Affichage des articles dont le libellé est John Stuart MILL. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est John Stuart MILL. Afficher tous les articles

septembre 23, 2018

Catherine Audard, « Le « nouveau » libéralisme »

Ce site n'est plus sur FB (blacklisté sans motif), alors n'hésitez pas à le diffuser au sein de différents groupes ( notamment ou j'en étais l'administrateur), comme sur vos propres murs respectifs. 
D'avance merci. 

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...

Merci de vos lectures, et de vos analyses. Librement vôtre - Faisons ensemble la liberté, la Liberté fera le reste. N'omettez de lire par ailleurs un journal libéral complet tel que Contrepoints: https://www.contrepoints.org/ 
 Al, 

PS: N'hésitez pas à m'envoyer vos articles (voir être administrateur du site) afin d'être lu par environ 3000 lecteurs jour sur l'Université Liberté (genestine.alain@orange.fr). Il est dommageable d'effectuer des recherches comme des CC. 
Merci









Le « nouveau » libéralisme

Le libéralisme survivra-t-il à la crise économique et financière ? Les pronostics se multiplient mais il est difficile de percevoir les réalignements idéologiques en cours. Au début du XXe siècle déjà, une autre crise du capitalisme donna naissance à un courant intellectuel et politique, le « nouveau » libéralisme, dont Keynes fut l’un des héritiers. La philosophe Catherine Audard retrace l’histoire de cette refondation.
« La transition de l’anarchie économique vers un régime visant délibérément à contrôler et diriger les forces économiques dans l’intérêt de la justice et de la stabilité sociale présentera d’énormes difficultés à la fois techniques et politiques. Je suggère néanmoins que la véritable mission du nouveau libéralisme est de leur trouver une solution ».
John Maynard Keynes, « Suis-je un libéral ? » (1re éd. 1925), in La Pauvreté dans l’abondance, Paris, Gallimard, 2002 (souligné par nous).
Ce diagnostic de Keynes sonne étonnamment contemporain [1]. Le monde occidental sort de trente ans de politique économique dominée par le néolibéralisme qui ont conduit certes à une plus grande prospérité mondiale, mais aussi à une crise financière d’une très grande gravité, parfaite illustration de l’anarchisme économique que fustige Keynes et qu’il avait expérimenté en première ligne, avec la dépression de 1929. Mais si la dérégulation des forces du marché a conduit le capitalisme au bord du précipice, les modèles alternatifs, communisme et socialisme, ont été, eux, largement frappés de discrédit depuis la chute du mur de Berlin, comme ils l’étaient déjà pour Keynes. Comme les gouvernements sociaux-démocrates actuels, Keynes refusait de voir dans le socialisme un remède aux maux du laissez faire. Quant au retour au protectionnisme, qui, rappelons-le, n’était pas un dogme pour Keynes, même s’il est une tentation, il est un moyen infaillible de transformer la récession en dépression, puisqu’il aggrave l’effondrement de la demande mondiale.
Vers quelle théorie se tourner si l’ultralibéralisme comme le socialisme ont été déconsidérés ? Telle est la question urgente qui se pose à tous les gouvernements modérés en 2009. Mais c’était également la question que se posaient au tournant du XXe siècle les auteurs libéraux progressistes qui, hostiles aussi bien au libéralisme orthodoxe de l’École de Manchester [2] qu’au socialisme, ont influencé Keynes. Ce sont ces auteurs, ainsi que leur politique économique et sociale, qui font l’objet de cette étude de ce qu’on a appelé le New Liberalism en Angleterre. [3]

