elle peut être une machine fiscale aussi bonne
qu'une autre. Nous sommes si loin, ou, pour n'engager que moi dans la
lutte, je suis si loin de demander la suppression des douanes, que j'y
vois pour l'avenir l'ancre de salut de nos finances. Je les crois
susceptibles de procurer au Trésor des recettes immenses, et, s'il faut
dire toute ma pensée, à la lenteur que mettent à se répandre les saines
doctrines économiques, à la rapidité avec laquelle notre budget
s'accroît, je compte plus, pour la réforme commerciale, sur les
nécessités du Trésor que sur la force d'une opinion éclairée.
Mais enfin, me dira-t-on, à quoi concluez-vous?
Je n'ai pas besoin de conclure. Je combats des sophismes, voilà tout.
Mais, poursuit-on, il ne suffit pas de
détruire, il faut édifier.—Je pense que détruire une erreur, c'est
édifier la vérité contraire.
Après cela, je n'ai pas de répugnance à dire
quel est mon vœu. Je voudrais que l'opinion fῦt amenée à sanctionner une
loi de douanes conçue à peu près en ces termes:
Les objets de première nécessité paieront un droit ad valorem de............ | 5 % |
Les objets de convenance....... | 10 % |
Les objets de luxe.......... | 15 ou 20 % |
Encore ces distinctions sont prises dans un
ordre d'idées entièrement étrangères à l'économie politique proprement
dite, et je suis loin de les croire aussi utiles et aussi justes
qu'on le suppose communément. Mais ceci n'est plus de mon sujet.
I.—: ABONDANCE, DISETTE.
Qu'est-ce qui vaut mieux pour l'homme et pour la société? l'abondance ou la disette?
Quoi! s'écriera-t-on, cela peut-il faire une
question? A-t-on jamais avancé, est-il possible de soutenir que la
disette est le fondement du bien-être des hommes?
Oui, cela a été avancé; oui, cela a été soutenu; on le soutient tous les jours, et je ne crains pas de dire que la théorie de la disette
est de beaucoup la plus populaire. Elle défraie les conversations, les
journaux, les livres, la tribune, et, quoique cela puisse paraître
extraordinaire, il est certain que l'économie politique aura rempli sa
tâche et sa mission pratique quand elle aura vulgarisé et rendu
irréfutable cette proposition si simple: «La richesse des hommes, c'est
l'abondance des choses».
N'entend-on pas dire tous les jours: «L'étranger va nous inonder de ses produits?» Donc on redoute l'abondance.
M. de Saint-Cricq n'a-t-il pas dit: «La production surabonde?» Donc il craignait l'abondance.
Les ouvriers ne brisent-ils pas les machines? Donc ils s'effraient de l'excès de la production ou de l'abondance.
M. Bugeaud n'a-t-il pas prononcé ces paroles:
«Que le pain soit cher, et l'agriculteur sera riche!» Or, le pain ne
peut être cher que parce qu'il est rare; donc M. Bugeaud préconisait la
disette.
M. d'Argout ne s'est-il pas fait un argument
contre l'industrie sucrière de sa fécondité même? Ne disait-il pas: «La
betterave n'a pas d'avenir, et sa culture ne saurait s'étendre, parce
qu'il suffirait d'y consacrer quelques hectares
par département pour pourvoir à toute la consommation de la France?»
Donc, à ses yeux, le bien est dans la stérilité, dans la disette; le
mal, dans la fertilité, dans l'abondance.
La Presse, le Commerce
et la plupart des journaux quotidiens ne publient-ils pas un ou
plusieurs articles chaque matin pour démontrer aux chambres et au
gouvernement qu'il est d'une saine politique d'élever législativement le
prix de toutes choses par l'opération des tarifs? Les trois pouvoirs
n'obtempèrent-ils pas tous les jours à cette injonction de la presse
périodique? Or les tarifs n'élèvent le prix des choses que parce qu'ils
en diminuent la quantité offerte sur le
marché! Donc les journaux, les Chambres, le ministère, mettent en
pratique la théorie de la disette, et j'avais raison de dire que cette
théorie est de beaucoup la plus populaire.
Comment est-il arrivé qu'aux yeux des
travailleurs, des publicistes, des hommes d'État, l'abondance se soit
montrée redoutable et la disette avantageuse? Je me propose de remonter à
la source de cette illusion.
On remarque qu'un homme s'enrichit en proportion de ce qu'il tire un meilleur parti de son travail, c'est-à-dire de ce qu'il vend à plus haut prix.
Il vend à plus haut prix à proportion de la rareté, de la disette du
genre de produit qui fait l'objet de son industrie. On en conclut que,
quant à lui du moins, la disette l'enrichit. Appliquant successivement
ce raisonnement à tous les travailleurs, on en déduit la théorie de la disette.
De là on passe à l'application, et, afin de favoriser tous les
travailleurs, on provoque artificiellement la cherté, la disette de
toutes choses par la prohibition, la restriction, la suppression des
machines et autres moyens analogues.
Il en est de même de l'abondance. On observe que, quand un produit abonde, il se vend à bas prix: donc le producteur
gagne moins. Si tous les producteurs sont dans ce cas, ils sont tous
misérables: donc c'est l'abondance qui ruine la société. Et comme toute
conviction cherche à se traduire en fait, on voit, dans beaucoup de
pays, les lois des hommes lutter contre l'abondance des choses.
Ce sophisme, revêtu d'une forme générale,
ferait peut-être peu d'impression; mais appliqué à un ordre particulier
de faits, à telle ou telle industrie, à une classe donnée de
travailleurs, il est extrêmement spécieux, et cela s'explique. C'est un
syllogisme qui n'est pas faux, mais incomplet. Or, ce qu'il y a de vrai dans un syllogisme est toujours et nécessairement présent à l'esprit. Mais l'incomplet est une qualité négative, une donnée absente dont il est fort possible et même fort aisé de ne pas tenir compte.
L'homme produit pour consommer. Il est à la
fois producteur et consommateur. Le raisonnement que je viens d'établir
ne le considère que sous le premier de ces points de vue. Sous le
second, il aurait conduit à une conclusion opposée. Ne pourrait-on pas
dire, en effet:
Le consommateur est d'autant plus riche qu'il achète
toutes choses à meilleur marché; il achète les choses à meilleur marché
en proportion de ce qu'elles abondent; donc l'abondance l'enrichit; et
ce raisonnement, étendu à tous les consommateurs, conduirait à la théorie de l'abondance!
C'est la notion imparfaitement comprise de l'échange
qui produit ces illusions. Si nous consultons notre intérêt personnel,
nous reconnaissons distinctement qu'il est double. Comme vendeurs, nous avons intérêt à la cherté, et par conséquent à la rareté; comme acheteurs,
au bon marché, ou, ce qui revient au même, à l'abondance des choses.
Nous ne pouvons donc point baser un raisonnement sur l'un ou l'autre de
ces intérêts avant d'avoir reconnu lequel des deux coïncide et
s'identifie avec l'intérêt général et permanent de l'espèce humaine.
Si l'homme était
un animal solitaire, s'il travaillait exclusivement pour lui, s'il
consommait directement le fruit de son labeur, en un mot, s'il n'échangeait pas,
jamais la théorie de la disette n'eῦt pu s'introduire dans le monde. Il
est trop évident que l'abondance lui serait avantageuse, de quelque
part qu'elle lui vînt, soit qu'elle fῦt le résultat de son industrie,
d'ingénieux outils, de puissantes machines qu'il aurait inventées, soit
qu'il la dῦt à la fertilité du sol, à la libéralité de la nature, ou
même à une mystérieuse invasion de produits
que le flot aurait apportés du dehors et abandonnés sur le rivage.
Jamais l'homme solitaire n'imaginerait, pour donner de l'encouragement,
pour assurer un aliment à son propre travail, de briser les instruments
qui l'épargnent, de neutraliser la fertilité du sol, de rendre à la mer
les biens qu'elle lui aurait apportés. Il comprendrait aisément que le
travail n'est pas un but, mais un moyen; qu'il serait absurde de
repousser le but, de peur de nuire au moyen. Il comprendrait que, s'il
consacre deux heures de la journée à pourvoir à ses besoins, toute
circonstance (machine, fertilité, don gratuit, n'importe) qui lui
épargne une heure de ce travail, le résultat restant le même, met cette
heure à sa disposition, et qu'il peut la consacrer à augmenter son
bien-être; il comprendrait, en un mot, qu'épargne de travail ce n'est autre chose que progrès.
Mais l'échange
trouble notre vue sur une vérité si simple. Dans l'état social, et avec
la séparation des occupations qu'il amène, la production et la
consommation d'un objet ne se confondent pas dans le même individu.
Chacun est porté à voir dans son travail non plus un moyen, mais un but.
L'échange crée, relativement à chaque objet, deux intérêts, celui du
producteur et celui du consommateur, et ces deux intérêts sont toujours
immédiatement opposés.
Il est essentiel de les analyser et d'en étudier la nature.
Prenons un producteur quel qu'il soit; quel
est son intérêt immédiat? Il consiste en ces deux choses, 1° que le plus
petit nombre possible de personnes se livrent au même travail que lui;
2° que le plus grand nombre possible de personnes recherchent le produit
de ce même travail; ce que l'économie politique explique plus
succinctement en ces termes: que l'offre soit très-restreinte et la
demande très étendue; en d'autres termes encore: concurrence limitée,
débouchés illimités.
Quel est l'intérêt immédiat du consommateur? Que l'offre du produit dont il s'agit soit étendue et la demande restreinte.
Puisque ces deux intérêts se contredisent,
l'un d'eux doit nécessairement coïncider avec l'intérêt social ou
général, et l'autre lui est antipathique.
Mais quel est celui que la législation doit
favoriser, comme étant l'expression du bien public, si tant est qu'elle
en doive favoriser aucun?
Pour le savoir, il suffit de rechercher ce qui arriverait si les désirs secrets des hommes étaient accomplis.
En tant que producteurs, il faut bien en
convenir, chacun de nous fait des vœux antisociaux. Sommes-nous
vignerons? nous serions peu fâchés qu'il gelât sur toutes les vignes du
monde, excepté sur la nôtre: c'est la théorie de la disette.
Sommes-nous propriétaires de forges? nous désirons qu'il n'y ait sur le
marché d'autre fer que celui que nous y apportons, quel que soit le
besoin que le public en ait, et précisément pour que ce besoin, vivement
senti et imparfaitement satisfait, détermine à nous en donner un haut
prix: c'est encore la théorie de la disette.
Sommes-nous laboureurs? nous disons, avec M. Bugeaud: Que le pain soit
cher, c'est-à-dire rare, et les agriculteurs feront leurs affaires: c'est toujours la théorie de la disette.
Sommes-nous médecins? nous ne pouvons nous empêcher de voir que certaines améliorations physiques, comme l'assainissement du
pays, le développement de certaines vertus morales, telles que la
modération et la tempérance, le progrès des lumières poussé au point que
chacun sῦt soigner sa propre santé, la découverte de certains remèdes
simples et d'une application facile, seraient autant de coups funestes
portés à notre profession. En tant que médecins, nos vœux secrets sont
antisociaux. Je ne veux pas dire que les médecins forment de tels vœux.
J'aime à croire qu'ils accueilleraient avec joie une panacée
universelle; mais, dans ce sentiment, ce n'est pas le médecin, c'est
l'homme, c'est le chrétien qui se manifeste; il se place, par une
négation de lui-même, au point de vue du consommateur. En tant
qu'exerçant une profession, en tant que puisant dans cette profession
son bien-être, sa considération et jusqu'aux moyens d'existence de sa
famille, il ne se peut pas que ses désirs, ou, si l'on veut, ses
intérêts, ne soient antisociaux.
Fabriquons-nous des étoffes de coton? nous désirons les vendre au prix le plus avantageux pour nous.
Nous consentirions volontiers à ce que toutes les manufactures rivales
fussent interdites, et si nous n'osons exprimer publiquement ce vœu ou
en poursuivre la réalisation complète avec quelques chances de succès,
nous y parvenons pourtant, dans une certaine mesure, par des moyens
détournés: par exemple, en excluant les tissus étrangers, afin de
diminuer la quantité offerte, et de produire ainsi, par l'emploi de la force et à notre profit, la rareté des vêtements.
Nous passerions ainsi toutes les industries
en revue, et nous trouverions toujours que les producteurs, en tant que
tels, ont des vues antisociales. «Le marchand, dit Montaigne, ne fait
bien ses affaires qu'à la débauche de la jeunesse; le laboureur, à la
cherté des blés; l'architecte, à la ruine des maisons; les officiers de
justice, aux procès et
aux querelles des hommes. L'honneur même et pratique des ministres de
la religion se tire de notre mort et de nos vices. Nul médecin ne prend
plaisir à la santé de ses amis mêmes, ni soldats à la paix de la ville;
ainsi du reste.»
Il suit de là que, si les vœux secrets de
chaque producteur étaient réalisés, le monde rétrograderait rapidement
vers la barbarie. La voile proscrirait la vapeur, la rame proscrirait la
voile, et devrait bientôt céder les transports au chariot, celui-ci au
mulet, et le mulet au porte-balle. La laine exclurait le coton, le coton
exclurait la laine, et ainsi de suite, jusqu'à ce que la disette de
toutes choses eῦt fait disparaître l'homme même de dessus la surface du
globe.
Supposez pour un moment que la puissance
législative et la force publique fussent mises à la disposition du
comité Mimerel, et que chacun des membres qui composent cette
association eῦt la faculté de lui faire admettre et sanctionner une
petite loi: est-il bien malaisé de deviner à quel code industriel serait
soumis le public?
Si nous venons maintenant à considérer
l'intérêt immédiat du consommateur, nous trouverons qu'il est en
parfaite harmonie avec l'intérêt général, avec ce que réclame le
bien-être de l'humanité. Quand l'acheteur se présente sur le marché, il
désire le trouver abondamment pourvu. Que les saisons soient propices à
toutes les récoltes; que des inventions de plus en plus merveilleuses
mettent à sa portée un plus grand nombre de produits et de
satisfactions; que le temps et le travail soient épargnés; que les
distances s'effacent; que l'esprit de paix et de justice permette de
diminuer le poids des taxes; que les barrières de toute nature tombent:
en tout cela, l'intérêt immédiat du consommateur suit parallèlement la
même ligne que l'intérêt public bien entendu. Il peut pousser ses vœux
secrets jusqu'à la chimère, jusqu'à l'absurde, sans que ses vœux cessent
d'être
humanitaires. Il peut désirer que le vivre et le couvert, le toit et le
foyer, l'instruction et la moralité, la sécurité et la paix, la force et
la santé s'obtiennent sans efforts, sans travail et sans mesure, comme
la poussière des chemins, l'eau du torrent, l'air qui nous environne, la
lumière qui nous baigne, sans que la réalisation de tels désirs soit en
contradiction avec le bien de la société.
On dira peut-être que, si ces vœux étaient
exaucés, l'œuvre du producteur se restreindrait de plus en plus, et
finirait par s'arrêter faute d'aliment. Mais pourquoi? Parce que, dans
cette supposition extrême, tous les besoins et tous les désirs
imaginables seraient complétement satisfaits. L'homme, comme la
Toute-Puissance, créerait toutes choses par un seul acte de sa volonté.
Veut-on bien me dire, dans cette hypothèse, en quoi la production
industrielle serait regrettable?
Je supposais tout à l'heure une assemblée législative composée de travailleurs, dont chaque membre formulerait en loi son vœu secret,
en tant que producteur; et je disais que le code émané de cette
assemblée serait le monopole systématisé, la théorie de la disette mise
en pratique.
De même, une Chambre, où chacun consulterait
exclusivement son intérêt immédiat de consommateur, aboutirait à
systématiser la liberté, la suppression de toutes les mesures
restrictives, le renversement de toutes les barrières artificielles, en
un mot, à réaliser la théorie de l'abondance.
Il suit de là:
Que consulter exclusivement l'intérêt immédiat de la production, c'est consulter un intérêt antisocial;
Que prendre exclusivement pour base l'intérêt immédiat de la consommation, ce serait prendre pour base l'intérêt général.
Qu'il me soit permis d'insister encore sur ce point de vue, au risque de me répéter.
Un antagonisme radical existe entre le vendeur et l'acheteur1.
Celui-là désire que l'objet du marché soit rare, peu offert, à un prix élevé;
Celui-ci le souhaite abondant, très-offert, à bas prix.
Les lois, qui devraient être au moins
neutres, prennent parti pour le vendeur contre l'acheteur, pour le
producteur contre le consommateur, pour la cherté contre le bon marché1, pour la disette contre l'abondance.
Elles agissent, sinon intentionnellement, du moins logiquement, sur cette donnée: Une nation est riche quand elle manque de tout.
Car elles disent: C'est le producteur qu'il
faut favoriser en lui assurant un bon placement de son produit. Pour
cela, il faut en élever le prix; pour en élever le prix, il faut en
restreindre l'offre; et restreindre l'offre, c'est créer la disette.
Et voyez: je suppose que, dans le moment
actuel, où ces lois ont toute leur force, on fasse un inventaire
complet, non en valeur, mais en poids, mesures, volumes, quantités, de
tous les objets existants en France, propres à satisfaire les besoins et
les goῦts de ses habitants, blés, viandes, draps, toiles, combustibles,
denrées coloniales, etc.
Je suppose encore que l'on renverse le
lendemain toutes les barrières qui s'opposent à l'introduction en France
des produits étrangers.
Enfin, pour apprécier le résultat de cette réforme, je suppose
que l'on procède trois mois après à un nouvel inventaire.
N'est-il pas vrai qu'il se trouvera en France
plus de blé, de bestiaux, de drap, de toile, de fer, de houille, de
sucre, etc., lors du second qu'à l'époque du premier inventaire?
Cela est si vrai que nos tarifs protecteurs
n'ont pas d'autre but que d'empêcher toutes ces choses de parvenir
jusqu'à nous, d'en restreindre l'offre, d'en prévenir la dépréciation,
l'abondance.
Maintenant, je le demande, le peuple est-il mieux nourri, sous l'empire de nos lois, parce qu'il y a moins de pain, de viande et de sucre dans le pays? Est-il mieux vêtu, parce qu'il y a moins de fil, de toiles et de draps? Est-il mieux chauffé, parce qu'il y a moins de houille? Est-il mieux aidé dans ses travaux, parce qu'il y a moins de fer, de cuivre, d'outils, de machines?
Mais, dit-on, si l'étranger nous inonde de ses produits, il emportera notre numéraire?
Eh, qu'importe? L'homme ne se nourrit pas de
numéraire, il ne se vêt pas d'or, il ne se chauffe pas avec de l'argent.
Qu'importe qu'il y ait plus ou moins de numéraire dans le pays, s'il y a
plus de pain aux buffets, plus de viande aux crochets, plus de linge
dans les armoires, et plus de bois dans les bῦchers?
Je poserai toujours aux lois restrictives ce dilemme:
Ou vous convenez que vous produisez la disette, ou vous n'en convenez pas.
Si vous en convenez, vous avouez par cela
même que vous faites au peuple tout le mal que vous pouvez lui faire. Si
vous n'en convenez pas, alors vous niez avoir restreint l'offre, élevé
les prix et, par conséquent, vous niez avoir favorisé le producteur.
Vous êtes funestes ou inefficaces. Vous ne pouvez être utiles1.
II.—: OBSTACLE, CAUSE.
L'obstacle pris pour la cause,—la disette
prise pour l'abondance,—c'est le même sophisme sous un autre aspect. Il
est bon de l'étudier sous toutes ses faces.
L'homme est primitivement dépourvu de tout.
Entre son dénῦment et la satisfaction de ses besoins, il existe une multitude d'obstacles
que le travail a pour but de surmonter. Il est curieux de rechercher
comment et pourquoi ces obstacles mêmes à son bien-être sont devenus, à
ses yeux, la cause de son bien-être.
J'ai besoin de me transporter à cent lieues.
Mais entre les points de départ et d'arrivée s'interposent des
montagnes, des rivières, des marais, des forêts impénétrables, des
malfaiteurs, en un mot, des obstacles; et,
pour vaincre ces obstacles, il faudra que j'emploie beaucoup d'efforts,
ou, ce qui revient au même, que d'autres emploient beaucoup d'efforts et
m'en fassent payer le prix. Il est clair qu'à cet égard j'eusse été
dans une condition meilleure si ces obstacles n'eussent pas existé.
Pour traverser la vie et parcourir cette
longue série de jours qui sépare le berceau de la tombe, l'homme a besoin de s'assimiler une quantité prodigieuse d'aliments, de se
garantir contre l'intempérie des saisons, de se préserver ou de se
guérir d'une foule de maux. La faim, la soif, la maladie, le chaud, le
froid, sont autant d'obstacles semés sur sa route. Dans l'état
d'isolement, il devrait les combattre tous
par la chasse, la pêche, la culture, le filage, le tissage,
l'architecture, et il est clair qu'il vaudrait mieux pour lui que ces
obstacles n'existassent qu'à un moindre degré, ou même n'existassent pas
du tout. En société, il ne s'attaque pas personnellement à chacun de
ces obstacles, mais d'autres le font pour lui; et, en retour, il éloigne
un des obstacles dont ses semblables sont entourés.
Il est clair encore qu'en considérant les
choses en masse, il vaudrait mieux, pour l'ensemble des hommes ou pour
la société, que les obstacles fussent aussi faibles et aussi peu
nombreux que possible.
Mais si l'on scrute les phénomènes sociaux
dans leurs détails, et les sentiments des hommes selon que l'échange les
a modifiés, on aperçoit bientôt comment ils sont arrivés à confondre
les besoins avec la richesse et l'obstacle avec la cause.
La séparation des occupations, résultat de la
faculté d'échanger, fait que chaque homme, au lieu de lutter pour son
propre compte avec tous les obstacles qui l'environnent, n'en combat qu'un, le combat non pour lui, mais au profit de ses semblables, qui, à leur tour, lui rendent le même service.
Or, il résulte de là que cet homme voit la
cause immédiate de sa richesse dans cet obstacle qu'il fait profession
de combattre pour le compte d'autrui. Plus cet obstacle est grand,
sérieux, vivement senti, et plus, pour l'avoir vaincu, ses semblables
sont disposés à le rémunérer, c'est-à-dire à lever en sa faveur les
obstacles qui le gênent.
Un médecin, par exemple, ne s'occupe pas de
faire cuire son pain, de fabriquer ses instruments, de tisser ou de
confectionner ses habits. D'autres le font pour lui, et, en retour, il
combat les maladies qui affligent ses clients. Plus ces maladies sont
nombreuses, intenses, réitérées, plus on consent, plus on est forcé même
à travailler pour son utilité personnelle. son point de vue, la maladie, c'est-à-dire un obstacle général au
bien-être des hommes, est une cause de bienêtre individuel. Tous les
producteurs font, en ce qui les concerne, le même raisonnement.
L'armateur tire ses profits de l'obstacle qu'on nomme distance; l'agriculteur, de celui qu'on nomme faim; le fabricant d'étoffes, de celui qu'on appelle froid; l'instituteur vit sur l'ignorance, le lapidaire sur la vanité, l'avoué sur la cupidité, le notaire sur la mauvaise foi possible, comme le médecin sur les maladies
des hommes. Il est donc très-vrai que chaque profession a un intérêt
immédiat à la continuation, à l'extension même de l'obstacle spécial qui
fait l'objet de ses efforts.
Ce que voyant, les théoriciens arrivent qui
fondent un système sur ces sentiments individuels, et disent: Le besoin,
c'est la richesse; le travail, c'est la richesse; l'obstacle au
bien-être, c'est le bien-être. Multiplier les obstacles, c'est donner de
l'aliment à l'industrie.
Puis surviennent les hommes d'État. Ils
disposent de la force publique; et quoi de plus naturel que de la faire
servir à développer, à propager les obstacles, puisque aussi bien c'est
développer et propager la richesse? Ils disent, par exemple: Si nous
empêchons le fer de venir des lieux où il abonde, nous créerons chez
nous un obstacle pour s'en procurer. Cet obstacle, vivement senti,
déterminera à payer pour en être affranchi. Un certain nombre de nos
concitoyens s'attachera à le combattre, et cet obstacle fera leur
fortune. Plus même il sera grand, plus le minerai sera rare,
inaccessible, difficile à transporter, éloigné des foyers de
consommation, plus cette industrie, dans toutes ses ramifications,
occupera de bras. Excluons donc le fer étranger; créons l'obstacle, afin
de créer le travail qui le combat.
Le même raisonnement conduira à proscrire les machines.
Voilà, dira-t-on, des hommes qui ont besoin de loger
leur vin. C'est un obstacle; et voici d'autres hommes qui s'occupent de
le lever en fabriquant des tonneaux. Il est donc heureux que l'obstacle
existe, puisqu'il alimente une portion du travail national et enrichit
un certain nombre de nos concitoyens. Mais voici venir une machine
ingénieuse qui abat le chêne, l'équarrit, le partage en une multitude de
douves, les assemble et les transforme en vaisseaux vinarres.
L'obstacle est bien amoindri, et avec lui la fortune des tonneliers.
Maintenons l'un et l'autre par une loi. Proscrivons la machine.
Pour pénétrer au fond de ce sophisme, il suffit de se dire que le travail humain n'est pas un but, mais un moyen. Il ne reste jamais sans emploi.
Si un obstacle lui manque, il s'attaque à un autre, et l'humanité est
délivrée de deux obstacles par la même somme de travail qui n'en
détruisait qu'un seul.—Si le travail des tonneliers devenait jamais
inutile, il prendrait une autre direction.—Mais avec quoi, demande-t-on,
serait-il rémunéré? Précisément avec ce qui le rémunère aujourd'hui;
car, quand une masse de travail devient disponible par la suppression
d'un obstacle, une masse correspondante de rémunération devient
disponible aussi.—Pour dire que le travail humain finira par manquer
d'emploi, il faudrait prouver que l'humanité cessera de rencontrer des
obstacles.—Alors le travail ne serait pas seulement impossible, il
serait superflu. Nous n'aurions plus rien à faire, parce que nous
serions tout-puissants, et qu'il nous suffirait de prononcer un fiat pour que tous nos besoins et tous nos désirs fussent satisfaits1.
III.—: EFFORT, RÉSULTAT.
Nous venons de voir qu'entre nos besoins et
leur satisfaction s'interposent des obstacles. Nous parvenons à les
vaincre ou à les affaiblir par l'emploi de nos facultés. On peut dire
d'une manière très-générale que l'industrie est un effort suivi d'un
résultat.
Mais sur quoi se mesure notre bien-être,
notre richesse? Est-ce sur le résultat de l'effort? est-ce sur l'effort
lui même?—Il existe toujours un rapport entre l'effort employé et le
résultat obtenu. Le progrès consiste-t-il dans l'accroissement relatif
du second ou du premier terme de ce rapport?
Les deux thèses ont été soutenues; elles se partagent, en économie politique, le domaine de l'opinion.
Selon le premier système, la richesse est le résultat du travail. Elle s'accroît à mesure que s'accroît le rapport du résultat à l'effort.
La perfection absolue, dont le type est en Dieu, consiste dans
l'éloignement infini des deux termes, en ce sens: effort nul, résultat
infini.
