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SOPHISMES ÉCONOMIQUES
DEUXIÈME SÉRIE1. (2e édition.)
La requète de l'industrie au gouvernement est aussi modeste que celle de Diogène à Alexandre: OTE-TOI DE MON SOLEIL.(BENTHAM.)
I.—: PHYSIOLOGIE DE LA SPOLIATION2.
Pourquoi irais-je m'aheurter à cette science aride, l'Economie politique?
Pourquoi?—La question est judicieuse. Tout
travail est assez répugnant de sa nature, pour qu'on ait le droit de
demander où il mène.
Voyons, cherchons.
Je ne m'adresse pas à ces philosophes qui font profession
d'adorer la misère, sinon en leur nom, du moins au nom de l'humanité.
Je parle à quiconque tient la Richesse
pour quelque chose.—Entendons par ce mot, non l'opulence de
quelques-uns, mais l'aisance, le bien-être, la sécurité, l'indépendance,
l'instruction, la dignité de tous.
Il n'y a que deux moyens de se procurer les
choses nécessaires à la conservation, à l'embellissement et au
perfectionnement de la vie: la PRODUCTION et la SPOLIATION.
Quelques personnes disent: La SPOLIATION est
un accident, un abus local et passager, flétri par la morale, réprouvé
par la loi, indigne d'occuper l'Économie politique.
Cependant, quelque bienveillance, quelque
optimisme que l'on porte au cœur, on est forcé de reconnaître que la
SPOLIATION s'exerce dans ce monde sur une trop vaste échelle, qu'elle se
mêle trop universellement à tous les grands faits humains pour
qu'aucune science sociale, et l'Économie politique surtout, puisse se dispenser d'en tenir compte.
Je vais plus loin. Ce qui sépare l'ordre
social de la perfection (du moins de toute celle dont il est
susceptible), c'est le constant effort de ses membres pour vivre et se
développer aux dépens les uns des autres.
En sorte que si la SPOLIATION n'existait pas, la société étant parfaite, les sciences sociales seraient sans objet.
Je vais plus loin encore. Lorsque la
SPOLIATION est devenue le moyen d'existence d'une agglomération d'hommes
unis entre eux par le lien social, ils se font bientôt une loi qui la
sanctionne, une morale qui la glorifie.
Il suffit de nommer quelques-unes des formes les plus tranchées de la Spoliation pour montrer quelle place elle occupe dans les transactions humaines.
C'est d'abord la GUERRE.—Chez les sauvages,
le vainqueur tue le vaincu pour acquérir au gibier un droit, sinon
incontestable, du moins incontesté.
C'est ensuite l'ESCLAVAGE.—Quand l'homme
comprend qu'il est possible de féconder la terre par le travail, il fait
avec son frère ce partage: «A toi la fatigue, à moi le produit.»
Vient la THÉOCRATIE.—«Selon ce que tu me
donneras ou me refuseras de ce qui t'appartient, je t'ouvrirai la porte
du ciel ou de l'enfer.»
Enfin arrive le MONOPOLE.—Son caractère distinctif est de laisser subsister la grande loi sociale: Service pour service, mais de faire intervenir la force dans le débat, et par suite, d'altérer la juste proportion entre le service reçu et le service rendu.
La spoliation porte toujours dans son sein
le germe de mort qui la tue. Rarement c'est le grand nombre qui spolie
le petit nombre. En ce cas, celui-ci se réduirait promptement au point
de ne pouvoir plus satisfaire la cupidité de celui-là, et la Spoliation
périrait faute d'aliment.
Presque toujours c'est le grand nombre qui est opprimé, et la Spoliation n'en est pas moins frappée d'un arrêt fatal.
Car si elle a pour agent la Force, comme
dans la Guerre et l'Esclavage, il est naturel que la Force à la longue
passe du côté du grand nombre.
Et si c'est la Ruse, comme dans la
Théocratie et le Monopole, il est naturel que le grand nombre s'éclaire,
sans quoi l'intelligence ne serait pas l'intelligence.
Une autre loi providentielle dépose un second germe de mort au cœur de la Spoliation, c'est celle-ci:
La Spoliation ne déplace pas seulement la richesse, elle en détruit toujours une partie.
La Guerre anéantit bien des valeurs.
L'Esclavage paralyse bien des facultés.
La Théocratie détourne bien des efforts vers des objets puérils ou funestes.
Le Monopole aussi fait passer la richesse d'une poche à
l'autre; mais il s'en perd beaucoup dans le trajet.
Cette loi est admirable.—Sans elle, pourvu
qu'il y eῦt équilibre de force entre les oppresseurs et les opprimés, la
Spoliation n'aurait pas de terme.—Grâce à elle, cet équilibre tend
toujours à se rompre, soit parce que les Spoliateurs se font conscience
d'une telle déperdition de richesses, soit, en l'absence de ce
sentiment, parce que le mal empire sans cesse, et qu'il est dans la
nature de ce qui empire toujours de finir.
Il arrive en effet un moment où, dans son
accélération progressive, la déperdition des richesses est telle que le
Spoliateur est moins riche qu'il n'eῦt été en restant honnête.
Tel est un peuple à qui les frais de guerre coῦtent plus que ne vaut le butin.
Un maître qui paie plus cher le travail esclave que le travail libre.
Une Théocratie qui a tellement hébété le peuple et détruit son énergie qu'elle n'en peut plus rien tirer.
Un Monopole qui agrandit ses efforts
d'absorption à mesure qu'il y a moins à absorber, comme l'effort de
traire s'accroît à mesure que le pis est plus desséché.
Le Monopole, on le voit, est une Espèce du
Genre Spoliation. Il a plusieurs Variétés, entre autres la Sinécure, le
Privilége, la Restriction.
Parmi les formes qu'il revêt, il y en a de
simples et naïves. Tels étaient les droits féodaux. Sous ce régime la
masse est spoliée et le sait. Il implique l'abus de la force et tombe
avec elle.
D'autres sont très-compliquées. Souvent
alors la masse est spoliée et ne le sait pas. Il peut même arriver
qu'elle croie tout devoir à la Spoliation, et ce qu'on lui laisse, et ce
qu'on lui prend, et ce qui se perd dans l'opération. Il y a plus,
j'affirme que, dans la suite des temps, et grâce au mécanisme si
ingénieux de la coutume, beaucoup de Spoliateurs
le sont sans le savoir et sans le vouloir. Les Monopoles de cette
variété sont engendrés par la Ruse et nourris par l'Erreur. Ils ne
s'évanouissent que devant la Lumière.
J'en ai dit assez pour montrer que
l'Économie politique a une utilité pratique évidente. C'est le flambeau
qui, dévoilant la Ruse et dissipant l'Erreur, détruit ce désordre
social, la Spoliation. Quelqu'un, je crois que c'est une femme, et elle
avait bien raison, l'a ainsi définie: C'est la serrure de sῦreté du pécule populaire.
Commentaire.
Si ce petit livre était destiné à traverser
trois ou quatre mille ans, à être lu, relu, médité, étudié phrase à
phrase, mot à mot, lettre à lettre, de génération en génération, comme
un Koran nouveau; s'il devait attirer dans toutes les bibliothèques du
monde des avalanches d'annotations, éclaircissements et paraphrases, je
pourrais abandonner à leur sort, dans leur concision un peu obscure, les
pensées qui précèdent. Mais puisqu'elles ont besoin de commentaire, il
me paraît prudent de les commenter moi-même.
La véritable et équitable loi des hommes, c'est: Échange librement débattu de service contre service. La Spoliation consiste à bannir par force ou par ruse la liberté du débat afin de recevoir un service sans le rendre.
La Spoliation par la force s'exerce ainsi: On attend qu'un homme ait produit quelque chose, qu'on lui arrache l'arme au poing.
Elle est formellement condamnée par le Décalogue: Tu ne prendras point.
Quand elle se passe d'individu à individu, elle se nomme vol et mène au bagne; quand c'est de nation à nation, elle prend nom conquête et conduit à la gloire.
Pourquoi cette différence? Il est bon d'en
rechercher la cause. Elle nous révélera une puissance irrésistible,
l'Opinion, qui, comme l'atmosphère, nous enveloppe d'une manière si
absolue, que nous ne la remarquons plus. Car Rousseau n'a jamais dit une
vérité plus vraie que celle-ci: «Il faut beaucoup de philosophie pour
observer les faits qui sont trop près de nous.»
Le voleur, par
cela même qu'il agit isolément, a contre lui l'opinion publique. Il
alarme tous ceux qui l'entourent. Cependant, s'il a quelques associés,
il s'enorgueillit devant eux de ses prouesses, et l'on peut commencer à
remarquer ici la force de l'Opinion; car il suffit de l'approbation de
ses complices pour lui ôter le sentiment de sa turpitude et même le
rendre vain de son ignominie.
Le guerrier vit
dans un autre milieu. L'Opinion qui le flétrit est ailleurs, chez les
nations vaincues; il n'en sent pas la pression. Mais l'Opinion qui est
autour de lui l'approuve et le soutient. Ses compagnons et lui sentent
vivement la solidarité qui les lie. La patrie, qui s'est créé des
ennemis et des dangers, a besoin d'exalter le courage de ses enfants.
Elle décerne aux plus hardis, à ceux qui, élargissant ses frontières, y
ont apporté le plus de butin, les honneurs, la renommée, la gloire. Les
poëtes chantent leurs exploits et les femmes leur tressent des
couronnes. Et telle est la puissance de l'Opinion, qu'elle sépare de la
Spoliation l'idée d'injustice et ôte au spoliateur jusqu'à la conscience
de ses torts.
L'Opinion, qui réagit contre la spoliation
militaire, placée non chez le peuple spoliateur, mais chez le peuple
spolié, n'exerce que bien peu d'influence. Cependant, elle n'est pas
tout à fait inefficace, et d'autant moins que les nations se fréquentent
et se comprennent davantage. Sous ce rapport, on voit que l'étude des
langues et la libre communication des peuples tendent à faire prédominer
l'opinion contraire à ce genre de spoliation.
Malheureusement, il arrive souvent que les
nations qui entourent le peuple spoliateur sont elles-mêmes
spoliatrices, quand elles le peuvent, et dès lors imbues des mêmes
préjugés.
Alors, il n'y a qu'un remède: le temps. Il
faut que les peuples aient appris, par une rude expérience, l'énorme
désavantage de se spolier les uns les autres.
On parlera d'un autre frein: la
moralisation. Mais la moralisation a pour but de multiplier les actions
vertueuses. Comment donc restreindra-t-elle les actes spoliateurs quand
ces actes sont mis par l'Opinion au rang des plus hautes vertus? Y
a-t-il un moyen plus puissant de moraliser un peuple que la Religion? Y
eut-il jamais Religion plus favorable à la paix et plus universellement
admise que le Christianisme? Et cependant qu'a-t-on vu pendant dix-huit
siècles? On a vu les hommes se battre non-seulement malgré la Religion,
mais au nom de la Religion même.
Un peuple conquérant ne fait pas toujours la
guerre offensive. Il a aussi de mauvais jours. Alors ses soldats
défendent le foyer domestique, la propriété, la famille, l'indépendance,
la liberté. La guerre prend un caractère de sainteté et de grandeur. Le
drapeau, bénit par les ministres du Dieu de paix, représente tout ce
qu'il y a de sacré sur la terre; on s'y attache comme à la vivante image
de la patrie et de l'honneur; et les vertus guerrières sont exaltées
au-dessus de toutes les autres vertus.—Mais, le danger passé, l'Opinion
subsiste, et, par une naturelle réaction de l'esprit de vengeance qui se
confond avec le patriotisme, on aime à promener le drapeau chéri de
capitale en capitale. Il semble que la nature ait préparé ainsi le
châtiment de l'agresseur.
C'est la crainte de ce châtiment, et non les
progrès de la philosophie, qui retient les armes dans les arsenaux,
car, on ne peut pas le nier, les peuples les plus avancés en
civilisation
[134]
font la guerre, et se préoccupent bien peu de justice quand ils n'ont
pas de représailles à redouter. Témoin l'Himalaya, l'Atlas et le
Caucase.
Si la Religion a été impuissante, si la philosophie est impuissante, comment donc finira la guerre?
L'Économie politique démontre que, même à ne
considérer que le peuple victorieux, la guerre se fait toujours dans
l'intérêt du petit nombre et aux dépens des masses. Il suffit donc que
les masses aperçoivent clairement cette vérité. Le poids de l'Opinion,
qui se partage encore, pèsera tout entier du côté de la paix1.
La Spoliation exercée par la force prend
encore une autre forme. On n'attend pas qu'un homme ait produit une
chose pour la lui arracher. On s'empare de l'homme lui-même; on le
dépouille de sa propre personnalité; on le contraint au travail; on ne
lui dit pas: Si tu prends cette peine pour moi, je prendrai cette peine pour toi, on lui dit: A toi toutes les fatigues, à moi toutes les jouissances. C'est l'Esclavage, qui implique toujours l'abus de la force.
Or, c'est une grande question de savoir s'il
n'est pas dans la nature d'une force incontestablement dominante
d'abuser toujours d'elle-même. Quant à moi, je ne m'y fie pas, et
j'aimerais autant attendre d'une pierre qui tombe la puissance qui doit
l'arrêter dans sa chute, que de confier à la force sa propre limite.
Je voudrais, au moins, qu'on me montrât un
pays, une époque où l'Esclavage a été aboli par la libre et gracieuse
volonté des maîtres.
L'Esclavage fournit un second et frappant exemple de l'insuffisance des sentiments religieux et philanthropiques
aux prises avec l'énergique sentiment de l'intérêt. Cela peut paraître
triste à quelques Écoles modernes qui cherchent dans l'abnégation le
principe réformateur de la société. Qu'elles commencent donc par
réformer la nature de l'homme.
Aux Antilles, les maîtres professent de père
en fils, depuis l'institution de l'esclavage, la Religion chrétienne.
Plusieurs fois par jour ils répètent ces paroles: «Tous les hommes sont
frères; aimer son prochain, c'est accomplir toute la loi.»—Et pourtant
ils ont des esclaves. Rien ne leur semble plus naturel et plus légitime.
Les réformateurs modernes espèrent-ils que leur morale sera jamais
aussi universellement acceptée, aussi populaire, aussi forte d'autorité,
aussi souvent sur toutes les lèvres que l'Évangile? Et si l'Évangile
n'a pu passer des lèvres au cœur par-dessus ou à travers la grande
barrière de l'intérêt, comment espèrentils que leur morale fasse ce
miracle?
Mais quoi! l'Esclavage est-il donc invulnérable? Non; ce qui l'a fondé le détruira, je veux dire l'Intérêt,
pourvu que, pour favoriser les intérêts spéciaux qui ont créé la plaie,
on ne contrarie pas les intérêts généraux qui doivent la guérir.
C'est encore une vérité démontrée par
l'Économie politique, que le travail libre est essentiellement
progressif et le travail esclave nécessairement stationnaire. En sorte
que le triomphe du premier sur le second est inévitable. Qu'est devenue
la culture de l'indigo par les noirs?
Le travail libre appliqué à la production du
sucre en fera baisser de plus en plus le prix. A mesure, l'esclave sera
de moins en moins lucratif pour son maître. L'esclavage serait depuis
longtemps tombé de lui-même en Amérique, si, en Europe, les lois
n'eussent élevé artificiellement le prix du sucre. Aussi nous voyons les
maîtres, leurs créanciers et leurs délégués travailler activement à
maintenir ces lois, qui sont aujourd'hui les colonnes de l'édifice.
Malheureusement, elles ont encore la
sympathie des populations du sein desquelles l'esclavage a disparu; par
où l'on voit qu'encore ici l'Opinion est souveraine.
Si elle est souveraine, même dans la région
de la Force, elle l'est à bien plus forte raison dans le monde de la
Ruse. A vrai dire, c'est là son domaine. La Ruse, c'est l'abus de
l'intelligence; le progrès de l'Opinion, c'est le progrès des
intelligences. Les deux puissances sont au moins de même nature.
Imposture chez le spoliateur implique crédulité chez le spolié, et
l'antidote naturel de la crédulité c'est la vérité. Il s'ensuit
qu'éclairer les esprits, c'est ôter à ce genre de spoliation son
aliment.
Je passerai brièvement en revue quelques-unes des spoliations qui s'exercent par la Ruse sur une très-grande échelle.
La première qui se présente c'est la Spoliation par ruse théocratique.
De quoi s'agit-il? De se faire rendre en
aliments, vêtements, luxe, considération, influence, pouvoir, des
services réels contre des services fictifs.
Si je disais à un homme:—«Je vais te rendre
des services immédiats,»—il faudrait bien tenir parole; faute de quoi
cet homme saurait bientôt à quoi s'en tenir, et ma ruse serait
promptement démasquée.
Mais si je lui dis:—«En échange de tes
services, je te rendrai d'immenses services, non dans ce monde, mais
dans l'autre. Après cette vie, tu peux être éternellement heureux ou
malheureux, et cela dépend de moi; je suis un être intermédiaire entre
Dieu et sa créature, et puis, à mon gré, t'ouvrir les portes du ciel ou
de l'enfer.»—Pour peu que cet homme me croie, il est à ma discrétion.
Ce genre d'imposture a été pratiqué très en
grand depuis l'origine du monde, et l'on sait à quel degré de
toute-puissance étaient arrivés les prêtres égyptiens.
Il est aisé de savoir comment procèdent les imposteurs. Il suffit de se demander ce qu'on ferait à leur place.
Si j'arrivais, avec des vues de cette
nature, au milieu d'une peuplade ignorante, et que je parvinsse, par
quelque acte extraordinaire et d'une apparence merveilleuse, à me faire
passer pour un être surnaturel, je me donnerais pour un envoyé de Dieu,
ayant sur les futures destinées des hommes un empire absolu.
Ensuite, j'interdirais l'examen de mes
titres; je ferais plus: comme la raison serait mon ennemi le plus
dangereux, j'interdirais l'usage de la raison même, au moins appliquée à
ce sujet redoutable. Je ferais de cette question, et de toutes celles
qui s'y rapportent, des questions tabou, comme disent les sauvages. Les résoudre, les agiter, y penser même, serait un crime irrémissible.
Certes, ce serait le comble de l'art de mettre une barrière tabou
à toutes les avenues intellectuelles qui pourraient conduire à la
découverte de ma supercherie. Quelle meilleure garantie de sa durée que
de rendre le doute même sacrilége?
Cependant, à cette garantie fondamentale,
j'en ajouterais d'accessoires. Par exemple, pour que la lumière ne pῦt
jamais descendre dans les masses, je m'attribuerais, ainsi qu'à mes
complices, le monopole de toutes les connaissances, je les cacherais
sous les voiles d'une langue morte et d'une écriture hiéroglyphique, et,
pour n'être jamais surpris par aucun danger, j'aurais soin d'inventer
une institution qui me ferait pénétrer, jour par jour, dans le secret de
toutes les consciences.
Il ne serait pas mal non plus que je
satisfisse à quelques besoins réels de mon peuple, surtout si, en le
faisant, je pouvais accroître mon influence et mon autorité. Ainsi les
hommes ont un grand besoin d'instruction et de morale: je m'en ferais le
dispensateur. Par là je dirigerais à mon gré l'esprit et le cœur de mon
peuple. J'entrelacerais dans une
chaîne indissoluble la morale et mon autorité; je les représenterais
comme ne pouvant exister l'une sans l'autre, en sorte que si quelque
audacieux tentait enfin de remuer une question tabou,
la société tout entière, qui ne peut se passer de morale, sentirait le
terrain trembler sous ses pas, et se tournerait avec rage contre ce
novateur téméraire.
Quand les choses en seraient là, il est
clair que ce peuple m'appartiendrait plus que s'il était mon esclave.
L'esclave maudit sa chaîne, mon peuple bénirait la sienne, et je serais
parvenu à imprimer, non sur les fronts, mais au fond des consciences, le
sceau de la servitude.
L'Opinion seule peut renverser un tel édifice d'iniquité; mais par où l'entamera-t-elle, si chaque pierre est tabou?—C'est l'affaire du temps et de l'imprimerie.
A Dieu ne plaise que je veuille ébranler ici ces croyances consolantes qui relient
cette vie d'épreuves à une vie de félicités! Mais qu'on ait abusé de
l'irrésistible pente qui nous entraîne vers elles, c'est ce que
personne, pas même le chef de la chrétienté, ne pourrait contester. Il y
a, ce me semble, un signe pour reconnaître si un peuple est dupe ou ne
l'est pas. Examinez la Religion et le prêtre; examinez si le prêtre est
l'instrument de la Religion, ou si la Religion est l'instrument du
prêtre.
Si le prêtre est l'instrument de la Religion,
s'il ne songe qu'à étendre sur la terre sa morale et ses bienfaits, il
sera doux, tolérant, humble, charitable, plein de zèle: sa vie reflétera
celle de son divin modèle; il prêchera la liberté et l'égalité parmi
les hommes, la paix et la fraternité entre les nations; il repoussera
les séductions de la puissance temporelle, ne voulant pas faire alliance
avec ce qui a le plus besoin de frein en ce monde; il sera l'homme du
peuple, l'homme des bons conseils et des douces consolations, l'homme de
l'Opinion, l'homme de l'Évangile.
Si, au contraire, la Religion est l'instrument du prêtre, il
la traitera comme on traite un instrument qu'on altère, qu'on plie,
qu'on retourne en toutes façons, de manière à en tirer le plus grand
avantage pour soi. Il multipliera les questions tabou;
sa morale sera flexible comme les temps, les hommes et les
circonstances. Il cherchera à en imposer par des gestes et des attitudes
étudiés; il marmottera cent fois par jour des mots dont le sens sera
évaporé, et qui ne seront plus qu'un vain conventionnalisme.
Il trafiquera des choses saintes, mais tout juste assez pour ne pas
ébranler la foi en leur sainteté, et il aura soin que le trafic soit
d'autant moins ostensiblement actif que le peuple est plus clairvoyant.
Il se mêlera des intrigues de la terre; il se mettra toujours du côté
des puissants, à la seule condition que les puissants se mettront de son
côté. En un mot, dans tous ses actes, on reconnaîtra qu'il ne veut pas
faire avancer la Religion par le clergé, mais le clergé par la Religion;
et comme tant d'efforts supposent un but, comme ce but, dans cette
hypothèse, ne peut être autre que la puissance et la richesse, le signe
définitif que le peuple est dupe, c'est quand le prêtre est riche et
puissant.
Il est bien évident qu'on peut abuser d'une
Religion vraie comme d'une Religion fausse. Plus même son autorité est
respectable, plus il est à craindre qu'on ne pousse loin l'épreuve. Mais
il y a bien de la différence dans les résultats. L'abus insurge
toujours la partie saine, éclairée, indépendante d'un peuple. Il ne se
peut pas que la foi n'en soit ébranlée, et l'affaiblissement d'une
religion vraie est bien autrement funeste que l'ébranlement d'une
Religion fausse.
La Spoliation par ce procédé et la
clairvoyance d'un peuple sont toujours en proportion inverse l'une de
l'autre, car il est de la nature des abus d'aller tant qu'ils trouvent
du chemin. Non qu'au milieu de la population la plus ignorante, il ne se
rencontre des prêtres purs et dévoués; mais comment empêcher la fourbe
de revêtir la soutane et l'ambition
[140]
de ceindre la mitre? Les spoliateurs obéissent à la loi malthusienne:
ils multiplient comme les moyens d'existence; et les moyens d'existence
des fourbes, c'est la crédulité de leurs dupes. On a beau chercher, on
trouve toujours qu'il faut que l'opinion s'éclaire. Il n'y a pas d'autre
Panacée.
Une autre variété de Spoliation par la ruse s'appelle fraude commerciale,
nom qui me semble beaucoup trop restreint, car ne s'en rend pas
coupable seulement le marchand qui altère la denrée ou raccourcit son
mètre, mais aussi le médecin qui se fait payer des conseils funestes,
l'avocat qui embrouille les procès, etc. Dans l'échange entre deux
services, l'un est de mauvais aloi; mais ici, le service reçu étant
toujours préalablement et volontairement agréé, il est clair que la
Spoliation de cette espèce doit reculer à mesure que la clairvoyance
publique avance.
Vient ensuite l'abus des services publics, champ immense de Spoliation, tellement immense que nous ne pouvons y jeter qu'un coup d'œil.
Si Dieu avait fait de l'homme un animal
solitaire, chacun travaillerait pour soi. La richesse individuelle
serait en proportion des services que chacun se rendrait à soi-même.
Mais, l'homme étant sociable, les services s'échangent les uns contre les autres, proposition que vous pouvez, si cela vous convient, construire à rebours.
Il y a dans la société des besoins tellement généraux, tellement universels, que ses membres y pourvoient en organisant des services publics. Tel est le besoin de la sécurité. On se concerte, on se cotise pour rémunérer en services divers ceux qui rendent le service de veiller à la sécurité commune.
Il n'y a rien là qui soit en dehors de l'Économie politique: Fais ceci pour moi, je ferai cela pour toi. L'essence de la transaction est la même, le procédé rémunératoire seul
est différent; mais cette circonstance a une grande portée.
Dans les transactions ordinaires chacun
reste juge soit du service qu'il reçoit, soit du service qu'il rend. Il
peut toujours ou refuser l'échange ou le faire ailleurs, d'où la
nécessité de n'apporter sur le marché que des services qui se feront
volontairement agréer.
Il n'en est pas ainsi avec l'État, surtout
avant l'avénement des gouvernements représentatifs. Que nous ayons ou
non besoin de ses services, qu'ils soient de bon ou de mauvais aloi, il
nous faut toujours les accepter tels qu'il les fournit et les payer au
prix qu'il y met.
Or, c'est la tendance de tous les hommes de
voir par le petit bout de la lunette les services qu'ils rendent, et par
le gros bout les services qu'ils reçoivent; et les choses iraient bon
train si nous n'avions pas, dans les transactions privées, la garantie
du prix débattu.
Cette garantie, nous ne l'avons pas ou nous
ne l'avons guère dans les transactions publiques.—Et cependant, l'État,
composé d'hommes (quoique de nos jours on insinue le contraire), obéit à
l'universelle tendance. Il veut nous servir beaucoup, nous servir plus que nous ne voulons, et nous faire agréer comme service vrai ce qui est quelquefois loin de l'être, et cela, pour nous imposer en retour des services ou contributions.
L'État aussi est soumis à la loi
malthusienne. Il tend à dépasser le niveau de ses moyens d'existence, il
grossit en proportion de ces moyens, et ce qui le fait exister c'est la
substance des peuples. Malheur donc aux peuples qui ne savent pas
limiter la sphère d'action de l'État. Liberté, activité privée,
richesse, bien-être, indépendançe, dignité, tout y passera.
Car il y a une circonstance qu'il faut
remarquer, c'est celle-ci: Parmi les services que nous demandons à
l'État, le principal est la sécurité. Pour nous la garantir, il faut
qu'il dispose d'une force capable de vaincre toutes les forces,
particulières ou collectives, intérieures ou extérieures, qui pourraient
la compromettre. Combinée avec cette fâcheuse disposition que nous
remarquons dans les hommes à vivre aux dépens des autres, il y a là un
danger qui saute aux yeux.
Aussi, voyez sur quelle immense échelle,
depuis les temps historiques, s'est exercée la Spoliation par abus et
excès du gouvernement? Qu'on se demande quels services ont rendus aux
populations et quels services en ont retirés les pouvoirs publics chez
les Assyriens, les Babyloniens, les Égyptiens, les Romains, les Persans,
les Turcs, les Chinois, les Russes, les Anglais, les Espagnols, les
Français? L'imagination s'effraie devant cette énorme disproportion.
Enfin, on a inventé le gouvernement représentatif et, à priori, on aurait pu croire que le désordre allait cesser comme par enchantement.
En effet, le principe de ces gouvernements est celui-ci:
«La population elle-même, par ses
représentants, décidera la nature et l'étendue des fonctions qu'elle
juge à propos de constituer en services publics, et la quotité de la rémunération qu'elle entend attacher à ces services.»
La tendance à s'emparer du bien d'autrui et
la tendance à défendre son bien étaient ainsi mises en présence. On
devait penser que la seconde surmonterait la première.
Certes, je suis convaincu que la chose réussira à la longue. Mais il faut bien avouer que jusqu'ici elle n'a pas réussi.
Pourquoi? par deux motifs bien simples: les gouvernements ont eu trop, et les populations pas assez de sagacité.
Les gouvernements sont fort habiles. Ils
agissent avec méthode, avec suite, sur un plan bien combiné et
constamment perfectionné par la tradition et l'expérience. Ils étudient
les hommes et leurs passions. S'ils reconnaissent, par
exemple, qu'ils ont l'instinct de la guerre, ils attisent, ils excitent
ce funeste penchant. Ils environnent la nation de dangers par l'action
de la diplomatie, et tout naturellement ensuite, ils lui demandent des
soldats, des marins, des arsenaux, des fortifications: souvent même ils
n'ont que la peine de les laisser offrir; alors ils ont des grades, des
pensions et des places à distribuer. Pour cela il faut beaucoup
d'argent; les impôts et les emprunts sont là.
Si la nation est généreuse, ils s'offrent à
guérir tous les maux de l'humanité. Ils relèveront, disent-ils, le
commerce, feront prospérer l'agriculture, développeront les fabriques,
encourageront les lettres et les arts, extirperont la misère, etc., etc.
Il ne s'agit que de créer des fonctions et payer des fonctionnaires.
En un mot, la tactique consiste à présenter
comme services effectifs ce qui n'est qu'entraves; alors la nation paie
non pour être servie, mais desservie. Les gouvernements, prenant des
proportions gigantesques, finissent par absorber la moitié de tous les
revenus. Et le peuple s'étonne de travailler autant, d'entendre annoncer
des inventions merveilleuses qui doivent multiplier à l'infini les
produits et... d'être toujours Gros-Jean comme devant.
C'est que, pendant que le gouvernement
déploie tant d'habileté, le peuple n'en montre guère. Ainsi, appelé à
choisir ses chargés de pouvoirs, ceux qui doivent déterminer la sphère
et la rémunération de l'action gouvernementale, qui choisit-il? Les
agents du gouvernement. Il charge le pouvoir exécutif de fixer lui-même
la limite de son activité et de ses exigences. Il fait comme le Bourgeois gentilhomme, qui, pour le choix et le nombre de ses habits, s'en remet...à son tailleur1.
Cependant les choses vont de mal en pis, et
le peuple ouvre enfin les yeux, non sur le remède (il n'en est pas là
encore), mais sur le mal.
Gouverner est un
métier si doux que tout le monde y aspire. Aussi les conseillers du
peuple ne cessent de lui dire: Nous voyons tes souffrances et nous les
déplorons. Il en serait autrement si nous te gouvernions.
Cette période, qui est ordinairement fort
longue, est celle des rébellions et des émeutes. Quand le peuple est
vaincu, les frais de la guerre s'ajoutent à ses charges. Quand il est
vainqueur, le personnel gouvernemental change et les abus restent.
Et cela dure jusqu'à ce qu'enfin le peuple
apprenne à connaître et à défendre ses vrais intérêts. Nous arrivons
donc toujours à ceci: Il n'y a de ressource que dans le progrès de la
Raison publique.
