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avril 21, 2015

John Dewey et le libéralisme (remettre les hommes au coeur de la politique et de l'économie, pour préserver et renouveler la démocratie)

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

Sommaire:

A) Reconstruire le libéralisme par Claude Gautier via  John Dewey - laviedesidees.fr


B) Après le libéralisme. Ses impasses, son avenir - Via Metamag, le magazine de l’esprit critique

C) Présentation de John Dewey - Après le libéralisme, ses impasses, son avenir, Climats - 1935 par Bernard Drevon



A) Reconstruire le libéralisme
 
Pour John Dewey, le libéralisme a perdu dans le monde contemporain la force de contestation politique qu’il avait à sa naissance. Le reconstruire suppose de changer les conditions sociales de notre action.

Il faut relever l’importance de cette édition des trois conférences prononcées par J. Dewey en 1935 à l’université de Virginie. Réécrites et amplifiées, elles ont été publiées sous le titre anglais : Liberalism and Social Action. On regrettera que pour des raisons éditoriales, le titre Après le libéralisme ? ait été imposé. Il y a là une ambiguïté qui n’est pas dans l’original et qui enveloppe presque un contre-sens ! La question posée n’est sans doute pas celle d’un dépassement du libéralisme mais plutôt, et conformément aux réquisits de l’analyse pragmatiste de l’« action sociale » chez J. Dewey, celle de son accomplissement. Il faudrait parler plus justement encore de sa « reconstruction ». L’élaboration théorique d’un tel procès ne peut pas être séparée des conditions de l’action sociale de celles et ceux qui, dans les situations pratiques où ils se trouvent, subissent les conséquences de la crise du capitalisme.

Il manque donc au titre français ce qui soutient, tout au long de l’ouvrage, le point de vue d’une lecture radicale et pragmatiste du libéralisme, à savoir sa mise en rapport avec la transformation des conditions sociales de l’action. Faire l’histoire du libéralisme en se tenant au cœur des doctrines n’a donc pas beaucoup de sens — ruse parmi d’autres du point de vue intellectualiste. Il importe plutôt de rapporter l’anthropologie et les valeurs du libéralisme aux conditions dans lesquelles celui-ci est susceptible de se traduire en actes, c’est-à-dire de produire des effets. Or ce qui apparaît clairement à la lecture de ces pages édifiantes, c’est que cette confrontation de la doctrine aux pratiques sociales qu’elle est supposée rendre pensables et possibles avère ses limites ainsi que le caractère révolu des conditions historiques de son premier développement [J. Dewey parle du « premier libéralisme » [1], ALL : 63]. C’est cet écart qui fonde la nécessité d’une reconstruction.

Le point de vue de lecture des doctrines libérales ne sera donc ni interne ni externe — autre dualisme discutable ; il sera contextuel si l’on entend par là que le lieu de mise à l’épreuve des « théories » est celui des formes sociales de l’expérience humaine. L’esquisse d’une histoire du libéralisme ainsi proposée par J. Dewey est radicale, non pas parce qu’il dépasse le libéralisme dans les termes d’un « idéalisme » — imposé par le haut et par une raison surplombante — ou d’un « matérialisme » — idéalisme qui ne dit pas son nom —, mais parce qu’il identifie les transformations historiques des conditions économiques, sociales et politiques qui font obstacles à la continuité des flux d’expériences sans lesquelles les individus ne peuvent pas se « constituer » [ALL : 93] comme des individualités.

Le libéralisme revendiqué est, une fois encore, « radical » parce qu’il reconnaît la valeur suprême de l’individu non pas comme entité métaphysique déjà donnée mais comme ce qui se construit dans l’action sociale. L’action sociale est alors l’instrumentum qui opère et depuis lequel les individus cessent d’être des figures abstraites ontologiquement figées pour devenir, en tant qu’« individualités » [ALL : 109-110], des réalités effectives dont les mouvements de constitution sont rendus possibles par la reconstruction de conditions sociales permettant une activité proprement humaine. Les individus ne sont alors plus pensés comme des idéalités ou des fictions auxquelles on attribue des droits et des libertés ; ils s’incarnent dans des mouvements d’individuation au cours desquels ils se forment comme autant de caractères différenciés.

Mettre en rapport, comme le suggère le titre original, le libéralisme et l’action sociale, c’est donc exprimer une thèse forte selon laquelle, dans un libéralisme authentiquement reconstruit, l’individu n’est pas tant individu que procès d’individuationlequel, pour advenir, suppose de repenser autrement la médiation active du « social ». Ce dernier ne peut plus être pensé dans les termes de l’antinomie constitutive du libéralisme classique qui oppose irréductiblement l’individu et la société. Il doit être reconnu, dans toute son opérativité, comme ensemble de relations.

Les tensions internes au premier libéralisme et le diagnostic de crise

Faire l’histoire du libéralisme c’est, entre autres choses, comprendre ce qui a donné à l’anthropologie individualiste et aux valeurs qu’elle enveloppe, à une époque spécifiée, cette capacité pratique à produire des effets si radicalement nouveaux sur les plans économique, politique et culturel. En ce sens, le « premier libéralisme » a sans aucun doute correspondu aux forces — auxquelles il a pu donner forme — qui remettaient en cause les facteurs de conservation de l’ordre social — les institutions et les autorités au sens le plus large qui soit. C’est parce que ce libéralisme originel était adossé et donnait prise à ces mouvements de contestation des « autorités » — les coutumes, l’arbitraire de l’hérédité, etc. — qu’il s’est construit comme une véritable doctrine, c’est-à-dire comme un ensemble de valeurs fondant les besoins de transformation accompagnant l’émergence des nouvelles sociétés sur le vieux continent européen et, avec un décalage, sur le nouveau continent [ALL : 62-63].

Ce qui frappe avec ce premier libéralisme, c’est donc l’existence d’une coïncidence presque parfaite entre un type de justification théorique et un état des conditions de l’action sociale. On admettra sans difficulté que cette souche doctrinale originaire du libéralisme fut principalement portée par Locke. Ce dernier faisait de la raison une qualité inhérente à l’individu ; il envisageait les droits naturels et les libertés comme les instruments d’une rationalisation adéquate aux actions intéressées et individualisées [ALL : 64-65]. Par là même, il inscrivait son anthropologie individualiste et les valeurs morales qui la sous-tendaient dans un horizon pratique susceptible de produire de nouveaux effets.

La question, ici, n’est donc pas de savoir s’il s’agit d’une lecture anachronique ou rétrospective du premier libéralisme. Elle est de souligner l’efficacité politique d’une concomitance qui advient entre l’action individualisée et intéressée d’un côté et, de l’autre, la nécessité de disqualifier les autorités traditionnelles. La légitimité de ce premier libéralisme était cet accord réalisé entre une « doctrine » et son « environnement ». Un accord dont le caractère opératoire se déployait dans la généralisation d’un type inédit d’expérience : l’individuation par le jeu des actions intéressées dont les individus devenaient les véritables auteurs.

Cette étape cruciale eut une première conséquence d’importance : elle destitua la raison de son piédestal [ALL : 84] pour en faire un « instrument permettant d’analyser des situations concrètes » [Ibid.]. Le nouveau schème de l’action individuelle se soutenait d’un usage possible de la raison dès lors qu’elle permettait de penser une adéquation pratique entre des moyens et des fins. Ce caractère instrumental de la raison n’était pas seulement le propre de l’expérience individuelle. La raison pouvait se trouver mise au service de la transformation des institutions, de leur réforme, pour maintenir ou renforcer les termes de la continuité nécessaire entre l’action sociale et son environnement.

On remarquera tout l’intérêt que porte J. Dewey au moment utilitariste dans cette histoire du premier libéralisme [ALL : 75-s.]. Bentham, notamment dans les Principes de morale et de législation [1789], est sans doute celui qui, à ses yeux, illustre de façon exemplaire de quelle manière « le libéralisme peut constituer une force capable d’apporter des changements sociaux radicaux » [ALL : 77].

Ce « premier libéralisme » contient deux tendances qui vont entrer en tension. Une tendance résolument individualiste — inspirée de Locke — et qui aura une influence plus tardive et plus durable aux États-Unis [ALL : 80]. Elle se réduit pour ainsi dire au schéma d’une représentation figée de l’individu doté de « libertés ». Cette première orientation justifie que toute action ne puisse relever que d’un effort personnel, c’est-à-dire individuel [ALL : 92-93] ; elle nourrit par principe une méfiance sinon une hostilité à l’égard de tout ce qui implique une initiative d’État. Sa première justification historique peut être trouvée dans l’assimilation physiocratique des « lois naturelles » aux « lois économiques » : le « laisser-faire » [ALL : 72-s.].

Une seconde tendance, différente, dont la trace est aisément repérable dans l’Angleterre du XIXe siècle [ALL : 86-s.] — et pour laquelle le parti tory, les religieux dissidents ont joué un rôle certain — admet le credo du « laisser-faire » [première tendance] pour « l’associer [cependant] à l’idée que l’action gouvernementale devait servir à aider ceux qui sont économiquement défavorisés afin d’adoucir leur situation » [ALL : 86 ; 98-s.].

Ce qui importe, en l’occurrence, est bien sûr l’écart entre ces deux tendances dont J. Dewey repère les manifestations et le travail dans le parcours non moins exemplaire de J. Stuart Mill. Ce qui fait l’importance de ce dernier est une vision moins idéaliste de l’individu qui n’est pas considéré comme un donné mais comme ce qui est à construire. Ainsi disait-il à propos de la liberté qu’« elle se conquérait, et que la possibilité de cette conquête dépendait du contexte institutionnel dans lequel vi[vai]t l’individu » [ALL : 93]. C’est dans ce mouvement d’élaboration que l’individu s’édifie et qu’il donne prise à ce qui le définit. Si la pleine reconnaissance de l’individu suppose qu’il advienne et se construise par ce qu’il fait, il faut alors que les conditions de ce « faire » soient ouvertes, qu’elles concernent réellement le plus grand nombre.

Ce n’est qu’à partir de là que l’individuation comme mouvement d’acquisition d’un propre devient possible. Ce qui suppose — J. S. Mill encore — que l’on reconnaisse tout autant l’importance de l’éducation [ALL : 92] et la positivité d’une intervention de l’État comme garant de l’ouverture des conditions sociales de l’action.

Ainsi se déployait une seconde tendance, sociale, enveloppée dans la souche de ce libéralisme classique, et opposée à ou en tension avec la première tendance réduite au « laisser-faire ». Ce qui opère relève, d’un côté, d’une vision idéaliste et passéiste et, de l’autre, d’une vision pragmatiste, concrète et ouverte de l’individu. C’est cette tension qui va nourrir ce que J. Dewey désignera par la « crise du libéralisme » dans le second chapitre de cet ouvrage.

Partant de cette première grande caractérisation, J. Dewey est alors en mesure de porter un diagnostic sur les raisons de cette crise qui lui est contemporaine. Ce diagnostic est fondé sur le constat d’un décalage entre les formes idéalisées de la vision libérale de l’individu et les transformations réelles du contexte en lequel se déploient les actions individuelles et sociales. Ces doctrines « notamment sous la forme du libéralisme du laisser-faire servaient désormais à apporter une justification intellectuelle au statut quo » [ALL : 101].

Ce qui, dans la première période, avait permis l’éclosion et la généralisation de conduites novatrices dont les conséquences accompagnaient les changements institutionnels, devient dans les années 20-30 un facteur de blocage. Les idées naguère en phase avec un type d’environnement deviennent des syntagmes figés qui se désolidarisent des contextes de toute activité individuelle pour se muer en étendards que l’on brandit pour revendiquer des privilèges. D’instruments de rationalisation pouvant servir à résoudre des problèmes, du moins à les formuler en des termes susceptibles d’aider leur résolution, les idées libérales deviennent des dogmes déconnectés qui s’interposent entre des conditions historiques et effectives de l’action et leurs conséquences.

Ce qui fait crise, en l’occurrence, n’est pas autre chose que la rupture des formes sociales de transaction entre un environnement qui se transforme et des idées, des croyances qui interdisent de plus en plus de percevoir ces transformations et donc d’agir sur elles ou avec elles.

J. Dewey justifie alors le caractère « rétrograde » [ALL : 102] et la conduite « absolutiste » [ALL : 103 ; 108] des défenseurs d’un « individualisme farouche » de son époque : « Les bénéficiaires du régime économique en place se regroupent dans ce qu’ils appellent des Ligues pour la Liberté afin de perpétuer la domination implacable qu’il exercent sur des millions de leurs contemporains » [ALL : 102].

L’opposition violente à tout forme de contrôle social des conditions de l’action [ALL : 103] est alors la manifestation symptomatique d’une mécompréhension de ce qu’est l’individu et des conditions qui lui sont nécessaires pour advenir comme tel par et dans ses actions. Ce mépris de l’histoire interdit à ces idéologues de tenir compte « des conditions sociales [qui prévalent] à telle ou telle période » [ALL : 104] et c’est la raison pour laquelle la liberté de pensée et d’action qu’ils défendent est devenue « formelle » ou « juridique » et non plus « réelle » [ibid.].

Ce formalisme juridique de la défense des « droits » ne fait que doubler le dogmatisme d’un discours dont les idées et les justifications sont entées sur une vision détachée des contextes réels de la vie sociale et économique, des actions et de leurs conséquences. Formalisme et dogmatisme qui rejoignent l’anthropologie imaginaire d’un individu toujours posé, là même où il importerait de reconnaître le caractère processuel et dynamique des individuations qui ne peuvent se déployer sans restaurer à nouveau les conditions sociales de l’action « dans l’intérêt du plus grand nombre » [ALL : 104 ; 109-110]. C’est précisément une telle reconstruction de l’individualisme libéral qui requiert des formes d’implication sociale de l’État ou, dans le vocabulaire de J. Dewey, « le libéralisme [à reconstruire] doit se préoccuper au plus haut point de la structure de l’association humaine car elle influe de manière positive autant que négative sur le développement des individus » [ALL : 112].