Le second professe que c'est l'effort lui-même qui constitue et mesure la richesse. Progresser, c'est accroître le rapport de l'effort au résultat. Son idéal peut être représenté par l'effort à la fois éternel et stérile de Sisyphe1.
Naturellement, le premier accueille tout ce
qui tend à diminuer la peine et à augmenter le produit: les puissantes
machines qui ajoutent aux forces de l'homme, l'échange qui permet de
tirer un meilleur parti des agents naturels distribués à diverses
mesures sur la surface du globe, l'intelligence
qui trouve, l'expérience qui constate, la concurrence qui stimule, etc.
Logiquement aussi le second appelle de ses
vœux tout ce qui a pour effet d'augmenter la peine et de diminuer le
produit: priviléges, monopoles, restrictions, prohibitions, suppressions
de machines, stérilité, etc.
Il est bon de remarquer que la pratique universelle
des hommes est toujours dirigée par le principe de la première
doctrine. On n'a jamais vu, on ne verra jamais un travailleur, qu'il
soit agriculteur, manufacturier, négociant, artisan, militaire, écrivain
ou savant, qui ne consacre toutes les forces de son intelligence à
faire mieux, à faire plus vite, à faire plus économiquement, en un mot, à faire plus avec moins.
La doctrine opposée est à l'usage des
théoriciens, des députés, des journalistes, des hommes d'État, des
ministres, des hommes enfin dont le rôle en ce monde est de faire des
expériences sur le corps social.
Encore faut-il observer qu'en ce qui les
concerne personnellement, ils agissent, comme tout le monde, sur ce
principe: obtenir du travail la plus grande somme possible d'effets
utiles.
On croira peut-être que j'exagère, et qu'il n'y a pas de vrais Sisyphistes.
Si l'on veut dire que, dans la pratique, on
ne pousse pas le principe jusqu'à ses plus extrêmes conséquences, j'en
conviendrai volontiers. Il en est même toujours ainsi quand on part d'un
principe faux. Il mène bientôt à des résultats si absurdes et si
malfaisants qu'on est bien forcé de s'arrêter. Voilà pourquoi
l'industrie pratique n'admet jamais le Sisyphisme:
le châtiment suivrait de trop près l'erreur pour ne pas la dévoiler.
Mais, en matière d'industrie spéculative, telle qu'en font les
théoriciens et les hommes d'État, on peut suivre longtemps un faux
principe avant d'être averti
de sa fausseté par des conséquences compliquées, auxquelles d'ailleurs
on est étranger; et quand enfin elles se révèlent, on agit selon le
principe opposé, on se contredit, et l'on cherche sa justification dans
cet axiome moderne d'une incomparable absurdité: en économie politique,
il n'y a pas de principe absolu.
Voyons donc si les deux principes opposés
que je viens d'établir ne règnent pas tour à tour, l'un dans l'industrie
pratique, l'autre dans la législation industrielle.
J'ai déjà rappelé un mot de M. Bugeaud; mais dans M. Bugeaud il y a deux hommes, l'agriculteur et le législateur.
Comme agriculteur, M. Bugeaud tend de tous
ses efforts à cette double fin: épargner du travail, obtenir du pain à
bon marché. Lorsqu'il préfère une bonne charrue à une mauvaise;
lorsqu'il perfectionne les engrais; lorsque, pour ameublir son sol, il
substitue, autant qu'il le peut, l'action de l'atmosphère à celle de la
herse ou de la houe; lorsqu'il appelle à son aide tous les procédés dont
la science et l'expérience lui ont révélé l'énergie et la perfection,
il n'a et ne peut avoir qu'un but: diminuer le rapport de l'effort au résultat.
Nous n'avons même point d'autre moyen de reconnaître l'habileté du
cultivateur et la perfection du procédé que de mesurer ce qu'ils ont
retranché à l'un et ajouté à l'autre; et comme tous les fermiers du
monde agissent sur ce principe, on peut dire que l'humanité entière
aspire, sans doute pour son avantage, à obtenir soit le pain, soit tout
autre produit, à meilleur marché,—à restreindre la peine nécessaire pour
en avoir à sa disposition une quantité donnée.
Cette incontestable tendance de l'humanité,
une fois constatée, devrait suffire, ce semble, pour révéler au
législateur le vrai principe, et lui indiquer dans quel sens il doit
seconder l'industrie (si tant est qu'il entre dans sa mission
de la seconder), car il serait absurde de dire que les lois des hommes doivent opérer en sens inverse des lois de la Providence.
Cependant on a entendu M. Bugeaud, député,
s'écrier: «Je ne comprends rien à la théorie du bon marché; j'aimerais
mieux voir le pain plus cher et le travail plus abondant.» Et en
conséquence, le député de la Dordogne vote des mesures législatives qui
ont pour effet d'entraver les échanges, précisément parce qu'ils nous
procurent indirectement ce que la production directe ne peut nous
fournir que d'une manière plus dispendieuse.
Or, il est bien évident que le principe de
M. Bugeaud, député, est diamétralement opposé à celui de M. Bugeaud,
agriculteur. Conséquent avec lui-même, il voterait contre toute
restriction à la Chambre, ou bien il transporterait sur sa ferme le
principe qu'il proclame à la tribune. On le verrait alors semer son blé
sur le champ le plus stérile, car il réussirait ainsi à travailler beaucoup pour obtenir peu.
On le verrait proscrire la charrue, puisque la culture à ongles
satisferait son double vœu: le pain plus cher et le travail plus
abondant.
La restriction a pour but avoué et pour effet reconnu d'augmenter le travail.
Elle a encore pour but avoué et pour effet
reconnu de provoquer la cherté, qui n'est autre chose que la rareté des
produits. Donc, poussée à ses dernières limites, elle est le Sisyphisme pur, tel que nous l'avons défini: travail infini, produit nul.
M. le baron Charles Dupin, le flambeau de la pairie, dit-on, dans les sciences économiques, accuse les chemins de fer de nuire à la navigation,
et il est certain qu'il est dans la nature d'un moyen plus parfait de
restreindre l'emploi d'un moyen comparativement plus grossier. Mais les
railways,
ne peuvent nuire aux bateaux qu'en attirant à eux les transports; ils ne
peuvent les attirer qu'en les exécutant à meilleur marché, et ils ne
peuvent les exécuter à meilleur marché qu'en diminuant le rapport de l'effort employé au résultat obtenu,
puisque c'est cela même qui constitue le bon marché. Lors donc que M.
le baron Dupin déplore cette suppression du travail pour un résultat
donné, il est dans la doctrine du Sisyphisme.
Logiquement, comme il préfère le bateau au rail, il devrait préférer le
char au bateau, le bât au char, et la hotte à tous les moyens de
transport connus, car c'est celui qui exige le plus de travail pour le
moindre résultat.
«Le travail constitue la richesse d'un
peuple,» disait M. de Saint-Cricq, ce ministre du commerce qui a tant
imposé d'entraves au commerce. Il ne faut pas croire que c'était là une
proposition elliptique, signifiant: «Les résultats du travail
constituent la richesse d'un peuple.» Non, cet économiste entendait bien
dire que c'est l'intensité du travail qui
mesure la richesse, et la preuve, c'est que, de conséquence en
conséquence, de restriction en restriction, il conduisait la France, et
il croyait bien faire, à consacrer un travail double pour se pourvoir
d'une quantité égale de fer, par exemple. En Angleterre, le fer était
alors à 8 fr.; en France, il revenait à 16 fr. En supposant la journée
de travail à 1 fr., il est clair que la France pouvait, par voie
d'échange, se procurer un quintal de fer avec huit journées prises sur
l'ensemble du travail national. Grâce aux mesures restrictives de M. de
Saint-Cricq, il fallait à la France seize journées de travail pour
obtenir un quintal de fer par la production directe.—Peine double pour
une satisfaction identique, donc richesse double; donc encore la
richesse se mesure non par le résultat, mais par l'intensité du travail.
N'est-ce pas là le Sisyphisme dans toute sa pureté!
Et afin qu'il n'y ait pas d'équivoque
possible, M. le ministre a soin de compléter plus loin sa pensée, et de
même qu'il vient d'appeler richesse l'intensité du travail, on va l'entendre appeler pauvreté
l'abondance des résultats du travail ou des choses propres à satisfaire
nos besoins. «Partout, dit-il, des machines ont pris la place des bras
de l'homme; partout la production surabonde; partout l'équilibre entre
la faculté de produire et les moyens de consommer est rompu.» On le
voit, selon M. de Saint-Cricq, si la France était dans une situation
critique, c'est qu'elle produisait trop, c'est que son travail était
trop intelligent, trop fructueux. Nous étions trop bien nourris, trop
bien vêtus, trop bien pourvus de toutes choses; la production, trop
rapide, dépassait tous nos désirs. Il fallait bien mettre un terme à ce
fléau, et pour cela nous forcer, par des restrictions, à travailler plus
pour produire moins.
J'ai rappelé aussi l'opinion d'un autre
ministre du commerce, M. d'Argout. Elle mérite que nous nous y arrêtions
un instant. Voulant porter un coup terrible à la betterave, il disait:
«Sans doute la culture de la betterave est utile, mais cette utilité est limitée.
Elle ne comporte pas les gigantesques développements que l'on se plaît à
lui prédire. Pour en acquérir la conviction, il suffit de remarquer que
cette culture sera nécessairement restreinte dans les bornes de la
consommation. Doublez, triplez si vous voulez la consommation actuelle
de la France, vous trouverez toujours qu'une très-minime portion du sol suffira aux besoins de cette consommation.
(Voilà, certes, un singulier grief!) En voulez vous la preuve? Combien y
avait-il d'hectares plantés en betterave en 1828? 3,130, ce qui
équivaut à 1/10540e du sol cultivable. Combien y
en a-t-il, aujourd'hui que le sucre indigène a envahi le tiers de la
consommation? 16,700 hectares, soit 1/1978e du sol cultivable, ou 45 centiares par
commune. Supposons que le sucre indigène ait déjà envahi toute la
consommation, nous n'aurions que 48,000 hectares de cultivés en
betterave, ou 1/680e du sol cultivable1.»
Il y a deux choses dans cette citation: les
faits et la doctrine. Les faits tendent à établir qu'il faut peu de
terrain, de capitaux et de main-d'œuvre pour produire beaucoup de sucre,
et que chaque commune de France en serait abondamment pourvue en
livrant à la culture de la betterave un hectare de son territoire.—La
doctrine consiste à regarder cette circonstance comme funeste, et à voir
dans la puissance même et la fécondité de la nouvelle industrie la limite de son utilité.
Je n'ai point à me constituer ici le défenseur de la betterave ou le juge des faits étranges avancés par M. d'Argout2;
mais il vaut la peine de scruter la doctrine d'un homme d'État à qui la
France a confié pendant longtemps le sort de son agriculture et de son
commerce.
J'ai dit en commençant qu'il existe un
rapport variable entre l'effort industriel et son résultat; que
l'imperfection absolue consiste en un effet infini sans résultat aucun;
la perfection absolue, en un résultat illimité sans aucun effort; et la
perfectibilité dans la diminution progressive de l'effort comparé au
résultat.
Mais M. d'Argout nous apprend que la mort
est là où nous croyons apercevoir la vie, et que l'importance d'une
industrie est en raison directe de son impuissance. Qu'attendre,
par exemple, de la betterave? Ne voyez-vous pas que 48,000 hectares de
terrain, un capital et une main d'œuvre proportionnés suffiront à
approvisionner de sucre toute la France? Donc c'est une industrie d'une utilité limitée;
limitée, bien entendu, quant au travail qu'elle exige, seule manière
dont, selon l'ancien ministre, une industrie puisse être utile. Cette
utilité serait bien plus limitée encore, si, grâce à la fécondité du sol
ou à la richesse de la betterave, nous recueillions sur 24,000 hectares
ce que nous ne pouvons obtenir que sur 48,000. Oh! s'il fallait vingt
fois, cent fois, plus de terre, de capitaux et de bras pour arriver au même résultat,
à la bonne heure, on pourrait fonder sur la nouvelle industrie quelques
espérances, et elle serait digne de toute la protection de l'État, car
elle offrirait un vaste champ au travail national. Mais produire
beaucoup avec peu! cela est d'un mauvais exemple, et il est bon que la
loi y mette ordre.
Mais ce qui est vérité à l'égard du sucre ne saurait être erreur relativement au pain. Si donc l'utilité
d'une industrie doit s'apprécier, non par les satisfactions qu'elle est
en mesure de procurer avec une quantité de travail déterminée, mais, au
contraire, par le développement de travail qu'elle exige pour subvenir à
une somme donnée de satisfactions, ce que nous devons désirer
évidemment, c'est que chaque hectare de terre produise peu de blé, et
chaque grain de blé peu de substance alimentaire; en d'autres termes,
que notre territoire soit infertile; car alors la masse de terres, de
capitaux, de main-d'œuvre qu'il faudra mettre en mouvement pour nourrir
la population sera comparativement bien plus considérable; on peut même
dire que le débouché ouvertau travail humain sera en raison directe de
cette infertilité. Les vœux de MM. Bugeaud, Saint-Cricq, Dupin,
d'Argout, seront satisfaits; le pain sera cher, le travail abondant, et
la France sera riche, riche comme ces messieurs l'entendent.
Ce que nous devons désirer encore, c'est que
l'intelligence humaine s'affaiblisse et s'éteigne; car, tant qu'elle
vit, elle cherche incessamment à augmenter le rapport de la fin au moyen et du produit à la peine. C'est même en cela, et exclusivement en cela, qu'elle consiste.
Ainsi le Sisyphisme
est la doctrine de tous les hommes qui ont été chargés de nos destinées
industrielles. Il ne serait pas juste de leur en faire un reproche. Ce
principe ne dirige les ministères que parce qu'il règne dans les
Chambres; il ne règne dans les Chambres que parce qu'il y est envoyé par
le corps électoral, et le corps électoral n'en est imbu que parce que
l'opinion publique en est saturée.
Je crois devoir répéter ici que je n'accuse
pas des hommes tels que MM. Bugeaud, Dupin, Saint-Cricq, d'Argout,
d'être absolument, et en toutes circonstances, Sisyphistes. A coup sῦr ils ne le sont pas dans leurs transactions privées; à coup sῦr chacun d'entre eux se procure par voie d'échange ce qu'il lui en coῦterait plus cher de se procurer par voie de production directe. Mais je dis qu'ils sont Sisyphistes lorsqu'ils empêchent le pays d'en faire autant1.
IV.—: ÉGALISER LES CONDITIONS DE PRODUCTION.
On dit...mais, pour n'être pas accusé de
mettre des sophismes dans la bouche des protectionnistes, je laisse
parler l'un de leurs plus vigoureux athlètes.
«On a pensé que la protection devait être
chez nous simplement la représentation de la différence qui existe entre
le prix de revient d'une denrée que nous produisons
et le prix de revient de la denrée similaire produite chez nos
voisins...Un droit protecteur calculé sur ces bases ne fait qu'assurer
la libre concurrence...; la libre concurrence n'existe que lorsqu'il y a
égalité de conditions et de charges. Lorsqu'il s'agit d'une course de
chevaux, on pèse le fardeau que doit supporter chacun des coureurs, et
on égalise les conditions; sans cela, ce ne sont plus des concurrents.
Quand il s'agit de commerce, si l'un des vendeurs peut livrer à meilleur
marché, il cesse d'être concurrent et devient monopoleur...Supprimez
cette protection représentative de la différence dans le prix de
revient, dès lors l'étranger envahit votre marché et le monopole lui est
acquis1.»
«Chacun doit vouloir pour lui, comme pour les autres, que la production du pays soit protégée contre la concurrence étrangère, toutes les fois que celle-ci pourrait fournir les produits à plus bas prix2.»
Cet argument revient sans cesse dans les
écrits de l'école protectionniste. Je me propose de l'examiner avec soin,
c'est-à-dire que je réclame l'attention et même la patience du lecteur.
Je m'occuperai d'abord des inégalités qui tiennent à la nature, ensuite
de celles qui se rattachent à la diversité des taxes.
Ici, comme ailleurs, nous retrouvons les
théoriciens de la protection placés au point de vue du producteur,
tandis que nous prenons en main la cause de ces malheureux consommateurs
dont ils ne veulent absolument pas tenir compte. Ils comparent le champ
de l'industrie au turf. Mais, au turf, la course est tout à la fois moyen et but. Le public ne prend aucun intérêt à la lutte en dehors de la lutte elle même. Quand vous lancez vos chevaux dans l'unique but
[29]
de savoir quel est le meilleur coureur, je conçois que vous égalisiez les fardeaux. Mais si vous aviez pour but
de faire parvenir au poteau une nouvelle importante et pressée,
pourriez-vous, sans inconséquence, créer des obstacles à celui qui vous
offrirait les meilleures conditions de vitesse? C'est pourtant là ce que
vous faites en industrie. Vous oubliez son résultat cherché, qui est le
bien-être; vous en faites abstraction, vous le sacrifiez même par une véritable pétition de principes.
Mais puisque nous ne pouvons amener nos
adversaires à notre point de vue, plaçons-nous au leur, et examinons la
question sous le rapport de la production.
Je chercherai à établir:
- 1° Que niveler les conditions du travail, c'est attaquer l'échange dans son principe;
- 2° Qu'il n'est pas vrai que le travail d'un pays soit étouffé par la concurrence des contrées plus favorisées;
- 3° Que, cela fῦt-il exact, les droits protecteurs n'égalisent pas les conditions de production;
- 4° Que la liberté nivelle ces conditions autant qu'elles peuvent l'être;
- 5° Enfin, que ce sont les pays les moins favorisés qui gagnent le plus dans les échanges.
I. Niveler les conditions du travail, ce
n'est pas seulement gêner quelques échanges, c'est attaquer l'échange
dans son principe, car il est fondé précisément sur cette diversité, ou,
si on l'aime mieux, sur ces inégalités de fertilité, d'aptitudes, de
climats, de température, que vous voulez effacer. Si la Guyenne envoie
des vins à la Bretagne, et la Bretagne des blés à la Guyenne, c'est que
ces deux provinces sont placées dans des conditions différentes de
production. Y a-t-il une autre loi pour les échanges internationaux?
Encore une fois, se prévaloir contre eux des inégalités
de conditions qui les provoquent et les expliquent, c'est les attaquer
dans leur raison d'être. Si les protectionnistes avaient pour eux assez
de logique et de puissance, ils réduiraient les hommes, comme des
colimaçons, à l'isolement absolu. Il n'y a pas, du reste, un de leurs
sophisme qui, soumis à l'épreuve de déductions rigoureuses, n'aboutisse à
la destruction et au néant.
II. Il n'est pas vrai, en fait,
que l'inégalité des conditions entre deux industries similaires
entraîne nécessairement la chute de celle qui est la moins bien
partagée. Au turf, si un des coursiers gagne le prix, l'autre le perd;
mais quand deux chevaux travaillent à produire des utilités, chacun en
produit dans la mesure de ses forces, et de ce que le plus vigoureux
rend plus de services, il ne s'ensuit pas que le plus faible n'en rend
pas du tout.—On cultive du froment dans tous les départements de la
France, quoiqu'il y ait entre eux d'énormes différences de fertilité; et
si par hasard il en est un qui n'en cultive pas, c'est qu'il n'est pas
bon, même pour lui, qu'il en cultive. De même, l'analogie nous dit que,
sous le régime de la liberté, malgré de semblables différences, on
produirait du froment dans tous les royaumes de l'Europe, et s'il en
était un qui vînt à renoncer à cette culture, c'est que, dans son intérêt,
il trouverait à faire un meilleur emploi de ses terres, de ses capitaux
et de sa main-d'œuvre. Et pourquoi la fertilité d'un département ne
paralyse-t-elle pas l'agriculteur du département voisin moins favorisé?
Parce que les phénomènes économiques ont une souplesse, une élasticité,
et, pour ainsi dire, des ressources de nivellement
qui paraissent échapper entièrement à l'école protectionniste. Elle nous
accuse d'être systématiques; mais c'est elle qui est systématique au
suprême degré, si l'esprit de système consiste à échafauder des
raisonnements sur un fait et non sur l'ensemble des faits.—Dans
l'exemple ci-dessus,
c'est la différence dans la valeur des terres qui compense la différence
de leur fertilité.—Votre champ produit trois fois plus que le mien.
Oui; mais il vous a coῦté dix fois davantage, et je puis encore lutter
avec vous.—Voilà tout le mystère.—Et remarquez que la supériorité sous
quelques rapports amène l'infériorité à d'autres égards.—C'est
précisément parce que votre sol est plus fécond qu'il est plus cher, en
sorte que ce n'est pas accidentellement, mais nécessairement
que l'équilibre s'établit ou tend à s'établir: et peut-on nier que la
liberté ne soit le régime qui favorise le plus cette tendance?
J'ai cité une branche d'agriculture;
j'aurais pu aussi bien citer une branche d'industrie. Il y a des
tailleurs à Quimper, et cela n'empêche pas qu'il n'y en ait à Paris,
quoique ceux-ci paient bien autrement cher leur loyer, leur ameublement,
leurs ouvriers et leur nourriture. Mais aussi ils ont une bien autre
clientèle, et cela suffit non-seulement pour rétablir la balance, mais
encore pour la faire pencher de leur côté.
Lors donc qu'on parle d'égaliser les
conditions du travail, il faudrait au moins examiner si la liberté ne
fait pas ce qu'on demande à l'arbitraire.
Ce nivellement naturel des phénomènes
économiques est si important dans la question, et, en même temps, si
propre à nous faire admirer la sagesse providentielle qui préside au
gouvernement égalitaire de la société, que je demande la permission de
m'y arrêter un instant.
Messieurs les protectionnistes, vous dites:
Tel peuple a sur nous l'avantage du bon marché de la houille, du fer,
des machines, des capitaux; nous ne pouvons lutter avec lui.
Cette proposition sera examinée sous
d'autres aspects. Quant à présent, je me renferme dans la question, qui
est de savoir si, quand une supériorité et une infériorité sont
en présence, elles ne portent pas en elles-mêmes, celles-ci la force
ascendante, celle-là la force descendante, qui doivent les ramener à un
juste équilibre.
Voilà deux pays, A et B.—A possède sur B
toutes sortes d'avantages. Vous en concluez que le travail se concentre
en A et que B est dans l'impuissance de rien faire. A, dites-vous, vend
beaucoup plus qu'il n'achète; B achète beaucoup plus qu'il ne vend. Je
pourrais contester, mais je me place sur votre terrain.
Dans l'hypothèse, le travail est très-demandé en A, et bientôt il y renchérit.
Le fer, la houille, les terres, les aliments, les capitaux sont très-demandés en A, et bientôt ils y renchérissent.
Pendant ce temps-là, travail, fer, houille,
terres, aliments, capitaux, tout est très-délaissé en B, et bientôt tout
y baisse de prix.
Ce n'est pas tout. A vendant toujours, B achetant sans cesse, le numéraire passe de B en A. Il abonde en A, il est rare en B.
Mais abondance de numéraire, cela veut dire qu'il en faut beaucoup pour acheter toute autre chose. Donc, en A, à la cherté réelle qui provient d'une demande très-active, s'ajoute une cherté nominale due à la sur-proportion des métaux précieux.
Rareté de numéraire, cela signifie qu'il en faut peu pour chaque emplette. Donc en B, un bon marché nominal vient se combiner avec le bon marché réel.
Dans ces circonstances, l'industrie aura
toutes sortes de motifs, des motifs, si je puis le dire, portés à la
quatrième puissance, pour déserter A et venir s'établir en B.
Ou, pour rentrer dans la vérité, disons
qu'elle n'aura pas attendu ce moment, que les brusques déplacements
répugnent à sa nature, et que, dès l'origine, sous un régime libre, elle
se sera progressivement partagée et distribuée
entre A et B, selon les lois de l'offre et de la demande, c'est-à-dire selon les lois de la justice et de l'utilité.
Et quand je dis que, s'il était possible que
l'industrie se concentrât sur un point, il surgirait dans son propre
sein et par cela même une force irrésistible de décentralisation, je ne
fais pas une vaine hypothèse.
Écoutons ce que disait un manufacturier à la
chambre de commerce de Manchester (je supprime les chiffres dont il
appuyait sa démonstration):
«Autrefois nous exportions des étoffes; puis
cette exportation a fait place à celle des fils, qui sont la matière
première des étoffes; ensuite à celle des machines, qui sont les
instruments de production du fil; plus tard, à celle des capitaux, avec
lesquels nous construisons nos machines, et enfin, à celle de nos
ouvriers et de notre génie industriel, qui sont la source de nos
capitaux. Tous ces évènements de travail ont été les uns après les autres
s'exercer là où ils trouvaient à le faire avec plus d'avantages, là où
l'existence est moins chère, la vie plus facile, et l'on peut voir
aujourd'hui, en Prusse, en Autriche, en Saxe, en Suisse, en Italie,
d'immenses manufaçtures fondées avec des capitaux anglais, servies par
des ouvriers anglais et dirigées par des ingénieurs anglais.»
Vous voyez bien que la nature, ou plutôt la
Providence, plus ingénieuse, plus sage, plus prévoyante que ne le
suppose votre étroite et rigide théorie, n'a pas voulu cette
concentration de travail, ce monopole de toutes les supériorités dont
vous arguez comme d'un fait absolu et irrémédiable. Elle a pourvu, par
des moyens aussi simples qu'infaillibles, à ce qu'il y eῦt dispersion,
diffusion, solidarité, progrès simultané; toutes choses que vos lois
restrictives paralysent autant qu'il est en elles, car leur tendance, en
isolant les peuples, est de rendre la diversité de leur condition
beaucoup plus tranchée, de prévenir le nivellement, d'empêcher
la fusion, de neutraliser les contre-poids et de parquer les peuples dans leur supériorité ou leur infériorité respective.
III. En troisième lieu, dire que, par un
droit protecteur, on égalise les conditions de production, c'est donner
une locution fausse pour véhicule à une erreur. Il n'est pas vrai qu'un
droit d'entrée égalise les conditions de production. Celles ci restent
après le droit ce qu'elles étaient avant. Ce que le droit égalise tout
au plus, ce sont les conditions de la vente. On dira peut-être que je joue sur les mots, mais je renvoie l'accusation à mes adversaires. C'est à eux de prouver que production et vente sont synonymes, sans quoi je suis fondé à leur reprocher, sinon de jouer sur les termes, du moins de les confondre.
Qu'il me soit permis d'éclairer ma pensée par un exemple.
Je suppose qu'il vienne à l'idée de quelques
spéculateurs parisiens de se livrer à la production des oranges. Ils
savent que les oranges de Portugal peuvent se vendre à Paris 10
centimes, tandis qu'eux, à raison des caisses, des serres qui leur
seront nécessaires, à cause du froid qui contrariera souvent leur
culture, ne pourront pas exiger moins d'un franc comme prix
rémunérateur. Ils demandent que les oranges de Portugal soient frappées
d'un droit de 90 centimes. Moyennant ce droit, les conditions de production,
disent-ils, seront égalisées, et la Chambre, cédant, comme toujours, à
ce raisonnement, inscrit sur le tarif un droit de 90 centimes par orange
étrangère.
