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octobre 18, 2014

Le socialisme est-il une espèce idéologique encore en expansion ?

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.


C'est en 1947 qu'un petit nombre d'intellectuels libéraux, réunis dans une station balnéaire des alpes suisses, ont créé la Société du Mont Pèlerin en se donnant pour objet " de définir les principes nécessaires à la préservation d'une société libre ".


En 1947, la menace socialiste était claire. En 1999, elle est moins évidente. Si le socialisme, stricto-sensu, n'est plus un véritable danger pour l'économie de marché et les libertés économiques, la menace vient aujourd'hui de nouveaux adversaires dotés d'arguments et de valeurs différentes.

Faut-il avoir peur du socialisme rampant ? 
Le socialisme est-il une espèce idéologique encore en expansion ? 

Je répondrai très directement non. Qu'il s'agisse de la version soviétique du socialisme, ou de la version suédoise, ni l'une ni l'autre ne sont aujourd'hui dans le vent de l'histoire.

Cela ne veut pas pour autant dire que nous ne devons plus nous inquiéter des menaces qui pèseraient sur nos libertés. Loin de là. Cela veut seulement dire que nous ne devons plus beaucoup nous inquiéter de celles qui viendraient du socialisme. Nous vivons dans un monde où les problèmes qui déterminent la vie des mouvements politiques, intellectuels et culturels ont beaucoup évolué. A ne pas suivre attentivement comment ces mouvements se développent, et ce qu'ils impliquent, nous prenons de très gros risques.

Le terme " socialisme " n'est pas seulement un synonyme pour exprimer l'idée d'un Etat fort et omniprésent, ni même pour résumer la thèse d'une nécessaire régulation de l'économie par l'Etat. Que ce soit sous ses formes soviétiques ou suédoises, la particularité du socialisme est de s'intéresser à certains problèmes plus qu'à d'autres. C'est peut être un terme souvent ambigu. Mais quelle que soit la dose d'ambiguïté qui y soit associée, le fait est que tous ceux qui se réclament du socialisme se retrouvent autour de certains problèmes plutôt que d'autres. Le but du socialisme est une plus juste distribution des ressources économiques, dont ses avocats disent qu'elle conduira également à moins de gaspillages. Toute la rhétorique du socialisme tourne autour de qui obtient ce qui est produit, et comment. Les socialistes sont contre le marché parce que, disent-ils, le marché organise la distribution des ressources d'une manière qu'ils considèrent comme doublement injuste, tant du point de la manière dont le partage se fait, que de l'identité de ceux qui vont en bénéficier.

Le socialisme n'est plus la vraie menace


Dans sa forme la plus pure, l'essence du socialisme est de transformer par la nationalisation des activités. Jusque dans le milieu des années 1980, ce genre de socialisme " dur " était largement répandu, non seulement dans les pays communistes, mais aussi bien dans ce qu'on appelait alors le monde libre. Aujourd'hui il n'y a plus guère que quelques pays extrêmes qui y demeurent fidèles. Dans le reste du monde, la liste des industries qui sont encore nationalisées est de plus en plus courte. Ces formes traditionnelles de socialisme " dur " ont disparu si rapidement, tant comme pratique politique que comme idéal philosophique, que nous avons maintenant tendance à oublier un peu vite à quel point tout cela paraissait normal il n'y a encore pas si longtemps. C'est pourquoi nous continuons à nous faire peur en nous inquiétant par exemple des " menaces du socialisme rampant ". Cela avait un sens dans les années cinquante, lorsque l'expression est née, et que le socialisme avait réellement le vent en poupe. Cela n'en a plus beaucoup aujourd'hui.

L'autre forme de socialisme est celle de la " sociale démocratie ", de l'Etat redistributif. Elle correspond au modèle suédois dont la caractéristique est de pratiquer une redistribution massive qui mêle matraquage fiscal et subventions pour modifier les résultats économiques du marché. Mais l'objectif reste en fait toujours le même : une distribution plus juste des ressources. On reste dans le cadre d'une idéologie d'égalitarisme économique.

Ayant passé quelques temps récemment en Suède, j'ai du mal à admettre qu'on puisse dire du socialisme suédois qu'il soit en expansion, où que ce soit. La vérité est que le système suédois connaît aujourd'hui de grosses difficultés. L'économie suédoise ne crée plus d'emplois . La population y est de plus en plus hostile aux réfugiés et aux immigrants qu'elle considère désormais comme des parasites concurrents dans la distribution des subsides de l'Etat providence. La générosité du discours sur les droits de l'homme des années 1960 et 1970, a disparu. La plupart des suédois sont ouvertement pessimistes. Ils ne voient pas comment leur système pourrait survivre, mais en même temps ils se sentent incapables de surmonter les résistances politiques qui empêchent de le faire évoluer.

La version " sociale démocrate " du socialisme se heurte à la dynamique politique des démocraties modernes. Avec l'ouverture croissante des marchés, la logique du fonctionnement de la démocratie est en effet de s'éloigner des débats et préoccupations abstraites sur des objectifs de justice, pour les remplacer par la rivalité très concrète d'intérêts pratiques défendus par des groupes de pression en concurrence. Les démocraties occidentales, la Suède en premier, ont à juste titre choisi de ne pas sacrifier leurs libertés individuelles et politiques, ni leur prospérité économique, sur l'autel de la défense de leurs idéaux socialistes. Par exemple, ils n'ont pas entrepris d'empêcher leurs citoyens de quitter le pays, ou même, dans la plupart des cas, d'exporter leur argent à l'étranger. La sauvegarde de ces libertés a renforcé la légitimité politique des régimes sociaux-démocrates européens, mais en même temps elle ruine leur capacité à rester fidèles à leurs buts socialistes.