Certaines nations paraissent
merveilleusement disposées à devenir la proie de la Spoliation
gouvernementale. Ce sont celles où les hommes, ne tenant aucun compte de
leur propre dignité et de leur propre énergie, se croiraient perdus
s'ils n'étaient administrés et gouvernés en
toutes choses. Sans avoir beaucoup voyagé, j'ai vu des pays où l'on
pense que l'agriculture ne peut faire aucun progrès si l'État
n'entretient des fermes expérimentales; qu'il n'y aura bientôt plus de
chevaux, si l'État n'a pas des haras; que les pères ne feront pas élever
leurs enfants ou ne leur feront enseigner que des choses immorales, si
l'État ne décide pas ce qu'il est bon d'apprendre, etc., etc. Dans un
tel pays, les révolutions peuvent se succéder rapidement, les
gouvernants tomber les uns sur les autres. Mais les gouvernés n'en
seront pas moins gouvernés à merci et miséricorde (car la disposition
que je signale ici est l'étoffe même dont les gouvernements sont faits),
jusqu'à ce qu'enfin le peuple s'aperçoive qu'il vaut mieux laisser le
plus grand nombre possible
de services dans la catégorie de ceux que les parties intéressées échangent à prix débattu.1
Nous avons vu que la société est échange de services.
Elle ne devrait être qu'échange de bons et loyaux services. Mais nous
avons constaté aussi que les hommes avaient un grand intérêt et, par
suite, une pente irrésistible à exagérer la valeur relative des services
qu'ils rendent. Et véritablement, je ne puis apercevoir d'autre limite à
cette prétention que la libre acceptation ou le libre refus de ceux à
qui ces services sont offerts.
De là il arrive que certains hommes ont
recours à la loi pour qu'elle diminue chez les autres les naturelles
prérogatives de cette liberté. Ce genre de spoliation s'appelle
Privilége ou Monopole. Marquons-en bien l'origine et le caractère.
Chacun sait que les services qu'il apporte
dans le marché général y seront d'autant plus appréciés et rémunérés
qu'ils y seront plus rares. Chacun implorera donc l'intervention de la
loi pour éloigner du marché tous ceux qui viennent y offrir des services
analogues,—ou, ce qui revient au même, si le concours d'un instrument
est indispensable pour que le service soit rendu, il en demandera à la
loi la possession exclusive2.
Cette variété de Spoliation étant l'objet principal de ce volume, j'en dirai peu de chose ici, et me bornerai à une remarque.
Quand le monopole est un fait isolé, il ne manque pas d'enrichir celui que la loi en a inves ti. Il peut arriver alors
que chaque classe de travailleurs, au lieu de poursuivre la chute de ce
monopole, réclame pour elle-même un monopole semblable. Cette nature de
Spoliation, ainsi réduite en système, devient alors la plus ridicule des
mystifications pour tout le monde, et le résultat définitif est que
chacun croit retirer plus d'un marché général appauvri de tout.
Il n'est pas nécessaire d'ajouter que ce
singulier régime introduit en outre un antagonisme universel entre
toutes les classes, toutes les professions, tous les peuples; qu'il
exige une interférence constante, mais toujours incertaine de l'action
gouvernementale; qu'il abonde ainsi dans le sens des abus qui font
l'objet du précédent paragraphe; qu'il place toutes les industries dans
une insécurité irrémédiable, et qu'il accoutume les hommes à mettre sur
la loi, et non sur eux-mêmes, la responsabilité de leur propre
existence. Il serait difficile d'imaginer une cause plus active de
perturbation sociale1.
Justification.
On dira: «Pourquoi ce vilain mot:
Spoliation? Outre qu'il est grossier, il blesse, il irrite, il tourne
contre vous les hommes calmes et modérés, il envenime la lutte.»
Je le déclare hautement, je respecte les
personnes; je crois à la sincérité de presque tous les partisans de la
Protection; et je ne me reconnais le droit de suspecter la probité
personnelle, la délicatesse, la philanthropie de qui que ce soit. Je
répète encore que la Protection est l'œuvre, l'œuvre funeste, d'une
commune erreur dont tout le monde, ou du moins la grande majorité, est à
la fois victime et complice.
—Après cela je ne puis pas empêcher que les choses ne soient ce qu'elles sont.
Qu'on se figure une espèce de Diogène
mettant la tête hors de son tonneau, et disant: «Athéniens, vous vous
faites servir par des esclaves. N'avez-vous jamais pensé que vous
exerciez sur vos frères la plus inique des spoliations?»
Ou encore, un tribun parlant ainsi dans le
Forum: «Romains, vous avez fondé tous vos moyens d'existence sur le
pillage successif de tous les peuples.»
Certes, ils ne feraient qu'exprimer une
vérité incontestable. Faudrait-il en conclure qu'Athènes et Rome
n'étaient habitées que par de malhonnêtes gens? que Socrate et Platon,
Caton et Cincinnatus étaient des personnages méprisables?
Qui pourrait avoir une telle pensée? Mais
ces grands hommes vivaient dans un milieu qui leur ôtait la conscience
de leur injustice. On sait qu'Aristote ne pouvait pas même se faire
l'idée qu'une société pῦt exister sans esclavage.
Dans les temps modernes, l'esclavage a vécu
jusqu'à nos jours sans exciter beaucoup de scrupules dans l'âme des
planteurs. Des armées ont servi d'instrument à de grandes conquêtes,
c'est-à-dire à de grandes spoliations. Est-ce à dire qu'elles ne
fourmillent pas de soldats et d'officiers, personnellement aussi
délicats, plus délicats peut-être qu'on ne l'est généralement dans les
carrières industrielles; d'hommes à qui la pensée seule d'un vol ferait
monter le rouge au front, et qui affronteraient mille morts plutôt que
de descendre à une bassesse?
Ce qui est blâmable ce ne sont pas les
individus, mais le mouvement général qui les entraîne et les'aveugle,
mouvement dont la société entière est coupable.
Il en est ainsi du Monopole. J'accuse le
système, et non point les individus; la société en masse, et non tel ou
tel de ses membres. Si les plus grands philosophes ont pu se
faire illusion sur l'iniquité de l'esclavage, à combien plus forte
raison des agriculteurs et des fabricants peuvent-ils se tromper sur la
nature et les effets du régime restrictif.
II.—: DEUX MORALES.
Arrivé, s'il y arrive, au bout du chapitre précédent, je crois entendre le lecteur s'écrier:
«Eh bien! est-ce à tort qu'on reproche aux
économistes d'être secs et froids? Quelle peinture de l'humanité! Quoi!
la Spoliation serait une puissance fatale, presque normale, prenant
toutes les formes, s'exerçant sous tous les prétextes, hors la loi et
par la loi, abusant des choses les plus saintes, exploitant tour à tour
la faiblesse et la crédulité, et progressant en proportion de ce que ce
double aliment abonde autour d'elle! Peut-on faire du monde un plus
triste tableau?»
La question n'est pas de savoir s'il est triste, mais s'il est vrai. L'histoire est là pour le dire.
Il est assez singulier que ceux qui décrient l'économie politique (ou l'économisme,
comme il leur plaît de nommer cette science), parce qu'elle étudie
l'homme et le monde tels qu'ils sont, poussent bien plus loin qu'elle le
pessimisme, au moins quant au passé et au présent. Ouvrez leurs livres
et leurs journaux. Qu'y voyez-vous? L'aigreur, la haine contre la
société, jusque-là que le mot même de civilisation est pour eux synonyme d'injustice, désordre et anarchie. Ils en sont venus à maudire la liberté,
tant ils ont peu de confiance dans le développement de la race humaine,
résultat de sa naturelle organisation. La liberté! c'est elle, selon
eux, qui nous pousse de plus en plus vers l'abîme.
Il est vrai qu'ils sont optimistes pour l'avenir. Car si l'humanité, incapable par elle-même, fait fausse route depuis
six mille ans, un révélateur est venu, qui lui a signalé la voie du
salut, et pour peu que le troupeau soit docile à la houlette du pasteur,
il sera conduit dans cette terre promise où le bien-être se réalise
sans efforts, où l'ordre, la sécurité et l'harmonie sont le facile prix
de l'imprévoyance.
Il ne s'agit pour l'humanité que de consentir à ce que les réformateurs changent, comme dit Rousseau, sa constitution physique et morale.
L'économie politique ne s'est pas donné la
mission de rechercher ce que serait la société si Dieu avait fait
l'homme autrement qu'il ne lui a plu de le faire. Il peut être fâcheux
que la Providence ait oublié d'appeler, au commencement, dans ses
conseils, quelques-uns de nos organisateurs modernes. Et comme la
mécanique céleste serait toute différente, si le Créateur eῦt consulté
Alphonse le Sage; de même, s'il n'eῦt pas négligé les avis de Fourier,
l'ordre social ne ressemblerait en rien à celui où nous sommes forcés de
respirer, vivre et nous mouvoir. Mais, puisque nous y sommes, puisque in eo vivimus, movemur et sumus,
il ne nous reste qu'à l'étudier et en connaître les lois, surtout si
son amélioration dépend essentiellement de cette connaissance.
Nous ne pouvons pas empêcher que le cœur de l'homme ne soit un foyer de désirs insatiables.
Nous ne pouvons pas faire que ces désirs, pour être satisfaits, n'exigent du travail.
Nous ne pouvons pas éviter que l'homme n'ait autant de répugnance pour le travail que d'attrait pour la satisfaction.
Nous ne pouvons pas empêcher que, de cette
organisation, ne résulte un effort perpétuel parmi les hommes pour
accroître leur part de jouissances, en se'rejetant, par la force ou la
ruse, des uns aux autres, le fardeau de la peine.
Il ne dépend pas de nous d'effacer l'histoire universelle, d'étouffer la voix du passé attestant que les choses se sont
ainsi passées dès l'origine. Nous ne pouvons pas nier que la guerre,
l'esclavage, le servage, la théocratie, l'abus du gouvernement, les
priviléges, les fraudes de toute nature et les monopoles n'aient été les
incontestables et terribles manifestations de ces deux sentiments
combinés dans le cœur de l'homme: attrait pour les jouissances; répugnance pour la fatigue.
«Tu mangeras ton pain à la sueur de ton
front.»—Mais chacun veut le plus de pain et le moins de sueur possible.
C'est la conclusion de l'histoire.
Grâce au ciel, l'histoire montre aussi que
la répartition des jouissances et des peines tend à se faire d'une
manière de plus en plus égale parmi les hommes.
A moins de nier la clarté du soleil, il faut bien admettre que la société a fait, sous ce rapport, quelques progrès.
S'il en est ainsi, il y a donc en elle une
force naturelle et providentielle, une loi qui fait reculer de plus en
plus le principe de l'iniquité et réalise de plus en plus le principe de
la justice.
Nous disons que cette force est dans la
société et que Dieu l'y a placée. Si elle n'y était pas, nous serions
réduits, comme les utopistes, à la chercher dans des moyens artificiels,
dans des arrangements qui exigent l'altération préalable de la constitution physique et morale
de l'homme, ou plutôt nous croirions cette recherche inutile et vaine,
parce que nous ne pouvons comprendre l'action d'un levier sans point
d'appui.
Essayons donc de signaler la force
bienfaisante qui tend à surmonter progressivement la force malfaisante, à
laquelle nous avons donné le nom de Spoliation, et dont la présence
n'est que trop expliquée par le raisonnement et constatée par
l'expérience.
Tout acte malfaisant a nécessairement deux termes: le point d'où il émane et le point où il aboutit; l'homme qui
exerce l'acte, et l'homme sur qui l'acte est exercé; ou, comme dit l'école, l'agent et le patient.
Il y a donc deux chances pour que l'acte malfaisant soit supprimé: l'abstention volontaire de l'être actif, et la résistance de l'être passif.
De là deux morales qui, bien loin de se
contrarier, concourent: la morale religieuse ou philosophique, et la
morale que je me permettrai d'appeler économique.
La morale religieuse, pour arriver à la suppression de l'acte malfaisant, s'adresse à son auteur, à l'homme en tant qu'agent.
Elle lui dit: «Corrige-toi; épure-toi; cesse de faire le mal; fais le
bien; dompte tes passions; sacrifie tes intérêts; n'opprime pas ton
prochain que ton devoir est d'aimer et soulager; sois juste d'abord et
charitable ensuite.» Cette morale sera éternellement la plus belle, la
plus touchante, celle qui montrera la race humaine dans toute sa
majesté; qui se prêtera le plus aux mouvements de l'éloquence et
excitera le plus l'admiration et la sympathie des hommes.
La morale économique aspire au même résultat, mais s'adresse surtout à l'homme en tant que patient.
Elle lui montre les effets des actions humaines, et, par cette simple
exposition, elle le stimule à réagir contre celles qui le blessent, à
honorer celles qui lui sont utiles. Elle s'efforce de répandre assez de
bon sens, de lumière et de juste défiance dans la masse opprimée pour
rendre de plus en plus l'oppression difficile et dangereuse.
Il faut remarquer que la morale économique
ne laisse pas que d'agir aussi sur l'oppresseur. Un acte malfaisant
produit des biens et des maux: des maux pour celui qui le subit, et des
biens pour celui qui l'exerce, sans quoi il ne se produirait pas. Mais
il s'en faut de beaucoup qu'il y ait compensation. La somme des maux
l'emporte toujours, et nécessairement, sur celle des biens, parce que le
fait même d'opprimer
[152]
entraîne une déperdition de forces, crée des dangers, provoque des
représailles, exige de coῦteuses précautions. La simple exposition de
ces effets ne se borne donc pas à provoquer la réaction des opprimés,
elle met du côté de la justice tous ceux dont le cœur n'est pas
perverti, et trouble la sécurité des oppresseurs eux-mêmes.
Mais il est aisé de comprendre que cette
morale, plutôt virtuelle qu'explicite, qui n'est après tout qu'une
démonstration scientifique; qui perdrait même de son efficacité, si elle
changeait de caractère; qui ne s'adresse pas au cœur, mais à
l'intelligence; qui ne cherche pas à persuader, mais à convaincre; qui
ne donne pas des conseils, mais des preuves; dont la mission n'est pas
de toucher, mais d'éclairer, et qui n'obtient sur le vice d'autre
victoire que de le priver d'aliments: il est aisé de comprendre, dis-je,
que cette morale ait été accusée de sécheresse et de prosaïsme.
Le reproche est vrai sans être juste. Il
revient à dire que l'économie politique ne dit pas tout, n'embrasse pas
tout, n'est pas la science universelle. Mais qui donc a jamais affiché,
en son nom, une prétention aussi exorbitante?
L'accusation ne serait fondée qu'autant que
l'économie politique présenterait ses procédés comme exclusifs, et
aurait l'outrecuidance, comme on dit, d'interdire à la philosophie et à
la religion tous leurs moyens propres et directs de travailler au
perfectionnement de l'homme.
Admettons donc l'action simultanée de la
morale proprement dite et de l'économie politique, l'une flétrissant
l'acte malfaisant dans son mobile, par la vue de sa laideur, l'autre le
discréditant dans nos convictions par le tableau de ses effets.
A vouons même que le triomphe du moraliste
religieux, quand il se réalise, est plus beau, plus consolant et plus
radical. Mais en même temps il est difficile de ne pas reconnaître
que celui de la science économique ne soit plus facile et plus sῦr.
Dans quelques lignes qui valent mieux que
beaucoup de gros volumes, J.-B. Say a déjà fait observer que pour faire
cesser le désordre introduit par l'hypocrisie dans une famille
honorable, il y avait deux moyens: corriger Tartuffe ou déniaiser Orgon. Molière, ce grand peintre du cœur humain, paraît avoir constamment eu en vue le second procédé, comme le plus efficace.
Il en est ainsi sur le théâtre du monde.
Dites-moi ce que fit César, et je vous dirai ce qu'étaient les Romains de son temps.
Dites-moi ce qu'accomplit la diplomatie moderne, et je vous dirai l'état moral des nations.
Nous ne payerions pas près de deux milliards d'impôts, si nous ne donnions mission de les voter à ceux qui les mangent.
Nous n'aurions pas toutes les difficultés et toutes les charges de la question africaine, si nous étions bien convaincus que deux et deux font quatre en économie politique comme en arithmétique.
M. Guizot n'aurait pas eu occasion de dire: La France est assez riche pour payer sa gloire, si la France ne s'était jamais éprise de la fausse gloire.
Le même homme d'État n'aurait jamais dit: La liberté est assez précieuse pour que la France ne la marchande pas, si la France comprenait bien que lourd budget et liberté sont incompatibles.
Ce ne sont pas, comme on croit, les monopoleurs, mais les monopolés qui maintiennent les monopoles.
Et, en matière d'élection, ce n'est pas
parce qu'il y a des corrupteurs qu'il y a des corruptibles, c'est le
contraire; et la preuve, c'est que les corruptibles payent tous les
frais de la corruption. Ne serait-ce point à eux à la faire cesser?
Que la morale religieuse touche donc le
cœur, si elle le peut, des Tartuffes, des Césars, des colonistes, des
sinécuristes, des monopolistes, etc. La tâche de l'économie politique
est d'éclairer leurs dupes.
De ces deux procédés, quel est celui qui
travaille le plus efficacement au progrès social? Faut-il le dire? Je
crois que c'est le second. Je crains que l'humanité ne puisse échapper à
la nécessité d'apprendre d'abord la morale défensive.
J'ai beau regarder, lire, observer,
interroger, je ne vois aucun abus, s'exerçant sur une échelle un peu
vaste, qui ait péri par la volontaire renonciation de ceux qui en
profitent.
J'en vois beaucoup, au contraire, qui cèdent à la virile résistance de ceux qui en souffrent.
Décrire les conséquences des abus, c'est
donc le moyen le plus efficace de les détruire.—Et combien cela est
vrai, surtout quand il s'agit d'abus qui, comme le régime restrictif,
tout en infligeant des maux réels aux masses, ne renferment, pour ceux
qui croient en profiter, qu'illusion et déception!
Après cela, ce genre de moralisation
réalisera-t-il à lui seul toute la perfection sociale que la nature
sympathique de l'âme humaine et de ses plus nobles facultés fait espérer
et prévoir? Je suis loin de le prétendre. Admettons la complète
diffusion de la morale défensive, qui n'est
après tout que la connaissance des intérêts bien entendus toujours
d'accord avec l'utilité générale et la justice. Cette société, quoique
certainement bien ordonnée, pourrait être fort peu attrayante, où il n'y
aurait plus de fripons uniquement parce qu'il n'y aurait plus de dupes;
où le vice, toujours latent et pour ainsi
dire engourdi par famine, n'aurait besoin que de quelque aliment pour
revivre; où la prudence de chacun serait commandée par la vigilance de
tous, et où la réforme enfin, régularisant les actes extéricurs, mais
s'arrêtant à l'épiderme,
n'aurait pas pénétré jusqu'au fond des consciences. Une telle société
nous apparaît quelquefois sous la figure d'un de ces hommes exacts,
rigoureux, justes, prêts à repousser la plus légère usurpation de leurs
droits, habiles à ne se laisser entamer d'aucun côté. Vous l'estimez;
vous l'admirez peut-être; vous en feriez votre député, vous n'en feriez
pas votre ami.
Que les deux morales,
au lieu de s'entre-décrier, travaillent donc de concert, attaquant le
vice par les deux pôles. Pendant que les économistes font leur œuvre,
dessillent les yeux des Orgons, déracinent les préjugés, excitent de
justes et nécessaires défiances, étudient et exposent la vraie nature
des choses et des actions, que le moraliste religieux accomplisse de son
côté ses travaux plus attrayants, mais plus difficiles. Qu'il attaque
l'iniquité corps à corps; qu'il la poursuive dans les fibres les plus
déliées du cœur; qu'il peigne les charmes de la bienfaisance, de
l'abnégation, du dévouement; qu'il ouvre la source des vertus là où nous
ne pouvons que tarir la source des vices: c'est sa tâche, elle est
noble et belle. Mais pourquoi contesterait-il l'utilité de celle qui
nous est dévolue?
Dans une société qui, sans être intimement vertueuse, serait néanmoins bien ordonnée par l'action de la morale économique (qui est la connaissance de l'économie du corps social), les chances du progrès ne s'ouvriraient-elles pas devant la morale religieuse?
L'habitude, a-t-on dit, est une seconde nature.
Un pays où, de longue main, chacun serait
déshabitué de l'injustice par la seule résistance d'un public éclairé,
pourrait être triste encore. Mais il serait, ce me semble, bien préparé à
recevoir un enseignement plus élevé et plus pur. C'est un grand
acheminement vers le bien que d'être désaccoutumé du mal. Les hommes ne
peuvent rester stationnaires. Détournés du chemin du vice, alors qu'il
ne
conduirait plus qu'à l'infamie, ils sentiraient d'autant plus l'attrait de la vertu.
La société doit peut-être passer par ce
prosaïque état, où les hommes pratiqueront la vertu par calcul, pour de
là s'élever à cette région plus poétique, où elle n'aura plus besoin de
ce mobile.
III.—: LES DEUX HACHES. pétition de jacques bonhomme, charpentier, a m. cunin-gridaine, ministre du commerce.↩
Monsieur le fabricant-ministre,
Je suis charpentier, comme fut Jésus; je manie la hache et l'herminette pour vous servir.
Or, hachant et bῦchant, depuis l'aube
jusqu'à la nuit faite, sur les terres de notre seigneur le roi, il m'est
tombé dans l'idée que mon travail était national autant que le vôtre.
Et dès lors, je ne vois pas pourquoi la Protection ne visiterait pas mon chantier, comme votre atelier.
Car enfin, si vous faites des draps, je fais
des toits. Tous deux, par des moyens divers, nous abritons nos clients
du froid et de la pluie.
Cependant, je cours après la pratique, et la
pratique court après vous. Vous l'y avez bien su forcer en l'empêchant
de se pourvoir ailleurs, tandis que la mienne s'adresse à qui bon lui
semble.
Quoi d'étonnant? M. Cunin ministre s'est
rappelé M. Cunin tisserand; c'est bien naturel. Mais, hélas! mon humble
métier n'a pas donné un ministre à la France, quoiqu'il ait donné un
Dieu au monde.
Et ce Dieu, dans le code immortel qu'il légua aux hommes, n'a pas glissé le plus petit mot dont les charpentiers se
puissent autoriser pour s'enrichir, comme vous faites, aux dépens d'autrui.
Aussi, voyez ma position. Je gagne trente
sous par jour, quand il n'est pas dimanche ou jour chômé. Si je me
présente à vous en même temps qu'un charpentier flamand, pour un sou de
rabais vous lui accordez la préférence.
Mais me veux je vêtir? si un tisserand belge met son drap à côté du vôtre, vous le chassez, lui et son drap, hors du pays.
En sorte que, forcément conduit à votre
boutique, qui est la plus chère, mes pauvres trente sous n'en valent, en
réalité, que vingt-huit.
Que dis-je? ils n'en valent pas vingt-six! car, au lieu d'expulser le tisserand belge à vos frais (ce serait bien le moins), vous me faites payer les gens que, dans votre intérêt, vous mettez à ses trousses.
Et comme un grand nombre de
vosco-législateurs, avec qui vous vous entendez à merveille, me prennent
chacun un sou ou deux, sous couleur de protéger qui le fer, qui la
houille, celui-ci l'huile et celui-là le blé, il se trouve, tout compte
fait, que je ne sauve pas quinze sous, sur les trente, du pillage.
Vous me direz sans doute que ces petits
sous, qui passent ainsi, sans compensation, de ma poche dans la vôtre,
font vivre du monde autour de votre château, vous mettant à même de
mener grand train.—A quoi je vous ferai observer que, si vous me les
laissiez, ils feraient vivre du monde autour de moi.
Quoi qu'il en soit, monsieur le
ministre-fabricant, sachant que je serais mal reçu, je ne viens pas vous
sommer, comme j'en aurais bien le droit, de renoncer à la restriction que vous imposez à votre clientèle; j'aime mieux suivre la pente commune et réclamer, moi aussi, un petit brin de protection.
Ici, vous m'opposerez une difficulté:
«L'ami, me direzvous, je voudrais bien te protéger, toi et tes pareils;
mais comment conférer des faveurs douanières au travail des
charpentiers? Faut-il prohiber l'entrée des maisons par terre et par
mer?»
Cela serait passablement dérisoire; mais, à
force d'y rêver, j'ai découvert un autre moyen de favoriser les enfants
de Saint-Joseph; et vous l'accueillerez d'autant plus volontiers, je
l'espère, qu'il ne diffère en rien de celui qui constitue le privilége
que vous vous votez chaque année à vous même.
Ce moyen merveilleux, c'est d'interdire en France l'usage des haches aiguisées.
Je dis que cette restriction ne serait ni plus illogique ni plus arbitraire que celle à laquelle vous nous soumettez à l'occasion de votre drap.
Pourquoi chassez-vous les Belges? Parce
qu'ils vendent à meilleur marché que vous. Et pourquoi vendent-ils à
meilleur marché que vous? Parce qu'ils ont sur vous, comme tisserands,
une supériorité quelconque.
Entre vous et un Belge il y a donc tout juste la différence d'une hache obtuse à une hache affilée.
Et vous me forcez, moi charpentier, de vous acheter le produit de la hache obtuse!
Considérez la France comme un ouvrier qui veut, par son travail, se procurer toutes choses, et entre autres du drap.
Pour cela il y a deux moyens:
Le premier, c'est de filer et de tisser la laine;
Le second, c'est de fabriquer, par exemple,
des pendules, des papiers peints ou des vins, et de les livrer aux
Belges contre du drap.
Celui de ces deux procédés qui donne le
meilleur résultat peut être représenté par la hache affilée, l'autre par
la hache obtuse.
Vous ne niez pas qu'actuellement, en France, on obtient avec plus de peine
une pièce d'étoffe d'un métier à tisser (c'est la hache obtuse) que
d'un plant de vigne (c'est la hache affilée). Vous le niez si peu, que
c'est justement par la considération de cet excédant de peine (en quoi vous faites consister la richesse) que vous recommandez, bien plus, que vous imposez la plus mauvaise des deux haches.
Eh bien! soyez conséquent, soyez impartial,
si vous ne voulez être juste, et traitez les pauvres charpentiers comme
vous vous traitez vous-même.
Faites une loi qui porte:
«Nul ne pourra se servir que de poutres et solives produits de haches obtuses.»
A l'instant voici ce qui arrive.
Là où nous donnons cent coups de hache, nous
en donnerons trois cents. Ce que nous faisons en une heure en exigera
trois. Quel puissant encouragement pour le travail! Apprentis,
compagnons et maîtres, nous n'y pourrons plus suffire. Nous serons
recherchés, partant bien payés. Qui voudra jouir d'un toit sera bien
obligé d'en passer par nos exigences, comme qui veut avoir du drap est
obligé de se soumettre aux vôtres.
Et que ces théoriciens du libre échange
osent jamais révoquer en doute l'utilité de la mesure, nous saurons
bien où chercher une réfutation victorieuse. Votre enquête de 1834 est
là. Nous les battrons avec, car vous y avez admirablement plaidé la
cause des prohibitions et des haches émoussées, ce qui est tout un.
IV.—: CONSEIL INFÉRIEUR DU TRAVAIL.↩
«Quoi! vous avez le front de demander pour
tout citoyen le droit de vendre, acheter, troquer, échanger, rendre et
recevoir service pour service et juger pour lui-même à la seule
condition de ne pas blesser l'honnêteté et de satisfaire le trésor
public? Vous voulez donc ravir aux ouvriers le travail, le salaire et le
pain?»
Voilà ce qu'on nous dit. Je sais qu'en penser; mais j'ai voulu savoir ce qu'en pensent les ouvriers eux-mêmes.
J'avais sous la main un excellent instrument d'enquête.
Ce n'étaient point ces conseils supérieurs de l'industrie,
où de gros propriétaires qui se disent laboureurs, de puissants
armateurs qui se croient marins, et de riches actionnaires qui se
prétendent travailleurs, font de cette philanthropie que l'on sait.
Non; c'étaient des ouvriers pour tout de bon, des ouvriers sérieux,
comme on dit aujourd'hui, menuisiers, charpentiers, maçons, tailleurs,
cordonniers, teinturiers, forgerons, aubergistes, épiciers, etc., etc.,
qui, dans mon village, ont fondé une société de secours mutuels.
Je la transformai, de mon autorité privée, en conseil inférieur du travail,
et j'en obtins une enquête qui en vaut bien une autre, quoiqu'elle ne
soit pas bourrée de chiffres et enflée aux proportions d'un in-quarto imprimé aux frais de l'État.
Il s'agissait d'interroger ces braves gens
sur la manière dont ils sont, ou se croient affectés par le régime
protecteur. Le président me fit bien observer que c'était enfreindre
quelque peu les conditions d'existence de l'association. Car, en France, sur cette terre de liberté, les gens qui s'associent renoncent à s'entretenir de politique, c'est-à-dire de leurs
communs intérêts. Cependant, après beaucoup d'hésitation, il mit la question à l'ordre du jour.
On divisa l'assemblée en autant de
commissions qu'elle présentait de groupes formant des corps de métiers.
On délivra à chacune un tableau qu'elle devait remplir après quinze
jours de discussions.
Au jour marqué, le vénérable président prit
place au fauteuil (style officiel, car c'était une chaise) et trouva sur
le bureau (encore style officiel, car c'était une table en bois de
peuplier) une quinzaine de rapports, dont il donna successivement
lecture.
Le premier qui se présenta fut celui des tailleurs. Le voici aussi exact que s'il était autographié.
Inconvénients. | Avantages. |
---|---|
1 Nous avons eu beau prendre nos mesures, il nous a été impossible d'apercevoir un côté quelconque par lequel le régime protecteur fῦt avantageux à notre commerce. | |
1° A cause du régime protecteur, nous payons plus cher le pain, la viande, le sucre, le bois, le fil, les aiguilles, etc., ce qui équivaut pour nous à une diminution considérable de salaire; | Néant1 |
2° A cause du régime protecteur, nos clients aussi payent plus cher toutes choses, ce qui fait qu'il leur reste moins à dépenser en vêtements, d'où il suit que nous avons moins de travail, partant moins de profits; | |
3° A cause du régime protecteur, les étoffes sont chères, on fait durer plus longtemps les habits ou l'on s'en passe. C'est encore une diminution d'ouvrage qui nous force à offrir nos services au rabais. |
Voici un autre tableau:
Inconvénients. | Avantages. | |
---|---|---|
1° Le régime protecteur nous frappe d'une taxe, qui ne va pas au Trésor, chaque fois que nous mangeons, buvons, nous chauffons et nous habillons; | ||
2° Il frappe d'une taxe semblable tous nos concitoyens qui ne sont pas forgerons; et, étant moins riches d'autant, la plupart d'entre eux font des clous de bois et des loquets de flcelle, ce qui nous prive de travail; | Néant. | |
3° Il tient le fer à si haut prix qu'on ne l'emploie dans le pays ni aux charrues, ni aux grilles, ni aux balcons, et notre métier, qui pourrait fournir du travail à tant de gens qui en manquent, nous en laisse manquer à nous-mêmes; | ||
4° Ce que le fisc manque de recouvrer à l'occasion des marchandises qui n'entrent pas, est pris sur notre sel et sur nos lettres. |
Tous les autres tableaux, que j'épargne au
lecteur, chantaient le même refrain. Jardiniers, charpentiers,
cordonniers, sabotiers, bateliers, meuniers, tous exhalaient les mêmes
doléances.
Je déplorai qu'il n'y eῦt pas de laboureurs dans notre association. Leur rapport eῦt été assurément fort instructif.
Mais, hélas! dans notre pays des Landes, les pauvres laboureurs, tout protégés qu'ils sont, n'ont pas le sou, et, après y avoir mis leurs bestiaux, ils ne peuvent entrer eux-mêmes dans des sociétés de secours mutuels. Les prétendues faveurs de la protection ne les empêchent pas d'être les parias de notre ordre social. Que dirai-je des vignerons?
