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janvier 11, 2024

BASTIAT: CE QUE L'ON PENSE, ET OÙ CELA NOUS MÈNE

Ce texte ici présenté est une opinion de Jérémie T. A. Rostan de QL

agrégé de philosophie et enseigne actuellement la philosophie aux États-Unis.

M. Rostan a terminé premier au « Concours Bastiat » organisé par le site Un monde libre. Nous publions ici le texte qui lui a valu cette 1ere place.

 

 



« Je pourrais soumettre ici une foule d’autres questions à la même épreuve. Mais je recule devant la monotonie d’une démonstration toujours uniforme… »

          C’est par ces deux lignes que Frédéric Bastiat conclut son ouvrage aujourd’hui le plus célèbre, Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, dont le titre est devenu une expression proverbiale et un puissant outil de pensée dans la tradition libérale. À tel point qu'au 20e siècle, un autre grand publiciste, Henry Hazlitt, en a tiré la leçon de sa si célèbre Économie en une leçon.

 

          Pourtant, si la pensée de Frédéric Bastiat consiste bien à mettre l’opinion « à l’épreuve » afin de procéder à la « démonstration » de son absurdité, la leçon qu’il nous lègue est bien plus générale, et puissante, que cette simple distinction. 

On peut la résumer ainsi: si l’on accepte une idée, alors on doit accepter le principe dont elle se déduit, ainsi que toutes les conséquences qui en découlent.

          Telle est l’« épreuve » à laquelle Frédéric Bastiat soumet constamment l’opinion: lui faire voir le principe qu’elle suppose, et surtout les conséquences auxquelles il conduit logiquement.

          C’est là ce qui permet de « démontrer »: qu’elle est inconséquente, c’est-à-dire incohérente et contradictoire avec elle-même, et cela parce qu’elle repose sur un principe faux qui, s’il était poussé jusqu’au bout, conduirait à des absurdités manifestes – et désastreuses.
 

          Dans une fausse voie, on est toujours inconséquent, sans quoi on tuerait l’humanité. Jamais on n’a vu ni on ne verra un principe faux poussé jusqu’au bout. J’ai dit ailleurs: l’inconséquence est la limite de l’absurdité. J’aurai pu ajouter: elle en est en même temps la preuve.

          Cette leçon, Frédéric Bastiat l’énonce au chapitre VIII, intitulé « Les Machines », du même ouvrage. Outre sa validité universelle et fondamentale, elle est, dans ce contexte, particulièrement importante pour notre époque, car elle examine l’opinion selon laquelle le progrès technologique est une malédiction, cause de chômage et de misère.

          Si, pour prendre un exemple récent, l’introduction de caisses automatiques dans les supermarchés était un mal, comme le prouve le pauvre destin des caissières, alors il doit être vrai qu’une société est d’autant mieux lotie qu’elle a plus de travail à faire et moins de capital pour l’y aider – l’idéal étant, évidemment, de s’échiner en vain à mains nues. N’est-il pas horrible que la productivité augmente et qu’une même quantité de travail procure plus de satisfactions?!

          Mais si la leçon de Frédéric Bastiat importe surtout au monde d’aujourd’hui – et de demain –, ce n’est pas seulement parce qu’il est le lieu d’un progrès technologique constant: c’est aussi parce que ce dernier transforme ce lieu même, en modifie l’échelle, et l’unifie.
 

Deux principes opposés

          Toutes les opinions examinées par Frédéric Bastiat sont des préjugés favorables à l’intervention du gouvernement dans l’économie. Or ces interventions concernent toujours l’échelle nationale. Mais si elles étaient bonnes, elles devraient l’être parce qu’elles se fondent sur un principe qui l’est lui-même; par conséquent, elles devraient l’être aussi à l’échelle infra et supranationale.

          S’il est, par exemple, néfaste que certaines industries d’un certain pays se « délocalisent », il doit l’être aussi que chacun de ses citoyens « perde » un travail qu’il pourrait lui-même accomplir et échange quoi que ce soit avec qui que ce soit!

          Nous touchons ici, véritablement, au coeur de ce que Frédéric Bastiat a à nous apprendre, et au trésor de son héritage. L’échange et la contrainte sont deux principes opposés. Dès lors, si l’on admet qu’un échange quelconque, parce qu’il est libre, est réciproquement profitable, alors on doit admettre qu’il en est ainsi par principe, et la conséquence logique est qu’il en est toujours et partout ainsi du libre-échange, de quelque secteur ou échelle de l’économie qu’il s’agisse.

Inversement, si l’on défend une intervention quelconque, parce que l’on pense qu’elle conduit à un meilleur résultat que l’échange dont elle contraint la liberté, alors on doit admettre que la contrainte est un principe préférable à la liberté des échanges, ce qui doit logiquement conduire à défendre une administration totale de l’économie à l’échelle de la planète.

          S’il fallait trouver, au 20e siècle, un digne successeur à Frédéric Bastiat, ce serait donc, non pas dans le style, mais dans l’idée, l’économiste américain et philosophe libertarien de l'école autrichienne, Murray Rothbard. Celui-ci affirmait en effet: « Seuls les extrémistes sont cohérents ».

          Tel est le fond de la pensée de Frédéric Bastiat, et sa leçon pour notre époque. L’économie et la politique, la liberté et la contrainte, sont deux principes opposés entre lesquels il n’est, pas plus qu’entre aucun principe opposé, aucun « mixte » possible. Tout compromis relèverait, ici, de la contradiction.

          Soyez libéraux, donc, ou soyez socialistes, mais soyez conséquents! Et si vous penchez pour la seconde option, voyez que votre principe, s’il était « poussé jusqu’au bout », « tuerait l’humanité ».

Désordre monétaire mondial

          Un mot doit être dit, ici, de l’ordre, ou plutôt du désordre, monétaire mondial et de ce qui a façonné le 20e siècle: non pas la guerre, mais le monopole des banques centrales qui a été la condition nécessaire de la barbarie.

          La leçon de Frédéric Bastiat s’applique ici avec force. Si une banque centrale pouvait « soutenir » l’économie en augmentant la masse monétaire et étendant le crédit, de telle sorte que l’investissement soit supérieur à l’épargne et/ou la consommation à la production, alors à quoi servirait-il d’épargner et même de produire quoi que ce soit?

          Si la planche à billets était, comme l’affirme Ben Bernanke, l'actuel président de la Réserve fédérale, une « technologie miracle » pouvant quoi que ce soit d’autre que d’imprimer des billets, pourquoi ne se contenterait-on pas de cette seule production? Et, inversement, s’il est évident que des billets ne se mangent pas, pas plus qu’ils ne peuvent servir à quoi que ce soit d’autre qu’à être échangés contre une certaine richesse en fonction de leur nombre, ne l’est-il pas que la création monétaire ne produit pas la moindre richesse – pire, qu’elle en détruit?

          Mais il y a, outre la leçon qu’il nous donne, une question que Frédéric Bastiat nous pose, et à laquelle le monde d’aujourd’hui aura à répondre pour le monde de demain: Est-il jamais trop tard pour revenir sur ses pas dans une fausse voie?

          Plus on en vient « au bout », plus on s’illusionne en suivant un faux principe, « plus dure sera la chute » et le retour à la réalité. Le retour aux principes de l’économie a un coût grandissant à mesure qu’on s’en éloigne; si bien que l’on risque aussi de désespérer pouvoir les supporter.

          C’est aujourd’hui, à horizon proche – bien plus proche que la « fin du pétrole » ou les conséquences néfastes du « réchauffement climatique » –, que le simple intérêt sur la totalité des dettes publiques et privées dépassera, dans un pays comme les États-Unis, la totalité de la production annuelle.

          On s’est engagé sur cette voie parce que l’on a feint de croire en et à l’État, cette fiction à travers laquelle chacun s’efforce de vivre aux dépens de ses concitoyens et des générations futures. Ce faisant, on ne s’est pas seulement trompé de principe: on a aussi inversé toutes les valeurs, faisant de la propension de l’État à s’endetter et à étendre le crédit à la production et la consommation à crédit une vertu devant racheter la propension des capitalistes à épargner et à réaliser des profits. C’est là une faute que l’on paiera cher, mais que l’on doit racheter.

Mourir d’illusions

          À la question que nous pose Frédéric Bastiat, nous ne pourrons donc répondre que par la Dénationalisation de la monnaie et le démantèlement de l’État-providence.

          L’alternative, en effet, n’en est pas une: c’est, comme le pointait déjà Friedrich Hayek dans La Route de la Servitude, son effondrement, et avec lui celui de la civilisation.

          À cet égard, le risque est bien que le 21e siècle donne tort à Frédéric Bastiat. La raison humaine ne peut-elle aller au bout de sa propre négation? Nous avons vu que le socialisme tuerait l’humanité; et pourtant nous ne voulons, semble-t-il, toujours pas le voir. De même, face à l’effondrement de la pyramide d’emprunts construite par les Banques centrales, le monde s’est écrié: « Fiat money, pereat mundus! »

          Après tout, peut-être préférerons-nous mourir d’illusions, contraints et forcés, à vivre libres, conscients et responsables

 

Source QL

 

 

 


décembre 26, 2023

Existe-t-il des droits naturels ? *

* Ce texte a été publié pour la première fois en anglais dans la Philosophical Review, 64/2,1955, p. 175-191 (NdT).  
L’auteur emploie tout au long du texte « wrong », qui peut signifier « mal » mais également « injuste », comme l’opposé de l’adjectif « droit » (right). Il utilise également « wrong » comme une substantif désignant « un mal », « une injustice » (NdT).
L’anglais dit « due to » : c’est le premier sens identifié de « to », mieux traduit en français par « envers », qui vaut ici. Mais le français n’autorise pas la formule « dû envers » et reproduit dans ce cas l’ambiguïté propre à l’anglais (NdT).
 
 

 Philosophie analytique du droit

 Existe-t-il des droits naturels ?

Je défendrai ici la thèse suivante : s’il existe des droits moraux
quelconques, il s’ensuit qu’il existe au moins un droit naturel, le droit égal
de tous les hommes à être libres. En disant que ce droit existe, je veux dire
qu’en l’absence de certaines conditions spéciales, qui sont compatibles avec
le fait que ce droit est un droit égal pour tous, tout être humain adulte qui est
capable de choix 1) a le droit que tous les autres s’abstiennent d’employer la
coercition (coercion) ou la contrainte (restraint) contre lui, à moins que ce
ne soit pour empêcher la coercition ou la contrainte ; et 2) est libre
d’accomplir (c’est-à-dire n’a aucune obligation de s’abstenir d’accomplir)
toute action qui n’est pas coercitive ou contraignante, ou n’est pas destinée à
nuire à d’autres personnes2.
 