Eh bien! je dis que les conditions de production
ne sont nullement changées. La loi n'a rien ôté à la chaleur du soleil
de Lisbonne, ni à la fréquence ou à l'intensité des gelées de Paris. La
maturité des oranges continuera à se faire naturellement sur les rives du Tage et artificiellement
sur les rives de la Seine, c'est-à-dire qu'elle exigera beaucoup plus
de travail humain dans un pays que dans l'autre. Ce qui sera
égalisé, ce sont les conditions de la vente:
les Portugais devront nous vendre leurs oranges à 1 franc, dont 90
centimes pour acquitter la taxe. Elle sera payée évidemment par le
consommateur français. Et voyez la bizarrerie du résultat. Sur chaque
orange portugaise consommée, le pays ne perdra rien; car les 90 centimes
payés en plus par le consommateur entreront au Trésor. Il y aura
déplacement, il n'y aura pas perte. Mais, sur chaque orange française
consommée, il y aura 90 centimes de perte ou à peu près, car l'acheteur
les perdra bien certainement, et le vendeur, bien certainement aussi, ne
les gagnera pas, puisque, d'après l'hypothèse même, il n'en aura tiré
que le prix de revient. Je laisse aux protectionnistes le soin
d'enregistrer la conclusion.
IV. Si j'ai insisté sur cette distinction
entre les conditions de production et les conditions de vente,
distinction que messieurs les prohibitionnistes trouveront sans doute
paradoxale, c'est qu'elle doit m'amener à les affliger encore d'un autre
paradoxe bien plus étrange, et c'est celui-ci: Voulez vous égaliser
réellement les conditions de production? laissez l'échange libre.
Oh! pour le coup, dira-t-on, c'est trop
fort, et c'est abuser des jeux d'esprit. Eh bien! ne fῦt-ce que par
curiosité, je prie messieurs les protectionnistes de suivre jusqu'au bout
mon argumentation. Ce ne sera pas long.—Je reprends mon exemple.
Si l'on consent à supposer, pour un moment,
que le profit moyen et quotidien de chaque Français est de un franc, il
s'ensuivra incontestablement que pour produire directement
une orange en France, il faudra une journée de travail ou l'équivalent,
tandis que, pour produire la contrevaleur d'une orange portugaise, il
ne faudra qu'un dixième de cette journée, ce qui ne veut dire autre
chose, si ce n'est que le soleil fait à Lisbonne ce que le travail fait à
Paris
Or, n'est-il pas évident que, si je puis produire une orange, ou, ce qui
revient au même, de quoi l'acheter, avec un dixième de journée de
travail, je suis placé, relativement à cette production, exactement dans
les mêmes conditions que le producteur portugais lui-même, sauf le
transport, qui doit être à ma charge? Il est donc certain que la liberté
égalise les conditions de production directe ou indirecte, autant
qu'elles peuvent être égalisées, puisqu'elle ne laisse plus subsister
qu'une différence inévitable, celle du transport.
J'ajoute que la liberté égalise aussi les
conditions de jouissance, de satisfaction, de consommation, ce dont on
ne s'occupe jamais, et ce qui est pourtant l'essentiel, puisqu'en
définitive la consommation est le but final de tous nos efforts
industriels. Grâce à l'échange libre, nous jouirions du soleil portugais
comme le Portugal lui-même; les habitants du Havre auraient à leur
portée, tout aussi bien que ceux de Londres, et aux mêmes conditions,
les avantages que la nature a conférés à Newcastle sous le rapport
minéralogique.
V. Messieurs les protectionnistes, vous me
trouvez en humeur paradoxale: eh bien! je veux aller plus loin encore.
Je dis, et je le pense très-sincèrement, que, si deux pays se trouvent
placés dans des conditions de production inégales. c'est celui des deux qui est le moins favorisé de la nature qui a le plus à gagner à la liberté des échanges.
—Pour le prouver, je devrai m'écarter un peu de la forme qui convient à
cet écrit. Je le ferai néanmoins, d'abord parce que toute la question
est là, ensuite parce que cela me fournira l'occasion d'exposer une loi
économique de la plus haute importance, et qui, bien comprise, me semble
destinée à ramener à la science toutes ces sectes qui, de nos jours,
cherchent dans le pays des chimères cette harmonie sociale qu'elles
n'ont pu découvrir dans la nature. Je veux parler de la loi de la
consommation, que l'on pourrait peut-être reprocher à
la plupart des économistes d'avoir beaucoup trop négligée.
La consommation est la fin,
la cause finale de tous les phénomènes économiques, et c'est en elle
par conséquent que se trouve leur dernière et définitive solution.
Rien de favorable ou de défavorable ne peut
s'arrêter d'une manière permanente au producteur. Les avantages que la
nature et la société lui prodiguent, les inconvénients dont elles le
frappent, glissent sur lui, pour ainsi dire, et tendent insensiblement à
aller s'absorber et se fondre dans la communauté, la communauté
considérée au point de vue de la consommation. C'est là une loi
admirable dans sa cause et dans ses effets, et celui qui parviendrait à
la bien décrire aurait, je crois, le droit de dire: «Je n'ai pas passé
sur cette terre sans payer mon tribut à la société.»
Toute circonstance qui favorise l'œuvre de la production est accueillie avec joie par le producteur, car l'effet immédiat
est de le mettre à même de rendre plus de services à la communauté et
d'en exiger une plus grande rémunération. Toute circonstance qui
contrarie la production est accueillie avec peine par le producteur, car
l'effet immédiat est de limiter ses services et par suite sa rémunération. Il fallait que les biens et les maux immédiats
des circonstances heureuses ou funestes fussent le lot du producteur,
afin qu'il fῦt invinciblement porté à rechercher les unes et à fuir les
autres.
De même, quand un travailleur parvient à perfectionner son industrie, le bénéfice immédiat
du perfectionnement est recueilli par lui. Cela était nécessaire pour
le déterminer à un travail intelligent; cela était juste, parce qu'il
est juste qu'un effort couronné de succès apporte avec lui sa
récompense.
Mais je dis que ces effets bons et mauvais,
quoique permanents en eux-mêmes, ne le sont pas quant au producteur.
S'il en eῦt été ainsi, un principe d'inégalité progressive
et, partant, infinie, eῦt été introduit parmi les hommes, et c'est
pourquoi ces biens et ces maux vont bientôt s'absorber dans les
destinées générales de l'humanité.
Comment cela s'opère-t-il?—Je le ferai comprendre par quelques exemples.
Transportons-nous au treizième siècle. Les
hommes qui se livrent à l'art de copier reçoivent, pour le service
qu'ils rendent, une rémunération gouvernée par le taux général des profits.
—Parmi eux, il s'en rencontre un qui cherche et trouve le moyen de
multiplier rapidement les exemplaires d'un même écrit. Il invente
l'imprimerie.
D'abord, c'est un homme qui s'enrichit, et
beaucoup d'autres qui s'appauvrissent. A ce premier aperçu, quelque
merveilleuse que soit la découverte, on hésite à décider si elle n'est
pas plus funeste qu'utile. Il semble qu'elle introduit dans le monde,
ainsi que je l'ai dit, un élément d'inégalité indéfinie. Guttenberg fait
des profits avec son invention et étend son invention avec ses profits,
et cela sans terme, jusqu'à ce qu'il ait ruiné tous les copistes.—Quant
au public, au consommateur, il gagne peu, car Guttenberg a soin de ne
baisser le prix de ses livres que tout juste ce qu'il faut pour
sous-vendre ses rivaux.
Mais la pensée qui mit l'harmonie dans le
mouvement des corps célestes a su la mettre aussi dans le mécanisme
interne de la société. Nous allons voir les avantages économiques de
l'invention échapper à l'individualité, et devenir, pour toujours, le
patrimoine commun des masses.
En effet, le procédé finit par être connu.
Guttenberg n'est plus le seul à imprimer; d'autres personnes l'imitent.
Leurs profits sont d'abord considérables. Elles sont récompensées pour
être entrées les premières dans la voie de l'imitation, et cela était
encore nécessaire, afin qu'elles y fussent attirées et qu'elles
concourussent au grand résultat définitif vers lequel nous approchons.
Elles gagnent beaucoup,
mais elles gagnent moins que l'inventeur, car la concurrence
vient de commencer son œuvre. Le prix des livres va toujours baissant.
Les bénéfices des imitateurs diminuent à mesure qu'on s'éloigne du jour
de l'invention, c'est-à-dire à mesure que l'imitation devient moins
méritoire...Bientôt la nouvelle industrie arrive à son état normal; en
d'autres termes, la rémunération des imprimeurs n'a plus rien
d'exceptionnel, et, comme autrefois celle des scribes, elle n'est plus
gouvernée que par le taux général des profits.
Voilà donc la production, en tant que telle, replacée comme au point de
départ.—Cependant l'invention n'en est pas moins acquise; l'épargne du
temps, du travail, de l'effort pour un résultat donné, pour un nombre
déterminé d'exemplaires, n'en est pas moins réalisée. Mais comment se
manifeste-t-elle? Par le bon marché des livres. Et au profit de qui? Au
profit du consommateur, de la société, de l'humanité.—Les imprimeurs,
qui désormais n'ont plus aucun mérite exceptionnel, ne reçoivent pas non
plus désormais une rémunération exceptionnelle. Comme hommes, comme
consommateurs, ils sont sans doute participants des avantages que
l'invention a conférés à la communauté. Mais voilà tout. En tant
qu'imprimeurs, en tant que producteurs, ils sont rentrés dans les
conditions ordinaires de tous les producteurs du pays. La société les
paie pour leur travail, et non pour l'utilité de l'invention. Celle-ci
est devenue l'héritage commun et gratuit de l'humanité entière.
J'avoue que la sagesse et la beauté de ces lois me frappent d'admiration et de respect. J'y vois le saint-simonisme: A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres.
—J'y vois le communisme, c'est-à-dire la tendance des biens à devenir le commun
héritage des hommes;—mais un saint-simonisme, un communisme réglés par
la prévoyance infinie, et non point abandonnés à la fragilité, aux
passions et à l'arbitraire des hommes.
Ce que j'ai dit de l'imprimerie, on peut le
dire de tous les instruments de travail, depuis le clou et le marteau
jusqu'à la locomotive et au télégraphe électrique. La société jouit de
tous par l'abondance de ses consommations, et elle en jouit gratuitement,
car leur effet est de diminuer le prix des objets; et toute cette
partie du prix qui a été anéantie, laquelle représente bien l'œuvre de
l'invention dans la production, rend évidemment le produit gratuit
dans cette mesure. Il ne reste à payer que le travail humain, le
travail actuel, et il se paie, abstraction faite du résultat dῦ à
l'invention, du moins quand elle a parcouru le cycle que je viens de
décrire et qu'il est dans sa destinée de parcourir.—J'appelle chez moi
un ouvrier, il arrive avec une scie, je lui paie sa journée à deux
francs, et il me fait vingt-cinq planches. Si la scie n'eῦt pas été
inventée, il n'en aurait peut-être pas fait une, et je ne lui aurais pas
moins payé sa journée. L'utilité produite par la scie est donc pour moi un don gratuit de la nature, ou plutôt c'est une portion de l'héritage que j'ai reçu, en commun
avec tous mes frères, de l'intelligence de nos ancêtres.—J'ai deux
ouvriers dans mon champ. L'un tient les manches d'une charrue, l'autre
le manche d'une bêche. Le résultat de leur travail est bien différent,
mais le prix de la journée est le même, parce que la rémunération ne se
proportionne pas à l'utilité produite, mais à l'effort, au travail
exigé.
J'invoque la patience du lecteur et je le
prie de croire que je n'ai pas perdu de vue la liberté commerciale.
Qu'il veuille bien seulement se rappeler la conclusion à laquelle je
suis arrivé: La rémunération ne se proportionne pas aux UTILITÉS que le producteur porte sur le marché, mais à son travail1.
J'ai pris mes exemples dans les inventions humaines. Parlons maintenant des avantages naturels.
Dans tout produit, la nature et l'homme
concourent. Mais la part d'utilité qu'y met la nature est toujours
gratuite. Il n'y a que cette portion d'utilité qui est due au travail
humain qui fait l'objet de l'échange et par conséquent de la
rémunération. Celle-ci varie sans doute beaucoup à raison de l'intensité
du travail, de son habileté, de sa promptitude, de son à-propos, du
besoin qu'on en a, de l'absence momentanée de rivalité, etc., etc. Mais
il n'en est pas moins vrai, en principe, que le concours des lois
naturelles, appartenant à tous, n'entre pour rien dans le prix du
produit.
Nous ne payons pas l'air respirable, quoiqu'il nous soit si utile
que sans lui nous ne saurions vivre deux minutes. Nous ne le payons pas
néanmoins, parce que la nature nous le fournit sans l'intervention
d'aucun travail humain. Que si nous voulons séparer un des gaz qui le
composent, par exemple, pour faire une expérience, il faut nous donner
une peine, ou, si nous la faisons prendre à un autre, il faut lui
sacrifier une peine équivalente que nous aurons mise dans un autre
produit. Par où l'on voit que l'échange s'opère entre des peines, des
efforts, des travaux. Ce n'est véritablement pas le gaz oxygène que je
paie, puisqu'il est partout à ma disposition, mais le travail qu'il a
fallu accomplir pour le dégager, travail qui m'a été épargné et qu'il
faut bien que je restitue. Dira-t-on qu'il y a autre chose à payer, des
dépenses, des matériaux, des appareils? mais encore, dans ces choses,
c'est du travail que je paie. Le prix de la houille employée représente
le travail qu'il a fallu faire pour l'extraire et la transporter.
Nous ne payons pas la lumière du soleil,
parce que la nature nous la prodigue. Mais nous payons celle du gaz, du
suif, de l'huile, de la cire, parce qu'il y a ici un travail humain à
rémunérer; et remarquez que c'est si bien au travail
et non à l'utilité que la rémunération se proportionne, qu'il peut fort
bien arriver qu'un de ces éclairages, quoique beaucoup plus intense
qu'un autre, coῦte cependant moins cher. Il suffit pour cela que la même
quantité de travail humain en fournisse davantage.
Quand le porteur d'eau vient approvisionner ma maison, si je le payais à raison de l'utilité absolue
de l'eau, ma fortune n'y suffirait pas. Mais je le paie à raison de la
peine qu'il a prise. S'il exigeait davantage, d'autres la prendraient,
et, en définitive, au besoin, je la prendrais moi-même. L'eau n'est
vraiment pas la matière de notre marché, mais bien le travail fait à
l'occasion de l'eau. Ce point de vue est si important et les
conséquences que j'en vais tirer si lumineuses, quant à la liberté des
échanges internationaux, que je crois devoir élucider encore ma pensée
par d'autres exemples.
La quantité de substance alimentaire
contenue dans les pommes de terre ne nous coῦte pas fort cher, parce
qu'on en obtient beaucoup avec peu de travail. Nous payons davantage le
froment, parce que, pour le produire, la nature exige une plus grande
somme de travail humain. Il est évident que, si la nature faisait pour
celui-ci ce qu'elle fait pour celles-là, les prix tendraient à se
niveler. Il n'est pas possible que le producteur de froment gagne d'une
manière permanente beaucoup plus que le producteur de pommes de terre.
La loi de la concurrence s'y oppose.
Si, par un heureux miracle, la fertilité de
toutes les terres arables venait à s'accroître, ce n'est point
l'agriculteur, mais le consommateur qui recueillerait l'avantage de ce
phénomène, car il se résoudrait en abondance, en bon marché. Il y aurait
moins de travail incorporé dans chaque hectolitre de blé, et
l'agriculteur ne pourrait l'échanger que contre un moindre travail
incorporé dans tout autre produit. Si, au contraire, la fécondité du sol
venait tout à coup à diminuer,
la part de la nature dans la production serait moindre, celle du travail
plus grande, et le produit plus cher. J'ai donc eu raison de dire que
c'est dans la consommation, dans l'humanité que viennent se résoudre, à
la longue, tous les phénomènes économiques.
Tant qu'on n'a pas suivi
leurs effets jusque-là, tant qu'on s'arrête aux effets immédiats, à ceux qui affectent un homme ou une classe d'hommes, en tant que producteurs,
on n'est pas économiste; pas plus que celui-là n'est médecin qui, au
lieu de suivre dans tout l'organisme les effets d'un breuvage, se
bornerait à observer, pour le juger, comment il affecte le palais ou le
gosier.
Les régions tropicales sont très-favorisées
pour la production du sucre, du café. Cela veut dire que la nature fait
la plus grande partie de la besogne et laisse peu à faire au travail.
Mais alors qui recueille les avantages de cette libéralité de la nature?
Ce ne sont point ces régions, car la concurrence les amène à ne
recevoir que la rémunération du travail; mais c'est l'humanité, car le
résultat de cette libéralité s'appelle bon marché, et le bon marché appartient à tout le monde.
Voici une zone tempérée où la houille, le
minerai de fer, sont à la surface du sol, il ne faut que se baisser pour
en prendre. D'abord, les habitants profiteront de cette heureuse
circonstance, je le veux bien. Mais bientôt, la concurrence s'en mêlant,
le prix de la houille et du fer baissera jusqu'à ce que le don de la
nature soit gratuitement acquis à tous, et que le travail humain soit
seul rémunéré, selon le taux général des profits.
Ainsi les libéralités de la nature, comme
les perfectionnements acquis dans les procédés de la production, sont ou
tendent sans cesse à devenir, sous la loi de la concurrence, le
patrimoine commun et gratuit des consommateurs, des masses, de l'humanité. Donc, les pays qui ne possèdent pas
ces avantages ont tout à gagner à échanger avec ceux qui les possèdent, parce que l'échange s'accomplit entre travaux,
abstraction faite des utilités naturelles que ces travaux renferment;
et ce sont évidemment les pays les plus favorisés qui ont incorporé dans
un travail donné le plus de ces utilités naturelles. Leurs produits, représentant moins de travail, sont moins rétribués; en d'autres termes, ils sont à meilleur marché, et si toute la libéralité de la nature se résout en bon marché, évidemment ce n'est pas le pays producteur, mais le pays consommateur, qui en recueille le bienfait.
Par où l'on voit l'énorme absurdité de ce
pays consommateur, s'il repousse le produit précisément parce qu'il est à
bon marché; c'est comme s'il disait: «Je ne veux rien de ce que la
nature donne. Vous me demandez un effort égal à deux pour me donner un
produit que je ne puis créer qu'avec une peine égale à quatre; vous
pouvez le faire, parce que chez vous la nature a fait la moitié de
l'œuvre. Eh bien! moi, je le repousse, et j'attendrai que votre climat,
devenu plus inclément, vous force à me demander une peine égale à
quatre, afin de traiter avec vous sur le pied de l'égalité.»
A est un pays favorisé, B est un pays
maltraité de la nature. Je dis que l'échange est avantageux à tous deux,
mais surtout à B, parce que l'échange ne consiste pas en utilités contre utilités, mais en valeur contre valeur. Or, A met plus d'utilités sous la même valeur,
puisque l'utilité du produit embrasse ce qu'y a mis la nature et ce
qu'y a mis le travail, tandis que la valeur ne correspond qu'à ce qu'y a
mis le travail.—Donc B fait un marché tout à son avantage. En
acquittant au producteur de A simplement son travail, il reçoit
par-dessus le marché plus d'utilités naturelles qu'il n'en donne.
Posons la règle générale.
Échange, c'est troc de valeurs;
la valeur étant réduite, par la concurrence, à représenter du travail,
échange, c'est troc de travaux égaux. Ce que la nature a fait pour les
produits échangés est donné de part et d'autre gratuitement et par-dessus le marché, d'où il suit rigoureusement que les échanges accomplis avec les pays les plus favorisés de la nature sont les plus avantageux.
La théorie dont j'ai essayé, dans ce
chapitre, de tracer les lignes et les contours demanderait de grands
développements. Je ne l'ai envisagée que dans ses rapports avec mon
sujet, la liberté commerciale. Mais peut-être le lecteur attentif y
aura-t-il aperçu le germe fécond qui doit dans sa croissance étouffer
au-dessous de lui, avec la protection, le fouriérisme, le
saint-simonisme, le communisme, et toutes ces écoles qui ont pour objet
d'exclure du gouvernement du monde la loi de la CONCURRENCE. Considérée
au point de vue du producteur, la concurrence froisse sans doute souvent
nos intérêts individuels et immédiats; mais, si l'on se place au point de vue du but général de tous les travaux, du bien-être universel, en un mot de la consommation,
on trouvera que la concurrence joue, dans le monde moral, le même rôle
que l'équilibre dans le monde matériel. Elle est le fondement du vrai
communisme, du vrai socialisme, de cette égalité de bien-être et de
conditions si désirée de nos jours; et si tant de publicistes sincères,
tant de réformateurs de bonne foi les demandent à l'arbitraire, c'est qu'ils ne comprennent pas la liberté1.
V.—: NOS PRODUITS SONT GREVÉS DE TAXES.
C'est le même sophisme. On demande que le
produit étranger soit taxé, afin de neutraliser les effets de la taxe
qui pèse sur le produit national. Il s'agit donc encore d'égaliser les
conditions de la production. Nous n'aurions qu'un mot à dire: c'est que
la taxe est un obstacle artificiel qui a exactement le même résultat
qu'un obstacle naturel, celui de forcer la hausse du prix. Si cette
hausse arrive au point qu'il y ait plus de perte à créer le produit
lui-même qu'à le tirer du dehors en en créant la contre-valeur, laissez faire.
L'intérêt privé saura bien de deux maux choisir le moindre. Je pourrais
donc renvoyer le lecteur à la démonstration précédente; mais le
sophisme que j'ai ici à combattre revient si souvent dans les doléances
et les requêtes, j'allais dire les sommations de l'école protectioniste,
qu'il mérite bien une discussion spéciale.
Si l'on veut parler d'une de ces taxes
exceptionnelles qui frappent certains produits, je conviendrai
volontiers qu'il est raisonnable d'y soumettre le produit étranger. Par
exemple, il serait absurde d'affranchir de l'impôt le sel exotique; non
qu'au point de vue économique la France y perdît rien, au contraire.
Quoi qu'on en dise, les principes sont invariables; et la France y
gagnerait, comme elle gagnera toujours à éviter un obstacle naturel ou
artificiel. Mais ici l'obstacle a été mis dans un but fiscal. Il faut
bien que ce but soit atteint; et si le sel étranger se vendait sur notre
marché, franc de droit, le Trésor ne recouvrerait pas ses cent
millions, et il devrait les demander à quelque autre branche de l'impôt.
Il y aurait inconséquence évidente à
créer un obstacle dans un but pour ne pas l'atteindre. Mieux eῦt valu
s'adresser tout d'abord à cet autre impôt, et ne pas taxer le sel
français. Voilà dans quelles circonstances j'admets sur le produit
étranger un droit non protecteur, mais fiscal.
Mais prétendre qu'une nation, parce qu'elle
est assujettie à des impôts plus lourds que ceux de la nation voisine,
doit se protéger par ses tarifs contre la concurrence de sa rivale,
c'est là qu'est le sophisme, et c'est là que j'entends l'attaquer.
J'ai dit plusieurs fois que je n'entends
faire que de la théorie, et remonter, autant que j'en suis capable, aux
sources des erreurs des protectionnistes. Si je faisais de la polémique,
je leur dirais: Pourquoi dirigez-vous les tarifs principalement contre
l'Angleterre et la Belgique, les pays les plus chargés de taxes qui
soient au monde? Ne suis-je pas autorisé à ne voir dans votre argument
qu'un prétexte?—Mais je ne suis pas de ceux qui croient qu'on est
prohibitionniste par intérêt et non par conviction. La doctrine de la
protection est trop populaire pour n'être pas sincère. Si le grand
nombre avait foi dans la liberté, nous serions libres. Sans doute c'est
l'intérêt privé qui grève nos tarifs, mais c'est après avoir agi sur les
convictions. «La volonté, dit Pascal, est un des principaux organes de
la créance.» Mais la créance n'existe pas moins pour avoir sa racine
dans la volonté et dans les secrètes inspirations de l'égoïsme.
Revenons au sophisme tiré de l'impôt.
L'État peut faire des impôts un bon ou un
mauvais usage: il en fait un bon usage quand il rend au public des
services équivalents à la valeur que le public lui livre. Il en fait
mauvais usage quand il dissipe cette valeur sans rien donner en retour.
Dans le premier cas, dire que les taxes placent le pays qui les paie dans des conditions de production plus défavorables
que celui qui en est affranchi, c'est un sophisme.— Nous payons vingt
millions pour la justice et la police, c'est vrai; mais nous avons la
justice et la police, la sécurité qu'elles nous procurent, le temps
qu'elles nous épargnent; et il est très-probable que la production n'est
ni plus facile ni plus active parmi les peuples, s'il en est, où chacun
se fait justice soi-même.—Nous payons plusieurs centaines de millions
pour des routes, des ponts, des ports, des chemins de fer: j'en
conviens. Mais nous avons ces chemins, ces ports, ces routes; et à moins
de prétendre que nous faisons une mauvaise affaire en les établissant,
on ne peut pas dire qu'ils nous rendent inférieurs aux peuples qui ne
supportent pas, il est vrai, de budget de travaux publics, mais qui
n'ont pas non plus de travaux publics.—Et ceci explique pourquoi, tout
en accusant l'impôt d'être une cause d'infériorité industrielle, nous
dirigeons nos tarifs précisément contre les nations qui sont les plus
imposées. C'est que les taxes, bien employées, loin de les détériorer,
ont amélioré les conditions de production de ces peuples.
Ainsi, nous arrivons toujours à cette
conclusion, que les sophismes protectionnistes ne s'écartent pas
seulement du vrai, mais sont le contraire, l'antipode de la vérité1,
Quant aux impôts qui sont improductifs,
supprimez-les, si vous pouvez; mais la plus étrange manière qu'on puisse
imaginer d'en neutraliser les effets, c'est assurément d'ajouter aux
taxes publiques des taxes individuelles. Grand merci de la compensation!
L'État nous a trop taxés, dites vous. Eh! raison de plus pour ne pas
nous taxer encore les uns les autres!
Un droit protecteur est une taxe dirigée
contre le produit étranger, mais qui retombe, ne l'oublions jamais, sur
le consommateur national. Or le consommateur, c'est le
contribuable. Et n'est-ce pas un plaisant langage à lui tenir que de lui
dire: «Parce que les impôts sont lourds, nous élèverons pour toi le
prix de toutes choses; parce que l'État prend une partie de ton revenu,
nous en livrerons une autre partie au monopole?»
Mais pénétrons plus avant dans un sophisme
si accrédité parmi nos législateurs, quoiqu'il soit assez extraordinaire
que ce soient précisément ceux qui maintiennent les impôts improductifs
(c'est notre hypothèse actuelle) qui leur attribuent notre prétendue
infériorité industrielle, pour la racheter ensuite par d'autres impôts
et d'autres entraves.
Il me semble évident que la protection
aurait pu, sans changer de nature et d'effets, prendre la forme d'une
taxe directe prélevée par l'État et distribuée en primes indemnitaires
aux industries privilégiées.
