Naissance du syndicalisme
Le mouvement syndicaliste est né, au cours de la seconde moitié du XIX
e siècle, dans un esprit fortement anti-
démocratique. Le
suffrage universel, opposé à la notion de « classe », fut perçu à l’origine comme un processus bourgeois socialement mutilant par sa dimension
individualiste.
Aujourd’hui encore, les grandes confédérations syndicales acceptent
difficilement le processus de substitution de processus démocratiques
(élections des élus, referendums) au principe organique de
représentation. L’unité sociologique (classe sociale, masse homogène)
continue à primer, dans leur esprit, sur la diversité
démocratique et
libérale (le suffrage universel et le libre choix du
marché).
Napoléon III octroie le
droit de grève aux travailleurs comme soupape de sécurité (24 mai
1864 :
loi Ollivier supprimant le délit de coalition et reconnaissant le droit
de grève). La légalisation des associations ouvrières semble permettre
une canalisation plus contrôlable et plus constructive des
revendications et des protestations. La sphère du social,
espace
de structuration artificielle et collective des rapports sociaux, est
née. Bien que vide de sens, elle continuera à rassurer le pouvoir
politique au cours du siècle suivant.
Pourtant, la crainte de conflits violents persiste malgré
l’instauration de représentations démocratiques à coté de ce espace
social structuré. A l’opposé de l’approche communautaire du syndicalisme
européen qui connaît un grand succès, le syndicalisme français
n’abandonne pas son engagement révolutionnaire et reste ultra
minoritaire. Adhérer à un syndicat français signifie incorporer pour
militer.
La Charte d’Amiens, en
1905, fixe clairement cette orientation activiste : «
La
CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs
conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du
patronat ». Plus loin : «
Le Congrès considère que cette
déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe, qui oppose sur
le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les
formes d'exploitation et d'oppression, tant matérielles que morales,
mises en oeuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière. […]
Mais cette besogne n'est qu'un côté de l'œuvre du syndicalisme ; il
prépare l'émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par
l'expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d'action la grève
générale et il considère que le syndicat, aujourd'hui groupement de
résistance, sera, dans l'avenir, le groupe de production et de
répartition, base de réorganisation sociale. »
Le ton est donné. Il ne changera plus.
Collectivisation de la sphère sociale
Pourtant, le législateur lui confie progressivement des pouvoirs croissants, d’abord à l’intérieur des
entreprises, mais aussi, après la seconde guerre mondiale, au sein de la sphère de l'
État.
En s’institutionnalisant et en radicalisant les rapports sociaux dans une perspective de
lutte des classes, le syndicalisme continue à s’éloigner davantage des préoccupations concrètes et élémentaires des
salariés.
Le Code du Travail, depuis
1910,
n’est qu’une stratification confuse de règles fondées sur une
sociologie des rapports sociaux et sur une doctrine particulière de l’
entreprise, toutes deux d’inspiration sous-jacente
marxiste. Il faut noter que depuis l’arrivée des socialistes au pouvoir en
1981,
la très nette accélération de l’empilement de textes a doublé le volume
de ce Code, déjà complexe et touffu, et mené aussi bien l’
entreprise que le
marché de l’emploi au bord du gouffre.
Or,
la représentativité sociologique, quelle qu’elle soit, n’est pas susceptible d’être juridiquement construite. Le
droit du
travail s’est donc développé de manière anarchique, sans respecter aucune
norme de droit, avec les effets désastreux sur l’emploi, le développement de la précarité et le tassement des salaires vers le bas.
C’est juste après la grande guerre que les
contrats collectifs, prioritaires sur les contrats individuels, font leur apparition. Le syndicat peut aussi agir en
justice en se substituant aux
individus
lésés.
Bref, le législateur permet une extension constante du domaine
d’autorité du syndicalisme. Lors du Front Populaire et dans l’immédiat
après-guerre, deux très courtes périodes d’engouement exceptionnel pour
le syndicalisme, les accords de Matignon de 1936 introduisent l’élection
des délégués du personnel dans les entreprises, et les comités
d’entreprise viennent s’ajouter aux précédents en 1945. Dans le même
temps. un Léviathan qui est né : l’«
Etat-providence ».
Le syndicalisme est bien entendu partie prenante de cette
collectivisation des rapports économiques et sociaux. On lui assure la
main mise sur la
sécurité sociale,
l’entrée au nouveau Conseil Économique et Social, dans les conseils
d’administration des entreprises nationalisées et à la Commission au
Plan.