La naissance du « nouveau » libéralisme au tournant du XXe siècle

D’un libéralisme de parti à un libéralisme d’idées
Le libéralisme connaît des transformations remarquables en Angleterre au tournant du XXe siècle. Il cesse progressivement d’être la formation politique dominante et est évincé après 1922 par le parti socialiste, le Labour Party, devenant de plus en plus minoritaire et éloigné du pouvoir en raison du bipartisme qui caractérise la politique anglaise. Mais il acquiert et développe également, pendant la même période, une influence intellectuelle et une stature morale sans commune mesure avec sa représentation politique. Il passe d’un libéralisme de parti à un libéralisme d’idées, forgeant ce qu’on a appelé le « nouveau » libéralisme qui s’éloigne considérablement des positions du libéralisme classique. Son renouveau intellectuel est animé par des philosophes, des économistes, des politologues, des sociologues, essayistes ou universitaires, mais aussi des journalistes, qui sont parfois également des hommes politiques et qui ont un prestige et une influence considérables auprès des classes dirigeantes. Ces auteurs se confrontent aux textes classiques du libéralisme comme aux positions du parti libéral pour les critiquer et les remanier sous des angles extrêmement variés, donnant son nouveau visage au libéralisme.
Il faut ajouter que ces auteurs ont eu un rayonnement international et que des mouvements comparables au New Liberalism ont existé en France, comme le « solidarisme » de Charles Renouvier (1815-1903), Alfred Fouillée (1838-1912), Léon Bourgeois (1851-1925), Charles Gide (1851-1925) et même Émile Durkheim (1858-1917) [4]. En Italie, le libéralisme classique représenté par le célèbre économiste Vilfredo Pareto [5] (1848-1923) a suscité les réactions d’intellectuels opposés au fascisme comme Benedetto Croce (1866-1952), fondateur du parti libéral italien, l’économiste Luigi Einaudi (1874-1961) et l’historien du libéralisme, Guido de Ruggiero (1888-1948), inspirées par le « nouveau » libéralisme et sa critique du libéralisme économique ou liberismo. Quant au « socialisme libéral » de Carlo Rosselli (1899-1937) [6], il a marqué durablement la tradition politique italienne [7]. En Allemagne, Wilhelm Dilthey (1833-1911) et Max Weber (1864-1920) [8] incarnent les espoirs du libéralisme ainsi que ses échecs et son incapacité à prendre pied dans un contexte idéologique hostile. Aux États-Unis, le « progressisme » américain est l’équivalent du « nouveau » libéralisme et sa nouvelle éthique démocratique et égalitaire s’exprime dans le magazine The New Republic, avec son fondateur Herbert Croly (1869-1930), Walter Lippmann (1889-1974), son publiciste le plus célèbre, ainsi que le philosophe John Dewey (1859-1952) qui, tous, puisent leur inspiration dans la philosophie de William James (1842-1910). Notons que l’un de ses grands intellectuels, Thomas Woodrow Wilson (1856-1924), professeur de sciences politiques à Princeton, fut président des États-Unis de 1913 à 1921.
Le libéralisme en Angleterre (1870-1920)
Quelle est la situation spécifique du libéralisme en Angleterre ? En 1870, au moment de son apogée, le parti libéral est divisé en deux courants principaux. Le premier courant, plus conservateur, est l’hériter des Whigs des XVIIe et XVIIIe siècles, grands propriétaires terriens alliés à la bourgeoisie d’affaires pour des raisons tactiques afin de défendre leurs privilèges contre la dynastie des Stuarts et la monarchie absolue. Les éléments les plus conservateurs du parti se sont séparés des libéraux en 1832 sur la question du libre-échange, mais aussi de la réforme électorale et de l’élargissement du droit de vote, et rejoignent un nouveau parti qui se substitue aux Tories, le parti conservateur. Les libéraux conservateurs qui restent au parti, dont les représentants sont Richard Cobden, John Bright, et surtout le premier ministre William Gladstone, sont partisans du libre-échange contre les conservateurs protectionnistes et impérialistes, dont le leader est Benjamin Disraeli.
En face d’eux, et en position de plus en plus dominante, les libéraux réformateurs et « radicaux » influencés par l’utilitarisme se préoccupent avant tout d’améliorer le bien-être (welfare) des classes laborieuses et de lutter contre la pauvreté, en intervenant dans des secteurs jusque-là réservés à la charité privée. Ils sont également hostiles à l’impérialisme britannique et au coût des guerres coloniales. Ces préoccupations les amènent à critiquer les dogmes du libéralisme économique et à prôner au contraire l’intervention de l’État dans la vie sociale et économique.
Mais, malgré ces conflits, on peut dire que le consensus libéral résiste aux crises économiques et sociales beaucoup plus longtemps qu’ailleurs. Le libéralisme continue de nourrir une image idéalisée du capitalisme et de son fonctionnement. Il comprend la nouvelle société qu’il voit se former sous ses yeux dans les mêmes termes individualistes que jadis, attribuant le chômage et la misère avant tout à des défauts de « caractère » ou à la malchance. Incapable de saisir les causes de la crise sociale, il cherche à en guérir les symptômes : pauvreté, insécurité, chômage. Il n’établit aucun lien entre la pauvreté croissante du prolétariat et le capitalisme.
C’est la montée du socialisme, sous la forme du travaillisme, qui change la situation et radicalise l’aile réformatrice du parti libéral. Mais le travaillisme, qui donne naissance en 1906 au Labour Party, bien loin d’être influencé par le socialisme révolutionnaire et le marxisme comme en Europe continentale, a ses sources morales dans le libéralisme modéré et dans le protestantisme libéral, le méthodisme en particulier [9]. C’est seulement en 1918 qu’il cesse d’être un allié politique des libéraux et qu’il devient un opposant politique du parti libéral, lui ravissant la première place aux élections en 1922. Entre 1906 et 1911, avec l’aide des travaillistes, les libéraux réformateurs ont fait voter une législation sociale très avancée : indemnités en cas d’accident de travail, repas gratuits dans les écoles, réglementation du travail des enfants, limitation du travail à 8 heures dans les mines, protection des syndicats dont les pouvoirs sont accrus, revenu garanti pour toute personne âgée de plus de soixante-dix ans, début de la démolition des taudis et amélioration des logements ouvriers. Enfin, le National Insurance Act, voté en 1911, met sur pied le premier système d’assurance-chômage et maladie. Les prémisses du Welfare State sont donc l’œuvre des libéraux, appuyés par les travaillistes [10].
Mais cette radicalisation conduit, en 1916, à l’éclatement du parti entre radicaux (comme Lloyd George), modérés (comme Lord Asquith) et conservateurs, partisans de l’Empire au moment de la guerre des Boers. Le parti libéral perd ainsi, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la position dominante qu’il occupait dans la vie politique anglaise, au profit du parti travailliste.