Je présente le droit égal de tous les hommes à être libres comme un
droit naturel pour deux raisons ; l’une comme l’autre ont toujours été mises
en avant par les théoriciens classiques des droits naturels. (1) Ce droit est un
droit que tous les hommes ont s’ils sont capables de choix ; ils l’ont en tant
qu’hommes et non pas seulement à condition d’être membres d’une société
donnée ou de se trouver dans une relation particulière les uns par rapport
aux autres. (2) Ce droit n’est ni créé ni conféré par l’action volontaire des
hommes ; alors que d’autres droits moraux le sont3. Ma thèse n’est
évidemment pas aussi ambitieuse que les théories traditionnelles des droits
naturels. En effet, bien qu’à mes yeux les hommes aient de manière égale le
droit d’être libres au sens précisé, aucun homme n’a un droit absolu ou
inconditionnel de faire ou de ne pas faire une chose particulière, ou d’être
traité d’une manière particulière ; la coercition ou la contrainte à l’égard
d’une action quelconque peut être justifiée dans des conditions spéciales
sans contredire le principe général. Ainsi mon raisonnement ne montrera pas
que les hommes ont un droit quelconque (hormis le droit égal de tous à être
libres) qui soit « absolu », « inaliénable » ou « imprescriptible ». Cela
réduira peut-être aux yeux de beaucoup l’importance de ma thèse, mais je
pense que le principe selon lequel tous les hommes ont un droit égal d’être
libres, aussi mince qu’il puisse paraître, est probablement tout ce que les
philosophes politiques de la tradition libérale ont besoin d’affirmer pour
défendre un plan d’action quelconque, même s’ils ont affirmé bien plus.
Mais ma thèse selon laquelle ce droit naturel là existe peut paraître
insatisfaisante à un autre égard ; elle consiste uniquement dans l’affirmation
conditionnelle selon laquelle s’il existe des droits moraux, alors ce droit
naturel là doit exister. Peu de gens peut-être seraient désormais disposés à
nier, comme certains l’ont fait, qu’il existe des droits moraux. En effet, le
but de ce déni était habituellement de s’opposer à une thèse philosophique
relative au « statut ontologique » des droits ; or cette objection ne prend
désormais plus la forme du déni de l’existence des droits moraux, mais du
déni de la similarité logique supposée entre les phrases employées pour
affirmer l’existence des droits et d’autres types de phrases. Il faut toutefois
se souvenir de ceci : il peut exister des codes de conduite qui sont désignés
de manière assez appropriée comme des codes moraux (bien que nous
puissions bien sûr dire qu’ils sont « imparfaits ») et qui n’emploient pas la
notion de droits ; et il n’y a rien de contradictoire ou d’absurde dans un code
ou une morale entièrement constitué de prescriptions, ou dans un code qui
prescrit seulement ce qui doit être fait pour la réalisation du bonheur ou d’un idéal de perfection humaine4. Dans de tels systèmes, les actions humaines
seraient évaluées ou critiquées en tant qu’actions conformes aux
prescriptions, ou en tant que bonnes ou mauvaises, justes ou injustes, sages
ou folles, adaptées ou inadaptées ; mais personne n’exercerait ou ne
revendiquerait de droits, ne les violerait ou n’empiéterait sur eux. Ceux qui
vivraient selon de tels systèmes ne pourraient évidemment pas, en
conséquence, être amenés à reconnaître le droit égal de tous à être libres ; en
outre, aucun raisonnement analogique ne pourrait à mon sens être construit
(et c’est là un aspect par lequel la notion de droit diffère d’autres notions
morales) pour montrer que, du simple fait que des actions ont été reconnues
comme devant ou ne devant pas être accomplies, comme justes, injustes,
bonnes ou mauvaises, il s’ensuit qu’un type spécifique de comportement
rentre dans ces catégories.
I.
(A) Les juristes ont en partie disséqué, à leurs propres fins, la notion
de droit légal, et certains de leurs résultats sont utiles5 pour élucider les
propositions de la forme « X a le droit de … » en dehors des contextes
légaux. Il est bien sûr impossible d’identifier simplement les droits moraux
et légaux, mais il y a un lien intime entre eux, et ce lien même est un trait
qui distingue le droit moral des autres concepts moraux fondamentaux. Cela
ne tient pas seulement à ce que les hommes parlent en fait avant tout de
leurs droits moraux quand ils défendent leur incorporation à un système
légal, mais aussi à ce que le concept de droit appartient à la branche de la
moralité qui se préoccupe spécifiquement de déterminer quand la liberté
d’une personne peut être limitée par celle d’une autre6, et donc de déterminer quelles actions peuvent être adéquatement soumises à des règles
légales coercitives. Les mots « droit », « diritto », et « Recht » utilisés par
les juristes continentaux n’ont pas de traduction anglaise simple, et
paraissent, aux yeux des juristes anglais, flotter de manière hésitante entre
droit et morale, mais ils délimitent en réalité une région de la morale (la
morale du droit) qui a des caractéristiques particulières. Elle est habitée par
les concepts de justice, d’équité, de droits, et d’obligation (quand on
n’utilise pas ce dernier, comme le font nombre de philosophes moraux,
comme un label général confus qui englobe toute action que nous devrions
moralement accomplir ou nous abstenir d’accomplir). La plus importante
des caractéristiques communes à ce groupe de concepts moraux est la
suivante : l’usage de la force ou de la menace n’est en rien incongru, mais
au contraire particulièrement approprié, pour assurer que ce qui est juste ou
équitable, ou ce que quelqu’un a le droit de faire, soit effectivement fait, car
c’est précisément dans ces circonstances que la coercition d’un autre être
humain est légitime. Kant, dans la Rechtslehre, considère les obligations qui
émergent dans cette branche de la morale sous le titre des « officia juris »,
« qui ne requièrent pas que le respect du devoir soit par lui-même le
principe déterminant de la volonté », et les oppose aux « officia virtutis »,
qui n’ont aucune valeur morale à moins d’être accomplis par égard pour le
principe moral. Son idée, à mon sens, est que nous devons distinguer du
reste de la morale ces principes réglant la répartition adéquate de la liberté
humaine, qui rendent seuls moralement légitime le fait, pour un être humain,
de déterminer par son choix comment un autre devrait agir ; et le fait que les
relations humaines soient conduites en conformité avec ces principes a une
valeur morale spécifique (qu’il faut distinguer de la vertu morale, dans
laquelle la volonté bonne se manifeste), même s’il a fallu recourir pour cela
à la coercition, car c’est seulement si ces principes sont respectés que la
liberté sera distribuée entre les êtres humains comme elle doit l’être. Une
caractéristique très importante d’un droit moral est à mon sens que l’on
considère que son propriétaire a une justification morale pour limiter la
liberté d’autrui et qu’il a cette justification non parce que l’action qu’il est
autorisé à exiger d’autrui a une certaine qualité morale mais simplement
parce que, dans ces circonstances une certaine répartition de la liberté
humaine sera maintenue s’il lui est permis de déterminer par son choix la
manière dont autrui devrait agir.

(B) Je peux mieux présenter cette caractéristique des droits moraux
en considérant la question de savoir si les droits et les « devoirs »7 moraux
sont corrélatifs. La thèse selon laquelle ils le sont signifie
vraisemblablement que toute proposition de la forme « X a le droit de… »
implique et est impliquée par « Y a le devoir de (ne pas) … », et à ce
moment du raisonnement nous ne devons pas supposer que les valeurs des
variables « X » et « Y » doivent être des personnes différentes. Il y a
certainement un sens de l’expression « un droit » (que j’ai déjà mentionné)
tel que, de ce que X a un droit, il ne s’ensuit pas que X ou quelqu’un d’autre
a un devoir quelconque. Les juristes ont identifié des droits en ce sens et les
ont désignés comme des « libertés », simplement pour les distinguer des
droits au sens essentiel où « droit » a « devoir » comme corrélat. Le premier
sens de « droit » est requis pour décrire ces régions de la vie sociale dans
lesquelles la compétition n’est pas critiquable, du point de vue moral du
moins. Deux personnes marchant ensemble voient toutes deux un billet de
dix dollars sur la route à une vingtaine de mètres devant eux, et il n’y a
aucun indice quant à son propriétaire. Aucun des deux n’a un « devoir » de
laisser l’autre le ramasser ; chacun a en ce sens un droit de le ramasser. Il
peut évidemment y avoir de nombreuses choses que chacun a un « devoir »
de ne pas faire pendant la course vers le billet – aucun ne peut tuer ou
blesser l’autre – et à ces « devoirs » correspondent des droits à ce qu’autrui
s’abstienne (rights to forbearances). Le caractère moralement convenable
de toute compétition économique implique ce sens minimal de « un droit »
dans lequel dire que « X a le droit de » signifie simplement que X n’a aucun
« devoir de ne pas ». Hobbes a vu que l’expression « un droit » pouvait
avoir ce sens, mais il avait tort s’il pensait qu’il n’y a aucun sens en lequel,
de ce que X a un droit, il s’ensuit que Y a un devoir ou en tout cas une
obligation.
(C) Plus importante pour notre propos est la question de savoir si
pour tous les « devoirs » moraux il existe des droits moraux corrélés, car
ceux qui ont donné une réponse affirmative à cette question ont
généralement supposé sans examen suffisant qu’avoir un droit revient
simplement à pouvoir bénéficier de l’exécution d’un « devoir » ; alors qu’en
réalité cela n’est pas une condition suffisante (et probablement pas une
condition nécessaire) pour avoir un droit. Ainsi les animaux et les bébés qui
sont susceptibles de bénéficier de l’accomplissement de notre « devoir » de
ne pas les maltraiter sont dits en conséquence avoir des droits à être traités
correctement. En général, on ne tire pas l’entière conséquence de ce
raisonnement ; la plupart des philosophes ont eu peur de dire que nous
avons des droits contre nous-mêmes car nous sommes susceptibles de
bénéficier de l’accomplissement de notre « devoir » de nous maintenir en
vie ou de développer nos talents. Mais la situation morale qui découle d’une
promesse (dans laquelle la terminologie des droits et des obligations, à
résonance légale, est la plus appropriée) illustre le plus clairement le fait que
la notion d’avoir un droit et celle de bénéficier de l’exécution d’un
« devoir » ne sont pas identiques. X promet à Y, en retour d’une faveur,
qu’il s’occupera de la mère âgée de Y pendant son absence. Des droits
résultent de cette transaction, mais c’est à coup sûr Y, à qui la promesse a
été faite, et non sa mère, qui a ou possède ces droits. La mère de Y est
certainement une personne à propos de laquelle X a une obligation et une
personne qui bénéficiera de l’accomplissement de cette obligation, mais la
personne envers laquelle il a une obligation de s’occuper d’elle est Y. C’est
là quelque chose qui est dû à Y ou possédé par Y ; et si X ne tient pas sa
promesse, ce sont les droits de Y, et non ceux de sa mère, qu’il aura
négligés, et c’est envers Y, et non envers sa mère, qu’il aura mal agi, bien
que la mère puisse être physiquement blessée. Et c’est Y qui a un droit
moral (has a moral claim) sur X, qui a le droit (is entitled) que l’on
s’occupe de sa mère, et qui peut renoncer à ce droit et libérer Y de
l’obligation. Y est, en d’autres termes, moralement en position de
déterminer par son choix comment X doit agir et de limiter de cette manière
la liberté de choix de X ; et c’est ce fait, plutôt que le fait qu’il soit
susceptible d’en bénéficier, qui permet de dire de manière correcte qu’il a
un droit. Bien sûr, la personne à qui une promesse a été faite est souvent la
seule personne susceptible de bénéficier de son accomplissement, mais ceci
ne justifie pas que l’on identifie « avoir un droit » et « bénéficier de
l’accomplissement d’un devoir ». Le point suivant est essentiel pour la
logique d’ensemble des droits : tandis que l’on identifie la personne qui est
susceptible de bénéficier de l’accomplissement d’un devoir en considérant ce qui se produira si ce devoir n’est pas accompli, on identifie la personne
qui a un droit (à qui l’accomplissement est dû (owed or due)) en examinant
la transaction ou la situation antécédente ou encore les relations entre les
parties dont a résulté le « devoir ». Ces considérations devraient nous inciter
à ne pas étendre la notion de droit à un traitement convenable aux animaux
et aux bébés qu’il est mal (wrong) de maltraiter, car la situation morale peut
être simplement et adéquatement décrite alors en disant que c’est mal ou
que nous ne devrions pas les maltraiter, ou, au sens généralisé où le
philosophe entend le « devoir », que nous avons un devoir de ne pas les
maltraiter8. Si l’usage commun autorise à parler de droits des animaux ou
des bébés, il fait un usage oiseux de l’expression « un droit », qui confondra
la situation avec d’autres situations morales différentes dans lesquelles
l’expression « un droit » a une force spécifique et ne peut pas être remplacée
par les autres expressions morales que j’ai mentionnées. On gagnera peut-
être en clarté à ce sujet si l’on considère la force de la préposition « envers »
(to) dans l’expression « avoir un devoir envers Y » (having a duty to Y) ou
« avoir une obligation envers Y » (being under an obligation to Y) (où « Y »
est le nom d’une personne) ; car son sens diffère significativement du sens
de « à » (to) dans « faire quelque chose à Y » (doing something to Y) ou
« faire du mal à Y » (doing harm to Y), où « à » indique la personne affectée
par une action*. Dans le premier couple d’expressions, « envers » (to) n’a
évidemment pas cette force, mais indique la personne envers laquelle est
liée la personne moralement liée. C’est là un développement
compréhensible de l’image du lien (vinculum juris : obligare) ; l’image
précise n’est pas celle de deux personnes liées par une chaine, mais celle
d’une personne liée, l’autre bout de la chaîne se trouvant dans les mains
d’une autre qui peut l’utiliser comme elle le choisit9. Il apparaît ainsi
absurde de parler d’avoir des devoirs ou des obligations envers nous-mêmes
– nous pouvons évidemment avoir des « devoirs » de ne pas nous faire du
mal à nous-mêmes, mais que pourrait vouloir dire, une fois saisie la
distinction entre le sens d’ « envers » (to) et le sens de « à » (to),
l’affirmation selon laquelle nous avons des devoirs ou des obligations
envers nous-mêmes de ne pas nous faire de mal à nous-mêmes ?

(D) Le lien essentiel entre la notion de droits et la limitation justifiée
de la liberté d’une personne par une autre peut être mis en relief si l’on
considère les codes de comportement qui ne prétendent pas conférer des
droits mais seulement prescrire ce qui devrait être fait. La plupart des
penseurs de la loi naturelle jusqu’à Hooker conçoivent la loi naturelle ainsi :
il existe des devoirs naturels, en conformité avec lesquels il serait
certainement bénéfique pour l’homme d’agir – des choses à faire pour
réaliser la fin naturelle de l’homme –, mais non des droits naturels. Et il
existe évidemment bien des types de codes de comportement qui prescrivent
seulement ce qui doit être fait, par exemple ceux qui règlent certaines
cérémonies. Il serait absurde de considérer que ces codes confèrent des
droits, et il est au contraire éclairant de les opposer aux règles d’un jeu, qui
souvent créent des droits, même si ce ne sont évidemment pas des droits
moraux. Même un code qui est manifestement un code moral n’a pas besoin
d’établir des droits ; le décalogue en est peut-être l’exemple le plus
important. Bien sûr, indépendamment des récompenses célestes, les êtres
humains sont susceptibles de bénéficier de leur obéissance générale aux dix
commandements : il est mal de désobéir, et cela fera portera certainement du
tort à des individus. Mais ce serait les interpréter de manière fort
surprenante que de les traiter comme s’ils conféraient des droits. Dans une
telle interprétation, l’obéissance aux dix commandements devrait être
conçue comme due (due or owed) aux individus, et non seulement à Dieu, et
la désobéissance non simplement comme mal (wrong) mais comme un mal
envers (a wrong to) les individus (en même temps qu’un tort qui leur est
fait). Les commandements ne seraient plus à lire comme des lois pénales
conçues seulement pour exclure certains types de comportements, mais
devraient être pensés comme des règles mises à la disposition des individus
et déterminant dans quelle mesure ils pourraient exiger certains
comportements de la part d’autrui. Les droits sont typiquement conçus
comme étant possédés ou détenus par, ou appartenant à, des individus, et ces
expressions reflètent la conception des règles morales non seulement
comme prescrivant une conduite mais aussi comme formant une sorte de
propriété morale des individus à laquelle ils ont droit (are entitled) en tant
qu’individus ; c’est seulement lorsque l’on conçoit ainsi les règles que l’on peut parler de droits (rights) et d’injustices (wrongs)*, en même temps que
d’actions droites (right) et injustes (wrong)10.
II.
Jusqu’ici j’ai cherché à établir qu’avoir un droit implique d’avoir une
justification morale pour limiter la liberté d’une autre personne et pour
déterminer comment elle devrait agir ; il est à présent important de voir que
la justification morale doit être d’un type particulier pour constituer un droit.
Cela ressortira le plus clairement de l’examen des circonstances dans
lesquelles les droits sont affirmés à l’aide de l’expression typique « j’ai le
droit de … ». Il me semble que cette expression est employée dans deux
types principaux de situations : (A) quand le demandeur (claimant) a une
justification spéciale pour interférer avec la liberté d’une autre personne,
que les autres n’ont pas (« J’ai le droit de recevoir ce que vous m’aviez
promis en échange de mes services ») ; (B) quand le demandeur cherche à
résister ou à s’opposer à l’interférence d’une autre personne en affirmant
qu’elle n’a pas de justification (« J’ai le droit de dire que ce que je pense »).
(A) Les droits spéciaux. Quand des droits résultent de transactions
spéciales entre les individus ou d’une relation spéciale dans laquelle ils se
trouvent l’un par rapport à l’autre, ceux qui ont le droit et ceux qui ont
l’obligation correspondante ne peuvent être que les parties impliquées dans
la transaction ou la relation spéciales. J’appelle de tels droits des droits
spéciaux pour les distinguer de ces droits moraux qui sont considérés
comme des droits valant contre (c’est-à-dire imposant des obligations à)11
tout le monde, tels ceux qui sont affirmés quand une interférence injustifiée
se produit ou risque de se produire, comme dans le cas (B) mentionné ci-
dessus.
(i) Les cas de droits spéciaux les plus évidents sont ceux qui
résultent de promesses faites. En promettant de faire ou de ne pas faire
quelque chose, nous contractons volontairement des obligations et nous
créons ou conférons des droits à ceux à qui nous promettons : nous
modifions l’indépendance morale des libertés de choix des parties relativement à une action donnée et nous créons une nouvelle relation
morale entre elles, de sorte qu’il devient moralement légitime pour la
personne à qui la promesse est faite de déterminer comment celui qui a
promis devrait agir. Celui à qui l’on a promis a sur la volonté de l’autre une
autorité ou souveraineté temporaire, relative à un sujet spécifique, ce que
nous exprimons en disant que celui qui a promis a, envers celui à qui il a
promis, une obligation de faire ce qu’il a promis. L’idée que des
phénomènes moraux – droits et devoirs ou obligations – puissent être créés
par l’action volontaire d’individus est apparue entièrement mystérieuse à
certains philosophes. Mais c’est me semble-t-il qu’ils n’ont pas vu
clairement à quel point les notions morales de droit et d’obligation sont
spéciales, ni de quelle façon particulière elles sont reliées à la répartition de
la liberté de choix ; il serait effectivement mystérieux que nous soyons
capables de rendre les actions moralement bonnes ou mauvaises par un
choix volontaire. Le cas de la promesse, qui est le plus simple, illustre deux
traits caractéristiques des droits spéciaux : (1) le droit et l’obligation ne
résultent pas de ce que l’action promise a en elle-même une qualité morale
particulière, mais simplement de la transaction volontaire entre les parties ;
(2) l’identité des parties concernées est cruciale – seule cette personne (celle
à qui l’on a promis) a une justification morale pour déterminer comment
celui qui a promis devrait agir. C’est son droit ; c’est seulement par rapport
à elle que diminue la liberté de choix de celui qui a promis, de telle sorte
que si elle choisit de libérer celui qui a promis, personne d’autre ne peut se
plaindre.
(ii) Mais la promesse n’est pas le seul type de transaction par lequel
des droits sont conférés. Ils peuvent être accordés par une personne qui
consent ou autorise une autre à interférer dans des affaires sur lesquelles,
sans ce consentement ou cette autorisation, elle serait libre de choisir pour
elle-même. Si je consens à ce que vous preniez des précautions pour ma
santé ou mon bonheur, ou si je vous autorise à vous occupez de mes intérêts,
alors vous avez un droit que les autres n’ont pas, et je ne peux pas me
plaindre de votre interférence si elle intervient dans la sphère de votre
autorité. C’est le sens de la situation dans laquelle une personne abandonne
ses droits à une autre ; et les traits typiques d’un droit y sont à nouveau
présents : la personne autorisée a le droit d’interférer non du fait de sa
nature intrinsèque mais parce que ces personnes se sont trouvées dans cette
relation. Personne d’autre (à moins d’être autorisé de la même manière) n’a en théorie un droit quelconque d’interférer12, même si la personne qui y est
autorisée n’exerce pas ce droit.
(iii) Les droits spéciaux ne se limitent pas à ceux qui sont créés par
le choix délibéré de la partie à laquelle une obligation incombe, comme dans
le cas où ils sont accordés ou résultent de promesses, et toutes les
obligations envers d’autres personnes ne sont pas délibérément contractées,
bien qu’il soit à mon sens vrai de tous les droits spéciaux qu’ils résultent
d’actions volontaires préalables. Une troisième source très importante de
droits et d’obligations spéciaux, que nous pouvons identifier dans bien des
sphères de la vie, est ce que nous pouvons appeler la mutualité des
restrictions ; et je pense que l’obligation politique n’est compréhensible que
si nous saisissons précisément ce qu’elle est et en quoi elle diffère des autres
transactions créatrices de droit (le consentement, la promesse) auxquelles
les philosophes l’ont assimilée. Il s’agit schématiquement de ceci :
lorsqu’un certain nombre de personnes conduisent une entreprise conjointe
selon des règles et restreignent ainsi leur liberté, ceux qui se sont soumis à
ces restrictions quand cela était nécessaire ont droit à ce que ceux qui ont
bénéficié de leur soumission s’y soumettent de la même manière. Les règles
peuvent prévoir que les responsables seront autorisés à imposer l’obéissance
et à arrêter des règles supplémentaires, et ceci créera une structure de droits
et de devoirs légaux, mais l’obligation morale d’obéir aux règles dans de
telles circonstances est due aux* membres coopérants de la société, et ils ont
un droit moral corrélatif à l’obéissance. Dans des situations sociales de ce
type (dont la société politique est l’exemple le plus complexe), l’obligation
d’obéir aux règles est distincte de tout autre raison morale que l’on peut
avoir d’obéir et qui soit relative aux bonnes conséquences que peut avoir
l’obéissance (par exemple la prévention de la souffrance). L’obligation est
due aux membres coopérants de la société en tant que tels, et non parce
qu’ils sont des êtres humains à qui il serait injuste d’infliger de la
souffrance. L’explication utilitariste de l’obligation politique échoue à
rendre compte de ce trait de la situation, à la fois dans sa version simple,
selon laquelle l’obligation existe parce que (et seulement si) les
conséquences directes d’un acte de désobéissance donné sont pires que
celles de l’obéissance, et dans sa version plus sophistiquée, selon laquelle
l’obligation existe même lorsque tel n’est pas le cas, si la désobéissance
augmente la probabilité que l’on désobéisse à la loi en question ou à d’autres lois dans des cas où les conséquences directes de l’obéissance sont
meilleures que celles de la désobéissance.
Dire que ceux qui ont bénéficié de la soumission des autres membres
de la société à des règles restrictives ont une telle obligation morale d’obéir
à leur tour à ces règles ne signifie évidemment pas que ce soit là le seul type
de raison morale d’obéir ou qu’il ne puisse exister aucun cas où la
désobéissance soit moralement justifiée. Il n’y a aucune contradiction ou
incorrection à dire « J’ai une obligation de faire X, quelqu’un a le droit de
me demander de le faire, mais je vois à présent que je ne devrais pas le
faire ». Ce sera parfois un moindre mal moral, dans des situations pénibles,
que d’ignorer ce que sont vraiment les droits des personnes et de ne pas
accomplir nos obligations envers elle. Cela me semble particulièrement
évident dans le cas des promesses : je peux promettre de faire quelque
chose, et contracter par là une obligation simplement parce que c’est l’une
des voies par lesquelles les obligations (qui doivent être distinguées d’autres
formes de raisons morales d’agir) sont créées ; la réflexion peut révéler qu’il
serait injuste dans ces circonstances de tenir cette promesse, car cela
causerait de la souffrance. Nous pouvons exprimer cela en disant : « Je ne
devrais pas le faire bien que j’aie une obligation envers lui de le faire », tout
simplement parce les expressions en italiques ne sont pas synonymes mais
relèvent de dimensions différentes de la morale. La tentative d’expliquer
cette situation en disant que notre obligation réelle ici est d’éviter la
souffrance et qu’il y a seulement une obligation à première vue (prima
facie) de tenir la promesse me paraît confondre deux types différents de
raison morale, et en pratique une telle terminologie obscurcit la nature
précise de ce qui est en jeu lorsque nous empiétons sur les droits des
personnes ou n’accomplissons pas nos obligations envers elles « au nom
d’un plus grand bien ».
Les théoriciens du contrat social ont établi avec justesse que
l’obligation d’obéir à la loi n’est pas seulement un cas particulier de
bienveillance (benevolence) (directe ou indirecte), mais quelque chose qui
émerge entre les membres d’une société politique particulière du fait de leur
relation mutuelle. Leur erreur fut d’identifier cette situation de restrictions
mutuelles, qui est créatrice de droits, au cas paradigmatique de la promesse.
Il y a évidemment des similitudes importantes entre les deux, et ce sont
précisément là les traits que tous les droits spéciaux ont en commun, à
savoir qu’ils résultent de relations spéciales entre les êtres humains, et non
de la nature des actions à accomplir ou de leurs effets.
(iv) Il reste un type de situation dont on peut penser qu’il crée des
droits et des obligations : lorsque les parties ont une relation naturelle spéciale, comme dans le cas d’un parent et d’un enfant. Le droit moral du
parent à ce que son enfant lui obéisse sera désormais jugé prendre fin, me
semble-t-il, lorsque l’enfant atteint l’âge « de raison », mais cela vaut la
peine de le mentionner, car certaines philosophies politiques ont recouru à
des analogies avec ce cas pour expliquer l’obligation politique, et aussi car
ce cas manifeste certains des traits des droits spéciaux que nous avons
identifiés, à savoir que le droit résulte de la relation spéciale entre les parties
(bien qu’il s’agisse ici d’une relation naturelle) et non de la nature des
actions à l’accomplissement desquelles on a droit.
(v) Il faut évidemment distinguer des droits spéciaux les libertés
spéciales, dans le cas desquelles une personne est exceptionnellement
exemptée des obligations auxquelles la plupart des autres sont soumises
mais n’acquiert pas de ce fait un droit auquel correspondrait une obligation
corrélative. Si vous me surprenez en train de lire le journal intime de votre
frère, vous me direz : « Vous n’avez aucun droit de le lire ». Je répondrai :
« J’ai le droit de le lire – votre frère m’a dit que je pouvais le faire tant qu’il
ne me disait pas de ne pas le faire, et il ne m’a pas dit de ne pas le faire ».
Dans ce cas j’ai été spécialement autorisé par votre frère, qui avait le droit
de m’interdire de lire son journal intime, donc je suis exempté de
l’obligation morale de ne pas le lire, mais votre frère n’a aucune obligation
de me laisser continuer à le lire. Des droits, et non des libertés, de s’occuper
des affaires d’autrui ou d’interférer avec elles sont accordés lorsque la
personne qui a accordé le droit ne peut pas révoquer l’autorisation quand
elle le veut.
(B) Les droits généraux. À la différence des droits spéciaux, qui
constituent une justification pour interférer avec la liberté d’une autre qui est
propre au porteur du droit, les droits généraux sont affirmés de manière
défensive, lorsque l’on anticipe une interférence injustifiée ou que l’on se
voit menacé d’une telle interférence, afin de signaler que cette interférence
est injustifiée. « J’ai le droit de dire ce que je pense »13. « J’ai le droit de
pratiquer ma religion comme je l’entends ». De tels droits ont en commun
avec les droits spéciaux deux traits importants. (1) Avoir ces droits, c’est
avoir une justification morale pour déterminer comment un autre devrait agir, en l’occurrence pour déterminer qu’il ne devrait pas interférer14. (2) La
justification morale ne résulte pas de la nature de l’action particulière à
l’accomplissement de laquelle a droit le demandeur ; cette revendication est
simplement justifiée – étant donné qu’il n’y a aucune relation spéciale entre
lui et ceux qui menacent d’inférer qui puisse justifier cette interférence – en
tant qu’elle constitue un exemple particulier du droit égal d’être libre. Mais
il y a évidemment des différences frappantes entre de tels droits généraux
défensifs et les droits spéciaux. (1) Les droits généraux ne résultent
d’aucune relation ou transaction spéciales entre les hommes. (2) Ce ne sont
pas des droits qui sont propres à ceux qui les ont, mais des droits que tous
les hommes capables de choix ont en l’absence de ces conditions spéciales
qui donnent lieu aux droits spéciaux. (3) Les droits généraux ont pour
obligations corrélatives des obligations de ne pas interférer, auxquelles tous
les autres sont soumis et non simplement les parties d’une relation ou
transaction spéciales, même s’ils seront évidemment souvent affirmés
lorsque des personnes particulières menacent d’interférer, en tant
qu’objection morale à cette interférence. Affirmer un droit général, c’est
revendiquer, en relation avec une action particulière, le droit égal qu’ont
tous les hommes d’être libres en l’absence de ces conditions spéciales qui
établissent un droit spécial de limiter la liberté d’autrui. Affirmer un droit
spécial, c’est affirmer, en relation avec une action particulière, un droit de
limiter la liberté d’autrui qui est établi par de telles conditions spéciales.
L’affirmation de droits généraux invoque directement le principe selon
lequel tous les hommes ont de manière égale le droit d’être libres,
l’affirmation d’un droit spécial invoque ce principe indirectement (comme
j’essaie de le montrer dans la section III).
III.
J’espère qu’il est clair que si l’on n’admet pas qu’il faut une
justification morale pour interférer avec la liberté d’autrui, alors la notion de
droit n’a aucune place en morale : car affirmer un droit, c’est affirmer qu’il
existe une telle justification. La fonction caractéristique, dans le discours
moral, de ces phrases dans lesquelles on peut trouver la signification de l’expression « un droit » – « J’ai le droit de… », « Vous n’avez aucun droit
de … », « Quel droit avez-vous de … ? » – est de faire porter sur les
interférences avec la liberté d’autrui, ou sur les revendications
d’interférence, un type d’évaluation ou de critique morales spécifiquement
adapté à l’interférence avec la liberté, et typiquement différent de la critique
morale des actions qui emploie des expressions telles que « droit » (right),
« mal » (wrong), « bon » (good) et « mauvais » (bad). Et ce n’est là qu’un
fondement moral parmi les nombreux qui permettent de dire « Vous devez
… » ou « Vous ne devez pas … ». Peut-être l’emploi de l’expression « Quel
droit avez-vous de… ? » montre-t-il cela plus clairement que les autres ; car
nous l’employons précisément au moment où quelqu’un interfère ou menace
d’interférer, afin de demander de quel titre moral la personne à laquelle on
s’adresse dispose pour interférer ; et nous le faisons souvent sans suggérer
en rien que ce qu’elle propose de faire est par ailleurs mal, et parfois en
laissant entendre qu’il n’y aurait rien à objecter à la même interférence de la
part d’une autre personne.
Toutefois, bien que notre emploi dans le discours moral de
l’expression « un droit » présuppose qu’il soit admis que l’interférence avec
la liberté d’autrui requiert une justification morale, ceci ne suffirait pas à soi
seul pour établir que la reconnaissance de droits moraux implique la
reconnaissance de ce que tous les hommes ont un droit à la liberté égale,
sinon en un sens qu’il serait facile de réduire à la trivialité. Car si la
signification de « un droit » ne contenait en elle-même aucune restriction
relative au type de justification morale pour interférer qui peut constituer un
droit, le principe pourrait être rendu entièrement creux. Il serait par exemple
possible d’adopter le principe et ensuite d’affirmer qu’un trait ou un
comportement donné de certains êtres humains (le fait qu’ils sont
imprévoyants ou athées, que ce sont des Juifs ou des Noirs) constitue une
justification morale pour interférer avec leur liberté. À ce stade de mon
raisonnement, n’importe quelle différence entre les hommes pourrait être
traitée comme une justification morale pour interférer et établir ainsi un
droit, de sorte que le droit égal de tous les hommes à être libres serait
compatible avec de graves inégalités. Il est tout à fait possible que le terme
« moral » introduise lui-même une restriction, quant à ce qui peut constituer
une justification morale pour interférer, qui permettrait d’éviter cette
conséquence, mais je ne peux pas encore pour ma part montrer que c’est le
cas. Il est par contre clair à mes yeux que la justification morale de
l’interférence qui doit constituer un droit d’interférer (ce qui diffère de
rendre simplement l’interférence moralement bonne ou désirable) est limitée
à certaines conditions spéciales, et que ceci est inhérent à la signification de « un droit » (à moins que cette expression soit employée de manière si
relâchée qu’elle pourrait être remplacée par les autres expressions morales
mentionnées). Les revendications d’interférence avec la liberté d’autrui qui
s’appuient sur la nature générale des activités avec lesquelles on interfère
(par exemple la folie ou la cruauté de pratiques « indigènes ») ou la nature
générale des parties (« Nous sommes Allemands ; ils sont Juifs »), même
quand elles sont bien fondées, ne relèvent pas de droits ou d’obligations
moraux. Dans de tels cas la soumission, même quand elle est adaptée, n’est
pas due aux (due to or owed to) individus qui interfèrent ; il serait tout aussi
adapté que n’importe qui appartenant à la même classe de personnes
interfère. C’est pourquoi d’autres éléments de notre vocabulaire moral
suffisent à décrire ce cas, et parler ici de droits est source de confusion.
Nous avons vu dans la section II que les types de justification de
l’interférence impliqués dans les droits spéciaux étaient indépendants de la
nature de l’action à l’accomplissement de laquelle il y a un droit, mais
dépendaient de certaines transactions et relations préalables entre individus
(tels que les promesses, le consentement, l’autorisation, la soumission à des
restrictions mutuelles). Deux questions viennent à l’esprit : (1) en vertu de
quel principe intelligible ces formes nues de promesse, de consentement, de
soumission à des restrictions mutuelles, pourraient-elles être nécessaires ou
suffisantes, indépendamment de leur contenu, pour justifier que l’on
interfère avec la liberté d’autrui ? (2) Quelles caractéristiques ces types de
transaction ou de relation ont-ils en commun ? La réponse à ces deux
question est, je pense, la suivante : si nous justifions l’interférence à partir
des fondements que nous invoquons quand nous revendiquons un droit
moral, nous invoquons en réalité indirectement comme justification le
principe selon lequel les hommes ont un droit égal d’être libres. Car nous
disons en réalité, dans le cas des promesses, des consentements et des
autorisations, que cette revendication d’interférence avec la liberté d’autrui
est justifiée par ce qu’il a, dans l’exercice de son droit égal d’être libre,
librement choisit de créer cette revendication ; et dans le cas des restrictions
mutuelles, nous disons en réalité que cette revendication d’interférer avec la
liberté d’autrui est justifiée par ce qu’elle est équitable, et elle est équitable
parce qu’elle seule permettra qu’il y ait une répartition égale des restrictions
et donc de la liberté au sein de ce groupe d’hommes. Ainsi dans le cas des
droits spéciaux comme dans celui des droits généraux, les reconnaître
implique de reconnaître le droit égal qu’ont tous les hommes d’être libres.
 
 
Herbert L. A. Hart
(1907-1992)
Traduit de l’anglais par Charles Girard
 
1 Mr Stuart Hampshire m’a d’abord incité à réfléchir dans la direction exposée ici ; et j’ai
ensuite abouti, par des voies différentes, à une conclusion similaire à la sienne.
 
2 Je crains que la terminologie complexe de la liberté appelle des explications
supplémentaires. La coercition inclut, en plus du fait d’empêcher une personne de faire ce
qu’elle choisit de faire, le fait de rendre par des menaces son choix moins éligible ; la
contrainte (restraint) inclut toute action destinée à rendre impossible l’exercice de ce choix,
et inclut donc le fait de tuer une personne ou de la réduire en esclavage. Toutefois la
concurrence ne relève ni de la coercition ni de la contrainte. Si l’on reprend la distinction
entre « avoir le droit de » et « être libre de », qui est utilisée ci-dessus et est examinée plus
avant à la section I.B, tous les hommes peuvent avoir, sans que cela contredise l’obligation
de s’abstenir de recourir à la coercition, la liberté de satisfaire s’ils le peuvent ceux au
moins de leurs désirs qui ne visent pas à exercer une coercition sur les autres ou à leur
porter préjudice, même si en réalité, du fait de la rareté, la satisfaction d’un homme cause la
frustration d’un autre. Dans des conditions de rareté extrême, cette distinction entre
concurrence et coercition ne mériterait pas d’être établie ; les droits naturels n’ont
d’importance que « quand la paix est possible » (Locke). En outre, la liberté (l’absence de
coercition) peut n’avoir aucune valeur pour ces victimes de la compétition non entravée qui
sont trop pauvres pour en user ; ce serait ainsi ergoter que de leur faire remarquer qu’ils
sont certes affamés mais libres. C’est cette vérité qui se trouve caricaturée par les marxistes
lorsque, en identifiant pauvreté et absence de liberté, ils confondent deux maux différents
 
 3 À l’exception de ces droits généraux (voir section II. B) qui sont des illustrations
particulières du droit de tous les hommes à être libres
 
 4 L’idée d’un droit se trouve-t-elle chez Platon ou Aristote ? Il semble qu’il n’y ait aucun
mot grec qui soit distinct de « droit » ou « juste » (dikaion), quoique des expressions
comme ta ema dikaia [qui pourrait être rendu par « les droits et les devoirs qui
m’incombent » (NdT)] soient, me semble-t-il, des formules légales du quatrième siècle. Les
expressions naturelles chez Platon sont to eautou (ekein) [« (posséder) ce qui est propre à
chacun » (NdT)] ou ta tini opheilomena [« ce qui est dû à quelqu’un » (NdT)] mais elles
semblent confinées à la propriété ou aux dettes. Il n’y a pas de place pour un droit moral
tant que la valeur morale de la liberté individuelle n’est pas reconnue. (NdE : les termes
grecs, aisément reconnaissable, ont été translittérés et désaccentués).

5 Comme l’a vu W. D. Lamont : voir ses Principles of Moral Judgment, Oxford, Clarendon
Press, 1946 ; pour les juristes, voir W. N. Hohfeld, Fundamental Legal Conceptions, New
Haven, Yale University Press, 1923.

6 Dans ce passage et dans ce qui suit, j’emploie « interférer avec la liberté d’autrui »,
« limiter la liberté d’autrui », « déterminer comment autrui devrait agir », pour désigner soit
le recours à la coercition soit le fait de demander qu’une personne accomplisse ou
n’accomplisse pas une action donnée. Le lien entre ces deux types d’« interférence » est
trop complexe pour être examiné ici. Je pense qu’il suffit pour mon présent propos de
signaler ceci : le fait de disposer d’une justification pour demander qu’une personne accomplisse ou n’accomplisse pas une action donnée constitue une condition nécessaire
mais non suffisante pour justifier la coercition

7 J’écris « “devoirs” » ici car l’un des facteurs obscurcissant la nature des droits est l’usage
philosophique de « devoir » et d’ « obligation » pour tous les cas où il existe des raisons
morales de dire qu’une action devrait être accomplie ou non. En réalité « devoir »,
« obligation », « droit », et « bon » viennent de différents segments de la morale,
concernent des types différents de conduite, et produisent des types différents de critique ou
d’évaluation morales. Le plus important est i) que les obligations peuvent être contractées
ou créées volontairement ; ii) qu’elles sont dues envers des personnes particulières (qui ont
des droits) ; iii) qu’elles ne résultent pas de la nature des actions qui sont obligatoires mais
de la relation entre les parties. Le langage confine généralement, mais pas invariablement,
l’usage de l’expression « avoir une obligation » à de tels cas.
 
8 Cet usage du “devoir” généralisé est susceptible d’influencer la réponse que l’on apporte à
la question de savoir si les animaux et les bébés ont des droits.
* Le français, en distinguant le fait d’avoir un devoir ou une obligation envers quelqu’un et
le fait de faire quelque chose à quelqu’un, n’entretient pas la même ambiguïté que l’anglais,
qui utilise dans les deux cas la préposition « to ». Le lecteur francophone doit garder cette
ambiguïté présente à l’esprit pour saisir l’effort de distinction que propose l’auteur ici
(NdT).

9 Voir A. H. Campbell, The Structure of Stair's Institutions, Glasgow, Jackson, 1954, p. 31.

10 Les juristes continentaux distinguent entre « subjektives » et « objektives Recht », ce qui
correspond très bien à la distinction entre un droit, qu’un individu détient, et ce qu’il est
droit (right) de faire.

11 Voir la section (B) ci-dessous

12 Bien que cela puisse être mieux qu’il intervienne (quand ce serait là le moindre de deux
maux). Voir la fin de la sous-section (iii) ci-dessous

13 La différence entre droits spéciaux et droits généraux est souvent marquée à l’oral par le
fait que le pronom est accentué lorsqu’un droit spécial est affirmé ou qu’il est nié : « Vous
n’avez aucun droit de l’empêcher de continuer à lire ce livre » renvoie au droit général du
lecteur ; « Vous n’avez aucun droit de l’empêcher de continuer à lire ce livre » nie que la
personne à laquelle on s’adresse ait un droit spécial d’interférer, mais il est possible que
d’autres aient ce droit.

14 À strictement parler, en affirmant un droit général, on affirme à la fois le droit à ce
qu’autrui s’abstienne de recourir à la coercition, et la liberté d’accomplir l’action spécifiée,
le premier face à la coercition qui nous est imposée ou dont nous sommes menacés, la
seconde en tant qu’objection à l’exigence réelle ou anticipée que l’on n’accomplisse pas
l’action. Le premier a pour corrélat une obligation incombant à tous de s’abstenir de
recourir à la coercition ; le second a pour corrélat le fait que personne n’a de justification
pour une telle exigence. Ici, selon l’expression d’Hohfeld, le corrélat n’est pas une
obligation, mais un « non-droit »
 
 

janvier 30, 2023

RP#1-Janvier/2023 - Thématique: Enseignement


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«  Au lendemain de la guerre, en 1947, les communistes Langevin et Wallon proposèrent de réaliser en France l'école unique, creuset de l'homme nouveau socialiste. Repoussé par deux fois à la Chambre sous la IVe République, ce projet fut mis en œuvre, paradoxalement, par De Gaulle au début de la Ve. […] Dès cette date, l'Éducation ne fut plus nationale. Elle fut, de jure, cogérée par le ministère et les syndicats. De facto, elle fut gérée par les syndicats seuls, car les ministres passaient (et souvent sautaient), alors que les syndicats restaient. Je dis bien que l'Éducation « nationale » usurpe désormais ce qualificatif, car la nation, qui n'a d'autre organe d'expression que le suffrage universel, et d'autres représentants légitimes que le Parlement et le Gouvernement, n'eut plus jamais, de ce jour, son mot à dire dans la politique éducative du pays. »

    — Philippe Nemo, Une trop longue erreur

 

SOMMAIRE:

A - Mobiliser la communauté éducative autour du projet d’établissement-Cour de comptes

B - Baccalauréat et socialisme (extrait) - Frédéric BASTIAT

C - Egalitarisme à la française: la preuve par l'absurde -

Philippe Nemo: Une trop longue erreur; Une trop longue erreur...





A - Mobiliser la communauté éducative autour du projet d’établissement

 Synthèse:

En dépit d’une dépense nationale d’éducation supérieure à la moyenne des pays de l’organisation de coopération et de développement économiques – OCDE – (109 584 USD contre 105 502 USD pour l’éducation d’un élève de 6 à 15 ans en 2021(OCDE, Regards sur l’éducation 2022,2022 .), le système éducatif français peine à produire des résultats satisfaisants et les difficultés que rencontre son pilotage, particulièrement centralisé, conduisent à s’interroger sur la manière dont les établissements scolaires peuvent se mobiliser, à leur niveau, pour bâtir et mettre en œuvre un projet pédagogique adapté aux spécificités de leurs élèves, afin d’améliorer leur réussite, point focal de l’attention des parents . Comme le montrent les enquêtes internationales, le système scolaire français ne parvient pas à réduire les inégalités ; il tend plutôt à les creuser, malgré les dispositifs mis en œuvre pour remédier aux situations les plus défavorables, mais qui connaissent des limites .
En effet, malgré les objectifs d’égalité du système éducatif, l’ensemble des rapports sur la mixité scolaire dans les établissements, tout comme les analyses sur les différences de résultats aux examens nationaux et d’accès à la filière générale du lycée, montrent à quel point l’uniformité nationale formelle peut s’accommoder de larges inégalités réelles de traitement des élèves .
Par ailleurs, la décentralisation a amendé le pilotage strictement national de l’éducation en transformant les lycées et les collèges en établissements publics locaux d’enseignement (EPLE)  . En confiant davantage de responsabilités aux collectivités tout en maintenant les pouvoirs étendus de l’État, ce nouveau statut invitait l’établissement à prendre toute sa place dans le pilotage pédagogique, en mobilisant notamment les marges de manœuvre qui lui sont allouées . Adoptée par la loi d’orientation n° 89-486 du 10 juillet 1989, la notion de projet d’établissement est venue compléter les modalités de pilotage de l’EPLE .
L’enquête menée par la Cour s’est attachée à dresser un état des lieux en analysant la manière dont les EPLE se mobilisent autour de ce projet . Elle s’est intéressée à la place de l’établissement public local d’enseignement au sein du système éducatif, et à ses capacités d’action, telle que définies par les textes réglementaires .
 
La Cour a pu mesurer combien ces établissements ont été, ces dernières années, impactés par des dispositions normatives visant à la fois leurs missions et leurs relations, notamment la loi n° 2019-79 du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance qui a renforcé la place de l'évaluation à tous les échelons du système éducatif .
Ses travaux ont également analysé la place du chef d’établissement pour mieux faire ressortir les ambiguïtés qui demeurent attachées à cette fonction . Un fossé important existe ainsi entre la perception qu’ont les familles du rôle des chefs d’établissement, et la réalité des leviers dont ces derniers disposent au quotidien pour diriger leurs établissements .
 
Un projet d’établissement encore trop peu mobilisé
 
Chacun des collèges et des lycées doit, comme l’impose le code de l’éducation, se doter d’un projet d’établissement, fixant les choix pédagogiques et la politique éducative de l’établissement pour une durée de trois à cinq ans . Il s’agit notamment d’adapter le cadre scolaire national aux caractéristiques des élèves de l’établissement, pour favoriser leur réussite . La démarche engagée par le chef d’établissement, est collective et vise, à partir d’un diagnostic tiré de l’évaluation de chaque établissement, à définir, avec les représentants de la communauté éducative, les modalités particulières de mise en œuvre des orientations, des objectifs et des programmes nationaux, ainsi que du projet académique . Or, la moitié des établissements ne sont pas dotés d’un tel projet, et, parmi ceux qui le sont, la qualité de la démarche et la portée du document sont très inégales .
Question sondage « votre établissement disposait-il d’un projet d’établissement signé avec les services académiques ? » Réponse: Oui à 50%.

Des marges de manœuvre insuffisamment exploitées
 
Au-delà de l’autonomie juridique que les textes réglementaires accordent aux EPLE, leur capacité d’action se décline à plusieurs niveaux incluant la gestion des ressources humaines, l’organisation pédagogique des heures d’enseignement, ou encore le pilotage pédagogique et éducatif par la construction de leur d’établissement, adapté aux besoins des élèves et aux spécificités du territoire .
Force est cependant de constater que, derrière l’affichage d’une autonomie formelle, les marges de manœuvre des établissements ne sont pas toujours suffisamment saisies . Avec des situations environnementales, sociales, économiques et culturelles comparables, et à moyens d’enseignement analogues, deux établissements peuvent avoir des résultats très différents en matière de réussite scolaire.
La Cour a cherché à en comprendre les raisons . Elle a également tenté de mesurer le coût et l’efficacité des moyens affectés aux EPLE, et d’identifier les voies susceptibles d’en améliorer l’efficience .
Face au creusement des inégalités et aux résultats mitigés des élèves français dans le cadre des évaluations internationales, une amélioration de l’organisation scolaire s’avère indispensable . Pour cela, le ministère doit se doter d’une véritable stratégie reposant sur plusieurs piliers qui lui font encore défaut, au premier rang desquels devraient figurer un renforcement du rôle des chefs d’établissement et une refonte des modalités d’allocation des moyens en direction des EPLE .
 
Une autonomie juridique formelle et limitée
 
Se fondant sur l’observation d’une quarantaine d’établissements, la Cour a cherché à comprendre quels étaient les leviers à disposition des établissements au service de la réussite de leurs élèves, et la façon dont ils s’en emparaient pour préconiser des évolutions possibles .
Si les EPLE disposent juridiquement d’une autonomie, les marges de manœuvre dont ils bénéficient dans les faits pour adapter leur organisation pédagogique sont inégales . De nombreux freins, autant liés à la gouvernance des établissements qu’à l’hétérogénéité des acteurs (institution scolaire, enseignants, parents d’élèves, collectivités territoriales) qu’il faut parvenir à mettre en synergie, peuvent en effet limiter la volonté des équipes éducatives de se mobiliser .
Cette inégalité est le résultat d’une combinaison de facteurs relevant, au premier chef, d’un modèle de gestion rigide et très centralisé . Peu de place est en effet laissée à l’appréciation des équipes éducatives face à une administration ancrée dans une culture de gestion « descendante » . Elle traduit également la capacité variable des chefs d’établissement à fédérer leurs équipes pédagogiques . Enfin, la situation sociale des élèves, de même que l’implantation géographique de l’établissement sont déterminantes dans les choix éducatifs réalisés par un EPLE .
 
Renforcer les capacités d’action des chefs d’établissement  
 
Le chef d’établissement est un acteur-clé dans la conduite d’un projet pédagogique et éducatif . Il lui revient d’engager une dynamique collective au sein de l’établissement et d’en assurer le suivi au quotidien .
Malgré cela, sa légitimité et la définition de ses prérogatives souffrent d’insuffisances . Si des évolutions positives sont intervenues ces dernières années pour renforcer son rôle d’encadrant de proximité, les leviers à sa disposition, notamment en matière d’évaluation des enseignants sont encore limités .
Les marges de manœuvre dont il dispose ne suffisent pas pour lui permettre de valoriser l’investissement d’un enseignant impliqué dans la vie de l’établissement, motiver son équipe et mieux rétribuer ceux de ses membres les plus investis.
 
 

 
Face à ce constat, la Cour appelle à une évolution des conditions d’exercice professionnel des chefs d’établissement pour en faire de véritables cadres dirigeants au sein de l’institution, bénéficiant des prérogatives associées à leur statut, sans pour autant étendre eurs attributions actuelles en matière de recrutement . Le ministère doit accompagner cette évolution par un renforcement de leur formation et de leur accompagnement, ainsi qu’une modernisation de la gestion de leur carrière .
 
Moduler davantage l’allocation des moyens aux EPLE
 
Le système scolaire français s’appuie sur une logique d’allocation des moyens éducatifs globalement uniforme, à l’exception des établissements relevant de l’éducation prioritaire et des moyens de fonctionnement apportés par les collectivités territoriales . Le critère principal demeure, le plus souvent, le nombre d’élèves fréquentant l’établissement rapporté à un nombre de divisions (classes) . Les résultats et la situation sociale des élèves, tout comme le contexte géographique de l’établissement, ne sont pas pris en compte de manière systématique sur l’ensemble du territoire, certaines académies déployant des modalités d’allocation progressive des moyens à partir d’indicateurs élaborés par la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), quand d’autres s’en abstiennent .
Sous couvert d’un objectif d’égalité, l’institution scolaire tend, en réalité, à ne pas suffisamment corriger les inégalités existantes . Pour contrecarrer cette situation, la Cour estime que l’efficience des moyens alloués aux établissements serait mieux assurée si les modalités d’allocation prenaient davantage en compte les résultats des  évaluations et les contraintes pesant sur le lieu d’implantation de l’EPLE, et si elles étaient mieux coordonnées avec les interventions des collectivités territoriales.
 
Recommandations
 
1.
Veiller à ce que chaque EPLE dispose d’un projet d’établissement à jour, condition préalable à la mise en œuvre d’une démarche d’évaluation (MENJ).
2.
Engager une rationalisation des outils de pilotage des établissements en faisant du projet d’établissement le document pivot permettant une meilleure appropriation de l’action stratégique de l’établissement (MENJ)
3.
Confier au chef d’établissement l’évaluation des enseignants du second degré, en ménageant une possibilité de recours auprès de l’inspecteur, (recommandation réitérée) (MENJ)
4.
Annualiser les obligations de service des enseignants du second degré, en quantifiant les missions individuelles et collectives des enseignants assurées en dehors des heures de cours (recommandation réitérée) (MENJ)
5.
Au sein de la dotation globale, laisser à la main du chef d’établissement une enveloppe permettant de valoriser l’investissement d’enseignants au regard des objectifs du projet d’établissement (MENJ)
6.
Réformer les modalités de recrutement et de mutation des chefs d’établissement en réservant à
l’échelon central la seule désignation des postes spécifiques, des nouveaux titulaires et des personnels changeant d’académie (MENJ)
7.
Intégrer, dans les modèles d’allocation des moyens aux établissements, des critères tenant compte du profil des élèves scolarisés, des caractéristiques spécifiques de l’établissement, notamment géographiques, et de la mise en œuvre de projets particuliers en faveur de la réussite des élèves (MENJ)
8.
Favoriser la contractualisation entre établissements, académies et collectivités territoriales afin d’intégrer une véritable logique de complémentarité des moyens apportés aux EPLE (MENJ)
 
 
Rapport de la Cour des Comptes (en pdf)
 
 

 
 B - Baccalauréat et socialisme (extrait)
 

J'ai soumis à l'assemblée un amendement qui a pour objet la suppression des grades universitaires. Ma santé ne me permet pas de le développer à la tribune. Permettez-moi d'avoir recours à la plume. [...] Les grades universitaires ont le triple inconvénient d'uniformiser l'enseignement (l'uniformité n'est pas l'unité) et de l'immobiliser après lui avoir imprimé la direction la plus funeste. [...] La liberté peut être considérée au point de vue des personnes et relativement aux matières - ratione personae et ratione materiae, comme disent les légistes ; car supprimer la concurrence des méthodes, ce n'est pas un moindre attentat à la liberté que de supprimer la concurrence des hommes.

Il y en a qui disent : "La carrière de l'enseignement va être libre, car chacun y pourra entrer." C'est une grande illusion. L'État, ou pour mieux dire le parti, la faction, la secte, l'homme qui s'empare momentanément, et même très légalement, de l'influence gouvernementale, peut donner à l'enseignement la direction qui lui plaît, et façonner à son gré toutes les intelligences par le seul mécanisme des grades...

Moi, père de famille, et le professeur avec lequel je me concerte pour l'éducation de mon fils, nous pouvons croire que la véritable instruction consiste à savoir ce que les choses sont et ce qu'elles produisent, tant dans l'ordre physique que dans l'ordre moral. Nous pouvons penser que celui-là est le mieux instruit qui se fait l'idée la plus exacte des phénomènes et sait le mieux l'enchaînement des effets aux causes. Nous voudrions baser l'enseignement sur cette donnée. - Mais l'État a une autre idée. Il pense qu'être savant c'est être en mesure de scander les vers de Plaute, et de citer, sur le feu et sur l'air, les opinions de Thalès et de Pythagore.

Or que fait l'État ? Il nous dit : Enseignez ce que vous voudrez à votre élève ; mais quand il aura vingt ans, je le ferai interroger sur les opinions de Pythagore et de Thalès, je lui ferai scander les vers de Plaute, et, s'il n'est assez fort en ces matières pour me prouver qu'il y a consacré toute sa jeunesse, il ne pourra être ni médecin, ni avocat, ni magistrat, ni consul, ni diplomate, ni professeur.

Dès lors je suis bien forcé de me soumettre, car je ne prendrai pas sur moi la responsabilité de fermer à mon fils tant de si belles carrières. Vous aurez beau me dire que je suis libre ; j'affirme que je ne le suis pas, puisque vous me réduisez à faire de mon fils, du moins à mon point de vue, un pédant, - peut être un affreux petit rhéteur, - et à coup sûr un turbulent factieux.

Car si encore les connaissances exigées par le Baccalauréat avaient quelques rapports avec les besoins et les intérêts de notre époque ! si du moins elles n'étaient qu'inutiles ! mais elles sont déplorablement funestes. Fausser l'esprit humain, c'est le problème que semblent s'être posé et qu'ont résolu les corps auxquels a été livré le monopole de l'enseignement. [...]

Les doctrines subversives auxquelles on a donné le nom de socialisme ou communisme sont le fruit de l'enseignement classique, qu'il soit distribué par le clergé ou par l'Université. [...] Relativement à la société, le monde ancien a légué au nouveau deux fausses notions qui l'ébranlent et l'ébranleront longtemps encore.

L'une : que la société est un état hors de nature, né d'un contrat. Cette idée n'était pas aussi erronée autrefois qu'elle l'est de nos jours. Rome, Sparte, c'était bien des associations d'hommes ayant un but commun et déterminer : le pillage ; ce n'était pas précisément des sociétés mais des armées.

L'autre, corollaire de la précédente : Que la loi créé les droits, et que, par suite, le législateur et l'humanité sont entre eux dans les mêmes rapports que le potier et l'argile. Minos, Lycurgue, Solon, Numa avaient fabriqué les sociétés crétoise, macédoniennes, athénienne, romaine. Platon était fabriquant de républiques imaginaires devant servir de modèles aux futurs instituteurs des peuples et pères des nations.

Or, remarquez-le bien, ces deux idées forment le caractère spécial, le cachet distinctif du socialisme, en prenant ce mot dans le sens défavorable et comme la commune étiquette de toutes les utopies sociales.

Quiconque, ignorant que le corps social est un ensemble de lois naturelles, comme le corps humain, rêve de créer une société artificielle, et se prend à manipuler à son gré la famille, la propriété, le droit, l'humanité, est socialiste. Il ne fait pas de la physiologie, il fait de la statuaire ; il n'observe pas, il invente ; il ne croit pas en Dieu, il croit en lui-même ; il n'est pas savant, il est tyran ; il ne sert pas les hommes, il en dispose ; il n'étudie pas leur nature, il la change, suivant le conseil de Rousseau

Il s'inspire de l'antiquité ; il procède de Lycurgue et de Platon. - Et pour tout dire, à coup sûr, il est bachelier.

Voyons donc à quoi se réduit [...] cette Liberté que vous dites si entière.

En vertu de votre loi, je fonde un collège. Avec le prix de la pension, il me faut acheter ou louer le local, pourvoir à l'alimentation des élèves et payer les professeurs. Mais à coté de mon collège, il y a un Lycée. Il n'a pas à s'occuper du local et des professeurs. Les contribuables, moi compris, en font les frais. Il peut donc baisser le prix de la pension de manière à rendre mon entreprise impossible. Est-ce là de la liberté ?

Maintenant je me suppose père de famille ; je mets mes fils dans une institution libre : quelle est la position qui m'est faite ? Comme père, je paye l'éducation de mes enfants, sans que nul me vienne en aide ; comme contribuable et comme catholique, je paye l'éducation des enfants des autres, car je ne puis refuser l'impôt qui soudoie les Lycées, ni guère me dispenser, en temps de carême, de jeter dans le bonnet du frère quêteur l'obole qui doit soutenir les séminaires. En ceci, du moins, je suis libre. Mais le suis-je quant à l'impôt ? Non, non, dites que vous faites de la Solidarité, au sens socialiste, mais n'ayez pas la prétention de faire de la Liberté.

Et ce n'est là que le très-petit coté de la question. Voici qui est plus grave. Je donne la préférence à l'enseignement libre, parce que votre enseignement officiel (auquel vous me forcer à concourir, sans en profiter) me semble communiste et païen ; ma conscience répugne à ce que mes fils s'imprègnent des idées spartiates et romaines qui, à mes yeux du moins, ne sont que la violence et le brigandage glorifié. En conséquence, je me soumets à payer la pension pour mes fils, et l'impôt pour les fils des autres. Mais qu'est ce que je trouve ? Je trouve que votre enseignement mythologique et guerrier a été indirectement imposé au collège libre, par l'ingénieux mécanisme de vos grades, et que je dois courber ma conscience à vos vues sous peine de faire de mes enfants des parias de la société. - Vous m'avez dit quatre fois que j'étais libre. Vous me le diriez cent fois, que cent fois je vous répondrais : je ne le suis pas. [...]

Enfin, examinons la question au point de vue de la Société, et remarquons d'abord qu'il serait étrange que la société fut libre en matière d'enseignement si les instituteurs et les pères de famille ne le sont pas. La première phrase du rapport de M. Thiers sur l'instruction secondaire, en 1844, proclamait cette vérité terrible : "L'éducation publique est l'intérêt le plus grand d'une nation civilisée, et, par ce motif, le plus grand objet de l'ambition des partis."

Il semble que la conclusion à tirer de là, c'est qu'une nation qui ne veut pas être la proie des partis doit se hâter de supprimer l'éducation publique, c'est à dire par l'État, et de proclamer la liberté de l'enseignement. S'il y a une éducation confiée au pouvoir, les partis auront un motif de plus pour chercher à s'emparer du pouvoir, puisque, du même coup, ce sera s'emparer de l'enseignement, le plus grand objet de leur ambition. La soif de gouverner n'inspire-t'elle pas assez de convoitise ? ne provoque-t'elle pas assez de luttes, de révolutions et de désordres ? et est-il sage de l'irriter encore par l'appât d'une si haute influence ?

Et pourquoi les partis ambitionnent-ils la direction des études ? Parce qu'ils connaissent ce mot de Leibniz : "Faites-moi maître de l'enseignement, et je me charge de changer la face du monde." L'enseignement par le pouvoir, c'est donc l'enseignement par un parti, par une secte momentanément triomphante ; c'est l'enseignement au profit d'une idée, d'un système exclusif. "Nous avons fait la République, disait Robespierre, il nous reste à faire des républicains" ; tentative qui a été renouvelée en 1848. Bonaparte ne voulait faire que des soldats, Frayssinous que des dévots, Villemin que des rhéteurs. M. Guizot ne ferait que des doctrinaires, Enfantin que des saint-simoniens, et tel qui s'indigne de voir l'humanité ainsi dégradée, s'il était jamais en position de dire l'État c'est moi, serait peut être tenté de ne faire que des économistes. Eh quoi ! ne verra-t-on jamais le danger de fournir aux partis, à mesure qu'ils s'arrachent le pouvoir, l'occasion d'imposer uniformément et universellement leurs opinions, que dis-je ? leurs erreurs par la force ? Car c'est bien employer la force que d'interdire législativement toute autre idée que celle dont on est soit même infatué...

Maintenant, je répète ma question : Au point de vue social, la loi que nous discutons réalise-t-elle la liberté ?

Autrefois il y avait une Université. Pour enseigner il fallait sa permission. Elle imposait ses idées et ses méthodes, et force était d'en passer par là. Elle était donc, selon la pensée de Leibniz, maîtresse des générations, et c'est pour cela sans doute que son chef prenait le titre significatif de grand maître.

Maintenant tout cela est renversé. Il ne restera à l'Université que deux attributions :

1° le droit de dire ce qu'il faudra savoir pour obtenir les grades ;

2° le droit de fermer d'innombrables carrières à ceux qui ne se seront pas soumis.

Ce n'est presque rien, dit-on. Et moi je dis : ce rien est tout.

Ceci m'entraîne à dire quelque chose d'un mot qui a été souvent prononcé dans ce débat : c'est le mot unité ; car beaucoup de personnes voient dans le Baccalauréat le moyen d'imprimer à toutes les intelligences une direction, sinon raisonnable et utile, du moins uniforme, et bonne en cela...

Il y a deux sortes d'unités. L'une est un point de départ. Elle est imposée par la force, par ceux qui détiennent momentanément la force. L'autre est un résultat, la grande consommation de la perfectibilité humaine. Elle résulte de la naturelle gravitation des intelligences vers la vérité.

La première unité a pour principe le mépris de l'espèce humaine, et pour instrument le despotisme. Robespierre était unitaire quand il disait : "J'ai fait la République, je vais me mettre à faire des républicains." [...] Procuste était Unitaire quand il disait : "Voilà un lit : je raccourcirai ou j'allongerai quiconque en dépassera ou n'en atteindra pas les dimensions." Le Baccalauréat est Unitaire quand il dit : La vie sociale sera interdite à quiconque ne subit pas mon programme." [...]

La liberté c'est le terrain où germe la véritable unité et l'atmosphère qui la féconde. La concurrence a pour effet de provoquer révéler et universaliser les bonnes méthodes, et de faire sombrer les mauvaises. Il faut bien admettre que l'esprit humain a plus naturelle proportion avec la vérité qu'avec l'erreur, avec ce qui est bien qu'avec ce qui est mal, avec ce qui est utile qu'avec ce qui est funeste. S'il n'en était pas ainsi, si la chute était naturellement réservée au Vrai, et le triomphe au Faux, tous nos efforts seraient vains ; l'humanité serait fatalement poussée, comme le croyait Rousseau, vers une dégradation inévitable et progressive. Il faudrait dire avec M. Thiers : L'antiquité est ce qu'il y a de plus beau au monde, ce qui n'est pas seulement une erreur mais un blasphème. - Les intérêts des hommes, bien compris, sont harmoniques, et la lumière qui les leur fait comprendre brille d'un éclat toujours plus vif. Donc les efforts individuels et collectifs, l'expérience, les tâtonnements, les déceptions même, la concurrence, en un mot, la Liberté - font graviter les hommes vers cette unité, qui est l'expression des lois de leur nature, et la réalisation du bien général...

Peut-on douter que l'enseignement, dégagé des entraves universitaires, soustrait, par la suppression des grades, au conventionnalisme classique, ne s'élançât, sous l'aiguillon de la rivalité, dans des voies nouvelles et fécondes ? Les institutions libres, qui surgiront laborieusement entre les lycées et les séminaires, sentiront la nécessité de donner à l'intelligence humaine sa véritable nourriture, à savoir : la science de ce que les choses sont et non la science de ce qu'on en disait il y a deux mille ans. "L'antiquité des temps est l'enfance du monde, dit Bacon, et, à proprement parler, c'est notre temps qui est l'antiquité, le monde ayant acquis du savoir et de l'expérience en vieillissant." L'étude des œuvres de Dieu et de la nature dans l'ordre moral et dans l'ordre matériel, voilà la véritable instruction, voilà celle qui dominera dans les institutions libres. Les jeunes gens qui l'auront revue se montreront supérieur par la force de l'intelligence, la sûreté du jugement, l'aptitude à la pratique de la vie, aux affreux petits rhéteurs que l'université et le clergé auront saturés de doctrines aussi fausses que surannées. Pendant que les uns seront préparés aux fonctions sociales de notre époque, les autres seront d'abord à oublier, s'ils peuvent, ce qu'ils auront appris, ensuite à apprendre ce qu'ils devraient savoir. En présence de ces résultats la tendance des pères de famille sera de préférer les écoles libres, pleines de sève et de vie, à ces autres écoles succombant sous l'esclavage de la routine...

L'effroyable désordre moral [de notre époque] ne naît pas d'une perversion des volontés individuelles abandonnées à leur libre arbitre. Non, il est législativement imposé par le mécanisme des grades universitaires. M. de Montalembert lui même, tout en regrettant que l'étude des lettres antiques ne fut pas assez forte, a cité les rapports des inspecteurs et doyen des facultés. Ils sont unanimes pour constater la résistance, je dirai presque la révolte du sentiment public contre une tyrannie si absurde et si funeste. Tous constatent que la jeunesse française calcule avec une précision mathématique ce qu'on l'oblige d'apprendre et ce qu'on lui permet d'ignorer, en fait d'études classiques, et qu'elle s'arrête juste à la limite où les grades s'obtiennent. En est-il de même dans les autres branches des connaissances humaines, et n'est-il pas de notoriété publique que, pour dix admissions, il se présenté cent candidats tous supérieurs à ce qu'exigent les programmes ? Que le législateur compte donc la raison publique et l'esprit des temps pour quelque chose... 

Extrait du discours que Frédéric Bastiat, député des Landes, aurait aimé prononcer à la chambre, s'il n'en avait été empêché par la tuberculose, lors des débats sur la liberté de l'enseignement, qui devaient aboutir au vote de la loi Falloux du 15 mars 1850.

 

: Frédéric Bastiat, Baccalauréat et Socialisme, Œuvres complètes, tome IV : Sophismes économiques, petits pamphlets I, Paris : Guillaumin, 2ème éd. 1863, pp. 442 à 503.

: "Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine..., d'altérer la constitution morale et physique de l'humanité..." (Contrat social, chap. VII)

Extrait de l’édition originale en 7 volumes (1863) des œuvres complètes de Frédéric Bastiat, tome IV, Baccalauréat et socialisme, pp. 442-503.

Originellement mis sur le ouèbe par le site libertarien et non conformiste, en remerciant M. Pellissier-Tanon. Édité par François-René Rideau pour Bastiat.org.

 


 C - Egalitarisme à la française: la preuve par l'absurde

Il y a déjà quelques années que le diagnostic d’un égalitarisme mortifère qui rend l’école française toujours plus inégalitaire a été posé. Tellement d’années qu’on pourrait croire non seulement ce diagnostic partagé, mais même quelques solutions trouvées, quelques traitements de choc appliqués avant le coma et la mort clinique. Eh bien, pas du tout ! Mieux, on s’aperçoit qu’à tous les échelons de l’Education nationale, des adeptes zélés du culte du dieu Egalité représentent fort dignement une espèce que la disparition ne guette pas. Professeurs, journalistes, sociologues, parents, recteurs et inspecteurs…

Inspecteurs, justement. L’un d’eux offrait dernièrement à l’auteur de ces lignes une petite démonstration de son talent. Le sujet : l’école maternelle. Et la régulation des « flux scolaires » par une administration soucieuse de se simplifier la vie en économisant l’argent public. Question anodine de votre servante :

- On voit de moins en moins d’enfants sauter une classe, ou entrer plus tôt à l’école et poursuivre leur cursus avec cette avance. Pourtant, cette souplesse avait l’avantage de tenir compte des écarts de développement des enfants, et de compenser le coût des redoublements, non ?

Réponse, un tantinet indignée, de l’éminent IA-IPR :

- Les élèves qui doublent (sic. Il ne faut stigmatiser personne…) sont le reflet d’autre chose que des résultats scolaire. Et c’est la même chose pour ceux qui sautaient une classe. C’est pour cela qu’on évite aujourd’hui ce genre de chose. C’étaient souvent des enfants de milieu favorisé, que les parents poussaient. Nous, nous croyons aux bienfaits de la mixité sociale.

A partir de ce stade, la conversation prend un tour un peu curieux, quelque chose comme une immersion dans les cauchemars de Franz Kafka.

- Mais je ne comprends pas. Si votre élève un peu plus rapide saute une classe, il se retrouvera au niveau supérieur, où il aura autant de camarades de milieu défavorisé.

- Non. Vous comprenez, dans l’école de la République, malheureusement, vous avez des différences qui sont souvent le fait de différences sociales. C’est contre cela qu’il faut lutter.

L’individu qui croit encore qu’il se situe dans l’ordre du débat argumenté appuyé sur une forme quelconque de rationalité prouve par là-même qu’il ignore tout de l’Education nationale, de ses concepts et de son vocabulaire. Pris par surprise, il se débat tel un malheureux prisonnier des sables mouvants, mais peu à peu, la rhétorique si bien rôdée l’englue, l’absorbe et le digère.

- Mais enfin, que tous les enfants n’aient pas le même âge dans une classe ne change rien à la mixité sociale. Il s’agit juste de tenir compte de la spécificité, du rythme, de chaque enfant.

- Vous ne comprenez pas. Si vous appliquez ce modèle sur l’ensemble de la scolarité, vous créez un système élitiste, une école à deux vitesses.

- Mais pas du tout ! On évite juste que des petits s’ennuient à l’école ! Et puis, pourquoi les enfants qui ont des facilités à la maternelle ou au CP seraient-ils forcément des gosses de riches. Il y a des gamins de milieu défavorisé qui sont très vifs, très éveillés.

Là, vous atteignez le point aveugle de l’idéologie égalitaire, ce trou noir qu’il ne faut surtout pas explorer, car ce qu’on y trouverait serait teinté de mépris de classe et de déterminisme forcené. Les pauvres ne peuvent pas réussir à l’école, ni s’approprier une culture humaniste exigeante. Les pauvres sont condamnés à l’échec, sauf si l’on efface cet échec par un tour de passe-passe, et que l’on supprime cette culture qui ne saurait leur appartenir. Mais puisque tout cela est fort peu reluisant, changeons de sujet :

- De toute façon, avec l’organisation en cycles, nous avons rompu avec ce système des années d’avance. Les enfants ne progressent plus de classe en classe, mais de cycle en cycle ; et vous n’allez pas leur faire sauter tout un cycle.

- Donc on organise dès le départ la cohabitation d’enfants qui n’ont ni les mêmes acquis, ni les mêmes besoins.

- Mais le professeur répond à chacun par une pédagogie différenciée.

Ô merveille de ces quelques phrases qui résument si bien la subtile philosophie de ceux qui ont charge de nos enfants : l’élitisme, c’est Mal. La mixité, c’est Bien. Et par la magie de la « pédagogie différenciée » et des « cycles d’enseignement », une administration folle verrouille le système pour qu’aucune tête ne dépasse. « Souligner avec amertume et désespoir l'absurdité du monde » : ainsi Pierre Desproges définissait-il l’humour anglais ; et sans doute y aurait-il comme une quintessence de l’humour anglais chez cet inspecteur, s’il n’était parfaitement sérieux. Il nous prouve que l’Education nationale s’est fait une spécialité de l’absurdité. Elle nous laisse l’amertume et le désespoir.

Source : Le Figaro

 


 

Philippe Nemo: Une trop longue erreur !!

Jean-Pierre Raffarin a installé hier la commission d'une quarantaine de personnalités qui pilotera le «débat national sur l'école» dont l'ambition est de déboucher sur une révision de la loi d'orientation de 1989, socle du système éducatif actuel. L'éducation va ainsi occuper le devant de la scène jusqu'en 2004, date à laquelle le gouvernement entend faire voter une nouvelle loi d'orientation «pour les quinze ans à venir», selon le ministre Luc Ferry. Nous publions ci-dessous deux contributions au débat.

Il est urgent de comprendre que les crises successives de l'Éducation nationale ne sont pas des phénomènes ponctuels, mais sont le résultat d'une même erreur initiale dans la politique scolaire du pays commise il y a plus de quarante ans et jamais corrigée depuis. Après y avoir longtemps réfléchi[1], je pense pouvoir retracer ce qui s'est réellement passé pendant ce presque demi-siècle. La tragédie s'est nouée en trois actes.

Acte 1. Au lendemain de la guerre, en 1947, les communistes Langevin et Wallon proposèrent de réaliser en France l'école unique, creuset de l'homme nouveau socialiste. Repoussé par deux fois à la Chambre sous la IVe République, ce projet fut mis en œuvre, paradoxalement, par De Gaulle au début de la Ve.

On unifia le système scolaire, jusque-là divisé en trois grands secteurs plus ou moins indépendants, le primaire, le secondaire et le technique. On supprima les classes primaires des lycées, les classes secondaires du primaire (les «cours complémentaires») et, peu à peu, on homogénéisa les programmes de façon à supprimer les filières.

Le « collège unique », faussement attribué à l'initiative de M. Haby, ne fut que l'étape finale de ce processus, qui était programmé dès 1958. L'Éducation nationale devint alors un monstrueux système bureaucratique, et ses syndicats montèrent en puissance à mesure qu'augmenta, dans un système administratif unifié, leur pouvoir de nuire. Dès cette date, l'Éducation ne fut plus nationale. Elle fut, de jure, cogérée par le ministère et les syndicats. De facto, elle fut gérée par les syndicats seuls, car les ministres passaient (et souvent sautaient), alors que les syndicats restaient. Je dis bien que l'Éducation « nationale » usurpe désormais ce qualificatif, car la nation, qui n'a d'autre organe d'expression que le suffrage universel, et d'autres représentants légitimes que le Parlement et le Gouvernement, n'eut plus jamais, de ce jour, son mot à dire dans la politique éducative du pays.

Acte II. Pourtant, aussitôt mise en place, l'école unique se révéla produire l'inverse de l'effet recherché. Au lieu de résorber les inégalités scolaires, on s'aperçut qu'elle les exacerbait. On découvrit en effet, dès le début des années 1960 que, quand on place dans une même école et devant un même professeur les 20% d'élèves qui allaient auparavant au lycée et les 80% qui allaient à l'école communale et dans les cours complémentaires, c'étaient toujours les premiers nommés, c'est-à-dire les enfants des milieux « privilégiés », qui réussissaient. Le résultat réellement produit par un cours ne dépend pas en effet seulement du cours lui-même, mais aussi des structures mentales des élèves qui le reçoivent.

Pour suivre l'enseignement secondaire classique, qui, même élémentaire, est déjà par nature scientifique, il faut, dès l'entrée en 6e à l'âge de 10 ans, avoir atteint ce que les psychologues de l'intelligence comme Jean Piaget appelle le stade de la pensée « abstraite » et « désintéressée ». Or ce stade n'est atteint à l'âge de l'entrée en 6e que par les enfants vivant dans un milieu familial où leur intelligence abstraite est activement stimulée, c'est-à-dire dans les milieux « bourgeois ».

Dans ces conditions, l'école unique conduisait à une double catastrophe. Non seulement c'étaient encore les fils de polytechniciens qui devenaient polytechniciens, donc l'école unique ne changeait rien en pratique. Mais, ce qui était pire, ce privilège devenait légitime, puisque tous les enfants, désormais scolarisés dans une même école, étaient censés avoir eu les mêmes chances.

Constatant cet échec, le gouvernement gaulliste aurait pu renoncer à l'école unique et revenir à l'école méritocratique de Jules Ferry, qui avançait plus lentement, mais plus sûrement, vers la « démocratisation » souhaitée par tous. Mais cette correction de trajectoire ne pouvait pas être acceptée par les syndicats qui, grâce à la tourmente de 1968, imposèrent leurs propres solutions. Celles-ci consistaient en une fuite en avant. Puisque l'« alignement vers le haut » du plan Langevin-Wallon ne fonctionnait pas, on procéderait à un « alignement par le bas ». En un mot, on primariserait le secondaire. Cela tombait bien: la majorité des professeurs du secondaire de l'époque étaient d'anciens instituteurs.

C'est à partir de cette date que l'Éducation dite nationale commença à détruire purement et simplement l'enseignement secondaire français traditionnel. Rejetant une tradition éprouvée, on donna carte blanche aux «pédagogues». On décréta le caractère oppressif des savoirs. On refondit tous les programmes dans le sens du flou, de l'incohérence et de l'appauvrissement. On rendit impossible la structuration de l'esprit en cassant net, au nom de la spontanéité des « apprenants », le processus d'acquisition méthodique des savoirs.

L'affaire se compliqua par le fait que les réformateurs, menés par la FEN et le SGEN, ne purent, malgré tous leurs efforts, imposer l'intégralité de leurs réformes. La logique de celles-ci aurait été de supprimer jusqu'à la notion même de programme, donc la structuration des collèges et lycées en classes annuelles successives, donc aussi toute hiérarchie entre catégories d'enseignants. Or le SNES communiste veillait aux intérêts corporatifs des professeurs agrégés et certifiés. Il combattit les « pédagos » autant qu'il le put. Il en résulta une situation bloquée, provoquant un lent pourrissement. Il n'y eut plus, bientôt, de véritable programme national.

Acte III. Dans les décennies 1960 et 1970, l'école avait subrepticement changé de fonction sociale: elle était devenue peu à peu une simple garderie de la jeunesse. Et c'est parce qu'elle jouait passablement bien ce nouveau rôle qu'on l'a dédouana de ne plus jouer correctement son rôle d'éducation et d'instruction.

Il y eut des raisons sociologiques profondes, tant structurelles et conjoncturelles, à cette transformation insensible de l'école. D'abord, le travail des femmes s'était généralisé; or les femmes ne peuvent quitter la maison si les enfants ne sont pas gardés à l'extérieur. Ensuite, à partir du début des années 1970, le chômage de masse s'était développé en Europe, et l'on avait réagi à cette pression exercée contre l'emploi en diminuant la durée du travail, soit celle du travail hebdomadaire, soit celle de la vie de travail, ce dernier facteur se décomposant à son tour en abaissement de l'âge de la retraite et en retardement de l'entrée sur le marché de l'emploi. C'est ainsi que la durée moyenne de scolarisation doubla, passant de neuf ans aux lendemains de la guerre à plus de dix-huit ans aujourd'hui. Pendant la même période, les dépenses scolaires décuplaient en francs constants. Ainsi les jeunes étaient-ils gardés entre quatre murs au lieu d'entrer sur le marché du travail et d'y faire baisser les salaires, ou, pire, d'envahir la rue.

Inutile de dire que le niveau scolaire de la nation, dans le même temps, ne décupla ni ne doubla, à supposer qu'il ait augmenté un peu ou même n'ait pas régressé. Par conséquent, si l'on évalue l'output de l'institution scolaire en termes de niveau, on peut dire que la productivité marginale de chaque franc supplémentaire dépensé pour l'école, ou de chaque heure supplémentaire passée à l'école, a tendu vers zéro ou même est devenue négative. Pourquoi la société ne s'est-elle pas révoltée contre ce scandaleux gâchis? La réponse est claire: c'est que l'investissement public fut réellement productif si l'on prend pour critère non le niveau scolaire, mais la capacité à garder efficacement la jeunesse. L'argent dépensé a réellement servi à construire des écoles et à payer des gardiens.

La preuve que la fonction sociale réelle de l'école est désormais celle d'une garderie est que c'est aux manquements de cette seule fonction que des « signaux sociaux » s'allument. On ne voit jamais les parents défiler dans la rue si le professeur de français fait une faute d'orthographe par ligne, ou si le professeur de mathématiques se perd dans ses équations (ce qui est courant aujourd'hui). En revanche si, un seul matin, un gardien, absent, pour quelque raison que ce soit, manque devant une classe, ou si les professeurs sont en grève, ou si l'on menace de fermer une classe dans une agglomération qui se dépeuple, tous événements qui empêchent les parents d'aller travailler en paix, c'est alors que la société réagit brutalement et que l'institution scolaire est sommée de se justifier. A midi, les parents occupent l'école. Le recteur doit s'expliquer l'après-midi devant la télévision régionale, et le ministre au journal de 20h.

On a là l'explication, navrante mais objectivement vraie, du fait stupéfiant que les grands acteurs sociaux n'aient rien fait pour corriger la dérive mortelle de notre système éducatif depuis que son échec est devenu patent. Les associations de parents d'élèves n'ont eu en vue, par définition, que la fonction de garderie. Les syndicats d'enseignants n'ont eu en vue que l'augmentation continue des postes rendue possible par l'aubaine d'une inflation scolaire indéfinie (et de toute façon, ils ne peuvent critiquer leur œuvre). Quant aux politiques, ils se sont platement alignés sur les préoccupations immédiates de la masse de leurs électeurs, en sacrifiant, comme c'est devenu habituel dans nos démocraties médiatiques, les intérêts à long terme du pays.

Le problème est que la France, si elle en reste à la situation actuelle de son système éducatif, va subir la plus effroyable décadence de son histoire: la perte de son statut de grand pays scientifique et technologique. Et je ne vois pas très bien comment on peut espérer faire fonctionner une démocratie digne de ce nom, et en général toutes les institutions, organisations et entreprises d'un pays moderne, dans une société où progressent illettrisme, ignorance et obscurantisme.

Je suis persuadé qu'il n'y a de solution au problème scolaire de notre pays que par la remise en cause radicale de l'option communisante du plan Langevin-Wallon prise et absurdement conservée depuis quarante ans. Il faut un pluralisme scolaire, tant à l'intérieur du système public que par le développement d'un nouveau secteur privé. Il faut qu'on puisse créer librement des écoles et des réseaux d'écoles, et qu'il y ait une émulation entre ceux-ci, seul processus qui sera de nature à créer une spirale vertueuse et à engendrer un vigoureux renouvellement. Quel homme politique aura le courage de faire un pas dans le sens de cette libération?

1) Pourquoi ont-ils tué Jules Ferry?, Grasset, 1991; Le Chaos pédagogique, Albin Michel, 1993. «La fonction de garderie de l'école: une explication de la dégradation de sa fonction pédagogique», in École et société. Les paradoxes de la démocratie, par Raymond Boudon, Nathalie Bulle et Mohamed Cherkaoui, PUF, 2001. 

Source: Le Figaro via Catallaxia 

 


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