Admettons que le fer étranger puisse se
vendre sur notre marché à 8 francs et non plus bas, le fer français à 12
francs et non au-dessous.
Dans cette hypothèse, il y a pour l'État deux manières d'assurer le marché national au producteur.
La première, c'est de frapper le fer
étranger d'un droit de 5 francs. Il est clair qu'il sera exclu,
puisqu'il ne pourrait plus se vendre qu'à 13 francs, savoir: 8 francs
pour le prix de revient et 5 francs pour la taxe, et qu'à ce prix il
sera chassé du marché par le fer français, que nous avons supposé être
de 12 francs. Dans ce cas, l'acheteur, le consommateur, aura fait tous
les frais de la protection.
L'État aurait pu encore imposer au public
une taxe de 5 francs et la donner en prime au maître de forge. L'effet
protecteur eῦt été le même. Le fer étranger eῦt été également exclu; car
notre maître de forge aurait vendu à 7 francs, ce qui, avec les 5
francs de prime, lui ferait son prix rémunérateur de 12 francs. Mais en
présence du fer à 7 francs, l'étranger ne pourrait livrer le sien à 8.
Je ne puis voir entre ces deux systèmes
qu'une seule différence: le principe est le même, l'effet est le même;
seulement dans un cas la protection est payée par quelques-uns, dans
l'autre par tous.
J'avoue franchement ma prédilection pour le
second système. Il me semble plus juste, plus économique et plus loyal:
plus juste, parce que si la société veut faire des largesses à
quelques-uns de ses membres, il faut que tous y contribuent; plus
économique, parce qu'il épargnerait beaucoup de frais de perception, et
ferait disparaître beaucoup d'entraves; plus loyal enfin, parce que le
public verrait clair dans l'opération et saurait ce qu'on lui fait
faire.
Mais si le système protecteur eῦt pris cette
forme, ne serait-ce pas une chose assez risible que d'entendre dire:
«Nous payons de lourdes taxes pour l'armée, la marine, la justice, les
travaux publics, l'université, la dette, etc.; cela passe un milliard.
C'est pourquoi il serait bon que l'État nous prît encore un autre
milliard pour soulager ces pauvres maîtres de forges, ces pauvres
actionnaires d'Anzin, ces malheureux propriétaires de forêts, ces utiles
pêcheurs de morue.»
Qu'on y regarde de près, et l'on s'assurera
que c'est à cela que se réduit la portée du sophisme que je combats.
Vous avez beau faire, messieurs, vous ne pouvez donner de l'argent
aux uns qu'en le prenant aux autres. Si vous voulez absolument épuiser
le contribuable, à la bonne heure; mais au moins ne le raillez pas, et
ne venez pas lui dire: «Je te prends pour compenser ce que je t'ai déjà
pris.»
On ne finirait pas si l'on voulait relever tout ce qu'il y a de faux dans ce sophisme. Je me bornerai à trois considérations.
Vous vous prévalez de ce que la France est accablée de taxes, pour en induire qu'il faut protéger telle ou telle industrie.
—Mais ces taxes, nous avons à les payer malgré la protection. Si donc
une industrie se présente et dit: «Je participe au paiement des taxes;
cela élève le prix de revient de mes produits, et je demande qu'un droit
protecteur en élève aussi le prix vénal,» que demande-t-elle autre
chose, si ce n'est de se décharger de la taxe sur le reste de la
communauté? Sa prétention est de recouvrer, par l'élévation du prix de
ses produits, le montant de sa part de taxes. Or, le total des impôts
devant toujours rentrer au Trésor, et la masse ayant à supporter cette
élévation de prix, elle paie sa taxe et celle de cette industrie.—Mais,
dites-vous, on protégera tout le monde.—D'abord cela est impossible; et,
cela fῦt-il possible, où serait le soulagement? Je paierai pour vous,
vous paierez pour moi; mais il ne faudra pas moins que la taxe se paie.
Ainsi, vous êtes dupes d'une illusion. Vous
voulez payer des taxes pour avoir une armée, une marine, un culte, une
université, des juges, des routes, etc., et ensuite vous voulez
affranchir de sa part de taxes d'abord une industrie, puis une seconde,
puis une troisième, toujours en en répartissant le fardeau sur la masse.
Mais vous ne faites rien que créer des complications interminables,
sans autre résultat que ces complications elles-mêmes. Prouvez-moi que
l'élévation du prix due à la protection retombe sur l'étranger, et je
pourrai voir dans votre argument quelque chose de spécieux. Mais s'il
est vrai que le public français payait la taxe avant la loi et qu'après
la loi il paie à la fois et la protection et la taxe, en vérité, je ne
puis voir ce qu'il y gagne.
Mais je vais bien plus loin: je dis que,
plus nos impôts sont lourds, plus nous devons nous empresser d'ouvrir
nos ports et nos frontières, à l'étranger moins grevé que nous. Et
pourquoi? Pour lui repasser une plus grande partie de notre fardeau.
N'est-ce point un axiome incontestable en économie politique, que les
impôts, à la longue, retombent
sur le consommateur? Plus donc nos échanges seront multipliés, plus les
consommateurs étrangers nous rembourseront de taxes incorporées dans les
produits que nous leur vendrons; tandis que nous n'aurions à leur
faire, à cet égard, qu'une moindre restitution, puisque, d'après notre
hypothèse, leurs produits sont moins grevés que les nôtres.
Enfin, ces lourds impôts dont vous arguez
pour justifier le régime prohibitif, vous êtes-vous jamais demandé si ce
n'est pas ce régime qui les occasionne? Je voudrais bien qu'on me dît à
quoi serviraient les grandes armées permanentes et les puissantes
marines militaires si le commerce était libre.... Mais ceci regarde les
hommes politiques,
- Et ne confondons pas, pour trop approfondir,
- Leurs affaires avec les nôtres1.
VI.—: BALANCE DU COMMERCE.
Nos adversaires ont adopté une tactique qui
ne laisse pas que de nous embarrasser. Établissons-nous notre doctrine?
ils l'admettent le plus respectueusement possible. Attaquons-nous leur
principe? ils l'abandonnent de la meilleure grâce du monde; ils ne
demandent qu'une chose, c'est que notre doctrine, qu'ils tiennent pour
vraie, soit reléguée dans les livres, et que leur principe, qu'ils
reconnaissent vicieux, règne dans la pratique des affaires. Cédez-leur
le maniement des tarifs, et ils ne vous disputeront pas le domaine de la
théorie.
«Assurément, disait dernièrement M. Gauthier
de Rumilly, personne de nous ne veut ressusciter les vieilles théories
de la balance du commerce.»—Fort bien; mais, monsieur Gauthier, ce n'est
pas tout que de donner en passant
un soufflet à l'erreur: il faudrait encore ne pas raisonner,
immédiatement après, et deux heures durant, comme si cette erreur était
une vérité.
Parlez-moi de M. Lestiboudois. Voila un
raisonneur conséquent, un argumentateur logicien. Il n'y a rien dans ses
conclusions qui ne soit dans ses prémisses: il ne demande rien à la
pratique qu'il ne justifie par une théorie. Son principe peut être faux,
c'est là la question. Mais enfin il a un principe. Il croit, il
proclame tout haut que, si la France donne dix pour recevoir quinze,
elle perd cinq, et il est tout simple qu'il fasse des lois en
conséquence.
«Ce qu'il y a d'important, dit-il, c'est
qu'incessamment le chiffre de l'importation va en augmentant et dépasse
le chiffre de l'exportation, c'est-à-dire que tous les ans la France
achète plus de produits étrangers et vend moins de produits nationaux.
Les chiffres en font foi. Que voyons nous? En 1842, nous voyons
l'importation dépasser de 200 millions l'exportation. Ces faits me
semblent prouver, de la manière la plus nette, que le travail national n'est pas suffisamment protégé, que nous chargeons le travail étranger de notre approvisionnement, que la concurrence de nos rivaux opprime
notre industrie. La loi actuelle me semble être une consécration de ce
fait, qu'il n'est pas vrai, ainsi que l'ont déclaré les économistes,
que, quand on achète, on vend nécessairement une portion correspondante
de marchandises. Il est évident qu'on peut acheter, non avec ses
produits habituels, non avec son revenu, non avec les fruits du travail
permanent, mais avec son capital, avec les produits accumulés,
économisés, ceux qui servent à la reproduction, c'est-à-dire qu'on peut
dépenser, dissiper les profits des économies antérieures, qu'on peut
s'appauvrir, qu'on peut marcher à sa ruine, qu'on peut consommer
entièrement le capital national. C'est précisément ce que nous faisons. Tous les ans nous donnons 200 millions à l'étranger.»
Eh bien, voilà un homme avec lequel on peut
s'entendre. Il n'y a pas d'hypocrisie dans ce langage. La balance du
commerce y est avouée tout net. La France importe 200 millions de plus
qu'elle n'exporte. Donc, la France perd 200 millions par an.—Et le
remède? C'est d'empêcher les importations. La conclusion est
irréprochable.
C'est donc à M. Lestiboudois que nous allons
nous attaquer; car comment lutter avec M. Gauthier? Si vous lui dites:
La balance du commerce est une erreur, il vous répondra: C'est ce que
j'ai avancé dans mon exorde. Si vous lui criez: Mais la balance du
commerce est une vérité, il vous dira: C'est ce que j'ai consigné dans
mes conclusions. L'école économiste me blâmera sans doute d'argumenter
avec M. Lestiboudois. Combattre la balance du commerce, me dira-t-on,
c'est combattre un moulin à vent.
Mais, prenez-y garde, la balance du commerce
n'est ni si vieille, ni si malade, ni si morte que veut bien le dire M.
Gauthier; car toute la Chambre, y compris M. Gauthier lui-même, s'est
associée par ses votes à la théorie de M. Lestiboudois.
Cependant, pour ne pas fatiguer le lecteur,
je n'approfondirai pas cette théorie. Je me contenterai de la soumettre à
l'épreuve des faits.
On accuse sans cesse nos principes de n'être
bons qu'en théorie. Mais, dites-moi, messieurs, croyez-vous que les
livres des négociants soient bons en pratique? Il me semble que, s'il y a
quelque chose au monde qui ait une autorité pratique, quand il s'agit
de constater des pertes et des profits, c'est la comptabilité
commerciale. Apparemment tous les négociants de la terre ne s'entendent
pas depuis des siècles pour tenir leurs livres de telle façon qu'ils
leur présentent les bénéfices comme des pertes, et les pertes comme des
bénéfices. En vérité, j'aimerais mieux croire que M. Lestiboudois est un
mauvais économiste.
Or, un négociant de mes amis, ayant fait
deux opérations dont les résultats ont été fort différents, j'ai été
curieux de comparer à ce sujet la comptabilité du comptoir à celle de la
douane, interprétée par M. Lestiboudois avec la sanction de nos six
cents législateurs.
M. T...expédia du Havre un bâtiment pour les
États-Unis, chargé de marchandises françaises, et principalement de
celles qu'on nomme articles de Paris, montant à
200,000 fr. Ce fut le chiffre déclaré en douane. Arrivée à la
Nouvelle-Orléans, il se trouva que la cargaison avait fait 10 p. 0/0 de
frais et acquitté 30 p. 0/0 de droits, ce qui la faisait ressortir à
280,000 fr. Elle fut vendue avec 20 p. 0/0 de bénéfice, soit 40,000 fr.,
et produisit au total 320,000 fr., que le consignataire convertit en
coton. Ces cotons eurent encore à supporter, pour le transport,
assurances, commission, etc., 10 p. 0/0 de frais: en sorte qu'au moment
où elle entra au Havre, la nouvelle cargaison, revenait à 352,000 fr.,
et ce fut le chiffre consigné dans les états de la douane. Enfin, M.
T...réalisa encore, sur ce retour, 20 p. 0/0 de profit, soit 70,400 fr.;
en d'autres termes, les cotons se vendirent 422,400 fr.
Si M. Lestiboudois l'exige, je lui enverrai un extrait des livres de M. T... Il y verra figurer au crédit du compte de profits et pertes,
c'est-à-dire comme bénéfices, deux articles, l'un de 40,000, l'autre de
70,400 fr., et M. T...est bien persuadé qu'à cet égard sa comptabilité
ne le trompe pas.
Cependant, que disent à M. Lestiboudois les
chiffres que la douane a recueillis sur cette opération? Ils lui
apprennent que la France a exporté 200,000 fr. et qu'elle a importé
352,000 fr.; d'où l'honorable député conclut «qu'elle
a dépensé et dissipé les profits de ses économies antérieures, qu'elle
s'est appauvrie, qu'elle a marché vers sa ruine, qu'elle a donné à
l'étranger 152,000 fr. de son capital.»
Quelque temps après, M. T...expédia un autre navire
également chargé de 200,000 fr. de produits de notre travail national.
Mais le malheureux bâtiment sombra en sortant du port, et il ne resta
autre chose à faire à M. T...que d'inscrire sur ses livres deux petits
articles ainsi formulés:
Marchandises diverses doivent à X. fr. 200,000 pour achats de différents objets expédiés par le navire N.
Profits et pertes doivent à marchandises diverses fr. 200,000 pour perte définitive et totale de la cargaison.
Pendant ce temps-là, la douane inscrivait de son côté fr. 200,000 sur son tableau d'exportations; et comme elle n'aura jamais rien à faire figurer en regard sur le tableau des importations, il s'ensuit que M. Lestiboudois et la Chambre verront dans ce naufrage un profit clair et net de 200,000 fr. pour la France.
Il y a encore cette conséquence à tirer de
là, c'est que, selon la théorie de la balance du commerce, la France a
un moyen tout simple de doubler à chaque instant ses capitaux. Il suffit
pour cela qu'après les avoir fait passer par la douane, elle les jette à
la mer. En ce cas, les exportations seront égales au montant de ses
capitaux; les importations seront nulles et même impossibles, et nous
gagnerons tout ce que l'Océan aura englouti.
C'est une plaisanterie, diront les
protectionnistes. Il est impossible que nous disions de pareilles
absurdités.—Vous les dites pourtant, et, qui plus est, vous les
réalisez, vous les imposez pratiquement à vos concitoyens, autant du
moins que cela dépend de vous.
La vérité est qu'il faudrait prendre la balance du commerce au rebours,
et calculer le profit national, dans le commerce extérieur, par
l'excédant des importations sur les exportations. Cet excédant, les
frais déduits, forme le bénéfice réel. Mais cette théorie, qui est la
vraie, mène directement à la liberté des échanges.—Cette théorie,
messieurs, je vous la livre comme toutes celles qui ont fait le
sujet des précédents chapitres. Exagérez-la tant que vous voudrez, elle
n'a rien à redouter de cette épreuve. Supposez, si cela vous amuse, que
l'étranger nous inonde de toutes sortes de marchandises utiles, sans
nous rien demander; que nos importations sont infinies et nos exportations nulles, je vous défie de me prouver que nous en serons plus pauvres1.
VII.—: PÉTITION des fabricants de chandelles, bougies, lampes, chandeliers, réverbères, mouchettes, éteignoirs, et des producteurs de suif, huile, résine, alcool, et généralement de tout ce qui concerne l'éclairage.
A MM. les membres de la Chambre des députés.
«Messieurs,
«Vous êtes dans la bonne voie. Vous
repoussez les théories abstraites; l'abondance, le bon marché vous
touchent peu. Vous vous préoccupez surtout du sort du producteur. Vous
le voulez affranchir de la concurrence extérieure, en un mot, vous
voulez réserver le marché national au travail national.
«Nous venons vous offrir une admirable
occasion d'appliquer votre...comment dirons-nous? votre théorie? non,
rien n'est plus trompeur que la théorie; votre doctrine? votre système?
votre principe? mais vous n'aimez pas les doctrines, vous avez horreur
des systèmes, et, quant aux principes, vous déclarez qu'il n'y en a pas
en économie sociale;
nous dirons donc votre pratique, votre pratique sans théorie et sans principe.
«Nous subissons l'intolérable concurrence
d'un rival étranger placé, à ce qu'il paraît, dans des conditions
tellement supérieures aux nôtres, pour la production de la lumière,
qu'il en inonde notre marché national
à un prix fabuleusement réduit; car, aussitôt qu'il se montre, notre
vente cesse, tous les consommateurs s'adressent à lui, et une branche
d'industrie française, dont les ramifications sont innombrables, est
tout à coup frappée de la stagnation la plus complète. Ce rival, qui
n'est autre que le soleil, nous fait une guerre si acharnée, que nous
soupçonnons qu'il nous est suscité par la perfide Albion (bonne
diplomatie par le temps qui court!), d'autant qu'il a pour cette île
orgueilleuse des ménagements dont il se dispense envers nous.
«Nous demandons qu'il vous plaise de faire
une loi qui ordonne la fermeture de toutes fenêtres, lucarnes, abat jour,
contre-vents, volets, rideaux, vasistas, œils-de-bœuf, stores, en un
mot, de toutes ouvertures, trous, fentes et fissures par lesquelles la
lumière du soleil a coutume de pénétrer dans les maisons, au préjudice
des belles industries dont nous nous flattons d'avoir doté le pays, qui
ne saurait sans ingratitude nous abandonner aujourd'hui à une lutte si
inégale.
«Veuillez, messieurs les députés, ne pas
prendre notre demande pour une satire, et ne la repoussez pas du moins
sans écouter les raisons que nous avons à faire valoir à l'appui.
«Et d'abord, si vous fermez, autant que
possible, tout accès à la lumière naturelle, si vous créez ainsi le
besoin de lumière artificielle, quelle est en France l'industrie qui, de
proche en proche, ne sera pas encouragée?
«S'il se consomme plus de suif, il faudra plus de bœufs et de moutons, et, par suite, on verra se multiplier les
prairies artificielles, la viande, la laine, le cuir, et surtout les engrais, cette base de toute richesse agricole.
«S'il se consomme plus d'huile, on verra
s'étendre la culture du pavot, de l'olivier, du colza. Ces plantes
riches et épuisantes viendront à propos mettre à profit cette fertilité
que l'élève des bestiaux aura communiquée à notre territoire.
«Nos landes se couvriront d'arbres résineux.
De nombreux essaims d'abeilles recueilleront sur nos montagnes des
trésors parfumés qui s'évaporent aujourd'hui sans utilité, comme les
fleurs d'où ils émanent. Il n'est donc pas une branche d'agriculture qui
ne prenne un grand développement.
«Il en est de même de la navigation: des
milliers de vaisseaux iront à la pêche de la baleine, et dans peu de
temps nous aurons une marine capable de soutenir l'honneur de la France
et de répondre à la patriotique susceptibilité des pétitionnaires
soussignés, marchands de chandelles, etc.
«Mais que dirons-nous de l'article Paris?
Voyez d'ici les dorures, les bronzes, les cristaux en chandeliers, en
lampes, en lustres, en candélabres, briller dans de spacieux magasins,
auprès desquels ceux d'aujourd'hui ne sont que des boutiques.
«Il n'est pas jusqu'au pauvre résinier, au
sommet de sa dune, ou au triste mineur, au fond de sa noire galerie, qui
ne voie augmenter son salaire et son bien-être.
«Veuillez y réfléchir, messieurs; et vous
resterez convaincus qu'il n'est peut-être pas un Français, depuis
l'opulent actionnaire d'Anzin jusqu'au plus humble débitant
d'allumettes, dont le succès de notre demande n'améliore la condition.
«Nous prévoyons vos objections, messieurs; mais vous ne nous en opposerez pas une seule que vous n'alliez la ramasser
dans les livres usés des partisans de la liberté commerciale. Nous osons
vous mettre au défi de prononcer un mot contre nous qui ne se retourne à
l'instant contre vous-mêmes et contre le principe qui dirige toute
votre politique.
«Nous direz-vous que, si nous gagnons à
cette protection, la France n'y gagnera point, parce que le consommateur
en fera les frais?
«Nous vous répondrons:
«Vous n'avez plus le droit d'invoquer les
intérêts du consommateur. Quand il s'est trouvé aux prises avec le
producteur, en toutes circonstances vous l'avez sacrifié.—Vous l'avez
fait pour encourager le travail, pour accroître le domaine du travail. Par le même motif, vous devez le faire encore.
«Vous avez été vous-mêmes au-devant de
l'objection. Lorsqu'on vous disait: Le consommateur est intéressé à la
libre introduction du fer, de la houille, du sésame, du froment, des
tissus.—Oui, disiez-vous, mais le producteur est intéressé à leur
exclusion.—Eh bien, si les consommateurs sont intéressés à l'admission
de la lumière naturelle, les producteurs le sont à son interdiction.
«Mais, disiez-vous encore, le producteur et
le consommateur ne font qu'un. Si le fabricant gagne par la protection,
il fera gagner l'agriculteur. Si l'agriculture prospère, elle ouvrira
des débouchés aux fabriques.—Eh bien! si vous nous conférez le monopole
de l'éclairage pendant le jour, d'abord nous achèterons beaucoup de
suifs, de charbons, d'huiles, de résines, de cire, d'alcool, d'argent,
de fer, de bronzes, de cristaux, pour alimenter notre industrie, et, de
plus, nous et nos nombreux fournisseurs, devenus riches, nous
consommerons beaucoup et répandrons l'aisance dans toutes les branches
du travail national.
«Direz-vous que la lumière du soleil est un don gratuit,
et que repousser des dons gratuits, ce serait repousser la richesse même sous prétexte d'encourager les moyens de l'acquérir?
«Mais prenez garde que vous portez la mort
dans le cœur de votre politique; prenez garde que jusqu'ici vous avez
toujours repoussé le produit étranger parce qu'il se rapproche du don gratuit, et d'autant plus qu'il se rapproche du don gratuit. Pour obtempérer aux exigences des autres monopoleurs, vous n'aviez qu'un demi-motif; pour accueillir notre demande, vous avez un motif complet, et nous repousser précisément en vous fondant sur ce que nous sommes plus fondés que les autres, ce serait poser l'équation: +×+=−; en d'autres termes, ce serait entasser absurdité sur absurdité.
«Le travail et la nature concourent en
proportions diverses, selon les pays et les climats, à la création d'un
produit. La part qu'y met la nature est toujours gratuite; c'est la part
du travail qui en fait la valeur et se paie.
«Si une orange de Lisbonne se vend à moitié
prix d'une orange de Paris, c'est qu'une chaleur naturelle et par
conséquent gratuite fait pour l'une ce que l'autre doit à une chaleur
artificielle et partant coῦteuse.
«Donc, quand une orange nous arrive de
Portugal, on peut dire qu'elle nous est donnée moitié gratuitement,
moitié à titre onéreux, ou, en d'autres termes à moitié prix relativement à celle de Paris.
«Or, c'est précisément de cette demi-gratuité
(pardon du mot) que vous arguez pour l'exclure. Vous dites: Comment le
travail national pourrait-il soutenir la concurrence du travail étranger
quand celui-là a tout à faire, et que celui-ci n'a à accomplir que la
moitié de la besogne, le soleil se chargeant du reste?—Mais si la demi-gratuité vous détermine à repousser la concurrence, comment la gratuité entière vous porterait-elle à admettre la concurrence? Ou vous 'êtes pas logiciens, ou vous devez, repoussant la demi-gratuité comme nuisible à notre travail national, repousser à fortiori et avec deux fois plus de zèle la gratuité entière.
«Encore une fois, quand un produit, houille,
fer, froment ou tissu, nous vient du dehors et que nous pouvons
l'acquérir avec moins de travail que si nous le faisions nous mêmes, la
différence est un don gratuit qui nous est
conféré. Ce don est plus ou moins considérable, selon que la différence
est plus ou moins grande. Il est du quart, de la moitié, des trois
quarts de la valeur du produit, si l'étranger ne nous demande que les
trois quarts, la moitié, le quart du paiement. Il est aussi complet
qu'il puisse l'être, quand le donateur, comme fait le soleil pour la
lumière, ne nous demande rien. La question, et nous la posons
formellement, est de savoir si vous voulez pour la France le bénéfice de
la consommation gratuite ou les prétendus avantages de la production
onéreuse. Choisissez, mais soyez logiques; car, tant que vous
repousserez, comme vous le faites, la houille, le fer, le froment, les
tissus étrangers, en proportion de ce que leur prix se rapproche de zéro, quelle inconséquence ne serait-ce pas d'admettre la lumière du soleil, dont le prix est à zéro, pendant toute la journée?»
VIII.—: DROITS DIFFÉRENTIELS.
Un pauvre cultivateur de la Gironde avait
élevé avec amour un plant de vigne. Après bien des fatigues et des
travaux, il eut enfin le bonheur de recueillir une pièce de vin, et il
oublia que chaque goutte de ce précieux nectar avait coῦté à son front
une goutte de sueur.—«Je le vendrai, dit-il à sa femme, et avec le prix
j'achèterai du fil dont tu feras le trousseau de notre fille.»—L'honnête
campagnard se rend à la ville, il rencontre un Belge et un Anglais. Le
Belge lui dit: «Donnez-moi votre pièce de vin, et je vous donnerai en
échange quinze paquets de fil.» L'Anglais dit: «Donnez-moi votre vin, et
je vous donnerai vingt paquets de fil; car, nous autres Anglais, nous
filons à meilleur marché que les Belges.» Mais un douanier qui se
trouvait là dit: «Brave homme, échangez avec le Belge, si vous le
trouvez bon, mais je suis chargé de vous empêcher d'échanger avec
l'Anglais.—Quoi! dit le campagnard, vous voulez que je me contente de
quinze paquets de fil venus de Bruxelles, quand je puis en avoir vingt
venus de Manchester?—Certainement; ne voyez-vous pas que la France
perdrait si vous receviez vingt paquets, au lieu de quinze?—J'ai peine à
le comprendre, dit le vigneron.—Et moi à l'expliquer, repartit le
douanier; mais la chose est sῦre: car tous les députés, ministres et
gazetiers sont d'accord sur ce point, que plus un peuple reçoit en
échange d'une quantité donnée de ses produits; plus il s'appauvrit.» Il
fallut conclure avec le Belge. La fille du campagnard n'eut que les
trois quarts de son trousseau, et ces braves gens en sont encore à se
demander comment il se fait qu'on se ruine en recevant quatre au lieu de
trois, et pourquoi on est plus riche avec trois douzaines de serviettes
qu'avec quatre douzaines.
IX.—: IMMENSE DÉCOUVERTE !!!
Au moment où tous les esprits sont occupés à chercher des économies sur les moyens de transport;
Au moment où, pour réaliser ces économies,
on nivelle les routes, on canalise les rivières, on perfectionne les
bateaux à vapeur, on relie à Paris toutes nos frontières par une étoile
de fer, par des systèmes de traction atmosphériques, hydrauliques,
pneumatiques, électriques, etc.;
Au moment enfin où je dois croire que chacun cherche avec ardeur et sincérité la solution de ce problème:
«Faire que le prix des
choses au lieu de consommation, se rapproche autant que possible du prix
qu'elles ont au lieu de production;»
Je me croirais coupable envers mon pays,
envers mon siècle et envers moi-même, si je tenais plus longtemps
secrète la découverte merveilleuse que je viens de faire.
Car les illusions de l'inventeur ont beau
être proverbiales, j'ai la certitude la plus complète d'avoir trouvé un
moyen infaillible pour que les produits du monde entier arrivent en
France, et réciproquement, avec une réduction de prix considérable.