Crise de la raison individuelle : l’intelligence sociale comme « méthode »

Mais il faut bien reconnaître que ce décalage, ainsi constaté et identifié, ne produit pas seulement ses effets dans les domaines économique et social. Il se traduit également par un autre obstacle lié, cette fois-ci, à la « méthode » qu’il faudrait mettre en œuvre pour tenter de sortir de cet état de crise d’une organisation sociale qui ne permet plus à l’action individuelle d’être authentiquement le vecteur d’une émancipation. Là encore, le diagnostic est clair et sans ambiguïté : « La tragédie du premier libéralisme, c’est qu’au moment précis où le problème de l’organisation sociale était le plus urgent, les libéraux n’eurent d’autre solution à lui apporter que l’idée que l’intelligence était un attribut individuel » [ALL : 117].

Il y aurait beaucoup à dire sur cette manière de poser le problème : raisonner sur l’« intelligence » et non la « raison » ; montrer que l’erreur de méthode réside dans l’assomption ontologique dévastatrice selon laquelle l’intelligence est un attribut naturel de l’individu isolé, séparé et non de l’individu en connexion, en « association » pour reprendre les formules de Le public et ses problèmes [Paris, 2010 : 102-106] [2].

C’est sans doute ici que se mesure avec le plus de netteté, chez J. Dewey, la spécificité de l’individualisme revendiqué pour un libéralisme « radical ». Il parle de « l’intelligence comme méthode » [ALL : 122] dont il propose la définition suivante : « elle consiste [...] en cette réélaboration de l’ancien par une union avec le nouveau : c’est la conversion de l’expérience passée en une connaissance, et la projection de cette connaissance dans des idées et des projets qui anticipent sur ce que l’avenir pourra apporter ... » [ibid. ; je souligne].

En quoi la méthode de l’intelligence est-elle liée à l’action sociale ? Elle est portée par l’expérience et elle réside dans la manière de traduire l’expérience révolue dans un contexte actuel qui change. Une telle traduction est connaissance en tant qu’elle autorise de nouvelles expériences qui deviennent pensables au moyen des « idées » et des « projets » à venir qu’elle dessine.

L’intelligence comme « méthode » est alors ce qui garantit la connexion continuée avec l’environnement ; elle est ce qui permet de ne pas sombrer dans l’écueil de l’abstraction qui doit se comprendre comme séparation ruineuse entre l’ordre de la réflexion — qui est l’affaire de la raison isolée et livrée à elle-même — et l’ordre des conditions empiriques de l’expérimentation ou de l’action.

Parler d’une intelligence, ici, c’est donc affirmer la nécessité et la continuité de la connexion entre l’activité de réflexion et les contextes empiriques et pratiques qui la suscitent. La sphère de l’activité humaine où cette articulation produit de tels effets de la manière la plus évidente est celle de l’enquête scientifique dans le domaine des sciences expérimentales à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle.

Or ce qui est remarquable dans ce « modèle », c’est précisément que les possibilités de l’usage individualisé de l’intelligence sont tributaires de l’association qu’implique toute activité scientifique. Autrement dit, la division et la coordination du travail dans le domaine de la connaissance scientifique et expérimentale illustrent, pour J. Dewey, la force de ce qu’il appelle encore l’intelligence sociale comme méthode. Il est alors possible de comprendre, depuis ce « modèle », que le déploiement des capacités individuelles d’une intelligence qui est « sociale » est toujours tributaire de ces relations nécessaires.

Plus encore, cette association dans les usages de l’intelligence sociale est contrôlée par l‘exigence de lier découverte et applications pratiques. Le modèle de l’enquête dans le domaine des sciences expérimentales trouve donc sa justification de principe dans l’application. J. Dewey dit encore à son propos que cette « science » est « la méthode de l’intelligence elle-même en action » [ALL : 118].

Or ce qui fait obstacle à la reconstruction du libéralisme réside aussi dans l’appropriation abusive et illégitime, par un petit nombre, « des ressources culturelles et spirituelles qui sont, non pas le produit des individus qui les ont accaparées, mais le fruit d’un travail de coopération de l’humanité dans son ensemble » [ALL : 126]. C’est donc le même mouvement qui opère dans la sphère des ressources matérielles et dans celle des biens culturels.

Résoudre la crise du libéralisme, favoriser « la renaissance du libéralisme » — titre du troisième chapitre [ALL : 129] — supposera donc que l’on transpose le modèle de l’enquête, de l’univers des sciences expérimentales appliquées dans celui de l’action sociale organisée ; que l’on donne une réalité aux formes de la coopération — les relations, les associations. Il s’agit donc, d’employer « des moyens opposés à ceux qu[e le libéralisme] préconisait sous sa première forme » [ALL : 128].


Les conditions de l’action sociale pour une reconstruction du libéralisme

Si donc l’intelligence sociale est bien la méthode qu’il conviendra de retenir pour sortir de la crise du libéralisme, c’est qu’elle récuse toute séparation entre connaissance et action, qu’elle inclut l’application dans l’horizon toujours pratique de ses élaborations. Faire de l’intelligence sociale la méthode, c’est reconnaître la liaison nécessaire, comme dans l’enquête expérimentale, entre l’hypothèse portée par le travail de la raison téléologique et la mise à l’épreuve, c’est-à-dire le « contrôle » [ALL : 146-147]. C’est admettre le caractère indispensable de l’expérimentation [2003 : Reconstruction en philosophie]. Ce qui n’est pas sans conséquence sur la lecture de la crise politique du modèle délibératif qui accompagne celle du capitalisme et du libéralisme des années 30. Le contrôle des hypothèses ne peut pas se limiter à la simple confrontation des opinions et à l’élaboration abstraite d’un consensus.

Le modèle délibératif porte encore l’empreinte du premier libéralisme et repose sur la conception de l’individu comme isolat faisant un usage strictement autonome de sa raison. Il admet la séparation préjudiciable de l’ordre abstrait de la confrontation des opinions et du domaine concret de leurs applications. La délibération, ainsi entendue, rend impossible toute véritable expérimentation et admet que le seul critère de validité des idées relève de la force rationnelle des arguments. On comprend, dès lors, pourquoi, selon J. Dewey, la solution à la crise du modèle délibératif n’est certainement pas la recherche d’une impartialité et d’une honnêteté plus grandes [ALL : 149]. Ce qui tient lieu d’expérimentation dans le modèle scientifique de l’enquête ne se résume pas, loin s’en faut, au terrain des « idées » ; ou alors, l’idée est hypothèse, c’est-à-dire anticipation de conséquences possibles et cette anticipation ne devient « connaissance », à proprement parler, que lorsqu’elle a subi l’épreuve de l’expérience.

Tout de même, dira J. Dewey, « Il faut absolument qu’on se rapproche de la méthode de l’enquête scientifique et de l’esprit d’invention pour imaginer et concevoir [en politique] des projets de grande envergure pour la société » [ALL : 149]. Sortir de la crise supposera d’accomplir un tel rapprochement, donc de se donner les moyens d’éprouver autrement que dans la sphère abstraite des idées la valeur pratique des projets. Alors, seulement, la place et le statut de l’intelligence en politique pourraient devenir comparables à ce qu’ils sont déjà dans les sciences expérimentales, c’est-à-dire « dans l’exercice du contrôle physique de la nature » [ALL : 150]. Et de rajouter : « Ce [contrôle] a été l’occasion d’une démonstration magistrale de ce que signifie une intelligence organisée » [ibid.].

Une telle transposition — de la science au politique — est ainsi ce qui va donner à l’idée, au projet, etc., sa véritable force de faire : « Si nous parvenons à nous emparer de cette force productive qui s’exerce à travers cette incarnation de l’intelligence, nous serons à même de faire prendre la bonne direction aux changements à venir » [ALL : 151].

Car il ne s’agirait plus de confronter abstraitement la raison avec elle même mais de mettre en œuvre, pratiquement, l’intelligence sociale avec son environnement : l’expérience. Ainsi les idées pourraient-elles s’actualiser et s’ajuster dans les transactions qu’elles suscitent avec leur environnement social. Et s’il y a un sens à parler de « contrôle », ce n’est certainement pas celui d’une maîtrise technicienne de la nature ou de l’environnement mais bien plutôt celui de la restauration d’une liaison, d’une « union » productive, entre expériences passées et conditions actuelles de l’action humaine.

Les perspectives esquissées dans la 3e conférence reposent donc sur l’idée d’une homologie possible entre deux types de l’action organisée. Le premier relève de l’enquête scientifique et il trouve une illustration exemplaire dans l’expérimentalisme propre au développement des sciences et des techniques dans les sociétés occidentales des XIXe et XXe siècles. Le second implique, cette fois-ci dans le domaine politique, tout ce qui relève d’un usage socialisé des ressources propres à une société pour les mettre au service de ses transformations, notamment pour tenter de dépasser la crise du capitalisme.

Cette homologie, pourtant, n’a rien d’évident et pour que « l’intelligence sociale » puisse se nourrir de cette « force productive » [ALL : 151] que sont ses ressources en connaissances, en expériences capitalisées, en savoir-faire, pour les orienter dans la « bonne direction » [ibid.] et soutenir les changements à venir, encore faut-il penser pratiquement une autre organisation de la coopération et de la collaboration. En un mot, il faut une nouvelle division sociale du travail. Cette homologie, pour être effective, repose néanmoins sur deux présupposés qu’on peut discuter.

Le premier concerne l’organisation et la division du travail dans le monde des sciences et des techniques pour lequel il n’est pas sûr que le principe d’égalité soit si pertinent. Les enquêtes sociologiques et historiques sur le fonctionnement des laboratoires et des institutions de recherches, par exemple, montrent à l’envie qu’il existe dans ces mondes des formes particulièrement aiguës de hiérarchie, de domination et d’exploitation ; autrement dit, que la possibilité même d’une accumulation des connaissances, si elle implique effectivement des collaborations, n’est pas incompatible avec des organisations hiérarchisées que l’on retrouve, coeteris paribus, dans d’autres univers sociaux de travail comme l’entreprise ou le monde des bureaux.

La question mérite alors d’être posée de savoir si le modèle de l’enquête qui sert de référent théorique et pratique n’est pas, plutôt, une stylisation utopique et rationnelle qui permet de penser, en termes pragmatiques, une « logique » de l’organisation des expériences de connaissance et de leurs traductions dans des effets pratiques et transformateurs de l’environnement.

Mais, et cette fois pour l’autre terme de l’homologie, à supposer que tel ne soit pas le cas, il reste encore à surmonter un autre écueil. De quelle manière est-il possible de réaliser cette transposition ? Comment le paradigme de l’enquête expérimentale peut-il servir de modèle à l’organisation de l’action sociale et politique pour donner à cette dernière une efficacité pragmatique comparable ? Comment, alors, restaurer ou instaurer le principe libéral authentique d’une égalité qui soit effective entre tous ceux qui sont impliqués dans la coopération ? Égalité sans laquelle, bien sûr, ce sont les conditions mêmes de l’émancipation par l’individuation de chacun qui s’en trouveraient menacées.

par Claude Gautier

Claude Gautier est professeur de philosophie politique et de philosophie des sciences sociales à l’école normale supérieure de Lyon. Ses recherches sont articulées autour de deux axes principaux. Dans le champ de l’histoire de la philosophie, il s’agit d’explorer, dans le moment des Lumières Anglaises et Ecossaises, les rapports entre philosophie et histoire [David Hume et les savoirs de l’histoire, Paris, 2005, Vrin-EHESS, Col. « Contextes » ; Adam Ferguson, An Essay on the History of Civil Society : nature, histoire et civilisation, Paris, 2011, PUF]. Dans le champ de la philosophie des sciences sociales, il s’agit de développer des travaux autour de l’usage des concepts d’« action » et de « pratique » dans certains paradigme de la sociologie contemporaine ; il s’agit, également, de revenir sur le statut et les fonctions normatives du travail de la critique dans les sciences sociales et, tout particulièrement, dans l’histoire de la sociologie française [La force du social. Enquête philosophique sur la sociologie des pratiques de Pierre Bourdieu, Paris, Février 2012, Cerf, Col. « Passages »].

John Dewey, Après le libéralisme ? Ses impasses, son avenir, introduction par Guillaume Garreta ; traduction par Nathalie Féron. Paris, Climats, Flammarion, 2014, 173 p., 16 €.  

Notes
[1Il se constitue comme doctrine au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles et son premier théoricien est J. Locke.
[2La distinction « raison »/« intelligence » peut se comprendre à partir de la place donnée à l’individu dans la manière de constituer et de mobiliser les instruments de résolution des problèmes qui se posent au cours de toute action. La « raison », telle que la suppose le libéralisme, est posée comme un attribut exclusif de l’individu isolé là où la possibilité d’en faire un usage émancipateur demeure tributaire, selon J. Dewey, des rapports d’implication de l’individu dans des collectifs, des organisations, des « publics ». Par exemple, l’innovation ou l’invention scientifique peut sans doute être attribuée à un « individu » particulier ; cependant, la possibilité d’une telle attribution reste liée à une organisation — une division — du travail, à des formes d’associations et de collaborations sans lesquelles cette « invention » ne peut avoir lieu. Parler, ici, d’intelligence, c’est donc mettre au rang des conditions déterminantes de toute action le fait que les individus ne sont jamais isolés et que c’est depuis les formes de leurs insertions sociales qu’il est possible de faire de la « raison » un véritable instrument de transformation et d’amélioration des conditions de vie.



B) Après le libéralisme. Ses impasses, son avenir

Le philosophe pragmatiste américain John Dewey avait fait en 1935 trois conférences sur la crise du libéralisme. Ces textes viennent d’être redécouverts. Ils avaient été écrits au cœur d’une crise durable du libéralisme, dont il n’est sorti que par la guerre.

Ils sont d’actualité alors qu’une nouvelle crise caractérise notre temps. Le pragmatisme de John Dewey c’est l’idée que la connaissance n’est pas dissociable de jugements de valeur. 