Institutionnalisation du cartel syndical
Pire, le décret du 31 mars
1966
instaure un oligopole en fixant une « présomption irréfragable de
représentativité pour cinq confédérations nationales » et pas une de
plus. Dorénavant, elles seules disposent du droit (un
monopole)
de représenter les salariés au niveau national.
Pour renforcer leur pouvoir, les sections syndicales d’entreprise,
créées dans la foulée en 1968, sont confiées aux délégués syndicaux, non
pas élus mais nommés par ces confédérations. Ainsi les syndicats
peuvent-ils engager, par la seule signature de leur délégué nommé, et
sans autre condition préalable, l'ensemble des salariés d'une
entreprise ou d'une branche professionnelle sur des questions fondamentales touchant à leur vie.
En
1982, les lois Auroux alourdissent considérablement le poids des syndicats dans la vie des
entreprises : obligation annuelle de négocier, apparition des « groupes d’expression », etc.
L’arrivée des socialistes au pouvoir marque aussi l’accélération du déclin du syndicalisme français.
Avec ses 430.000 représentants et permanents actuels et des comptes totalement opaques, cette institution lourdement
bureaucratique
ne parvient toujours pas à évoluer, à appréhender la diversité des
réalités et des attentes des salariés. Malgré plusieurs tentatives
d’ouverture et de modernisation de la part de la CFDT, le monde syndical
persiste globalement dans la voie du conflit idéologique ou de la
défense d’intérêts
corporatistes.
Les scissions de SUD et de l’UNSA vont, elles, plutôt dans le sens
d’une radicalisation des luttes. Dernier sursaut du moribond ?
Rappelons que depuis la révolution française, la loi Le Chapelier a fixé l’idée que l’
intérêt particulier constitue une menace pour le pays, que seul l’
intérêt général
compte. Cette mascarade rhétorique permanente atteint depuis vingt ans
son paroxysme lorsque la lutte syndicale, au nom de cet « intérêt
général », s’est mise à défendre des intérêts spécifiques. On se rend
compte, depuis, qu’il n’existe plus de représentation automatique et
définitive. Les coalitions sont limitées, les stratégies individuelles
et les négociations sont partielles et transversales.
Fonctionnarisation du syndicalisme
Pourtant, les négociations collectives ont progressivement quitté la
sphère de l’entreprise pour être signées au niveau des branches, notion
déjà confuse, à l’échelle interprofessionnelle ou bien enfin directement
avec les ministres. Ces « partenaires sociaux » officiels exercent dés
lors une pression croissante sur un monde politique fragilisé qui espère
trouver un surcroît de légitimité en négociant avec eux. Mais en
définissant au coup par coup le critère de représentativité et en
s’appuyant davantage sur cette légitimité sociale factice, le pouvoir
politique se retrouve confronté à l’antagonisme initial qui oppose
démocratisme et syndicalisme.
Dictature duale : Etat / syndicats
Dès lors, la société civile se retrouve de plus en plus prise en étau
(voire en otage) entre un pouvoir dual. S’adossant au pouvoir
politique en quête d’une nouvelle crédibilité, l’institution syndicale cherche une légitimité. L’effondrement de l’illusion
marxiste
et la situation sociale désastreuse où le syndicalisme a contribué à
nous mener, nous offrent l’opportunité d’assainir le syndicalisme dans
ses fondements et dans son fonctionnement. Le concept de « partenaires
sociaux » a prouvé, depuis longtemps mais particulièrement depuis une
dizaine d'années, sa nocivité et son injustice. Le moment est aussi venu
de repenser notre Code du Travail, oppressif et incohérent. Le
travail ne doit plus être perçu comme un mal à combattre, l’
entreprise comme un ennemi à terrasser ou la
liberté
individuelle de négocier comme une menace de classe. Il apparaît urgent
d’abandonner l’« idéologie de la négociation collective »
franco-française, purement incantatoire, pour revenir à un ensemble de
normes de
Droit et à une vraie place pour les négociations individuelles.