Une idéologie sans avenir


Ainsi que le note Hayek dans La route de la servitude : " Il y a de multiples manières de pratiquer le planisme économique ; mais, pour se maintenir, toutes impliquent que l'organisme central de planification puisse effectivement se protéger de toute influence extérieure. Le résultat d'une telle idéologie économique est dès lors d'amener inévitablement à l'accumulation de toute une série de restrictions portées non seulement au libre mouvement des biens et des capitaux, mais également celui des hommes ". La morale de cette observation d'Hayek est que tout pays qui se dit socialiste, mais qui réussit plus ou moins bien à préserver la liberté de mouvement des biens, des capitaux et des gens, est pris dans une contradiction qui le conduira inévitablement à abandonner ses ambitions socialistes. Tout régime socialiste dépend, pour survivre, du maintien d'un pouvoir monopolistique qui ne peut résister aux forces de la concurrence une fois que celles-ci sont laissées libres de se manifester. L'après guerre s'est traduit par un mélange d'idéaux libéraux, de pragmatisme économique, et de calculs stratégiques complexes justifiés par la guerre froide, qui ont conduit non pas à l'accumulation de restrictions aux libertés individuelles que prévoyait Hayek, mais au contraire à un triple processus d'ouverture des marchés internationaux, de libéralisation des mouvements de capitaux, et de liberté des mouvements de population, grandement facilité par la révolution moderne des moyens de transport et de communication.

Dès lors, ce qui caractérise notre monde d'aujourd'hui, n'est pas la menace d'un " socialisme rampant ". Ce n'est plus du tout notre problème. Parce que nous sommes habitués à combattre le socialisme à partir d'arguments, de tactiques et d'alliances conçus par rapport à un monde où cette menace était encore vraie, il est naturel que nous continuions à voir la main tentaculaire du socialisme derrière tout ce qui tend à accroître encore la redistribution ou l'emprise des réglementations d'Etat. Il est normal que nous continuions de plaquer l'étiquette socialiste à toute politique qui tend à accroitre le rôle de l'Etat. Mais, ce faisant, en perpétuant une définition trop large et imprécise de ce qui constitue l'essence du socialisme, nous risquons de nous priver du moyen de déceler à temps ce que sont, aujourd'hui, nos véritables adversaires et ennemis, et donc de la capacité à leur répondre efficacement.

Le danger, aujourd'hui, vient de la mode des idées " fixistes "


Les processus de marché font beaucoup plus que simplement déterminer qui finalement aura le contrôle de telle ou telle ressource. Ceci signifie que le socialisme n'est pas la seule idéologie susceptible de s'en prendre au marché, et, à l'inverse, que les conservateurs anti-socialistes ne constituent pas la seule force politique à laquelle les libéraux puissent s'allier pour défendre les libertés économiques.

Les marchés exercent de nombreuses fonctions. Ils sont ce qui permet aux gens d'exprimer individuellement leur propre quête du bonheur. Ils contribuent à assurer la dissémination des idées. Ils introduisent le changement dans la manière dont les gens vivent et travaillent, ainsi que dans les traits de caractère qui sont les plus appréciés. Ils font éclater et recombinent tous les modes de classement qui conduisent à regrouper les gens en catégories sociales, économiques, artistiques, etc… Ils encouragent la quête permanente de l'innovation, mais soumettent toute nouvelle idée au test brutal et sans sentiment de la concurrence. Les marchés évoluent par un mécanisme d'essais et d'erreurs qui s'appuie sur des processus d'expérimentation et de rétroactivité. Ils échappent à tout contrôle en particulier, et leurs résultats sont impossibles à prédire. C'est cette dynamique intrinsèque des marchés - leur nature de système de changement et de découverte " ouvert " et décentralisé - qui aujourd'hui attire les attaques idéologiques les plus nombreuses et les plus fortes.

Le défi auquel les marchés et les idées libérales doivent désormais faire face, n'a plus rien à voir avec des problèmes de justice. Il s'agit de problèmes de stabilité, de sécurité, de contrôle - non pas dans l'organisation et la gestion de nos vie individuelles, mais par rapport à la Société et aux choix politiques auxquels elle doit faire face en tant que Tout. L'argument central est que les marchés sont des éléments de perturbation , qui introduisent le chaos, et qui servent trop de valeurs différentes pour orienter la société vers " le bon choix ". Le plus important de tous les défis auxquels le marché est aujourd'hui confronté n'est pas l'idéologie socialiste, mais l'idéologie du fixisme - en grec, la stasis, l'idée que la " bonne société " est une société non pas de changement permanent et imprévisible, mais une société faite essentiellement de stabilité, une société prévisible, une société " sous contrôle ". Dans cette optique, le rôle de l'Etat n'est pas tant de redistribuer la richesse que de diriger, d'endiguer, de discipliner, de contrôler tout ce que l'évolution spontanée des marchés comporte d'imprévisible.