Ce que je remarquai surtout, c'est le bon
sens avec lequel nos villageois avaient aperçu non-seulement le mal
direct que leur fait le régime protecteur, mais aussi le mal indirect
qui, frappant leur clientèle, retombe par ricochet sur eux.
C'est ce que ne paraissent pas comprendre, me dis-je, les économistes du Moniteur industriel.
Et peut-être les hommes, dont un peu de
protection fascine les yeux, notamment les agriculteurs, y
renonceraient-ils volontiers, s'ils apercevaient ce côté de la question.
Ils se diraient peut-être: «Mieux vaut se soutenir par
soi-même, au milieu d'une clientèle aisée, que d'être protégé au milieu d'une clientèle appauvrie.»
Car vouloir enrichir tour à tour chaque
industrie, en faisant successivement le vide autour d'elles, c'est un
effort aussi vain que d'entreprendre de sauter par-dessus son ombre.
V.—: CHERTÉ, BON MARCHÉ1.
Je crois devoir soumettre aux lecteurs quelques remarques, hélas! théoriques, sur les illusions qui naissent des mots cherté, bon marché.
Au premier coup d'œil on sera disposé, je le sais, à trouver ces
remarques un peu subtiles; mais, subtiles ou non, la question est de
savoir si elles sont vraies. Or, je les crois parfaitement vraies et
surtout très-propres à faire réfléchir les hommes, en grand nombre, qui
ont une foi sincère en l'efficacité du régime protecteur.
Partisans de la liberté, défenseurs de la restriction, nous sommes tous réduits à nous servir de ces expressions cherté, bon marché. Les premiers se déclarent pour le bon marché, ayant en vue l'intérêt du consommateur; les seconds se prononcent pour la cherté, se préoccupant surtout du producteur. D'autres interviennent disant: Producteur et consommateur ne font qu'un; ce qui laisse parfaitement indécise la question de savoir si la loi doit poursuivre le bon marché ou la cherté.
Au milieu de ce conflit, il semble qu'il n'y
a, pour la loi, qu'un parti à prendre, c'est de laisser les prix
s'établir naturellement. Mais alors on rencontre les ennemis acharnés du
laissez faire. Ils veulent absolument que la loi agisse, même sans savoir dans quel sens elle doit agir. Cependant ce
serait à celui qui veut faire servir la loi à provoquer une cherté
artificielle ou un bon marché hors de nature, à exposer et faire
prévaloir le motif de sa préférence. L'onus probandi
lui incombe exclusivement. D'où il suit que la liberté est toujours
censée bonne jusqu'à preuve contraire, car laisser les prix s'établir
naturellement, c'est la liberté.
Mais les rôles sont changés. Les partisans
de la cherté ont fait triompher leur système, et c'est aux défenseurs
des prix naturels à prouver la bonté du leur. De part et d'autre on
argumente avec deux mots. Il est donc bien essentiel de savoir ce que
ces deux mots contiennent.
Disons d'abord qu'il s'est produit une série de faits propres à déconcerter les champions des deux camps.
Pour engendrer la cherté,
les restrictionistes ont obtenu des droits protecteurs, et un bon
marché, pour eux inexplicable, est venu tromper leurs espérances.
Pour arriver au bon marché, les libres
échangistes ont quelquefois fait prévaloir la liberté, et à leur grand
étonnement, c'est l'élévation des prix qui s'en est suivie.
Exemple: En France, pour favoriser
l'agriculture, on a frappé la laine étrangère d'un droit de 22 p. 100,
et il est arrivé que la laine nationale s'est vendue à plus vil prix
après la mesure qu'avant.
En Angleterre, pour soulager le
consommateur, on a dégrévé et finalement affranchi la laine étrangère,
et il est advenu que celle du pays s'est vendue plus cher que jamais.
Et ce n'est pas là un fait isolé, car le
prix de la laine n'a pas une nature qui lui soit propre et le dérobe à
la loi générale qui gouverne les prix. Ce même fait s'est reproduit dans
toutes les circonstances analogues. Contre toute attente, la protection
a amené plutôt la baisse, la concurrence plutôt la hausse des produits.
Alors la confusion dans le débat a été à son comble, les protectionnistes disant à leurs adversaires: «Ce bon marché
que vous nous vantez tant, c'est notre système qui le réalise.» Et
ceux-ci répondant: «Cette cherté que vous trouviez si utile, c'est la
liberté qui la provoque1.»
Ne serait-ce pas plaisant de voir ainsi le bon marché devenir le mot d'ordre à la rue Hauteville, et la cherté à la rue Choiseul?
Évidemment, il y a en tout ceci une méprise, une illusion qu'il faut détruire. C'est ce que je vais essayer de faire.
Supposons deux nations isolées, chacune
composée d'un million d'habitants. Admettons que toutes choses égales
d'ailleurs, il y ait chez l'une juste une fois plus de toutes sortes de
choses que chez l'autre, le double de blé, de viande, de fer, de
meubles, de combustible, de livres, de vêtements, etc.
On conviendra que la première sera le double plus riche.
Cependant il n'y a aucune raison pour affirmer que les prix absolus
différeront chez ces deux peuples. Peut être même seront-ils plus
élevés chez le plus riche. Il se peut qu'aux États-Unis tout soit
nominalement plus cher qu'en Pologne, et que
les hommes y soient néanmoins mieux pourvus de toutes choses; par où
l'on voit que ce n'est pas le prix absolu des produits, mais leur
abondance, qui fait la richesse. Lors donc qu'on veut juger
comparativement la restriction et la liberté, il ne faut pas se demander
laquelle des deux engendre le bon marché ou la cherté, mais laquelle
des deux amène l'abondance ou la disette.
Car, remarquez ceci: les produits
s'échangeant les uns contre les autres, une rareté relative de tout et
une abondance relative de tout laissent exactement au même point le prix
absolu des choses, mais non la condition des hommes.
Pénétrons un peu plus avant dans le sujet.
Quand on a vu les aggravations et les
diminutions de droits produire des effets si opposés à ceux qu'on en
attendait, la dépréciation suivre souvent la taxe et le renchérissement
accompagner quelquefois la franchise, il a bien fallu que l'économie
politique cherchât l'explication d'un phénomène qui bouleversait les
idées reçues; car, on a beau dire, la science, si elle est digne de ce
nom, n'est que la fidèle exposition et la juste explication des faits.
Or, celui que nous signalons ici s'explique fort bien par une circonstance qu'il ne faut jamais perdre de vue.
C'est que la cherté a deux causes, et non une.
Il en est de même du bon marché1.
C'est un des points les mieux acquis à
l'économie politique, que le prix est déterminé par l'état de l'Offre
comparé à celui de la Demande.
Il y a donc deux termes qui affectent le
prix: l'Offre et la Demande. Ces termes sont essentiellement variables.
Ils peuvent se combiner dans le même sens, en sens opposé et dans des
proportions infinies. De là des combinaisons de prix inépuisables.
Le prix hausse, soit parce que l'Offre diminue, soit parce que la Demande augmente.
Il baisse, soit que l'Offre augmente ou que la Demande diminue.
De là deux natures de cherté et deux natures de bon marché;
Il y a la cherté de mauvaise nature, c'est celle qui provient de la diminution de l'Offre; car celle-là implique rareté, implique privation (telle est celle qui s'est fait ressentir
cette année sur le blé): il y a la cherté de
bonne nature, c'est celle qui résulte d'un accroissement de demande; car
celle-ci suppose le développement de la richesse générale.
De même, il y a un bon marché désirable, c'est celui qui a sa source dans l'abondance; et un bon marché funeste, celui qui a pour cause l'abandon de la demande, la ruine de la clientèle.
Maintenant, veuillez remarquer ceci: la
restriction tend à provoquer à la fois et celle de ces deux chertés et
celui de ces deux bons marchés qui sont de mauvaise nature: la mauvaise
cherté, en ce qu'elle diminue l'Offre, c'est même son but avoué, et le
mauvais bon marché, en ce qu'elle diminue aussi la Demande, puisqu'elle
donne une fausse direction aux capitaux et au travail, et accable la
clientèle de taxes et d'entraves.
En sorte que, quant au prix,
ces deux tendances se neutralisent; et voilà pourquoi ce système,
restreignant la Demande en même temps que l'Offre, ne réalise pas même,
en définitive, cette cherté qui est son objet.
Mais, relativement à la condition du peuple, elles ne se neutralisent pas; elles concourent au contraire à l'empirer.
L'effet de la liberté est justement opposé.
Dans son résultat général, il se peut qu'elle ne réalise pas non plus le
bon marché qu'elle promettait; car elle a aussi deux tendances, l'une
vers le bon marché désirable par l'extension de l'Offre ou l'abondance,
l'autre vers la cherté appréciable par le développement de la Demande ou
de la richesse générale. Ces deux tendances se neutralisent en ce qui
concerne les prix absolus; mais elles concourent en ce qui touche l'amélioration du sort des hommes.
En un mot, sous le régime restrictif, et en
tant qu'il agit, les hommes reculent vers un état de choses où tout
s'affaiblit, Offre et Demande; sous le régime de la liberté, ils
progressent vers un état de choses où elles se développent
d'un pas égal, sans que le prix absolu des choses doive être
nécessairement affecté. Ce prix n'est pas un bon criterium de la
richesse. Il peut fort bien rester le même, soit que la société tombe
dans la misère la plus abjecte, soit qu'elle s'avance vers une grande
prospérité.
Qu'il nous soit permis de faire en peu de mots l'application de cette doctrine.
Un cultivateur du Midi croit tenir le Pérou
parce qu'il est protégé par des droits contre la rivalité extérieure. Il
est pauvre comme Job, n'importe; il n'en suppose pas moins que la
protection l'enrichira tôt ou tard. Dans ces circonstances, si on lui
pose, comme le fait le comité Odier, la question en ces termes:
«Voulez-vous, oui ou non, être assujetti à la concurrence étrangère?» son premier mouvement est de répondre: «Non.»—Et le comité Odier donne fièrement un grand éclat à cette réponse.
Cependant il faut aller un peu plus au fond
des choses. Sans doute, la concurrence étrangère, et même la concurrence
en général, est toujours importune; et si une profession pouvait s'en
affranchir seule, elle ferait pendant quelque temps de bonnes affaires.
Mais la protection n'est pas une faveur
isolée, c'est un système. Si elle tend à produire, au profit de ce
cultivateur, la rareté du blé et de la viande, elle tend aussi à
produire, au profit d'autres industriels, la rareté du fer, du drap, du
combustible, des outils, etc., soit la rareté en toutes choses.
Or, si la rareté du blé agit dans le sens de
son enchérissement, par la diminution de l'Offre, la rareté de tous les
autres objets contre lesquels le blé s'échange agit dans le sens de la
dépréciation du blé par la diminution de la Demande; en sorte qu'il
n'est nullement certain qu'en définitive le blé soit d'un centime plus
cher que sous le régime de
la liberté. Il n'y a de certain que ceci: que, comme il y a moins de
toutes choses dans le pays, chacun doit être moins bien pourvu de toutes
choses.
Le cultivateur devrait bien se demander s'il
ne vaudrait pas mieux pour lui qu'il entrât du dehors un peu de blé et
de bétail, mais que, d'un autre côté, il fῦt entouré d'une population
aisée, habile à consommer et à payer toutes sortes de produits
agricoles.
Il y a tel département où les hommes sont
couverts de haillons, habitent des masures, se nourrissent de
châtaignes. Comment voulez-vous que l'agriculture y soit florissante?
Que faire produire à la terre avec l'espoir fondé d'une juste
rémunération? De la viande? On n'en mange pas. Du lait? On ne boit que
l'eau des fontaines. Du beurre? C'est du luxe. De la laine? On s'en
passe le plus possible. Pense-t-on que tous les objets de consommation
puissent être ainsi délaissés par les masses, sans que cet abandon
agisse sur les prix dans le sens de la baisse, en même temps que la
protection agit dans le sens de la hausse?
Ce que nous disons d'un cultivateur, nous
pouvons le dire d'un manufacturier. Les fabricants de draps assurent que
la concurrence extérieure avilira les prix par l'accroissement de
l'Offre. Soit; mais ces prix ne se relèveront-ils pas par
l'accroissement de la Demande? La consommation du drap est-elle une
quantité fixe, invariable? Chacun en est-il aussi bien pourvu qu'il
pourrait et devrait l'être? et si la richesse générale se développait
par l'abolition de toutes ces taxes et de toutes ces entraves, le
premier usage qu'en ferait la population ne serait-il pas de se mieux
vêtir?
La question, l'éternelle question, n'est
donc pas de savoir si la protection favorise telle ou telle branche
spéciale d'industrie, mais si, tout compensé, tout calcul fait, la
restriction est, par sa nature, plus productive que la liberté.
Or, personne n'ose le soutenir. C'est même ce qui explique
cet aveu qu'on nous fait sans cesse: «Vous avez raison en principe.»
S'il en est ainsi, si la restriction ne fait
du bien à chaque industrie spéciale qu'en faisant un plus grand mal à
la richesse générale, comprenons donc que le prix lui-même, à ne
considérer que lui, exprime un rapport entre chaque industrie spéciale
et l'industrie générale, entre l'Offre et la Demande, et que, d'après
ces prémisses, ce prix rémunérateur, objet de la protection, est plus contrarié que favorisé par elle1.
Complément.
Sous ce titre, cherté et bon marché, nous avons publié un article qui nous a valu les deux lettres suivantes. Nous les faisons suivre de la réponse.
Monsieur Le Rédacteur,
Vous bouleversez toutes mes idées. Je
faisais de la propagande au profit du libre-échange et trouvais si
commode de mettre en avant le bon marché!
J'allais partout disant: «Avec la liberté, le pain, la viande, le drap,
le linge, le fer, le combustible, vont baisser de prix.» Cela déplaisait
à ceux qui en vendent, mais faisait plaisir à ceux qui en achètent.
Aujourd'hui vous mettez en doute que le résultat du libre-échange soit
le bon marché. Mais alors à quoi servira-t-il?
Que gagnera le peuple, si la concurrence étrangère, qui peut le
froisser dans ses ventes, ne le favorise pas dans ses achats?
Monsieur Le Libre-Échangiste,
Permettez-nous de vous dire que vous n'avez
lu qu'a demi l'article qui a provoqué votre lettre. Nous avons dit que
le libre-échange agissait exactement comme les routes, les canaux, les
chemins de fer, comme tout ce qui facilite les communications,
comme tout ce qui détruit des obstacles. Sa première tendance est
d'augmenter l'abondance de l'article affranchi, et par conséquent d'en
baisser le prix. Mais en augmentant en même temps l'abondance de toutes
les choses coutre lesquelles cet article s'échange, il en accroît la demande,
et le prix se relève par cet autre côté. Vous nous demandez ce que
gagnera le peuple? Supposez qu'il a une balance à plusieurs plateaux,
dans chacun desquels il a, pour son usage, une certaine quantité des
objets que vous avez énumérés. Si l'on ajoute un peu de blé dans un
plateau, il tendra à s'abaisser; mais si l'on ajoute un peu de drap, un
peu de fer, un peu de combustible aux autres bassins, l'équilibre sera
maintenu. A ne regarder que le fléau, il n'y aura rien de changé. A
regarder le peuple, on le verra mieux mourri, mieux vêtu et mieux
chauffé.
Monsieur Le Rédacteur,
Je suis fabricant de drap et protectionniste. J'avoue que votre article sur la cherté et le bon marché me fait réfléchir. Il y a là quelque chose de spécieux qui n'aurait besoin que d'ètre bien établi pour opérer une conversion.
Monsieur Le Protectionniste,
Nous disons que vos mesures restrictives ont pour but une chose inique, la cherté artificielle.
Mais nous ne disons pas qu'elles réalisent toujours l'espoir de ceux
qui les provoquent. Il est certain qu'elles infligent au consommateur
tout le mal de la cherté. Il n'est pas certain qu'elles en confèrent le
profit au producteur. Pourquoi? parce que si elles diminuent l'offre, elles diminuent aussi la demande.
Cela prouve qu'il y a dans l'arrangement économique de ce monde une force morale, vis medicatrix, qui fait qu'à la longue l'ambition injuste vient s'aheurter à une déception.
Veuillez remarquer, monsieur, qu'un des
éléments de la prospérité de chaque industrie particulière, c'est la
richesse générale. Le prix d'une maison est
non-seulement en raison de ce qu'elle a coῦté, mais encore en raison du
nombre et de la fortune des locataires. Deux maisons exactement
semblables
ont-elles nécessairement le même prix? Non certes, si l'une est située à Paris et l'autre en Basse-Bretagne. Ne parlons jamais de prix sans tenir compte des milieux,
et sachons bien qu'il n'y a pas de tentative plus vaine que celle de
vouloir fonder la prospérité des fractions sur la ruine du tout. C'est
pourtant là la prétention du régime restrictif.
La concurrence a toujours été et sera
toujours importune à ceux qui la subissent. Aussi voit-on, en tous temps
et en tous lieux, les hommes faire effort pour s'en débarrasser. Nous
connaissons (et vous aussi peut-être) un conseil municipal où les
marchands résidents font aux marchands forains une guerre acharnée.
Leurs projectiles sont des droits d'octroi, de plaçage, d'étalage, de
péage, etc., etc.
Or, considérez ce qui serait advenu de Paris, par exemple, si cette guerre s'y était faite avec succès.
Supposez que le premier cordonnier qui s'y
est établi eῦt réussi à évincer tous les autres; que le premier
tailleur, le premier maçon, le premier imprimeur, le premier horloger,
le premier coiffeur, le premier médecin, le premier boulanger, eussent
été aussi heureux. Paris serait encore aujourd'hui un village de 12 à
1,500 habitants.—Il n'en a pas été ainsi. Chacun (sauf ceux que vous
éloignez encore) est venu exploiter ce marché, et c'est justement ce qui
l'a agrandi. Ce n'a été qu'une longue suite de froissements pour les
ennemis de la concurrence; et de froissements en froissements, Paris est
devenu une ville d'un million d'habitants. La richesse générale y a
gagné, sans doute; mais la richesse particulière des cordonniers et des
tailleurs y a-t-elle perdu? Pour vous, voilà la question. A mesure que
les concurrents arrivaient, vous auriez dit: le prix des bottes va
baisser. Et en a-t-il été ainsi? Non; car si l'offre a augmenté, la demande a augmenté aussi.
Il en sera ainsi du drap, monsieur;
laissez-le entrer. Vous aurez plus de concurrents, c'est vrai; mais
aussi vous aurez plus de clientèle, et surtout une clientèle plus riche.
Hé quoi! n'y avez-vous jamais songé en voyant les neuf dixièmes de vos
compatriotes privés pendant l'hiver de ce drap que vous fabriquez si
bien?
C'est une leçon bien longue à apprendre que celle-ci: Voulez-vous prospérer? laissez prospérer votre clientèle.
Mais quand elle sera sue, chacun cherchera
son bien dans le bien général. Alors, les jalousies d'individu à
individu, de ville à ville, de province à province, de nation à nation,
ne troubleront plus le monde.
VI.—: AUX ARTISANS ET AUX OUVRIERS1.
Plusieurs journaux m'ont attaqué devant vous. Ne voudrez-vous pas lire ma défense?
Je ne suis pas défiant. Quand un homme écrit ou parle, je crois qu'il pense ce qu'il dit.
Pourtant, j'ai beau lire et relire les journaux auxquels je réponds, il me semble y découvrir de tristes tendances.
De quoi s'agissait-il? de rechercher ce qui vous est le plus favorable, la restriction ou la liberté.
Je crois que c'est la liberté,—ils croient que c'est la restriction;—à chacun de prouver sa thèse.
Est-il nécessaire d'insinuer que nous sommes les agents de l'Angleterre, du Midi, du Gouvernement?
Voyez combien la récrimination, sur ce terrain, nous serait facile.
Nous sommes, disent-ils, agents des Anglais, parce que quelques-uns d'entre nous se sont servis des mots meeting, free-trader!
Et ne se servent-ils pas des mots drawback, budget?
Nous imitons Cobden et la démocratie anglaise!
Et eux, ne parodient-ils pas Bentinck et l'aristocratie britannique?
Nous empruntons à la perfide Albion la doctrine de la liberté!
Et eux, ne lui empruntent-ils pas les arguties de la protection?
Nous suivons l'impulsion de Bordeaux et du Midi!
Et eux, ne servent-ils pas la cupidité de Lille et du Nord?
Nous favorisons les secrets desseins du ministère, qui veut détourner l'attention de sa politique!
Et eux, ne favorisent-ils pas les vues de la
liste civile, qui gagne, par le régime protecteur, plus que qui que ce
soit au monde?
Vous voyez donc bien que, si nous ne méprisions cette guerre de dénigrement, les armes ne nous manqueraient pas,
Mais ce n'est pas ce dont il s'agit.
La question, et je ne la perdrai pas de vue, est celle-ci: Qu'est-ce qui vaut mieux pour les classes laborieuses, être libres, ou n'être pas libres d'acheter au dehors?
Ouvriers, on vous dit: «Si vous êtes libres
d'acheter au «dehors ce que vous faites maintenant vous-mêmes, vous ne
le ferez plus; vous serez sans travail, sans salaire et sans pain; c'est
donc pour votre bien qu'on restreint votre liberté.»
Cette objection revient sous toutes les
formes. On dit, par exemple: «Si nous nous habillons avec du drap
anglais, si nous faisons nos charrues avec du fer anglais, si nous
coupons notre pain avec des couteaux anglais, si nous essuyons nos mains
dans des serviettes anglaises, que deviendront les ouvriers français,
que deviendra le travail national?»
Dites-moi, ouvriers, si un homme se tenait
sur le port de Boulogne, et qu'à chaque Anglais qui débarque, il dît:
Voulez-vous me donner ces bottes anglaises, je vous donnerai ce chapeau
français?—Ou bien: Voulez-vous me céder ce cheval anglais, je vous
céderai ce tilbury français?
—Ou bien: Vous plaît-il d'échanger cette machine de Birmingham contre
cette pendule de Paris?—Ou encore: Vous arrange-t-il de troquer cette
houille de Newcastle contre ce vin de Champagne?—Je vous le demande, en
supposant que notre homme mît quelque discernement dans ses
propositions, peut-on dire que notre travail national, pris en masse, en serait affecté?
Le serait-il davantage quand il y aurait
vingt de ces offreurs de services à Boulogne au lieu d'un, quand il se
ferait un million de trocs au lieu de quatre, et quand on ferait
intervenir les négociants et la monnaie pour les faciliter et les
multiplier à l'infini?
Or, qu'un pays achète à l'autre en gros pour
revendre en détail, ou en détail pour revendre en gros, si on suit la
chose jusqu'au bout, on trouvera toujours que le commerce n'est qu'un ensemble de trocs pour trocs, produits contre produits, services pour services. Si donc un troc ne nuit pas au travail national, puisqu'il implique autant de travail national donné que de travail étranger reçu, cent mille millions de trocs ne lui nuiront pas davantage.
Mais où sera le profit? direz-vous.—Le
profit est de faire le meilleur emploi des ressources de chaque pays, de
manière à ce qu'une même somme de travail donne partout plus de
satisfaction et de bien-être.
Il y en a qui emploient envers vous une
singulière tactique. Ils commencent par convenir de la supériorité du
système libre sur le système prohibitif, sans doute pour n'avoir pas à
se défendre sur ce terrain.
Ensuite, ils font observer que, dans le passage d'un système à l'autre, il y aura quelque déplacement de travail.
Puis, ils s'étendent sur les souffrances que doit entraîner, selon eux, ce déplacement.
Ils les exagèrent, ils les grossissent, ils en font le sujet principal
de la question, ils les présentent comme le résultat exclusif et
définitif de la réforme,
et s'efforcent ainsi de vous enrôler sous le drapeau du monopole.
C'est du reste une tactique qui a été mise
au service de tous les abus; et je dois avouer naïvement une chose,
c'est qu'elle embarrasse toujours les amis des réformes même les plus
utiles au peuple.—Vous allez comprendre pourquoi.
Quand un abus existe, tout s'arrange là-dessus.
Des existences s'y rattachent, d'autres à celles-là, et puis d'autres encore, et cela forme un grand édifice.
Y voulez-vous porter la main? Chacun se
récrie et—remarquez bien ceci—les criards paraissent toujours, au
premier coup d'œil, avoir raison, parce qu'il est plus facile de montrer
le dérangement, qui doit accompagner la réforme, que l'arrangement qui
doit la suivre.
Les partisans de l'abus citent des faits
particuliers; ils nomment les personnes et leurs fournisseurs et leurs
ouvriers qui vont être froissés,—tandis que le pauvre diable de
réformateur ne peut s'en référer qu'au bien général qui doit se répandre insensiblement dans les masses.—Cela ne fait pas, à beaucoup près, autant d'effet.
Ainsi, est-il question d'abolir
l'esclavage?—«Malheureux! dit-on aux noirs, qui va désormais vous
nourrir? Le commandeur distribue des coups de fouet, mais il distribue
aussi le manioc.»
Et l'esclave regrette sa chaîne, car il se demande: D'où me viendra le manioc?
Il ne voit pas que ce n'est pas le commandeur qui le nourrit, mais son propre travail, lequel nourrit aussi le commandeur.
Quand, en Espagne, on réforma les couvents,
on disait aux mendiants: «Où trouverez-vous le potage et la bure? Le
prieur est votre Providence. N'est-il pas bien commode de s'adresser à
lui?»
Et les mendiants de dire: C'est vrai. Si le prieur s'en
«va, nous voyons bien ce que nous perdons, mais nous ne voyons pas ce qui nous viendra à la place.»
Ils ne prenaient pas garde que si les
couvents faisaient des aumônes, ils en vivaient; en sorte que le peuple
avait plus à leur donner qu'à en recevoir.
De même, ouvriers, le monopole vous met à
tous imperceptiblement des taxes sur les épaules, et puis, avec le
produit de ces taxes, il vous fait travailler.
Et vos faux amis vous disent: S'il n'y avait pas de monopole, qui vous ferait travailler?
Et vous répondez: C'est vrai, c'est vrai. Le
travail que nous procurent les monopoleurs est certain. Les promesses
de la liberté sont incertaines.
Car vous ne voyez pas qu'on vous soutire de
l'argent d'abord, et qu'ensuite on vous rend une partie de cet argent
contre votre travail.
Vous demandez qui vous fera travailler? Eh,
morbleu! vous vous donnerez du travail les uns aux autres! Avec l'argent
qu'on ne vous prendra plus, le cordonnier se vêtira mieux et fera
travailler le tailleur. Le tailleur renouvellera plus souvent sa
chaussure et fera travailler le cordonnier. Et ainsi de suite pour tous
les états.
On dit qu'avec la liberté il y aura moins d'ouvriers aux mines et aux filatures.
Je ne le crois pas. Mais si cela arrive, c'est nécessairement qu'il y en aura plus travaillant librement en chambre et au soleil.
Car si ces mines et ces filatures ne se soutiennent, comme on le dit, qu'à l'aide de taxes mises à leur profit sur tout le monde, une fois ces taxes abolies, tout-le monde en sera plus aisé, et c'est l'aisance de tous qui alimente le travail de chacun.
Pardonnez-moi si je m'arrête encore sur cette démonstration. Je voudrais tant vous voir du côté de la liberté!
En France, les capitaux engagés dans
l'industrie donnent, je suppose, 5 p. 100 de profit.—Mais voici Mondor
qui a dans une usine 100,000 fr. qui lui laissent 5 p. 100 de perte.—De
la perte au gain, la différence est 10,000 fr.—Que fait-on?—Tout
chattement, on répartit entre vous un petit impôt de 10,000 fr. qu'on
donne à Mondor; vous ne vous en apercevez pas, car la chose est fort
habilement déguisée. Ce n'est pas le percepteur qui vient vous demander
votre part de l'impôt; mais vous le payez à Mondor, maître de forges,
chaque fois que vous achetez vos haches, vos truelles et vos
rabots.—Ensuite on vous dit: Si vous ne payez pas cet impôt, Mondor ne
fera plus travailler; ses ouvriers, Jean et Jacques, seront sans
ouvrage. Corbleu! si on vous remettait l'impôt, ne feriez-vous pas
travailler vous-mêmes, et pour votre compte encore?
Et puis, soyez tranquilles, quand il n'aura
plus ce doux oreiller du supplément de prix par l'impôt, Mondor
s'ingéniera pour convertir sa perte en bénéfice, et Jean et Jacques ne
seront pas renvoyés. Alors, tout sera profit pour tous.
Vous insisterez peut-être, disant: «Nous
comprenons qu'après la réforme, il y aura en général plus d'ouvrage
qu'avant; mais, en attendant, Jean et Jacques seront sur la rue.»
A quoi je réponds:
- 1° Quand l'ouvrage ne se déplace que pour augmenter, l'homme qui a du cœur et des bras n'est pas longtemps sur la rue;
- 2° Rien n'empêche que l'État ne réserve quelques fonds pour prévenir, dans la transition, des chômages auxquels, quant à moi, je ne crois pas;
- 3° Enfin, si, pour sortir d'une ornière et entrer dans un état meilleur pour tous, et surtout plus juste, il faut absolument braver quelques instants pénibles, les ouvriers sont prêts, ou je les connais mal. Plaise à Dieu qu'il en soit de même des entrepreneurs!
Eh quoi! parce que vous êtes ouvriers,
n'êtes-vous pas intelligents et moraux? Il semble que vos prétendus amis
l'oublient. N'est-il pas surprenant qu'ils traitent devant vous une
telle question, parlant de salaires et d'intérêts, sans prononcer
seulement le mot justice? Ils savent pourtant bien que la restriction est injuste?
Pourquoi donc n'ont-ils pas le courage de vous en prévenir et de vous
dire: «Ouvriers, une iniquité prévaut dans le pays, mais elle vous
profite, il faut la soutenir.» —Pourquoi? parce qu'ils savent que vous
répondriez: Non.
Mais il n'est pas vrai que cette iniquité vous profite. Prêtez-moi encore quelques moments d'attention, et jugez vous-mêmes.
Que protége-t-on en France? Des choses qui
se font par de gros entrepreneurs dans de grosses usines, le fer, la
houille, le drap, les tissus, et l'on vous dit que c'est, non dans
l'intérêt des entrepreneurs, mais dans le vôtre et pour vous assurer du
travail.
Cependant toutes les fois que le travail étranger
se présente sur notre marché sous une forme telle qu'il puisse vous
nuire, mais qu'il serve les gros entrepreneurs, ne le laisse-t-on pas
entrer?
N'y a-t-il pas à Paris trente mille
Allemands qui font des habits et des souliers? Pourquoi les laisse-t-on
s'établir à vos côtés, quand on repousse le drap? Parce que le drap se
fait dans de grandes usines appartenant à des fabricants législateurs.
Mais les habits se font en chambre par des ouvriers. Pour convertir la
laine en drap, ces messieurs ne veulent pas de concurrence, parce que
c'est leur métier; mais, pour convertir le drap en habits, ils
l'admettent fort bien, parce que c'est le vôtre.
Quand on a fait des chemins de fer, on a repoussé les
rails anglais, mais on a fait venir des ouvriers anglais. Pourquoi? Eh!
c'est tout simple: parce que les rails anglais font concurrence aux
grandes usines, et que les bras anglais ne font concurrence qu'à vos
bras.
Nous ne demandons pas, nous, qu'on repousse
les tailleurs allemands et les terrassiers anglais. Nous demandons qu'on
laisse entrer les draps et les rails. Nous demandons justice pour tous,
égalité devant la loi pour tous!
C'est une dérision que de venir nous dire
que la restriction douanière a en vue votre avantage. Tailleurs,
cordonniers, charpentiers, menuisiers, maçons, forgerons, marchands,
épiciers, horlogers, bouchers, boulangers, tapissiers, modistes, je vous
mets au défi de me citer une seule manière dont la restriction vous
profite et, quand vous voudrez, je vous en citerai quatre par où elle
vous nuit.
Et après tout, cette abnégation que vos journaux attribuent aux monopoleurs, voyez combien elle est vraisemblable.
Je crois qu'on peut appeler taux naturel des salaires celui qui s'établirait naturellement
sous le régime de la liberté. Lors donc qu'on vous dit que la
restriction vous profite, c'est comme si on vous disait qu'elle ajoute
un excédant à vos salaires naturels. Or, un excédant extra-naturel de salaires doit être pris quelque part; il ne tombe pas de la lune, et il doit être pris sur ceux qui le payent.
Vous êtes donc conduits à cette conclusion
que, selon vos prétendus amis, le régime protecteur a été créé et mis au
monde pour que les capitalistes fussent sacrifiés aux ouvriers.
Dites, cela est-il probable?
Où est donc votre place à la chambre des
pairs? Quand est-ce que vous avez siégé au Palais-Bourbon? Qui vous a
consultés? D'où vous est venue cette idée d'établir le régime
protecteur?
Je vous entends me répondre: Ce n'est pas
nous qui l'avons établi. Hélas! nous ne sommes ni pairs ni députés, ni
conseillers d'État. Ce sont les capitalistes qui ont fait la chose.
Par le grand Dieu du ciel! ils étaient donc
bien disposés ce jour-là! Quoi! les capitalistes ont fait la loi; ils
ont établi le régime prohibitif, et cela pour que vous, ouvriers,
fissiez des profits à leurs dépens!
Mais voici qui est plus étrange encore.
Comment se fait-il que vos prétendus amis,
qui vous parlent aujourd'hui de la bonté, de la générosité, de
l'abnégation des capitalistes, vous plaignent sans cesse de ne pas jouir
de vos droits politiques? A leur point de vue, qu'en pourriez-vous
faire?—Les capitalistes ont le monopole de la législation; c'est vrai.
Gràce à ce monopole, ils se sont adjugé le monopole du fer, du drap, de
la toile, de la houille, du bois, de la viande, c'est encore vrai. Mais
voici vos prétendus amis qui disent qu'en agissant ainsi, les
capitalistes se sont dépouillés sans y être obligés, pour vous enrichir
sans que vous y eussiez droit! Assurément, si vous étiez électeurs et
députés, vous ne feriez pas mieux vos affaires; vous ne les feriez même
pas si bien.
Si l'organisation industrielle qui nous
régit est faite dans votre intérêt, c'est donc une perfidie de réclamer
pour vous des droits politiques; car ces démocrates d'un nouveau genre
ne sortiront jamais de ce dilemme: la loi, faite par la bourgeoisie,
vous donne plus ou vous donne moins que vos salaires naturels. Si elle vous donne moins, ils vous trompent en vous invitant à la soutenir. Si elle vous donne plus,
ils vous trompent encore en vous engageant à réclamer des droits
politiques, alors que la bourgeoisie vous fait des sacrifices que, dans
votre honnêteté, vous n'oseriez pas voter.
Ouvriers, à Dieu ne plaise que cet écrit ait pour effet de
jeter dans vos cœurs des germes d'irritation contre les classes riches! Si des intérêts mal entendus ou sincèrement alarmés soutiennent encore le monopole, n'oublions pas qu'il a sa racine dans des erreurs
qui sont communes aux capitalistes et aux ouvriers. Loin donc de les
exciter les uns contre les autres, travaillons à les rapprocher. Et pour
cela que faut-il faire? S'il est vrai que les naturelles tendances
sociales concourent à effacer l'inégalité parmi les hommes, il ne faut
que laisser agir ces tendances, éloigner les obstructions artificielles
qui en suspendent l'effet, et laisser les relations des classes diverses
s'établir sur le principe de la JUSTICE qui se confond, du moins dans
mon esprit, avec le principe de la liberté1.
VII.—: CONTE CHINOIS.
On crie à la cupidité, à l'égoïsme du siècle!
Pour moi, je vois que le monde, Paris surtout, est peuplé de Décius.
Ouvrez les mille volumes, les mille
journaux, les mille feuilletons que les presses parisiennes vomissent
tous les jours sur le pays; tout cela n'est-il pas l'œuvre de petits
saints?
Quelle verve dans la peinture des vices du
temps! Quelle tendresse touchante pour les masses! Avec quelle
libéralité on invite les riches à partager avec les pauvres, sinon les
pauvres à partager avec les riches! Que de plans de réformes sociales,
d'améliorations sociales, d'organisations sociales! Est-il si mince
écrivain qui ne se dévoue au bienêtre des classes laborieuses? Il ne
s'agit que de leur avancer quelques écus pour leur procurer le loisir de
se livrer à leurs élucubrations humanitaires.
Et l'on parle ensuite de l'égoïsme, de l'individualisme de notre époque!
Il n'y a rien qu'on n'ait la prétention de faire servir au bien-être et à la moralisation du peuple, rien, pas même la Douane.—Vous
croyez peut-être que c'est une machine à impôt, comme l'octroi, comme
le péage au bout du pont? Point du tout. C'est une institution
essentiellement civilisatrice, fraternitaire et égalitaire. Que
voulez-vous? c'est la mode. Il faut mettre ou affecter de mettre du
sentiment, du sentimentalisme partout, jusque dans la guérite du qu'as tu là?
Mais, pour réaliser ces aspirations philanthropiques, la douane, il faut l'avouer, a de singuliers procédés.
Elle met sur pied une armée de directeurs,
sous-directeurs, inspecteurs, sous-inspecteurs, contrôleurs,
vérificateurs, receveurs, chefs, sous-chefs, commis, surnuméraires,
aspirants-surnuméraires et aspirants à l'aspirance, sans compter le service actif, et tout cela pour arriver à exercer sur l'industrie du peuple cette action négative qui se résume par le mot empêcher.
Remarquez que je ne dis pas taxer, mais bien réellement empêcher.
Et empêcher non
des actes réprouvés par les mœurs ou contraires à l'ordre public, mais
des transactions innocentes et même favorables, on en convient, à la
paix et à l'union des peuples.
Cependant l'humanité est si flexible et si souple que, de manière ou d'autre, elle surmonte toujours les empêchements. C'est l'affaire d'un surcroît de travail.
Empêche-t-on un peuple de tirer sés aliments
du dehors, il les produit au dedans. C'est plus pénible, mais il faut
vivre. L'empêche-t-on de traverser la vallée, il franchit les pics.
C'est plus long, mais il faut arriver.
Voilà qui est triste, mais voici qui est plaisant. Quand la
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loi a créé ainsi une certaine somme d'obstacles, et que, pour les
vaincre, l'humanité a détourné une somme correspondante de travail, vous
n'êtes plus admis à demander la réforme de la loi; car si vous montrez
l'obstacle, on vous montre le travail qu'il occasionne, et si vous dites: Ce n'est pas là du travail créé, mais détourné, on vous répond comme l'Esprit public:—«L'appauvrissement seul est certain et immédiat; quant à l'enrichissement, il est plus qu'hypothétique.»
Ceci me rappelle une histoire chinoise que je vais vous conter.
Il y avait en Chine deux grandes villes: Tchin et Tchan.
Un magnifique canal les unissait. L'empereur jugea à propos d'y faire
jeter d'énormes quartiers de roche pour le mettre hors de service.
Ce que voyant, Kouang, son premier mandarin, lui dit:
—Fils du Ciel, vous faites une faute.
A quoi l'empereur répondit:
—Kouang, vous dites une sottise.
Je ne rapporte ici, bien entendu, que la substance du dialogue.
Au bout de trois lunes, le céleste empereur fit venir le mandarin et lui dit:
—Kouang, regardez.
Et Kouang, ouvrant les yeux, regarda.
Et il vit, à une certaine distance du canal, une multitude d'hommes travaillant.
Les uns faisaient des déblais, les autres des remblais, ceux-ci
nivelaient, ceux-là pavaient, et le mandarin, qui était fort lettré,
pensa en lui-même: Ils font une route.
Au bout de trois autres lunes, l'empereur, ayant appelé Kouang, lui dit:
—Regardez.
Et Kouang regarda.
Et il vit que la route était faite, et il
remarqua que le long du chemin, de distance en distance, s'élevaient des
hôtelleries. Une cohue de piétons, de chars, de palanquins allaient et
venaient, et d'innombrables Chinois, accablés par la fatigue, portaient
et reportaient de lourds fardeaux de Tchin à Tchan et de Tchan à Tchin.—Et
Kouang se dit: C'est la destruction du canal qui donne du travail à ces
pauvres gens. Mais l'idée ne lui vint pas que ce travail était détourné d'autres emplois.
Et trois lunes se passèrent, et l'empereur dit à Kouang:
—Regardez.
Et Kouang regarda.
Et il vit que les hôtelleries étaient
toujours pleines de voyageurs, et que ces voyageurs ayant faim, il
s'était groupé autour d'elles des boutiques de bouchers, boulangers,
charcutiers et marchands de nids d'hirondelles.—Et que ces honnêtes
artisans ne pouvant aller nus, il s'était aussi établi des tailleurs,
des cordonniers, des marchands de parasols et d'éventails, et que, comme
on ne couche pas à la belle étoile, même dans le Céleste Empire, des
charpentiers, des maçons et couvreurs étaient accourus. Puis vinrent des
officiers de police, des juges, des fakirs; en un mot, il se forma une
ville avec ses faubourgs autour de chaque hôtellerie.
Et l'empereur dit à Kouang: Que vous en semble?
Et Kouang répondit: Je n'aurais jamais cru
que la destruction d'un canal pῦt créer pour le peuple autant de
travail; car l'idée ne lui vint pas que ce n'était pas du travail créé;
mais détourné; que les voyageurs mangeaient,
lorsqu'ils passaient sur le canal aussi bien que depuis qu'ils étaient
forcés de passer sur la route.
Cependant, au grand étonnement des Chinois, l'empereur mourut et ce fils du Ciel fut mis en terre.
Son successeur manda Kouang, et lui dit: Faites déblayer le canal.
Et Kouang dit au nouvel empereur:
—Fils du Ciel, vous faites une faute.
Et l'empereur répondit:
—Kouang, vous dites une sottise.
Mais Kouang insista et dit: Sire, quel est votre but?
—Mon but, dit l'empereur, est de faciliter la circulation des hommes et des choses entre Tchin et Tchan, de rendre le transport moins dispendieux, afin que le peuple ait du thé et des vêtements à meilleur marché.
Mais Kouang était tout préparé. Il avait reçu la veille quelques numéros du Moniteur industriel,
journal chinois. Sachant bien sa leçon, il demanda la permission de
répondre, et l'ayant obtenue, après avoir frappé du front le parquet par
neuf fois, il dit:
«Sire, vous aspirez à réduire, par la
facilité du transport, le prix des objets de consommation pour les
mettre à la portée du peuple, et pour cela, vous commencez par lui faire
perdre tout le travail que la destruction du canal avait fait naître.
Sire, en économie politique, le bon marché absolu...—L'empereur: Je
crois que vous récitez.—Kouang: C'est vrai: il me sera plus commode de
lire.—Et ayant déployé l'Esprit public, il
lut: En économie politique, le bon marché absolu des objets de
consommation n'est que la question secondaire. Le problème réside dans
l'équilibre du prix du travail avec celui des objets nécessaires à
l'existence. L'abondance du travail est la richesse des nations, et le
meilleur système économique est celui qui leur fournit la plus grande
somme de travail possible. N'allez pas demander s'il vaut mieux payer
une tasse de thé 4 cash ou 8 cash, une chemise 5 taels ou 10 taels. Ce
sont là des puérilités indignes d'un esprit grave. Personne ne conteste
votre proposition. La question est de savoir s'il vaut mieux payer un
objet plus cher et avoir, par l'abondance et le prix du travail, plus de
moyens de
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l'acquérir; ou bien s'il vaut mieux appauvrir les sources du travail,
diminuer la masse de la population nationale, transporter par des chemins qui marchent
les objets de consommation, à meilleur marché, il est vrai, mais en
même temps enlever à une portion de nos travailleurs les possibilités de
les acheter même à ces prix réduits.»
L'empereur n'étant pas bien convaincu, Kouang lui dit: Sire, daignez attendre. J'ai encore le Moniteur industriel à citer.
Mais l'empereur:
—Je n'ai pas besoin de vos journaux chinois pour savoir que créer des obstacles,
c'est appeler le travail de ce côté. Mais ce n'est pas ma mission.
Allez, désobstruez le canal. Ensuite nous réformerons la douane.
Et Kouang s'en alla, s'arrachant la barbe
et criant: O Fô! ô Pê! ô Lî! et tous les dieux monosyllabiques et
circonflexes du Cathay, prenez en pitié votre peuple; car il nous est
venu un empereur de l'école anglaise, et je vois bien qu'avant peu nous manquerons de tout, puisque nous n'aurons plus besoin de rien faire.
VIII.—: POST HOC, ERGO PROPTER HOC1.
Le plus commun et le plus faux des raisonnements.
Des souffrances réelles se manifestent en Angleterre.
Ce fait vient à la suite de deux autres:
- 1° La réforme douanière;
- 1° La perte de deux récoltes consécutives.
A laquelle de ces deux dernières circonstances faut-il attribuer la première?
Les protectionistes ne manquent pas de s'écrier: «C'est
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cette liberté maudite qui fait tout le mal. Elle nous promettait monts
et merveilles, nous l'avons accueillie, et voilà que les fabriques
s'arrêtent et le peuple souffre: Cum hoc, ergo propter hoc.»
La liberté commerciale distribue de la
manière la plus uniforme et la plus équitable les fruits que la
Providence accorde au travail de l'homme. Si ces fruits sont enlevés, en
partie, par un fléau, elle ne préside pas moins à la bonne distribution
de ce qui en reste. Les hommes sont moins bien pourvus, sans doute;
mais faut-il s'en prendre à la liberté ou au fléau?
La liberté agit sur le même principe que
les assurances. Quand un sinistre survient, elle répartit sur un grand
nombre d'hommes, sur un grand nombre d'années, des maux qui, sans elle,
s'accumuleraient sur un peuple et sur un temps. Or, s'est-on jamais
avisé de dire que l'incendie n'est plus un fléau depuis qu'il y a des
assurances?
En 1842, 43 et 44, la réduction des taxes a
commencé en Angleterre. En même temps les récoltes y ont été
très-abondantes, et il est permis de croire que ces deux circonstances
ont concouru à la prospérité inouïe dont ce pays a donné le spectacle
pendant cette période.
En 1845, la récolte a été mauvaise; en 1846, plus mauvaise encore.
Les aliments ont renchéri; le peuple a
dépensé ses ressources pour se nourrir, et restreint ses autres
consommations. Les vêtements ont été moins demandés, les fabriques moins
occupées, et le salaire a manifesté une tendance à la baisse.
Heureusement que, dans cette même année, les barrières restrictives
ayant été de nouveau abaissées, une masse énorme d'aliments a pu
parvenir sur le marché anglais. Sans cette circonstance, il est à peu
près certain qu'en ce moment une révolution terrible ensanglanterait la
Grande-Bretagne.
Et l'on vient accuser la liberté des désastres qu'elle prévient et répare du moins en partie!
Un pauvre lépreux vivait dans la solitude.
Ce qu'il avait touché, nul ne le voulait toucher. Réduit à se suffire à
lui-même, il traînait dans ce monde une misérable existence. Un grand
médecin le guérit. Voilà notre solitaire en pleine possession de la liberté des échanges.
Quelle belle perspective s'ouvrait devant lui! Il se plaisait à
calculer le bon parti que, grâce à ses relations avec les autres hommes,
il pourrait tirer de ses bras vigoureux. Il vint à se les rompre tous
les deux. Hélas! son sort fut plus horrible. Les journalistes de ce
pays, témoins de sa misère, disaient: «Voyez à quoi l'a réduit la
faculté d'échanger! Vraiment, il était moins à plaindre quand il vivait
seul.—Eh! quoi, répondait le médecin, ne tenez-vous aucun compte de ses
deux bras cassés? n'entrent-ils pour rien dans sa triste destinée? Son
malheur est d'avoir perdu les bras, et non point d'être guéri de la
lèpre. Il serait bien plus à plaindre s'il était manchot et lépreux
par-dessus le marché.»
Post hoc, ergo propter hoc; méfiez-vous de ce sophisme.
IX.—: LE VOL A LA PRIME1.
On trouve mon petit livre des SOPHISMES
trop théorique, scientifique, métaphysique. Soit. Essayons du genre
trivial, banal, et, s'il le faut, brutal. Convaincu que le public est dupe à l'endroit de la protection, je le lui ai voulu prouver. Il préfère qu'on le lui crie. Donc vociférons:
Midas, le roi Midas a des oreilles d'âne!
Une explosion de franchise fait mieux souvent que les circonlocutions les plus polies. Vous vous rappelez Oronte
et le mal qu'a le misanthrope, tout misanthrope qu'il est, à le convaincre de sa folie.
- Alceste. On s'expose à jouer un mauvais personnage.
- Oronte. Est-ce que vous voulez me déclarer par là
- Que j'ai tort de vouloir....
- Alceste. Je ne dis pas cela. Mais....
- Oronte. Est-ce que j'écris mal?
- Alceste. Je ne dis pas cela. Mais enfin....
- Oronte. Mais ne puis-je savoir ce que dans mon sonnet?....
- Alceste. Franchement, il est bon à mettre au cabinet.
Franchement, bon public, on te vole. C'est cru, mais c'est clair.
Les mots vol, voler, voleur,
paraîtront de mauvais goῦt à beaucoup de gens. Je leur demanderai comme
Harpagon à Élise: Est-ce le mot ou la chose qui vous fait peur?
«Quiconque a soustrait frauduleusement une chose qui ne lui appartient pas, est coupable de vol.» (C. pén. art. 379.)
Voler: Prendre furtivement ou par force. (Dictionnaire de l'Académie.)
Voleur: Celui qui exige plus qu'il ne lui est dῦ. (Id.)
Or, le monopoleur qui, de par une loi de sa
façon, m'oblige à lui payer 20 fr. ce que je puis avoir ailleurs pour
15, ne me soustrait-il pas frauduleusement 5 fr. qui m'appartiennent?
Ne prend-il pas furtivement ou par force?
N'exige-t-il pas plus qu'il ne lui est dῦ?
Il soustrait, il prend, il exige, dira-t-on; mais non point furtivement ou par force; ce qui caractériserait le vol.
Lorsque nos bulletins de contributions se
trouvent chargés des 5 fr. pour la prime, que soustrait, prend ou exige
le monopoleur, quoi de plus furtif, puisque si peu d'entre nous
s'en doutent? Et pour ceux qui ne sont pas dupes, quoi de plus forcé, puisqu'au premier refus le garnisaire est à nos portes?
Au reste, que les monopoleurs se rassurent. Les vols à la prime ou au tarif,
s'ils blessent l'équité tout aussi bien que le vol à l'américaine, ne
violent pas la loi; ils se commettent, au contraire, de par la loi; ils
n'en sont que pires, mais ils n'ont rien à démêler avec la correctionnelle.
D'ailleurs, bon gré, mal gré, nous sommes tous voleurs et volés en cette affaire. L'auteur de ce volume a beau crier au voleur quand il achète, on peut crier après lui quand il vend1;
s'il diffère de beaucoup de ses compatriotes, c'est seulement en ceci:
il sait qu'il perd au jeu plus qu'il n'y gagne, et eux ne le savent pas;
s'ils le savaient, le jeu cesserait bientôt.
Je ne me vante pas, au surplus, d'avoir le
premier restitué à la chose son vrai nom. Voici plus de soixante ans que
Smith disait:
«Quand des industriels s'assemblent, on
peut s'attendre à ce qu'une conspiration va s'ourdir contre les poches
du public.» Faut-il s'en étonner, puisque le public n'en prend aucun
souci?
Or donc, une assemblée d'industriels délibère officiellement sous le nom de Conseils généraux. Que s'y passe-t-il et qu'y résout-on?
Voici, fort en abrégé, le procès-verbal d'une séance.
«UN ARMATEUR. Notre marine est aux abois
(digression belliqueuse). Cela n'est pas surprenant, je ne saurais
construire sans fer. J'en trouve bien à 10 fr. sur le marché du monde; mais, de par la loi, le maître de forges français me
force à le lui payer 15 fr.: c'est donc 5 fr. qu'il me soustrait. Je demande la liberté d'acheter où bon me semble.
«UN MAITRE DE FORGES. Sur le marché du monde, je trouve à faire opérer des transports à 20 fr.—Législativement, l'armateur en exige 30: c'est donc 10 fr. qu'il me prend. Il me pille, je le pille; tout est pour le mieux.
«Un Homme D'État.
La conclusion de l'armateur est bien imprudente. Oh! cultivons l'union
touchante qui fait notre force; si nous effaçons un iota à la théorie de
la protection, adieu la théorie entière.
«L'ARMATEUR. Mais pour nous la protection a failli: je répète que la marine est aux abois.
«UN MARIN. Eh bien! relevons la surtaxe, et que l'armateur, qui prend 30 au public pour son fret, en prenne 40.
«UN MINISTRE. Le gouvernement poussera jusqu'aux dernières limites le beau mécanisme de la surtaxe; mais je crains que cela ne suffise pas1.
«UN FONCTIONNAIRE. Vous voilà tous bien
empêchés pour peu de chose. N'y á-t-il de salut que dans le tarif, et
oubliez-vous l'impôt? Si le consommateur est bénévole, le contribuable
ne l'est pas moins. Accablons-le de taxes, et que l'armateur soit
satisfait. Je propose 5 fr. de prime, à prendre sur les contributions
publiques, pour être livrés au constructeur pour chaque quintal de fer
qu'il emploiera.
«Voix confuses. Appuyé, appuyé! Un agriculteur: A moi 3 fr. de prime par hectolitre de blé! Un tisserand: A moi 2 fr. de prime par mètre de toile! etc., etc.
«Le Président. Voilà qui est entendu; notre session aura enfanté le système des primes,
et ce sera sa gloire éternelle. Quelle industrie pourra perdre
désormais, puisque nous avons deux moyens si simples de convertir les
pertes en profits: le tarif et la prime? La séance est levée.»
Il faut que quelque vision surnaturelle m'ait montré en songe la prochaine apparition de la prime (qui sait même si je n'en ai pas suggéré la pensée à M. Dupin), lorsqu'il y a quelques mois j'écrivais ces paroles:
«Il me semble évident que la protection
aurait pu, sans changer de nature et d'effets, prendre la forme d'une
taxe directe prélevée par l'État et distribuée en primes indemnitaires
aux industries privilégiées.»
Et après avoir comparé le droit protecteur à la prime:
«J'avoue franchement ma prédilection pour
ce dernier système; il me semble plus juste, plus économique et plus
loyal. Plus juste, parce que si la société veut faire des largesses à
quelques-uns de ses membres, il faut que tous y contribuent; plus
économique, parce qu'il épargnerait beaucoup de frais de perception et
ferait disparaître beaucoup d'entraves; plus loyal enfin, parce que le
public verrait clair dans l'opération et saurait ce qu'on lui fait faire1.»
Puisque l'occasion nous en est si bénévolement offerte, étudions le vol à la prime. Aussi bien, ce qu'on en peut dire s'applique au vol au tarif,
et comme celui-ci est un peu mieux déguisé, le filoutage direct aidera à
comprendre le filoutage indirect. L'esprit procède ainsi du simple au
composé.
Mais quoi! n'y a-t-il pas quelque variété de vol plus simple encore? Si fait, il y a le vol de grand chemin: il ne lui manque que d'être légalisé, monopolisé, ou, comme on dit aujourd'hui, organisé.
Or, voici ce que je lis dans un récit de voyages:
«Quand nous arrivâmes au royaume de A...,
toutes les industries se disaient en souffrance. L'agriculture
gémissait, la fabrique se plaignait, le commerce murmurait, la marine
grognait et le gouvernement ne savait à qui entendre. D'abord, il eut la
pensée de taxer d'importance tous les mécontents, et de leur distribuer
le produit de ces taxes, après s'être fait sa part: c'eῦt été comme,
dans notre chère Espagne, la loterie. Vous êtes mille, l'État vous prend
une piastre à chacun; puis subtilement il escamote 250 piastres, et en
répartit 750, en lots plus ou moins forts, entre les joueurs. Le brave
Hidalgo qui reçoit trois quarts de piastre, oubliant qu'il a donné
piastre entière, ne se possède pas de joie et court dépenser ses quinze
réaux au cabaret. C'eῦt été encore quelque chose comme ce qui se passe
en France. Quoi qu'il en soit, tout barbare qu'était le pays, le
gouvernement ne compta pas assez sur la stupidité des habitants pour
leur faire accepter de si singulières protections, et voici ce qu'il
imagina.
La contrée était sillonnée de routes. Le
gouvernement les fit exactement kilométrer, puis il dit à
l'agriculteur:«Tout ce que tu pourras voler aux passants entre ces deux
bornes est à toi: que cela te serve de prime,
de protection, d'encouragement.» Ensuite, il assigna à chaque
manufacturier, à chaque armateur, une portion de route à exploiter,
selon cette formule:
- Dono tibi et concedo
- Virtutem et puissantiam
- Volandi,
- Pillandi,
- Derobandi,
- Filoutandi,
- Et escroquandi,
- Impunè per totam istam
- Viam.
Or, il est arrivée que les naturels du
royaume de A...sont aujourd'hui si familiarisés avec ce régime, si
habitués à ne tenir compte que de ce qu'ils volent et non de ce qui leur
est volé, si profondément enclins à ne considérer le pillage qu'au
point de vue du pillard, qu'ils regardent comme un profit national la somme de tous les vols particuliers, et refusent de renoncer à un système de protection en dehors duquel, disent-ils, il n'est pas une industrie qui puisse se suffire.»
Vous vous récriez? Il n'est pas possible, dites-vous, que tout un peuple consente à voir un surcroît de richesses dans ce que les habitants se dérobent les uns aux autres.
Et pourquoi pas? Nous avons bien cette conviction en France, et tous les jours nous y organisons et perfectionnons le vol réciproque sous le nom de primes et tarifs protecteurs.
N'exagérons rien toutefois: convenons que, sous le rapport du mode de perception
et quant aux circonstances collatérales, le système du royaume de
A...peut être pire que le nôtre; mais disons aussi que, quant aux
principes et aux effets nécessaires, il n'y a pas un atome de différence
entre toutes ces espèces de vols légalement organisés pour fournir des
suppléments de profits à l'industrie.
Remarquez que si le vol de grand chemin présente quelques inconvénients d'exécution, il a aussi des avantages qu'on ne trouve pas dans le vol au tarif.
Par exemple: on en peut faire une
répartition équitable entre tous les producteurs. Il n'en est pas de
même des droits de douane. Ceux-ci sont impuissants par leur nature
à protéger certaines classes de la société, telles que artisans,
marchands, hommes de lettres, hommes de robe, hommes d'épée, hommes de
peine, etc., etc.
Il est vrai que le vol à la prime se prête aussi à des subdivisions infinies, et, sous ce rapport, il ne le cède pas en perfection au vol de grand chemin;
mais, d'un autre côté, il conduit souvent à des résultats si bizarres,
si jocrisses, que les naturels du royaume de A...s'en pourraient moquer
avec grande raison.
Ce que perd le volé, dans le vol de grand
chemin, est gagné par le voleur. L'objet dérobé reste au moins dans le
pays. Mais, sous l'empire du vol à la prime,
ce que l'impôt soustrait aux Français est conféré souvent aux Chinois,
aux Hottentots, aux Cafres, aux Algonquins, et voici comme:
Une pièce de drap vaut cent francs à Bordeaux. Il est impossible de la vendre au-dessous, sans y perdre. Il est impossible de la vendre au-dessus, la concurrence entre les marchands s'y oppose. Dans ces circonstances, si un Français se présente pour avoir ce drap, il faudra qu'il le paie cent francs,
ou qu'il s'en passe. Mais si c'est un Anglais, alors le gouvernement
intervient et dit au marchand: Vends ton drap, je te ferai donner vingt francs
par les contribuables. Le marchand, qui ne veut ni ne peut tirer que
cent francs de son drap, le livre à l'Anglais pour 80 francs. Cette
somme, ajoutée aux 20 francs, produit du vol à la prime,
fait tout juste son compte. C'est donc exactement comme si les
contribuables eussent donné 20 francs à l'Anglais, sous la condition
d'acheter du drap français à 20 francs de rabais, à 20 francs au-dessous
des frais de production, à 20 francs au-dessous de ce qu'il nous coῦte à
nous-mêmes. Donc, le vol à la prime a ceci de particulier, que les volés sont dans le pays qui le tolère, et les voleurs disséminés sur la surface du globe.
Vraiment, il est miraculeux que l'on persiste à tenir pour démontrée cette proposition: Tout ce que l'individu vole à la masse est un gain général. Le mouvement perpétuel, la pierre philosophale, la quadrature du cercle sont tombés dans l'oubli; mais la théorie du Progrès par le vol est encore en honneur. A priori pourtant, on aurait pu croire que de toutes les puérilités c'était la moins viable.
Il y en a qui nous disent: Vous êtes donc les partisans du laissez passer? des économistes de l'école surannée des Smith et des Say? Vous ne voulez donc pas l'organisation du travail? Eh! messieurs, organisez le travail tant qu'il vous plaira. Mais nous veillerons, nous, à ce que vous n'organisiez pas le vol.
D'autres plus nombreux répètent: primes, tarifs,
tout cela a pu être exagéré. Il en faut user sans en abuser. Une sage
liberté, combinée avec une protection modérée, voilà ce que réclament
les hommes sérieux et pratiques. Gardonsnous des principes absolus.
C'est précisément, selon le voyageur
espagnol, ce qui se disait au royaume de A...«Le vol de grand chemin,
disaient les sages, n'est ni bon ni mauvais; cela dépend des
circonstances. Il ne s'agit que de bien pondérer
les choses, et de nous bien payer, nous fonctionnaires, pour cette
œuvre de pondération. Peut-être a-t-on laissé au pillage trop de
latitude, peut-être pas assez. Voyons, examinons, balançons les comptes
de chaque travailleur. A ceux qui ne gagnent pas assez, nous donnerons
un peu plus de route à exploiter. Pour ceux qui gagnent trop, nous
réduirons les heures, jours ou mois de pillage.»
Ceux qui parlaient ainsi s'acquirent un
grand renom de modération, de prudence et de sagesse. Ils ne manquaient
jamais de parvenir aux plus hautes fonctions de l'État.
Quant à ceux qui disaient: Réprimons les injustices et les fractions d'injustice; ne souffrons ni vol, ni demi-vol, ni
quart de vol, ceux-là passaient pour des
idéologues, des rêveurs ennuyeux qui répétaient toujours la même chose.
Le peuple, d'ailleurs, trouvait leurs raisonnements trop à sa portée. Le
moyen de croire vrai ce qui est si simple!
X.—: LE PERCEPTEUR.
- Jacques Bonhomme, Vigneron;
- M. Lasouche, Percepteur.
L. Vous avez récolté vingt tonneaux de vin?
J. Oui, à force de soins et de sueurs.
—Ayez la bonté de m'en délivrer six et des meilleurs.
—Six tonneaux sur vingt! bonté du ciel! vous me voulez ruiner. Et, s'il vous plaît, à quoi les destinez-vous?
—Le premier sera livré aux créanciers de l'État. Quand on a des dettes, c'est bien le moins d'en servir les intérêts.