John Dewey était hostile au bipartisme américain comme faux pluralisme mais aussi hostile au New deal comme capitalisme d’Etat. Ce en quoi Dewey est « libéral » c’est au sens où il pense qu’il y a une place pour l’individualité mais que celle-ci consiste selon lui à entrer en lien avec les autres. Ce n’est pas une individualité de rétraction mais une individualité de projet.

Le « libéralisme » pour John Dewey c’est procurer à chacun « une liberté et des droits effectifs ». L’individu est selon Dewey un tissu de relations sociales. Il y a pour lui socialisation de l’intelligence, en d’autres termes, il y a une intelligence collective.De ce fait, Dewey critique à la fois la démocratie procédurale, sa réduction au fait majoritaire, et l’expertocratie. Dewey plaide pour un réarmement des individus par l’action collective. Dewey est un Républicain, « avec Jefferson contre Hamilton », du côté du petit peuple, des ruraux, des artisans et des autonomies locales contre les grands industriels et armateurs partisans d’un fédéralisme le plus centralisateur possible. Il est pour le Bien commun, pas pour le tout Commerce. Il est pour les communautés locales, pas pour l’individu isolé. Il est pour les vertus civiques, du côté d’Aristote, pas pour la régulation par l’intérêt ou par le plaisir (Bentham).Ainsi John Dewey anticipe sur Michael Sandel, pas sur David Friedman.

Loin de vouloir éliminer le conflit, Dewey en fait le moteur de la démocratie. Le libéralisme n’a pas consisté selon lui à s’opposer à l’arbitraire des gouvernants mais bien plutôt à démanteler le droit coutumier et communautaire pour « libérer » les énergies d’investir, de s’enrichir et de commercer. C’est contre ce qu’a été le libéralisme historiquement que Dewey se dresse. C’est ainsi qu’en Grande Bretagne c’est le parti Tory (conservateur) et non les Whig (libéraux) qui ont introduit, avec Robert Peel, les premières réformes sociales.
 
Le grand apport de Dewey est de mettre en évidence l’existence d’une nouvelle école libérale selon laquelle la liberté est non pas une possession constituée mais quelque chose qui se conquiert. Dans cette perspective l’Etat est le garant de l’accès de chacun à la liberté. « Pour eux [ces nouveaux libéraux] une conception de l’Etat dans lequel les activités de ce dernier se limitent à maintenir l’ordre entre les individus et à obtenir réparation au profit d’une personne lorsqu’une autre a empiété sur la liberté dont elle jouissait de par la loi, revient de fait à une justification des violences et des inégalités de l’ordre établi. » C’est dire que John Dewey défend un « libéralisme » au sens américain qui ne serait pas un libéralisme au sens européen. Ce serait au contraire la voie d’un réformisme radical. 
 
A redécouvrir.

 
 
John Dewey est un philosophe américain spécialisé en psychologie appliquée et en pédagogie.

Il étudia à l'Université du Vermont, où il fut diplômé (Phi Beta Kappa) en 1879. Après avoir étudié un an sous la supervision de G. Stanley Hall, travaillant dans le premier Laboratoire Américain de Psychologie, Dewey obtient son Ph.D de l'École des Arts et Sciences de l'Université Johns Hopkins en 1884. Il prit dans la foulée un poste universitaire à l'Université du Michigan (1884-1888 et 1889-1894).

En 1894, Dewey rejoint la nouvelle Université de Chicago (1894-1904) où il allait former sa théorie du savoir fondé empiriquement, alignant ses idées sur la nouvelle École de Pensée Pragmatique.

Il dirigeait le département de philosophie, de psychologie et d'éducation et fonda aussi l'University of Chicago Laboratory Schools (École Laboratoire de Chicago) où il put actualiser ses connaissances en pédagogie qui furent la matière pour son œuvre principale en matière d'éducation, "The School and Society" (1899).

En 1899, il fut élu président de l'Association américaine de psychologie. Des désaccords avec l'administration de l'université de Chicago le conduisirent à démissionner de son poste. À partir de 1904, et jusqu'à son décès, il fut professeur de philosophie à la fois à l'Université Columbia à New York et à l'École Normale.

En 1905, il devient président de l'Association Américaine de Philosophie. Il fut également membre de longue date de la Fédération Américaine des Enseignants. 



 
C) Présentation de John Dewey - Après le libéralisme, ses impasses, son avenir, Climats

Réflexion sur le terme même de libéralisme

Un concept « essentiellement contesté »

Tout était simple lorsqu’il n’y avait pas lieu de distinguer entre libéralisme politique et économique (jusqu’au milieu du XIX ° siècle). Les revendications des libertés de pensée, de conscience, d’expression et des libertés d’être propriétaire, de commercer, de contracter, d’entreprendre étaient solidaires dans le combat contre l’ordre ancien et hiérarchisé des oligarchies et des coutumes. La situation se complexifie lorsque le libéralisme est retourné en idéologie de la classe dominante justifiant le laisser-faire le plus débridé de l’économie capitaliste à partir de la seconde moitié du XIX ° siècle, en s’opposant à toute intervention et régulation de l’État, toujours au nom des « mêmes » droits et libertés individuels. 

Dès lors les libéraux « modernes », revendiquant les droits-créances et l’intervention de l’État pour garantir une égale ou du moins possible réalisation des droits des plus faibles, et les libéraux « classiques » la refusant au nom des libertés naturelles individuelles et du marché libre, se réclament tous du libéralisme, au moins jusqu’à la fin des années 1930. 

Cela pousse J. Dewey à une réflexion sur l’historicité et l’usage politique des termes à rebours de leur valence première (comme « démocratie populaire » ou « État des travailleurs » nazi). Pour lui, le libéralisme qui fait des individus des « atomes » newtoniens dotés d’une liberté inhérente et n’entretenant entre eux que des relations externes, dont l’harmonie ne saurait être perturbée par un troisième terme englobant, n’est plus qu’un « pseudo-libéralisme », du fait du changement radical des fronts et des luttes à mener.
 
« Même lorsque les termes demeurent identiques, ils prennent une signification très différente quand ils sont énoncés par une minorité en lutte contre des mesures répressives, et quand ils sont exprimés par un groupe qui a pris le pouvoir et utilise dès lors des conceptions qui étaient auparavant des armes d’émancipation comme instruments pour conserver le pouvoir et la richesse qu’ils ont acquis.  Des idées qui à une certaine époque sont des moyens de produire des transformations sociales n’ont pas la même signification quand elles sont utilisées comme moyens d’empêcher ces transformations. » John Dewey - ALL.

On considère que c’est à l’époque de ALL (1935), au cœur des débats ravivés par la crise économique autour de la définition du libéralisme, de la crise des valeurs et du rôle de l’État, que la valence du terme « libéral » s’est, aux Etats-Unis, nettement infléchie à « gauche » pour désigner les tenants de la protection des plus démunis et du progrès social par le recours à l’intervention du gouvernement. Liberal devient assez rapidement synonyme de partisan du wellfarism (de l’État social). Les opposants des liberals perdent temporairement la bataille terminologique en se faisant taxer de conservateurs (donc opposés au « progrès »).  Certains considèrent même que Dewey fut l’artisan de ce détournement et qu’il obligea les partisans de l’individualisme « ancien » et du laisser-faire à inventer le terme barbare de « libertariens » pour s’auto-désigner. Pas d’identité d’essence du libéralisme pour Dewey. Projet de Dewey : prendre à la lettre l’objectif du premier libéralisme en prenant au sérieux, radicalement, ses déclarations explicites – à savoir de procurer de manière égale à chacun les conditions d’exercer, réellement et concrètement, une liberté et des droits effectifs.

Par la suite, de nos jours notamment liberal en est venu à désigner les tenants du relativisme culturel, du multiculturalisme et de la transgression sociétale, en faisant passer au second plan, dans les fameuses « culture wars » menées contre les « néo-conservateurs », l’intention d’égaliser les conditions. Il suffit de dire ici que Dewey aurait sans doute vu se rejouer là un affrontement épiphénoménal entre deux positions globalement en accord sur le fond, qui l’auraient poussé à chercher une autre voie et « qu’il n’aurait pas chercher à s’épuiser à être de gauche  pour que le monde continue à être de droite » - Citation de J.C. Michéa, « Lasch, mode d’emploi » - préface à Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Champs, Flammarion, 2007.


Dewey n’aurait sans doute pas défendue cette forme de libéralisme culturel qui abandonne aux conservateurs le souci du bien commun, et qui a dépouillé la démocratie de tout contenu « substantiel » pour la réduire à une méthode procédurale.

Au cœur du libéralisme, il plaçait l’individu, ses droits et la réalisation de ses capacités. Or, le libéralisme sous sa forme première (inspiré de John Locke) ou libéralisme classique ne peut plus promouvoir le libre développement de l’individualité ; il peut encore moins garantir l’égal traitement des individus, et n’est pas en mesure de conjuguer libération des individus et bien commun. Il ne le peut plus car son anthropologie n’est absolument plus adaptée au contexte actuel. L’individu abstrait du libéralisme classique va à rebours de ce qui était visé par les premiers libéraux : une société d’individus libres. Non par excès d’individualisme, mais plutôt par défaut, par mauvaise compréhension de la manière dont il advient, et se réalise effectivement l’individualité.

«  Sa philosophie (du premier libéralisme -nda) était telle qu’elle apporta son soutien à l’émancipation d’individus dotés préalablement d’un statut privilégié, mais ne promut pas la libération générale de tous les individus. » -J. Dewey - Philosophies of Freedom - 1928


L’objection la plus forte contre le libéralisme classique ne consiste donc pas à lui opposer un « collectivisme », mais à mettre en avant son anthropologie fantasmée, qui fait de l’individu un support inné et a priori de droits, de capacités et de désirs, sans rapport avec un contexte social donné : le corrélat de cette conception demande aux institutions de tout faire pour ne pas entraver le libre jeu de ces droits, capacités et préférences… Conception qui profita à la nouvelle classe bourgeoise et entrepreneuriale dans sa lutte pour s’émanciper d’une société de privilèges et de hiérarchies freinant le déploiement du marché.

Les concepts revisités


D’où une redéfinition des notions classiques de liberté et de droit, et leur genèse.

La liberté doit être conçue « comme une puissance d’agir en accord avec le choix » ; et les droits et les devoirs sont des « produits des interactions, et ne se trouvent pas dans la constitution originelle et isolée de la nature humaine, qu’elle soit morale ou psychologique. » Leur mise en œuvre requiert donc une action positive (de l’État par exemple) qui intervienne sur les dispositifs sociaux (juridiques, institutionnels) pour garantir l’exercice de cette puissance d’agir des individus. Ceci incite donc à concevoir l’individu comme à produire historiquement, culturellement et institutionnellement, in the making, non pas comme une donnée anthropologique et métaphysique a priori du monde social (et juridique).

Ceci est isomorphe à l’éthique située de Dewey. Il explique que les problèmes principaux de la vie éthique proviennent des conditions de la vie associée. Un individu est un tissu de relations d’intensité et de réticulations variables, selon qu’on les décrive comme coutumes, institutions, engagements, appartenances, participations ; elles forment un caractère, marqué par une typicité et une plasticité.

Les conséquences sont importantes : il peut y avoir des degrés différents de réalisation de l’individualité. Il peut aussi, historiquement, se produire un effacement ou une éclipse de l’individualité. L’individu perdu qui est le contemporain de Dewey est confronté à la précarité de relations anonymes et asymétriques avec des organisations et de systèmes qui le dépassent et sur lesquels il n’a aucun contrôle – et peu de moyens à jour pour les penser. Un retard, voire un fossé temporel, existe entre les schèmes mentaux et les nouvelles conditions et formes sociales. Cette thématique de l’écart est essentielle chez J. Dewey. Nous sommes loin d’une théorie marxiste simpliste du reflet.

« Le retard des schèmes mentaux et moraux est comme un rempart protégeant ces vieilles institutions : ils ont beau être l’expression du passé, ils sont encore l’expression de croyances, de perspectives et de projets actuels. Tel est le problème central du libéralisme aujourd’hui. » J. Dewey- ALL


Ce modèle de l’individu abstrait et décontextualisé a joué un rôle pragmatique décisif dans la lutte que menèrent les premiers libéraux en leur permettant de contester les arguments des réactionnaires qui justifiaient les inégalités par les origines, l’histoire et des différences de nature.

Mais ce modèle par son mépris de l’histoire devint inadapté quand les conditions changèrent et qu’il devint nécessaire de penser les conditions sociales de production de l’individualité.

Une des grandes thèses du livre est que l’époque est caractérisée par la socialisation de l’intelligence. La science, la connaissance, l’information, leur production, leur circulation, leurs usages ne sont pas des affaires individuelles. La crise du libéralisme est celle d’une répartition inégale des productions et créations de l’intelligence, des connaissances et méthodes accaparées et « privatisées » par les groupes au pouvoir. Cette crise a pour origine l’anthropologie métaphysique du libéralisme classique, qui, du fait de concevoir l’individu comme un atome isolé doté d’une sphère interne tout aussi séparée des autres et du monde, conçoit l’intelligence comme une possession privée et individuelle.

L’expérimentalisme : fil rouge de la pensée de J. Dewey


Ceci a des conséquences importantes en matière de démocratie : l’intelligence socialisée est peu sollicitée dans le domaine politique (alors qu’elle l’est dans le domaine de la production et de la validation des connaissances scientifiques) et il est d’après lui urgent de sortir du cadre « newtonien atomiste » du paradigme libéral classique. Ainsi, la tendance à concevoir, consciemment ou non, la démocratie comme suffisamment définie par le vote majoritaire (et donc le comptage de voix isolées), ou la réduire à cela, revient à rester dans le cadre libéral atomiste.