Ceux qui partagent cette vision n'aiment pas le marché parce que la nature décentralisée de ses processus d'évolution n'apporte pas seulement le changement, mais des changements d'un type particulier. En servant les multiples désirs les plus divers des individus, et en récompensant les innovateurs qui trouvent des choses nouvelles pour lesquelles on découvre ensuite de vastes débouchés, les marchés rendent impossible la définition d'une vision unitaire de ce à quoi l'avenir devrait ressembler. Ils ne permettent pas d'établir un pont entre le présent et le futur - un pont qui permettrait de définir en toute sécurité une route du point A au point B. Au contraire, ils n'arrêtent pas de multiplier les carrefours, les embranchements et les détours dans la marche vers un ensemble de futurs qui se présentent sous la forme d'une matrice de chemins de plus en plus complexes et difficiles à discerner. Les processus de marché empêchent la société de se rassembler autour d'un idéal statique - que ce soit l'idéal d'une forme traditionnelle de vie, celui du statu quo, ou encore l'idéal de la " bonne société " du futur tel que conçu par un planificateur génial et désintéressé.

Le marché, obstacle à la réalisation de la " bonne société "


En conséquence, ces nouveaux ennemis du marché se retrouvent sur l'ensemble de l'échiquier politique, tant à droite qu'à gauche, ou même au centre - un mode de classification essentiellement déterminé par la manière dont nous nous positionnons par rapport aux objectifs classiques du socialisme. Prenez par exemple l'émission de la chaîne CNN Crossfire ; une émission dont l'idée de base est de mettre droite et gauche sur un pied d'égalité et ne jamais s'engager plus au profit d'un côté que de l'autre. En y dénonçant les excès de l'économie de changement, son invité de droite, Pat Buchanan, s'est de fait retrouvé plus d'une fois sur le même terrain que son adversaire de gauche, le célèbre Jeremy Rifkin, connu pour la manière dont il fait le procès de la technologie. De la même manière, il s'est récemment retrouvé en complète communion avec le vieil ennemi des grandes entreprises, Ralph Nader. Tous trois s'accordent pour admettre que l'essor du commerce international, l'accélération du progrès technologique, la mondialisation financière, les restructurations industrielles, l'essor de nouvelles activités et le déclin d'autres - en un mot, tout ce qui exprime la dynamique concurrentielle et créatrice du monde économique d'aujourd'hui - nous annonce un terrible avenir. Tout trois étaient également d'accord, au moins au niveau du principe, pour demander que l'Etat intervienne pour endiguer, canaliser, le dynamisme des marchés. Cette exigence n'est pas moins interventionniste que l'appel socialiste à l'intervention de l'Etat. Mais, au sens strict, elle n'est certainement pas socialiste. Elle est d'une autre nature. Elle n'est pas redistributive, mais " fixiste " (stasist), en un mot : conservatrice, au sens propre du terme.

Cette nouvelle façon d'attaquer le marché, de quelque côté de l'échiquier politique qu'elle provienne, se fonde sur l'utilisation de deux tactiques classiques, très différentes des vieux arguments utilisés par le socialisme. Tout d'abord, elle pose que nous ne devrions pas laisser les gens libres de tester de nouvelles idées qui pourraient entraîner des conséquences négatives. C'est l'application du fameux " principe de précaution ", aujourd'hui pierre de touche des mouvements écologiques.

Le " principe de précaution " jette l'anathème sur les processus de marché


Le principe de précaution ne tient le décompte que des effets négatifs imputables aux idées nouvelles, mais n'accorde aucune attention aux avantages potentiels. Ceux-ci ne comptent pas. Et il passe totalement sous silence les coûts associés au maintien d'un statu quo. Il n'accorde aucune valeur à la découverte ou à l'apprentissage, autant comme processus d'évolution sociale que comme instruments de satisfaction personnelle. Dès lors les dés son jetés. Les processus de marché ne pourront jamais satisfaire aux exigences du principe de précaution puisque l'incertitude est constitutive de leur essence même. Par construction le principe de précaution conduit à jeter l'anathème sur les processus de marché.

L'autre manière d'attaquer le marché est tout aussi dévastatrice. C'est l'argument des externalités. La plupart d'entre nous avons admis qu'il se pose effectivement des problèmes d'externalités dans des domaines tels que la pollution de l'air, et nous recherchons des moyens d'y porter remède tout limitant autant que possible les effets pervers que cela pourrait avoir sur le bon fonctionnement des marchés. Mais, à partir de là, il n'est pas difficile de généraliser et de considérer que tout marché comporte potentiellement des risques d'externalités. En donnant au concept une acception indéfiniment élastique, il n'en faut pas plus pour retourner le langage de l'analyse économique des marchés contre le marché lui-même et en faire une machine de guerre contre l'essence même des relations de commerce et d'échange. C'est bel et bien ce que nous voyons de plus en plus avec l'utilisation de l'argument des externalités non plus seulement contre les producteurs, la cible traditionnel des économistes, mais également contre les consommateurs eux-mêmes. Selon cette nouvelle manière de penser, le français qui va au cinéma voir un film américain participe d'un phénomène de pollution culturelle. Mon choix d'un emballage que je juge plus pratique contribue à aggraver la pollution de l'environnement. La manière dont je peint ma porte et mes fenêtre impose une " externalité " à mes voisins qui n'aiment pas la couleur que j'ai choisie. Le plaisir que j'éprouve à faire les magasins, et le fait surtout que j'aime à en parler à mes amis, aggravent une soif inutile de consommation dont finalement tout le monde est victime… Comme l'essence même du marché est l'interactivité de l'ensemble des décisions de choix individuelles, il en résulte que, selon cette manière de voir, toutes nos actions auraient naturellement vocation a être étroitement contrôlées puisqu'elle entraînent toutes des effets sur les tiers. C'est sans fin. Il n'y a pas de limite.