—Et où a passé le capital?
—Ce serait trop long à dire. Une partie fut
mise jadis en cartouches qui firent la plus belle fumée du monde. Une
autre soldait des hommes qui se faisaient estropier sur la terre
étrangère après l'avoir ravagée. Puis, quand ces dépenses eurent attiré
chez nous nos amis les ennemis, ils n'ont pas voulu déguerpir sans
emporter de l'argent, qu'il fallut emprunter.
—Et que m'en revient-il aujourd'hui?
—La satisfaction de dire:
- Que je suis fier d'être Français
- Quand je regarde la colonne!
—Et l'humiliation de laisser à mes
héritiers une terre grevée d'une rente perpétuelle. Enfin, il faut bien
payer ce qu'on doit, quelque fol usage qu'on en ait fait. Va pour un
tonneau, mais les cinq autres?
—Il en faut un pour acquitter les services
publics, la liste civile, les juges qui vous font restituer le sillon
que votre voisin veut s'approprier, les gendarmes qui chassent aux
larrons pendant que vous dormez, le cantonier qui entretient le chemin
qui vous mène à la ville, le curé qui baptise vos enfants, l'instituteur
qui les élève, et votre serviteur qui ne travaille pas pour rien.
—A la bonne heure, service pour service. Il
n'y a rien à dire. J'aimerais tout autant m'arranger directement avec
mon curé et mon maître d'école; mais je n'insiste pas làdessus, va pour
le second tonneau. Il y a loin jusqu'à six.
—Croyez-vous que ce soit trop de deux tonneaux pour votre contingent aux frais de l'armée et de la marine?
—Hélas! c'est peu de chose, eu égard à ce qu'elles me coῦtent déjà; car elles m'ont enlevé deux fils que j'aimais tendrement.
—Il faut bien maintenir l'équilibre des forces européennes.
—Eh, mon Dieu! l'équilibre serait le même,
si l'on réduisait partout ces forces de moitié ou des trois quarts. Nous
conserverions nos enfants et nos revenus. Il ne faudrait que
s'entendre.
—Oui; mais on ne s'entend pas.
—C'est ce qui m'abasourdit. Car, enfin, chacun en souffre.
—Tu l'as voulu, Jacques Bonhomme.
—Vous faites le plaisant, monsieur le percepteur, est-ce que j'ai voix au chapitre?
—Qui avez-vous nommé pour député?
—Un brave général d'armée, qui sera maréchal sous peu si Dieu lui prête vie.
—Et sur quoi vit le brave général?
—Sur mes tonneaux, à ce que j'imagine.
—Et qu'adviendrait-il s'il votait la réduction de l'armée et de votre contingent?
—Au lieu d'être fait maréchal, il serait mis à la retraite.
—Comprenez-vous maintenant que vous avez vousmême....
—Passons au cinquième tonneau, je vous prie.
—Celui-ci part pour l'Algérie.
—Pour l'Algérie! Et l'on assure que tous
les musulmans sont œnophobes, les barbares! Je me suis même demandé
souvent s'ils ignorent le médoc parce qu'ils sont mécréants, ou, ce qui
est plus probable, s'ils sont mécréants parce qu'ils ignorent le médoc.
D'ailleurs, quels services me rendent-ils en retour de cette ambroisie
qui m'a tant coῦté de travaux?
—Aucun; aussi n'est-elle pas destinée à des musulmans, mais à de bons chrétiens qui passent tous les jours en Barbarie.
—Et qu'y vont-ils faire qui puisse m'être utile?
—Exécuter des razzias et en subir; tuer et
se faire tuer; gagner des dyssenteries et revenir se faire traiter;
creuser des ports, percer des routes, bâtir des villages et les peupler
de Maltais, d'Italiens, d'Espagnols et de Suisses qui vivent sur votre
tonneau et bien d'autres tonneaux que je viendrai vous demander encore.
—Miséricorde! ceci est trop fort, je vous
refuse net mon tonneau. On enverrait à Bicêtre un vigneron qui ferait de
telles folies. Percer des routes dans l'Atlas, grand Dieu! quand je ne
puis sortir de chez moi! Creuser des ports en Barbarie quand la Garonne
s'ensable tous les jours! M'enlever mes enfants que j'aime pour aller
tourmenter les Kabyles! Me faire payer les maisons, les semences et les
chevaux qu'on livre aux Grecs et aux Maltais, quand il y a tant de
pauvres autour de nous!
—Des pauvres! justement, on débarrasse le pays de ce trop-plein.
—Grand merci! en les faisant suivre en Algérie du capital qui les ferait vivre ici.
—Et puis vous jetez les bases d'un grand empire, vous portez la civilisation en Afrique, et vous décorez votre patrie d'une gloire immortelle.
—Vous êtes poëte, monsieur le percepteur; mais moi je suis vigneron, et je refuse.
—Considérez que, dans quelque mille ans,
vous recouvrerez vos avances au centuple. C'est ce que disent ceux qui
dirigent l'entreprise.
—En attendant, ils ne demandaient d'abord,
pour parer aux frais, qu'une pièce de vin, puis deux, puis trois, et me
voilà taxé à un tonneau! Je persiste dans mon refus.
—Il n'est plus temps. Votre chargé de pouvoirs a stipulé pour vous l'octroi d'un tonneau ou quatre pièces entières.
—Il n'est que trop vrai. Maudite faiblesse!
Il me semblait aussi en lui donnant ma procuration que je commettais
une imprudence, car qu'y a-t-il de commun entre un général d'armée et un
pauvre vigneron?
—Vous voyez bien qu'il y a quelque chose de
commun entre vous, ne fῦt-ce que le vin que vous récoltez et qu'il se
vote à lui-même, en votre nom.
—Raillez-moi, je le mérite, monsieur le
percepteur. Mais soyez raisonnable, là, laissez-moi au moins le sixième
tonneau. Voilà l'intérêt des dettes payé, la liste civile pourvue, les
services publics assurés, la guerre d'Afrique perpétuée. Que voulez-vous
de plus?
—On ne marchande pas avec moi. Il fallait dire vos intentions à M. le général. Maintenant, il a disposé de votre vendange.
—Maudit grognard! Mais enfin, que voulez-vous faire de ce pauvre tonneau, la fleur de mon chai? Tenez, goῦtez ce
vin. Comme il est moelleux, corsé, étoffé, velouté, rubané!...
—Excellent! délicieux! Il fera bien l'affaire de M. D...le fabricant de draps.
—De M. D...le fabricant? Que voulez-vous dire?
—Qu'il en tirera un bon parti.
—Comment? qu'est-ce? Du diable si je vous comprends!
—Ne savez-vous pas que M. D...a fondé une
superbe entreprise fort utile au pays, laquelle, tout balancé, laisse
chaque année une perte considérable?
—Je le plains de tout mon cœur. Mais qu'y puis-je faire?
—La Chambre a compris que, si cela continuait ainsi M. D...serait dans l'alternative ou de mieux opérer ou de fermer son usine.
—Mais quel rapport y a-t-il entre les fausses spéculations de M. D...et mon tonneau?
—La Chambre a pensé que si elle livrait à
M. D...un peu de vin pris dans votre cave, quelques hectolitres de blé
prélevés chez vos voisins, quelques sous retranchés aux salaires des
ouvriers, ses pertes se changeraient en bénéfices.
—La recette est infaillible autant
qu'ingénieuse. Mais, morbleu! elle est terriblementinique. Quoi! M.
D...se couvrira de ses pertes en me prenant mon vin?
—Non pas précisément le vin, mais le prix. C'est ce qu'on nomme primes d'encouragement. Mais vous voilà tout ébahi! Ne voyez-vous pas le grand service que vous rendez à la patrie?
—Vous voulez dire à M. D...?
—A la patrie. M. D...assure que son
industrie prospère, grâce à cet arrangement, et c'est ainsi, dit-il, que
le pays s'enrichit. C'est ce qu'il répétait ces jours-ci à la Chambre
dont il fait partie.
—C'est une supercherie insigne! Quoi! un
malotru fera une sotte entreprise, il dissiperases capitaux; et s'il
m'extorque assez de vin ou de blé pour réparer ses pertes et se ménager
même des profits, on verra là un gain général!
—Votre fondé de pouvoirs
l'ayant jugé ainsi, il ne vous reste plus qu'à me livrer les six
tonneaux de vin et à vendre le mieux possible les quatorze tonneaux que
je vous laisse.
—C'est mon affaire.
—C'est, voyez-vous, qu'il serait bien fâcheux que vous n'en tirassiez pas un grand prix.
—J'y aviserai.
—Car il y a bien des choses à quoi ce prix doit faire face.
—Je le sais, Monsieur, je le sais.
—D'abord, si vous achetez du fer pour
renouveler vos bêches et vos charrues, une loi décide que vous le
paierez au maître de forges deux fois ce qu'il vaut.
—Ah çà, mais c'est donc la forêt Noire?
—Ensuite, si vous avez besoin d'huile, de
viande, de toile, de houille, de laine, de sucre, chacun, de par la loi,
vous les cotera au double de leur valeur.
—Mais c'est horrible, affreux, abominable!
—A quoi bon ces plaintes? Vous-même, par votre chargé de procuration...
—Laissez-moi en paix avec ma procuration.
Je l'ai étrangement placée, c'est vrai. Mais on ne m'y prendra plus et
je me ferai représenter par bonne et franche paysannerie.
—Bah! vous renommerez le brave général.
—Moi, je renommerai le général, pour distribuer mon vin aux Africains et aux fabricants?
—Vous le renommerez, vous dis-je.
—C'est un peu fort. Je ne le renommerai pas, si je ne veux pas.
—Mais vous voudrez et vous le renommerez.
—Qu'il vienne s'y frotter. Il trouvera à qui parler.
—Nous verrons bien. Adieu. J'emmène vos six tonneaux et vais en faire la répartition, comme le général l'a décidé1.
XI.—: L'UTOPISTE1.
—Si j'étais ministre de Sa Majesté!...
—Eh bien, que feriez-vous?
—Je commencerais par...par..., ma foi, par
être fort embarrassé. Car enfin, je ne serais ministre que parce que
j'aurais la majorité; je n'aurais la majorité que parce que je me la
serais faite; je ne me la serais faite, honnêtement du moins, qu'en
gouvernant selon ses idées... Donc, si j'entreprenais de faire prévaloir
les miennes en contrariant les siennes, je n'aurais plus la majorité,
et si je n'avais pas la majorité, je ne serais pas ministre de Sa
Majesté.
—Je suppose que vous le soyez et que par conséquent la majorité ne soit pas pour vous un obstacle; que feriezvous?
—Je rechercherais de quel côté est le juste.
—Et ensuite?
—Je chercherais de quel côté est l'utile.
—Et puis?
—Je chercherais s'ils s'accordent ou se gourment entre eux.
—Et si vous trouviez qu'ils ne s'accordent pas?
- —Je dirais au roi Philippe:
- Reprenez votre portefeuille.
- La rime n'est pas riche et le style en est vieux;
- Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
- Que ces transactions dont le bon sens murmure,
- Et que l'honnêteté parle là toute pure?
—Mais si vous reconnaissez que le juste et l'utile c'est tout un?
—Alors, j'irai droit en avant.
—Fort bien. Mais pour réaliser l'utilité par la justice, il faut une troisième chose.
—Laquelle?
—La possibilité.
—Vous me l'avez accordée.
—Quand?
—Tout à l'heure.
—Comment?
—En me concédant la majorité.
—Il me semblait aussi que la concession
était fort hasardée, car enfin elle implique que la majorité voit
clairement ce qui est juste, voit clairement ce qui est utile, et voit
clairement qu'ils sont en parfaite harmonie.
—Et si elle voyait clairement tout cela, le bien se ferait, pour ainsi dire, tout seul.
—Voilà où vous m'amenez constamment: à ne voir de réforme possible que par le progrès de la raison générale.
—Comme à voir, par ce progrès, toute réforme infaillible.
—A merveille. Mais ce progrès préalable est
lui-même un peu long. Supposons-le accompli. Que feriez-vous? car je
suis pressé de vous voir à l'œuvre, à l'exécution, à la pratique.
—D'abord, je réduirais la taxe des lettres à 10 centimes.
—Je vous avais entendu parler de 5 centimes1.
—Oui; mais comme j'ai d'autres réformes en vue, je dois procéder avec prudence pour éviter le déficit.
—Tudieu! quelle prudence! Vous voilà déjà en déficit de 30 millions.
—Ensuite, je réduirais l'impôt du sel à 10 fr.
—Bon! vous voilà en déficit de 30 autres millions. Vous avez sans doute inventé un nouvel impôt?
—Le ciel m'en préserve! D'ailleurs, je ne me flatte pas d'avoir l'esprit si inventif.
—Il faut pourtant bien...ah! j'y suis. Où avais-je la tête? Vous allez simplement diminuer la dépense. Je n'y pensais pas.
—Vous n'êtes pas le seul.—J'y arriverai, mais, pour le moment, ce n'est pas sur quoi je compte.
—Oui-dà! vous diminuez la recette sans diminuer la dépense, et vous évitez le déficit?
—Oui, en diminuant en même temps d'autres taxes.
(Ici l'interlocuteur, posant l'index de la
main droite sur son sinciput, hoche la tête, ce qui peut se traduire
ainsi: il bat la campagne.)
—Par ma foi! le procédé est ingénieux. Je
verse 100 francs au trésor, vous me dégrévez de 5 francs sur le sel, de 5
francs sur la poste; et pour que le trésor n'en reçoive pas moins 100
francs, vous me dégrévez de 10 francs sur quelque autre taxe?
—Touchez là; vous m'avez compris.
—Du diable si c'est vrai! Je ne suis pas même sῦr de vous avoir entendu.
—Je répète que je balance un dégrèvement par un autre.
—Morbleu! j'ai quelques instants à perdre: autant vaut que je vous écoute développer ce paradoxe.
—Voici tout le mystère: je sais une taxe
qui vous coῦte 20 francs et dont il ne rentre pas une obole au trésor;
je vous fais remise de moitié et fais prendre à l'autre moitié le chemin
de l'hôtel de la rue de Rivoli.
—Vraiment! vous êtes un financier sans
pareil. Il n'y a qu'une difficulté. En quoi est-ce, s'il vous plaît, que
je paie une taxe qui ne va pas au trésor?
—Combien vous coῦte cet habit?
—100 francs.
—Et si vous eussiez fait venir le drap de Verviers, combien vous coῦterait-il?
—80 francs.
—Pourquoi donc ne l'avez-vous pas demandé à Verviers?
—Parce que cela est défendu.
—Et pourquoi cela est-il défendu?
—Pour que l'habit me revienne à 100 francs au lieu de 80.
—Cette défense vous coῦtera donc 20 francs?
—Sans aucun doute.
—Et où passent-ils, ces 20 francs?
—Et où passeraient-ils? Chez le fabricant de drap.
—Eh bien! donnez-moi 10 francs pour le trésor, je ferai lever la défense, et vous gagnerez encore 10 francs.
—Oh! oh! je commence à y voir clair. Voici
le compte du trésor: il perd 5 francs sur la poste, 5 sur le sel, et
gagne 10 francs sur le drap. Partant quitte.
—Et voici votre compte à vous: vous gagnez 5 francs sur le sel, 5 francs sur la poste et 10 francs sur le drap.
—Total, 20 francs. Ce plan me sourit assez. Mais que deviendra le pauvre fabricant de draps?
—Oh! j'ai pensé à lui. Je lui ménage des
compensations, toujours au moyen de dégrèvements profitables au trésor;
et ce que j'ai fait pour vous à l'occasion du drap, je le fais pour lui à
l'égard de la laine, de la houille, des machines, etc.; en sorte qu'il
pourra baisser son prix sans perdre.
—Mais êtes-vous sῦr qu'il y aura balance?
—Elle penchera de son côté. Les 20 francs
que je vous fais gagner sur le drap, s'augmenteront de ceux que je vous
économiserai encore sur le blé, la viande, le combustible, etc. Cela
montera haut; et une épargne semblable sera
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réalisée par chacun de vos trente-cinq millions de concitoyens. Il y a
là de quoi épuiser les draps de Verviers et ceux d'Elbeuf. La nation
sera mieux vêtue, voilà tout.
—J'y réfléchirai; car tout cela se brouille un peu dans ma tête.
—Après tout, en fait de vêtements,
l'essentiel est d'être vêtu. Vos membres sont votre propriété et non
celle du fabricant. Les mettre à l'abri de grelotter est votre affaire,
et non la sienne! Si la loi prend parti pour lui contre vous, la loi est
injuste, et vous m'avez autorisé à raisonner dans l'hypothèse que ce
qui est injuste est nuisible.
—Peut-être me suis-je trop avancé; mais poursuivez l'exposé de votre plan financier.
—Je ferai donc une loi de douanes.
—En deux volumes in-folio?
—Non, en deux articles.
—Pour le coup, on ne dira plus que ce fameux axiome:
«Nul n'est censé ignorer la loi,» est une fiction. Voyons donc votre tarif.
—Le voici:
Art. 1er. Toute marchandise importée paiera une taxe de 5 p. 100 de la valeur.
—Même les matières premières?
—A moins qu'elles n'aient point de valeur.
—Mais elles en ont toutes, peu ou prou.
—En ce cas, elles paieront peu ou prou.
—Comment voulez-vous que nos fabriques luttent avec les fabriques étrangères qui ont les matières premières en franchise?
—Les dépenses de l'État étant données, si
nous fermons cette source de revenus, il en faudra ouvrir une autre:
cela ne diminuera pas l'infériorité relative de nos fabriques, et il y
aura une administration de plus à créer et à payer.
—Il est vrai; je raisonnais comme s'il s'agissait d'annuler
la taxe et non de la déplacer. J'y réfléchirai. Voyons votre second article....
—Art. 2. Toute marchandise exportée paiera une taxe de 5 p. % de la valeur.
—Miséricorde! monsieur l'utopiste. Vous allez vous faire lapider, et au besoin je jetterai la première pierre.
—Nous avons admis que la majorité est éclairée.
—Éclairée! soutiendrez-vous qu'un droit de sortie ne soit pas onéreux?
—Toute taxe est onéreuse, mais celle-ci moins qu'une autre.
—Le carnaval justifie bien des
excentricités. Donnez-vous le plaisir de rendre spécieux, si cela est
possible, ce nouveau paradoxe.
—Combien avez-vous payé ce vin?
—Un franc le litre.
—Combien l'auriez-vous payé hors barrière?
—Cinquante centimes.
—Pourquoi cette différence?
—Demandez-le à l'octroi qui a prélevé dix sous dessus.
—Et qui a établi l'octroi?
—La commune de Paris, afin de paver et d'éclairer le rues.
—C'est donc un droit d'importation. Mais si
c'étaient les communes limitrophes qui eussent érigé l'octroi à leur
profit, qu'arriverait-il?
—Je n'en paierais pas moins 1 fr. mon vin
de 50 c., et les autres 50 c. paveraient et éclaireraient Montmartre et
les Batignoles.
—En sorte qu'en définitive c'est le consommateur qui paie la taxe?
—Cela est hors de doute.
—Donc, en mettant un droit à l'exportation, vous faites contribuer l'étranger à vos dépenses.
—Je vous prends en faute, ce n'est plus de la justice.
—Pourquoi pas? Pour qu'un produit se fasse,
il faut qu'il y ait dans le pays de l'instruction, de la sécurité, des
routes, des choses qui coῦtent. Pourquoi l'étranger ne supporterait-il
pas les charges occasionnées par ce produit, lui qui, en définitive, va
le consommer?
—Cela est contraire aux idées reçues.
—Pas le moins du monde. Le dernier acheteur doit rembourser tous les frais de production directs ou indirects.
—Vous avez beau dire, il saute aux yeux qu'une telle mesure paralyserait le commerce et nous fermerait des débouchés.
—C'est une illusion. Si vous payiez cette
taxe en sus de toutes les autres, vous avez raison. Mais si les 100
millions prélevés par cette voie dégrèvent d'autant d'autres impôts,
vous reparaissez sur les marchés du dehors avec tous vos avantages, et
même avec plus d'avantages, si cet impôt a moins occasionné d'embarras
et de dépenses.
—J'y réfléchirai.—Ainsi, voilà le sel, la poste et la douane réglés. Tout est-il fini là?
—A peine je commence.
—De grâce, initiez-moi à vos autres utopies.
—J'avais perdu 60 millions sur le sel et la
poste. La douane me les fait retrouver; mais elle me donne quelque
chose de plus précieux.
—Et quoi donc, s'il vous plaît?
—Des rapports internationaux fondés sur la
justice, et une probabilité de paix qui équivaut à une certitude. Je
congédie l'armée.
—L'armée tout entière?
—Excepté les armes spéciales, qui se
recruteront volontairement comme toutes les autres professions. Vous le
voyez, la conscription est abolie.
—Monsieur, il faut dire le recrutement.
—Ah! j'oubliais. J'admire comme il est
aisé, en certains pays, de perpétuer les choses les plus impopulaires en
leur donnant un autre nom.
—C'est comme les droits réunis, qui sont devenus des contributions indirectes.
—Et les gendarmes qui ont pris nom gardes municipaux.
—Bref, vous désarmez le pays sur la foi d'une utopie.
—J'ai dit que je licenciais l'armée et non que je désarmais le pays. J'entends lui donner au contraire une force invincible.
—Comment arrangez-vous cet amas de contradictions?
—J'appelle tous les citoyens au service.
—Il valait bien la peine d'en dispenser quelques-uns pour y appeler tout le monde.
—Vous ne m'avez pas fait ministre pour
laisser les choses comme elles sont. Aussi, à mon avénement au pouvoir,
je dirai comme Richelieu: «Les maximes de l'État sont changées.» Et ma
première maxime, celle qui servira de base à mon administration, c'est
celle-ci: Tout citoyen doit savoir deux choses: pourvoir à son existence
et défendre son pays.
—Il me semble bien, au premier abord, qu'il y a quelque étincelle de bon sens là-dessous.
—En conséquence, je fonde la défense nationale sur une loi en deux articles:
Art. 1er. Tout
citoyen valide, sans exception, restera sous les drapeaux pendant quatre
années, de 21 à 25 ans, pour y recevoir l'instruction militaire.
—Voilà une belle économie! vous congédiez 400,000 soldats et vous en faites 10 millions.
—Attendez mon second article.
Art. 2. A moins qu'il ne prouve, à 21 ans, savoir parfaitement l'école de peloton.
—Je ne m'attendais pas à cette chute. Il est certain que
pour éviter quatre ans de service, il y aurait une terrible émulation, dans notre jeunesse, à apprendre le par le flanc droit et la charge en douze temps. L'idée est bizarre.
—Elle est mieux que cela. Car enfin, sans
jeter la douleur dans les familles, et sans froisser l'égalité,
n'assure-t-elle pas au pays, d'une manière simple et peu dispendieuse,
10 millions de défenseurs capables de défier la coalition de toutes les
armées permanentes du globe?
—Vraiment, si je n'étais sur mes gardes, je finirais par m'intéresser à vos fantaisies.
L'utopiste s'échauffant: Grâce au ciel, voilà mon budget soulagé de 200 millions! Je supprime l'octroi, je refonds les contributions indirectes, je...
—Eh! monsieur l'utopiste!
L'utopiste s'échauffant de plus en plus:
Je proclame la liberté des cultes, la liberté d'enseignement. Nouvelles
ressources. J'achète les chemins de fer, je rembourse la dette,
j'affame l'agiotage.
—Monsieur l'utopiste!
—Débarrassé de soins trop nombreux, je
concentre toutes les forces du gouvernement à réprimer la fraude,
distribuer à tous prompte et bonne justice, je...
—Monsieur l'utopiste, vous entreprenez trop de choses, la nation ne vous suivra pas!
—Vous m'avez donné la majorité.
—Je vous la retire.
—A la bonne heure! alors je ne suis plus ministre, et mes plans restent ce qu'ils sont, des UTOPIES.
XII.—: LE SEL, LA POSTE, LA DOUANE1.
1846.
On s'attendait, il y a quelques jours, à
voir le mécanisme représentatif enfanter un produit tout nouveau et que
ses rouages n'étaient pas encore parvenus à élaborer: le soulagement du contribuable.
Chacun était attentif: l'expérience était
intéressante autant que nouvelle. Les forces aspirantes de cette machine
ne donnent d'inquiétude à personne. Elle fonctionne, sous ce rapport,
d'une manière admirable, quels que soient le temps, le lieu, la saison
et la circonstance.
Mais, quant aux réformes qui tendent à
simplifier, égaliser et alléger les charges publiques, nul ne sait
encore ce qu'elle peut faire.
On disait: Vous allez voir: voici le moment; c'est l'œuvre des quatrièmes sessions,
alors que la popularité est bonne à quelque chose. 1842 nous valut les
chemins de fer; 1846 va nous donner l'abaissement de la taxe du sel et
des lettres; 1850 nous réserve le remaniement des tarifs et des
contributions indirectes. La quatrième session, c'est le jubilé du contribuable.
Chacun était donc plein d'espoir, et tout semblait favoriser l'expérience. Le Moniteur
avait annoncé que de trimestre en trimestre, les sources du revenu vont
toujours grossissant; et quel meilleur usage pouvait-on faire de ces
rentrées inattendues, que de permettre au villageois un grain de sel de
plus pour son eau tiède, une lettre de plus du champ de bataille où se
joue la vie de son fils?
Mais qu'est-il arrivé? Comme ces deux
matières sucrées qui, dit-on, s'empêchent réciproquement de
cristalliser; ou comme ces deux chiens dont la lutte fut si acharnée
qu'il n'en resta que les deux queues, les deux réformes se sont
entre-dévorées. Il ne nous en reste que les queues, c'est-à-dire force
projets de lois, exposés des motifs, rapports, statistiques et annexes,
où nous avons la consolation de voir nos souffrances philanthropiquement
appréciées et homœopathiquement calculées.—Quant aux réformes
elles-mêmes, elles n'ont pas cristallisé, il ne sort rien du creuset, et
l'expérience a failli.
Bientôt les chimistes se présenteront devant le jury pour expliquer cette déconvenue, et ils diront,
L'un: «J'avais proposé la réforme postale; mais la Chambre a voulu dégréver le sel, et j'ai dῦ la retirer.»
L'autre: «J'avais voté le dégrèvement du sel; mais le ministère a proposé la réforme postale, et le vote n'a pas abouti.»
Et le jury, trouvant la raison excellente,
recommencera l'épreuve sur les mêmes données, et renverra à l'œuvre les
mêmes chimistes.
Ceci nous prouve qu'il pourrait bien y
avoir quelque chose de raisonnable, malgré la source, dans la pratique
qui s'est introduite depuis un demi-siècle de l'autre côté du détroit,
et qui consiste, pour le public, à ne poursuivre qu'une réforme à la
fois. C'est long, c'est ennuyeux; mais ça mène à quelque chose.
Nous avons une douzaine de réformes sur le chantier; elles se pressent comme les ombres à la porte de l'oubli, et pas une entre.
- Ohimè! che lasso!
- Una a la volta, per carità.
C'est ce que disait Jacques Bonhomme dans un dialogue
avec John Bull sur la réforme postale. Il vaut la peine d'être rapporté.
JACQUES BONHOMME, JOHN BULL.
Jacques Bonhomme.
Oh! qui me délivrera de cet ouragan de réformes! J'en ai la tête fendue.
Je crois qu'on en invente tous les jours: réforme universitaire,
financière, sanitaire, parlementaire; réforme électorale, réforme
commerciale, réforme sociale, et voici venir la réforme postale!
John Bull. Pour
celle-ci, elle est si facile à faire et si utile, comme nous l'éprouvons
chez nous, que je me hasarde à vous la conseiller.
Jacques. On dit pourtant que ça a mal tourné en Angleterre, et que votre Échiquier y a laissé dix millions.
John. Qui en ont enfanté cent dans le public.
Jacques. Cela est-il bien certain?
John. Voyez tous
les signes par lesquels se manifeste la satisfaction publique. Voyez la
nation, Peel et Russel en tête, donner à M. Rowland-Hill, à la façon
britannique, des témoignages substantiels de gratitude. Voyez le pauvre
peuple ne faire circuler ses lettres qu'après y avoir déposé l'empreinte
de ses sentiments au moyen de pains à cacheter qui portent cette
devise: A la réforme postale, le peuple reconnaissant.
Voyez les chefs de la ligue déclarer en plein parlement que, sans elle,
il leur eῦt fallu trente ans pour accomplir leur grande entreprise,
pour affranchir la nourriture du pauvre. Voyez les officiers du Board of trade
déclarer qu'il est fâcheux que la monnaie anglaise ne se prête pas à
une réduction plus radicale encore du port des lettres! Quelles preuves
vous faut-il de plus?
Jacques. Oui, mais le Trésor?
John. Est-ce que le Trésor et le public ne sont pas dans la même barque?
Jacques. Pas tout à fait.—Et puis, est-il bien certain que notre système postal ait besoin d'être réformé?
John. C'est là la question. Voyons un peu comment se passent les choses. Que deviennent les lettres qui sont mises à la poste?
Jacques. Oh! c'est
un mécanisme d'une simplicité admirable: le directeur ouvre la boîte à
une certaine heure, et il en retire, je suppose, cent lettres.
John. Et ensuite?
Jacques. Ensuite
il les inspecte l'une après l'autre. Un tableau géographique sous les
yeux, et une balance en main, il cherche à quelle catégorie chacune
d'elles appartient sous le double rapport de la distance et du poids. Il
n'y a que onze zones et autant de degrés de pesanteur.
John. Cela fait bien 121 combinaisons pour chaque lettre.
Jacques. Oui, et il faut doubler ce nombre, parce que la lettre peut appartenir ou ne pas appartenir au service rural.
John. C'est donc 24,200 recherches pour les cent lettres.—Que fait ensuite M. le directeur?
Jacques. Il
inscrit le poids sur un coin et la taxe au beau milieu de l'adresse,
sous la figure d'un hiéroglyphe convenu dans l'administration.
John. Et ensuite?
Jacques. Il
timbre; il partage les lettres en dix paquets, selon les bureaux avec
lesquels il correspond. Il additionne le total des taxes des dix
paquets.
John. Et ensuite?
Jacques. Ensuite il inscrit les dix sommes, en long, sur un registre et, en travers, sur un autre.
John. Et ensuite?
Jacques. Ensuite
il écrit une lettre à chacun des dix directeurs correspondants, pour
l'informer de l'article de comptabilité qui le concerne.
John. Et si les lettres sont affranchies?
Jacques. Oh! alors
j'avoue que le service se complique un peu. Il faut recevoir la lettre,
la peser et mesurer, comme devant, toucher le payement et rendre
monnaie; choisir parmi trente timbres celui qui convient; constater sur
la lettre son numéro d'ordre, son poids et sa taxe; transcrire l'adresse
tout entière sur un premier registre, puis sur un second, puis sur un
troisième, puis sur un bulletin détaché; envelopper la lettre dans le
bulletin, envoyer le tout bien ficelé au directeur correspondant, et
relater chacune de ces circonstances dans une douzaine de colonnes
choisies parmi cinquante qui bariolent les sommiers.
John. Et tout cela pour 40 centimes!
Jacques. Oui, en moyenne.
John. Je vois qu'en effet le départ est assez simple. Voyons comment les choses se passent à l'arrivée.
Jacques. Le directeur ouvre la dépêche.
John. Et après?
Jacques. Il lit les dix avis de ses correspondants.
John. Et après?
Jacques. Il compare le total accusé par chaque avis avec le total qui résulte de chacun des dix paquets de lettres.
John. Et après?
Jacques. Il fait le total des totaux, et sait de quelle somme en bloc il rendra les facteurs responsables.