La position libérale, en résumé
Le syndicalisme est légitime, pour autant qu'il respecte les principes du
droit, que les syndicats ne prétendent pas représenter plus que leur base d'adhérents, et ne se voient pas accorder par l'
État des
privilèges (qui sont exorbitants en
France :
monopole de la représentativité, intrusion illégitime dans la vie des
entreprises, entraves à la liberté de travail, gestion de la
sécurité sociale, financement occulte et gestion de type mafieux
[1],
etc., alors même qu'il y a moins de 10 % de salariés syndiqués dans le
pays). Ces abus de droit sont d'ailleurs aussi bien le fait des
syndicats de salariés que du syndicat patronal.
Dans d'autres pays, comme aux
États-Unis, des millions de salariés ne peuvent être embauchés que s'ils adhèrent à un syndicat (
closed shop) ;
la puissance des syndicats y est telle que les chefs d'entreprises
eux-mêmes se voient imposer certaines décisions et doivent obliger leurs
salariés à se syndiquer, même s'ils ne le souhaitent pas.
Quant à la prétention des syndicats de
salariés à être capable de faire progresser les
salaires, elle est fortement mise en doute par les économistes
[2].
Il existe en effet une loi assez stricte qui aligne le niveau des
rémunérations (financières ou en nature) sur celui des productivités.
Des syndicats peuvent obtenir temporairement et pour quelques activités
des conditions plus avantageuses que celles qu'autoriserait la
productivité ; mais ce succès n'est qu'un transfert, au détriment
d'autres
salariés ou des
consommateurs, et ne saurait durablement remettre en cause le niveau des rémunérations.
Citations
-
« Paradoxalement, la baisse des adhésions
syndicales peut également s'interpréter comme une rançon du succès des
syndicats sur le "marché politique". Dans la mesure où aujourd'hui la législation contraignante de l'État
se substitue de plus en plus à la protection du syndicat, il est
inévitable que moins de gens se sentent motivés pour mettre leur écot et
leur temps à la disposition des centrales ouvrières. Pourquoi payer des
cotisations, ou sacrifier du temps à l'activité syndicale si la plupart
des objectifs qui guidaient l'action des syndicats sont désormais
inscrits dans la loi ? »
— Bertrand Lemennicier
-
« La racine de l'idée syndicaliste se trouve dans la croyance que les entrepreneurs et capitalistes
sont d'irresponsables autocrates qui sont libres de conduire
arbitrairement leurs affaires. Une telle dictature ne doit pas être
tolérée. […] L'erreur fondamentale de ce raisonnement est évidente. Les
entrepreneurs et capitalistes ne sont pas des autocrates irresponsables.
Ils sont inconditionnellement soumis à la souveraineté des
consommateurs. Le marché est une démocratie de consommateurs. Les syndicalistes veulent transformer cela en démocratie des producteurs. Cette idée est fallacieuse, parce que la seule fin et raison d'être de la production est la consommation. »
— Ludwig von Mises, L'Action humaine[3]
-
« La CGT, la CFDT, FO, la CFTC et la CGC ne sont
nullement gênées par leur ridicule poids réel dans la population
salariée. Elles parlent haut et fort et agissent en maîtresses des
lieux. Les gouvernements se plient humblement à tous leurs désirs. Et
elles empoisonnent la vie de tout le monde avec une bonne conscience
affichée qui fait frémir. »
— Claude Reichman
-
« Des dizaines d’années avant l’apparition des
premiers partis communistes et même des premiers théoriciens
socialistes, ce sont les libéraux du XIXe siècle qui ont posée, avant tout le monde, ce que l’on appelait alors la « question sociale » et qui y ont répondu en élaborant plusieurs des lois fondatrices du droit social moderne. C’est le libéral François Guizot, ministre du roi Louis-Philippe qui, en 1841, fit voter la première loi destinée à limiter le travail des enfants dans les usines. C’est Frédéric Bastiat, cet économiste de génie que l’on qualifierait aujourd’hui d’ultralibéral forcené ou effréné, c’est lui qui, en 1849,
député à l’Assemblée législative intervint, le premier dans notre
histoire, pour énoncer et demander que l’on reconnaisse le principe du droit de grève. C’est le libéral Émile Ollivier qui, en 1864,
convainquit l’empereur Napoléon III d’abolir le délit de coalition,
ouvrant ainsi la voie au syndicalisme futur. C’est le libéral Pierre Waldeck-Rousseau qui, en 1884 fit voter la loi attribuant aux syndicats la personnalité civile. »
— Jean-François Revel, La Grande parade