Infaillible! et ce n'est encore qu'un des avantages de mon étonnante invention.
Elle n'exige ni plan, ni devis, ni études
préparatoires, ni ingénieurs, ni machinistes, ni entrepreneurs, ni
capitaux, ni actionnaires, ni secours du gouvernement!
Elle ne présente aucun danger de naufrages, d'explosions, de chocs, d'incendie, de déraillement!
Elle peut être mise en pratique du jour au lendemain!
Enfin, et ceci la recommandera sans doute au
public, elle ne grèvera pas d'un centime le budget; au contraire.—Elle
n'augmentera pas le cadre des fonctionnaires et les exigences de la
bureaucratie; au contraire.—Elle ne coῦtera à personne sa liberté; au
contraire.
Ce n'est pas le hasard qui m'a mis en
possession de ma découverte, c'est l'observation. Je dois dire ici
comment j'y ai été conduit.
J'avais donc cette question à résoudre:
«Pourquoi une chose faite à Bruxelles, par exemple, coῦte-t-elle plus cher quand elle est arrivée à Paris?»
Or, je n'ai pas tardé à m'apercevoir que cela provient de ce qu'il existe entre Paris et Bruxelles des obstacles de plusieurs sortes. C'est d'abord la distance; on ne peut la franchir sans peine, sans perte de temps; et il faut bien s'y
soumettre soi-même ou payer pour qu'un autre s'y soumette. Viennent
ensuite des rivières, des marais, des accidents de terrain, de la boue:
ce sont autant de difficultés à surmonter. On y
parvient en construisant des chaussées, en bâtissant des ponts, en
perçant des routes, en diminuant leur résistance par des pavés, des
bandes de fer, etc. Mais tout cela coῦte, et il faut que l'objet
transporté supporte sa part des frais. Il y a encore des voleurs sur les
routes, ce qui exige une gendarmerie, une police, etc.
Or, parmi ces obstacles,
il en est un que nous avons jeté nous-mêmes, et à grands frais, entre
Bruxelles et Paris. Ce sont des hommes embusqués le long de la
frontière, armés jusqu'aux dents et chargés d'opposer des difficultés au transport des marchandises d'un pays à l'autre. On les appelle douaniers.
Ils agissent exactement dans le même sens que la boue et les ornières.
Ils retardent, ils entravent, ils contribuent à cette différence que
nous avons remarquée entre le prix de production et le prix de
consommation, différence que notre problème est de réduire le plus
possible.
Et voilà le problème résolu. Diminuez le tarif.
—Vous aurez fait le chemin de fer du Nord
sans qu'il vous en ait rien coῦté. Loin de là, vous épargnerez de gros
traitements, et vous commencerez dès le premier jour par mettre un
capital dans votre poche.
Vraiment, je me demande comment il a pu
entrer assez de bizarrerie dans nos cervelles pour nous déterminer à
payer beaucoup de millions dans l'objet de détruire les obstacles naturels qui s'interposent entre la France et l'étranger, et en même temps à payer beaucoup d'autres millions pour y substituer des obstacles artificiels
qui ont exactement les mêmes effets, en sorte que, l'obstacle créé et
l'obstacle détruit se neutralisant, les choses vont comme devant, et le
résidu de l'opération est une double dépense.
Un produit belge vaut à Bruxelles 20 fr.,
et, rendu à Paris, 30, à cause des frais de transport. Le produit
similaire d'industrie parisienne vaut 40 fr. Que faisons-nous?
D'abord nous mettons un droit d'au moins 10
fr. sur le produit belge, afin d'élever son prix de revient à Paris à 40
fr., et nous payons de nombreux surveillants pour qu'il n'échappe pas à
ce droit, en sorte que dans le trajet il est chargé de 10 fr. pour le
transport et 10 fr. pour la taxe.
Cela fait, nous raisonnons ainsi: ce
transport de Bruxelles à Paris, qui coῦte 10 fr., est bien cher.
Dépensons deux ou trois cents millions en rail-ways, et nous le
réduirons de moitié.
—Évidemment, tout ce que nous aurons obtenu, c'est
que le produit belge se vendra à Paris 35 fr., savoir:
20 fr. son prix de Bruxelles. |
10—droit. |
5—port réduit par le chemin de fer. |
35 fr. total, ou prix de revient à Paris. |
Eh! n'aurions-nous pas atteint le même résultat en abaissant le tarif à 5 fr.? Nous aurions alors:
20 fr. prix de Bruxelles. |
5—droit réduit. |
10—port par les routes ordinaires. |
35 fr. total, ou prix de revient à Paris. |
Et ce procédé nous eῦt épargné 200 millions
que coῦte le chemin de fer, plus les frais de surveillance douanière,
car ils doivent diminuer à mesure que diminue l'encouragement à la
contrebande.
Mais, dit-on, le droit est nécessaire pour
protéger l'industrie parisienne.—Soit; mais alors n'en détruisez pas
l'effet par votre chemin de fer.
Car si vous persistez à vouloir que le
produit belge revienne, comme celui de Paris, à 40 fr., il vous faudra
porter le droit à 15 fr. pour avoir:
20 fr. prix de Bruxelle. |
15—droit protecteur. |
5—port par le chemin de fer. |
40 fr. total à prix égalisés. |
Alors je demande quelle est, sous ce rapport, l'utilité du chemin de fer.
Franchement, n'y a-t-il pas quelque chose
d'humiliant pour le dix-neuvième siècle d'apprêter aux âges futurs le
spectacle de pareilles puérilités pratiquées avec un sérieux
imperturbable? Être dupe d'autrui n'est pas déjà très-plaisant; mais
employer le vaste appareil représentatif à se duper soi-même, à se duper
doublement, et dans une affaire de numération, voilà qui est bien
propre à rabattre un peu l'orgueil du siècle des lumières.
X.—: RÉCIPROCITÉ.
Nous venons de voir que tout ce qui, dans le
trajet, rend le transport onéreux, agit dans le sens de la protection,
ou, si on l'aime mieux, que la protection agit dans le sens de tout ce
qui rend le transport onéreux.
Il est donc vrai de dire qu'un tarif est un marais, une ornière, une lacune, une pente roide, en un mot, un obstacle
dont l'effet se résout à augmenter la différence du prix de
consommation au prix de production. Il est de même incontestable qu'un
marais, une fondrière, sont de véritables tarifs protecteurs.
Il y a des gens (en petit nombre, il est
vrai, mais il y en a) qui commencent à comprendre que les obstacles,
pour être artificiels, n'en sont pas moins des obstacles, et que notre
bien-être a plus à gagner à la liberté qu'à la protection, précisément
par la même raison qui fait qu'un canal
lui est plus favorable qu'un «chemin sablonneux, montant et malaisé.»
Mais, disent-ils, il faut que cette liberté
soit réciproque. Si nous abaissions nos barrières devant l'Espagne, sans
que l'Espagne les abaissât devant nous, évidemment nous serions dupes.
Faisons donc des traités de commerce sur la base d'une juste réciprocité, concédons pour qu'on nous concède, faisons le sacrifice d'acheter pour obtenir l'avantage de vendre.
Les personnes qui raisonnent ainsi, je suis
fâché de le leur dire, sont, qu'elles le sachent ou non, dans le
principe de la protection; seulement elles sont un peu plus
inconséquentes que les protectionnistes purs, comme ceux-ci sont plus
inconséquents que les prohibitionnistes absolus.
Je le démontrerai par l'apologue suivant.
Stulta et Puera.
Il y avait, n'importe où, deux villes, Stulta et Puera. Elles construisirent à gros frais une route qui les rattachait l'une à l'autre. Quand cela fut fait, Stulta se dit: Voici que Puera m'inonde de ses produits, il faut y aviser. En conséquence, elle créa et paya un corps d'Enrayeurs, ainsi nommés parce que leur mission était de mettre des obstacles aux convois qui arrivaient de Puera. Bientôt après, Puera eut aussi un corps d'Enrayeurs.
Au bout de quelques siècles, les lumières ayant fait de grands progrès, la capacité de Puera
se haussa jusqu'à lui faire découvrir que ces obstacles réciproques
pourraient bien n'être que réciproquement nuisibles. Elle envoya un
diplomate à Stulta, lequel, sauf la
phraséologie officielle, parla en ce sens: «Nous avons créé une route,
et maintenant nous embarrassons cette route. Cela est absurde. Mieux eῦt
valu laisser les choses dans leur premier état.
Nous n'aurions pas eu à payer la route d'abord, et puis les embarras. Au nom de Puera,
je viens vous proposer, non point de renoncer tout à coup à nous
opposer des obstacles mutuels, ce serait agir selon un principe, et nous
méprisons autant que vous les principes, mais d'atténuer quelque peu
ces obstacles, en ayant soin de pondérer équitablement à cet égard nos sacrifices respectifs.»—Ainsi parla le diplomate. Stulta
demanda du temps pour réfléchir. Elle consulta tour à tour ses
fabricants, ses agriculteurs. Enfin, au bout de quelques années, elle
déclara que les négociations étaient rompues.
A cette nouvelle, les habitants de Puera tinrent conseil. Un vieillard (on a toujours soupçonné qu'il avait été secrètement acheté par Stulta) se leva et dit: «Les obstacles créés par Stulta
nuisent à nos ventes, c'est un malheur. Ceux que nous avons créés
nous-mêmes nuisent à nos achats, c'est un autre malheur. Nous ne pouvons
rien sur le premier, mais le second dépend de nous. Délivrons-nous au
moins de l'un, puisque nous ne pouvons nous défaire des deux. Supprimons
nos Enrayeurs sans exiger que Stulta en fasse autant. Un jour sans doute elle apprendra à mieux faire ses comptes.»
Un second conseiller, homme de pratique et
de faits, exempt de principes et nourri de la vieille expérience des
ancêtres, répliqua: «N'écoutons pas ce rêveur, ce théoricien, ce
novateur, cet utopiste, cet économiste, ce stultomane. Nous serions tous perdus si les embarras de la route n'étaient pas bien égalisés, équilibrés et pondérés entre Stulta et Puera. Il y aurait plus de difficulté pour aller que pour venir, et pour exporter que pour importer. Nous serions, relativement à Stulta,
dans les conditions d'infériorité où se trouvent le Havre, Nantes,
Bordeaux, Lisbonne, Londres, Hambourg, la Nouvelle-Orléans, par rapport
aux villes placées aux sources de la Seine, de la Loire, de la Garonne,
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du Tage, de la Tamise, de l'Elbe et du Mississipi; car il y a plus de
difficultés à remonter les fleuves qu'à les descendre. —(Une voix: Les
villes des embouchures ont prospéré plus que celles des sources.)—Ce
n'est pas possible.—(La même voix: Mais cela est.)—Eh bien, elles ont
prospéré contre les règles.» Un raisonnement
si concluant ébranla l'assemblée. L'orateur acheva de la convaincre en
parlant d'indépendance nationale, d'honneur national, de dignité
nationale, de travail national, d'inondation de produits, de tributs, de
concurrence meurtrière; bref, il emporta le maintien des obstacles; et,
si vous en êtes curieux, je puis vous conduire en certain pays où vous
verrez de vos yeux des cantonniers et des enrayeurs travaillant de la
meilleure intelligence du monde, par décret de la même assemblée
législative et aux frais des mêmes contribuables, les uns à déblayer la
route et les autres à l'embarrasser.
XI.—: PRIX ABSOLUS.
Voulez-vous juger entre la liberté et la
protection? voulez-vous apprécier la portée d'un phénomène économique?
Recherchez ses effets sur l'abondance ou la rareté des choses, et non sur la hausse ou la baisse des prix. Méfiezvous des prix absolus: ils vous mèneraient dans un labyrinthe inextricable.
M. Mathieu de Dombasle, après avoir établi que la protection renchérit les choses, ajoute:
«L'excédant du prix augmente les dépenses de la vie, et «par conséquent
le prix du travail, et chacun retrouve dans «l'excédant du prix de ses
produits l'excédant du prix de «ses dépenses. Ainsi, si tout le monde
paie comme consommateur, tout le monde aussi reçoit comme «producteur.»
Il est clair qu'on pourrait retourner l'argument et dire:
«Si tout le monde reçoit comme producteur, tout le monde paie comme consommateur.»
Or, qu'est-ce que cela prouve? Rien autre chose si ce n'est que la protection déplace inutilement et injustement la richesse. Autant en fait la spoliation.
Encore, pour admettre que ce vaste appareil aboutît à de simples compensations, faut-il adhérer au par conséquent
de M. de Dombasle, et s'être assuré que le prix du travail s'élève avec
le prix des produits protégés. C'est une question de fait que je
renvoie à M. Moreau de Jonnès; qu'il veuille bien chercher si le taux
des salaires a progressé comme les actions des mines d'Anzin. Quant à
moi, je ne le pense pas, parce que je crois que le prix du travail,
comme tous les autres, est gouverné par le rapport de l'offre à la
demande. Or, je conçois bien que la restriction
diminue l'offre de la houille, et par suite en élève le prix; mais je
n'aperçois pas aussi clairement qu'elle augmente la demande du travail
de manière à améliorer le taux des salaires. Je le conçois d'autant
moins que la quantité de travail demandé dépend du capital disponible.
Or, la protection peut bien déplacer les capitaux, les pousser d'une
industrie vers une autre, mais non les accroître d'une obole.
Au surplus cette question du plus haut intérêt sera examinée ailleurs. Je reviens aux prix absolus,
et je dis qu'il n'est pas d'absurdités qu'on ne puisse rendre
spécieuses par des raisonnements tels que celui de M. de Dombasle.
Imaginez qu'une nation isolée, possédant une
quantité donnée de numéraire, s'amuse à brῦler, chaque année, la moitié
de tout ce qu'elle produit, je me charge de prouver, avec la théorie de
M. de Dombasle, qu'elle n'en sera pas moins riche.
En effet, par suite de l'incendie, toutes
choses doubleront de prix, et les inventaires faits avant et après le
désastre offriront exactement la même valeur nominale. Mais alors,
qui aura perdu? Si Jean achète le drap plus cher, il vend aussi plus
cher son blé; et si Pierre perd sur l'achat du blé, il se récupère sur
la vente de son drap. «Chacun retrouve «dans l'excédant du prix de ses
produits (dirai-je) l'excédant du montant de ses dépenses; et si tout le
monde «paie comme consommateur, tout le monde aussi reçoit «comme
producteur.»
Tout cela, c'est de l'amphigouri et non de
la science. La vérité, réduite à sa plus simple expression, la voici:
que les hommes détruisent le drap et le blé par l'incendie ou par
l'usage, l'effet est le même quant aux prix, mais non quant à la richesse, car c'est précisément dans l'usage des choses que consiste la richesse ou le bien-être.
De même, la restriction, tout en diminuant
l'abondance des choses, peut en hausser le prix de manière à ce que
chacun soit, si vous voulez, numérairement parlant,
aussi riche. Mais faire figurer dans un inventaire trois hectolitres de
blé à 20 francs ou quatre hectolitres à 15 francs, parce que le
résultat est toujours 60 francs, cela revient-il au même, au point de
vue de la satisfaction des besoins?
Et c'est à ce point de vue de la
consommation que je ne cesserai de ramener les protectionnistes, car
c'est là qu'est la fin de tous nos efforts et la solution de tous les
problèmes1.
Je leur dirai toujours: N'est-il pas vrai que la restriction, en
prévenant les échanges, en bornant la division du travail, en le forçant
à s'attaquer à des difficultés de situation et de température, diminue
en définitive la quantité produite par une somme d'efforts déterminée?
Et qu'importe
que la moindre quantité produite sous le régime de la protection ait la même valeur nominale que la plus grande quantité produite sous le régime de la liberté? L'homme ne vit pas de valeurs nominales, mais de produits réels, et plus il a de ces produits, n'importe le prix, plus il est riche.
Je ne m'attendais pas, en écrivant ce qui
précède, à rencontrer jamais un anti-économiste assez bon logicien pour
admettre explicitement que la richesse des peuples dépend de la valeur
des choses, abstraction faite de leur abondance. Voici ce que je trouve
dans le livre de M. de Saint-Chamans (page 210):
«Si 15 millions de marchandises vendues aux
étrangers «sont pris sur le produit ordinaire, estimé 50 millions, les
«35 millions restants de marchandises, ne pouvant plus suffire aux
demandes ordinaires, augmenteront de prix, et «s'élèveront à la valeur
de 50 millions. Alors, le revenu «du pays représentera 15 millions de
valeur de plus... Il y «aura donc accroissement de richesses de 15
millions pour «le pays, précisément le montant de l'importation du
numéraire.»
Voilà qui est plaisant! Si une nation a fait
dans l'année pour 50 millions de récoltes et marchandises, il lui
suffit d'en vendre le quart à l'étranger pour être d'un quart plus
riche! Donc, si elle en vendait la moitié, elle augmenterait de moitié
sa fortune, et si elle échangeait contre des écus son dernier brin de
laine et son dernier grain de froment, elle porterait son revenu à 100
millions! Singulière manière de s'enrichir que de produire l'infinie
cherté par la rareté absolue!
Au reste, voulez-vous juger des deux doctrines? soumettez-les à l'épreuve de l'exagération.
Selon celle de M. de Saint-Chamans, les Français seraient tout aussi riches, c'est-à-dire aussi bien pourvus de toutes
choses avec la millième partie de leurs produits annuels, parce qu'ils vaudraient mille fois davantage.
Selon la nôtre, les Français seraient
infiniment riches si leurs produits annuels étaient d'une abondance
infinie, et par conséquent sans valeur aucune1.
XII.: LA PROTECTION ÉLÈVE-T-ELLE LE TAUX DES SALAIRES?
Un athée déblatérait contre la religion,
contre les prêtres, contre Dieu. «Si vous continuez, dit un des
assistants, peu orthodoxe lui-même, vous allez me convertir.»
Ainsi, quand on entend nos imberbes
écrivailleurs, romanciers, réformateurs, feuilletonistes ambrés,
musqués, gorgés de glaces et de champagne, serrant dans leur
portefeuille les Ganneron, les Nord et les Mackenzie, ou faisant couvrir
d'or leurs tirades contre l'égoïsme, l'individualisme du siècle; quand
on les entend, dis-je, déclamer contre la dureté de nos institutions,
gémir sur le salariat et le prolétariat; quand on les voit lever au ciel
des yeux attendris à l'aspect de la misère des classes laborieuses,
misère qu'ils ne visitèrent jamais que pour en faire de lucratives
peintures, on est tenté de leur dire: Si vous continuez ainsi, vous
allez me rendre indifférent au sort des ouvriers.
Oh! l'affectation! l'affectation! voilà la
nauséabonde maladie de l'époque! Ouvriers, un homme grave, un
philanthrope sincère a-t-il exposé le tableau de votre détresse, son
livre a-t-il fait impression, aussitôt la tourbe des réformateurs jette
son grappin sur cette proie. On la tourne, on la retourne, on
l'exploite, on l'exagère, on la presse jusqu'au dégoῦt, jusqu'au
ridicule. On vous jette pour tout remède les grands mots: organisation,
association; on vous flatte,
on vous flagorne, et bientôt il en sera des ouvriers comme des esclaves:
les hommes sérieux auront honte d'embrasser publiquement leur cause,
car comment introduire quelques idées sensées au milieu de ces fades
déclamations?
Mais loin de nous cette lâche indifférence que ne justifierait pas l'affectation qui la provoque!
Ouvriers, votre situation est singulière! on
vous dépouille, comme je le prouverai tout à l'heure... Mais non, je
retire ce mot; bannissons de notre langage toute expression voilente et
fausse peut-être, en ce sens que la spoliation, enveloppée dans les
sophismes qui la voilent, s'exerce, il faut le croire, contre le gré du
spoliateur et avec l'assentiment du spolié. Mais enfin, on vous ravit la
juste rémunération de votre travail, et nul ne s'occupe de vous faire
rendre justice. Oh! s'il ne fallait pour vous
consoler que de bruyants appels à la philanthropie, à l'impuissante
charité, à la dégradante aumône, s'il suffisait des grands mots organisation, communisme, phalanstère, on ne vous les épargne pas. Mais justice, tout simplement justice, personne ne songe à vous la rendre. Et cependant ne serait-il pas juste
que, lorsque après une longue journée de labeur vous avez touché votre
modique salaire, vous le puissiez échanger contre la plus grande somme
de satisfactions que vous puissiez obtenir volontairement d'un homme
quelconque sur la surface de la terre?
Un jour, peut-être, je vous parlerai aussi
d'association, d'organisation, et nous verrons alors ce que vous avez à
attendre de ces chimères par lesquelles vous vous laissez égarer sur une
fausse quête.
En attendant, recherchons si l'on ne vous fait pas injustice
en vous assignant législativement les personnes à qui il vous est
permis d'acheter les choses qui vous sont nécessaires: le pain, la
viande, la toile, le drap, et, pour ainsi dire, le prix artificiel que
vous devez y mettre.
Est-il vrai que la protection, qui, on
l'avoue, vous fait payer cher toutes choses et vous nuit en cela, élève
proportionnellement le taux de vos salaires?
De quoi dépend le taux des salaires?
Un des vôtres l'a dit énergiquement: Quand
deux ouvriers courent après un maître, les salaires baissent; ils
haussent quand deux maîtres courent après un ouvrier.
Permettez-moi, pour abréger, de me servir de
cette phrase plus scientifique et peut-être moins claire: «Le taux des
salaires dépend du rapport de l'offre à la demande du travail.»
Or, de quoi dépend l'offre des bras?
Du nombre qu'il y en a sur la place; et sur ce premier élément la protection ne peut rien.
De quoi dépend la demande des bras?
Du capital national disponible. Mais la loi
qui dit: «On ne recevra plus tel produit du dehors, on le fera au
dedans,» augmente-t-elle ce capital? Pas le moins du monde. Elle le tire
d'une voie pour le pousser dans une autre, mais elle ne l'accroît pas
d'une obole. Elle n'augmente donc pas la demande des bras.
On montre avec orgueil telle
fabrique.—Est-ce qu'elle s'est fondée et s'entretient avec des capitaux
tombés de la lune? Non, il a fallu les soustraire soit à l'agriculture,
soit à la navigation, soit à l'industrie vinicole.—Et voilà pourquoi si,
depuis le règne des tarifs protecteurs, il y a plus d'ouvriers dans les
galeries de nos mines et dans les faubourgs de nos villes
manufacturières, il y a moins de marins dans nos ports, moins de
laboureurs et de vignerons dans nos champs et sur nos coteaux.
Je pourrais disserter longtemps sur ce thème. J'aime mieux essayer de vous faire comprendre ma pensée par un exemple.
Un campagnard avait un fonds de terre de vingt arpents,
qu'il faisait valoir avec un capital de 10,000 francs. Il divisa son
domaine en quatre parts et y établit l'assolement suivant: 1° maïs; 2°
froment; 3° trèfle; 4° seigle. Il ne fallait pour lui et sa famille
qu'une bien modique portion du grain, de la viande, du laitage que
produisait la ferme, et il vendait le surplus pour acheter de l'huile,
du lin, du vin, etc.—La totalité de son capital était distribuée chaque
année en gages, salaires, payements de comptes aux ouvriers du
voisinage. Ce capital rentrait par les ventes, et même il s'accroissait
d'année en année; et notre campagnard, sachant fort bien qu'un capital
ne produit rien que lorsqu'il est mis en œuvre, faisait profiter la
classe ouvrière de ces excédants annuels qu'il consacrait à des
clôtures, des défrichements, des améliorations dans ses instruments
aratoires et dans les bâtiments de la ferme. Même il plaçait quelques
réserves chez le banquier de la ville prochaine, mais celui-ci ne les
laissait pas oisives dans son coffre-fort; il les prêtait à des
armateurs, à des entrepreneurs de travaux utiles, en sorte qu'elles
allaient toujours se résoudre en salaires.
Cependant le campagnard mourut, et, aussitôt
maître de l'héritage, le fils se dit: Il faut avouer que mon père a été
dupe toute sa vie. Il achetait de l'huile et payait ainsi tribut
à la Provence, tandis que notre terre peut à la rigueur faire végéter
des oliviers. Il achetait du vin, du lin, des oranges, et payait tribut
à la Bretagne, au Médoc, aux îles d'Hyères, tandis que la vigne, le
chanvre et l'oranger peuvent, tant bien que mal, donner chez nous
quelques produits. Il payait tribut au
meunier, au tisserand, quand nos domestiques peuvent bien tisser notre
lin et écraser notre froment entre deux pierres.—Il se ruinait et, en
outre, il faisait gagner à des étrangers les salaires qu'il lui était si
facile de répandre autour de lui.
Fort de ce raisonnement, notre étourdi changea l'assolement du domaine. Il le divisa en vingt soles. Sur l'une on
cultiva l'olivier, sur l'autre le mῦrier, sur la troisième le lin, sur
la quatrième la vigne, sur la cinquième le froment, etc., etc. Il
parvint ainsi à pourvoir sa famille de toutes choses et à se rendre indépendant.
Il ne retirait plus rien de la circulation générale; il est vrai qu'il
n'y versait rien non plus. En fut-il plus riche? Non; car la terre
n'était pas propre à la culture de la vigne; le climat s'opposait aux
succès de l'olivier, et, en définitive, la famille était moins bien
pourvue de toutes ces choses que du temps où le père les acquérait par
voie d'échanges.
Quant aux ouvriers, il n'y eut pas pour eux
plus de travail qu'autrefois. Il y avait bien cinq fois plus de soles à
cultiver, mais elles étaient cinq fois plus petites; on faisait de
l'huile, mais on faisait moins de froment; on n'achetait plus de lin,
mais on ne vendait plus de seigle. D'ailleurs, le fermier ne pouvait
dépenser en salaires plus que son capital; et son capital, loin de
s'augmenter par la nouvelle distribution des terres, allait sans cesse
décroissant. Une grande partie se fixait en bâtiments et ustensiles sans
nombre, indispensables à qui veut tout entreprendre. En résultat,
l'offre des bras resta la même, mais les moyens de les payer
déclinaient, et il y eut forcément réduction de salaires.
Voilà l'image de ce qui se passe chez une
nation qui s'isole par le régime prohibitif. Elle multiplie le nombre de
ses industries, je le sais; mais elle en diminue l'importance; elle se
donne, pour ainsi parler, un assolement industriel
plus compliqué, mais non plus fécond, au contraire, puisque le même
capital et la même main-d'œuvre s'y attaquent à plus de difficultés
naturelles. Son capital fixe absorbe une plus grande partie de son
capital circulant, c'est-à-dire une plus grande part du fonds destiné
aux salaires. Ce qui en reste a beau se ramifier, cela n'en augmente pas
la masse. C'est l'eau d'un étang qu'on croit avoir rendue plus
abondante, parce que, distribuée dans une
multitude de réservoirs, elle touche le sol par plus de points et
présente au soleil plus de surface; et l'on ne s'aperçoit pas que c'est
précisément pour cela qu'elle s'absorbe, s'évapore et se perd.