La méthode démocratique ou mise en œuvre de l’organized intelligence consiste selon lui à contribuer à l’émergence de publics et d’utiliser à plein les ressources des sciences sociales pour donner aux individus concernés par les problèmes étudiés la possibilité de former des groupes conscients se saisissant collectivement des enjeux les concernant. L’ouvrage met l’accent sur le modèle collectif et non subjectiviste d’ « intelligence organisée » qu’il serait urgent de transférer au monde social et politique. 


J. Dewey n’a toutefois rien d’un scientiste et d’un positiviste. La science est pour lui une affaire collective de production, de validation, de diffusion de connaissances, faillible, progressant de manière non linéaire par corrections mutuelles, expérimentation et reconfigurations. 


Dans son article « Que veulent les libéraux ? » - 1929 -  J. Dewey constate l’ampleur grandissante du rejet par la population des deux principaux partis qui deviennent indiscernables sur les choix économiques stratégiques et les choix de société. Il tenta de tracer une perspective politique entre des libéraux qui insistaient sur le respect des procédures démocratiques parlementaires et les versions déterministes et scientistes des marxistes qui revendiquaient l’insurrection et l’action violente.



J. Dewey communautarien ?


J. Dewey ne fait pas reposer son libéralisme sur une théorie du contrat, sur des droits naturels ou sur une théorie de la justice. Au centre de sa conception se trouve l’idée que la liberté consiste à participer à une vie commune qui permet aux individus de réaliser les capacités qui leur sont propres. Son originalité repose sur l’appel à des idéaux républicains (Vertu civique et bien commun) contre le commerce et l’autonomie de l’individu, idéaux caractéristiques du libéralisme. Pour J. Dewey, l’industrialisation a produit la dissolution des communautés locales. Il convenait de réaliser une synthèse entre des dimensions républicaines et d’autres d’inspiration plus libérales : self-governement et participation civique à la vie de la communauté d’un côté ; et de l’autre liberté individuelle de réalisation de soi, autonomie et responsabilité. L’idée d’individu, reconstruite, fait l’unité de cet alliage. Une individualité qui grâce au soutien de la communauté (y compris l’État) peut déployer ses capacités d’action et s’épanouir dans une vie riche d’expériences et d’accomplissements. 


Contrairement aux communautariens contemporains, la communauté n’est pas envisagé comme reposant sur le sang, les traditions, l’enracinement, ni même la morale ou la religion. Elle repose avant tout sur l’interdépendance et la participation.


« La valence positive du bien commun est suggéré par l’idée de partager, de participer – une idée impliquée dans l’idée même de communauté. (…) Participer, c’est prendre part, jouer un rôle. Il s’agit là de quelque chose d’actif, qui engage les désirs et les buts de chaque membre ». John Dewey – Ethics – 1932


Pour J. Dewey, la démocratie est avant tout un problème institutionnel. Comment faire venir au jour les publics alors que les forces politiques et économiques dominantes s’y opposent activement ?

Pour un libéralisme radical

Opposé aux marxistes, pour qui le recours à la violence est inévitable, il n’en est pas moins conscient du caractère inéluctable des conflits. Mais selon lui ils ne mettent pas en mouvement des entités figées comme les classes. Le fonctionnement de la démocratie libérale est avant tout constitué d’interactions dynamiques entre des « publics » et des institutions. Ce processus de renouvellement de la démocratie se fait avant tout par le conflit.


C’est dans le conflit, dans la lutte politique qu’un public peut affronter la tâche la plus importante qui l’attend : se découvrir, s’identifier, se constituer lui-même.


« Pour se former, le public doit briser les formes politiques existantes » - J. Dewey – Le public et ses problèmes.

J. Dewey fait de la démocratie une institutionnalisation de la méthode expérimentale, ouverte à la rupture, à la reconstruction. Pour J. Dewey, les publics sont des entités relationnelles construites dans le conflit. Comme le dit J. Dewey, la procédure du vote pour des représentants et la règle de la majorité, en tant que telles sont absurdes et irrationnelles tant qu’on ne travaille pas à améliorer les conditions et les méthodes du débat, à éclairer les alternatives politiques, à renforcer le contrôle populaire des décisions.

Le pragmatiste est un militant déterminé de la création d’un troisième parti progressiste, sur la gauche du Parti démocrate, qui bousculerait l’apathie et le conformisme gagnant la démocratie américaine. 

John Dewey, sur la base d’une reconstruction des idéaux du libéralisme, en arrivait à une critique radicale du capitalisme, sur la base de l’individualisme reconstruit, car ce système avait plongé des millions d’hommes dans la dépendance tout en leur contestant le droit à des allocations chômage. Il fait aussi la critique de la pauvreté culturelle du capitalisme, préconisant de centrer la réflexion sur l’éducation pour le futur.

Cette note est très largement inspirée de l’excellente préface de Guillaume Garreta, mais n’engage que moi pour les erreurs, déformations et approximations.

Bernard Drevon
 
 
 

avril 09, 2015

Robert Alexandre Nisbet: sociologie conservatisme/libertarianisme

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.



On s’accorde souvent à dire que le conservatisme moderne, en tant que philosophie politique, est issu d’Edmund Burke, principalement de ses Réflexions sur la Révolution en France publiées en 1790. Ce livre est bien sûr plus qu’une brillante analyse prédictive de la Révolution et de ses nouveaux modes de pouvoirs néfastes pour la vie de chaque individu ; les Réflexions constituent également, à travers ses digressions, un des plus profonds traités jamais écrits sur la nature de la légitimité politique. Le conservatisme politique moderne, tel que nous le trouvons dans une tradition philosophique européenne depuis 1800, tire ses origines dans l’insistance de Burke sur les droits de la société et de ses groupes historiquement formés, tels que la famille, le voisinage, les guildes et les églises, contre le « pouvoir arbitraire » d’un gouvernement politique. Burke soutient que la liberté individuelle – et cela demeure aujourd’hui la thèse conservatrice – est seulement possible dans un contexte de pluralité d’autorités sociales, de codes moraux et de traditions historiques, qui, dans une articulation organique, servent d’ « auberges et de lieux de repos » à l’âme humaine et de résistance intermédiaire au pouvoir de l’Etat sur l’individu. L’influence des Réflexions de Burke fut immédiate. Tous les travaux majeurs du conservatisme philosophique Européen du début du XIXème siècle, ceux de Bonald, de Maistre, du jeune Lamennais, de Hegel, de Haller, de Donoso Cortes, de Southey et de Coleridge, parmi d’autres, sont enracinés, comme tous ces auteurs sans exception le reconnaissaient, dans l’ouvrage séminal de Burke.

Il convient de souligner ici que le passé politico-idéologique de Burke, qui a conduit à ses fameuses Réflexions, n’était pas considéré à cette époque, et ne le serait pas ordinairement encore aujourd’hui, comme typiquement conservateur. Depuis son enfance, il était admirateur de la Glorieuse révolution de 1688 qui avait eu lieu quatre décennies avant sa naissance. Dans les années 1760, quand les troubles éclatèrent dans les colonies américaines, Burke se rangea sans réserve du côté des colons. Ses discours parlementaires sur les Américains, et sur ce qu’il considérait comme les pratiques détestables du gouvernement britannique, sont classiques. Il n’a peut-être pas approuvé la décision des colonies de partir en guerre et de chercher à rompre complètement avec l’Angleterre, mais ses sympathies restèrent néanmoins pour ces Anglais qui ont fondé l’Amérique du nouveau monde. Il convient de rappeler, que comme en ce qui concerne les Américains, certains des plus puissants discours de Burke au Parlement ont été prononcés en défense de l’Inde et de sa culture traditionnelle dans une opposition féroce à Warren Hastings. Burke chercha à accuser de corruption, sans succès, la compagnie britannique des Indes orientales pour ses exactions en Inde. Malgré son amour pour l’Angleterre et la façon d’être des Anglais, Burke fut implacable dans ses critiques contre le gouvernement pour son traitement de l’Irlande où il naquît. Le Dr Johnson, un proche ami de Burke et un tory fervent, pouvait s’inquiéter avec raison de son whiggisme.

Passons maintenant à la fondation du libertarianisme contemporain, du libéralisme classique. Si nous le souhaitons, nous pouvons remonter au moins jusqu’au Second traité de John Locke, aux écrits de Montesquieu dans la France du XVIIème siècle, à ceux de Jefferson en Amérique ou d’Adam Smith en Angleterre. Mais la source la plus sûre et la plus vivante du libertarianisme me semble se trouver dans De la liberté de John Stuart Mill, publié en 1859, la même année que l’Origine des espèces de Darwin (qui a sa propre relation au libéralisme classique, et ainsi au libertarianisme contemporain, à travers la thèse centrale de la sélection naturelle, version biologique de ce que le libéralisme classique appelait le libre marché, utilisant cette expression dans son sens le plus large). Au début de son fameux essai sur la liberté, Mill formule le fameux « principe très simple ». Il écrit : « Ce principe veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement et collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection. (…) Contraindre quiconque pour son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une justification suffisante. » Je suggère que le « le principe très simple » de Mill constitue le cœur du libertarianisme contemporain. Cependant, il est nécessaire de noter les réserves immédiates de Mill à ce principe, qui peuvent être ou pas acceptées par la majorité des libertariens d’aujourd’hui. Ainsi nous apprenons que ce principe ne s’applique pas aux personnes n’ayant pas la majorité légale, un raccourci qu’un grand nombre de lycéens et d’étudiants trouveraient aujourd’hui ridicule et rejetteraient. Ce principe ne tient pas non plus pour ceux que Mill identifie de façon plutôt énigmatique comme étant « dépendants des soins d’autrui », un état qui doit inclure tous ceux qui bénéficient des aides sociales dans notre société, ainsi que ceux dont Mill a probablement à l’esprit, les malades chroniques et les déficients mentaux. Mill exclut catégoriquement de ce principe de liberté tous les peuples sur Terre qui vivent dans ce qu’il appelle les « âges arriérés de la société ». Pour eux, il déclare que le despotisme, aussi éclairé que possible, reste nécessaire tant qu’ils n’ont pas atteint à travers leur évolution sociale le niveau de civilisation de l’Occident moderne.

Par la suite, Mill va plus loin en refusant le principe de liberté pour ceux autour de nous qui sont, selon ses propres termes, des « nuisances » pour les autres. Et il poursuit : « personne ne prétend que les actions doivent être aussi libres que les opinions. » Dans sa simple exposition, le principe de Mill pourrait très certainement donner une légitimité à la pornographie contemporaine dans toutes les sphères aussi bien qu’aux manifestations de rues bruyantes, troublant l’ordre public et potentiellement violentes. Mais avec les réserves que nous venons de citer, il est loin d’être évident que la vision de Mill de la liberté légitime puisse approuver la licence contemporaine, qu’elle soit morale, politique, religieuse ou autre. Il est impossible de ne pas croire que, même dans son expression la plus épurée, le principe simple et unique de Mill était destiné à n’être appliqué qu’aux individus formés intellectuellement et moralement tel que lui-même l’était. Mais de telles observations n’affectent pas le pouvoir pur et simple qu’a exercé le principe de Mill, spécialement durant les cinquante dernières années, en philosophie, sciences sociales, théologie, droit et plus récemment dans la moralité populaire.  (En regardant autour de nous, qui peut douter sérieusement que la contre-culture a gagné d’importantes batailles dans sa guerre contre la morale américaine traditionnelle qui a débuté dans les années 1950 pour atteindre son apogée dans les années 1960 ? Et par essence ces batailles ont été livrées dans l’esprit du principe très simple de Mill. Il avait peut-être pris au sérieux les contrôles et les limites qu’il avait prescrits. Mais d’autres, considérant le principe dans sa forme séparée, abrégée et catégoriquement impérative comme l’a formulé Mill, ne se sont pas sentis tenus par des obligations similaires.)


II
Assez parlé des racines du conservatisme et du libertarianisme. Nous allons maintenant nous intéresser aux développements les plus importants issus de ces racines et qui nous entourent aujourd’hui. Quels sont-ils ? Quelles sont leurs ressemblances ? Quelles sont leurs différences au regard des critères respectifs de l’esprit conservateur et libertarien ? Pour des raisons de clarté, je commencerai par ce que ces deux esprits semblent avoir en commun.

Premièrement, le rejet de l’intervention du gouvernement, plus particulièrement celle du gouvernement national et centralisé dans la vie économique, sociale, politique et intellectuelle des citoyens. Edmund Burke était tout aussi inflexible sur ce point (voir dans ses Réflexions ses critiques sévères sur la centralisation et la nationalisation en France) que Mill ou tout autre libéral classique l’était ou pouvait l’être. Cette position s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui. Les conservateurs sont sans doute plus disposés que les libertariens à considérer exceptionnellement la nécessité d’une suspension ou d’une abrogation de cette position envers le gouvernement national – comme à l’égard de la défense nationale sur laquelle je reviendrai plus tard. Mais, en général et sur une période importante, le conservatisme peut vraiment être considéré comme une philosophie ancrée dans l’opposition à l’étatisme aussi clairement que libertarianisme. En comparaison avec ce qui passe aujourd’hui pour le libéralisme, le progressisme, le populisme et la social-démocratie ou le socialisme, il y a certainement très peu de différences qui peuvent être trouvées entre les libertariens et les conservateurs dans leur position respective envers l’Etat.

Deuxièmement, toujours en comparaison avec les autres groupes que je viens de citer, il y a un grand consensus entre les conservateurs et les libertariens sur ce en quoi devrait consister l’égalité légitime dans la société. Une telle égalité est en un mot légale. Une fois de plus, nous devons revenir à Burke et Mill sur cette question. Pour l’un comme pour l’autre, l’égalité devant la loi était vitale au développement de la liberté individuelle. Je ne vois rien dans les écrits contemporains des libertariens et des conservateurs pour suggérer qu’il existerait quelque chose de plus qu’une nuance ou une insistance occasionnelle séparant les deux groupes sur la question de l’égalité. Il y a une même condamnation de ce qu’il est convenu d’appeler l’égalité des résultats, des conditions sociales, des revenus ou des richesses.