Ceux qui pensent ainsi ne se contentent pas de faire tactiquement alliance avec la droite, ou avec la gauche, selon les questions en jeu. Fondamentalement, ils partagent une même conception du monde, ainsi qu'une même manière de raisonner et de parler. Ceux qui viennent de la gauche ont de plus en plus tendance à reléguer au second rang leur traditionnelle critique du marché au nom de ses conséquences distributives. C'est ainsi que chez les verts, les préoccupations traditionnelles de justice sont de plus en plus souvent remplacées par un discours en faveur d'une économie " soutenable " fondée sur le concept d' " état stable ". La critique que de plus en plus d'anciens gauchistes portent au marché n'est pas de rendre les pauvres encore plus pauvres, mais d'encourager le développement de consommations ostentatoires " socialement " inutiles. Un sociologue comme Richard Sennett, dont l'enfance fut bercée par la lecture de tous les ouvrages de la bibliothèque léniniste, condamne aujourd'hui le capitalisme de la flexibilité ", non parce qu'il exploite les travailleurs ou ne les paie pas assez, mais parce qu'il donne une prime à ceux qui se révèlent les plus instables et qui font preuve des capacités d'adaptation les plus grandes…

Le rêve de " l'état stable "


Le docteur Daniel Callaghan, un spécialiste de la bioéthique, mais aussi un égalitariste impénitent, dénonce la logique de quête infinie du progrès médical qui, selon lui, est produite par la logique interactive de la triple dynamique des marchés, de l'innovation médicale, et de la liberté d'expression des désirs individuels des malades. Il plaide pour une " médecine stabilisée ", ainsi que la mise en place de limites à la recherche d'une santé toujours meilleure. Bien que la socialisation de la médecine soit une manière d'atteindre cet objectif, ses arguments n'ont en soi rien à voir avec une approche socialiste quelconque.

Passons maintenant à ce qu'on appelle le centre. Nous y trouvons des gens qui sont encore plus critiques de la nature dynamique du marché que leurs collègues de droite ou de gauche - parce que le caractère décentralisé des processus de découverte du marché est fondamentalement incompatible avec leur conception du rôle du politique. Les exemples d'une telle position sont nombreux en Europe, sous une forme particulièrement virulente. Notamment lorsque les européens s'amusent à dénoncer la trop grande ouverture des américains à l'égard d'Internet. Mais on en rencontre aussi en Amérique. Un exemple est Arthur Schlesinger Jr. A l'occasion de son 75ème anniversaire, il vient d'écrire dans Foreign Affairs un article où il dénonce les effets de rupture du capitalisme. Il s'inquiète des conséquences entraînées par la dynamique de la mondialisation et des nouvelles technologies. " L'ordinateur, écrit-il, transforme le marché en une vaste foire d'empoigne mondiale qui efface les frontières, amoindrit le pouvoir fiscal ainsi que la capacité de réglementation des états, réduit à néant leur maîtrise des taux d'intérêt et des taux de change, aggrave les écarts de revenus et de richesses tant entre les nations qu'à l'intérieur des pays, affaiblit les protections de la législation du travail, dégrade l'environnement, prive les nations de la possibilité de déterminer elles-mêmes leur propre avenir, leur substitue une économie mondiale sans entité politique correspondante, responsable devant personne ".

La fonction perturbatrice des marchés


A droite, la dynamique des marchés suscite deux principales objections. Comme à gauche, on y attaque la liberté des échanges, l'immigration, la technologie, la grande distribution, tous les éléments de la dynamique des marchés qui remettent en cause les habitudes et les positions acquises. Ces conservateurs n'hésitent pas à faire alliance avec les écologistes qui poursuivent les mêmes fins. Parfois, il est relativement facile de distinguer ce qui relève d'une idéologie de droite ou de gauche. Par exemple, Pat Buchanan est clairement un homme de droite. Mais ce n'est pas toujours aussi simple. Je placerais certainement le Prince Charles plutôt à droite, en tant qu'héritier d'une grande lignée aristocratique, mais ses considérations sur la technologie le classeraient plutôt dans une version gauchiste de l'écologie.

L'une objections les plus communes à droite, du moins aux Etats-Unis, est que le marché, en se mettant principalement au service des désirs individuels, quels qu'ils soient, détruirait l'idée même de l'existence d'un " bien commun ". C'est ainsi que certains conservateurs réclament un programme d'actions fédérales qui permettraient de promouvoir l'idée d'un grand projet national. De manière plus générale, ce que ces conservateurs reprochent à la dynamique des marchés est de laisser se développer des produits, des comportements ou des institutions qui ne correspondent pas à leur conception de la bonne société - qu'il s'agisse par exemple de la violence au cinéma ou de la procréation assistée.

Cette tension est visible même sur le terrain de la politique de l'éducation où les conservateurs sont pourtant en principe favorables à une doctrine de libre choix. L'appel à la liberté du choix leur va bien lorsqu'il s'agit d'un instrument d'action politique dans leur combat contre les syndicats d'enseignants, ou pour échapper à la discipline laïque des écoles publiques. Mais ses corollaires qui s'appellent variété des programmes, concurrence des enseignements, tolérance des autres, entrent souvent en conflit avec leur vision conservatrice d'une " bonne éducation "… L'éducation est un domaine où ces conservateurs ne reconnaissent aucune légitimité au processus de découverte et d'innovation.