Le capital et la main-d'œuvre étant donnés,
ils créent une masse de produits d'autant moins grande qu'ils
rencontrent plus d'obstacles. Il n'est pas douteux que les barrières
internationales forçant, dans chaque pays, ce capital et cette
main-d'œuvre à vaincre plus de difficultés de climat et de température,
le résultat général est moins de produits créés, ou, ce qui revient au
même, moins de satisfactions acquises à l'humanité. Or, s'il y a
diminution générale de satisfactions, comment votre part, ouvriers, se
trouverait elle augmentée? Donc les riches, ceux qui font la loi,
auraient arrangé les choses de telle sorte que non-seulement ils
subiraient leur prorata de la diminution totale, mais même que leur
portion déjà réduite se réduirait encore de tout ce qui s'ajoute,
disent-ils, à la vôtre? Cela est-il possible? cela est-il croyable? Oh!
c'est là une générosité suspecte, et vous feriez sagement de la
repousser1.
XIII.—: THÉORIE, PRATIQUE.
Partisans de la liberté des échanges, on nous accuse d'être des théoriciens, de ne pas tenir assez compte de la pratique.
«Quel terrible préjugé contre M. Say, dit M. Ferrier1, que cette longue suite d'administrateurs distingués, que cette ligue imposante d'écrivains qui tous ont vu autrement
que lui, et M. Say ne se le dissimule pas! Écoutons-le: «On a dit, à
l'appui des vieilles erreurs, qu'il faut bien «qu'il y ait quelque
fondement à des idées si généralement «adoptées par toutes les nations.
Ne doit-on pas se défier «d'observations et de raisonnements qui
renversent ce qui «a été tenu «pour constant jusqu'à ce jour, ce qui a
été tenu pour certain par tant de personnages que rendaient
recommandables leurs lumières et leurs intentions? Cet argument, je
l'avoue, est digne de faire une profonde impression, et pourrait jeter
du doute sur les points les plus «incontestables, si l'on n'avait vu
tour à tour «les opinions les plus fausses, et que maintenant on
reconnaît généralement pour telles, reçues et professées par tout le
monde «pendant une longue suite de siècles. Il n'y a pas encore «bien
longtemps que toutes les nations, depuis la plus grossière jusqu'à la
pluséclairée, et que tous les hommes, depuis «le portefaix jusqu'au
philosophe le plus savant, admettaient quatre éléments. Personne n'eῦt
songé à contester «cette doctrine, qui pourtant est fausse; tellement
qu'aujourd'hui il n'y a pas d'aide-naturaliste qui ne se décriât s'il
regardait la terre, l'eau et le feu comme des «éléments.»
Sur quoi M. Ferrier fait cette observation:
«Si M. Say croit répondre ainsi à
l'objection très-forte qu'il s'est proposée, il s'abuse étrangement. Que
des hommes, d'ailleurs très-éclairés, se soient trompés pendant
plusieurs siècles sur un point quelconque d'histoire naturelle, cela se
comprend et ne prouve rien. L'eau, l'air, la terre et le feu, éléments
ou non, en étaient-ils moins utiles à l'homme?.... Ces erreurs-là sont
sans conséquence; elles n'amènent pas de bouleversements, ne jettent pas
de malaise dans les esprits, elles ne blessent surtout aucun intérêt,
raison pour laquelle elles pourraient, sans inconvénient, durer des
milliers d'années. Le monde physique marche
donc comme si elles n'existaient pas. Mais en peut-il être ainsi des
erreurs qui attaquent le monde moral? Conçoit-on qu'un système
d'administration qui serait absolument faux. dommageable par conséquent,
pῦt être suivi, pendant plusieurs siècles et chez plusieurs peuples,
avec l'assentiment général de tous les hommes instruits? Expliquera-t-on
comment un tel système pourrait se lier avec la prospérité toujours
croissante des nations? M. Say avoue que l'argument qu'il combat est
digne de faire une impression profonde. Oui certes, et cette impression
reste, car M. Say l'a plutôt augmentée que détruite.»
Écoutons M. de Saint-Chamans:
«Ce n'est guère qu'au milieu du dernier
siècle, de ce dix huitième siècle où toutes les matières, tous les
principes «sans exception, furent livrés à la discussion des écrivains,
«que ces fournisseurs d'idées spéculatives,
appliquées à «tout sans être applicables à rien, commencèrent à écrire
«sur l'économie politique. Il existait auparavant un système «d'économie
politique non écrit, mais pratiqué par les
gouvernements. Colbert, dit-on, en «était l'inventeur, et il était la
règle de tous les États de l'Europe. Ce qu'il y a «de plus singulier,
c'est qu'il l'est encore, malgré les anathèmes et le mépris, malgré les
découvertes de l'école «moderne. Ce système, que nos écrivains ont nommé
le «système mercantile, consistait
à...contrarier, par des prohibitions ou des droits d'entrée, les
productions étrangères qui pouvaient ruiner nos manufactures par leur
«concurrence.... Ce système a été déclaré inepte, absurde, propre à
appauvrir tout pays, par les écrivains «économistes de toutes les écoles1; il a été banni de tous
«les livres, réduit à se réfugier dans la pratique
de tous «les peuples; et on ne conçoit pas que, pour ce qui regarde la
richesse des nations, les gouvernements ne s'en «soient pas rapportés
aux savants auteurs plutôt qu'à la «vieille expérience
d'un système, etc.... On ne conçoit pas «surtout que le gouvernement
français....s'obstine, en «économie politique, à résister aux progrès
des lumières «et à conserver dans sa pratique
ces vieilles erreurs que «tous nos économistes de plume ont signalées...
Mais en «voilà trop sur ce système mercantile, qui n'a pour lui que «les faits, et qui n'est soutenu par aucun écrivain1!»
Ne dirait-on pas, à entendre ce langage, que les économistes, en réclamant pour chacun la libre disposition de sa propriété,
ont fait sortir de leur cervelle, comme les fouriéristes, un ordre
social nouveau, chimérique, étrange, une sorte de phalanstère sans
précédent dans les annales du genre humain! Il me semble que, s'il y a,
en tout ceci, quelque chose d'inventé, de contingent, ce n'est pas la
liberté, mais la protection; ce n'est pas la faculté d'échanger, mais
bien la douane, la douane appliquée à bouleverser artificiellement
l'ordre naturel des rémunérations.
Mais il ne s'agit pas de comparer, de juger
les deux systèmes; la question, pour le moment, est de savoir lequel des
deux s'appuie sur l'expérience.
Ainsi donc, Messieurs les Monopoleurs, vous prétendez que les faits sont pour vous; que nous n'avons de notre côté que des théories.
Vous vous flattez même que cette longue série d'actes publics, cette vieille expérience de l'Europe que vous invoquez, paru imposante à M. Say; et je conviens qu'il ne vous a pas réfutés
avec sa sagacité habituelle.—Pour moi, je ne vous cède pas le domaine
des faits, car vous n'avez pour vous que des
faits exceptionnels et contraints, et nous avons à leur opposer les
faits universels, les actes libres et volontaires de tous les hommes.
Que disons-nous, et que dites-vous?
—Nous disons:
«Il vaut mieux acheter à autrui ce qu'il en coῦte plus cher de faire soi-même.»
Et vous, vous dites:
«Il vaut mieux faire les choses soi-même, encore qu'il en coῦte moins cher de les acheter à autrui.»
Or, Messieurs, laissant de côté la théorie,
la démonstration, le raisonnement, toutes choses qui paraissent vous
donner des nausées, quelle est celle de ces deux assertions qui a pour
elle la sanction de l'universelle pratique?
Visitez donc les champs, les ateliers, les
usines, les magasins; regardez au-dessus, au-dessous et autour de vous;
scrutez ce qui s'accomplit dans votre propre ménage; observez vos
propres actes de tous les instants, et dites quel est le principe qui
dirige ces laboureurs, ces ouvriers, ces entrepreneurs, ces marchands;
dites quelle est votre pratique personnelle.
Est-ce que l'agriculteur fait ses habits?
est-ce que le tailleur produit le grain qu'il consomme? est-ce que votre
ménagère ne cesse pas de faire le pain à la maison aussitôt qu'elle
trouve économie à l'acheter au boulanger? est-ce que vous quittez la
plume pour la brosse, afin de ne pas payer tribut
au décrotteur? est-ce que l'économie tout entière de la société ne
repose pas sur la séparation des occupations, sur la division du
travail, sur l'échange en un mot? et l'échange est-il autre chose que ce calcul qui nous fait, à tous tant que nous sommes, discontinuer la production
directe, lorsque l'acquisition indirecte nous présente épargne de temps et de peine?
Vous n'êtes donc pas les hommes de la pratique, puisque vous ne pourriez pas montrer un seul homme, sur toute la surface du globe, qui agisse selon votre principe.
Mais, direz-vous, nous n'avons jamais
entendu faire de notre principe la règle des relations individuelles.
Nous comprenons bien que ce serait briser le lien social, et forcer les
hommes à vivre comme les colimaçons, chacun dans sa carapace. Nous nous
bornons à prétendre qu'il domine de fait les relations qui se sont établies entre les agglomérations de la famille humaine.
Eh bien, cette assertion est encore erronée.
La famille, la commune, le canton, le département, la province, sont
autant d'agglomérations qui toutes, sans aucune exception, rejettent pratiquement
votre principe et n'y ont même jamais songé. Toutes se procurent par
voie d'échange ce qu'il leur en coῦterait plus de se procurer par voie
de production. Autant en feraient les peuples, si vous ne l'empêchiez par la force.
C'est donc nous qui sommes les hommes de
pratique et d'expérience; car, pour combattre l'interdit que vous avez
mis exceptionnellement sur quelques échanges internationaux, nous nous
fondons sur la pratique et l'expérience de tous les individus et de
toutes les agglomérations d'individus dont les actes sont volontaires,
et peuvent par conséquent être invoqués en témoignage. Mais vous, vous
commencez par contraindre, par empêcher, et puis vous vous emparez d'actes forcés ou prohibés pour vous écrier: «Voyez, la pratique nous justifie!»
Vous vous élevez contre notre théorie, et même contre la théorie
en général. Mais, quand vous posez un principe antagonique au nôtre,
vous êtes-vous imaginé, par hasard, que vous ne faisiez pas de la théorie? Non, non, rayez cela
de vos papiers. Vous faites de la théorie comme nous, mais il y a entre la vôtre et la nôtre cette différence:
Notre théorie ne consiste qu'à observer les faits
universels, les sentiments universels, les calculs, les procédés
universels, et tout au plus à les classer, à les coordonner pour les
mieux comprendre.
Elle est si peu opposée à la pratique qu'elle n'est autre chose que la pratique expliquée.
Nous regardons agir les hommes mus par l'instinct de la conservation et
du progrès, et ce qu'ils font librement, volontairement, c'est cela
même que nous appelons économie politique ou économie de la société. Nous allons sans cesse répétant: Chaque homme est pratiquement
un excellent économiste, produisant ou échangeant selon qu'il y a plus
d'avantage à échanger ou à produire. Chacun, par l'expérience, s'élève à
la science, ou plutôt la science n'est que cette même expérience
scrupuleusement observée et méthodiquement exposée.
Mais vous, vous faites de la théorie
dans le sens défavorable du mot. Vous imaginez, vous inventez des
procédés qui ne sont sanctionnés par la pratique d'aucun homme vivant
sous la voῦte des cieux, et puis vous appelez à votre aide la contrainte
et la prohibition. Il faut bien que vous ayez recours à la force, puisque, voulant que les hommes produisent ce qu'il leur est plus avantageux d'acheter, vous voulez qu'ils renoncent à un avantage, vous exigez d'eux qu'ils se conduisent d'après une doctrine qui implique contradiction, même dans ses termes.
Aussi, cette doctrine qui, vous en convenez,
serait absurde dans les relations individuelles, je vous défie de
l'étendre, même en spéculation, aux transactions entre familles,
communes, départements ou provinces. De votre propre aveu, elle n'est
applicable qu'aux relations internationales.
Et c'est pourquoi vous êtes réduits à répéter chaque jour:
«Les principes n'ont rien d'absolu. Ce qui est bien dans l'individu, la famille, la commune, la province, est mal dans la nation. Ce qui est bon en détail,—savoir: acheter plutôt que produire, quand l'achat est plus avantageux que la production,—cela même est mauvais en masse; l'économie politique des individus n'est pas celle des peuples,» et autres balivernes ejusdem farinœ.
Et tout cela, pourquoi? Regardez-y de près.
Pour nous prouver que nous, consommateurs, nous sommes votre propriété!
que nous vous appartenons en corps et en âme! que vous avez sur nos
estomacs et sur nos membres un droit exclusif! qu'il vous appartient de
nous nourrir et de nous vêtir à votre prix, quelles que soient votre
impéritie, votre rapacité ou l'infériorité de votre situation!
Non, vous n'êtes pas les hommes de la pratique, vous êtes des hommes d'abstraction....et d'extorsion1.
XIV.—: CONFLIT DE PRINCIPES.
Il est une chose qui me confond, et c'est celle-ci:
Des publicistes sincères étudiant, au seul
point de vue des producteurs, l'économie des sociétés, sont arrivés à
cette double formule:
«Les gouvernements doivent disposer des consommateurs soumis à leurs lois, en faveur du travail national;
«Ils doivent soumettre à leurs lois des consommateurs «lointains, pour en disposer en faveur du travail national.»
La première de ces formules s'appelle Protection; la seconde, Débouchés.
Toutes deux reposent sur cette donnée qn'on nomme Balance du commerce:
«Un peuple s'appauvrit quand il importe, et s'enrichit quand il exporte.»
Car, si tout achat au dehors est un tribut payé, une perte, il est tout simple de restreindre, même de prohiber les importations.
Et si toute vente au dehors est un tribut reçu, un profit, il est tout naturel de se créer des débouchés, même par la force.
Système protecteur, système colonial: ce ne sont donc que deux aspects d'une même théorie.—Empêcher nos concitoyens d'acheter aux étrangers, forcer les étrangers à acheter à nos concitoyens, ce ne sont que deux conséquences d'un principe identique.
Or, il est impossible de ne pas reconnaître que, selon cette doctrine, si elle est vraie, l'utilité générale repose sur le monopole ou spoliation intérieure, et sur la conquête ou spoliation extérieure.
J'entre dans un des chalets suspendus aux flancs de nos Pyrénées.
Le père de famille n'a reçu, pour son
travail, qu'un faible salaire. La bise glaciale fait frissonner ses
enfants à demi nus, le foyer est éteint et la table vide. Il y a de la
laine et du bois et du maïs par delà la montagne, mais ces biens sont
interdits à la famille du pauvre journalier; car l'autre versant des
monts, ce n'est plus la France. Le sapin étranger ne réjouira pas le
foyer du chalet; les enfants du berger ne connaîtront pas le goῦt de la méture
biscaïenne, et la laine de Navarre ne réchauffera pas leurs membres
engourdis. Ainsi le veut l'utilité générale: à la bonne heure! mais
convenons qu'elle est ici en contradiction avec la justice.
Disposer législativement des consommateurs, les réserver au travail national, c'est empiéter sur leur liberté, c'est leur
interdire une action, l'échange, qui n'a en elle-même rien de contraire à la morale; en un mot, c'est leur faire injustice.
Et cependant cela est nécessaire, dit-on,
sous peine de voir s'arrêter le travail national, sous peine de porter
un coup funeste à la prospérité publique.
Les écrivains de l'école protectionniste
arrivent donc à cette triste conclusion, qu'il y a incompatibilité
radicale entre la Justice et l'Utilité.
D'un autre côté, si chaque peuple est intéressé à vendre et à ne pas acheter,
une action et une réaction violentes sont l'état naturel de leurs
relations, car chacun cherchera à imposer ses produits à tous, et tous
s'efforceront de repousser les produits de chacun.
Une vente, en effet, implique un achat, et
puisque, selon cette doctrine, vendre c'est bénéficier, comme acheter
c'est perdre, toute transaction internationale implique l'amélioration
d'un peuple et la détérioration d'un autre.
Mais, d'une part, les hommes sont fatalement
poussés vers ce qui leur profite; de l'autre, ils résistent
instinctivement à ce qui leur nuit: d'où il faut conclure que chaque
peuple porte en lui-même une force naturelle d'expansion et une force
non moins naturelle de résistance, lesquelles sont également nuisibles à
tous les autres; ou, en d'autres termes, que l'antagonisme et la guerre
sont l'état naturel de la société humaine.
Ainsi, la théorie que je discute se résume en ces deux axiomes;
L'Utilité est incompatible avec la Justice au dedans.
L'Utilité est incompatible avec la Paix au dehors.
Eh bien! ce qui m'étonne, ce qui me confond,
c'est qu'un publiciste, un homme d'État, qui a sincèrement adhéré à une
doctrine économique dont le principe heurte si violemment
d'autres principes incontestables, puisse goῦter un instant de calme et de repos d'esprit.
Pour moi, il me semble que, si j'avais
pénétré dans la science par cette porte, si je n'apercevais pas
clairement que Liberté, Utilité, Justice, Paix, sont choses
non-seulement compatibles, mais étroitement liées entre elles, et pour
ainsi dire identiques, je m'efforcerais d'oublier tout ce que j'ai
appris; je me dirais:
«Comment Dieu a-t-il pu vouloir que les
hommes n'arrivent à la prospérité que par l'injustice et la guerre?
Comment a-t-il pu vouloir qu'ils ne renoncent à la guerre et à
«l'injustice qu'en renonçant à leur bien-être?
«Ne me trompe-t-elle pas par de fausses
lueurs, la science «qui m'a conduit à l'horrible blasphème qu'implique
cette «alternative, et oserai-je prendre sur moi d'en faire la base «de
la législation d'un grand peuple? Et lorsqu'une longue «suite de savants
illustres ont recueilli des résultats plus «consolants de cette même
science à laquelle ils ont consacré toute leur vie, lorsqu'ils affirment
que la liberté et «l'utilité s'y concilient avec la justice et la paix,
que tous «ces grands principes suivent, sans se heurter, et pendant
«l'éternité entière, des parallèles infinies, n'ont-ils pas pour «eux la
présomption qui résulte de tout ce que nous savons «de la bonté et de
la sagesse de Dieu, manifestées dans la «sublime harmonie de la création
matérielle? Dois-je croire «légèrement, contre une telle présomption et
contre tant «d'imposantes autorités, que ce même Dieu s'est plu «à
mettre l'antagonisme et la dissonance dans les lois du «monde moral?
Non, non, avant de tenir pour certain que «tous les principes sociaux se
heurtent, se choquent, se «neutralisent, et sont entre eux en un
conflit anarchique, «éternel, irrémédiable; avant d'imposer à mes
concitoyens «le système impie auquel mes raisonnements m'ont conduit, je
veux en repasser toute la chaîne, et m'assurer
[90]
s'il n'est pas un point de la route où je me suis égaré.»
Que si, après un sincère examen, vingt fois
recommencé, j'arrivais toujours à cette affreuse conclusion, qu'il faut
opter entre le Bien et le Bon, découragé, je repousserais la science, je
m'enfoncerais dans une ignorance volontaire, surtout je déclinerais
toute participation aux affaires de mon pays, laissant à des hommes
d'une autre trempe le fardeau et la responsabilité d'un choix si pénible1.
XV.—: ENCORE LA RÉCIPROCITÉ.
M. de Saint-Cricq disait: «Sommes-nous sῦrs que l'étranger nous fera autant d'achats que de ventes?»
M. de Dombasle: «Quel motif avons nous de
croire que les producteurs anglais viendront chercher chez nous, plutôt
que chez toute autre nation du globe, les produits dont ils pourront
avoir besoin, et des produits pour une valeur équivalente à leurs
exportations en France?
J'admire comme les hommes, qui se disent pratiques avant tout, raisonnent en dehors de toute pratique!
Dans la pratique, se fait-il un échange sur
cent, sur mille, sur dix mille peut-être, qui soit un troc direct de
produit contre produit? Depuis qu'il y a des monnaies au monde, jamais
aucun cultivateur s'est-il dit: Je ne veux acheter des souliers, des
chapeaux, des conseils, des leçons, qu'au cordonnier, au chapelier, à
l'avocat, au professeur qui m'achètera du blé tout juste pour une valeur
équivalente?—Et pourquoi les nations s'imposeraient-elles cette gêne?
Comment se passent les choses?
Supposons un peuple privé de relations extérieures.—Un homme a produit du blé. Il le verse dans la circulation nationale
au plus haut cours qu'il peut trouver, et il reçoit en échange...quoi?
Des écus, c'est-à-dire des mandats, des bons fractionnables à l'infini,
au moyen desquels il lui sera loisible de retirer aussi de la
circulation nationale, quand il le jugera à propos et jusqu'à due
concurrence, les objets dont il aura besoin ou envie. En définitive, à
la fin de l'opération, il aura retiré de la masse justement l'équivalent
de ce qu'il y a versé, et, en valeur, sa consommation égalera exactement sa production.
Si les échanges de cette nation avec le dehors sont libres, ce n'est plus dans la circulation nationale, mais dans la circulation générale,
que chacun verse ses produits et puise ses consommations. Il n'a point à
se préoccuper si ce qu'il livre à cette circulation générale est acheté
par un compatriote ou un étranger; si les bons qu'il reçoit lui
viennent d'un Français ou d'un Anglais; si les objets contre lesquels il
échange ensuite ces bons, à mesure de ses
besoins, ont été fabriqués en deçà ou au delà du Rhin ou des Pyrénées.
Toujours est-il qu'il y a, pour chaque individu, balance exacte entre ce
qu'il verse et ce qu'il puise dans le grand réservoir commun; et si
cela est vrai de chaque individu, cela est vrai de la nation en masse.
La seule différence entre les deux cas,
c'est que, dans le dernier, chacun est en face d'un marché plus étendu
pour ses ventes et ses achats, et a, par conséquent, plus de chances de
bien faire les uns et les autres.
On fait cette objection: Si tout le monde se
ligue pour ne pas retirer de la circulation les produits d'un individu
déterminé, il ne pourra rien retirer à son tour de la masse. Il en est
de même d'un peuple.
RÉponse: Si ce peuple ne peut rien retirer de la masse, il n'y versera rien non plus; il travaillera pour lui-même.
Il sera contraint de se soumettre à ce que vous voulez lui imposer d'avance, à savoir: l'isolement.
Et ce sera l'idéal du régime prohibitif.
N'est-il pas plaisant que vous lui infligiez
d'ores et déjà ce régime, dans la crainte qu'il ne coure la chance d'y
arriver un jour sans vous?
XVI.—: LES FLEUVES OBSTRUÉS PLAIDANT POUR LES PROHIBITIONISTES.
Il y a quelques années, j'étais à Madrid.
J'allai aux cortès. On y discutait un traité avec le Portugal sur
l'amélioration du cours du Duero. Un député se lève et dit: «Si le Duero
est canalisé, les transports s'y feront à plus bas prix. Les grains
portugais se vendront à meilleur marché dans les Castilles et feront à
notre travail national une concurrence
redoutable. Je repousse le projet, à moins que messieurs les ministres
ne s'engagent à relever le tarif des douanes de manière à rétablir
l'équilibre.» L'assemblée trouva l'argument sans réplique.
Trois mois après, j'étais à Lisbonne. La
même question était soumise au sénat. Un noble hidalgo dit: «Senhor
presidente, le projet est absurde. Vous placez des gardes, à gros frais,
sur les rives du Duero, pour empêcher l'invasion du grain castillan en
Portugal, et, en même temps, vous voulez, toujours à gros frais,
faciliter cette invasion. C'est une inconséquence à laquelle je ne puis
m'associer. Que le Duero passe à nos fils tel que nous l'ont laissé nos
pères.»
Plus tard, quand il s'est agi d'améliorer la
Garonne, je me suis rappelé les arguments des orateurs ibériens, et je
me disais: Si les députés de Toulouse étaient aussi bons économistes que
celui de Palencia, et les représentants de Bordeaux aussi forts logiciens que ceux d'Oporto, assurément on laisserait la Garonne
Dormir au bruit flatteur de son urne penchante;
car la canalisation de la Garonne favorisera, au préjudice de Bordeaux, l'invasion des produits toulousains, et, au détriment de Toulouse, l'inondation des produits bordelais.
XVII.—: UN CHEMIN DE FER NÉGATIF.
J'ai dit que lorsque, malheureusement, on se
plaçait au point de vue de l'intérêt producteur, on ne pouvait manquer
de heurter l'intérêt général, parce que le producteur, en tant que tel,
ne demande qu'efforts, besoins et obstacles.
J'en trouve un exemple remarquable dans un journal de Bordeaux.
M. Simiot se pose cette question:
Le chemin de fer de Paris en Espagne doit-il offrir une solution de continuité à Bordeaux?
Il la résout affirmativement par une foule de raisons que je n'ai pas à examiner, mais par celle-ci, entre autres:
Le chemin de fer de Paris à Bayonne doit
présenter une lacune à Bordeaux, afin que marchandises et voyageurs,
forcés de s'arrêter dans cette ville, y laissent des profits aux
bateliers, porte-balles, commissionnaires, consignataires, hôteliers,
etc.
Il est clair que c'est encore ici l'intérêt des agents du travail mis avant l'intérêt des consommateurs.
Mais si Bordeaux doit profiter par la
lacune, et si ce profit est conforme à l'intérêt public, Angoulême,
Poitiers, Tours, Orléans, bien plus, tous les points intermédiaires,
Ruffec, Châtellerault, etc., etc., doivent aussi demander des lacunes,
et cela dans l'intérêt général, dans l'intérêt bien
entendu du travail national, car plus elles seront multipliées, plus
seront multipliés aussi les consignations, commissions, transbordements,
sur tous les points de la ligne. Avec ce système, on arrive à un chemin
de fer composé de lacunes successives, à un chemin de fer négatif.
Que messieurs les protectionnistes le veuillent ou non, il n'en est pas moins certain que le principe de la restriction est le même que le principe des lacunes: le sacrifice du consommateur au producteur, du but au moyen.
XVIII.—: IL N'Y A PAS DE PRINCIPES ABSOLUS.
On ne peut trop s'étonner de la facilité
avec laquelle les hommes se résignent à ignorer ce qu'il leur importe le
plus de savoir, et l'on peut être sῦr qu'ils sont décidés à s'endormir
dans leur ignorance, une fois qu'ils en sont venus à proclamer cet
axiome: Il n'y a pas de principes absolus.
Vous entrez dans l'enceinte législative. Il y
est question de savoir si la loi interdira ou affranchira les échanges
internationaux.
Un député se lève et dit:
Si vous tolérez ces échanges, l'étranger
vous inondera de ses produits, l'Anglais de tissus, le Belge de
houilles, l'Espagnol de laines, l'Italien de soies, le Suisse de
bestiaux, le Suédois de fer, le Prussien de blé, en sorte qu'aucune
industrie ne sera plus possible chez nous.
Un autre répond:
Si vous prohibez ces échanges, les bienfaits
divers que la nature a prodigués à chaque climat seront, pour vous,
comme s'ils n'étaient pas. Vous ne participerez pas à l'habileté
mécanique des Anglais, à la richesse des mines belges, à la fertilité du
sol polonais, à la fécondité des pâturages suisses, au bon marché du
travail espagnol, à la chaleur du climat italien, et il vous faudra
demander à une production
rebelle ce que par l'échange vous eussiez obtenu d'une production facile.