Troisièmement, il y a une conviction partagée sur la nécessité de la liberté, notamment de la liberté économique. Une fois encore, dans les faits, il apparaît que les conservateurs semblent plus disposés que les libertariens à accepter  des infractions occasionnelles à la liberté économique individuelle à travers des lois et des agences de réglementations conçues pour protéger ou soutenir un groupe ou un autre qui est désavantagé. On pense au torysme du XIXème siècle ou au sénateur Robert Taft sur le logement public à la fin des années 1940. Dans la mesure où l’on peut constater qu’aucun libertarien n’a encore été confronté dans la haute fonction publique à ce type de pression venant de groupes exigeants un droit ou une exemption, il n’est pas possible de comparer les libertariens et les conservateurs en termes de démonstration d’adhésion à des principes philosophiques lorsque les pratiques et le long-terme politique sont impliqués.

Quatrièmement, il y a un rejet commun de la guerre et, plus particulièrement, la société de guerre que les Etats-Unis ont connu en 1917-1918 sous Woodrow Wilson et à nouveau sous Franklin D. Roosevelt lors de la Seconde guerre mondiale. Les libertariens peuvent protester avec raison contre cela étant donné qu’un parfait libertarien est certainement plus susceptible de résister de façon manifeste qu’un conservateur – pour qui le respect de la nation et du patriotisme est probablement décisif même lors d’une guerre à laquelle il s’oppose. Malgré cela, je pense qu’il y a un terrain d’entente suffisant, au moins au regard du respect du principe, pour rassembler les conservateurs et les libertariens. Souvenons-nous qu’à partir de la guerre Hispano-américaine, à laquelle s’opposa fortement le conservateur McKinley, et tout au long des guerres de ce siècle, dans lesquelles les Etats-Unis ont été impliqués, la principale opposition à l’entrée en guerre de l’Amérique venait de ces éléments de l’ordre économique et social qui étaient généralement identifiés comme conservateurs. Que ce soit les « isolationnistes du Middle West », les républicains traditionnels, l’ethnie d’Europe Centrale, les petits entrepreneurs, ou quelque soit la manière dont nous souhaitons désigner une telle opposition. Je ne suis certainement pas indifférent à l’opposition libertarienne à la guerre pouvant provenir d’un Max Eastman ou d’un Eugene Debs, et de manière générale de nombreux objecteurs de conscience libertariens pendant les deux guerres mondiales. Mais l’opposition solide et vraiment redoutable contre l’entrée en guerre de l’Amérique venait de ceux qui étaient étroitement liés aux affaires économiques, à la communauté locale, la famille et la morale traditionnelle. (Tocqueville a correctement identifié en Amérique cette classe réticente à s’engager dans une guerre étrangère en raison de son impact prévisible principalement sur les entreprises et le commerce, mais également sur d’autres activités sociales et morales) Woodrow Wilson et Franklin D. Roosevelt devaient convaincre cet élément de la société américaine, et non la minuscule résistance libertarienne. Ils devaient séduire, convaincre, soumettre à la propagande, convertir et, dans certains cas, pratiquement terroriser afin d’ouvrir la voie à un éventuel engagement des forces militaires américaines en Europe et en Asie.

Comme le suggèrent certains passages qui précèdent, il y a une aversion partagée par les libertariens et les conservateurs pour ce qui passe pour être aujourd’hui le libéralisme (« liberalism »[1]), celui qui est largement admis dans les écoles, les Eglises établies, les universités et par-dessus tout dans les médias et de manière plus spectaculaire dans les médias électroniques. Au passage, j’aimerais rappeler qu’historiquement le conservatisme a fait plus que le libertarianisme pour s’opposer, mettre en échec ou vaincre les manifestations spécifiques de ce soi-disant libéralisme. Je me souviens de des nombreux conservateurs des années 1930 se prononçant contre la sécurité sociale, l’Agricultural Adjustement Act, le National Recovery Association et l’arrogante National Education Association avec sa canonisation d’un libéralisme progressiste destiné aux enfants des maternelles. Peut-être qu’il y avait également des libertariens actifs mais je ne m’en souviens pas. Toutefois, je n’ergote pas. L’histoire décide de ces choses. Il y avait bien plus de conservateurs, ou du moins des conservateurs identifiés et politiquement actifs, que de libertariens dans l’Amérique de cette époque. Dans une décennie ou deux, les choses pourraient bien s’inverser dans ce domaine.


III
Maintenant, passons aux différences, ou à quelques unes en tout cas. Celles-ci sont importantes, très importantes ! Tout pour le moment laisse penser que les différences entre le conservatisme, en général ou néo-, et le libertarianisme, anarcho- ou constitutionnel, vont apparaître de plus en plus larges et discordantes. Bientôt, je pense qu’il sera impossible pour les expressions « libertarien-conservateur » ou « conservateur-libertarien » d’être autre chose que des oxymores, comme un optimiste triste ou une bonté cruelle. Ici, je vais également éviter les cas spécifiques et me cantonner aux principes et aux points de vue.

La première différence réside dans la façon contrastée par laquelle les deux groupes perçoivent la population. Les conservateurs, depuis Burke, ont eu plutôt tendance à voir la population à la manière des légistes du Moyen-âge ou des philosophes réalistes (en contraste avec les nominalistes) : composée directement non pas par les individus, mais par les groupes naturels dans lesquels ces mêmes individus vivent invariablement : la famille, la localité, l’église, la région, la classe sociale, la nation, etc. Bien entendu, les individus existent mais ils ne peuvent pas être considérés comme des identités sociales distinctes de ces groupes et de ces associations. Si le conservatisme moderne a vu le jour essentiellement à travers les Réflexions sur la Révolution de France de Burke, c’est parce que la Révolution, – au nom de l’individu et de ses droits naturels, a souvent détruit ou diminué les groupes traditionnels – les guildes, l’aristocratie, la famille patriarcale, l’Eglise, l’école, les provinces, etc. que Burke considérait comme étant les molécules irréductibles et constitutives de la société. Des conservateurs de la première heure comme Burke, Bonald, Haller et Hegel (de La philosophie du Droit) et des libéraux conservateurs tels que le mature Lamennais et bien entendu Tocqueville, considéraient que la doctrine absolue de l’individualisme représentait une menace pour l’ordre social et la vraie liberté tout autant que la doctrine absolue du nationalisme. En effet, ils soutenaient que c’est la pulvérisation de la société en un tas de sable composé de particules individuelles, revendiquant chacune des droits naturels, qui rendait inévitable l’apparition du nationalisme collectiviste.

Les libertariens ne ferment pas les yeux sur l’existence de groupes et d’associations, ni sur les traditions et les coutumes qui constituent leur ciment, et il serait absurde de caractériser les libertariens comme des ennemis sans discernement de toute forme d’association. Ils ne proposent pas un retour à l’état de nature vanté par les Lumières. Il est rare qu’un libertarien soit un clone de Max Stirner. Ils sont aussi dévoués au principe de libre association que n’importe quel conservateur. Nous ne devrions pas oublier que l’anarchisme libertaire d’un Proudhon ou d’un Kropotkine était fondé sur un ordre social composé de groupes et non sur des abstractions comme les individus godwiniens. Pourtant, en lisant les journaux et les commentaires libertariens de ces dernières années, je suis convaincu qu’il y a plus d’hormone égoïste dans la physiologie libertarienne que dans celle conservatrice. On a de plus en plus l’impression que pour les libertariens d’aujourd’hui, comme pour les théoriciens du droit naturel au XVIIème siècle, les individus seuls sont réels ; les institutions ne sont que leurs ombres. Je crois qu’un état d’esprit se développe au sein des libertariens dans lequel les coercitions de la famille, de l’église, de la communauté locale et de l’école semblent aussi hostiles à la liberté que celles du gouvernement politique. Si c’est le cas, le fossé se creusera certainement encore plus entre les libertariens et les conservateurs.

Cela me conduit à une seconde différence majeure entre les deux groupes. La philosophie conservatrice de la liberté procède de la philosophie conservatrice de l’autorité. C’est l’existence de l’autorité dans l’ordre social qui empêche les empiètements du pouvoir de la sphère politique. Depuis Burke, le conservatisme perçoit la société comme une pluralité d’autorités. Il y a celles des parents sur l’enfant, du prêtre sur le communiant, du professeur sur l’élève, du maître sur l’apprenti, et ainsi de suite. Telle que nous pouvons l’observer actuellement, la société est un réseau ou un tissu de telles autorités. Elles sont vraiment innombrables si nous pensons aux différents types d’autorité qui s’étendent au sein du plus petit groupe ou réseau de relation humains. Une telle autorité peut être lâche, douce, protectrice et conçue pour produire l’individualité, cependant cela reste de l’autorité. Pour le conservateur, la liberté individuelle réside dans les interstices de l’autorité morale et sociale.
C’est seulement grâce aux effets directeurs et restrictifs d’une telle autorité qu’il devient possible pour les êtres humains de maintenir un gouvernement politique libéral tel que les Pères fondateurs l’avaient conçu pour ce pays et qui a prospéré en Angleterre à partir de la fin du XVIIème siècle. Supprimez les liens sociaux, comme le proposent depuis William Godwin les plus zélés et les plus intransigeants des individualistes libertariens, et vous vous retrouvez avec un peuple non pas libre mais chaotique, constitué d’individus non pas créatifs mais impuissants. Comme l’a correctement écrit Balzac, la nature humaine ne peut supporter le vide moral. Prétendre, comme certains libertariens l’ont fait, qu’un ensemble solide et fort d’autorité au sein de la société est incompatible avec la créativité individuelle revient à ignorer ou à mal interpréter l’histoire culturelle. Pensez à l’effervescence culturelle dans l’Athènes du Vème siècle avant JC, dans la Rome augustinienne du Ier siècle, dans l’Europe du XIIIème siècle, sous le règne de Louis XIV et dans l’Angleterre élisabéthaine. Toutes furent des périodes d’ordre social et moral puissamment soutenu par des codes moraux et des institutions politiques. Mais Eschyle, Sénèque, Roger Bacon, Molière et Shakespeare prospérèrent néanmoins. Loin de se sentir opprimé par l’autorité hiérarchique l’entourant, Shakespeare – dont on ne peut mettre en doute la copieuse individualité – est l’auteur d’un passage mémorable qui commence par « Brisez la hiérarchie, détendez cette corde, Aussitôt quelle dissonance ! Tout se heurte »[2]. Comme l’a souligné et détaillé A. L. Rowse, la structure sociale de l’Angleterre shakespearienne était solide, son autorité toujours évidente, mais rien ne faisait plus peur au peuple que l’idée que l’autorité – surtout celle conçue pour repousser les ennemis extérieures et débusquer les traîtres – puisse être trop lâche et ténue. Bien sûr, une telle autorité pouvait parfois devenir trop insistante et des moyens ingénieux furent trouvés par les dramaturges et les essayistes pour déjouer les censeurs du gouvernement. Après tout, les esprits créatifs vivaient sous une autorité sociale et morale forte, mais ce n’était pas le gouvernement oppressif, politico-bureaucratique, envahissant et totalitaire du XXème siècle.

Finalement, il convient de remarquer qu’à ce jour les plus grands auteurs de la littérature occidentale du XXème siècle ont presque tous été des défenseurs de la tradition et de l’autorité culturelle. Eliot, Pound, Joyce, Yeats et d’autres ont tous à travers leurs poèmes rendu hommage à l’autorité et tous, sans exception, voyaient la mort éventuelle de la culture occidentale découler de l’anéantissement de cette autorité au nom de l’individualisme et de la liberté.

Il est certain, et cela est pleinement reconnu par les conservateurs, qu’il existe un degré de liberté en deçà duquel aucune création significative ne peut être réalisée. Sans ce degré de liberté, pas de Shakespeare, pas de Marlowe, pas de Newton. Mais ce que diraient les conservateurs, c’est qu’on se rend moins souvent compte qu’il existe un degré de liberté au delà duquel aucune création significative ne peut être réalisée. Les écrivains de la fin du XXème siècle ont composé leur œuvre littéraire dans l’air le plus libre qu’ils aient jamais respiré. Mais il est évident que la confusion misérable du narcissisme, de l’abus de soi, de l’auto-titillation et du désir juvénile, régressif, pour le scatologique et l’obscène ont raréfié cette atmosphère en lui faisant perdre son oxygène.

Tout bien considéré, je suis tenté de dire que, pour les libertariens, la liberté individuelle est dans presque tous les domaines concevables la plus élevée des valeurs sociales – sans tenir compte des formes et des niveaux d’avilissement moral, esthétique et spirituel s’avérant être les conséquences involontaires d’une telle liberté. D’autre part, pour les conservateurs, la liberté, bien qu’importante, n’est que l’une des nombreuses valeurs nécessaires d’une société bonne ou juste. Non seulement elle peut mais doit être limitée lorsqu’elle affaiblit ou met en danger la sécurité nationale ou lorsqu’elle fait violence à l’ordre moral et au tissu social. Pour les libertariens et les conservateurs, l’ennemi commun est ce que Burke appelait le pouvoir arbitraire. Mais du point de vue conservateur, ce genre de pouvoir devient quasiment inévitable quand une population vient à ressembler à celle de Rome durant les décennies conduisant à l’ascension d’Auguste en 31 avant J.C., celle de Londres de la période antérieure aux Puritains et à Cromwell, celle de Paris avant l’ascension de Napoléon comme dirigeant de la France, celle de Berlin durant la période de Weimar et, certains diraient, celle New York dans les années 1970. Les conservateurs devraient et doivent affirmer que ce n’est pas la liberté mais le chaos et la licence qui viennent à dominer quand les autorités sociales et morales – celles de la famille, du voisinage, de la communauté locale, du travail et de la religion – ont perdu de leur attrait pour les êtres humains. Est-il probable que l’époque actuelle, celle des quarante dernières années et, aussi loin que nous pouvons l’entrevoir, au minimum les vingt prochaines années, soit déclarée plus tard par les historiens comme une ère culturelle majeure ? Certainement pas. Et peut-on sérieusement penser à l’âge de The Naked Lunch, Oh ! Calcutta, The Hustler, Brodway Sex Live et Explicit que notre médiocrité décadente, en tant que culture, sera un jour représentée en termes d’excès d’autorité morale et sociale ?

En revanche, les libertariens semblent voir l’autorité sociale et morale et le pouvoir politique despotique comme un élément d’un seul spectre, comme une continuité ininterrompue. Selon leur argument, si nous voulons éviter le Léviathan, nous devons remettre en cause n’importe quelles formes d’autorité, y compris celles qui sont inséparables du lien social. Il me semble que les libertariens accordent de moins en moins de reconnaissance à la différence substantielle entre la coercition de la famille, de l’école, de la communauté locale et celle de l’Etat bureaucratique centralisé. Pour moi, c’est une généralisation prouvée de nombreuses fois dans l’Histoire que l’apparition d’un pouvoir politico-militaire de plus en plus extrême a comme prélude nécessaire l’érosion et l’effondrement des autorités constitutives du lien social. Celles-ci servent à donner à l’individu un sentiment d’identité et de sécurité, empêchent tout monopole et, dans leur diversité, constituent les remparts indispensables contre l’invasion du pouvoir politique centralisé. Mais je ne trouve pas aujourd’hui chez les libertariens une reconnaissance claire de la remarque que je viens de faire.

Il y a un dernier domaine dans lequel la différence entre les conservateurs et les libertariens est susceptible de croître de façon constante : la nation.  Je maintiens tout ce que j’ai affirmé à l’appui de l’autorité, de la diversité et du pluralisme social en opposition à la concentration du pouvoir national. Je n’ai pas besoin de prouver le nombre de fois où la guerre et la mobilisation pour la poursuite de la guerre, ont conduit à des concentrations et des nationalisations temporaires qui hélas se révélèrent définitives. Plus que toutes les autres forces dans l’Histoire, la guerre est au fondement de la centralisation et de la collectivisation des ordres sociaux et économiques. Aucun conservateur ne peut apprécier, encore moins rechercher, la guerre et la militarisation des sphères sociales et civiles de la société qui l’accompagnent.

Malheureusement, nous ne vivons pas dans un monde clément en ce qui concerne les idéaux conservateurs et libertariens. C’est un monde dans lequel des despotismes aussi gigantesques et puissants que l’Union soviétique ou la Chine survivent et prospèrent – au moins dans le domaine politique et diplomatique. Pour les Etats-Unis, ignorer ou se déclarer indifférent à leurs actes d’agression, ainsi que ceux des autres despotismes militaires agressifs, serait suicidaire. Comme Montesquieu l’a écrit dans un contexte différent : il faut un pouvoir pour contenir un pouvoir. Rien de moins qu’une nation américaine forte, bien armée, vigilante et énergique peut éventuellement contenir la nation soviétique, chinoise ou cubaine.

A ma connaissance, aucun conservateur n’a jamais vilipendé ou renoncé à la nation, conçue comme une entité culturelle, spirituelle ainsi que politique. Burke adorait la nation. En contraste avec les Jacobins de son époque, il voyait simplement la nation comme une communauté de communautés, se construisant sur la diversité de ce qu’il appelait « les plus petites patries » telles que la famille ou le voisinage. Voilà comment, dans leur plus grande majorité, les conservateurs ont choisi de voir la nation. Mais ce qu’ils observent également à notre époque, avec une acuité qui manque aux libertariens, c’est la condition précaire de la nation américaine, ainsi que celle de l’Angleterre et de la France. Il y a un bon et un mauvais nationalisme. Mais, à notre époque, même le bon nationalisme est devenu à la fois un objet de nostalgie ou de révulsion. Le patriotisme, ciment de la nation, a fini par devenir une chose presque honteuse. La faiblesse actuelle du gouvernement américain dans le monde des nations, une faiblesse qui attire de plus en plus le mépris et la méfiance des nations avec lesquelles nous souhaitons une étroite coopération, et le manque de leadership en Amérique, sont enracinés dans une nation qui montre des signes croissants d’agonie.

Les libertariens, que je considère ici comme des Américains aussi loyaux et patriotiques que n’importe quels conservateurs, ne voient pas, selon moi, le monde et la nation tels que je viens de les décrire. Pour eux, l’image essentielle n’est pas celle d’une nation affaiblie, ramollie et menacée par l’Union soviétique, la Chine et leurs satellites, mais plutôt une nation américaine qui, gonflée par les jus du nationalisme, de l’interventionnisme et du militarisme, n’a rien à craindre de l’étranger. Dans l’ensemble, les conservateurs restent attachés à des patriotismes plus petits tels que la famille, l’église, le quartier, le travail et l’association volontaire, mais ils ont tendance à les considérer comme périssables et destinés à la destruction à moins que la nation, dans laquelle ils existent, puisse retrouver un certain degré de renommée et d’autorité internationale qu’elle n’a plus depuis les années 1950. En revanche pour les libertariens, à en juger par leurs écrits et leurs discours, tout se passe comme si les mesures nécessaires au rétablissement de la renommée et de l’autorité internationale de la nation américaine étaient plus dangereuses pour les Américains et leurs libertés que n’importe quel totalitarisme agressif et impérialiste dans le monde. Les conservateurs sont, ou en tout cas devraient, être attentifs à ces dangers et chercher de toute leur force à les réduire tout en retrouvant le leadership perdu de la nation américaine, tant en politique intérieure que dans les affaires internationales. Mais pour les conservateurs, le danger suprême sera, je l’imagine et je l’espère, celui de la faiblesse américaine actuelle dans un monde de despotismes militaires dangereusement agressifs. Rien pour le moment ne laisse penser que cette considération sera primordiale pour les libertariens. Et c’est sur cet écueil, davantage que tous les autres que j’ai mentionné, que les conservateurs et les libertariens ne manqueront pas de rompre ce qui a été depuis le départ une relation difficile.

Par Robert Nisbet
Traduction Xavier Corfa


Source : Robert NisbetConservatives and Libertarians: Uneasy Cousins, Modern Age XXIV, Winter 1980, pages 2-8

Robert Nisbet, sociologue conservateur américain, qui fut doyen de l’Université de Californie, avant de travailler pour le prestigieux think-tank American Enterprise Institute, en donne une définition précise dans le présent article dont nous vous proposons la traduction. « Conservatives and Libertarians, Uneasy Cousins », publié en 1980 dans Modern Age, en plus d’énoncer les fondements philosophiques du libertarianisme et du conservatisme, montre le socle commun de ces deux pensées politiques mais surtout leurs points de divergences. 

Conservateurs et libertariens : un cousinage difficile

publiée initialement par le Bulletin d'Amérique et par l’Institut Coppet.


[1] Le terme « liberalism » a de nos jours aux Etats-Unis une signification toute autre de celle que nous avons en Europe. A ce sujet, voir Le Libéralisme américain, Histoire d’un détournement, Alain Laurent, Les Belles Lettres, 2006
[2] Troïle et Cresside, traduction de Pierre Leyris, Oeuvres complètes de Shakespeare, Le Club français du Livre, tome VIII


Robert Nisbet a obtenu son Ph.D. en sociologie en 1939 à l'université de Californie à Berkeley où il a étudié sous la direction de Frederick J. Teggart (en). Après avoir servi dans l'armée des États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, où il a combattu en Europe, il a fondé le département de sociologie à l'université de Californie à Berkeley, et il en fut brièvement président. En 1953, il a quitté Berkeley où régnait une certaine confusion institutionnelle pour devenir doyen à l'Université de Californie, et plus tard vice-président. Il est resté dans le système de l'université de Californie jusqu'en 1972, quand il est parti pour l'Université de l'Arizona à Tucson. Peu de temps après, il a été nommé au prestigieux Albert Schweitzer Chair à l'université Columbia.
Après sa retraite de Colombia en 1978, Robert Nisbet a continué son travail de recherche pendant huit années à l'American Enterprise Institute à Washington, D.C.. En 1988, le Président Reagan lui a demandé de s'occuper de la Jefferson Lecture in Humanities, conférence commanditée par la National Endowment for the Humanities (en).
Nisbet est un des rares sociologues qui, au milieu du XXe siècle, était conservateur. Parmi ses parrains intellectuels, il convient de citer Willmoore Kendall (en), Russell Kirk, Kenneth Minogue (en), Michael Oakeshott, Edouard Shils et Richard M. Tisserand.
Dans son ouvrage, La tradition sociologique, Il a théorisé l'apparition de cette discipline, considérant qu'elle est la conséquence de deux révolutions, l'une politique (la révolution française), la seconde intellectuelle (la philosophie des lumières).



Une approche de l’œuvre de Robert Nisbet (1913-1996)
 
Le sociologue américain Robert Nisbet a toujours considéré l’histoire comme le théâtre d’un affrontement ininterrompu entre l’État et les groupes sociaux. Dans cette perspective, la modernité lui apparaissait moins comme Père de l’individu que comme le triomphe, sur les ruines du pluralisme constitutif des sociétés traditionnelles, d’une communauté politique absolutiste et centralisée. Inquiet des conséquences politiques et morales de cette évolution, il s’est fait l’apôtre d’un conservatisme éclairé qui se confondait à ses yeux avec la défense des prérogatives des corps intermédiaires face aux empiétements de la puissance publique. Un tel conservatisme constituait d’ailleurs selon lui l’une des sources d’inspiration majeures de l’imagination sociologique.
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Remerciements : Cet article a été publié dans La Nouvelle Revue de Sociologie en 2000 (L’Année sociologique, 2000, n°1, p. 147 à 194.) et est reproduit ici avec l’aimable autorisation des Presses Universitaires de France et de l’auteur, Nicolas Kessler, historien, auteur du Que Sais-Je : Le conservatisme américain (PUF, 1998).

« Le trait le plus remarquable des sciences humaines et des sciences sociales contemporaines est sans aucun doute l’accent mis sur l’aliénation de la personne et la dégénérescence de la culture[1]. » Dès 1953 et les premières lignes de The Quest for Community, le sociologue américain Robert Nisbet expose clairement ce qui va demeurer, tout au long de sa vie, sa préoccupation première : le constat du profond sentiment de malaise engendré au sein des élites occidentales par la montée en puissance de la société de masse. « Si le mythe de l’homme rationnel a dominé la pensée de la Renaissance, explique-t-il, le mythe de l’homme naturel celle du siècle, et le mythe de l’homme économique et politique celle du XIXe siècle, il semble que ce soit l’image de l’homme aliéné et « décalé » qui doive s’imposer aux yeux des historiens du futur comme la figure clef de la pensée du xxe siècle[2]. » Convoquant tour à tour Niebuhr, Bernanos, Spengler et Berdiaeff à la barre, Nisbet dresse un inventaire méthodique des « désillusions du progrès ». « Désorganisation », « désintégration », « déclin », « crise », « insécurité », « instabilité » lui paraissent être devenus les maîtres mots du débat idéologique contemporain. « Nous ne croyons plus, note-t-il sombrement, que les problèmes sociaux puissent être automatiquement résolus par un réajustement des structures économiques et politiques [...] Notre confiance instinctive en la capacité de l’histoire à dégager [...] de nouveaux et plus sécurisants principes d’organisation sociale et morale a disparu[3]. »

À la différence d’un certain nombre d’analystes postérieurs, Nisbet ne voit pas là le signe d’une involution maladive du monde intellectuel. « On décèle, explique-t-il au contraire, jusqu’au sein des couches les plus « normales » de la société, un sentiment croissant d’isolement et d’insécurité[4]. » Ce n’est pas une illusion d’optique : tel qu’il apparaît dans les traités de psychologie et les enquêtes statistiques, les talk shows radiophoniques et la littérature populaire, l’homme moderne a tous les traits d’un névrosé. Déraciné, confronté à l’anonymat et au « froid social » des grandes métropoles, « il est étranger aux autres hommes, à son travail, au lieu où il est et même à sa propre identité. Loin de posséder en lui-même les ressources de la raison et de la stabilité, il les sent menacées et se sent en quelque sorte assiégé, au sens métaphysique du terme[5] ». Dans cet univers de plus en plus oppressant, frustration et fragilité psychologique sont la règle. Équivalent sociologique du Kulturpessimismus des intellectuels, la morosité diffuse qui lui semble toucher une frange de plus en plus large de la population conforte Nisbet dans l’idée que le catastrophisme en vigueur dans le monde n’est que le signe avant-coureur d’un dysfonctionnement généralisé des mécanismes de régulation sociale.

A la racine du mal, il y a selon lui la crise ouverte d’une certaine conception du progrès. Au cours des deux derniers siècles en effet, l’humanité a subi un bouleversement sans précédent dans son histoire :« l’affaiblissement, voire la disparition de la communauté de proximité, la dissolution des liens personnels, l’érosion de la place du sacré dans les affaires humaines[6] » ont déterminé une approche complètement nouvelle des relations entre l’individu et la collectivité. À l’ère du groupe restreint a succédé l’ère de l’individu roi. Débarrassé du carcan de ses appartenances, le sujet a acquis une autonomie sans précédent. Tout au long de la période, les instigateurs de ce bouleversement ont pensé concourir au bonheur de l’humanité. En affranchissant l’individu de ses liens hiérarchiques et communautaires, en le libérant de la tutelle des religions révélées, ils ont cru accroître d’autant son épanouissement et sa créativité.
« Le morcellement social, la dislocation des coutumes et des statuts, le triomphe de l’impersonnalité ont été unanimement salués [...] parce qu’ils constituaient autant de moyens de libérer l’homme des chaînes du passé et d’offrir l’individu un contexte où sa nature [...] pourrait développer sans limite ses potentialités[7]. »
Aucun véritable débat à ce sujet :
« L’essence même de l’idée de progrès était l’assertion que l’histoire détenait un pouvoir organisateur conduisant immanquablement [...] une civilisation supérieure. C’est pourquoi les conséquences des bouleversements institutionnels [...] pouvaient être négligées. L’essentiel était de garantir que les obstacles au progrès [...] étaient balayés[8]. »
C’est cette conviction qui est d’après Nisbet en train de s’effondrer. On réalise peu peu que, loin d’augurer une ère nouvelle et idyllique, le démantèlement de ces corps intermédiaires qui s’intercalaient entre l’individu et la collectivité, le relâchement du système complexe de disciplines et d’allégeances qui constituaient jusque-là le cadre moral de l’existence ont ouvert un vide béant au coeur de l’édifice social. Désorganisée en profondeur, la société n’est plus qu’un « mouvement brownien » de molécules libres, où « tout service, toute responsabilité et toute assistance portée autrui supposent [...] un paiement comptant[9] ». Cette artificialité des rapports sociaux finit forcément par rejaillir sur l’équilibre psychique du sujet. « Replié sur lui-même, sans réelle fonction sociale, l’individu isolé est en proie au désespoir et une introspection obsessionnelle[10]. » Au lieu de lui apporter la « libération » escomptée, la modernité n’a que la solitude lui proposer. C’est ce qui explique que « la société contemporaine, spécialement dans ses classes moyennes, tende par sa structure même produire [...] le désenchantement, le déracinement et les troubles psychiques[11] ».

Autant dire que la figure de l’ « individu libre » n’est pour Nisbet qu’une illusion d’optique. Mobilisant toutes les ressources de la sociologie et de l’anthropologie, il s’efforce au contraire de mettre en évidence le rôle déterminant joué par les groupes de proximité dans la formation de la personnalité. Aux individualistes, il reproche d’avoir confondu les ressources de l’individu avec celles de son environnement. Ce sont la famille, la paroisse, la communauté locale qui constituent a ses yeux la véritable matrice de l’identité.
« C’est a l’intérieur de tels groupes, rappelle-t-il avec véhémence, que sont apparus les types primaires d’identification : amitié, fidélité, prestige, reconnaissance. C’est également la que sont apparus et se sont développés les principaux stimuli du sens de l’effort, de la piété, de la tendresse ainsi que le goût de la liberté et de l’ordre[12]. »
Le sens moral, la capacité a distinguer le bien du mal, le sacré du profane ou même le beau du laid ont toujours ainsi procédé de l’intégration du sujet a une communauté homogène. Pire : l’intensité même de ces sentiments est proportionnelle à l’emprise exercée par le groupe sur le sujet. Un contexte associatif solidement charpenté déterminera des allégeances stables et efficaces. Des communautés fragilisées ne susciteront a l’inverse que de déchirants conflits intérieurs.

Le problème de la famille est cet égard symptomatique. Plus que d’une évolution des mœurs ou des pratiques sociales, sa crise actuelle procède selon Nisbet de l’état d’impuissance administrative auquel l’a confiné l’individualisme triomphant. Amputée de la plus grande partie de ses fonctions économiques, transformée en un « fantôme juridique », elle n’est plus capable de jouer efficacement son rôle stabilisateur. Il ne faut pas d’après Nisbet chercher plus loin l’origine du désarroi et de la révolte de l’adolescent : « L’adolescence, observe-t-il, est aujourd’hui la période [...] où le décalage entre le fantôme et la réalité de la famille moderne se manifeste a l’enfant[13]. » C’est le moment où l’autorité des parents, qui ne correspond plus a aucune nécessité vitale, apparaît pour ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire purement artificielle. À partir de cet instant, la transmission des codes et des valeurs se révèle impossible. Prématurément livré lui-même, l’adolescent sombre dans une profonde crise d’identité, qui préfigure assez bien la condition de l’homme moderne. Privé de repères stables, de sens moral et de discipline, il bascule dans l’égoïsme et le nihilisme, et vit son auto-affirmation sur le mode de la frustration. Partant de cet exemple Nisbet n’hésite pas à dépeindre le « mal du siècle » comme une gigantesque « crise d’adolescence » : l’effondrement brutal d’un système de valeurs fragilisé par la dislocation des instances de médiation sociale dont il émanait.

Cette crise du sens moral débouche pour l’individu sur un sentiment exacerbé d’ « aliénation ». Plus proche de l’idée durkheimienne d’anomie que de son acception marxiste classique, cette idée d’aliénation représente pour Nisbet la détresse morale du sujet livré à lui-même, dans un contexte social amorphe et impersonnel.
« Mis à jour par le psychiatre aussi bien que par l’artiste » cet état très particulier se caractérise par « la sensation [...] d’être confronté à un univers hostile, la crainte de la liberté, l’angoisse face à la violence, un sentiment d’impuissance face aux difficultés quotidiennes[14] ».
L’aliénation, c’est le sentiment d’apathie, d’ennui, d’hostilité qui procède de la désaffection croissante de l’individu pour les formes du social. « Non seulement, observe Nisbet, l’individu ne se sent pas intégré à l’ordre social, mais il ne recherche même plus l’intégration[15]. » Pour désigner ce phénomène, le sociologue parlera également de « dissociation morale » :
« Aucun des différents rôles mécaniques que l’individu est contraint de jouer ne touche son moi profond, au contraire tous le séparent de lui-même et font qu’il est en quelque sorte existentiellement absent des actes qu’il accomplit[16]. »
C’est le projet individualiste dans son ensemble dont Nisbet entend par là même dénoncer la faillite. Faillite dont témoigne à ses yeux la réhabilitation progressive dans le champs des sciences sociales de la notion de communauté. « Le sentiment de la perte et de l’absence de la communauté, observe-t-il, n’a jamais été aussi puissant. » Encore faut-il s’entendre sur la définition exacte de ce concept ambigu : dans l’esprit de Nisbet celui-ci recouvre « tous les types de relations caractérisées à la fois par des liens affectifs étroits, profonds et durables, par un engagement de nature morale et par une adhésion commune à un groupe social ». Ce qui importe, c’est moins la nature exacte de ces relations que leur caractère englobant.
« La force de l’appartenance à la communauté résulte de ce que celle-ci, répondant à des motivations plus profondes que la simple volonté ou l’intérêt, réussit à submerger la volonté individuelle. C’est ce à quoi ne peuvent parvenir les unions résultant d’un consentement uniquement fondé sur la convenance personnelle ou la raison[17]. »
Ainsi définie, l’idée de communauté résume tout ce qui fait défaut aux sociétés contemporaines : une certaine chaleur sociale, un enracinement retrouvé et surtout une perception claire des finalités individuelles et collectives. C’est ce qui contribue selon lui à faire de l’aspiration communautaire — cette « Quest for Community » qui donne son titre à l’essai — l’une des « grandes affaires » de la modernité.

[1] Robert Nisbet, 1953, The Ouest for Community : A Study in the Ethics of Order and Freedom, New York, Oxford University Press, rééd. 1990, p. 3.
[2] Ibid., p. 9.
[3] Ibid., p. 6.
[4] Ibid., p. 15.
[5] Robert Nisbet, 1966, The Sociological Tradition, New York, p. 328.
[6] Robert Nisbet, 1975, Twilight of authority, New York, Oxford University Press, p. 78.
[7] Robert Nisbet, Twilight of Authority, op. cit., p. 2.
[8] Ibid., p. 224.
[9] Robert Nisbet, 1988, The Present Age, New York, Harper & Row, p. 86.
[10] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p. 13.
[11] Ibid., p. 16.
[12] Ibid., p. 45.
[13] Ibid., p. 57.
[14] Ibid., p. 45-46.
[15] Ibid., p. XXIII.
[16] Robert Nisbet, La tradition sociologique, op. cit., p. 328.
[17] Ibid., p. 70.

L’État en accusation
Quant à expliciter les causes de ce processus d’atomisation et de fragmentation sociale, Nisbet ne mâche pas ses mots : « L’argument de ce livre, expliqué en préambule à un chapitre essentiel de la Quest, est que l’événement le plus lourd de conséquence pour l’organisation des sociétés occidentales a été l’émergence et le développement de l’État territorial centralisé[18]. » Tournant le dos aux déterminismes « économiques, religieux et moraux », Nisbet annonce ainsi sa volonté de réhabiliter la prégnance des « causes politiques[19] ». Non qu’il nie le moins du monde l’impact sociologique de la Réforme, du progrès technique ou de la Révolution industrielle : il veut seulement insister sur le fait qu’aucun de ces bouleversements n’auraient pu avoir lieu sans la transformation préalable du contexte administratif de la vie sociale des populations européennes. Il est clair en effet à ses yeux que « quel que soit l’impact de l’industrialisation, de la technologie, du marché libre [...] les conséquences de ces processus ont beaucoup à un système révolutionnaire de droits et de pouvoirs qui ne doit rien aux mécanismes économiques[20] ». Relativement fixiste dans sa conception du mouvement social[21], le sociologue voit dans l’ « invention de l’État », bouleversement sans précédent « tant dans la structure sociale elle-même que dans la façon dont les hommes l’appréhendent » le déclencheur ultime des mutations des deux derniers siècles. Véritable révolution copernicienne dans le champs de la politique, cet ébranlement titanesque a servi de catalyseur à une tendance générale qui n’aurait pu sans lui se réaliser pleinement.

C’est que l’État n’est pas pour Nisbet un simple cadre politique : c’est aussi un mode de sociabilité à part entière, qui lui paraît exclure par définition toute idée de pluralisme. « L’État, expliquera deux décennies plus tard le sociologue français Pierre Rosanvallon, ne se limite pas à la production d’un territoire politique et juridique homogène en rupture avec la géographie hétérogène du monde féodal. Il cherche à territorialiser à sa façon la société elle-même. Il conçoit la société comme son « territoire profond » en quelque sorte [...] C’est pourquoi il n’aura de cesse que de détruire méthodiquement toutes les formes de socialisations intermédiaires formées dans le monde féodal qui constituaient des communautés naturelles suffisamment importantes dans leur dimension pour être relativement autosuffisantes[22]. » C’est, à peu de choses près, le constat que dresse Nisbet en 1953. Persuadé que « l’histoire de l’État occidental a été caractérisée par l’absorption progressive de pouvoirs et de responsabilités autrefois détenus par d’autres types d’organisation et par une relation de plus en plus directe entre l’autorité souveraine et le citoyen[23] », le sociologue établit un parallèle rigoureux entre le démantèlement de l’ancienne infrastructure communautaire et l’avènement de la « communauté politique », structure sociale monolithique et pyramidale, exclusive de toute forme d’hétérogénéité.

Pour étayer sa thèse, Nisbet n’hésite pas remonter très loin : c’est au XVIe siècle qu’émerge, selon lui, la théorie moderne de la souveraineté. Inquiets des dissensions internes qui fragilisent la cohésion du royaume, confrontés l’opposition des protestants et des monarchomaques, Jean Bodin et les Politiques formulent alors la première définition absolutiste » de la puissance politique. L’innovation est avant tout juridique.
« La première marque du prince souverain, écrit Bodin en 1583, c’est la puissance de donner loi tous en général et a chacun en particulier [...] sans le consentement du plus grand nombre[24]. »
Cette clause marque toutefois un tournant décisif dans l’histoire de l’institution monarchique ; le pouvoir n’est plus, comme auparavant, soumis la loi, mais peut au contraire en disposer sa guise. Pire : il en revendique le monopole absolu. Au pluralisme médiéval, caractérisé par la dispersion et le morcellement de la souveraineté, succède un système juridique monolithique, culminant en la personne du roi. Aux antipodes de la féodalité et de sa « cascade de suzerainetés et d’hommages », Bodin crée ainsi les catégories conceptuelles permettant de penser l’État comme une totalité unifiée et productrice de normes.
Soucieux de garantir la paix civile, Bodin et ses amis voulaient surtout réglementer les droits et les privilèges des autorités coutumières, en les faisant dépendre d’une concession explicite et conditionnelle de l’État. Ce faisant, ils n’ont vraisemblablement pas eu conscience d’enfoncer un coin dans les institutions de leur temps.
« Bodin, explique Nisbet, était profondément affecté par les problèmes de société qu’on ne pouvait espérer résoudre que par une limitation drastique des droits et des devoirs revendiqués par divers groupes et corporations français. La concurrence juridique des diverses législations [...] l’influence centrifuge des coutumes et allégeances dépendant soit d’autorités locales, soit d’autorités étrangères, les guerres de religion, l’anarchie économique, tous ces maux pouvaient être atténués ou résolus par l’érection de la puissance royale au-dessus des autres pouvoirs[25]. »
Mais rien n’est plus étranger au pluralisme médiéval que ce principe de la concession. N’ayant plus de réelle souveraineté, plus de responsabilité collective ni d’existence hors de la loi civile, les groupes sociaux ne sont plus que des organes passifs de la République. Bodin recompose la société politique, non plus autour d’une interpénétration sans fin de souverainetés particulières, mais autour d’un principe unique et rationnel de cohésion. Il annonce en cela l’ère de l’État absolu.