Il y a toutefois une bonne nouvelle. Elle tient dans le fait que de la même manière que la chute du socialisme a suscité l'émergence d'alliances inédites contre le marché, elle entraîne aussi des rapprochements inattendus mais favorables au marché. Que les marchés produisent non pas un chaos de ruptures, mais un ordre émergent à caractère positif est une idée qui progresse aujourd'hui dans certains milieux qui, il y a parfois moins d'une génération, étaient encore des fanatiques du socialisme, ou du moins d'une conception planiste de l'ordre social. Savez-vous par exemple qui a écrit ceci : " Quelle est, de nos jours, la chose la plus importante qu'il faut retenir d'un cours d'économie ? Ce que je me suis efforcé de transmettre à mes étudiants est l'idée simple mais forte que la main invisible du marché est toujours plus forte que la main cachée de l'autorité. Pas besoin de direction, de contrôles, de planification. Tel est le consensus désormais parmi les économistes. C'est l'héritage d'Hayek ". Qui est l'auteur, je le répète, de ce plaidoyer en faveur de la dynamique de marché ? Réponse : Larry Summers, aujourd'hui secrétaire d'état américain au Trésor, et qui passe pourtant le prototype même de l'économiste Cambridgien classique.

Les nouveaux alliés du libéralisme


Si l'hystérie de Schlesinger est représentative de l'attitude " fixiste " des critiques centristes, l'optimisme de Summer exprime l'émergence d'une nouvelle coalition centriste favorable au dynamisme des marchés. Cela ne fait pas de Summer un vrai libéral, au sens classique du terme. Cela en fait simplement le type d'allié des libéraux qu'étaient autrefois les conservateurs anti-socialistes, avant qu'ils ne passent dans le camp des opposants au marché les plus acerbes. En Amérique, le centre - mais je pense que cela est également vrai du nouveau travaillisme britannique - est aujourd'hui plein de technocrates qui en sont venus à admettre que l'interventionnisme de l'Etat avait des limites, et reconnaissent les avantages pratiques des solutions de marché.

Il y a aussi tous ces " modérés " - des journalistes, des chercheurs, des scientifiques, des ingénieurs, des artistes et des hommes d'affaires, tous bien moins connus que Summers - qui éprouvent un sincère intérêt intellectuel pour tout ce qui tourne autour de la logique des systèmes auto-organisés parce qu'ils s'intéressent aux théories de la complexité, à la logique décentralisée du fonctionnement d'Internet, aux processus de la découverte scientifique, à l'écologie scientifique, aux mécanismes d'échanges culturels, à la théorie des organisations. Par formation, il s'agit de gens qui sont sensibles aux problématiques de la dispersion du savoir et de l'évolution par des processus de tâtonnement, et qui donc font d'emblée preuve d'une compréhension plutôt ouverte à la théorie moderne des marchés. On ne peut dire qu'ils préfèrent toujours systématiquement le marché à l'Etat, mais c'est plutôt généralement le cas. Eux au moins ne sont pas conditionnés par le réflexe qui conduit tant de gens à considérer automatiquement que seul l'Etat peut apporter la réponse à leurs problèmes. Ils sont plus ouverts à la recherche de solutions qui passent par l'innovation, la concurrence, la liberté des choix, le jeu des rétroactions. L'un des problèmes de notre vocabulaire politique est que le terme de modéré ne permet pas de distinguer entre ceux dont la modération se traduit par une certaine considération pour les processus de marché, et ceux pour lesquels l'expression signifie exactement l'inverse : le choix de solutions impliquant une addition presque infinie de petites interventions locales en lieu et place d'un Etat central.

Les valeurs communes du marché et de la contre-culture


Mais c'est encore au sein de ce qui fut la gauche que les oppositions sont les plus remarquables. Alors que des gauchistes comme Sennett continuent de s'en prendre à tout ce qui a un relent d'économie libérale, beaucoup d'anciens de leurs collègues ont retrouvé dans le marché nombre des valeurs d'innovation, d'ouverture et d'expression personnelle caractéristiques de leur contre-culture. Pour la plus grande consternation tant des gauchistes impénitents qui vouent une véritable haine au commerce et aux affaires, que des conservateurs épris de traditionalisme culturel, celle-ci s'est métamorphosée en une véritable culture de l'entreprise et de l'innovation. La gauche qui nous a donné le socialisme n'est pas la même que celle qui s'est investie massivement dans l'informatique et toute la nouvelle presse consacrée à l'industrie des " micro-entrepreneurs ". Qu'il s'agisse d'Internet ou de cette nouvelle presse d'affaires, il est incontestable que tant l'un que l'autre ont été lancés par des gens qui, tant par leur histoire personnelle que par leurs idées politiques, se considéraient eux-mêmes comme étant partie intégrante d'une extrême gauche systématiquement critique à l'égard des institutions existantes. Ces individus qui n'éprouvaient que mépris pour " le marché " tant que celui-ci n'exprimait qu'une conception statique d'un univers dominé par de grandes organisations commerciales privées à caractère hiérarchique et bureaucratique, ont au contraire épousé avec enthousiasme l'idée du marché vu comme un ensemble de systèmes ouverts dont les multiples interactions créent un terrain favorable à la diversité des expressions et des épanouissements personnels. Les mêmes éléments qui soulèvent aujourd'hui l'opposition des " conservateurs " de tous bords, de gauche comme de droite, contre les marchés, ont servi de ferments à l'émergence d'une nouvelle coalition de gens, le plus souvent venant de l'ancienne gauche, sensibles, eux, aux vertus dynamiques des processus de marché. Sur l'ancien échiquier politique, être socialiste voulait dire être de gauche. Cela impliquait que plus vous vous définissiez comme un adversaire du socialisme, pour quelque raison que ce soit, plus vous êtiez classé à droite. Dans l'ancienne classification politique, les libéraux étaient classés à droite ; ce qui en fait l'aile droite de cette nouvelle coalition.

Les vertus d'une société dynamique et ouverte


Il n'est pas du tout indifférent de savoir si le véritable but des libéraux, aujourd'hui, est de continuer de s'opposer en priorité au socialisme, ou plutôt de défendre et promouvoir une vision des avantages liés à la présence d'une société dynamique et ouverte. Si, à partir d'un préjugé essentiellement anti-socialiste, nous continuons de considérer que nos ennemis traditionnels sont " à gauche ", cependant que nos alliés sont " à droite ", nous risquons de ne pas saisir l'importance du phénomène que représente aujourd'hui la naissance d'une alliance gauche-droite contre les marchés. Nous resterons incapables de comprendre toute la symbolique, ainsi que les enjeux qui se trament autour de débats d'idées aussi essentiels que ceux qui concernent actuellement les biotechnologies, la protection des expressions culturelles, la mondialisation des échanges, ou encore la régulation d'Internet. Nous abandonnerons des domaines entiers de réflexion, de recherche et d'innovation pour le seul bénéfice de rester amis avec des gens qui n'accepteront de réduire les impôts qu'un tout petit peu, et encore seulement pour les familles de contribuables qui ont des enfants. Nous laisserons passer la chance qui s'offre à nous d'aider ceux qui n'ont pas toujours le bon pedigree politique d'approfondir quand même leur connaissance du marché, et d'en tirer de bonnes raisons pour préférer les marchés à l'Etat. Nous sacrifierons la liberté de demain pour sauvegarder les habits du passé.

Ainsi, oui, ma réponse à la question sur " le socialisme rampant " est résolument optimiste. Nous devons bien sûr rester sur nos gardes. Le monde est encore plein de restes d'idéologie socialiste qui ne peuvent faire que le jeu des adversaires de la dynamique des marchés. Mais le socialisme est bel et bien mort en tant qu'idéal, et il est mourant en tant que politique. Les défis du 21ème siècle seront bien différents. Il s'agira de défendre les valeurs d'une dynamique de changement et d'évolution, et de construire une nouvelle coalition politique autour d'elles. La manière dont nous relèverons ce défi déterminera en fin de compte si le prochain siècle expérimentera ou non un renouveau en profondeur des idées libérales.



Virginia Postrel lire ses articles sur N-Y times

source REASON Magazine

octobre 15, 2014

Ludwig Von Mises (2/5), Le Libéralisme : la Liberté

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

2. La liberté

Que l'idée de liberté soit passée dans le rang et dans la chair au point que l'on n'ose plus, depuis longtemps, la contester ; que l'on ait pris l'habitude de ne parler de la liberté que pour l'approuver et la défendre et qu'il ait été réservé au seul Lénine de l'appeler un « préjugé bourgeois », c'est là ― ce que l'on oublie souvent de nos jours ― un succès du libéralisme. Le nom même de libéral ne vient-il pas de liberté, et celui du parti adverse des libéraux n'était-il pas à l'origine les « serviles » ? : les deux appellations apparaissant pour la première fois dans les luttes institutionnelles espagnoles des premières décennies du XIXème siècle. 



Avant l'avènement du libéralisme, de nobles philosophes, des fondateurs de religion et des prêtres animés des meilleures intentions, des hommes d'État aimant vraiment leur peuple avaient considéré l'esclavage d'une partie de l'humanité comme une institution équitable, d'utilité générale et bienfaisante. Il existe, prétendait-on, à côté des hommes naturellement destinés à la liberté, d'autres qui le sont au servage. Cette idée était chère non seulement aux maîtres mais à une grande partie des esclaves. Obligés de se soumettre à la force supérieure des maîtres, non seulement ils acceptaient cette servitude mais ils y trouvaient encore du bon : l'esclave n'est-il pas libéré du souci d'assurer sa pitance quotidienne, que le maître est tenu de lui fournir, même chichement ? Lorsque le libéralisme entreprit, au XVIIIème siècle et dans la première moitié du XIXe, d'abolir le servage et la sujétion de la population paysanne en Europe et l'esclavage des noirs dans les colonies d'outre-mer, il ne se trouva pas peu de sincères philanthropes pour exprimer leur opposition. Selon eux, les serfs étaient habitués au servage et ne le ressentaient pas comme un fardeau pesant ; n'étant pas mûrs pour la liberté, ils ne sauraient quel usage en faire. Ils souffriraient gravement de ce que le maître cessât de pourvoir à leurs besoins, ils ne seraient pas capables d'assurer leur subsistance, et ils succomberaient vite à la misère. D'un côté leur affranchissement ne leur apporterait aucun gain sérieux, de l'autre ils seraient gravement lésés dans leur réussite matérielle. Fait curieux : de nombreux serfs interrogés à ce sujet avancèrent de tels arguments. Pour s'opposer à de telles manières de voir, bien des libéraux pensaient devoir brosser un tableau outré de la situation, mettant l'accent sur les mauvais traitements infligés aux serfs et aux esclaves, alors qu'en réalité de tels excès étaient exceptionnels. Il en existait certes et leur existence justifiait l'abolition de ce système, mais, d'une façon générale les maîtres traitaient les serfs avec douceur et humanité.

Si l'on opposait à ceux qui, pour des raisons en général philanthropiques, étaient en faveur de l'abolition du servage que le maintien du système était aussi dans l'intérêt des valets, ils ne savaient guère quoi répliquer. Car il n'est qu'un argument à opposer aux défenseurs du servage, à savoir que le travail libre est incomparablement plus productif que le travail exécuté par des hommes asservis. Le travailleur asservi n'a aucun intérêt à employer toutes ses forces.

Il travaille avec l'empressement requis, et pas plus qu'il ne faut pour échapper aux châtiments qui s'attachent à un rendement insuffisant. Le travailleur libre, en revanche, sait qu'il gagnera d'autant plus qu'il aura accru son rendement. Il tend ses énergies à l'extrême afin d'accroître son salaire. Que l'on compare par exemple les exigences que pose au travailleur le service d'une charrue mécanique au faible déploiement d'intelligence, de force et d'application qui était jugé suffisant, il y a deux générations pour le laboureur-serf de Russie. Seul le travail libre peut garantir les accomplissements que l'on demande au travailleur de l'industrie moderne.

Des esprits bornés peuvent continuer à débattre à perte de vue sur la question de savoir si tous les hommes ont vocation et sont mûrs pour la liberté. Ils peuvent continuer à prétendre qu'il existe des races et des peuples que la nature a destinés au servage et que les peuples de maîtres ont le devoir de maintenir les valets en état d'asservissement. Le libéral ne veut pas réfuter leurs arguments parce que sa démonstration en faveur de la liberté pour tous sans distinction est d'une toute autre nature. Les libéraux que nous sommes ne prétendent pas que Dieu ou la nature a destiné tous les hommes à être libres, ne serait-ce que parce que nous ne sommes pas informés des desseins de Dieu et de la nature, et que nous nous gardons soigneusement d'impliquer Dieu et la nature dans cette controverses. Nous prétendons seulement que la liberté de tous les travailleurs constitue le système de travail qui garantit la plus grande productivité du travail humain, et que cette liberté est par conséquent dans l'intérêt de tous les habitants de la terre. Nous ne combattons pas le servage malgré son utilité prétendue pour les « maîtres » mais parce que nous sommes convaincus qu'il est en fin de compte préjudiciable à tous les membres de la société humaine, donc aussi aux « maîtres ». Si l'humanité en était restée au servage d'une partie des travailleurs ou même de tous, l'admirable épanouissement des forces économiques qui a vu le jour au cours des 150 dernières années n'aurait pas été possible. Nous n'aurions pas de voies ferrées, de voitures, d'avions, de navires, de production d'énergie et d'électricité, d'industrie chimique, toutes choses que les Grecs et les latins, en dépit de leur génie, n'avaient pas. Il suffit de mentionner ce fait pour que chacun comprenne que même les anciens maîtres d'esclaves ou de serfs auraient tout lieu d'être satisfaits de l'évolution qui s'est opérée après l'abolition de l'asservissement des travailleurs. Un travailleur européen vit, de nos jours, dans des conditions plus favorables et plus agréables que ne vivait jadis le pharaon d'Égypte, bien que ce dernier disposât de milliers d'esclaves et que le premier n'ait rien d'autre, pour assurer son bien-être, que la force et l'adresse de ses mains. Si l'on pouvait transporter un nabab de ces époques reculées dans les conditions de vie actuelles d'un simple travailleur, il déclarerait sans hésiter que sa vie a été miséreuse en comparaison de celle que peut mener, de nos jours, le citoyen le plus modeste.

Le travail libre ― et c'est là son fruit ― procure à tous plus de richesse que n'a pu en apporter jadis aux maîtres le travail de leurs esclaves.


octobre 14, 2014

Libéralisme, aliénation et servitude

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.


L’avoir et l’être 

« La société de consommation a privilégié l'avoir au détriment de l'être ».

La sentence de Jacques Delors mérite d’être commentée, car elle dit tout et son contraire.

 

Au premier degré, il s’agit d’une attaque contre le libéralisme : la recherche de la rentabilité et de la productivité aboutirait à déposséder l’être humain de sa personnalité (être) pour le rendre esclave de la consommation (avoir). Le libéralisme serait aliénation, servitude. L’abondance de toutes choses dégraderait les vertus morales. Le libéralisme serait corrupteur.

Mais il s’agit aussi d’une curieuse conception de l’être humain, emporté dans la spirale sociale, privé de toute volonté, de toute autonomie, incapable de braver les interdits ou les pulsions de la société. Alors est-ce l’homme qui a changé de nature en consommant, ou est-ce la société qui a emporté l’homme dans le matérialisme ? Responsabilité personnelle ou collective ? 

Consommation subie ou consommation choisie 

L’esclavage de l’homme pourrait venir de la pression exercée par les producteurs sur les consommateurs, notamment à travers la publicité. Celui qui serait spontanément porté vers une vie d’équilibre et de modération en serait rendu incapable par le matraquage publicitaire dont il est l’objet. Il consomme, surconsomme, s’endette, se surendette. Il n’est pas jusqu’au keynésianisme, pourtant aux antipodes du libéralisme pour expliquer que consommer est un devoir, un bienfait social, parce que la dépense, même inconsidérée, crée des emplois et des richesses. C’est le sens de la Fable des Abeilles de Mandeville.

L’être humain ne serait-il qu’un jouet entre les mains des magiciens de la publicité et des mass media ? C’est ce qu’a prétendu John Kenneth Galbraith : 

« Ce sont les entreprises qui imposent des produits aux consommateurs, et non l'inverse ».

Heureusement il n’en est rien. La publicité est avant tout une information sur les services rendus par un produit. L’information sur le produit fait partie du produit, et le producteur n’a aucun intérêt à tromper durablement tous les consommateurs. Certes, les études de marché ont pour but de mettre en avant ce qui a le plus de chance de plaire au client. Mais c’est le sens de l’économie et de l’entreprise que de répondre aux insatisfactions. Si la publicité est mensongère, le client finira bien par s’en apercevoir. Sans doute essayer un produit pour s’apercevoir qu’il n’est pas celui que l’on désire engendre une dépense et un gaspillage, d’autant plus dommageables que le produit est cher. Voilà pourquoi l’acheteur d’une automobile n’est pas aussi influençable que l’acheteur d’une poudre à laver ; il cherchera à confronter l’information donnée par le constructeur avec celle qu’il peut trouver dans son entourage, dans des revues spécialisées, auprès d’autres utilisateurs. Dès lors, la consommation est bien l’objet d’un libre choix. 

La liberté du choix  

C’est le titre d’un ouvrage célèbre de Milton Friedman. Si la société de consommation et l’économie de marché sont l’objet de tant d’attaques, c’est que trop de beaux esprits s’arrogent le droit de dire ce qui est bien et ce qui est mal, de ranger les consommations nécessaires de celles qui ne le sont pas. Il y a le nécessaire et le superflu.

 

Mais qui est capable de définir le superflu ? Le superflu de l’un peut être tenu pour nécessaire par l’autre. Et, suivant les circonstances, je tiendrai demain pour superflu ce qui me semble aujourd’hui nécessaire. Ai-je besoin de lunettes de soleil les jours de pluie ?

En fait, ceux qui se proposent et se permettent de juger les choix des consommateurs sont hostiles à la liberté du choix ; ils ne veulent pas admettre la subjectivité des décisions individuelles.

Ainsi les choix de consommation sont-ils l’expression de la personnalité. Cela est visible même dans des communautés réduites comme la famille, où il pourrait y avoir un mimétisme niveleur. Trois frères peuvent pratiquer trois sports différents. L’un claque tout son argent, l’autre fait construire une maison, un troisième collectionne les objets de luxe.

En ce sens il est impossible d’opposer l’avoir et l’être. Car ce que je consomme (avoir) est un reflet de mes goûts (être). Et ce que je possède (avoir) n’est en général que le résultat de mes talents personnels (être). 

La liberté et le marché limitent la corruption 

La vertu morale du marché est de rendre les hommes responsables de leurs décisions. Ils ne peuvent consommer que sur la base des services qu’ils ont eux-mêmes rendus. Nous sommes tous simultanément consommateurs et producteurs.

Cette correspondance entre libres choix et justes rémunérations est brisée dans plusieurs cas, qui précisément sont éloignés de la logique de l’échange marchand. Il y a le cas de celui qui consomme plus que ce qu’il a produit : il vit à crédit – ce qui n’est pas une vie. Il y a le cas de celui qui sans produire a de l’argent pour consommer : il bénéficie d’une redistribution du « droit à consommer » qu’est l’argent. Il y a enfin et surtout le cas des économies dirigées, où ne peut vivre dans l’aisance qu’une nomenklatura politique et bureaucratique. Ici c’est le règne du marché noir, des prévarications, des spoliations : oui, vraiment, il s’agit d’une société où l’être est sacrifié sur l’autel de l’avoir. Mais voilà : ce n’est pas une société de liberté. 

La liberté ordonnée à la dignité 

En fait, ce que Jacques Delors déplore, c’est que les choix de consommation puissent modifier la personnalité des êtres humains, jusqu’à la ruiner. Ce risque est réel, mais c’est le risque de la liberté : nous avons le choix entre nous épanouir et développer nos vertus morales et spirituelles, ou nous avilir et cultiver nos vices.

Sans doute les habitants des pays pauvres n’ont-ils pas, ou pas autant, à gérer ce dilemme de la consommation qui détruit. La « société de consommation » suppose un niveau de développement et de croissance qui donne le choix aux consommateurs, c’est déjà mieux que rien.

Que les personnes fassent de mauvais choix, considérés en tout cas comme tels dans une perspective morale traditionnelle, c’est encore et toujours le corollaire de la liberté. Dans cette perspective, on peut certainement condamner certaines consommations (de drogue par exemple) qui transforment l’homme libre en esclave dépendant. On peut aussi regretter qu’une partie importante du budget passe en consommations « subies » ou mimétiques (avalanches de jouets, énormes voitures, etc.).

Mais ce sont alors les qualités personnelles qui font défaut. L’éducation n’a pas été adaptée à la liberté nouvelle : les « nouveaux riches » n’ont pas encore maîtrisé la liberté qui leur est offerte par le progrès économique. Beaucoup de gens ne savent pas encore que la liberté a pour prolongement la responsabilité, et que la liberté n’a pas été inscrite dans notre nature pour nous faire revenir à l’état animal. La liberté est faite pour que nous soyons un peu plus humains, un peu plus dignes. Il faut parfois toute une vie, ou plusieurs générations, pour le comprendre. Etre plus en ayant plus : tel est le défi, il est moral et personnel.
 
Source: Libres.org , Aleps
 
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