Assurément, l'un de ces députés se trompe.
Mais lequel? Il vaut pourtant la peine de s'en assurer, car il ne s'agit
pas seulement d'opinions. Vous êtes en présence de deux routes, il faut
choisir, et l'une mène nécessairement à la misère.
Pour sortir d'embarras, on dit: Il n'y a point de principes absolus.
Cet axiome, si à la mode de nos jours, outre qu'il doit sourire à la paresse, convient aussi à l'ambition.
Si la théorie de la prohibition venait à
prévaloir, ou bien si la doctrine de la liberté venait à triompher, une
toute petite loi ferait tout notre code économique. Dans le premier cas,
elle porterait: tout échange au dehors est interdit; dans le second: tout échange avec l'étranger est libre, et bien des gros personnages perdraient de leur importance.
Mais si l'échange n'a pas une nature qui lui
soit propre, s'il n'est gouverné par aucune loi naturelle, s'il est
capricieusement utile ou funeste, s'il ne trouve pas son aiguillon dans
le bien qu'il fait, sa limite dans le bien qu'il cesse de faire, si ses
effets ne peuvent être appréciés par ceux qui l'exécutent; en un mot,
s'il n'y a pas de principes absolus, oh! alors il faut pondérer,
équilibrer, réglementer les transactions, il faut égaliser les
conditions du travail, chercher le niveau des profits, tâche colossale,
bien propre à donner à ceux qui s'en chargent de gros traitements et une
haute influence.
En entrant dans Paris, que je suis venu
visiter, je me disais: Il y a là un million d'êtres humains qui
mourraient tous en peu de jours si des approvisionnements de toute
nature n'affluaient vers cette vaste métropole. L'imagination s'effraie
quand elle veut apprécier l'immense multiplicité d'objets qui doivent
entrer demain par ses barrières, sous
peine que la vie de ses habitants ne s'éteigne dans les convulsions de
la famine, de l'émeute et du pillage. Et cependant tous dorment en ce
moment sans que leur paisible sommeil soit troublé un seul instant par
l'idée d'une aussi effroyable perspective. D'un autre côté,
quatre-vingts départements ont travaillé aujourd'hui, sans se concerter,
sans s'entendre, à l'approvisionnement de Paris. Comment chaque jour
amène-t-il ce qu'il faut, rien de plus, rien de moins, sur ce
gigantesque marché? Quelle est donc l'ingénieuse et secrète puissance
qui préside à l'étonnante régularité de mouvements si compliqués,
régularité en laquelle chacun a une foi si insouciante, quoiqu'il y
aille du bienêtre et de la vie? Cette puissance, c'est un principe absolu,
le principe de la liberté des transactions. Nous avons foi en cette
lumière intime que la Providence a placée au cœur de tous les hommes, à
qui elle a confié la conservation et l'amélioration indéfinie de notre
espèce, l'intérêt, puisqu'il faut l'appeler
par son nom, si actif, si vigilant, si prévoyant, quand il est libre
dans son action. Où en seriez-vous, habitants de Paris, si un ministre
s'avisait de substituer à cette puissance les combinaisons de son génie,
quelque supérieur qu'on le suppose? s'il imaginait de soumettre à sa
direction suprême ce prodigieux mécanisme, d'en réunir tous les ressorts
en ses mains, de décider par qui, où, comment, à quelles conditions
chaque chose doit être produite, transportée, échangée et consommée? Oh!
quoiqu'il y ait bien des souffrances dans votre enceinte, quoique la
misère, le désespoir, et peut-être l'inanition, y fassent couler plus de
larmes que votre ardente charité n'en peut sécher, il est probable, il
est certain, j'ose le dire, que l'interventi on arbitraire du
gouvernement multiplierait à l'infini ces souffrances, et étendrait sur
vous tous les maux qui ne frappent qu'un petit nombre de vos
concitoyens.
Eh bien! cette foi que nous avons tous dans un principe,
quand il s'agit de nos transactions intérieures, pourquoi ne
l'aurions-nous pas dans le même principe appliqué à nos transactions
internationales, assurément moins nombreuses, moins délicates et moins
compliquées? Et s'il n'est pas nécessaire que la préfecture de Paris
réglemente nos industries, pondère nos chances, nos profits et nos
pertes, se préoccupe de l'épuisement du numéraire, égalise les
conditions de notre travail dans le commerce intérieur, pourquoi est-il
nécessaire que la douane, sortant de sa mission fiscale, prétende
exercer une action protectrice sur notre commerce extérieur1?
XIX.—: INDÉPENDANCE NATIONALE.
Parmiles arguments qu'on fait valoir en faveur du régime restrictif, il ne faut pas oublier celui qu'on tire de l'indépendance nationale.
«Que ferons-nous en cas de guerre, dit-on, si nous nous sommes mis à la discrétion de l'Angleterre pour le fer et la houille?»
Les monopoleurs anglais ne manquent pas de s'écrier de leur côté:
«Que deviendra la Grande-Bretagne en temps de guerre, si elle se met, pour les aliments, sous la dépendance des Français?»
On ne prend pas garde à une chose; c'est que
cette sorte de dépendance qui résulte des échanges, des transactions
commerciales, est une dépendance réciproque. Nous ne pouvons dépendre de l'étranger sans que l'étranger dépende de nous. Or c'est là l'essence même de la société. Rompre
des relations naturelles, ce n'est pas se placer dans un état d'indépendance, mais dans un état d'isolement.
Et remarquez ceci: on s'isole dans la
prévision de la guerre; mais l'acte même de s'isoler est un commencement
de guerre. Il la rend plus facile, moins onéreuse et, partant, moins
impopulaire. Que les peuples soient les uns aux autres des débouchés
permanents; que leurs relations ne puissent être rompues sans leur
infliger la double souffrance de la privation et de l'encombrement, et
ils n'auront plus besoin de ces puissantes marines qui les ruinent, de
ces grandes armées qui les écrasent; la paix du monde ne sera pas
compromise par le caprice d'un Thiers ou d'un Palmerston, et la guerre
disparaîtra faute d'aliments, de ressources, de motifs, de prétextes et
de sympathie populaire.
Je sais bien qu'on me reprochera (c'est la
mode du jour) de donner pour base à la fraternité des peuples l'intérêt,
le vil et prosaïque intérêt. On aimerait mieux qu'elle eῦt son principe
dans la charité, dans l'amour, qu'il y fallῦt même un peu d'abnégation,
et que, froissant le bien-être matériel des hommes, elle eῦt le mérite
d'un généreux sacrifice.
Quand donc en finirons-nous avec ces
puériles déclamations? Quand bannirons-nous enfin la tartuferie de la
science? Quand cesserons-nous de mettre cette contradiction nauséabonde
entre nos écrits et nos actions? Nous huons, nous conspuons l'intérêt,
c'est-à-dire l'utile, le bien (car dire que tous les peuples sont
intéressés à une chose, c'est dire que cette chose est bonne en soi),
comme si l'intérêt n'était pas le mobile nécessaire, éternel,
indestructible, à qui la Providence a confié la perfectibilité humaine!
Ne dirait-on pas que nous sommes tous des anges de désintéressement? Et
pense-t-on que le public ne commence pas à voir avec dégoῦt que ce
langage affecté noircit précisément les pages qu'on lui fait payer le
plus cher? Oh! l'affectation l'affectation! c'est vraiment la maladie de
ce siècle.
Quoil parce que le bien-être et la paix sont
choses corrélatives, parce qu'il a plu à Dieu d'établir cette belle
harmonie dans le monde moral, vous ne voulez pas que j'admire, que
j'adore ses décrets et que j'accepte avec gratitude des lois qui font de
la justice la condition du bonheur? Vous ne voulez la paix qu'autant
qu'elle froisse le bien-être, et la liberté vous pèse parce qu'elle ne
vous impose pas des sacrifices? Et qui vous empêche, si l'abnégation a
pour vous tant de charmes, d'en mettre dans vos actions privées? La
société vous en sera reconnaissante, car quelqu'un au moins en
recueillera le fruit; mais vouloir l'imposer à l'humanité comme un
principe, c'est le comble de l'absurdité, car l'abnégation de tous,
c'est le sacrifice de tous, c'est le mal érigé en théorie.
Mais, grâce au ciel, on peut écrire et lire
beaucoup de ces déclamations sans que pour cela le monde cesse d'obéir à
son mobile, qui est, qu'on le veuille ou non, l'intérêt.
Après tout, il est assez singulier de voir
invoquer les sentiments de la plus sublime abnégation à l'appui de la
spoliation elle-même. Voilà donc à quoi aboutit ce fastueux
désintéressement! Ces hommes si poétiquement délicats qu'ils ne veulent
pas de la paix elle-même si elle est fondée sur le vil intérêt
des hommes, mettent la main dans la poche d'autrui, et surtout du
pauvre; car quel article du tarif protége le pauvre? Eh! messieurs,
disposez comme vous l'entendez de ce qui vous appartient, mais
laissez-nous disposer aussi du fruit de nos sueurs, nous en servir ou
l'échanger à notre gré. Déclamez sur le renoncement à soimême, car cela
est beau; mais en même temps soyez au moins honnêtes1.
XX.—: TRAVAIL HUMAIN, TRAVAIL NATIONAL.
Briser les machines,—repousser les marchandises étrangères,—ce sont deux actes qui procèdent de la même doctrine.
On voit des hommes qui battent des mains
quand une grande invention se révèle au monde,—et qui néanmoins adhèrent
au régime protecteur.—Ces hommes sont bien inconséquents!
Que reprochent-ils à la liberté du commerce?
De faire produire par des étrangers plus habiles ou mieux situés que
nous des choses que, sans elle, nous produirions nous mêmes. En un mot,
on l'accuse de nuire au travail national.
De même, ne devraient-ils pas reprocher aux
machines de faire accomplir par des agents naturels ce qui, sans elles,
serait l'œuvre de nos bras, et, par conséquent, de nuire au travail humain?
L'ouvrier étranger, mieux placé que l'ouvrier français, est, à l'égard de celui-ci, une véritable machine économique
qui l'écrase de sa concurrence. De même, une machine qui exécute une
opération à un prix moindre qu'un certain nombre de bras est,
relativement à ces bras, un vrai concurrent étranger qui les paralyse par sa rivalité.
Si donc il est opportun de protéger le travail national contre la concurrence du travail étranger, il ne l'est pas moins de protéger le travail humain contre la rivalité du travail mécanique.
Aussi, quiconque adhère au régime
protecteur, s'il a un peu de logique dans la cervelle, ne doit pas
s'arrêter à prohiber les produits étrangers: il doit proscrire encore
les produits de la navette et de la charrue.
Et voilà pourquoi j'aime bien mieux la logique des
hommes qui, déclamant contre l'invasion des marchandises exotiques, ont au moins le courage de déclamer aussi contre l'excès de production dῦ à la puissance inventive de l'esprit humain.
Tel est M. de Saint-Chamans. Un des
arguments les plus forts, dit-il, contre la liberté du commerce et le
trop «grand emploi des machines, c'est que beaucoup d'ouvriers sont
privés d'ouvrage ou par la concurrence étrangère qui fait tomber les
manufactures, ou par les instruments qui prennent la place des hommes
dans les ateliers.» (Du système d'impôts, p. 438.)
M. de Saint-Chamans a parfaitement vu l'analogie, disons mieux, l'identité qui existe entre les importations et les machines;
voilà pourquoi il proscrit les unes et les autres; et vraiment il y a
plaisir d'avoir affaire à des argumentateurs intrépides, qui, même dans
l'erreur, poussent un raisonnement jusqu'au bout.
Mais voyez la difficulté qui les attend!
S'il est vrai, à priori, que le domaine de l'invention et celui du travail ne puissent s'étendre qu'aux dépens l'un de l'autre, c'est dans les pays où il y a le plus de machines, dans le Lancastre, par exemple, qu'on doit rencontrer le moins d'ouvriers. Et si, au contraire, on constate en fait
que la mécanique et la main-d'œuvre coexistent à un plus haut degré
chez les peuples riches que chez les sauvages, il faut en conclure
nécessairement que ces deux puissances ne s'excluent pas.
Je ne puis pas m'expliquer qu'un être pensant puisse goῦter quelque repos en présence de ce dilemme:.
Ou les inventions de l'homme ne nuisent pas à
ses travaux comme les faits généraux l'attestent, puisqu'il y a plus
des unes et des autres chez les Anglais et les Français que parmi les
Hurons et les Chérokées, et, en ce cas, j'ai fait fausse route, quoique
je ne sache ni où ni quand je me suis
égaré. Je commettrais un crime de lèse-humanité si j'introduisais mon erreur dans la législation de mon pays.
Ou bien les découvertes de l'esprit limitent
le travail des bras, comme les faits particuliers semblent l'indiquer,
puisque je vois tous les jours une machine se substituer à vingt, à cent
travailleurs, et alors je suis forcé de constater une flagrante,
éternelle, incurable antithèse entre la puissance intellectuelle et la
puissance physique de l'homme; entre son progrès et son bien-être, et je
ne puis m'empêcher de dire que l'auteur de l'homme devait lui donner de
la raison ou des bras, de la force morale ou de la force brutale, mais
qu'il s'est joué de lui en lui conférant à la fois des facultés qui
s'entre-détruisent.
La difficulté est pressante. Or, savez-vous comment on en sort? Par ce singulier apophthegme:
En économie politique il n'y a pas de principe absolu.
En langage intelligible et vulgaire, cela veut dire:
«Je ne sais où est le vrai et le faux;
j'ignore ce qui constitue le bien ou le mal général. Je ne m'en mets pas
en «peine. L'effet immédiat de chaque mesure sur mon bienêtre
personnel, telle est la seule loi que je consente à reconnaître.»
Il n'y a pas de principes! mais c'est comme
si vous disiez: Il n'y a pas de faits; car les principes ne sont que des
formules qui résument tout un ordre de faits bien constatés.
Les machines, les importations ont
certainement des effets. Ces effets sont bons ou mauvais. On peut à cet
égard différer d'avis. Mais, quel que soit celui que l'on adopte, il se
formule par un de ces deux principes: Les
machines sont un bien;—ou—Les machines sont un mal. Les importations
sont favorables,—ou—Les importations sont nuisibles.—Mais dire: Il n'y a pas de principes, c'est certainement le dernier degré d'abaissement où l'esprit humain puisse descendre, et j'avoue que je rougis pour mon pays
quand j'entends articuler une si monstrueuse hérésie en face des
chambres françaises, avec leur assentiment, c'est-à-dire en face et avec
l'assentiment de l'élite de nos concitoyens; et cela pour se justifier
de nous imposer des lois en parfaite ignorance de cause.
Mais enfin, me dira-t-on, détruisez le sophisme. Prouvez que les machines ne nuisent pas au travail humain, ni les importations au travail national.
Dans un ouvrage de la nature de celui-ci, de
telles démonstrations ne sauraient être très-complètes. J'ai plus pour
but de poser les difficultés que de les résoudre, et d'exciter la
réflexion que de la satisfaire. Il n'y a jamais pour l'esprit de
conviction bien acquise que celle qu'il doit à son propre travail.
J'essayerai néanmoins de le mettre sur la voie.
Ce qui trompe les adversaires des
importations et des machines, c'est qu'ils les jugent par leurs effets
immédiats et transitoires, au lieu d'aller jusqu'aux conséquences
générales et définitives.
L'effet prochain d'une machine ingénieuse
est de rendre superflue, pour un résultat donné, une certaine quantité
de main-d'œuvre. Mais là ne s'arrête point son action. Par cela même que
ce résultat donné est obtenu avec moins d'efforts, il est livré au
public à un moindre prix; et la somme des épargnes ainsi réalisée par
tous les acheteurs, leur sert à se procurer d'autres satisfactions,
c'est-à-dire à encourager la main-d'œuvre en général, précisément de la
quantité soustraite à la main-d'œuvre spéciale de l'industrie récemment
perfectionnée.—En sorte que le niveau du travail n'a pas baissé, quoique
celui des satisfactions se soit élevé.
Rendons cet ensemble d'effets sensible par un exemple.
Je suppose qu'il se consomme en France dix
millions de chapeaux à 15 francs; cela offre à l'industrie chapelière un
aliment de 150 millions.—Une machine est inventée qui permet de donner
les chapeaux à 10 francs.—L'aliment
pour cette industrie est réduit à 100 millions, en admettant que la
consommation n'augmente pas. Mais les autres 50 millions ne sont point
pour cela soustraits au travail humain.
Économisés par les acheteurs de chapeaux, ils leur serviront à
satisfaire d'autres besoins, et par conséquent à rémunérer d'autant
l'ensemble de l'industrie. Avec ces 5 francs d'épargne, Jean achètera
une paire de souliers, Jacques un livre, Jérôme un meuble, etc. Le
travail humain, pris en masse, continuera donc d'être encouragé jusqu'à
concurrence de 150 millions; mais cette somme donnera le même nombre de
chapeaux qu'auparavant, plus toutes les satisfactions correspondant aux
50 millions que la machine aura épargnés. Ces satisfactions sont le
produit net que la France aura retiré de l'invention. C'est un don
gratuit, un tribut que le génie de l'homme aura imposé à la nature.—Nous
ne disconvenons pas que, dans le cours de la transformation, une
certaine masse de travail aura été déplacée; mais nous ne pouvons pas accorder qu'elle aura été détruite ou même diminuée.
De même quant aux importations.—Reprenons l'hypothèse.
La France fabriquait dix millions de
chapeaux dont le prix de revient était de 15 francs. L'étranger envahit
notre marché en nous fournissant les chapeaux à 10 francs.—Je dis que le
travail national n'en sera nullement diminué.
Car il devra produire jusqu'à concurrence de 100 millions pour payer 10 millions de chapeaux à 10 francs.
Et puis, il restera à chaque acheteur 5
francs d'économie par chapeau, ou, au total, 50 millions, qui
acquitteront d'autres jouissances, c'est-à-dire d'autres travaux.
Donc la masse du travail restera ce qu'elle
était, et les jouissances supplémentaires, représentées par 50 millions
d'économie sur les chapeaux, formeront le profit net de l'importation ou
de la liberté du commerce.
Et il ne faut pas qu'on essaye de nous
effrayer par le tableau des souffrances qui, dans cette hypothèse,
accompagneraient le déplacement du travail.
Car si la prohibition n'eῦt jamais existé,
le travail se serait classé de lui-même selon la loi de l'échange, et
nul déplacement n'aurait eu lieu.
Si, au contraire, la prohibition a amené un
classement artificiel et improductif du travail, c'est elle et non la
liberté qui est responsable du déplacement inévitable dans la transition
du mal au bien.
A moins qu'on ne prétende que, parce qu'un
abus n peut être détruit sans froisser ceux qui en profitent, il su fit
qu'il existe un moment pour qu'il doive durer toujours
XXI.—: MATIÈRES PREMIÈRES.
On dit: Le plus avantageux de tous les
commerces est celui où l'on donne des objets fabriqués en échange de
matières premières. Car ces matières premières sont un aliment pour le travail national.
Et de là on conclut:
Que la meilleure loi de douanes serait celle qui donnerait le plus de facilités possible à l'entrée des matières premières, et qui opposerait le plus d'obstacles aux objets qui ont reçu leur première façon.
Il n'y a pas, en économie politique, de
sophisme plus répandu que celui-là. Il défraye non-seulement l'école
protectionniste, mais encore et surtout l'école prétendue libérale; et
c'est là une circonstance fâcheuse, car ce qu'il y a de pire, pour une
bonne cause, ce n'est pas d'être bien attaquée, mais d'être mal
défendue.
La liberté commerciale aura probablement le
sort de toutes les libertés; elle ne s'introduira dans nos lois qu'après
avoir pris possession de nos esprits. Mais s'il est vrai qu'une réforme
doive être généralement comprise pour être solidement établie, il
s'ensuit que rien ne la peut retarder comme ce qui égare l'opinion; et
quoi de plus propre à l'égarer que les écrits qui réclament la liberté
en s'appuyant sur les doctrines du monopole?
Il y a quelques années, trois grandes villes
de France, Lyon, Bordeaux et le Havre, firent une levée de boucliers
contre le régime restrictif. Le pays, l'Europe entière s'émurent en
voyant se dresser ce qu'ils prirent pour le drapeau de la
liberté.—Hélas! c'était encore le drapeau du monopole! d'un monopole un
peu plus mesquin et beaucoup plus absurde que celui qu'on semblait
vouloir renverser.—Grâce au sophisme que je
vais essayer de dévoiler, les pétitionnaires ne firent que reproduire,
en y ajoutant une inconséquence de plus, la doctrine de la protection au travail national.
Qu'est-ce, en effet, que le régime prohibitif? Écoutons M. de Saint-Cricq:
«Le travail constitue la richesse d'un
peuple, parce que «seul il crée les choses matérielles que réclament nos
besoins, et que l'aisance universelle consiste dans l'abondance de ces
choses.—Voilà le principe.
«Mais il faut que cette abondance soit le produit du travail national. Si elle était le produit du travail étranger, le «travail national s'arrêterait promptement.—Voilà l'erreur. (Voir le sophisme précédent.)
«Que doit donc faire un pays agricole et
manufacturier? Réserver son marché aux produits de son sol et de son
industrie.»—Voilà le but.
«Et pour cela, restreindre par des droits et
prohiber au «besoin les produits du sol et de l'industrie des autres
peuples.»—Voilà le moyen.
Rapprochons de ce système celui de la pétition de Bordeaux.
Elle divisait les marchandises en trois classes.
«La première renferme des objets d'alimentation et des matières
premières, vierges de tout travail humain. En principe, une sage
économie exigerait que cette classe ne fῦt «pas imposée.»—Ici point de travail, point de protection.
«La seconde est composée d'objets qui ont reçu une préparation. Cette préparation permet qu'on la charge de quelques droits.»—Ici la protection commence, parce que, selon les pétitionnaires, commence le travail national.
«La troisième comprend des objets
perfectionnés, qui ne peuvent nullement servir au travail national; nous
la considérons comme la plus imposable.»—Ici, le travail, et la
protection avec lui, arrivent à leur maximum.
On le voit, les pétitionnaires professaient que le travail étranger nuit au travail national, c'est l'erreur du régime prohibitif.
Ils demandaient que le marché français fῦt réservé au travail français; c'est le but du régime prohibitif.
Ils réclamaient que le travail étranger fῦt soumis à des restrictions et à des taxes.—C'est le moyen du régime prohibitif.
Quelle différence est-il donc possible de découvrir entre les pétitionnaires bordelais et le coryphée de la restriction?
Une seule: l'extension plus ou moins grande à donner au mot travail.
M. de Saint-Cricq l'étend à tout.—Aussi veut-il tout protéger.
«Le travail constitue toute la richesse d'un peuple, dit-il: «protéger «l'industrie agricole, toute l'industrie agricole; l'industrie manufacturière, toute l'industrie manufacturière, c'est le cri qui retentira toujours dans cette «chambre.»
Les pétitionnaires ne voient de travail que
celui des fabricants: aussi n'admettent-ils que celui-là aux faveurs de
la protection.
«Les matières premières sont vierges de tout travail humain.
En principe, on ne devrait pas les imposer. Les objets fabriqués ne
peuvent plus servir au travail national; «nous les considérons comme les
plus imposables.»
Il ne s'agit point ici d'examiner si la
protection au travail national est raisonnable. M. de Saint-Cricq et les
Bordelais s'accordent sur ce point, et nous, comme on l'a vu dans les
chapitres précédents, nous différons à cet égard des uns et des autres.
La question est de savoir qui, de M. de Saint-Cricq ou des Bordelais, donne au mot travail sa juste acception.
Or, sur ce terrain, il faut le dire, M. de
Saint-Cricq a mille fois raison, car voici le dialogue qui pourrait
s'établir entre eux.
M. de Saint-Cricq.—Vous
convenez que le travail national doit être protégé. Vous convenez
[qu'aucun travail étranger ne peut s'introduire sur notre marché sans y
détruire une quantité égale de notre travail national. Seulement vous
prétendez qu'il y a une foule de marchandises pourvues de valeur, puisqu'elles se vendent, et qui sont cependant vierges de tout travail humain.
Et vous nommez, entre autres choses, les blés, farines, viandes,
bestiaux, lard, sel, fer, cuivre, plomb, houille, laine, peaux,
semences, etc.
Si vous me prouvez que la valeur de ces choses n'est pas due au travail, je conviendrai qu'il est inutile de les protéger.
Mais aussi, si je vous démontre qu'il y a
autant de travail dans cent francs de laine que dans 100 francs de
tissus, vous devrez avouer que la protection est due à l'une comme à
l'autre.
Or, pourquoi ce sac de laine vaut-il 100 francs? N'est-ce point parce que c'est son prix de revient? et le prix de revient
est-il autre chose que ce qu'il a fallu distribuer en gages, salaires,
main-d'œuvre, intérêts, à tous les travailleurs et capitalistes qui ont
concouru à la production de l'objet?
Les Pétitionnaires.—Il
est vrai que, pour la laine, vous pourriez avoir raison. Mais un sac de
blé, un lingot de fer, un quintal de houille, sont-ils le produit du
travail? N'est-ce point la nature qui les crée?
M. de Saint-Cricq.—Sans doute, la nature crée les éléments de toutes ces choses, mais c'est le travail qui en produit la valeur. J'ai eu tort moi-même de dire que le travail crée les objets matériels, et cette locution vicieuse m'a conduit à bien d'autres erreurs.—Il n'appartient pas à l'homme de créer et de faire quelque chose de rien, pas plus au fabricant qu'au cultivateur; si par production on entendait création,
tous nos travaux seraient improductifs, et les vôtres, messieurs les
négociants, plus que tous les autres, excepté peut-être les miens.
L'agriculteur n'a donc pas la prétention d'avoir créé le blé, mais il a celle d'en avoir créé la valeur,
je veux dire, d'avoir, par son travail, celui de ses domestiques, de
ses bouviers, de ses moissonneurs, transformé en blé des substances qui
n'y ressemblaient nullement. Que fait de plus le meunier qui le
convertit en farine, le boulanger qui le façonne en pain?
Pour que l'homme puisse se vêtir en drap,
une foule d'opérations sont nécessaires. Avant l'intervention de tout
travail humain, les véritables matières premières de ce produit sont l'air, l'eau, la chaleur, les gaz, la lumière, les sels qui doivent entrer dans sa composition.
Voilà les-matières premières qui véritablement sont vierges de tout travail humain, puisqu'elles n'ont pas de valeur, et je ne songe pas à les protéger.—Mais un premier travail
convertit ces substances en fourrages, un second en laine, un troisième
en fil, un quatrième en tissus, un cinquième en vêtements. Qui osera
dire que tout, dans cette œuvre, n'est pas travail.
depuis le premier coup de charrue qui le commence jusqu'au dernier coup d'aiguille qui le termine?
Et parce que, pour plus de célérité et de
perfection dans l'accomplissement de l'œuvre définitive, qui est un
vêtement, les travaux se sont répartis entre plusieurs classes
d'industrieux, vous voulez, par une distinction arbitraire, que l'ordre
de succession de ces travaux soit la raison unique de leur importance,
en sorte que le premier ne mérite pas même le nom de travail, et que le
dernier, travail par excellence, soit seul digne des faveurs de la
protection?