Nisbet veut voir dans cette « révolution » une conséquence fâcheuse de la réintroduction en Europe du droit romain impérial. « L’Occident, écrit-il, a été romanisé deux fois[26]. » C’est le droit romain et sa « discipline de caserne » qui ont selon lui fourni à l’État monarchique les instruments conceptuels de son affirmation. Pour expliquer ce phénomène, le sociologue insiste sur « l’accent mis par les Romains sur la centralisation légale, la supériorité du souverain sur les autres types d’autorité[27] ». Il veut voir dans cette configuration le « levier qui a permis le déplacement des masses énormes de droits et de traditions accumulés par l’histoire[28] ». Au contraire du droit coutumier:le droit romain n’a en effet jamais reconnu la validité juridique des prérogatives féodales et n’a jamais admis qu’il puisse y avoir d’autres entités souveraines que l’individu et l’État. C’est ce qui explique son impact destructeur.
« L’attention particulière, explique Nisbet, accordée par les Romains au Prince, qui seul est legibus solutus et aux individus unis seulement par la souveraineté de l’État, [...] a sonné le glas du pluralisme corporatif et de la décentralisation légale qui caractérisaient la société médiévale[29]. »
Auteur charnière, « qui a un pied dans la Renaissance, un pied dans le Moyen Âge et un autre dans la modernité intellectuelle[30] », Bodin ne va cependant pas très loin sur la voie qu’il a tracée. Son esprit est encore trop imprégné des valeurs médiévales pour qu’il puisse prétendre donner une formulation systématique à ses institutions novatrices. Il ne remet notamment jamais en cause la fonction sociale des groupes intermédiaires L’amicitia aristotélicienne reste à ses yeux le principe de la cohésion civique, et le véritable creuset de la sociabilité. Aussi le royaume demeure-t-il dans son système une « communauté de communautés », un patchwork de corps sociaux autonomes. « Les associations, précise Nisbet, les corporations et les fraternités sont toutes, dans son esprit, logiquement et historiquement antérieures à l’État. Il est impossible de lire Bodin sans comprendre la fonction d’instances de solidarité et de contrôle qu’il attribue aux groupes sociaux[31]. » Le transfert de souveraineté ne s’accompagne pas d’un transfert de compétences. S’il plonge son rhizome juridique au cceur de l’organisme social, l’État reste en pratique juxtaposé à une société civile autonome sur laquelle il n’a que peu de prise.

Il va en fait falloir attendre un demi-siècle pour assister, avec Thomas Hobbes à la véritable actualisation de la théorie de la souveraineté. Le premier, Hobbes ose en effet s’affranchir du « médiévisme » résiduel qui sous-tendait la pensée de ses prédécesseurs. S’appuyant sur un paradigme individualiste et contractualiste, il écarte d’un revers de manche leurs dernières précautions. Puisque l’État est le fruit d’un simple contrat entre les individus, aucune considération « sociologique » ne vient plus contrecarrer l’unification de la « communauté politique ». Nisbet insiste sur les conséquences de cette « libération » :
« Disparue chez Hobbes, explique-t-il, l’attirance paradoxale (de Bodin) pour les associations territoriales ou spirituelles, et pour les coalitions d’intérêts. Disparu aussi (son) profond respect pour les liens de parenté, pour l’inviolabilité du foyer, pour l’autorité imprescriptible du père de famille[32]. »
L’État souverain est non seulement chez lui la forme suprême d’organisation sociale, mais aussi la seule forme d’organisation sociale légitime.
« À la différence de Bodin, Hobbes ne reconnaît aucun état prépolitique de la société [...] Pour Hobbes, il n’y a pas de juste milieu entre l’individu isolé, apeuré et sans défense et le citoyen de l’État absolu[33]. »
Cet approfondissement est d’après Nisbet la conséquence du succès à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, d’une nouvelle approche du « droit naturel ». Dans Droit naturel et histoire, Leo Strauss a clairement établi cette distinction entre le « droit naturel classique » et le « droit naturel moderne » dont le de Cive est la première illustration. Alors que le premier s’enracinait dans une vision de l’homme « animal politique » et dans une cosmogonie téléologique, le second postule que l’homme est fondamentalement libre, et « doit être regardé comme un être essentiellement complet indépendamment de la société civile[34] ». Postulant l’autonomie ontologique de l’ « homme naturel », le « droit naturel » nouvelle formule ne reconnaît qu’un mode d’association, le contrat et qu’une forme politique, l’État.
« Chez Hobbes, explique Nisbet, les relations et la morale traditionnelle sont soit purement et simplement négligées, soit rationalisées en liens dérivables de la nature présociale de l’homme[35]. »
La fiction individualiste permet de dépasser l’aporie bodinienne et de reconstruire le Commonwealth, non plus sur les bases d’irréductibles micro-sociétés, mais sur l’agglomération arithmétique d’unités transparentes et atomisées. La « société rationnelle doit répudier tout ce qui vient de la tradition. Elle doit reposer sur l’individu naturel et non [...] sur le membre d’une corporation ou d’une Église[36] ». Ébauchée par Bodin, l’unification du champ politique est aussi consacrée par une philosophie cohérente.

Cette vision des choses contribue à fonder un absolutisme sans précédent. Entre un individu sans défense, voué à subir les exactions de ses congénères, et un État garde-chiourme, omniprésent et omniscient, aucune médiation hiérarchique ou communautaire n’est plus envisageable. Les corps intermédiaires ne sont plus seulement illégitimes ; ils sont désormais considérés avec suspicion. Tous les obstacles à la puissance publique sont considérés comme des menaces pour la paix civile et la « sécurité » de la personne humaine. Point de salut hors l’État : l’Église, la famille, les associations professionnelles doivent s’effacer devant l’omnipotence du Léviathan ou disparaître. Le triomphe définitif du droit romain sur le droit coutumier achève par le biais du contractualisme de balayer les derniers contre-pouvoirs et les derniers vestiges de l’ordre féodal, annonçant clairement le « tout-à-l’État » contemporain. Comme l’écrit au même moment Bertrand de Jouvenel, Hobbes « a vu et voulu les conséquences de principes qu’il posait. Il s’est plu à imaginer un Pouvoir total, il en a tracé avec un fanatisme de logicien l’effrayant portrait : maître de toutes les propriétés, censeur de toutes les opinions, ne pouvant être reproché quoi qu’il fasse puisque seul juge du bien social et que le bien moral se ramène au bien social[37] ».

C’est tout l’édifice médiéval qui s’effondre sous les coups du monisme hobbésien. Les corporations et les groupes primaires sont les premières victimes de la nouvelle frénésie étatiste. Comparés à des « vers grouillant dans les viscères de l’homme naturel », ils sont promis à une prompte dissolution. L’Église perd sa position privilégiée. Reléguée au rang d’auxiliaire de l’État, elle n’a plus le droit de cité qu’à condition qu’elle « se place sans discuter sous son autorité ». La famille, enfin, n’est pas épargnée. Encore inviolable chez Bodin, elle tombe sous le coup de la loi. Le père de famille, écrit Hobbes, « oblige ses enfants et ses domestiques aussi loin que la loi le permet, mais pas plus loin, parce que personne n’est tenu d’obéir à des demandes contraires à la loi[38] ». Son statut particulier ne suffit plus à la mettre à l’abri des ingérences du législateur ; Hobbes ne veut d’ailleurs pas entendre parler de « particularité ». La famille n’est à ses yeux qu’une association volontaire de sujets autonomes, régie par un contrat. Nulle place pour une quelconque transcendance : de même que les groupes locaux et professionnels, elle est dépouillée de tous les attributs coutumiers ou religieux qui lui eussent permis de résister avec succès aux assauts du pouvoir.

Une dernière étape est franchie avec Rousseau : ce que l’on pourrait appeler l’étape du passage l’acte. Quelle que soit leur audace, les avancées de Bodin et de Hobbes restent en effet du domaine de la spéculation. L’un comme l’autre demeurent profondément conservateurs. Ils proposent moins un nouveau projet de société qu’une relecture novatrice des institutions existantes. Leur démarche est principalement analytique. Tout change avec le Contrat social. Bien qu’il présente de nombreuses similitudes avec le Léviathan, ce texte fondateur est bien davantage que la reprise systématique des intuitions novatrices de la philosophie politique du XVIIe siècle. Il ouvre selon Nisbet l’ « ère des révolutions ». C’est avec lui que le mouvement historique qui conduira à la réforme effective des institutions du vieux monde voit le jour. À la statique du pouvoir élaborée par Hobbes et Bodin, Rousseau vient en effet ajouter une dynamique originale. Non seulement « sa théorie de la souveraineté est de loin la plus rigoureuse[39] », mais il donne au processus d’atomisation et de centralisation sa raison d’être idéologique en l’investissant d’une mission messianique dont la mise en œuvre va provoquer un bouleversement sans précédent dans l’histoire.
« On ne trouverait pas, conclut Nisbet, dans l’histoire des idées politiques, de doctrine plus potentiellement révolutionnaire[40]. »
Si Hobbes a appuyé son absolutisme sur un individualisme ontologique, cette fiction théorique prend chez Rousseau une tonalité militante. Le Genevois ouvre l’ère de l’activisme antisocial. S’appuyant notamment sur le Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité, Nisbet dénonce en lui le plus intempérant des « gauchistes ». Rousseau n’a d’après lui jamais été animé par autre chose que par une haine viscérale du lien social et une volonté farouche de le démanteler coûte que coûte. Son œuvre tout entière est sous-tendue par une dénonciation sans fin de l’ « hypocrisie » et de « inauthenticité » de la société de son temps. Rousseau n’est pourtant pas un anarchiste ; s’il considère que l’homme naît « bon », et que la société le pervertit, il ne croit pas un instant à la possibilité d’un retour à « état de nature ». Réaliste, il préfère placer ses espoirs dans une régénération interne de la cité, une refonte complète des institutions qui restaure pour l’individu les conditions d’une existence vertueuse. C’est ici que l’État entre en jeu. Lui seul peut décomposer et recomposer le tissu communautaire, et résoudre la « difficulté » énoncée dans le sixième chapitre du Contrat : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant[41]. »

Il ne s’agit donc plus, comme dans le Léviathan, de morceler les corps sociaux pour permettre à l’État de déployer son action. L’État rousseauiste constitue une force libératrice, qui vient affranchir l’individu de la « tyrannie » de ses semblables. Dans l’État, l’individu reprend en main son destin et retrouve sa dignité perdue. Son engagement contractuel vise moins à garantir la sécurité de ses biens et de sa personne que son autonomie. La doctrine rousseauiste se trouve ainsi « à la confluence d’un individualisme radical et d’un autoritarisme intransigeant[42] ». Le premier, Rousseau postule l’identité de la liberté avec l’exercice du pouvoir. Chez lui, « le pouvoir est la liberté, et la liberté est le pouvoir. La vraie liberté consiste en la soumission délibérée de l’individu à la totalité de l’État[43] ». Seule sphère de libération des injustices inégalitaires, l’État est fondé à revendiquer le monopole de la souveraineté. Parce qu’il est rédempteur et thérapeutique, les esprits « éclairés » doivent encourager ses prétentions. Avec le Contrat social, les notions d’ordre et de liberté se réconcilient ainsi en une synthèse redoutable, à laquelle aucune argumentation conservatrice ne peut espérer s’opposer.

Nisbet va plus loin : non content d’avoir justifié la prééminence de l’ « État politique », individualiste et égalitaire, Rousseau en a selon lui prévu le volontarisme antisocial. La survie de son système suppose en effet une parfaite « transparence » de la société.
« Quand il se fait des brigues, prévient le Genevois, des associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport ses membres et particulière par rapport à l’État : on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement autant que d’associations [...] il importe donc pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État[44]. »
Ainsi défini, le contractualisme suppose la proscription des interdépendances infra-étatiques, et la dissolution des corps intermédiaires. En cela encore, Rousseau va beaucoup plus loin que Hobbes : il exige une croisade incessante contre la tendance même de l’être humain reconstituer le tissu associatif, une « révolution permanente » contre les penchants coupables de sa nature ; un ordre social « juste » n’est pas envisageable sans une vis generatrix et une vis conservatrix qui, dans l’état actuel des choses, ne peut être qu’un État autoritaire. « L’État unitaire, conclut Nisbet, demande la refonte de la nature humaine jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de démangeaisons dans le corps politique[45]. »

[18] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p. 89.
[19] Ibid., p. XXIII.
[20] Ibid., p. 94.
[21] De son aveu même, Nisbet a surtout voulu contrebalancer les excès de ce qu’il appelle le « développementarisme » : l’idée que les sociétés humaines évoluent comme de grands organismes, sous l’effet d’un principe interne et linéaire de transformation. A plusieurs reprises, il dénoncera le caractère illusoire et réducteur de cette reconstruction a posteriori du mouvement historique. Les structures socio-économiques sont ses yeux plutôt stables ; leur développement n’a en tout cas aucun caractère « naturel ». « Si une population, explique-t-il, n’est pas obligée par une contrainte soudaine à modifier ses pratiques sociales, on peut être certain qu’elle les conservera en l’état et qu’elle en tirera une profonde satisfaction. » C’est pourquoi « l’étude des transformations sociales est inséparable de l’événementiel historique » ; « Aussi longtemps que le village, la tribu, le clan ou la caste [...] ont maintenu intact le fil de leurs traditions, leur configuration n’a pour ainsi dire pas évolué durant des milliers d’années. La révolution qui bouleverse actuellement le monde est le résultat d’une série d’événements — invasions, migrations, innovations techniques — survenus en Occident depuis trois siècles. »
[22] Pierre Rosanvallon, 1989, Le libéralisme économique, Paris, Le Seuil, p. 115.
[23] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p. 44.
[24] Jean-Jacques Chevallier, 1970, Les grandes oeuvres politiques de Machiavel a nos jours, Paris, A. Colin, p. 38.
[25] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p. 111.
[26] Robert Nisbet, Twilight of Authority, op. cit., p. 167.
[27] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p. 111.
[28] Ibid., p. 176.
[29] Ibid., p. 102.
[30] Ibid., p. 120.
[31] Ibid., p. 113.
[32] Ibid., p. 117.
[33] Ibid., p. 114.
[34] Leo Strauss, 1953, Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion, 1986, p. 167.
[35] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p 117.
[36] Robert Nisbet, 1966, The. Sociological Tradition, New York, Oxford University Press, traduit sous le titre La tradition sociologique, Paris, PUF, 1984 et 1993, p. 71.
[37] Bertrand de Jouvenel, 1947, Du pouvoir. Histoire naturelle de sa croissance, Paris, Hachette, 1987, rééd., p. 494.
[38] Robert Nisbet, The Quest for Community, p. 122.
[39] Ibid., p. 125.
[40] Ibid., p. 134.
[41] Jean-Jacques Rousseau, 1762, Du Contrat social, Paris, Hachette, 1992, rééd., p. 178.
[42] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p. 126.
[43] Ibid., p. 134.
[44] Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, op. cit., p. 23.
[45] Robert Nisbet, Quest for Community, op. cit., p. 133.

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