John. Et après?
Jacques. Après, tableau des distances et balance en main, il vérifie et rectifie la taxe de chaque lettre.
John. Et après?
Jacques. Il inscrit de registre en registre, de colonne en colonne, selon d'innombrables occurrences, les plus trouvés et les moins trouvés.
John. Et après?
Jacques. Il se met en correspondance avec les dix directeurs
pour signaler des erreurs de 10 ou 20 centimes.
John. Et après?
Jacques. Il remanie toutes les lettres reçues pour les donner aux facteurs.
John. Et après?
Jacques. Il fait le total des taxes que chaque facteur prend en charge.
John. Et après?
Jacques. Le facteur vérifie; on discute la signification des hiéroglyphes. Le facteur avance la somme, et il part.
John. Go on.
Jacques. Le
facteur va chez le destinataire; il frappe à la porte, un domestique
descend. Il y a six lettres à cette adresse. On additionne les taxes,
séparément d'abord, puis en commun. On en trouve pour 2 fr. 70 cent.
John. Go on.
Jacques. Le
domestique va trouver son maître; celui-ci procède à la vérification des
hiéroglyphes. Il prend les 3 pour des 2, et les 9 pour des 4; il a des
doutes sur les poids et les distances; bref, il faut faire monter le
facteur, et, en l'attendant, il cherche à deviner le signataire des
lettres, pensant qu'il serait sage de les refuser.
John. Go on.
Jacques. Le
facteur arrive et plaide la cause de l'administration. On discute, on
examine, on pèse, on mesure; enfin le destinataire reçoit cinq lettres
et en rebute une.
John. Go on.
Jacques. Il ne
s'agit plus que du payement. Le domestique va chez l'épicier chercher de
la monnaie. Enfin, au bout de vingt minutes, le facteur est libre et il
court recommencer de porte en porte la même cérémonie.
John. Go on.
Jacques. Il revient au bureau. Il compte et recompte avec le directeur. Il remet les lettres rebutées et se fait restituer ses avances. Il rend compte des objections des destinataires relativement aux poids et aux distances.
John. Go on.
Jacques. Le directeur cherche les registres, les sommiers, les bulletins spéciaux, pour faire ses comptes de rebuts.
John. Go on, if you please.
Jacques. Et ma
foi, je ne suis pas directeur. Nous arriverions ici aux comptes de
dizaines, de vingtaines, de fin du mois; aux moyens imaginés,
non-seulement pour établir, mais pour contrôler une comptabilité si
minutieuse portant sur 50 millions de francs, résultant de taxes
moyennes de 43 centimes, et de 116 millions de lettres, chacune
desquelles peut appartenir à 242 catégories.
John. Voilà une
simplicité très-compliquée. Certes, l'homme qui a résolu ce problème
devait avoir cent fois plus de génie que votre M. Piron ou notre
Rowland-Hill.
Jacques. Mais vous, qui avez l'air de rire de notre système, expliquez-moi le vôtre.
John. En
Angleterre, le gouvernement fait vendre, dans tous les lieux où il le
juge utile, des enveloppes et des bandes à un penny pièce.
Jacques. Et après?
John. Vous écrivez, pliez votre lettre en quatre, la mettez dans une de ces enveloppes, la jetez ou l'envoyez à la poste.
Jacques. Et après?
John. Après, tout est dit. Il n'y a ni poids, ni distance, ni plus trouvés, ni moins trouvés, ni rebuts,
ni bulletins, ni registres, ni sommiers, ni colonnes, ni comptabilité,
ni contrôle, ni monnaie à donner et à recevoir, ni hiéroglyphes, ni
discussions et interprétations, ni forcement en recette, etc., etc.
Jacques. Vraiment,
cela paraît simple. Mais ça ne l'est-il pas trop? Un enfant
comprendrait cela. C'est avec de pareilles réformes qu'on étouffe le
génie des grands administrateurs.
[220]
Pour moi, je tiens à la manière française. Et puis, votre taxe uniforme a le plus grand de tous les défauts. Elle est injuste.
John. Pourquoi donc?
Jacques. Parce
qu'il est injuste de faire payer autant pour une lettre qu'on porte au
voisinage que pour celle qu'on porte à cent lieues.
John. En tous cas, vous conviendrez que l'injustice est renfermée dans les limites d'un penny.
Jacques. Qu'importe? c'est toujours une injustice.
John. Elle ne peut
même jamais s'étendre qu'à un demipenny, car l'autre moitié est
afférente à des frais fixes pour toutes les lettres, quelle que soit la
distance.
Jacques. Penny ou demi-penny, il y a toujours là un principe d'injustice.
John. Enfin cette injustice qui, au maximum,
ne peut aller qu'à un demi-penny dans un cas particulier, s'efface pour
chaque citoyen dans l'ensemble de sa correspondance, puisque chacun
écrit tantôt au loin, tantôt au voisinage.
Jacques. Je n'en
démords pas. L'injustice est atténuée à l'infini si vous voulez, elle
est inappréciable, infinitésimale, homœopathique, mais elle existe.
John. L'État vous fait-il payer plus cher le gramme de tabac que vous achetez à la rue de Clichy que celui qu'on vous débite au quai d'Orsay?
Jacques. Quel rapport y a-t-il entre les deux objets de comparaison?
John. C'est que,
dans un cas comme dans l'autre, il a fallu faire les frais d'un
transport. Il serait juste, mathématiquement, que chaque prise de tabac
fῦt plus chère rue de Clichy qu'au quai d'Orsay de quelque millionième
de centime.
Jacques. C'est vrai, il ne faut vouloir que ce qui est possible.
John. Ajoutez que votre système de poste n'est juste qu'en apparence. Deux maisons se trouvent côte à côte,
[221]
mais l'une en dehors, l'autre en dedans de la zone. La première payera
10 centimes de plus que la seconde, juste autant que coῦte en Angleterre
le port entier de la lettre. Vous voyez bien que, malgré les
apparences, l'injustice se commet chez vous sur une bien plus grande
échelle.
Jacques. Cela semble bien vrai. Mon objection ne vaut pas grand'chose, mais reste toujours la perte du revenu.
Ici, je cessai d'entendre les deux
interlocuteurs. Il paraît cependant que Jacques Bonhomme fut entièrement
converti; car, quelques jours après, le rapport de M. de Vuitry ayant
paru, il écrivit la lettre suivante à l'honorable législateur:
j. bonhomme a m. de
vuitry, député, rapporteur de la commission chargée d'examiner le projet
de loi relatif a la taxe des lettres.
«Monsieur,
Bien que je n'ignore pas l'extrême défaveur qu'on crée contre soi quand on se fait l'avocat d'une théorie absolue, je ne crois pas devoir abandonner la cause de la taxe unique et réduite au simple remboursement du service rendu.
En m'adressant à vous, je vous fais beau
jeu assurément. D'un côté, un cerveau brῦlé, un réformateur de cabinet,
qui parle de renverser tout un système brusquement, sans transition; un
rêveur qui n'a peut-être pas jeté les yeux sur cette montagne de lois,
ordonnances, tableaux, annexes, statistiques qui accompagnent votre
rapport; et, pour tout dire en un mot, un théoricien!—De l'autre, un législateur grave, prudent, modéré, qui a pesé et comparé, qui ménage les intérêts divers, qui rejette tous les systèmes,
ou, ce qui revient au même, en compose un de ce qu'il emprunte à tous
les autres: certes, l'issue de la lutte ne saurait être douteuse.
Néanmoins, tant que la question est
pendante, les convictions ont le droit de se produire. Je sais que la
mienne est assez tranchée pour appeler sur les lèvres du lecteur le
sourire de la raillerie, Tout ce que j'ose attendre de lui, c'est de me
le prodiguer, s'il y a lieu, après et non avant d'avoir écouté mes
raisons.
Car enfin, moi aussi, je puis invoquer l'expérience.
Un grand peuple en a fait l'épreuve. Comment la juge-t-il? On ne nie
pas qu'il ne soit habile en ces matières, et son jugement a quelque
poids.
Eh bien, il n'y a pas une voix en Angleterre qui ne bénisse la réforme postale.
J'en ai pour témoin la souscription ouverte en faveur de M.
Rowland-Hill; j'en ai pour témoin la manière originale dont le peuple, à
ce que me disait John Bull, exprime sa reconnaissance; j'en ai pour
témoin cet aveu si souvent réitéré de la Ligue: «Jamais, sans le penny-postage,
nous n'aurions développé l'opinion publique qui renverse aujourd'hui le
système protecteur.» J'en ai pour témoin ce que je lis dans un ouvrage
émané d'une plume officielle:
«La taxe des lettres doit être réglée non dans un but de fiscalité, mais dans l'unique objet de couvrir la dépense.»
A quoi M. Mac-Gregor ajoute:
«Il est vrai que la taxe étant descendue au
niveau de notre plus petite monnaie, il n'est pas possible de
l'abaisser davantage, quoiqu'elle donne du revenu. Mais ce revenu, qui
ira sans cesse grossissant, doit être consacré à améliorer le service et
à développer notre système de paquebots sur toutes les mers.»
Ceci me conduit à examiner la pensée
fondamentale de la commission, qui est, au contraire, que la taxe des
lettres doit être pour l'État une source de revenus.
Cette pensée domine tout votre rapport, et j'avoue que, sous l'empire de cette préoccupation, vous ne pouviez
arriver à rien de grand, à rien de complet; heureux si, en voulant
concilier tous les systèmes, vous n'en avez pas combiné les
inconvénients divers.
La première question qui se présente est donc celle-ci: La correspondance entre les particuliers est-elle une bonne matière imposable?
Je ne remonterai pas aux principes
abstraits. Je ne ferai pas remarquer que la société n'étant que la
communication des idées, l'objet de tout gouvernement doit être de
favoriser et non de contrarier cette communication.
J'examinerai les faits existants.
La longueur totale des routes royales,
départementales et vicinales est d'un million de kilomètres; en
supposant que chacun a coῦté 100,000 francs, cela fait un capital de 100
milliards dépensé par l'État pour favoriser la locomotion des choses et
des hommes.
Or, je vous le demande, si un de vos honorables collègues proposait à la Chambre un projet de loi ainsi conçu:
«A partir du 1er
janvier 1847, l'État percevra sur tous les voyageurs une taxe calculée,
non-seulement pour couvrir les dépenses des routes, mais encore pour
faire rentrer dans ses caisses quatre ou cinq fois le montant de cette
dépense....»
«Ne trouveriez-vous pas cette proposition antisociale et monstrueuse?
«Comment se fait-il que cette pensée de bénéfice, que dis-je? de simple rémunération,
ne se soit jamais présentée à l'esprit, quand il s'est agi de la
circulation des choses, et qu'elle vous paraisse si naturelle, quand il
est question de la circulation des idées?
«J'ose dire que cela tient à l'habitude.
S'il était question de créer la poste, à coup sῦr il paraîtrait
monstrueux de l'établir sur le principe fiscal.
«Et veuillez remarquer qu'ici l'oppression est mieux caractérisée.
«Quand l'État a ouvert une route, il ne
force personne à s'en servir. (Il le ferait sans doute si l'usage de la
route était taxé.) Mais quand la poste royale existe, nul n'a plus la
faculté d'écrire par une autre voie, fῦt-ce à sa mère.
«Donc, en principe, la taxe des lettres devrait être rémunératoire, et, par ce motif, uniforme.
«Que si l'on part de cette idée, comment ne pas être émerveillé de la facilité, de la beauté, de la simplicité de la réforme?
«La voici tout entière, et, sauf rédaction, formulée en projet de loi:
«Art. 1er. A partir du 1er janvier 1847, il sera exposé en vente, partout où l'administration le jugera utile, des enveloppes et des bandes timbrées au prix de cinq (ou dix) centimes.
«2. Toute lettre mise dans une de ces enveloppes et ne dépassant pas le poids de 15 grammes, tout journal ou imprimé mis sous une de ces bandes et ne dépassant pas....grammes, sera porté et remis, sans frais, à son adresse.
«3. La comptabilité de la poste est entièrement supprimée.
«4. Toute criminalité et pénalité en matière de ports de lettres sont abolies.»
«Cela est bien simple, je l'avoue, beaucoup trop simple, et je m'attends à une nuée d'objections.
«Mais, à supposer que ce système ait des
inconvénients, ce n'est pas la question; il s'agit de savoir si le vôtre
n'en a pas de plus grands encore.
«Et de bonne foi, peut-il, sous quelque aspect que ce soit (sauf le revenu), supporter un instant la comparaison?
«Examinez-les tous les deux; comparez-les
sous les rapports de la facilité, de la commodité, de la célérité, de la
simplicité, de l'ordre, de l'économie, de la justice, de l'égalité, de
la multiplication des affaires, de la satisfaction des
[225]
sentiments, du développement intellectuel et moral, de la puissance
civilisatrice, et dites, la main sur la conscience, s'il est possible
d'hésiter un moment.
«Je me garderai bien de développer chacune de ces considérations. Je vous donne les en-têtes de douze chapitres et laisse le reste en blanc, persuadé que personne n'est mieux en état que vous de les remplir.
«Mais, puisqu'il n'y a qu'une seule objection, le revenu, il faut bien que j'en dise un mot.
«Vous avez fait un tableau duquel il
résulte que la taxe unique, même à 20 centimes, constituerait le Trésor
en perte de 22 millions.
«A 10 centimes, la perte serait de 28
millions, et à 5 centimes, de 33 millions, hypothèses si effrayantes que
vous ne les formulez même pas.
«Mais permettez-moi de vous dire que les
chiffres, dans votre rapport, dansent avec un peu trop de laisser aller.
Dans tous vos tableaux, dans tous vos calculs, vous sous-entendez ces
mots: Toutes choses égales d'ailleurs. Vous
supposez les mêmes frais avec une administration simple qu'avec une
administration compliquée; le même nombre de lettres avec la taxe
moyenne de 43 qu'avec la taxe unique à 20 cent. Vous vous bornez à cette
règle de trois: 87 millions de lettres à 42 cent. ½ ont donné tant.
Donc, à 20 cent elles donneraient tant; admettant néanmoins quelques
distinctions quand elles sont contraires à la réforme.
«Pour évaluer le sacrifice réel du Trésor,
il faudrait savoir d'abord ce qu'on économiserait sur le service;
ensuite, dans quelle proportion s'augmenterait l'activité de la
correspondance. Ne tenons compte que de cette dernière donnée, parce que
nous pouvons supposer que l'épargne réalisée sur les frais se réduirait
à ceci, que le personnel actuel ferait face à un service plus
développé.
«Sans doute il n'est pas possible de fixer le chiffre de l'accroissement
dans la circulation des lettres; mais, en ces matières, une analogie raisonnable a toujours été admise.
«Vous dites vous-même qu'en Angleterre une
réduction de 7/8 dans la taxe a amené une augmentation de 360 pour 100
dans la correspondance.
«Chez nous, l'abaissement à 5 cent. de la
taxe qui est actuellement, en moyenne, de 43 cent., constituerait aussi
une réduction de 7/8. Il est donc permis d'attendre le même résultat,
c'est-à-dire 417 millions de lettres, au lieu de 116 millions.
«Mais calculons sur 300 millions.
«Y a-t-il exagération à admettre qu'avec
une taxe de moitié moindre, nous arriverons à 8 lettres par habitant,
quand les Anglais sont parvenus à 13?
«Or, 300 millions de lettres à 5 c. donnent............ | 15 mil. |
«100 millions de journaux et imprimés à 5 c....... | 5 |
«Voyageurs par les malles-postes.................. | 4 |
«Articles d'argent.................. | 4 |
—— | |
«TOTAL des recettes.......... | 28 mil. |
«La dépense actuelle (qui pourra diminuer) est de 31 mil. | |
«A déduire celle des paquebots......... 5 | |
«Reste sur les dépêches, voyageurs et articles d'argent.... | 26 mil. |
—— | |
«Produit net.................. | 2 |
«Aujourd'hui le produit net est de................ | 19 |
«Perte, ou plutôt réduction de gain.......... | 17 mil. |
«Maintenant je demande si l'État, qui fait un sacrifice positif de 800 millions par an pour faciliter la circulation gratuite des personnes, ne doit pas faire un sacrifice négatif de 17 millions pour ne pas gagner sur la circulation des idées?
«Mais enfin le fisc, je le sais, a ses
habitudes; et autant il contracte avec facilité celle de voir grossir
les recettes, autant il s'accoutume malaisément à les voir diminuer
d'une obole. Il semble qu'il soit pourvu de ces valvules admirables qui,
dans notre organisation, laissent le sang affluer dans une direction,
mais l'empêchent de rétrograder. Soit. Le fisc est un peu vieux pour que
nous puissions changer ses allures. N'espérons donc pas le décider à se
dessaisir. Mais que dirait-il, si moi, Jacques Bonhomme, je lui
indiquais un moyen simple, facile, commode, essentiellement pratique, de
faire un grand bien au pays, sans qu'il lui en coῦtât un centime!
«La poste donne brut au Trésor............... | 50 mil. |
«Le sel........................ | 70 |
«La douane................... | 160 |
—— | |
«TOTAL pour ces trois services | 280 mil. |
«Eh bien! mettez la taxe des lettres au taux uniforme de 5 cent.
«Abaissez la taxe du sel à 10 fr. le quintal, comme la Chambre l'a volé.
«Donnez-moi la faculté de modifier le tarif des douanes, en ce sens qu'il me sera formellement interdit d'elever aucun droit, mais qu'il me sera loisible de les abaisser a mon gré.
«Et moi, Jacques Bonhomme, je vous
garantis, non pas 280, mais 300 millions. Deux cents banquiers de France
seront mes cautions. Je ne demande pour ma prime que ce que ces trois
impôts produiront en sus des 300 millions.
«Maintenant ai-je besoin d'énumérer les avantages de ma proposition?
- 1° «Le peuple recueillera tout le bénéfice du bon marché dans le prix d'un objet de première nécessité, le sel.
- 2° «Les pères pourront écrire à leurs fils, les mères à leurs filles. Les affections, les sentiments, les épanchements de l'amour et de l'amitié ne seront pas, comme aujourd'hui, refoulés par la main du fisc au fond des cœurs.
- 3° «Porter une lettre d'un ami à un ami ne sera pas inscrit sur nos codes comme une action criminelle.
- 4° «Le commerce refleurira avec la liberté; notre marine marchande se relèvera de son humiliation.
- 5° «Le fisc gagnera d'abord vingt millions; ensuite, tout ce que fera affluer vers les autres branches de contributions l'épargne réalisée par chaque citoyen sur le sel, sur les lettres et sur les objets dont les droits auront été abaissés.
«Si ma proposition n'est pas acceptée, que
devrai-je en conclure? Pourvu que la compagnie de banquiers que je
présente offre des garanties suffisantes, sous quel prétexte pourrait-on
rejeter mon offre? Il n'est pas possible d'invoquer l'équilibre des budgets.
Il sera bien rompu, mais rompu de manière à ce que les recettes
excèdent les dépenses. Il ne s'agit pas ici d'une théorie, d'un système,
d'une statistique, d'une probabilité, d'une conjecture; c'est une
offre, une offre comme celle d'une compagnie qui demande la concession
d'un chemin de fer. Le fisc me dit ce qu'il retire de la poste, du sel
et de la douane. J'offre de lui donner plus.
L'objection ne peut donc pas venir de lui. J'offre de diminuer le tarif
du sel, de la poste et de la douane; je m'engage à ne pas l'élever;
l'objection ne peut donc pas venir des contribuables.—De qui
viendrait-elle donc?—Des monopoleurs?—Reste à savoir si leur voix doit
étouffer en France celle de l'État et celle du peuple. Pour nous en
assurer, je vous prie de transmettre ma proposition au conseil des
ministres.
«P. S. Voici le texte de mon offre:
«Moi, Jacques Bonhomme, représentant une
compagnie de banquiers et capitalistes, prête à donner toutes garanties
et à déposer tous cautionnements qui seront nécessaires;
«Ayant appris que l'État ne tire que 280
millions de la douane, de la poste et du sel, au moyen des droits tels
qu'ils sont actuellement fixés,
«J'offre de lui donner 300 millions du produit brut de ces trois services,
«Même alors qu'il réduirait la taxe du sel de 30 francs à 10 francs;
«Même alors qu'il réduirait la taxe des lettres de 42 ½ cent. en moyenne, à une taxe unique et uniforme de 5 à 10 centimes;
«A la seule condition qu'il me sera permis non point d'élever (ce qui me sera formellement interdit), mais d'abaisser, autant que je le voudrai, les droits de douane.
Mais vous êtes fou, dis-je à Jacques
Bonhomme, qui me communiquait sa lettre; vous n'avez jamais rien su
prendre avec modération. L'autre jour vous vous récriiez contre l'ouragan des réformes,
et voilà que vous en réclamez trois, faisant de l'une la condition des
deux autres. Vous vous ruinerez.—Soyez tranquille, dit-il, j'ai fait
tous mes calculs. Plaise à Dieu qu'ils acceptent! Mais ils n'accepteront
pas.—Là-dessus, nous nous quittâmes la tête pleine, lui de chiffres,
moi de réflexions, que j'épargne au lecteur.
XIII.—: LA PROTECTION OU LES TROIS ÉCHEVINS.
Démonstration en quatre tableaux.
PREMIER TABLEAU.
(La scène se passe
dans l'hôtel de l'échevin Pierre. La fenêtre donne sur un beau parc;
trois personnages sont attablés près d'un bon feu.)
Pierre. Ma foi! vive le feu quand Gaster est satisfait! Il
[230]
faut convenir que c'est une douce chose. Mais, hélas! que de braves gens, comme le Roi d'Yvetot,
- Soufflent, faute de bois,
- Dans leurs doigts.
Malheureuses créatures! le ciel m'inspire
une pensée charitable. Vous voyez ces beaux arbres, je les veux abattre
et distribuer le bois aux pauvres.
Paul et Jean. Quoi! gratis?
Pierre. Pas
précisément. C'en serait bientôt fait de mes bonnes œuvres, si je
dissipais ainsi mon bien. J'estime que mon parc vaut vingt mille livres;
en l'abattant, j'en tirerai bien davantage.
Paul. Erreur.
Votre bois sur pied a plus de valeur que celui des forêts voisines, car
il rend des services que celui-ci ne peut pas rendre. Abattu, il ne sera
bon, comme l'autre, qu'au chauffage, et ne vaudra pas un denier de plus
la vole.
Pierre. Ho, ho!
Monsieur le théoricien, vous oubliez que je suis, moi, un homme de
pratique. Je croyais ma réputation de spéculateur assez bien établie,
pour me mettre à l'abri d'être taxé de niaiserie. Pensez-vous que je
vais m'amuser à vendre mon bois au prix du bois flotté?
Paul. Il le faudra bien.
Pierre. Innocent! Et si j'empêche le bois flotté d'arriver à Paris?
Paul. Ceci changerait la question. Mais comment vous y prendrez-vous?
Pierre. Voici tout
le secret. Vous savez que le bois flotté paye à l'entrée dix sous la
voie. Demain je décide les Échevins à porter le droit à 100, 200, 300
livres, enfin, assez haut pour qu'il n'en entre pas de quoi faire une
bῦche.—Eh! saisissez-vous?—Si le bon peuple ne veut pas crever de froid,
il faudra bien qu'il vienne à mon chantier. On se battra pour avoir mon
bois, je le vendrai au poids de l'or,
et cette charité bien ordonnée me mettra à même d'en faire d'autres.
Paul. Morbleu! la belle invention! elle m'en suggère une autre de même force.
Jean. Voyons, qu'est-ce? La philanthropie est-elle aussi en jeu?
Paul. Comment avez-vous trouvé ce beurre de Normandie?
Jean. Excellent.
Paul. Hé, hé! il
me paraissait passable tout à l'heure. Mais ne trouvez-vous pas qu'il
prend à la gorge? J'en veux faire de meilleur à Paris. J'aurai quatre ou
cinq cents vaches; je ferai au pauvre peuple une distribution de lait,
de beurre et de fromage.
Pierre et Paul. Quoi! charitablement?
Paul. Bah! mettons
toujours la charité en avant. C'est une si belle figure que son masque
même est un excellent passe-port. Je donnerai mon beurre au peuple, le
peuple me donnera son argent. Est-ce que cela s'appelle vendre?
Jean. Non, selon le Bourgeois Gentilhomme;
mais appelez-le comme il vous plaira, vous vous ruinerez. Est-ce que
Paris peut lutter avec la Normandie pour l'élève des vaches?
Paul. J'aurai pour moi l'économie du transport.
Jean. Soit. Mais encore, en payant le transport, les Normands sont à même de battre les Parisiens.
Paul. Appelez-vous battre quelqu'un, lui livrer les choses à bas prix?
Jean. C'est le mot consacré. Toujours est-il que vous serez battu, vous.
Paul. Oui, comme Don Quichotte. Les coups retomberont sur Sancho. Jean, mon ami, vous oubliez l'octroi.
Jean. L'octroi! qu'a-t-il à démêler avec votre beurre?
Paul. Dès demain, je réclame protection; je décide la
commune à prohiber le beurre de Normandie et de Bretagne. Il faudra bien
que le peuple s'en passe, ou qu'il achète le mien, et à mon prix
encore.
Jean. Par la sambleu, Messieurs, votre philanthropie m'entraîne.
On apprend à hurler, dit l'autre, avec les loups.
Mon parti est pris. Il ne sera pas dit que
je suis Échevin indigne. Pierre, ce feu pétillant a enflammé votre âme;
Paul, ce beurre a donné du jeu aux ressorts de votre esprit; eh bien! je
sens aussi que cette pièce de salaison stimule mon intelligence.
Demain, je vote et fais voter l'exclusion des porcs, morts ou vifs; cela
fait, je construis de superbes loges en plein Paris,
Pour l'animal immonde aux Hébreux défendu.
Je me fais porcher et charcutier. Voyons comment le bon peuple lutécien évitera de venir s'approvisionner à ma boutique.
Pierre. Eh,
Messieurs, doucement, si vous renchérissez ainsi le beurre et le salé,
vous rognez d'avance le profit que j'attendais de mon bois.
Paul. Dame! ma spéculation n'est plus aussi merveilleuse, si vous me rançonnez avec vos bῦches et vos jambons.
Jean. Et moi, que gagnerai-je à vous faire surpayer mes saucisses, si vous me faites surpayer les tartines et les falourdes?
Pierre. Eh bien!
voilà-t-il pas que nous allons nous quereller? Unissons-nous plutôt.
Faisons-nous des concessions réciproques. D'ailleurs, il n'est pas bon
de n'écouter que le vil intérêt; l'humanité est là, ne faut-il pas
assurer le chauffage du peuple?
Paul. C'est juste. Et il faut que le peuple ait du beurre à étendre sur son pain.
Jean. Sans doute. Et il faut qu'il puisse mettre du lard dans son pot-au-feu.
Ensemble. En avant la charité! vive la philanthropie! à demain! à demain! nous prenons l'octroi d'assaut.
Pierre. Ah!
j'oubliais. Encore un mot: c'est essentiel. Mes amis, dans ce siècle
d'égoïsme, le monde est méfiant, et les intentions les plus pures sont
souvent mal interprétées. Paul, plaidez pour le bois; Jean, défendez le
beurre, et moi, je me voue au cochon local. Il est bon de prévenir les soupçons malveillants.
Paul et Jean (en sortant). Par ma foi! voilà un habile homme!
DEUXIÈME TABLEAU. Conseil des Échevins.
Paul. Mes chers
collègues, il entre tous les jours des masses de bois à Paris, ce qui en
fait sortir des masses de numéraire. De ce train, nous sommes tous
ruinés en trois ans, et que deviendra le pauvre peuple? (Bravo!)
Prohibons le bois étranger.—Ce n'est pas pour moi que je parle, car, de
tout le bois que je possède, on ne ferait pas un cure-dents. Je suis
donc parfaitement désintéressé dans la question. (Bien, bien!)
Mais voici Pierre qui a un parc, il assurera le chauffage à nos
concitoyens, qui ne seront plus sous la dépendance des charbonniers de
l'Yonne. Avez-vous jamais songé au danger que nous courons de mourir de
froid, s'il prenait fantaisie aux propriétaires des forêts étrangères de
ne plus porter du bois à Paris? Prohibons donc le bois. Par là nous
préviendrons l'épuisement de notre numéraire, nous créerons l'industrie
bῦcheronne, et nous
ouvrirons à nos ouvriers une nouvelle source de travail et de salaires. (Applaudissements.)
Jean. J'appuie la
proposition si philanthropique, et surtout si désintéressée, ainsi qu'il
le disait lui-même, de l'honorable préopinant. Il est temps que nous
arrêtions cet insolent laissez passer, qui a
amené sur notre marché une concurrence effrénée, en sorte qu'il n'est
pas une province un peu bien située, pour quelque production que ce
soit, qui ne vienne nous inonder, nous la
vendre à vil prix, et détruire le travail parisien. C'est à l'État à
niveler les conditions de production par des droits sagement pondérés, à
ne laisser entrer du dehors que ce qui y est plus cher qu'à Paris, et à
nous soustraire ainsi à une lutte inégale. Comment, par exemple,
veut-on que nous puissions faire du lait et du beurre à Paris, en
présence de la Bretagne et de la Normandie? Songez donc, Messieurs, que
les Bretons ont la terre à meilleur marché, le foin plus à portée, la
main d'œuvre à des conditions plus avantageuses. Le bon sens ne dit-il
pas qu'il faut égaliser les chances par un tarif d'octroi protecteur? Je
demande que le droit sur le lait et le beurre soit porté à 1,000 p.
100, et plus s'il le faut. Le déjeuner du peuple en sera un peu plus
cher, mais aussi comme ses salaires vont hausser! nous verrons s'élever
des étables, des laiteries, se multiplier des barates, et se fonder de
nouvelles industries.—Ce n'est pas que j'aie le moindre intérêt à ma
proposition. Je ne suis pas vacher, ni ne veux l'être. Je suis mῦ par le
seul désir d'être utile aux classes laborieuses. (Mouvement d'adhésion.)
Pierre. Je suis
heureux de voir dans cette assemblée des hommes d'État aussi purs, aussi
éclairés, aussi dévoués aux intérêts du peuple. (Bravos.)
J'admire leur abnégation, et je ne saurais mieux faire que d'imiter un
si noble exemple. J'appuie leur motion, et j'y ajoute celle de prohiber
les porcs du Poitou. Ce n'est pas que je veuille me faire porcher
ni charcutier; en ce cas, ma conscience me ferait un devoir de
m'abstenir. Mais n'est-il pas honteux, Messieurs, que nous soyons tributaires
de ces paysans poitevins, qui ont l'audace de venir, jusque sur notre
propre marché, s'emparer d'un travail que nous pourrions faire
nous-mêmes; qui, après nous avoir inondés de saucisses et de jambons, ne
nous prennent peut-être rien en retour? En tout cas, qui nous dit que
la balance du commerce n'est pas en leur faveur et que nous ne sommes
pas obligés de leur payer un solde en argent? N'est-il pas clair que, si
l'industrie poitevine s'implantait à Paris, elle ouvrirait des
débouchés assurés au travail parisien?—Et puis, Messieurs, n'est-il pas
fort possible, comme le disait si bien M. Lestiboudois1,
que nous achetions le salé poitevin, non pas avec nos revenus, mais
avec nos capitaux? Où cela nous mènerait-il? Ne souffrons donc pas que
des rivaux avides, cupides, perfides, viennent vendre ici les choses à
bon marché, et nous mettre dans l'impossibilité de les faire nous-mêmes.
Échevins, Paris nous a donné sa confiance, c'est à nous de la
justifier. Le peuple est sans ouvrage, c'est à nous de lui en créer, et
si le salé lui couῦte un peu plus cher, nous aurons du moins la
conscience d'avoir sacrifié nos intérêts à ceux des masses comme tout
bon échevin doit faire. (Tonnerre d'applaudissements.)
Une Voix.
J'entends qu'on parle beaucoup du pauvre peuple; mais, sous prétexte de
lui donner du travail, on commence par lui enlever ce qui vaut mieux que
le travail même, le bois, le beurre et la soupe.
Pierre, Paul et Jean. AUX voix! aux voix! à bas les utopistes, les théoriciens, les généralisateurs! Aux voix! aux voix! (Les trois propositions sont admises.)
TROISIÈME TABLEAU. Vingt ans après.
Le Fils. Père, décidez-vous, il faut quitter Paris. On n'y peut plus vivre. L'ouvrage manque et tout y est cher.
Le PÈre. Mon enfant, tu ne sais pas ce qu'il en coῦte d'abandonner le lieu qui nous a vus naître.
Le Fils. Le pire de tout est d'y périr de misère.
Le PÈre. Va, mon
fils, cherche une terre plus hospitalière. Pour moi, je ne m'éloignerai
pas de cette fosse où sont descendus ta mère, tes frères et tes sœurs.
Il me tarde d'y trouver enfin, auprès d'eux, le repos qui m'a été refusé
dans cette ville de désolation.
Le Fils. Du
courage, bon père, nous trouverons du travail à l'étranger, en Poitou,
en Normandie, en Bretagne. On dit que toute l'industrie de Paris se
transporte peu à peu dans ces lointaines contrées.
Le PÈre. C'est
bien naturel. Ne pouvant plus nous vendre du bois et des aliments, elles
ont cessé d'en produire au delà de leurs besoins; ce qu'elles ont de
temps et de capitaux disponibles, elles les consacrent à faire
elles-mêmes ce que nous leur fournissions autrefois.
Le Fils. De même
qu'à Paris on cesse de faire de beaux meubles et de beaux vêtements,
pour planter des arbres, élever des porcs et des vaches. Quoique bien
jeune, j'ai vu de vastes magasins, de somptueux quartiers, des quais
animés sur ces bords de la Seine envahis maintenant par des prés et des
taillis.
Le PÈre. Pendant
que la province se couvre de villes, Paris se fait campagne. Quelle
affreuse révolution! Et il a suffi de trois Échevins égarés, aidés de
l'ignorance publique, pour attirer sur nous cette terrible calamité.
Le Fils. Contez-moi cette histoire, mon père.
Le PÈre. Elle est
bien simple. Sous prétexte d'implanter à Paris trois industries
nouvelles et de donner ainsi de l'aliment au travail des ouvriers, ces
hommes firent prohiber le bois, le beurre et la viande. Ils s'arrogèrent
le droit d'en approvisionner leurs concitoyens. Ces objets s'élevèrent
d'abord à un prix exorbitant. Personne ne gagnait assez pour s'en
procurer, et le petit nombre de ceux qui pouvaient en obtenir, y mettant
tous leurs profits, étaient hors d'état d'acheter autre chose; toutes
les industries par cette cause s'arrêtèrent à la fois, d'autant plus
vite que les provinces n'offraient non plus aucuns débouchés. La misère,
la mort, l'émigration commencèrent à dépeupler Paris.
Le Fils. Et quand cela s'arrêtera-t-il?
Le PÈre. Quand Paris sera devenu une forêt et une prairie.
Le Fils. Les trois Échevins doivent avoir fait une grande fortune?
Le PÈre. D'abord, ils réalisèrent d'énormes profits; mais à la longue ils ont été enveloppés dans la misère commune.
Le Fils. Comment cela est-il possible?
Le PÈre. Tu vois
cette ruine, c'était un magnifique hôtel entouré d'un beau parc. Si
Paris eῦt continué à progresser, maître Pierre en tirerait plus de rente
qu'il ne vaut aujourd'hui en capital.
Le Fils. Comment cela se peut-il, puisqu'il s'est débarrassé de la concurrence?
Le PÈre. La
concurrence pour vendre a disparu, mais la concurrence pour acheter
disparaît aussi tous les jours et continuera de disparaître, jusqu'à ce
que Paris soit rase campagne et que le taillis de maître Pierre n'ait
pas plus de valeur qu'une égale superficie de taillis dans la forêt de
Bondy. C'est ainsi que le monopole, comme toute injustice, porte en
lui-même son propre châtiment.
Le Fils. Cela ne me semble pas bien clair, mais ce qui
[238]
est incontestable, c'est la décadence de Paris. N'y a-t-il donc aucun
moyen de renverser cette mesure inique que Pierre et ses collègues
firent adopter il y a vingt ans?
Le PÈre. Je vais
te confier mon secret. Je reste à Paris pour cela; j'appellerai le
peuple à mon aide, Il dépend de lui de replacer l'octroi sur ses
anciennes bases, de le dégager de ce funeste principe qui s'est enté
dessus et y a végété comme un fungus parasite.
Le Fils. Vous devez réussir dès le premier jour.
Le PÈre. Oh!
l'œuvre est au contraire difficile et laborieuse. Pierre, Paul et Jean
s'entendent à merveille. Ils sont prêts à tout plutôt que de laisser
entrer le bois, le beurre et la viande à Paris. Ils ont pour eux le
peuple même, qui voit clairement le travail que lui donnent les trois
industries protégées, qui sait à combien de bῦcherons et de vachers
elles donnent de l'emploi, mais qui ne peut avoir une idée aussi précise
du travail qui se développerait au grand air de la liberté.
Le Fils. Si ce n'est que cela, vous l'éclairerez.
Le PÈre. Enfant, à
ton âge on ne doute de rien. Si j'écris, le peuple ne me lira pas; car,
pour soutenir sa malheureuse existence, il n'a pas trop de toutes ses
heures. Si je parle, les Échevins me fermeront la bouche. Le peuple
restera donc longtemps dans son funeste égarement, les partis politiques
qui fondent leurs espérances sur ses passions, s'occuperont moins de
dissiper ses préjugés que de les exploiter. J'aurai donc à la fois sur
les bras les puissants du jour, le peuple et les partis. Oh! je vois un
orage effroyable prêt à fondre sur la tête de l'audacieux qui osera
s'élever contre une iniquité si enracinée dans le pays.
Le Fils. Vous aurez pour vous la justice et la vérité.
Le PÈre. Et ils auront pour eux la force et la calomnie. Encore, si j'étais jeune! mais l'âge et la souffrance ont épuisé mes forces.
Le Fils. Eh bien,
père, ce qui vous en reste, consacrez-le au service de la patrie.
Commencez cette œuvre d'affranchissement et laissez-moi pour héritage le
soin de l'achever.
QUATRIÈME TABLEAU. L'agitation.
Jacques Bonhomme. Parisiens, demandons la réforme de l'octroi;
qu'il soit rendu à sa première destination. Que tout citoyen soit LIBRE
d'acheter du bois, du beurre et de la viande où bon lui semble.
Le Peuple. Vive, vive la LIBERTÉ!
Pierre. Parisiens,
ne vous laissez pas séduire à ce mot. Que vous importe la liberté
d'acheter, si vous n'en avez pas les moyens? et comment en aurez-vous
les moyens, si l'ouvrage vous manque? Paris peut-il produire du bois à
aussi bon marché que la forêt de Bondy? de la viande à aussi bas prix
que le Poitou? du beurre à d'aussi bonnes conditions que la Normandie?
Si vous ouvrez la porte à deux battants à ces produits rivaux, que
deviendront les vachers, les bῦcherons et les charcutiers? Ils ne
peuvent se passer de protection.
Le Peuple. Vive, vive la PROTECTION!
Jacques. La
protection! Mais vous protége-t-on, vous, ouvriers? ne vous faites-vous
pas concurrence les uns aux autres? Que les marchands de bois souffrent
donc la concurrence à leur tour. Ils n'ont pas le droit d'élever par la
loi le prix de leur bois, à moins qu'ils n'élèvent aussi, par la loi, le
taux des salaires. N'êtes-vous plus ce peuple amant de l'égalité?
Le Peuple. Vive, vive l'ÉGALITÉ!
Pierre. N'écoutez
pas ce factieux. Nous avons élevé le prix du bois, de la viande et du
beurre, c'est vrai; mais c'est pour pouvoir donner de bons salaires aux
ouvriers. Nous sommes mus par la charìté.
Le Peuple. Vive, vive la CHARITÉ!
Jacques. Faites
servir l'octroi, si vous pouvez, à hausser les salaires, ou ne le faites
pas servir à renchérir les produits. Les Parisiens ne demandent pas la
charité, mais la justice.
Le Peuple. Vive, vive la JUSTICE!
Pierre. C'est précisément la cherté des produits qui amènera par ricochet la cherté des salaires.
Le Peuple. Vive, vive la CHERTÉ!
Jacques. Si le
beurre est cher, ce n'est pas parce que vous payez chèrement les
ouvriers; ce n'est pas même que vous fassiez de grands profits, c'est
uniquement parce que Paris est mal placé pour cette industrie, parce que
vous avez voulu qu'on fît à la ville ce qu'on doit faire à la campagne,
et à la campagne ce qui se faisait à la ville. Le peuple n'a pas plus
de travail, seulement il travaille à autre chose. Il n'a pas plus de
salaires, seulement il n'achète plus les choses à aussi bon marché.
Le Peuple. Vive, vive le BON MARCHÉ!
Pierre. Cet homme
vous séduit par ses belles phrases. Posons la question dans toute sa
simplicité. N'est-il pas vrai que si nous admettons le beurre, le bois,
la viande, nous en serons inondés? nous périrons de pléthore. Il n'y a
donc d'autre moyen, pour nous préserver de cette invasion de nouvelle
espèce, que de lui fermer la porte, et, pour maintenir le prix des
choses, que d'en occasionner artificiellement la rareté.
Quelques Voix Fort Rares. Vive, vive la RARETÉ!
Jacques. Posons la
question dans toute sa vérité. Entre tous les Parisiens, on ne peut
partager que ce qu'il y a dans Paris; s'il y a moins de bois, de viande,
de beurre, la part de chacun sera plus petite. Or il y en aura moins,
si nous les repoussons que si nous les laissons entrer. Parisiens, il
ne peut y avoir abondance pour chacun qu'autant qu'il y a abondance générale.
Le Peuple. Vive, vive l'ABONDANCE!
Pierre. Cet homme a beau dire, il ne vous prouvera pas que vous soyez intéressés à subir une concurrence effrénée.
Le Peuple. A bas, à bas la CONCURRENCE!
Jacques. Cet homme a beau déclamer, il ne vous fera pas goῦter les douceurs de la restriction.
Le Peuple. A bas, à bas la RESTRICTION!
Pierre. Et moi, je
déclare que si l'on prive les pauvres vachers et porchers de leur
gagne-pain, si on les sacrifie à des théories, je ne réponds plus de
l'ordre public. Ouvriers, méfiez-vous de cet homme. C'est un agent de la
perfide Normandie, il va chercher ses inspirations à l'étranger. C'est
un traître, il faut le pendre. (Le peuple garde le silence.)
Jacques.
Parisiens, tout ce que je dis aujourd'hui, je le disais il y a vingt
ans, lorsque Pierre s'avisa d'exploiter l'octroi à son profit et à votre
préjudice. Je ne suis donc pas un agent des Normands. Pendez-moi si
vous voulez, mais cela n'empêchera pas l'oppression d'être oppression.
Amis, ce n'est ni Jacques ni Pierre qu'il faut tuer, mais la liberté si
elle vous fait peur, ou la restriction si elle vous fait mal.
Le Peuple. Ne pendons personne et affranchissons tout le monde.
XIV.—: AUTRE CHOSE1.
—Qu'est-ce que la restriction?
—C'est une prohition partielle.
—Qu'est-ce que la prohibition?
—C'est une restriction absolue.
—En sorte que ce que l'on dit de l'une est vrai de l'autre?
—Oui, sauf le degré. Il y a entre elles le même rapport qu'entre l'arc de cercle et le cercle.
—Donc, si la prohibition est mauvaise, la restriction ne saurait être bonne?
—Pas plus que l'arc ne peut être droit si le cercle est courbe.
—Quel est le nom commun à la restriction et à la prohibition?
—Protection.
—Quel est l'effet définitif de la protection?
—D'exiger des hommes un plus grand travail pour un même résultat.
—Pourquoi les hommes sont-ils si attachés au régime protecteur?
—Parce que la liberté devant amener un même résultat pour un moindre travail, cette diminution apparente de travail les effraye.
—Pourquoi dites-vous apparente?
—Parce que tout travail épargné peut être consacré à autre chose.
—A quelle autre chose?
—C'est ce qui ne peut être précisé et n'a pas besoin de l'être.
—Pourquoi?
—Parce que, si la somme des satisfactions
de la France actuelle pouvait être acquise avec une diminution d'un
dixième sur la somme de son travail, nul ne peut préciser quelles
satisfactions nouvelles elle voudrait se procurer avec le travail resté
disponible. L'un voudrait être mieux vêtu, l'autre mieux nourri,
celui-ci mieux instruit, celui-là plus amusé.
—Expliquez-moi le mécanisme et les effets de la protection.
—La chose n'est pas aisée. A vant d'aborder le cas compliqué, il faudrait l'étudier dans le cas le plus simple.
—Prenez le cas le plus simple que vous voudrez.
—Vous rappelez-vous comment s'y prit Robinson, n'ayant pas de scie, pour faire une planche?
—Oui. Il abattit un arbre, et puis avec sa
hache taillant la tige à droite et à gauche, il la réduisit à
l'épaisseur d'un madrier.
—Et cela lui donna bien du travail?
—Quinze jours pleins.
—Et pendant ce temps de quoi vécut-il?
—De ses provisions.
—Et qu'advint-il à la hache?
—Elle en fut tout émoussée.
—Fort bien. Mais vous ne savez peut-être
pas ceci: au moment de donner le premier coup de hache, Robinson aperçut
une planche jetée par le flot sur le rivage.
—Oh! l'heureux à-propos! il courut la ramasser?
—Ce fut son premier mouvement; mais il s'arrêta, raisonnant ainsi:
«Si je vais chercher cette planche, il ne
m'en coῦtera que la fatigue de la porter, le temps de descendre et de
remonter la falaise.
«Mais si je fais une planche avec ma hache,
d'abord je me procurerai du travail pour quinze jours, ensuite j'userai
ma hache, ce qui me fournira l'occasion de la réparer, et je dévorerai
mes provisions, troisième source de travail, puisqu'il faudra les
remplacer. Or, le travail, c'est la richesse. Il est clair que je me ruinerais en allant ramasser la planche naufragée. Il m'importe de protéger mon travail personnel,
et même, à présent que j'y songe, je puis me créer un travail
additionnel, en allant repousser du pied cette planche dans la mer!»
—Mais ce raisonnement était absurde!
—Soit. Ce n'en est pas moins celui que fait toute nation qui se protége
par la prohibition. Elle repousse la planche qui lui est offerte en
échange d'un petit travail, afin de se donner un travail plus grand. Il
n'y a pas jusqu'au travail du douanier dans lequel elle ne voie un gain.
Il est représenté par la peine que se donna Robinson pour aller rendre
aux flots le présent qu'ils voulaient lui faire. Considérez la nation
comme un être collectif, et vous ne trouverez pas entre son raisonnement
et celui de Robinson un atome de différence.
—Robinson ne voyait-il pas que le temps épargné, il le pouvait consacrer à faire autre chose?
—Quelle autre chose?
—Tant qu'on a devant soi des besoins et du temps, on a toujours quelque chose à faire. Je ne suis pas tenu de préciser le travail qu'il pouvait entreprendre.
—Je précise bien celui qui lui aurait échappé.
—Et moi, je soutiens que Robinson, par un
aveuglement incroyable, confondait le travail avec son résultat, le but
avec les moyens, et je vais vous le prouver...
—Je vous en dispense. Toujours est-il que
voilà le système restrictif ou prohibitif dans sa plus simple
expression. S'il vous paraît absurde sous cette forme, c'est que les
deux qualités de producteur et de consommateur se confondent ici dans le
même individu.
—Passez donc à un exemple plus compliqué.
—Volontiers.—A quelque temps de là,
Robinson ayant rencontré Vendredi, ils se lièrent et se mirent à
travailler en commun. Le matin, ils chassaient pendant six heures et
rapportaient quatre paniers de gibier. Le soir, ils jardinaient six
heures et obtenaient quatre paniers de légumes.
Un jour une pirogue aborda l'Ile du Désespoir.
Un bel étranger en descendit et fut admis à la table de nos deux
solitaires. Il goῦta et vanta beaucoup les produits du jardin et,
avant de prendre congé de ses hôtes, il leur tint ce langage:
«Généreux insulaires, j'habite une terre
beaucoup plus giboyeuse que celle-ci, mais où l'horticulture est
inconnue. Il me sera facile de vous apporter tous les soirs quatre
paniers de gibier, si vous voulez me céder seulement deux paniers de
légumes.»
A ces mots, Robinson et Vendredi
s'éloignèrent pour tenir conseil, et le débat qu'ils eurent est trop
intéressant pour que je ne le rapporte pas ici in extenso.
Vendredi.—Ami, que t'en semble?
Robinson.—Si nous acceptons, nous sommes ruinés.
V.—Est-ce bien sῦr? Calculons.
R.—C'est tout calculé. Écrasés par la concurrence, la chasse est pour nous une industrie perdue.
V.—Qu'importe, si nous avons le gibier?
R.—Théorie! Il ne sera pas le produit de notre travail.
V.—Si fait, morbleu, puisque, pour l'avoir, il faudra donner des légumes!
R.—Alors que gagnerons-nous?
V.—Les quatre paniers de gibier nous
coῦtent six heures de travail. L'étranger nous les donne contre deux
paniers de légumes qui ne nous prennent que trois heures.—C'est donc
trois heures qui restent à notre disposition.
R.—Dis donc, qui sont soustraites à notre activité. C'est là précisément notre perte. Le travail, c'est la richesse, et si nous perdons un quart de notre temps, nous serons d'un quart moins riches.
V.—Ami, tu fais une méprise énorme. Même
gibier, mêmes légumes, et, par-dessus le marché, trois heures
disponibles, c'est du progrès, ou il n'y en a pas en ce monde.
R.—Généralité! Que ferons-nous de ces trois heures?
V.—Nous ferons autre chose.
R.—Ah! je t'y prends. Tu ne peux rien préciser. Autre chose, autre chose, c'est bientôt dit.
V.—Nous pêcherons, nous embellirons notre case, nous lirons la Bible.
R.—Utopie! Est-il bien certain que nous ferons ceci plutôt que cela?
V.—Eh bien, si les besoins nous font défaut, nous nous reposerons. N'est-ce rien que le repos?
R.—Mais quand on se repose, on meurt de faim.
V.—Ami, tu es dans un cercle vicieux. Je
parle d'un repos qui ne retranche rien sur notre gibier ni sur nos
légumes. Tu oublies toujours qu'au moyen de notre commerce avec
l'étranger, neuf heures de travail nous donneront autant de provisions
qu'aujourd'hui douze.
R.—On voit bien que tu n'as pas été élevé en Europe. Tu n'as peut-être jamais lu le Moniteur industriel?
Il t'aurait appris ceci: «Tout temps épargné est une perte sèche. Ce
n'est pas de manger qui importe, c'est de travailler. Tout ce que nous
consommons, si ce n'est pas le produit direct de notre travail, ne
compte pas. Veux-tu savoir si tu es riche? Ne regarde pas à tes
satisfactions, mais à la peine.» Voilà ce que le Moniteur industriel t'aurait appris. Pour moi, qui ne suis pas un théoricien, je ne vois que la perte de notre chasse.
V.—Quel étrange renversement d'idées! Mais...
R.—Pas de mais. D'ailleurs, il y a des raisons politiques pour repousser les offres intéressées du perfide étranger.
V.—Des raisons politiques!
R.—Oui. D'abord, il ne nous fait ces offres que parce qu'elles lui sont avantageuses.
V.—Tant mieux, puisqu'elles nous le sont aussi.
R.—Ensuite, par ces trocs, nous nous mettrons dans sa dépendance.
V.—Et lui dans la nôtre. Nous aurons besoin de son gibier, lui de nos légumes, et nous vivrons en bonne amitié.
R.—Système! Veux-tu que je te mette sans parole?
V.—Voyons; j'attends encore une bonne raison.
R.—Je suppose que l'étranger apprenne à
cultiver un jardin et que son île soit plus fertile que la nôtre.
Vois-tu la conséquence?
V.—Oui. Nos relations avec l'étranger
cesseront. Il ne nous prendra plus de légumes, puisqu'il en aura chez
lui avec moins de peine. Il ne nous apportera plus de gibier, puisque
nous n'aurons rien à lui donner en échange, et nous serons justement
alors comme tu veux que nous soyons aujourd'hui.
R.—Sauvage imprévoyant! Tu ne vois pas
qu'après avoir tué notre chasse en nous inondant de gibier, il tuera
notre jardinage en nous inondant de légumes.
V.—Mais ce ne sera jamais qu'autant que nous lui donnerons autre chose, c'est-à-dire que nous trouverons autre chose à produire avec économie de travail pour nous.
R.—Autre chose, autre chose! Tu en viens toujours là. Tu es dans le vague, ami Vendredi; il n'y a rien de pratique dans tes vues.
La lutte se prolongea longtemps et laissa
chacun, ainsi qu'il arrive souvent, dans sa conviction. Cependant,
Robinson ayant sur Vendredi un grand ascendant, son avis prévalut, et
quand l'étranger vint chercher la réponse, Robinson lui dit:
«—Étranger, pour que votre proposition soit acceptée, il faudrait que nous fussions bien sῦrs de deux choses:
«La première, que votre île n'est pas plus giboyeuse que la nôtre; car nous ne voulons lutter qu'à armes égales.
«La seconde, que vous perdrez au marché.
Car, comme dans tout échange il y a nécessairement un gagnant et un
perdant, nous serions dupes si vous ne l'étiez pas.—
Qu'avez-vous à dire?
—Rien, dit l'étranger.» Et ayant éclaté de rire, il regagna sa pirogue.
Le conte ne serait pas mal, si Robinson n'était pas si absurde.
—Il ne l'est pas plus que le comité de la rue Hauteville.
—Oh! c'est bien différent. Vous supposez
tantôt un homme seul, tantôt, ce qui revient au même, deux hommes vivant
en communauté. Ce n'est pas là notre monde; la séparation des
occupations, l'intervention des négociants et du numéraire changent bien
la question.
—Cela complique en effet les transactions, mais n'en change pas la nature.
—Quoi! vous voulez comparer le commerce moderne à de simples trocs?
—Le commerce n'est qu'une multitude de
trocs; la nature propre du troc est identique à la nature propre du
commerce, comme un petit travail est de même nature qu'un grand, comme
la gravitation qui pousse un atome est de même nature que celle qui
entraîne un monde.
—Ainsi, selon vous, ces raisonnements si
faux dans la bouche de Robinson ne le sont pas moins dans la bouche de
nos protectionnistes?
—Non; seulement l'erreur s'y cache mieux sous la complication des circonstances.
—Eh bien! arrivez donc à un exemple pris dans l'ordre actuel des faits.
—Soit; en France, vu les exigences du climat et des habitudes, le drap est une chose utile.
L'essentiel est-il d'en faire ou d'en avoir?
—Belle question! pour en avoir, il faut en faire.
—Ce n'est pas indispensable. Pour en avoir,
il faut que quelqu'un le fasse, voilà qui est certain; mais il n'est
pas d'obligation que ce soit la personne ou le pays qui le consomme, qui
le produise. Vous n'avez pas fait celui qui vous habille si bien; la
France n'a pas fait le café dont elle déjeune.
—Mais j'ai acheté mon drap, et la France son café.
—Précisément, et avec quoi?
—Avec de l'argent.
—Mais vous n'avez pas fait l'argent, ni la France non plus.
—Nous l'avons acheté.
—Avec quoi?
—Avec nos produits qui sont allés au Pérou.
—C'est donc en réalité votre travail que vous échangez contre du drap, et le travail français qui s'est échangé contre du café.
—Assurément.
—Il n'est donc pas de nécessité rigoureuse de faire ce qu'on consomme?
—Non, si l'on fait autre chose que l'on donne en échange.
—En d'autres termes, la France a deux
moyens de se procurer une quantité donnée de drap.
Le premier, c'est de
le faire; le second, c'est de faire autre chose, et de troquer cette autre chose à l'étranger contre du drap. De ces deux moyens, quel est le meilleur?
—Je ne sais trop.
—N'est-ce pas celui qui, pour un travail déterminé, donne une plus grande quantité de drap?
—Il semble bien.
—Et lequel vaut mieux, pour une nation,
d'avoir le choix entre ces deux moyens, ou que la loi lui en interdise
un, au risque de tomber justement sur le meilleur?
—Il me paraît qu'il vaut mieux pour elle avoir le choix, d'autant qu'en ces matières elle choisit toujours bien.
—La loi, qui prohibe le drap étranger, décide donc que si la France veut avoir du drap, il faut qu'elle le fasse en nature, et qu'il lui est interdit de faire cette autre chose avec laquelle elle pourrait acheter du drap étranger?
—Il est vrai.
—Et comme elle oblige à faire le drap et défend de faire l'autre chose,
précisément parce que cette autre chose exigerait moins de travail
(sans quoi elle n'aurait pas besoin de s'en mêler), elle décrète donc
virtuellement que, par un travail déterminé, la France n'aura qu'un
mètre de drap en le faisant, quand, pour le même travail, elle en aurait
eu deux mètres en faisant l'autre chose.
—Mais, pour Dieu! quelle autre chose?
—Eh! pour Dieu! qu'importe? ayant le choix, elle ne fera autre chose qu'autant qu'il y ait quelque autre chose à faire.
—C'est possible; mais je me préoccupe toujours de l'idée que l'étranger nous envoie du drap et ne nous prenne pas l'autre chose,
auquel cas nous serions bien attrapés. En tout cas, voici l'objection,
même à votre point de vue. Vous convenez que la France fera cette autre chose à échanger contre du drap, avec moins de travail que si elle eῦt fait le drap lui-même.
—Sans doute.
—Il y aura donc une certaine quantité de son travail frappée d'inertie.
—Oui, mais sans qu'elle soit moins bien
vêtue, petite circonstance qui fait toute la méprise. Robinson la
perdait de vue; nos protectionnistes ne la voient pas ou la dissimulent.
La planche naufragée frappait aussi d'inertie, pour quinze jours, le
travail de Robinson, en tant qu'appliqué à faire une planche, mais sans
l'en priver. Distinguez donc, entre ces deux espèces de diminution de
travail, celle qui a pour effet la privation et celle qui a pour cause la satisfaction.
Ces deux choses sont fort différentes et, si vous les assimilez, vous
raisonnez comme Robinson. Dans les cas les plus compliqués, comme dans
les plus simples, le sophisme consiste en ceci: Juger de l'utilité du travail par sa durée et son intensité
et non par ses résultats; ce qui conduit à cette police économique: Réduire les résultats du travail dans le but d'en augmenter la durée et l'intensité1.
XV.—: LE PETIT ARSENAL DU LIBRE-ÉCHANGISTE2.
—Si l'on vous dit: Il n'y a point de principes absolus. La prohibition peut être mauvaise et la restriction bonne.
Répondez: La restriction prohibe tout ce qu'elle empêche d'entrer.
—Si l'on vous dit: L'agriculture est la mère nourricière du pays.
Répondez: Ce qui nourrit le pays, ce n'est précisément pas l'agriculture, mais le blé.
—Si l'on vous dit: La base de l'alimentation du peuple, c'est l'agriculture.
Répondez: La base de l'alimentation du peuple, c'est le blé. Voilà pourquoi une loi qui fait obtenir, par du travail agricole, deux hectolitres de blé, aux dépens de quatre
hectolitres qu'aurait obtenus, sans elle, un même travail industriel,
loin d'être une loi d'alimentation, est une loi d'inanition.
—Si l'on vous dit: La restriction à
l'entrée du blé étranger induit à plus de culture et, par conséquent, à
plus de production intérieure.
Répondez: Elle induit à semer sur les
roches des montagnes et sur les sables de la mer. Traire une vache et
traire toujours donne plus de lait; car qui peut dire le moment
où l'on n'obtiendra plus une goutte? Mais la goutte coῦte cher.
—Si l'on vous dit: Que le pain soit cher, et l'agriculteur devenu riche enrichira l'industriel.
Répondez: Le pain est cher quand il y en a peu, ce qui ne peut faire que des pauvres, ou, si vous voulez, des riches affamés.
—Si l'on insiste, disant: Quand le pain renchérit, les salaires s'élèvent.
Répondez en montrant, en avril 1847, les cinq sixièmes des ouvriers à l'aumône.
—Si l'on vous dit: Les profits des ouvriers doivent suivre la cherté de la subsistance.
Répondez: Cela revient à dire que, dans un
navire sans provisions, tout le monde a autant de biscuit, qu'il y en
ait ou qu'il n'y en ait pas.
Si l'on vous dit: Il faut assurer un bon prix à celui qui vend du blé.
Répondez: Soit; mais alors il faut assurer un bon salaire à celui qui l'achète.
—Si l'on vous dit: Les propriétaires qui
font la loi, ont élevé le prix du pain sans s'occuper des salaires,
parce qu'ils savent que, quand le pain renchérit, les salaires haussent tout naturellement.
Répondez: Sur ce principe, quand les
ouvriers feront la loi, ne les blâmez pas, s'ils fixent un bon taux des
salaires, sans s'occuper de protéger le blé, car ils savent que, si les
salaires sont élevés, les subsistances renchérissent tout naturellement.
—Si l'on vous dit: Que faut-il donc faire?
Répondez: Être juste envers tout le monde.
—Si l'on vous dit: Il est essentiel qu'un grand pays ait l'industrie du fer.
Répondez: ce qui est plus essentiel, c'est que ce grand pays ait du fer.
—Si l'on vous dit: Il est indispensable qu'un grand pays ait l'industrie du drap.
Répondez: Ce qui est plus indispensable, c'est que, dans ce grand pays, les citoyens aient du drap.
—Si l'on vous dit: Le travail, c'est la richesse.
Répondez: C'est faux.
Et, par voie de développement, ajoutez: Une
saignée n'est pas la santé; et la preuve qu'elle n'est pas la santé,
c'est qu'elle a pour but de la rendre.
—Si l'on vous dit: Forcer les hommes à
labourer des roches et à tirer une once de fer d'un quintal de minerai,
c'est accroître leur travail et par suite leur richesse.
Répondez: Forcer les hommes à creuser des puits en leur interdisant l'eau de la rivière, c'est accroître leur travail inutile, mais non leur richesse.
—Si l'on vous dit: Le soleil donne sa chaleur et sa lumière sans rémunération.
Répondez: Tant mieux pour moi, il ne m'en coῦte rien pour voir clair.
—Et si l'on vous réplique: L'industrie, en général, perd ce que vous auriez payé pour l'éclairage.
Ripostez: Non; car n'ayant rien payé au soleil, ce qu'il m'épargne me sert à payer des habits, des meubles et des bougies.
—De même, si l'on vous dit: Ces coquins d'Anglais ont des capitaux amortis.
Répondez: Tant mieux pour nous, ils ne nous feront pas payer l'intérêt.
—Si l'on vous dit: Ces perfides Anglais trouvent le fer et la houille au même gîte.
Répondez: Tant mieux pour nous, ils ne nous feront rien payer pour les rapprocher.
—Si l'on vous dit: Les Suisses ont de gras pâturages qui coῦtent peu.
Répondez: L'avantage est pour nous, car ils
nous demanderont une moindre quantité de notre travail pour fournir des
moteurs à notre agriculture et des aliments à nos estomacs.
—Si l'on vous dit: Les terres de Crimée n'ont pas de valeur et ne paient pas de taxes.
Répondez: Le profit est pour nous qui achetons du blé exempt de ces charges.
—Si l'on vous dit: Les serfs de Pologne travaillent sans salaire.
Répondez: Le malheur est pour eux et le
profit pour nous, puisque leur travail est déduit du prix du blé que
leurs maîtres nous vendent.
—Enfin, si l'on vous dit: Les autres nations ont sur nous une foule d'avantages.
Répondez: Par l'échange, elles sont bien forcées de nous y faire participer.
—Si l'on vous dit: Avec la liberté, nous allons être inondés de pain, de bœuf à la mode, de houille et de paletots.
Répondez: Nous n'aurons ni faim ni froid.
—Si l'on vous dit: Avec quoi paierons-nous?
Répondez: Que cela ne vous inquiète pas. Si
nous sommes inondés, c'est que nous aurons pu payer, et si nous ne
pouvons payer, nous ne serons pas inondés.
—Si l'on vous dit: J'admettrais le
libre-échange, si l'étranger, en nous portant un produit, nous en
prenait un autre; mais il emportera notre numéraire.
Répondez: Le numéraire, pas plus que le
café, ne pousse dans les champs de la Beauce, et ne sort des ateliers
d'Elbeuf. Pour nous, payer l'étranger avec du numéraire, c'est comme le
payer avec du café.
—Si l'on vous dit: Mangez de la viande.
Répondez: Laissez-la entrer.
—Si l'on vous dit, comme la Presse: Quand on n'a pas de quoi acheter du pain, il faut acheter du bœuf.
Répondez: Conseil aussi judicieux que celui de M. Vautour à son locataire:
- Quand on n'a pas de quoi payer son terme,
- Il faut avoir une maison à soi.
—Si l'on vous dit, comme la Presse: L'État doit enseigner au peuple pourquoi et comment il faut manger du bœuf.
Répondez: Que l'État laisse seulement
entrer le bœuf, et quant à le manger, le peuple le plus civilisé du
monde est assez grand garçon pour l'apprendre sans maître.
—Si l'on vous dit: L'État doit tout savoir et tout prévoir pour diriger le peuple, et le peuple n'a qu'à se laisser diriger.
Répondez: Y a-t-il un État en dehors du
peuple et une prévoyance humaine en dehors de l'humanité? Archimède
aurait pu répéter tous les jours de sa vie: Avec un levier et un point
d'appui, je remuerai le monde, qu'il ne l'aurait pas pour cela remué,
faute de point d'appui et de levier.—Le point d'appui de l'État, c'est
la nation, et rien de plus insensé que de fonder tant d'espérances sur
l'État, c'est-à-dire de supposer la science et la prévoyance
collectives, après avoir posé en fait l'imbécillité et l'imprévoyance
individuelles.
—Si l'on vous dit: Mon Dieu! je ne demande
pas de faveur, mais seulement un droit sur le blé et la viande, qui
compense les lourdes taxes auxquelles la France est assujettie; un
simple petit droit égal à ce que les taxes ajoutent au prix de revient
de mon blé.
Répondez: Mille pardons, mais moi aussi je paie des
taxes. Si donc la protection, que vous vous votez à vous-même, a cet
effet de grever pour moi votre blé tout juste de votre quote-part aux
taxes, votre doucereuse demande ne tend à rien moins qu'à établir entre
nous cet arrangement par vous formulé: «Attendu que les charges
publiques sont pesantes, moi, vendeur de blé, je ne paierai rien du
tout, et toi, mon voisin l'acheteur, tu paieras deux parts, savoir: la
tienne et la mienne.» Marchand de blé, mon voisin, tu peux avoir pour
toi la force; mais, à coup sῦr, tu n'as pas pour toi la raison.
—Si l'on vous dit: Il est pourtant bien dur
pour moi, qui paie des taxes, de lutter sur mon propre marché, avec
l'étranger qui n'en paie pas.
Répondez:
- 1° D'abord, ce n'est pas votre marché, mais notre marché. Moi, qui vis de blé et qui le paie, je dois être compté pour quelque chose;
- 2° Peu d'étrangers, par le temps qui court, sont exempts de taxes;
- 3° Si la taxe que vous votez vous rend, en routes, canaux, sécurité, etc., plus qu'elle ne vous coῦte, vous n'êtes pas justifiés à repousser, à mes dépens, la concurrence d'étrangers qui ne paient pas la taxe, mais n'ont pas non plus la sécurité, les routes, les canaux. Autant vaudrait dire: Je demande un droit compensateur, parce que j'ai de plus beaux habits, de plus forts chevaux, de meilleures charrues que le laboureur russe;
- 4° Si la taxe ne rend pas ce qu'elle coῦte, ne la votez pas;
- 5° Et en définitive, après avoir voté la taxe, vous plaît-il de vous y soustraire? Imaginez un système qui la rejette sur l'étranger. Mais le tarif fait retomber votre quote-part sur moi, qui ai déjà bien assez de la mienne.
—Si l'on vous dit: Chez les Russes, la liberté du commerce
est nécessaire pour échanger leurs produits avec avantage. (Opinion de M. Thiers dans les bureaux, avril 1847.)
Répondez: La liberté est nécessaire partout et par le même motif.
—Si l'on vous dit: Chaque pays a ses besoins. C'est d'après cela qu'il faut agir. (M. Thiers.)
Répondez: C'est d'après cela qu'il agit de lui-même quand on ne l'en empêche pas.
—Si l'on vous dit: Puisque nous n'avons pas de tôles, il faut en permettre l'introduction. (M. Thiers.)
Répondez: Grand merci.
—Si l'on vous dit: Il faut du fret à la
marine marchande. Le défaut de chargement au retour fait que notre
marine ne peut lutter contre la marine étrangère. (M. Thiers.)
Répondez: Quand on veut tout faire chez
soi, on ne peut avoir de fret ni à l'aller ni au retour. Il est aussi
absurde de vouloir une marine avec le régime prohibitif, qu'il le serait
de vouloir des charrettes là où l'on aurait défendu tous transports.
—Si l'on vous dit: A supposer que la
protection soit injuste, tout s'est arrangé là-dessus; il y a des
capitaux engagés, des droits acquis; on ne peut sortir de là sans
souffrance.
Répondez: Toute injustice profite à
quelqu'un (excepté, peut-être, la restriction qui à la longue ne profite
à personne); arguer du dérangement que la cessation de l'injustice
occasionne à celui qui en profite, c'est dire qu'une injustice, par cela
seul qu'elle a existé un moment, doit être éternelle.
XVI.—: LA MAIN DROITE ET LA MAIN GAUCHE1. (RAPPORT AU ROI.)
SIRE,
Quand on voit ces hommes du Libre-Échange
répandre audacieusement leur doctrine, soutenir que le droit d'acheter
et de vendre est impliqué dans le droit de propriété (insolence que M.
Billault a relevée en vrai avocat), il est permis de concevoir de
sérieuses alarmes sur le sort du travail national; car que feront les Français de leurs bras et de leur intelligence quand ils seront libres?
L'administration que vous avez honorée de
votre confiance a dῦ se préoccuper d'une situation aussi grave, et
chercher dans sa sagesse une protection qu'on puisse substituer à celle qui parait compromise.—Elle vous propose d'interdire a vos fidèles sujets l'usage de la main droite.
Sire, ne nous faites pas l'injure de penser
que nous avons adopté légèrement une mesure qui, au premier aspect,
peut paraître bizarre. L'étude approfondie du régime protecteur nous a révélé ce syllogisme, sur lequel il repose tout entier:
Plus on travaille, plus on est riche;
Plus on a de difficultés à vaincre, plus on travaille;
Ergo, plus on a de difficultés à vaincre, plus on est riche.
Qu'est-ce, en effet, que la protection,
sinon une application ingénieuse de ce raisonnement en forme, et si
serré qu'il résisterait à la subtilité de M. Billault lui-même?
Personnifions le pays. Considérons-le comme
un être collectif aux trente millions de bouches, et, par une
conséquence naturelle, aux soixante millions de bras. Le voilà
qui fait une pendule, qu'il prétend troquer en Belgique contre dix
quintaux de fer.—Mais nous lui disons: Fais le fer toi-même. Je ne le
puis, répond-il, cela me prendrait trop de temps, je n'en ferais pas
cinq quintaux pendant que je fais une pendule.—Utopiste!
répliquons-nous, c'est pour cela même que nous te défendons de faire la
pendule et t'ordonnons de faire le fer. Ne vois-tu pas que nous te
créons du travail?
Sire, il n'aura pas échappé à votre sagacité que c'est absolument comme sinous disions au pays: Travaille de la main gauche et non de la droite.
Créer des obstacles pour fournir au travail l'occasion de se développer, tel est le principe de la restriction qui se meurt. C'est aussi le principe de la restriction qui va naître. Sire, réglementer ainsi, ce n'est pas innover, c'est persévérer.
Quant à l'efficacité de la mesure, elle est
incontestable. Il est malaisé, beaucoup plus malaisé qu'on ne pense,
d'exécuter de la main gauche ce qu'on avait coutume de faire de la
droite. Vous vous en convaincrez, Sire, si vous daignez condescendre à
expérimenter notre système sur un acte qui vous soit familier, comme,
par exemple, celui de brouiller des cartes. Nous pouvons donc nous
flatter d'ouvrir au travail une carrière illimitée.
Quand les ouvriers de toute sorte seront
réduits à leur main gauche, représentons-nous, Sire, le nombre immense
qu'il en faudra pour faire face à l'ensemble de la consommation
actuelle, en la supposant invariable, ce que nous faisons toujours quand
nous comparons entre eux des systèmes de production opposés. Une
demande si prodigieuse de main-d'œuvre ne peut manquer de déterminer une
hausse considérable des salaires, et le paupérisme disparaîtra du pays
comme par enchantement.
Sire, votre cœur paternel se réjouira de penser que les
bienfaits de l'ordonnance s'étendront aussi sur cette intéressante
portion de la grande famille dont le sort excite toute votre
sollicitude. Quelle est la destinée des femmes en France? Le sexe le
plus audacieux et le plus endurci aux fatigues les chasse insensiblement
de toutes les carrières.
Autrefois elles avaient la ressource des
bureaux de loterie. Ils ont été fermés par une philanthropie
impitoyable; et sous quel prétexte? «Pour épargner disait-elle, le
denier du pauvre.» Hélas! le pauvre a-t-il jamais obtenu, d'une pièce de
monnaie, des jouissances aussi douces et aussi innocentes que celle que
renfermait pour lui l'urne mystérieuse de la Fortune? Sevré de toutes
les douceurs de la vie, quand il mettait, de quinzaine en quinzaine, le
prix d'une journée de travail sur un quaterne sec,
combien d'heures délicieuses n'introduisait-il pas au sein de sa
famille! L'espérance avait toujours sa place au foyer domestique. La
mansarde se peuplait d'illusions: la femme se promettait d'éclipser ses
voisines par l'éclat de sa mise, le fils se voyait tambour-major, la
fille se sentait entraînée vers l'autel au bras de son fiancé.
C'est quelque chose encore de faire un beau rêve!
Oh! la loterie, c'était la poésie du pauvre, et nous l'avons laissée échapper!
La loterie défunte, quels moyens avons-nous de pourvoir nos protégées? Le tabac et la poste.
Le tabac à la bonne heure; il progresse,
grâce au ciel et aux habitudes distinguées que d'augustes exemples ont
su, fort habilement, faire prévaloir parmi notre élégante jeunesse.
Mais la poste!...Nous n'en dirons rien, elle fera l'objet d'un rapport spécial.
Sauf donc le tabac, que reste-t-il à vos sujettes? Rien que la broderie, le tricot et la couture, tristes ressources qu'une
science barbare, la mécanique, restreint de plus en plus.
Mais sitôt que votre ordonnance aura paru,
sitôt que les mains droites seront coupées ou attachées, tout va changer
de face. Vingt fois, trente fois plus de brodeuses, lisseuses et
repasseuses, lingères, couturières et chemisières ne suffiront pas à la
consommation (honni soit qui mal y pense) du royaume; toujours en la
supposant invariable, selon notre manière de raisonner.
Il est vrai que cette supposition pourra
être contestée par de froids théoriciens, car les robes seront plus
chères et les chemises aussi. Autant ils en disent du fer, que la France
tire de nos mines, comparé à celui qu'elle pourrait vendanger sur nos coteaux. Cet argument n'est donc pas plus recevable contre la gaucherie que contre la protection;
car cette cherté même est le résultat et le signe de l'excédant
d'efforts et de travaux qui est justement la base sur laquelle, dans un
cas comme dans l'autre, nous prétendons fonder la prospérité de la
classe ouvrière.
Oui, nous nous faisons un touchant tableau
de la prospérité de l'industrie couturière. Quel mouvement! quelle
activité! quelle vie! Chaque robe occupera cent doigts au lieu de dix.
Il n'y aura plus une jeune fille oisive, et nous n'avons pas besoin,
Sire, de signaler à votre perspicacité les conséquences morales de cette
grande révolution. Non-seulement il y aura plus de filles occupées,
mais chacune d'elles gagnera davantage, car elles ne pourront suffire à
la demande; et si la concurrence se montre encore, ce ne sera plus entre
les ouvrières qui font les robes, mais entre les belles dames qui les
portent.
Vous le voyez, Sire, notre proposition
n'est pas seulement conforme aux traditions économiques du gouvernement,
elle est encore essentiellement morale et démocratique.
Pour apprécier ses effets, supposons-la réalisée, transportons-nous par la pensée dans l'avenir; imaginons le système
en action depuis vingt ans. L'oisiveté est bannie du pays; l'aisance et
la concorde, le contentement et la moralité ont pénétré avec le travail
dans toutes les familles; plus de misère, plus de prostitution. La main
gauche étant fort gauche à la besogne, l'ouvrage surabonde et la
rémunération est satisfaisante. Tout s'est arrangé là-dessus; les
ateliers se sont peuplés en conséquence. N'est-il pas vrai, Sire, que
si, tout à coup, des utopistes venaient réclamer la liberté de la main
droite, ils jetteraient l'alarme dans le pays? N'est-il pas vrai que
cette prétendue réforme bouleverserait toutes les existences? Donc notre
système est bon, puisqu'on ne le pourrait détruire sans douleurs.
Et cependant, nous avons le triste
pressentiment qu'un jour il se formera (tant est grande la perversité
humaine!) une association pour la liberté des mains droites.
Il nous semble déjà entendre les libres-dextéristes tenir, à la salle Montesquieu, ce langage:
«Peuple, tu te crois plus riche parce qu'on
t'a ôté l'usage d'une main; tu ne vois que le surcroît de travail qui
t'en revient. Mais regarde donc aussi la cherté qui en résulte, le
décroissement forcé de toutes les consommations. Cette mesure n'a pas
rendu plus abondante la source des salaires, le capital. Les eaux qui
coulent de ce grand réservoir sont dirigées vers d'autres canaux, leur
volume n'est pas augmenté, et le résultat définitif est, pour la nation
en masse, une déperdition de bien-être égale à tout ce que des millions
de mains droites peuvent produire de plus qu'un égal nombre de mains
gauches. Donc, liguonsnous, et, au prix de quelques dérangements
inévitables, conquérons le droit de travailler de toutes mains.»
Heureusement, Sire, il se formera une association pour la défense du travail par la main gauche, et les Sinistristes n'auront pas de peine à réduire à néant toutes ces généralités et idéalités, suppositions et abstractions, rêveries et
utopies. Ils n'auront qu'à exhumer le Moniteur industriel de 1846; ils y trouveront, contre la liberté des échanges, des arguments tout faits, qui pulvérisent si merveilleusement la liberté de la main droite, qu'il leur suffira de substituer un mot à l'autre.
«La ligue parisienne pour la liberté du commerce
ne doutait pas du concours des ouvriers. Mais les ouvriers ne sont plus
des hommes que l'on mène par le bout du nez. Ils ont les yeux ouverts
et ils savent mieux l'économie politique que nos professeurs
patentés...La liberté du commerce, ont-ils répondu, nous notre travail, et le travail c'est notre propriété réelle, grande, souveraine: avec le travail, avec beaucoup de travail, le prix des marchandises n'est jamais inaccessible.
Mais sans travail le pain ne coῦtât-il qu'un sou la livre, l'ouvrier
est forcé de mourir de faim. Or, vos doctrines, au lieu d'augmenter la
somme actuelle du travail en France, la diminueront, c'est-à-dire que
vous nous réduirez à la misère.» (Numéro du 13 octobre 1846.)
«Quand il y a trop de marchandises à
vendre, leur prix s'abaisse à la vérité; mais comme le salaire diminue
quand la marchandise perd de sa valeur, il en résulte qu'au lieu d'être
en état d'acheter, nous ne pouvons plus rien acheter. C'est donc quand
la marchandise est à vil prix que l'ouvrier est le plus malheureux.»
(Gauthier de Rumilly, Moniteur industriel du 17 novembre.)
Il ne sera pas mal que les Sinistristes entremêlent quelques menaces dans leurs belles théories. En voici le modèle:
«Quoi! vouloir substituer le travail de la
main droite à celui de la main gauche et amener ainsi l'abaissement
forcé, sinon l'anéantissement du salaire, seule ressource de presque
toute la nation!
Et cela au moment où des récoltes incomplètes imposent déjà de pénibles sacrifices à l'ouvrier, l'inquiètent
sur son avenir, le rendent plus accessible aux mauvais conseils et prêt à
sortir de cette conduite si sage qu'il a tenue jusqu'ici!»
Nous avons la confiance, Sire, que, grâce à
des raisonnements si savants, si la lutte s'engage, la main gauche en
sortira victorieuse.
Peut-être se formera-t-il aussi une
association, dans le but de rechercher si la main droite et la main
gauche n'ont pas tort toutes deux, et s'il n'y a point entre elles une
troisième main, afin de tout concilier.
Après avoir peint les Sinistristes comme séduits par la libéralité apparente d'un principe dont l'expérience n'a pas encore vérifié l'exactitude, et les Dextéristes comme se cantonnant dans les positions acquises:
«Et l'on nie, dira-t-elle, qu'il y ait un
troisième parti à prendre au milieu du conflit! et l'on ne voit pas que
les ouvriers ont à se défendre à la fois et contre ceux qui ne veulent
rien changer à la situation actuelle, parce qu'ils y trouvent avantage,
et contre ceux qui rêvent un bouleversement économique dont ils n'ont
calculé ni l'étendue ni la portée!» (National du 16 octobre.)
Nous ne voulons pourtant pas dissimuler à
Votre Majesté, Sire, que notre projet a un côté vulnérable. On pourra
nous dire: Dans vingt ans, toutes les mains gauches seront aussi habiles
que le sont maintenant les mains droites, et vous ne pourrez plus
compter sur la gaucherie pour accroître le travail national.
A cela, nous répondons que, selon de doctes
médecins, la partie gauche du corps humain a une faiblesse naturelle
tout à fait rassurante pour l'avenir du travail.
Et, après tout, consentez, Sire, à signer l'ordonnance, et un grand principe aura prévalu: Toute richesse provient de l'intensité du travail. Il nous sera facile d'en étendre et varier les applications. Nous décréterons, par exemple,
qu'il ne sera plus permis de travailler qu'avec le pied. Cela n'est pas
plus impossible (puisque cela s'est vu) que d'extraire du fer des vases
de la Seine. On a vu même des hommes écrire avec le dos. Vous voyez,
Sire, que les moyens d'accroître le travail national ne nous manqueront
pas. En désespoir de cause, il nous resterait la ressource illimitée des
amputations.
Enfin, Sire, si ce rapport n'était destiné à
la publicité, nous appellerions votre attention sur la grande influence
que tous les systèmes analogues à celui que nous vous soumettons sont
de nature à donner aux hommes du pouvoir. Mais c'est une matière que
nous nous réservons de traiter en conseil privé.
XVII.—: DOMINATION PAR LE TRAVAIL1
«De même qu'en temps de guerre on arrive à
la domination par la supériorité des armes, peut-on, en temps de paix,
arriver à la domination par la supériorité du travail?»
Cette question est du plus haut intérêt, à
une époque où on ne paraît pas mettre en doute que, dans le champ de
l'industrie, comme sur le champ de bataille, le plus fort écrase le plus faible.
Pour qu'il en soit ainsi, il faut que l'on
ait découvert, entre le travail qui s'exerce sur les choses et la
violence qui s'exerce sur les hommes, une triste et décourageante
analogie; car comment ces deux sortes d'actions seraientelles identiques
dans leurs effets, si elles étaient opposées par leur nature?
Et s'il est vrai qu'en industrie comme en guerre, la domination est le résultat nécessaire de la supériorité,
qu'avons-nous à nous occuper de progrès, d'économie sociale, puisque
nous sommes dans un monde où tout a été arrangé de telle sorte, par la
Providence, qu'un même effet, l'oppression, sort fatalement des
principes les plus opposés?
A propos de la politique toute nouvelle où
la liberté commerciale entraîne l'Angleterre, beaucoup de personnes font
celte objection qui préoccupe, j'en conviens, les esprits les plus
sincères: «L'Angleterre fait-elle autre chose que poursuivre le même but
par un autre moyen? N'aspire-t-elle pas toujours à l'universelle
suprématie? Sῦre de la supériorité de ses capitaux et de son travail,
n'appelle-t-elle pas la libre concurrence pour étouffer l'industrie du
continent, régner en souveraine, et conquérir le privilége de nourrir et
vêtir les peuples ruinés?»
Il me serait facile de démontrer que ces
alarmes sont chimériques; que notre prétendue infériorité est de
beaucoup exagérée; qu'il n'est aucune de nos grandes industries qui,
non-seulement ne résiste, mais encore ne se développe sous l'action de
la concurrence extérieure, et que son effet infaillible est d'amener un
accroissement de consommation générale, capable d'absorber à la fois les
produits du dehors et ceux du dedans.
Aujourd'hui je veux attaquer l'objection de
front, lui laissant toute sa force et tout l'avantage du terrain
qu'elle a choisi. Mettant de côté les Anglais et les Français, je
rechercherai, d'une manière générale, si, alors même que, par sa
supériorité dans une branche d'industrie, un peuple vient à étouffer
l'industrie similaire d'un autre peuple, celui-là a fait un pas vers la
domination et celui-ci vers la dépendance; en d'autres termes, si tous
deux ne gagnent pas dans l'opération, et si ce n'est pas le vaincu qui y
gagne davantage.
Si l'on ne voit dans un produit que l'occasion d'un travail, il est certain que les alarmes des protectionnistes sont fondées. A ne considérer le fer, par exemple, que dans ses
rapports avec les maîtres de forges, on pourrait craindre que la
concurrence d'un pays, où il serait un don gratuit de la nature,
n'éteignît les hauts fourneaux dans un autre pays où il y aurait rareté
de minerai et de combustible.
Mais est-ce là une vue complète du sujet?
Le fer n'a-t-il des rapports qu'avec ceux qui le font? est-il étranger à
ceux qui l'emploient? sa destination définitive, unique, est-elle
d'être produit? et, s'il est utile, non à cause du travail dont il est
l'occasion, mais à raison des qualités qu'il possède, des nombreux
services auxquels sa dureté, sa malléabilité le rendent propre, ne
s'ensuit-il pas que l'étranger ne peut en réduire le prix, même au point
d'en empêcher la production chez nous, sans nous faire plus de bien,
sous ce dernier rapport, qu'il ne nous fait de mal sous le premier?
Qu'on veuille bien considérer qu'il est une
foule de choses que les étrangers, par les avantages naturels dont ils
sont entourés, nous empêchent de produire directement, et à l'égard
desquelles nous sommes placés, en réalité,
dans la position hypothétique que nous examinons quant au fer. Nous ne
produisons chez nous ni le thé, ni le café, ni l'or, ni l'argent. Est-ce
à dire que notre travail en masse en est diminué? Non; seulement, pour
créer la contre-valeur de ces choses, pour les acquérir par voie
d'échange, nous détachons de notre travail général une portion moins grande
qu'il n'en faudrait pour les produire nous-mêmes. Il nous en reste plus
à consacrer à d'autres satisfactions. Nous sommes plus riches, plus
forts d'autant. Tout ce qu'a pu faire la rivalité extérieure, même dans
les cas où elle nous interdit d'une manière absolue une forme déterminée
de travail, c'est de l'économiser, d'accroître notre puissance
productive. Est-celà, pour l'étranger, le chemin de la domination?
Si l'on trouvait en France une mine d'or, il ne s'ensuit pas que nous eussions intérêt à l'exploiter. Il est même certain
que l'entreprise devrait être négligée, si chaque once d'or absorbait
plus de notre travail qu'une once d'or achetée au Mexique avec du drap.
En ce cas, il vaudrait mieux continuer à voir nos mines dans nos
métiers.—Ce qui est vrai de l'or l'est du fer.
L'illusion provient de ce qu'on ne voit pas
une chose. C'est que la supériorité étrangère n'empêche jamais le
travail national que sous une forme déterminée, et ne le rend superflu
sous cette forme qu'en mettant à notre disposition le résultat même du
travail ainsi anéanti. Si les hommes vivaient dans des cloches, sous une
couche d'eau, et qu'ils dussent se pourvoir d'air par l'action de la
pompe, il y aurait là une source immense de travail. Porter atteinte à
ce travail, en laissant les hommes dans cette condition,
ce serait leur infliger un effrayable dommage. Mais si le travail ne
cesse que parce que la nécessité n'y est plus, parce que les hommes sont
placés dans un autre milieu, où l'air est mis sans effort, en contact
avec leurs poumons, alors la perte de ce travail n'est nullement
regrettable, si ce n'est aux yeux de ceux qui s'obstinent à n'apprécier,
dans le travail, que le travail même.
C'est là précisément cette nature de
travail qu'anéantissent graduellement les machines, la liberté
commerciale, le progrès en tout genre; non le travail utile, mais le
travail devenu superflu, surnuméraire, sans objet, sans résultat. Par
contre la protection le remet en œuvre; elle nous replace sous la couche
d'eau, pour nous fournir l'occasion de pomper; elle nous force à
demander l'or à la mine nationale inaccessible, plutôt qu'à nos métiers
nationaux. Tout son effet est dans ce mot: déperdition de forces.
On comprend que je parle ici des effets
généraux, et non des froissements temporaires qu'occasionne le passage
d'un mauvais système à un bon. Un dérangement momentané accompagne
nécessairement tout progrès. Ce peut être une
raison pour adoucir la transition; ce n'en est pas une pour interdire
systématiquement tout progrès, encore moins pour le méconnaître.
On nous représente l'industrie comme une
lutte. Cela n'est pas vrai, ou cela n'est vrai que si l'on se borne à
considérer chaque industrie dans ses effets, sur une autre industrie
similaire, en les isolant toutes deux, par la pensée, du reste de
l'humanité. Mais il y a autre chose; il y a les effets sur la
consommation, sur le bien-être général.
Voilà pourquoi il n'est pas permis d'assimiler, comme on le fait, le travail à la guerre.
Dans la guerre, le plus fort accable le plus faible.
Dans le travail, le plus fort communique de la force au plus faible. Cela détruit radicalement l'analogie.
Les Anglais ont beau être forts et habiles, avoir des capitaux énormes et amortis, disposer de deux grandes puissances de production, le fer et le feu; tout cela se traduit en bon marché du produit. Et qui gagne au bon marché du produit? Celui qui l'achète.
Il n'est pas en leur puissance d'anéantir
d'une manière absolue une portion quelconque de notre travail. Tout ce
qu'ils peuvent faire, c'est de le rendre superflu pour un résultat
acquis, de donner l'air en même temps qu'ils suppriment la pompe,
d'accroître ainsi notre force disponible, et de rendre, chose
remarquable, leur prétendue domination d'autant plus impossible que leur
supériorité serait plus incontestable.
Ainsi nous arrivons, par une démonstration rigoureuse et consolante, à cette conclusion, que le travail et la violence, si opposés par leur nature, ne le sont pas moins, quoi qu'en disent protectionistes et socialistes, par leurs effets.
Il nous a suffi pour cela de distinguer entre du travail anéanti et du travail économisé.
A voir moins de fer parce qu'on travaille moins, ou avoir plus de fer quoiqu'on
travaille moins, ce sont choses plus que différentes; elles sont
opposées. Les protectionistes les confondent, nous ne les confondons
pas. Voilà tout.
Qu'on se persuade bien une chose. Si les
Anglais mettent en œuvre beaucoup d'activité, de travail, de capitaux,
d'intelligence, de forces naturelles, ce n'est pas pour nos beaux yeux.
C'est pour se donner à eux-mêmes beaucoup de satisfactions en échange de
leurs produits. Ils veulent certainement recevoir au moins autant
qu'ils donnent, et ils fabriquent chez eux le paiement de ce qu'ils achètent ailleurs.
Si donc ils nous inondent de leurs produits, c'est qu'ils entendent
être inondés des nôtres. Dans ce cas, le meilleur moyen d'en avoir
beaucoup pour nous-mêmes, c'est d'être libres de choisir, pour
l'acquisition, entre ces deux procédés: production immédiate, production
médiate. Tout le machiavélisme britannique ne nous fera pas faire un
mauvais choix.
Cessons donc d'assimiler puérilement la
concurrence industrielle à la guerre; fausse assimilation qui tire tout
ce qu'elle a de spécieux de ce qu'on isole deux industries rivales pour
juger les effets de la concurrence. Sitôt qu'on fait entrer en ligne de
compte l'effet produit sur le bien-être général, l'analogie disparaît.
Dans une bataille, celui qui est tué est
bien tué, et l'armée est affaiblie d'autant. En industrie, une usine ne
succombe qu'autant que l'ensemble du travail national remplace ce
qu'elle produisait, avec un excédant.
Imaginons un état de choses où, pour un homme resté sur le carreau, il
en ressuscite deux pleins de force et de vigueur. S'il est une planète
où les choses se passent ainsi, il faut convenir que la guerre s'y fait
dans des conditions si différentes de ce que nous la voyons ici-bas,
qu'elle n'en mérite pas même le nom.
Or, c'est là le caractère distinctif de ce qu'on a nommé si mal à propos guerre industrielle.
Que les Belges et les Anglais baissent le
prix de leur fer, s'ils le peuvent, qu'ils le baissent encore et
toujours, jusqu'à l'anéantir. Ils peuvent bien par là éteindre un de nos
hauts fourneaux, tuer un de nos soldats; mais je les défie d'empêcher
qu'aussitôt, et par une conséquence nécessaire
de ce bon marché lui-même, mille autres industries ne ressuscitent, ne
se développent, plus profitables que l'industrie mise hors de combat.
Concluons que la domination par le travail
est impossible et contradictoire, puisque toute supériorité qui se
manifeste chez un peuple se traduit en bon marché et n'aboutit qu'à
communiquer de la force à tous les autres. Bannissons de l'économie
politique toutes ces expressions empruntées au vocabulaire des
batailles: Lutter à armes égales, vaincre, écraser, étouffer, être battu, invasion, tribut.
Que signifient ces locutions? Pressez-les, et il n'en sort rien... Nous
nous trompons, il en sort d'absurdes erreurs et de funestes préjugés.
Ce sont ces mots qui arrêtent la fusion des peuples, leur pacifique,
universelle, indissoluble alliance, et le progrès de l'humanité1
fin de la seconde série.