Les Pétitionnaires.—Oui, nous commençons à voir que le blé, non plus que la laine, n'est pas tout à fait vierge de travail humain;
mais au moins l'agriculteur n'a pas, comme le fabricant, tout exécuté
par lui-même et ses ouvriers; la nature l'a aidé; et, s'il y a du
travail, tout n'est pas travail dans le blé.
M. de Saint-Cricq.—Mais tout est travail dans sa valeur.
Je veux que la nature ait concouru à la formation matérielle du grain.
Je veux même qu'il soit exclusivement son ouvrage; mais convenez que je
l'ai contrainte par mon travail; et quand je vous vends du blé,
remarquez bien ceci, ce n'est pas le travail de la nature que je vous fais payer, mais le mien.
Et, à votre compte, les objets fabriqués ne
seraient pas non plus des produits du travail. Le manufacturier ne se
fait-il pas seconder aussi par la nature? Ne s'empare-t-il pas, à l'aide
de la machine à vapeur, du poids de l'atmosphère, comme, à l'aide de la
charrue, je m'empare de son humidité? A-t-il créé les lois de la
gravitation, de la transmission des forces, de l'affinité?
Les Pétitionnaires.—Allons, va encore pour la laine; mais la houille est assurément l'ouvrage et l'ouvrage exclusif de la nature. Elle est bien vierge de tout travail humain.
M. de Saint-Crico.—Oui, la nature a fait la houille,
[111]
mais le travail en a fait la valeur. La houille n'avait aucune valeur pendant les millions d'années où elle était enfouie ignorée à cent pieds sous terre. Il a fallu l'y aller chercher: c'est un travail; il a fallu la transporter sur le marché: c'est un autre travail;
et, encore une fois, le prix que vous la payez sur le marché n'est
autre chose que la rémunération de ces travaux d'extraction et de
transport1.
On voit que jus qu'ici tout l'avantage est du côté de M. de Saint-Cricq; que la valeur des matières premières, comme celle des matières fabriquées, représente les frais de production, c'est-à-dire du travail; qu'il n'est pas possible de concevoir un objet pourvu de valeur, et qui soit vierge de tout travail humain; que la distinction que font les pétitionnaires est futile en théorie; que, comme base d'une inégale répartition de faveurs,
elle serait inique en pratique, puisqu'il en résulterait que le tiers
des Français, occupés aux manufactures, obtiendraient les douceurs du
monopole, par la raison qu'ils produisent en travaillant,
tandis que les deux autres tiers, à savoir la population agricole,
seraient abandonnés à la concurrence, sous prétexte qu'ils produisent sans travailler.
On insistera, j'en suis sῦr, et l'on dira qu'il y a plus d'avantage pour une nation à importer des matières dites premières,
qu'elles soient ou non le produit du travail, et à exporter des objets fabriqués.
C'est là une opinion fort accréditée.
«Plus les matières premières sont
abondantes, dit la pétition de Bordeaux, plus les manufactures se
multiplient et prennent d'essor.»
«Les matières premières, dit-elle ailleurs,
laissent une étendue sans limite à l'œuvre des habitants des pays où
elles sont importées.»
«Les matières premières, dit la pétition du Havre, étant les éléments du travail, il faut les soumettre à un régime différent et les admettre de suite au taux le plus faible.»
La même pétition veut que la protection des objets fabriqués soit réduite non de suite, mais dans un temps indéterminé; non au taux le plus faible, mais à 20 p. 100.
«Entre autres articles dont le bas prix et l'abondance sont une nécessité, dit la pétition de Lyon, les fabricants citent toutes les matières premières.»
Tout cela repose sur une illusion.
Nous avons vu que toute valeur représente du travail. Or, il est très-vrai que le travail manufacturier décuple, centuple quelquefois la valeur
d'un produit brut, c'est-à-dire répand dix fois, cent fois plus de
profits dans la nation. Dès lors on raisonne ainsi: La production d'un
quintal de fer ne fait gagner que 15 francs aux travailleurs de toutes
classes. La conversion de ce quintal de fer en ressorts de montres élève
leurs profits à 10,000 francs; et oserez-vous dire que la nation n'est
pas plus intéressée à s'assurer pour 10,000 francs que pour 15 francs de
travail?
On oublie que les échanges internationaux,
pas plus que les échanges individuels, ne s'opèrent au poids ou à la
mesure. On n'échange pas un quintal de fer brut contre un quintal de
ressorts de montre, ni une livre de laine en suint contre une livre de
laine en cachemire;—mais bien une
certaine valeur d'une de ces choses contre une valeur égale
d'une autre. Or, troquer valeur égale contre valeur égale, c'est
troquer travail égal contre travail égal. Il n'est donc pas vrai que la
nation qui donne pour 100 francs de tissus ou de ressorts gagne plus que
celle qui livre pour 100 francs de laine ou de fer.
Dans un pays où aucune loi ne peut être
votée, aucune contribution établie qu'avec le consentement de ceux que
cette loi doit régir ou que cet impôt doit frapper, on ne peut voler le
public qu'en commençant par le tromper. Notre ignorance est la matière première de toute extorsion qui s'exerce sur nous, et l'on peut être assuré d'avance que tout sophisme
est l'avant-coureur d'une spoliation.—Bon public, quand tu vois un
sophisme dans une pétition, mets la main sur ta poche, car c'est
certainement là que l'on vise.
Voyons donc quelle est la pensée secrète que
messieurs les armateurs de Bordeaux et du Havre et messieurs les
manufacturiers de Lyon enveloppent dans cette distinction entre les
produits agricoles et les objets manufacturés?
«C'est principalement dans cette première classe (celle qui comprend les matières premières, vierges de tout travail humain) que se trouve, disent les pétitionnaires de Bordeaux, le principal aliment de notre marine marchande...
En principe, une sage économie exigerait que cette classe ne fῦt pas
imposée...La seconde (objets qui ont reçu une préparation), on peut la charger. La troisième (objets auxquels le travail n'a plus rien à faire), nous la considérons comme la plus imposable.»
«Considérant, disent les pétitionnaires du Havre, qu'il est indispensable de réduire de suite au taux le plus bas les matières premières, afin que l'industrie puisse successivement mettre en œuvre les forces navales qui lui fourniront ses premiers et indispensables moyens de travail...»
Les manufacturiers ne pouvaient pas demeurer en reste
de politesse envers les armateurs. Aussi, la pétition de Lyon
demande-t-elle la libre introduction des matières premières, «pour
prouver, y est-il dit, que les intérêts des villes manufacturières ne
sont pas toujours opposés à ceux des villes maritimes.»
Non; mais il faut dire que les uns et les
autres, entendus comme font les pétitionnaires, sont terriblement
opposés aux intérêts des campagnes, de l'agriculture et des
consommateurs.
Voilà donc, messieurs, où vous vouliez en
venir! Voilà le but de vos subtiles distinctions économiques! Vous
voulez que la loi s'oppose à ce que les produits achevés
traversent l'Océan, afin que le transport beaucoup plus coῦteux des
matières brutes, sales, chargées de résidus, offre plus d'aliment à
votre marine marchande, et mette plus largement en œuvre vos forces navales. C'e st là ce que vous appelez une sage économie.
Eh! que ne demandez-vous aussi qu'on fasse
venir les sapins de Russie avec leurs branches, leur écorce et leurs
racines; l'or du Mexique à l'état de minerai; et les cuirs de
Buénos-Ayres encore attachés aux ossements de cadavres infects?
Bientôt, je m'y attends, les actionnaires
des chemins de fer, pour peu qu'ils soient en majorité dans les
chambres, feront une loi qui défende de fabriquer à Cognac l'eau-de-vie
qui se consomme à Paris. Ordonner législativement le transport de dix
pièces de vin pour une pièce d'eau-de-vie, ne serait-ce pas à la fois
fournir à l'industrie parisienne l'indispensable aliment de son travail, et mettre en œuvre les forces des locomotives?
Jusques à quand fermera-t-on les yeux sur cette vérité si simple?
L'industrie, les forces navales, le travail ont pour but le bien général, le bien public; créer des industries inutiles,
favoriser des transports superflus, alimenter un travail surnuméraire,
non pour le bien du public, mais aux dépens du public, c'est réaliser
une véritable pétition de principe. Ce n'est pas le travail qui est en
soi-même une chose désirable, c'est la consommation: tout travail sans
résultat est une perte. Payer des marins pour porter à travers les mers
d'inutiles résidus, c'est comme les payer pour faire ricocher des
cailloux sur la surface de l'eau. Ainsi nous arrivons à ce résultat, que
tous les sophismes économiques, malgré leur infinie variété, ont cela de commun qu'ils confondent le moyen avec le but, et développent l'un aux dépens de l'autre1.
XXII.—: MÉTAPHORES.
Quelquefois le sophisme se dilate, pénètre
tout le tissu d'une longue et lourde théorie. Plus souvent il se
comprime, il se resserre, il se fait principe, et se cache tout entier
dans un mot.
Dieu nous garde, disait Paul-Louis, du malin
et de la métaphore! Et, en effet, il serait difficile de dire lequel
des deux verse le plus de maux sur notre planète.—C'est le démon,
dites-vous; il nous met à tous, tant que nous sommes, l'esprit de
spoliation dans le cœur. Oui, mais il laisse entière la répression des
abus par la résistance de ceux qui en souffrent. C'est le sophisme qui paralyse cette résistance. L'épêe que la malice met aux mains des assaillants serait impuissan te si le sophisme
ne brisait pas le bouclier aux bras des assaillis; et c'est avec raison
que Malebranche a inscrit sur le frontispice de son livre cette
sentence: L'erreur est la cause de la misère des hommes.
Et voyez ce qui se passe. Des ambitieux
hypocrites auront un intérêt sinistre, comme, par exemple, à semer dans
le public le germe des haines nationales. Ce germe funeste pourra se
développer, amener une conflagration générale, arrêter la civilisation,
répandre des torrents de sang, attirer sur le pays le plus terrible des
fléaux, l'invasion. En tous cas, et d'avance,
ces sentiments haineux nous abaissent dans l'opinion des peuples et
réduisent les Français qui ont conservé quelque amour de la justice à
rougir de leur patrie. Certes ce sont là de grands maux; et pour que le
public se garantît contre les menées de ceux qui veulent lui faire
courir de telles chances, il suffirait qu'il en eῦt la claire vue.
Comment parvient-on à la lui dérober? Par la métaphore. On altère, on force, on déprave le sens de trois ou quatre mots, et tout est dit.
Tel est le mot invasion lui-même.
Un maître de forges français dit: Préservons-nous de l'invasion des fers anglais. Un landlord anglais s'écrie: Repoussons l'invasion
des blés français!—Et ils proposent d'élever des barrières entre les
deux peuples.—Les barrières constituent l'isolement, l'isolement conduit
à la haine, la haine à la guerre, la guerre à l'invasion.—Qu'importe? disent les deux sophistes; ne vaut-il pas mieux s'exposer à une invasion éventuelle que d'accepter une invasion certaine?—Et les peuples de croire, et les barrières de persister.
Et pourtant quelle analogie y a-t-il entre un échange et une invasion?
Quelle similitude est-il possible d'établir entre un vaisseau de guerre
qui vient vomir sur nos villes le fer, le feu et la dévastation,—et un
navire marchand qui vient nous offrir de troquer librement,
volontairement, des produits contre des produits?
J'en dirai autant du mot inondation. Ce mot se prend ordinairement en mauvaise part, parce qu'il est assez dans
les habitudes des inondations de ravager les champs et les moissons.—Si,
pourtant, elles laissaient sur le sol une valeur supérieure à celle
qu'elles lui enlèvent, comme font les inondations du Nil, il faudrait, à
l'exemple des Égyptiens, les bénir, les déifier.—Eh bien! avant de
déclamer contre les inondations des produits
étrangers, avant de leur opposer de gênants et coῦteux obstacles, se
demande-t-on si ce sont là des inondations qui ravagent ou de celles qui
fertilisent?—Que penserions-nous de Méhémet-Ali, si, au lieu d'élever à
gros frais des barrages à travers le Nil, pour étendre le domaine de
ses inondations, il dépensait ses piastres à lui creuser un lit plus profond, afin que l'Égypte ne fῦt pas souillée par ce limon étranger
descendu des montagnes de la Lune? Nous exhibons précisément ce degré
de sagesse et de raison, quand nous voulons, à grand renfort de
millions, préserver notre pays....—De quoi?—Des bienfaits dont la nature
a doté d'autres climats.
Parmi les métaphores qui recèlent toute une funeste théorie, il n'en est pas de plus usitée que celle que présentent les mots tribut, tributaire.
Ces mots sont devenus si usuels, qu'on en fait les synonymes d'achat, acheteur, et l'on se sert indifféremment des uns ou des autres.
Cependant il y a aussi loin d'un tribut à un achat que d'un vol à un échange, et j'aimerais autant entendre dire: Cartouche a enfoncé mon coffre-fort et il y a acheté mille écus, que d'ouïr répéter à nos honorables députés: Nous avons payé à l'Allemagne le tribut de mille chevaux qu'elle nous a vendus.
Car ce qui fait que l'action de Cartouche n'est pas un achat, c'est qu'il n'a pas mis, et de mon consentement, dans mon coffre-fort, une valeur équivalente à celle qu'il a prise.
Et ce qui fait que l'octroi de 500,000 francs que nous avons fait à l'Allemagne n'est pas un tribut, c'est justement
qu'elle ne les a pas reçus à titre gratuit, mais bien en nous livrant en
échange mille chevaux que nous-mêmes avons jugé valoir nos 500,000
francs.
Faut-il donc relever sérieusement de tels
abus de langage? Pourquoi pas, puisque c'est très-sérieusement qu'on les
étale dans les journaux et dans les livres?
Et qu'on n'imagine pas qu'ils échappent à
quelques écrivains ignorant jusqu'à leur langue! Pour un qui s'en
abstient, je vous en citerai dix qui se les permettent, et des plus
huppés encore, les d'Argout, les Dupin, les Villèle, les pairs, les
députés, les ministres, c'est-à-dire les hommes dont les paroles sont
des lois, et dont les sophismes les plus choquants servent de base à
l'administration du pays.
Un célèbre philosophe moderne a ajouté aux
catégories d'Aristote le sophisme qui consiste à renfermer dans un mot
une pétition de principe. Il en cite plusieurs exemples. Il aurait pu
joindre le mot tributaire à sa
nomenclature.—En effet, il s'agit de savoir si les achats faits au
dehors sont utiles ou nuisibles.—Ils sont nuisibles, dites-vous.—Et
pourquoi?—Parce qu'ils nous rendent tributaires de l'étranger.—Certes, voilà bien un mot qui pose en fait ce qui est en question.
Comment ce trope abusif s'est-il introduit dans la rhétorique des monopoleurs?
Des écus sortent du pays pour satisfaire la rapacité d'un ennemi victorieux.—D'autres écus sortent aussi du pays
pour solder des marchandises.—On établit l'analogie des deux cas, en ne
tenant compte que de la circonstance par laquelle ils se ressemblent et
faisant abstraction de celle par laquelle ils diffèrent.
Cependant cette circonstance, c'est-à-dire
le non-remboursement dans le premier cas, et le remboursement librement
convenu dans le second, établit entre eux une différence telle qu'il
n'est réellement pas possible de les classer sous la
même étiquette. Livrer 100 francs par force à qui vous serre la gorge, ou volontairement
à qui vous donne l'objet de vos désirs, vraiment, ce sont choses qu'on
ne peut assimiler.—Autant vaudrait dire qu'il est indifférent de jeter
le pain à la rivière ou de le manger, parce que c'est toujours du pain détruit. Le vice de ce raisonnement, comme celui que renferme le mot tribut, consisterait à fonder une entière similitude entre deux cas par leur ressemblance et en faisant abstraction de leur différence.
CONCLUSION.
Tous les sophismes que j'ai combattus
jusqu'ici se rapportent à une seule question: le système restrictif;
encore, par pitié pour le lecteur, «j'en passe, et des meilleurs»: droits acquis, inopportunité, épuisement du numéraire, etc., etc.
Mais l'économie sociale n'est pas renfermée
dans ce cercle étroit. Le fouriérisme, le saint-simonisme, le
communisme, le mysticisme, le sentimentalisme, la fausse philanthropie,
les aspirations affectées vers une égalité et une fraternité
chimériques, les questions relatives au luxe, aux salaires, aux
machines, à la prétendue tyrannie du capital, aux colonies, aux
débouchés, aux conquêtes, à la population, à l'association, à
l'émigration, aux impôts, aux emprunts, ont encombré le champ de la
science d'une foule d'arguments parasites, de sophismes qui sollicitent la houe et la binette de l'économiste diligent.
Ce n'est pas que je ne reconnaisse le vice
de ce plan ou plutôt de cette absence de plan. Attaquer un à un tant de
sophismes incohérents, qui quelquefois se choquent et plus souvent
rentrent les uns dans les autres, c'est se condamner à
une lutte désordonnée, capricieuse, et s'exposer à de perpétuelles redites.
Combien je préférerais dire simplement comment les choses sont, sans m'occuper de mille aspects sous lesquels l'ignorance les voit!...Exposer les lois selon lesquelles les sociétés prospèrent ou dépérissent, c'est ruiner virtuellement
tous les sophismes à la fois. Quand Laplace eut décrit ce qu'on peut
savoir jusqu'ici du mouvement des corps célestes il dissipa, sans même
les nommer, toutes les rêveries astrologiques des Égyptiens, des Grecs
et des Hindous, bien plus sῦrement qu'il n'eῦt pu le faire en les
réfutant directement dans d'innombrables volumes.—La vérité est une; le
livre qui l'expose est un édifice imposant et durable:
- Il brave les tyrans avides,
- Plus hardi que les Pyramides
- Et plus durable que l'airain.
L'erreur est multiple et de nature éphémère;
l'ouvrage qui la combat ne porte pas en lui-même un principe de
grandeur et de durée.
Mais si la force et peut-être l'occasion1
m'ont manqué pour procéder à la manière des Laplace et des Say, je ne
puis me refuser à croire que la forme que j'ai adoptée a aussi sa
modeste utilité. Elle me semble surtout bien proportionnée aux besoins
du siècle, aux rapides instants qu'il peut consacrer à l'étude.
Un traité a sans doute une supériorité incontestable, mais
à une condition, c'est d'être lu, médité, approfondi. Il ne s'adresse
qu'à un public d'élite. Sa mission est de fixer d'abord et d'agrandir
ensuite le cercle des connaissances acquises.
La réfutation des préjugés vulgaires ne
saurait avoir cette haute portée. Elle n'aspire qu'à désencombrer la
route devant la marche de la vérité, à préparer les esprits, à redresser
le sens public, à briser dans des mains impures des armes dangereuses.
C'est surtout en économie sociale que cette
lutte corps à corps, que ces combats sans cesse renaissants avec les
erreurs populaires ont une véritable utilité pratique.
On pourrait ranger les sciences en deux catégories.
Les unes, à la rigueur, peuvent n'être sues
que des savants. Ce sont celles dont l'application occupe des
professions spéciales. Le vulgaire en recueille le fruit malgré
l'ignorance; quoiqu'il ne sache pas la mécanique et l'astronomie, il
n'en jouit pas moins de l'utilité d'une montre, il n'est pas moins
entraîné par la locomotive ou le bateau à vapeur sur la foi de
l'ingénieur et du pilote. Nous marchons selon les lois de l'équilibre
sans les connaître, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le
savoir.
Mais il est des sciences qui n'exercent sur
le public qu'une influence proportionnée aux lumières du public
lui-même, qui tirent toute leur efficacité non des connaissances
accumulées dans quelques têtes exceptionnelles, mais de celles qui sont
diffusées dans la raison générale. Telles sont la morale, l'hygiène,
l'économie sociale, et, dans les pays où les hommes s'appartiennent à
eux-mêmes, la politique. C'est de ces sciences que Bentham aurait pu
dire surtout: «Ce qui les répand vaut mieux que ce qui les avance.»
Qu'importe qu'un grand homme, un Dieu même, ait promulgué les lois de la
morale, aussi longtemps que les hommes, imbus de fausses notions,
prennent les vertus pour des vices et
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les vices pour des vertus? Qu'importe que Smith, Say, et, selon M. de Saint-Chamans, les économistes de toutes les écoles aient proclamé, en fait de transactions commerciales, la supériorité de la liberté sur la contrainte, si ceux-là sont convaincus du contraire qui font les lois et pour qui les lois sont faites?
Ces sciences, que l'on a fort bien nommées
sociales, ont encore ceci de particulier que, par cela même qu'elles
sont d'une application usuelle, nul ne convient qu'il les ignore.—A-t-on
besoin de résoudre une question de chimie ou de géométrie? On ne
prétend pas avoir la science infuse; on n'a pas honte de consulter M.
Thénard; on ne se fait pas difficulté d'ouvrir Legendre ou Bezout.—Mais,
dans les sciences sociales, on ne reconnaît guère d'autorités. Comme
chacun fait journellement de la morale bonne ou mauvaise, de l'hygiène,
de l'économie, de la politique raisonnable ou absurde, chacun se croit
apte à gloser, disserter, décider et trancher en ces
matières.—Souffrez-vous? Il n'est pas de bonne vieille qui ne vous dise
du premier coup la cause et le remède de vos maux: «Ce sont les humeurs,
affirme-t-elle, il faut vous purger.»—Mais qu'est-ce que les humeurs?
et y a-t-il des humeurs? C'est ce dont elle ne se met pas en peine.—Je
songe involontairement à cette bonne vieille quand j'entends expliquer
tous les malaises sociaux par ces phrases banales: C'est la surabondance
des produits, c'est la tyrannie du capital, c'est la pléthore
industrielle, et autres sornettes dont on ne peut pas même dire: Verba et voces, prœtereaque nihil, car ce sont autant de funestes erreurs.
De ce qui précède il résulte deux choses: 1° Que les sciences sociales doivent abonder en sophismes
beaucoup plus que les autres, parce que ce sont celles où chacun ne
consulte que son jugement ou ses instincts; 2° que c'est dans ces
sciences que le sophisme est spécialement malfaisant,
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parce qu'il égare l'opinion en une matière où l'opinion c'est la force, c'est la loi.
Il faut donc deux sortes de livres à ces
sciences; ceux qui les exposent et ceux qui les propagent, ceux qui
montrent la vérité et ceux qui combattent l'erreur.
Il me semble que le défaut inhérent à la forme de cet opuscule, la répétition, est ce qui en fait la principale utilité.
Dans la question que j'ai traitée, chaque
sophisme a sans doute sa formule propre et sa portée, mais tous ont une
racine commune, qui est l'oubli des intérêts des hommes en tant que consommateurs. Montrer que les mille chemins de l'erreur conduisent à ce sophisme générateur, c'est apprendre au public à le reconnaître, à l'apprécier, à s'en défier en toutes circonstances.
Après tout, je n'aspire pas précisément à faire naître des convictions, mais des doutes.
Je n'ai pas la prétention qu'en posant le livre le lecteur s'écrie: Je sais; plaise au ciel qu'il se dise sincèrement: J'ignore!
«J'ignore, car je commence à craindre qu'il n'y ait quelque chose d'illusoire dans les douceurs de la disette. (Sophisme I.)
«Je ne suis plus si édifié sur les charmes de l'obstacle. (Sophisme II.)
L'effort sans résultat ne me semble plus aussi désirable que le résultat sans effort. (Sophisme III.)
Il se pourrait bien que le secret du
commerce ne consiste pas, comme celui des armes (selon la définition
qu'en donne le spadassin du Bourgeois gentilhomme), à donner et à ne pas recevoir. (Sophisme VI.)
Je conçois qu'un objet vaut d'autant plus qu'il a reçu plus de façons; mais, dans l'échange, deux valeurs égales cessent-elles d'être égales parce que l'une vient de la charrue et l'autre de la Jacquart? (Sophisme XXI.)
«J'avoue que je commence à trouver singulier
que l'humanité s'améliore par des entraves, s'enrichisse par des taxes;
et franchement je serais soulagé d'un poids importun, j'éprouverais une
joie pure, s'il venait à m'être démontré, comme l'assure l'auteur des Sophismes,
qu'il n'y a pas incompatibilité entre le bien-être et la justice, entre
la paix et la liberté, entre l'extension du travail et les progrès de
l'intelligence. (Sophismes XIV et XX.)
«Donc, sans me tenir pour satisfait par ses
arguments, auxquels je ne sais si je dois donner le nom de raisonnements
ou de paradoxes, j'interrogerai les maîtres de la science.»
Terminons par un dernier et important aperçu cette monographie du Sophisme.
Le monde ne sait pas assez l'influence que le Sophisme exerce sur lui.
S'il en faut dire ce que je pense, quand le droit du plus fort a été détrôné, le Sophisme a remis l'empire au droit du plus fin, et il serait difficile de dire lequel de ces deux tyrans a été le plus funeste à l'humanité.
Les hommes ont un amour immodéré pour les jouissances, l'influence, la considération, le pouvoir, en un mot, pour les richesses.
Et, en même temps, ils sont poussés par une inclination immense à se procurer ces choses aux dépens d'autrui.
Mais cet autrui, qui est le public, a une inclination non moins grande à garder ce qu'il a acquis, pouvu qu'il le puisse et qu'il le sache.
La spoliation, qui joue un si grand rôle dans les affaires du monde, n'a donc que deux agents: la force et la ruse, et deux limites: le courage et les lumières.
La force appliquée à la spoliation fait le
fond des annales humaines. En retracer l'histoire, ce serait reproduire
presque en entier l'histoire de tous les peuples: Assyriens,
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Babyloniens, Mèdes, Perses, Égyptiens, Grecs, Romains, Goths, Francs,
Huns, Turcs, Arabes, Mongols, Tartares, sans compter celle des Espagnols
en Amérique, des Anglais dans l'Inde, des Français en Afrique, des
Russes en Asie, etc., etc.
Mais, du moins, chez les nations civilisées, les hommes qui produisent les richesses sont devenus assez nombreux et assez forts
pour les défendre.—Est-ce à dire qu'ils ne sont plus dépouillés? Point
du tout; ils le sont autant que jamais, et, qui plus est, ils se
dépouillent les uns les autres.
Seulement, l'agent est changé: ce n'est plus par force, c'est par ruse qu'on s'empare des richesses publiques.
Pour voler le public, il faut le tromper. Le
tromper, c'est lui persuader qu'on le vole pour son avantage; c'est lui
faire accepter en échange de ses biens des services fictifs, et souvent
pis.—De là le Sophisme.—Sophisme
théocratique, Sophisme économique, Sophisme politique, Sophisme
financier.—Donc, depuis que la force est tenue en échec, le Sophisme n'est pas seulement un mal, c'est le génie du mal. Il le faut tenir en échec à son tour.—Et, pour cela, rendre le public plus fin que les fins, comme il est devenu plus fort que les forts.
Bon public, c'est sous le patronage de cette
pensée que je t'adresse ce premier essai,—bien que la Préface soit
étrangement transposée, et la Dédicace quelque peu tardive1.
2 novembre 1845
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FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE