* Ce texte a été publié pour la première fois en anglais dans la Philosophical Review, 64/2,1955, p. 175-191 (NdT).
L’auteur emploie tout au long du texte « wrong », qui peut signifier « mal » mais également « injuste », comme l’opposé de l’adjectif « droit » (right). Il utilise également « wrong » comme une substantif désignant « un mal », « une injustice » (NdT).
L’anglais dit « due to » : c’est le premier sens identifié de « to », mieux traduit en français par « envers », qui vaut ici. Mais le français n’autorise pas la formule « dû envers » et reproduit dans ce cas l’ambiguïté propre à l’anglais (NdT).
Philosophie analytique du droit
Existe-t-il des droits naturels ?
Je défendrai ici la thèse suivante : s’il existe des droits moraux
quelconques, il s’ensuit qu’il existe au moins un droit naturel, le droit égal
de tous les hommes à être libres. En disant que ce droit existe, je veux dire
qu’en l’absence de certaines conditions spéciales, qui sont compatibles avec
le fait que ce droit est un droit égal pour tous, tout être humain adulte qui est
capable de choix 1) a le droit que tous les autres s’abstiennent d’employer la
coercition (coercion) ou la contrainte (restraint) contre lui, à moins que ce
ne soit pour empêcher la coercition ou la contrainte ; et 2) est libre
d’accomplir (c’est-à-dire n’a aucune obligation de s’abstenir d’accomplir)
toute action qui n’est pas coercitive ou contraignante, ou n’est pas destinée à
nuire à d’autres personnes2.
Je présente le droit égal de tous les hommes à être libres comme un
droit naturel pour deux raisons ; l’une comme l’autre ont toujours été mises
en avant par les théoriciens classiques des droits naturels. (1) Ce droit est un
droit que tous les hommes ont s’ils sont capables de choix ; ils l’ont en tant
qu’hommes et non pas seulement à condition d’être membres d’une société
donnée ou de se trouver dans une relation particulière les uns par rapport
aux autres. (2) Ce droit n’est ni créé ni conféré par l’action volontaire des
hommes ; alors que d’autres droits moraux le sont3. Ma thèse n’est
évidemment pas aussi ambitieuse que les théories traditionnelles des droits
naturels. En effet, bien qu’à mes yeux les hommes aient de manière égale le
droit d’être libres au sens précisé, aucun homme n’a un droit absolu ou
inconditionnel de faire ou de ne pas faire une chose particulière, ou d’être
traité d’une manière particulière ; la coercition ou la contrainte à l’égard
d’une action quelconque peut être justifiée dans des conditions spéciales
sans contredire le principe général. Ainsi mon raisonnement ne montrera pas
que les hommes ont un droit quelconque (hormis le droit égal de tous à être
libres) qui soit « absolu », « inaliénable » ou « imprescriptible ». Cela
réduira peut-être aux yeux de beaucoup l’importance de ma thèse, mais je
pense que le principe selon lequel tous les hommes ont un droit égal d’être
libres, aussi mince qu’il puisse paraître, est probablement tout ce que les
philosophes politiques de la tradition libérale ont besoin d’affirmer pour
défendre un plan d’action quelconque, même s’ils ont affirmé bien plus.
Mais ma thèse selon laquelle ce droit naturel là existe peut paraître
insatisfaisante à un autre égard ; elle consiste uniquement dans l’affirmation
conditionnelle selon laquelle s’il existe des droits moraux, alors ce droit
naturel là doit exister. Peu de gens peut-être seraient désormais disposés à
nier, comme certains l’ont fait, qu’il existe des droits moraux. En effet, le
but de ce déni était habituellement de s’opposer à une thèse philosophique
relative au « statut ontologique » des droits ; or cette objection ne prend
désormais plus la forme du déni de l’existence des droits moraux, mais du
déni de la similarité logique supposée entre les phrases employées pour
affirmer l’existence des droits et d’autres types de phrases. Il faut toutefois
se souvenir de ceci : il peut exister des codes de conduite qui sont désignés
de manière assez appropriée comme des codes moraux (bien que nous
puissions bien sûr dire qu’ils sont « imparfaits ») et qui n’emploient pas la
notion de droits ; et il n’y a rien de contradictoire ou d’absurde dans un code
ou une morale entièrement constitué de prescriptions, ou dans un code qui
prescrit seulement ce qui doit être fait pour la réalisation du bonheur ou d’un idéal de perfection humaine4. Dans de tels systèmes, les actions humaines
seraient évaluées ou critiquées en tant qu’actions conformes aux
prescriptions, ou en tant que bonnes ou mauvaises, justes ou injustes, sages
ou folles, adaptées ou inadaptées ; mais personne n’exercerait ou ne
revendiquerait de droits, ne les violerait ou n’empiéterait sur eux. Ceux qui
vivraient selon de tels systèmes ne pourraient évidemment pas, en
conséquence, être amenés à reconnaître le droit égal de tous à être libres ; en
outre, aucun raisonnement analogique ne pourrait à mon sens être construit
(et c’est là un aspect par lequel la notion de droit diffère d’autres notions
morales) pour montrer que, du simple fait que des actions ont été reconnues
comme devant ou ne devant pas être accomplies, comme justes, injustes,
bonnes ou mauvaises, il s’ensuit qu’un type spécifique de comportement
rentre dans ces catégories.
I.
(A) Les juristes ont en partie disséqué, à leurs propres fins, la notion
de droit légal, et certains de leurs résultats sont utiles5 pour élucider les
propositions de la forme « X a le droit de … » en dehors des contextes
légaux. Il est bien sûr impossible d’identifier simplement les droits moraux
et légaux, mais il y a un lien intime entre eux, et ce lien même est un trait
qui distingue le droit moral des autres concepts moraux fondamentaux. Cela
ne tient pas seulement à ce que les hommes parlent en fait avant tout de
leurs droits moraux quand ils défendent leur incorporation à un système
légal, mais aussi à ce que le concept de droit appartient à la branche de la
moralité qui se préoccupe spécifiquement de déterminer quand la liberté
d’une personne peut être limitée par celle d’une autre6, et donc de déterminer quelles actions peuvent être adéquatement soumises à des règles
légales coercitives. Les mots « droit », « diritto », et « Recht » utilisés par
les juristes continentaux n’ont pas de traduction anglaise simple, et
paraissent, aux yeux des juristes anglais, flotter de manière hésitante entre
droit et morale, mais ils délimitent en réalité une région de la morale (la
morale du droit) qui a des caractéristiques particulières. Elle est habitée par
les concepts de justice, d’équité, de droits, et d’obligation (quand on
n’utilise pas ce dernier, comme le font nombre de philosophes moraux,
comme un label général confus qui englobe toute action que nous devrions
moralement accomplir ou nous abstenir d’accomplir). La plus importante
des caractéristiques communes à ce groupe de concepts moraux est la
suivante : l’usage de la force ou de la menace n’est en rien incongru, mais
au contraire particulièrement approprié, pour assurer que ce qui est juste ou
équitable, ou ce que quelqu’un a le droit de faire, soit effectivement fait, car
c’est précisément dans ces circonstances que la coercition d’un autre être
humain est légitime. Kant, dans la Rechtslehre, considère les obligations qui
émergent dans cette branche de la morale sous le titre des « officia juris »,
« qui ne requièrent pas que le respect du devoir soit par lui-même le
principe déterminant de la volonté », et les oppose aux « officia virtutis »,
qui n’ont aucune valeur morale à moins d’être accomplis par égard pour le
principe moral. Son idée, à mon sens, est que nous devons distinguer du
reste de la morale ces principes réglant la répartition adéquate de la liberté
humaine, qui rendent seuls moralement légitime le fait, pour un être humain,
de déterminer par son choix comment un autre devrait agir ; et le fait que les
relations humaines soient conduites en conformité avec ces principes a une
valeur morale spécifique (qu’il faut distinguer de la vertu morale, dans
laquelle la volonté bonne se manifeste), même s’il a fallu recourir pour cela
à la coercition, car c’est seulement si ces principes sont respectés que la
liberté sera distribuée entre les êtres humains comme elle doit l’être. Une
caractéristique très importante d’un droit moral est à mon sens que l’on
considère que son propriétaire a une justification morale pour limiter la
liberté d’autrui et qu’il a cette justification non parce que l’action qu’il est
autorisé à exiger d’autrui a une certaine qualité morale mais simplement
parce que, dans ces circonstances une certaine répartition de la liberté
humaine sera maintenue s’il lui est permis de déterminer par son choix la
manière dont autrui devrait agir.
(B) Je peux mieux présenter cette caractéristique des droits moraux
en considérant la question de savoir si les droits et les « devoirs »7 moraux
sont corrélatifs. La thèse selon laquelle ils le sont signifie
vraisemblablement que toute proposition de la forme « X a le droit de… »
implique et est impliquée par « Y a le devoir de (ne pas) … », et à ce
moment du raisonnement nous ne devons pas supposer que les valeurs des
variables « X » et « Y » doivent être des personnes différentes. Il y a
certainement un sens de l’expression « un droit » (que j’ai déjà mentionné)
tel que, de ce que X a un droit, il ne s’ensuit pas que X ou quelqu’un d’autre
a un devoir quelconque. Les juristes ont identifié des droits en ce sens et les
ont désignés comme des « libertés », simplement pour les distinguer des
droits au sens essentiel où « droit » a « devoir » comme corrélat. Le premier
sens de « droit » est requis pour décrire ces régions de la vie sociale dans
lesquelles la compétition n’est pas critiquable, du point de vue moral du
moins. Deux personnes marchant ensemble voient toutes deux un billet de
dix dollars sur la route à une vingtaine de mètres devant eux, et il n’y a
aucun indice quant à son propriétaire. Aucun des deux n’a un « devoir » de
laisser l’autre le ramasser ; chacun a en ce sens un droit de le ramasser. Il
peut évidemment y avoir de nombreuses choses que chacun a un « devoir »
de ne pas faire pendant la course vers le billet – aucun ne peut tuer ou
blesser l’autre – et à ces « devoirs » correspondent des droits à ce qu’autrui
s’abstienne (rights to forbearances). Le caractère moralement convenable
de toute compétition économique implique ce sens minimal de « un droit »
dans lequel dire que « X a le droit de » signifie simplement que X n’a aucun
« devoir de ne pas ». Hobbes a vu que l’expression « un droit » pouvait
avoir ce sens, mais il avait tort s’il pensait qu’il n’y a aucun sens en lequel,
de ce que X a un droit, il s’ensuit que Y a un devoir ou en tout cas une
obligation.
(C) Plus importante pour notre propos est la question de savoir si
pour tous les « devoirs » moraux il existe des droits moraux corrélés, car
ceux qui ont donné une réponse affirmative à cette question ont
généralement supposé sans examen suffisant qu’avoir un droit revient
simplement à pouvoir bénéficier de l’exécution d’un « devoir » ; alors qu’en
réalité cela n’est pas une condition suffisante (et probablement pas une
condition nécessaire) pour avoir un droit. Ainsi les animaux et les bébés qui
sont susceptibles de bénéficier de l’accomplissement de notre « devoir » de
ne pas les maltraiter sont dits en conséquence avoir des droits à être traités
correctement. En général, on ne tire pas l’entière conséquence de ce
raisonnement ; la plupart des philosophes ont eu peur de dire que nous
avons des droits contre nous-mêmes car nous sommes susceptibles de
bénéficier de l’accomplissement de notre « devoir » de nous maintenir en
vie ou de développer nos talents. Mais la situation morale qui découle d’une
promesse (dans laquelle la terminologie des droits et des obligations, à
résonance légale, est la plus appropriée) illustre le plus clairement le fait que
la notion d’avoir un droit et celle de bénéficier de l’exécution d’un
« devoir » ne sont pas identiques. X promet à Y, en retour d’une faveur,
qu’il s’occupera de la mère âgée de Y pendant son absence. Des droits
résultent de cette transaction, mais c’est à coup sûr Y, à qui la promesse a
été faite, et non sa mère, qui a ou possède ces droits. La mère de Y est
certainement une personne à propos de laquelle X a une obligation et une
personne qui bénéficiera de l’accomplissement de cette obligation, mais la
personne envers laquelle il a une obligation de s’occuper d’elle est Y. C’est
là quelque chose qui est dû à Y ou possédé par Y ; et si X ne tient pas sa
promesse, ce sont les droits de Y, et non ceux de sa mère, qu’il aura
négligés, et c’est envers Y, et non envers sa mère, qu’il aura mal agi, bien
que la mère puisse être physiquement blessée. Et c’est Y qui a un droit
moral (has a moral claim) sur X, qui a le droit (is entitled) que l’on
s’occupe de sa mère, et qui peut renoncer à ce droit et libérer Y de
l’obligation. Y est, en d’autres termes, moralement en position de
déterminer par son choix comment X doit agir et de limiter de cette manière
la liberté de choix de X ; et c’est ce fait, plutôt que le fait qu’il soit
susceptible d’en bénéficier, qui permet de dire de manière correcte qu’il a
un droit. Bien sûr, la personne à qui une promesse a été faite est souvent la
seule personne susceptible de bénéficier de son accomplissement, mais ceci
ne justifie pas que l’on identifie « avoir un droit » et « bénéficier de
l’accomplissement d’un devoir ». Le point suivant est essentiel pour la
logique d’ensemble des droits : tandis que l’on identifie la personne qui est
susceptible de bénéficier de l’accomplissement d’un devoir en considérant ce qui se produira si ce devoir n’est pas accompli, on identifie la personne
qui a un droit (à qui l’accomplissement est dû (owed or due)) en examinant
la transaction ou la situation antécédente ou encore les relations entre les
parties dont a résulté le « devoir ». Ces considérations devraient nous inciter
à ne pas étendre la notion de droit à un traitement convenable aux animaux
et aux bébés qu’il est mal (wrong) de maltraiter, car la situation morale peut
être simplement et adéquatement décrite alors en disant que c’est mal ou
que nous ne devrions pas les maltraiter, ou, au sens généralisé où le
philosophe entend le « devoir », que nous avons un devoir de ne pas les
maltraiter8. Si l’usage commun autorise à parler de droits des animaux ou
des bébés, il fait un usage oiseux de l’expression « un droit », qui confondra
la situation avec d’autres situations morales différentes dans lesquelles
l’expression « un droit » a une force spécifique et ne peut pas être remplacée
par les autres expressions morales que j’ai mentionnées. On gagnera peut-
être en clarté à ce sujet si l’on considère la force de la préposition « envers »
(to) dans l’expression « avoir un devoir envers Y » (having a duty to Y) ou
« avoir une obligation envers Y » (being under an obligation to Y) (où « Y »
est le nom d’une personne) ; car son sens diffère significativement du sens
de « à » (to) dans « faire quelque chose à Y » (doing something to Y) ou
« faire du mal à Y » (doing harm to Y), où « à » indique la personne affectée
par une action*. Dans le premier couple d’expressions, « envers » (to) n’a
évidemment pas cette force, mais indique la personne envers laquelle est
liée la personne moralement liée. C’est là un développement
compréhensible de l’image du lien (vinculum juris : obligare) ; l’image
précise n’est pas celle de deux personnes liées par une chaine, mais celle
d’une personne liée, l’autre bout de la chaîne se trouvant dans les mains
d’une autre qui peut l’utiliser comme elle le choisit9. Il apparaît ainsi
absurde de parler d’avoir des devoirs ou des obligations envers nous-mêmes
– nous pouvons évidemment avoir des « devoirs » de ne pas nous faire du
mal à nous-mêmes, mais que pourrait vouloir dire, une fois saisie la
distinction entre le sens d’ « envers » (to) et le sens de « à » (to),
l’affirmation selon laquelle nous avons des devoirs ou des obligations
envers nous-mêmes de ne pas nous faire de mal à nous-mêmes ?
(D) Le lien essentiel entre la notion de droits et la limitation justifiée
de la liberté d’une personne par une autre peut être mis en relief si l’on
considère les codes de comportement qui ne prétendent pas conférer des
droits mais seulement prescrire ce qui devrait être fait. La plupart des
penseurs de la loi naturelle jusqu’à Hooker conçoivent la loi naturelle ainsi :
il existe des devoirs naturels, en conformité avec lesquels il serait
certainement bénéfique pour l’homme d’agir – des choses à faire pour
réaliser la fin naturelle de l’homme –, mais non des droits naturels. Et il
existe évidemment bien des types de codes de comportement qui prescrivent
seulement ce qui doit être fait, par exemple ceux qui règlent certaines
cérémonies. Il serait absurde de considérer que ces codes confèrent des
droits, et il est au contraire éclairant de les opposer aux règles d’un jeu, qui
souvent créent des droits, même si ce ne sont évidemment pas des droits
moraux. Même un code qui est manifestement un code moral n’a pas besoin
d’établir des droits ; le décalogue en est peut-être l’exemple le plus
important. Bien sûr, indépendamment des récompenses célestes, les êtres
humains sont susceptibles de bénéficier de leur obéissance générale aux dix
commandements : il est mal de désobéir, et cela fera portera certainement du
tort à des individus. Mais ce serait les interpréter de manière fort
surprenante que de les traiter comme s’ils conféraient des droits. Dans une
telle interprétation, l’obéissance aux dix commandements devrait être
conçue comme due (due or owed) aux individus, et non seulement à Dieu, et
la désobéissance non simplement comme mal (wrong) mais comme un mal
envers (a wrong to) les individus (en même temps qu’un tort qui leur est
fait). Les commandements ne seraient plus à lire comme des lois pénales
conçues seulement pour exclure certains types de comportements, mais
devraient être pensés comme des règles mises à la disposition des individus
et déterminant dans quelle mesure ils pourraient exiger certains
comportements de la part d’autrui. Les droits sont typiquement conçus
comme étant possédés ou détenus par, ou appartenant à, des individus, et ces
expressions reflètent la conception des règles morales non seulement
comme prescrivant une conduite mais aussi comme formant une sorte de
propriété morale des individus à laquelle ils ont droit (are entitled) en tant
qu’individus ; c’est seulement lorsque l’on conçoit ainsi les règles que l’on peut parler de droits (rights) et d’injustices (wrongs)*, en même temps que
d’actions droites (right) et injustes (wrong)10.
II.
Jusqu’ici j’ai cherché à établir qu’avoir un droit implique d’avoir une
justification morale pour limiter la liberté d’une autre personne et pour
déterminer comment elle devrait agir ; il est à présent important de voir que
la justification morale doit être d’un type particulier pour constituer un droit.
Cela ressortira le plus clairement de l’examen des circonstances dans
lesquelles les droits sont affirmés à l’aide de l’expression typique « j’ai le
droit de … ». Il me semble que cette expression est employée dans deux
types principaux de situations : (A) quand le demandeur (claimant) a une
justification spéciale pour interférer avec la liberté d’une autre personne,
que les autres n’ont pas (« J’ai le droit de recevoir ce que vous m’aviez
promis en échange de mes services ») ; (B) quand le demandeur cherche à
résister ou à s’opposer à l’interférence d’une autre personne en affirmant
qu’elle n’a pas de justification (« J’ai le droit de dire que ce que je pense »).
(A) Les droits spéciaux. Quand des droits résultent de transactions
spéciales entre les individus ou d’une relation spéciale dans laquelle ils se
trouvent l’un par rapport à l’autre, ceux qui ont le droit et ceux qui ont
l’obligation correspondante ne peuvent être que les parties impliquées dans
la transaction ou la relation spéciales. J’appelle de tels droits des droits
spéciaux pour les distinguer de ces droits moraux qui sont considérés
comme des droits valant contre (c’est-à-dire imposant des obligations à)11
tout le monde, tels ceux qui sont affirmés quand une interférence injustifiée
se produit ou risque de se produire, comme dans le cas (B) mentionné ci-
dessus.
(i) Les cas de droits spéciaux les plus évidents sont ceux qui
résultent de promesses faites. En promettant de faire ou de ne pas faire
quelque chose, nous contractons volontairement des obligations et nous
créons ou conférons des droits à ceux à qui nous promettons : nous
modifions l’indépendance morale des libertés de choix des parties relativement à une action donnée et nous créons une nouvelle relation
morale entre elles, de sorte qu’il devient moralement légitime pour la
personne à qui la promesse est faite de déterminer comment celui qui a
promis devrait agir. Celui à qui l’on a promis a sur la volonté de l’autre une
autorité ou souveraineté temporaire, relative à un sujet spécifique, ce que
nous exprimons en disant que celui qui a promis a, envers celui à qui il a
promis, une obligation de faire ce qu’il a promis. L’idée que des
phénomènes moraux – droits et devoirs ou obligations – puissent être créés
par l’action volontaire d’individus est apparue entièrement mystérieuse à
certains philosophes. Mais c’est me semble-t-il qu’ils n’ont pas vu
clairement à quel point les notions morales de droit et d’obligation sont
spéciales, ni de quelle façon particulière elles sont reliées à la répartition de
la liberté de choix ; il serait effectivement mystérieux que nous soyons
capables de rendre les actions moralement bonnes ou mauvaises par un
choix volontaire. Le cas de la promesse, qui est le plus simple, illustre deux
traits caractéristiques des droits spéciaux : (1) le droit et l’obligation ne
résultent pas de ce que l’action promise a en elle-même une qualité morale
particulière, mais simplement de la transaction volontaire entre les parties ;
(2) l’identité des parties concernées est cruciale – seule cette personne (celle
à qui l’on a promis) a une justification morale pour déterminer comment
celui qui a promis devrait agir. C’est son droit ; c’est seulement par rapport
à elle que diminue la liberté de choix de celui qui a promis, de telle sorte
que si elle choisit de libérer celui qui a promis, personne d’autre ne peut se
plaindre.
(ii) Mais la promesse n’est pas le seul type de transaction par lequel
des droits sont conférés. Ils peuvent être accordés par une personne qui
consent ou autorise une autre à interférer dans des affaires sur lesquelles,
sans ce consentement ou cette autorisation, elle serait libre de choisir pour
elle-même. Si je consens à ce que vous preniez des précautions pour ma
santé ou mon bonheur, ou si je vous autorise à vous occupez de mes intérêts,
alors vous avez un droit que les autres n’ont pas, et je ne peux pas me
plaindre de votre interférence si elle intervient dans la sphère de votre
autorité. C’est le sens de la situation dans laquelle une personne abandonne
ses droits à une autre ; et les traits typiques d’un droit y sont à nouveau
présents : la personne autorisée a le droit d’interférer non du fait de sa
nature intrinsèque mais parce que ces personnes se sont trouvées dans cette
relation. Personne d’autre (à moins d’être autorisé de la même manière) n’a en théorie un droit quelconque d’interférer12, même si la personne qui y est
autorisée n’exerce pas ce droit.
(iii) Les droits spéciaux ne se limitent pas à ceux qui sont créés par
le choix délibéré de la partie à laquelle une obligation incombe, comme dans
le cas où ils sont accordés ou résultent de promesses, et toutes les
obligations envers d’autres personnes ne sont pas délibérément contractées,
bien qu’il soit à mon sens vrai de tous les droits spéciaux qu’ils résultent
d’actions volontaires préalables. Une troisième source très importante de
droits et d’obligations spéciaux, que nous pouvons identifier dans bien des
sphères de la vie, est ce que nous pouvons appeler la mutualité des
restrictions ; et je pense que l’obligation politique n’est compréhensible que
si nous saisissons précisément ce qu’elle est et en quoi elle diffère des autres
transactions créatrices de droit (le consentement, la promesse) auxquelles
les philosophes l’ont assimilée. Il s’agit schématiquement de ceci :
lorsqu’un certain nombre de personnes conduisent une entreprise conjointe
selon des règles et restreignent ainsi leur liberté, ceux qui se sont soumis à
ces restrictions quand cela était nécessaire ont droit à ce que ceux qui ont
bénéficié de leur soumission s’y soumettent de la même manière. Les règles
peuvent prévoir que les responsables seront autorisés à imposer l’obéissance
et à arrêter des règles supplémentaires, et ceci créera une structure de droits
et de devoirs légaux, mais l’obligation morale d’obéir aux règles dans de
telles circonstances est due aux* membres coopérants de la société, et ils ont
un droit moral corrélatif à l’obéissance. Dans des situations sociales de ce
type (dont la société politique est l’exemple le plus complexe), l’obligation
d’obéir aux règles est distincte de tout autre raison morale que l’on peut
avoir d’obéir et qui soit relative aux bonnes conséquences que peut avoir
l’obéissance (par exemple la prévention de la souffrance). L’obligation est
due aux membres coopérants de la société en tant que tels, et non parce
qu’ils sont des êtres humains à qui il serait injuste d’infliger de la
souffrance. L’explication utilitariste de l’obligation politique échoue à
rendre compte de ce trait de la situation, à la fois dans sa version simple,
selon laquelle l’obligation existe parce que (et seulement si) les
conséquences directes d’un acte de désobéissance donné sont pires que
celles de l’obéissance, et dans sa version plus sophistiquée, selon laquelle
l’obligation existe même lorsque tel n’est pas le cas, si la désobéissance
augmente la probabilité que l’on désobéisse à la loi en question ou à d’autres lois dans des cas où les conséquences directes de l’obéissance sont
meilleures que celles de la désobéissance.
Dire que ceux qui ont bénéficié de la soumission des autres membres
de la société à des règles restrictives ont une telle obligation morale d’obéir
à leur tour à ces règles ne signifie évidemment pas que ce soit là le seul type
de raison morale d’obéir ou qu’il ne puisse exister aucun cas où la
désobéissance soit moralement justifiée. Il n’y a aucune contradiction ou
incorrection à dire « J’ai une obligation de faire X, quelqu’un a le droit de
me demander de le faire, mais je vois à présent que je ne devrais pas le
faire ». Ce sera parfois un moindre mal moral, dans des situations pénibles,
que d’ignorer ce que sont vraiment les droits des personnes et de ne pas
accomplir nos obligations envers elle. Cela me semble particulièrement
évident dans le cas des promesses : je peux promettre de faire quelque
chose, et contracter par là une obligation simplement parce que c’est l’une
des voies par lesquelles les obligations (qui doivent être distinguées d’autres
formes de raisons morales d’agir) sont créées ; la réflexion peut révéler qu’il
serait injuste dans ces circonstances de tenir cette promesse, car cela
causerait de la souffrance. Nous pouvons exprimer cela en disant : « Je ne
devrais pas le faire bien que j’aie une obligation envers lui de le faire », tout
simplement parce les expressions en italiques ne sont pas synonymes mais
relèvent de dimensions différentes de la morale. La tentative d’expliquer
cette situation en disant que notre obligation réelle ici est d’éviter la
souffrance et qu’il y a seulement une obligation à première vue (prima
facie) de tenir la promesse me paraît confondre deux types différents de
raison morale, et en pratique une telle terminologie obscurcit la nature
précise de ce qui est en jeu lorsque nous empiétons sur les droits des
personnes ou n’accomplissons pas nos obligations envers elles « au nom
d’un plus grand bien ».
Les théoriciens du contrat social ont établi avec justesse que
l’obligation d’obéir à la loi n’est pas seulement un cas particulier de
bienveillance (benevolence) (directe ou indirecte), mais quelque chose qui
émerge entre les membres d’une société politique particulière du fait de leur
relation mutuelle. Leur erreur fut d’identifier cette situation de restrictions
mutuelles, qui est créatrice de droits, au cas paradigmatique de la promesse.
Il y a évidemment des similitudes importantes entre les deux, et ce sont
précisément là les traits que tous les droits spéciaux ont en commun, à
savoir qu’ils résultent de relations spéciales entre les êtres humains, et non
de la nature des actions à accomplir ou de leurs effets.
(iv) Il reste un type de situation dont on peut penser qu’il crée des
droits et des obligations : lorsque les parties ont une relation naturelle spéciale, comme dans le cas d’un parent et d’un enfant. Le droit moral du
parent à ce que son enfant lui obéisse sera désormais jugé prendre fin, me
semble-t-il, lorsque l’enfant atteint l’âge « de raison », mais cela vaut la
peine de le mentionner, car certaines philosophies politiques ont recouru à
des analogies avec ce cas pour expliquer l’obligation politique, et aussi car
ce cas manifeste certains des traits des droits spéciaux que nous avons
identifiés, à savoir que le droit résulte de la relation spéciale entre les parties
(bien qu’il s’agisse ici d’une relation naturelle) et non de la nature des
actions à l’accomplissement desquelles on a droit.
(v) Il faut évidemment distinguer des droits spéciaux les libertés
spéciales, dans le cas desquelles une personne est exceptionnellement
exemptée des obligations auxquelles la plupart des autres sont soumises
mais n’acquiert pas de ce fait un droit auquel correspondrait une obligation
corrélative. Si vous me surprenez en train de lire le journal intime de votre
frère, vous me direz : « Vous n’avez aucun droit de le lire ». Je répondrai :
« J’ai le droit de le lire – votre frère m’a dit que je pouvais le faire tant qu’il
ne me disait pas de ne pas le faire, et il ne m’a pas dit de ne pas le faire ».
Dans ce cas j’ai été spécialement autorisé par votre frère, qui avait le droit
de m’interdire de lire son journal intime, donc je suis exempté de
l’obligation morale de ne pas le lire, mais votre frère n’a aucune obligation
de me laisser continuer à le lire. Des droits, et non des libertés, de s’occuper
des affaires d’autrui ou d’interférer avec elles sont accordés lorsque la
personne qui a accordé le droit ne peut pas révoquer l’autorisation quand
elle le veut.
(B) Les droits généraux. À la différence des droits spéciaux, qui
constituent une justification pour interférer avec la liberté d’une autre qui est
propre au porteur du droit, les droits généraux sont affirmés de manière
défensive, lorsque l’on anticipe une interférence injustifiée ou que l’on se
voit menacé d’une telle interférence, afin de signaler que cette interférence
est injustifiée. « J’ai le droit de dire ce que je pense »13. « J’ai le droit de
pratiquer ma religion comme je l’entends ». De tels droits ont en commun
avec les droits spéciaux deux traits importants. (1) Avoir ces droits, c’est
avoir une justification morale pour déterminer comment un autre devrait agir, en l’occurrence pour déterminer qu’il ne devrait pas interférer14. (2) La
justification morale ne résulte pas de la nature de l’action particulière à
l’accomplissement de laquelle a droit le demandeur ; cette revendication est
simplement justifiée – étant donné qu’il n’y a aucune relation spéciale entre
lui et ceux qui menacent d’inférer qui puisse justifier cette interférence – en
tant qu’elle constitue un exemple particulier du droit égal d’être libre. Mais
il y a évidemment des différences frappantes entre de tels droits généraux
défensifs et les droits spéciaux. (1) Les droits généraux ne résultent
d’aucune relation ou transaction spéciales entre les hommes. (2) Ce ne sont
pas des droits qui sont propres à ceux qui les ont, mais des droits que tous
les hommes capables de choix ont en l’absence de ces conditions spéciales
qui donnent lieu aux droits spéciaux. (3) Les droits généraux ont pour
obligations corrélatives des obligations de ne pas interférer, auxquelles tous
les autres sont soumis et non simplement les parties d’une relation ou
transaction spéciales, même s’ils seront évidemment souvent affirmés
lorsque des personnes particulières menacent d’interférer, en tant
qu’objection morale à cette interférence. Affirmer un droit général, c’est
revendiquer, en relation avec une action particulière, le droit égal qu’ont
tous les hommes d’être libres en l’absence de ces conditions spéciales qui
établissent un droit spécial de limiter la liberté d’autrui. Affirmer un droit
spécial, c’est affirmer, en relation avec une action particulière, un droit de
limiter la liberté d’autrui qui est établi par de telles conditions spéciales.
L’affirmation de droits généraux invoque directement le principe selon
lequel tous les hommes ont de manière égale le droit d’être libres,
l’affirmation d’un droit spécial invoque ce principe indirectement (comme
j’essaie de le montrer dans la section III).
III.
J’espère qu’il est clair que si l’on n’admet pas qu’il faut une
justification morale pour interférer avec la liberté d’autrui, alors la notion de
droit n’a aucune place en morale : car affirmer un droit, c’est affirmer qu’il
existe une telle justification. La fonction caractéristique, dans le discours
moral, de ces phrases dans lesquelles on peut trouver la signification de l’expression « un droit » – « J’ai le droit de… », « Vous n’avez aucun droit
de … », « Quel droit avez-vous de … ? » – est de faire porter sur les
interférences avec la liberté d’autrui, ou sur les revendications
d’interférence, un type d’évaluation ou de critique morales spécifiquement
adapté à l’interférence avec la liberté, et typiquement différent de la critique
morale des actions qui emploie des expressions telles que « droit » (right),
« mal » (wrong), « bon » (good) et « mauvais » (bad). Et ce n’est là qu’un
fondement moral parmi les nombreux qui permettent de dire « Vous devez
… » ou « Vous ne devez pas … ». Peut-être l’emploi de l’expression « Quel
droit avez-vous de… ? » montre-t-il cela plus clairement que les autres ; car
nous l’employons précisément au moment où quelqu’un interfère ou menace
d’interférer, afin de demander de quel titre moral la personne à laquelle on
s’adresse dispose pour interférer ; et nous le faisons souvent sans suggérer
en rien que ce qu’elle propose de faire est par ailleurs mal, et parfois en
laissant entendre qu’il n’y aurait rien à objecter à la même interférence de la
part d’une autre personne.
Toutefois, bien que notre emploi dans le discours moral de
l’expression « un droit » présuppose qu’il soit admis que l’interférence avec
la liberté d’autrui requiert une justification morale, ceci ne suffirait pas à soi
seul pour établir que la reconnaissance de droits moraux implique la
reconnaissance de ce que tous les hommes ont un droit à la liberté égale,
sinon en un sens qu’il serait facile de réduire à la trivialité. Car si la
signification de « un droit » ne contenait en elle-même aucune restriction
relative au type de justification morale pour interférer qui peut constituer un
droit, le principe pourrait être rendu entièrement creux. Il serait par exemple
possible d’adopter le principe et ensuite d’affirmer qu’un trait ou un
comportement donné de certains êtres humains (le fait qu’ils sont
imprévoyants ou athées, que ce sont des Juifs ou des Noirs) constitue une
justification morale pour interférer avec leur liberté. À ce stade de mon
raisonnement, n’importe quelle différence entre les hommes pourrait être
traitée comme une justification morale pour interférer et établir ainsi un
droit, de sorte que le droit égal de tous les hommes à être libres serait
compatible avec de graves inégalités. Il est tout à fait possible que le terme
« moral » introduise lui-même une restriction, quant à ce qui peut constituer
une justification morale pour interférer, qui permettrait d’éviter cette
conséquence, mais je ne peux pas encore pour ma part montrer que c’est le
cas. Il est par contre clair à mes yeux que la justification morale de
l’interférence qui doit constituer un droit d’interférer (ce qui diffère de
rendre simplement l’interférence moralement bonne ou désirable) est limitée
à certaines conditions spéciales, et que ceci est inhérent à la signification de « un droit » (à moins que cette expression soit employée de manière si
relâchée qu’elle pourrait être remplacée par les autres expressions morales
mentionnées). Les revendications d’interférence avec la liberté d’autrui qui
s’appuient sur la nature générale des activités avec lesquelles on interfère
(par exemple la folie ou la cruauté de pratiques « indigènes ») ou la nature
générale des parties (« Nous sommes Allemands ; ils sont Juifs »), même
quand elles sont bien fondées, ne relèvent pas de droits ou d’obligations
moraux. Dans de tels cas la soumission, même quand elle est adaptée, n’est
pas due aux (due to or owed to) individus qui interfèrent ; il serait tout aussi
adapté que n’importe qui appartenant à la même classe de personnes
interfère. C’est pourquoi d’autres éléments de notre vocabulaire moral
suffisent à décrire ce cas, et parler ici de droits est source de confusion.
Nous avons vu dans la section II que les types de justification de
l’interférence impliqués dans les droits spéciaux étaient indépendants de la
nature de l’action à l’accomplissement de laquelle il y a un droit, mais
dépendaient de certaines transactions et relations préalables entre individus
(tels que les promesses, le consentement, l’autorisation, la soumission à des
restrictions mutuelles). Deux questions viennent à l’esprit : (1) en vertu de
quel principe intelligible ces formes nues de promesse, de consentement, de
soumission à des restrictions mutuelles, pourraient-elles être nécessaires ou
suffisantes, indépendamment de leur contenu, pour justifier que l’on
interfère avec la liberté d’autrui ? (2) Quelles caractéristiques ces types de
transaction ou de relation ont-ils en commun ? La réponse à ces deux
question est, je pense, la suivante : si nous justifions l’interférence à partir
des fondements que nous invoquons quand nous revendiquons un droit
moral, nous invoquons en réalité indirectement comme justification le
principe selon lequel les hommes ont un droit égal d’être libres. Car nous
disons en réalité, dans le cas des promesses, des consentements et des
autorisations, que cette revendication d’interférence avec la liberté d’autrui
est justifiée par ce qu’il a, dans l’exercice de son droit égal d’être libre,
librement choisit de créer cette revendication ; et dans le cas des restrictions
mutuelles, nous disons en réalité que cette revendication d’interférer avec la
liberté d’autrui est justifiée par ce qu’elle est équitable, et elle est équitable
parce qu’elle seule permettra qu’il y ait une répartition égale des restrictions
et donc de la liberté au sein de ce groupe d’hommes. Ainsi dans le cas des
droits spéciaux comme dans celui des droits généraux, les reconnaître
implique de reconnaître le droit égal qu’ont tous les hommes d’être libres.
Herbert L. A. Hart
(1907-1992)
Traduit de l’anglais par Charles Girard
1 Mr Stuart Hampshire m’a d’abord incité à réfléchir dans la direction exposée ici ; et j’ai
ensuite abouti, par des voies différentes, à une conclusion similaire à la sienne.
2 Je crains que la terminologie complexe de la liberté appelle des explications
supplémentaires. La coercition inclut, en plus du fait d’empêcher une personne de faire ce
qu’elle choisit de faire, le fait de rendre par des menaces son choix moins éligible ; la
contrainte (restraint) inclut toute action destinée à rendre impossible l’exercice de ce choix,
et inclut donc le fait de tuer une personne ou de la réduire en esclavage. Toutefois la
concurrence ne relève ni de la coercition ni de la contrainte. Si l’on reprend la distinction
entre « avoir le droit de » et « être libre de », qui est utilisée ci-dessus et est examinée plus
avant à la section I.B, tous les hommes peuvent avoir, sans que cela contredise l’obligation
de s’abstenir de recourir à la coercition, la liberté de satisfaire s’ils le peuvent ceux au
moins de leurs désirs qui ne visent pas à exercer une coercition sur les autres ou à leur
porter préjudice, même si en réalité, du fait de la rareté, la satisfaction d’un homme cause la
frustration d’un autre. Dans des conditions de rareté extrême, cette distinction entre
concurrence et coercition ne mériterait pas d’être établie ; les droits naturels n’ont
d’importance que « quand la paix est possible » (Locke). En outre, la liberté (l’absence de
coercition) peut n’avoir aucune valeur pour ces victimes de la compétition non entravée qui
sont trop pauvres pour en user ; ce serait ainsi ergoter que de leur faire remarquer qu’ils
sont certes affamés mais libres. C’est cette vérité qui se trouve caricaturée par les marxistes
lorsque, en identifiant pauvreté et absence de liberté, ils confondent deux maux différents
3 À l’exception de ces droits généraux (voir section II. B) qui sont des illustrations
particulières du droit de tous les hommes à être libres
4 L’idée d’un droit se trouve-t-elle chez Platon ou Aristote ? Il semble qu’il n’y ait aucun
mot grec qui soit distinct de « droit » ou « juste » (dikaion), quoique des expressions
comme ta ema dikaia [qui pourrait être rendu par « les droits et les devoirs qui
m’incombent » (NdT)] soient, me semble-t-il, des formules légales du quatrième siècle. Les
expressions naturelles chez Platon sont to eautou (ekein) [« (posséder) ce qui est propre à
chacun » (NdT)] ou ta tini opheilomena [« ce qui est dû à quelqu’un » (NdT)] mais elles
semblent confinées à la propriété ou aux dettes. Il n’y a pas de place pour un droit moral
tant que la valeur morale de la liberté individuelle n’est pas reconnue. (NdE : les termes
grecs, aisément reconnaissable, ont été translittérés et désaccentués).
5 Comme l’a vu W. D. Lamont : voir ses Principles of Moral Judgment, Oxford, Clarendon
Press, 1946 ; pour les juristes, voir W. N. Hohfeld, Fundamental Legal Conceptions, New
Haven, Yale University Press, 1923.
6 Dans ce passage et dans ce qui suit, j’emploie « interférer avec la liberté d’autrui »,
« limiter la liberté d’autrui », « déterminer comment autrui devrait agir », pour désigner soit
le recours à la coercition soit le fait de demander qu’une personne accomplisse ou
n’accomplisse pas une action donnée. Le lien entre ces deux types d’« interférence » est
trop complexe pour être examiné ici. Je pense qu’il suffit pour mon présent propos de
signaler ceci : le fait de disposer d’une justification pour demander qu’une personne accomplisse ou n’accomplisse pas une action donnée constitue une condition nécessaire
mais non suffisante pour justifier la coercition
7 J’écris « “devoirs” » ici car l’un des facteurs obscurcissant la nature des droits est l’usage
philosophique de « devoir » et d’ « obligation » pour tous les cas où il existe des raisons
morales de dire qu’une action devrait être accomplie ou non. En réalité « devoir »,
« obligation », « droit », et « bon » viennent de différents segments de la morale,
concernent des types différents de conduite, et produisent des types différents de critique ou
d’évaluation morales. Le plus important est i) que les obligations peuvent être contractées
ou créées volontairement ; ii) qu’elles sont dues envers des personnes particulières (qui ont
des droits) ; iii) qu’elles ne résultent pas de la nature des actions qui sont obligatoires mais
de la relation entre les parties. Le langage confine généralement, mais pas invariablement,
l’usage de l’expression « avoir une obligation » à de tels cas.
8 Cet usage du “devoir” généralisé est susceptible d’influencer la réponse que l’on apporte à
la question de savoir si les animaux et les bébés ont des droits.
* Le français, en distinguant le fait d’avoir un devoir ou une obligation envers quelqu’un et
le fait de faire quelque chose à quelqu’un, n’entretient pas la même ambiguïté que l’anglais,
qui utilise dans les deux cas la préposition « to ». Le lecteur francophone doit garder cette
ambiguïté présente à l’esprit pour saisir l’effort de distinction que propose l’auteur ici
(NdT).
9 Voir A. H. Campbell, The Structure of Stair's Institutions, Glasgow, Jackson, 1954, p. 31.
10 Les juristes continentaux distinguent entre « subjektives » et « objektives Recht », ce qui
correspond très bien à la distinction entre un droit, qu’un individu détient, et ce qu’il est
droit (right) de faire.
11 Voir la section (B) ci-dessous
12 Bien que cela puisse être mieux qu’il intervienne (quand ce serait là le moindre de deux
maux). Voir la fin de la sous-section (iii) ci-dessous
13 La différence entre droits spéciaux et droits généraux est souvent marquée à l’oral par le
fait que le pronom est accentué lorsqu’un droit spécial est affirmé ou qu’il est nié : « Vous
n’avez aucun droit de l’empêcher de continuer à lire ce livre » renvoie au droit général du
lecteur ; « Vous n’avez aucun droit de l’empêcher de continuer à lire ce livre » nie que la
personne à laquelle on s’adresse ait un droit spécial d’interférer, mais il est possible que
d’autres aient ce droit.
14 À strictement parler, en affirmant un droit général, on affirme à la fois le droit à ce
qu’autrui s’abstienne de recourir à la coercition, et la liberté d’accomplir l’action spécifiée,
le premier face à la coercition qui nous est imposée ou dont nous sommes menacés, la
seconde en tant qu’objection à l’exigence réelle ou anticipée que l’on n’accomplisse pas
l’action. Le premier a pour corrélat une obligation incombant à tous de s’abstenir de
recourir à la coercition ; le second a pour corrélat le fait que personne n’a de justification
pour une telle exigence. Ici, selon l’expression d’Hohfeld, le corrélat n’est pas une
obligation, mais un « non-droit »