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L’avoir et l’être
« La société de consommation a privilégié l'avoir au détriment de l'être ».
La sentence de Jacques Delors mérite d’être commentée, car elle dit tout et son contraire.
Au premier degré, il
s’agit d’une attaque contre le libéralisme : la recherche de la
rentabilité et de la productivité aboutirait à déposséder
l’être humain de sa personnalité (être) pour le rendre esclave de la
consommation (avoir). Le libéralisme serait aliénation, servitude.
L’abondance de toutes choses dégraderait les vertus
morales. Le libéralisme serait corrupteur.
Mais il s’agit aussi
d’une curieuse conception de l’être humain, emporté dans la spirale
sociale, privé de toute volonté, de toute autonomie,
incapable de braver les interdits ou les pulsions de la société.
Alors est-ce l’homme qui a changé de nature en consommant, ou est-ce la
société qui a emporté l’homme dans le matérialisme ?
Responsabilité personnelle ou collective ?
Consommation subie ou consommation choisie
L’esclavage de
l’homme pourrait venir de la pression exercée par les producteurs sur
les consommateurs, notamment à travers la publicité. Celui qui
serait spontanément porté vers une vie d’équilibre et de modération
en serait rendu incapable par le matraquage publicitaire dont il est
l’objet. Il consomme, surconsomme, s’endette, se
surendette. Il n’est pas jusqu’au keynésianisme, pourtant aux
antipodes du libéralisme pour expliquer que consommer est un devoir, un
bienfait social, parce que la dépense, même inconsidérée,
crée des emplois et des richesses. C’est le sens de la Fable des
Abeilles de Mandeville.
L’être humain ne
serait-il qu’un jouet entre les mains des magiciens de la publicité et
des mass media ? C’est ce qu’a prétendu John Kenneth
Galbraith :
« Ce sont les entreprises qui imposent des produits aux consommateurs, et non l'inverse ».
Heureusement il n’en
est rien. La publicité est avant tout une information sur les services
rendus par un produit. L’information sur le produit fait
partie du produit, et le producteur n’a aucun intérêt à tromper
durablement tous les consommateurs. Certes, les études de marché ont
pour but de mettre en avant ce qui a le plus de chance de
plaire au client. Mais c’est le sens de l’économie et de
l’entreprise que de répondre aux insatisfactions. Si la publicité est
mensongère, le client finira bien par s’en apercevoir. Sans doute
essayer un produit pour s’apercevoir qu’il n’est pas celui que l’on
désire engendre une dépense et un gaspillage, d’autant plus dommageables
que le produit est cher. Voilà pourquoi l’acheteur
d’une automobile n’est pas aussi influençable que l’acheteur d’une
poudre à laver ; il cherchera à confronter l’information donnée par le
constructeur avec celle qu’il peut trouver dans son
entourage, dans des revues spécialisées, auprès d’autres
utilisateurs. Dès lors, la consommation est bien l’objet d’un libre
choix.
La liberté du choix
C’est le titre d’un
ouvrage célèbre de Milton Friedman. Si la société de consommation et
l’économie de marché sont l’objet de tant d’attaques, c’est
que trop de beaux esprits s’arrogent le droit de dire ce qui est
bien et ce qui est mal, de ranger les consommations nécessaires de
celles qui ne le sont pas. Il y a le nécessaire et le
superflu.
Mais qui est capable
de définir le superflu ? Le superflu de l’un peut être tenu pour
nécessaire par l’autre. Et, suivant les circonstances, je
tiendrai demain pour superflu ce qui me semble aujourd’hui
nécessaire. Ai-je besoin de lunettes de soleil les jours de pluie ?
En fait, ceux qui se
proposent et se permettent de juger les choix des consommateurs sont
hostiles à la liberté du choix ; ils ne veulent pas
admettre la subjectivité des décisions individuelles.
Ainsi les choix de
consommation sont-ils l’expression de la personnalité. Cela est visible
même dans des communautés réduites comme la famille, où
il pourrait y avoir un mimétisme niveleur. Trois frères peuvent
pratiquer trois sports différents. L’un claque tout son argent, l’autre
fait construire une maison, un troisième collectionne les
objets de luxe.
En ce sens il est
impossible d’opposer l’avoir et l’être. Car ce que je consomme (avoir)
est un reflet de mes goûts (être). Et ce que je possède
(avoir) n’est en général que le résultat de mes talents personnels
(être).
La liberté et le marché limitent la corruption
La vertu morale du
marché est de rendre les hommes responsables de leurs décisions. Ils ne
peuvent consommer que sur la base des services qu’ils ont
eux-mêmes rendus. Nous sommes tous simultanément consommateurs et
producteurs.
Cette correspondance
entre libres choix et justes rémunérations est brisée dans plusieurs
cas, qui précisément sont éloignés de la logique de
l’échange marchand. Il y a le cas de celui qui consomme plus que ce
qu’il a produit : il vit à crédit – ce qui n’est pas une vie. Il y a le
cas de celui qui sans produire a de l’argent pour
consommer : il bénéficie d’une redistribution du « droit à
consommer » qu’est l’argent. Il y a enfin et surtout le cas des
économies dirigées, où ne peut vivre dans l’aisance
qu’une nomenklatura politique et bureaucratique. Ici c’est le règne
du marché noir, des prévarications, des spoliations : oui, vraiment, il
s’agit d’une société où l’être est sacrifié sur
l’autel de l’avoir. Mais voilà : ce n’est pas une société de
liberté.
La liberté ordonnée à la dignité
En fait, ce que
Jacques Delors déplore, c’est que les choix de consommation puissent
modifier la personnalité des êtres humains, jusqu’à la ruiner.
Ce risque est réel, mais c’est le risque de la liberté : nous avons
le choix entre nous épanouir et développer nos vertus morales et
spirituelles, ou nous avilir et cultiver nos
vices.
Sans doute les
habitants des pays pauvres n’ont-ils pas, ou pas autant, à gérer ce
dilemme de la consommation qui détruit. La « société de
consommation » suppose un niveau de développement et de croissance
qui donne le choix aux consommateurs, c’est déjà mieux que rien.
Que les personnes
fassent de mauvais choix, considérés en tout cas comme tels dans une
perspective morale traditionnelle, c’est encore et toujours
le corollaire de la liberté. Dans cette perspective, on peut
certainement condamner certaines consommations (de drogue par exemple)
qui transforment l’homme libre en esclave dépendant. On peut
aussi regretter qu’une partie importante du budget passe en
consommations « subies » ou mimétiques (avalanches de jouets, énormes
voitures, etc.).
Mais ce sont alors
les qualités personnelles qui font défaut. L’éducation n’a pas été
adaptée à la liberté nouvelle : les « nouveaux
riches » n’ont pas encore maîtrisé la liberté qui leur est offerte
par le progrès économique. Beaucoup de gens ne savent pas encore que la
liberté a pour prolongement la responsabilité, et
que la liberté n’a pas été inscrite dans notre nature pour nous
faire revenir à l’état animal. La liberté est faite pour que nous soyons
un peu plus humains, un peu plus dignes. Il faut parfois
toute une vie, ou plusieurs générations, pour le comprendre. Etre
plus en ayant plus : tel est le défi, il est moral et personnel.
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