Les sources intellectuelles du "nouveau" libéralisme

Derrière les transformations du parti libéral, son éclatement et la naissance du parti travailliste pendant cette période, il faut voir l’action indirecte, mais parfois aussi directement politique, d’un nouveau mouvement intellectuel qu’on a appelé New Liberalism, né dans les universités d’Oxford ou de Cambridge. Ce mouvement a exercé une influence très importante sur les élites et les hommes politiques, mais a su également trouver des journalistes et des écrivains pour diffuser plus largement ses vues.
L’héritage de John Stuart Mill (1806-1873)
Ce « nouveau » libéralisme a, tout d’abord, ses sources intellectuelles dans les écrits de John Stuart Mill. Sous l’influence de Wilhelm von Humboldt (1767-1835), représentant du libéralisme allemand du Sturm und Drang [11], Mill a développé une nouvelle conception de l’individu qui doit beaucoup au concept hégélien et humboldtien de Bildung, terme ambigu qui signifie à la fois la formation de l’individu, son éducation ou ce que Mill appelle « la culture de soi ». Disons qu’à la conception abstraite et non historique de l’individu libéral du XVIIIe siècle, Mill substitue une conception beaucoup plus riche, évolutive et dynamique de l’individu comme résultat d’un processus d’individualisation : l’individualité. Dans De la liberté (1859), le manifeste du libéralisme moderne, il affirme que l’individualité est un des éléments essentiels du bien-être et donc une valeur centrale du libéralisme.
En conséquence, la société a un rôle central à jouer dans la formation de l’individualité et la nature sociale de l’individu est affirmée. Mill refuse toute opposition tranchée entre individu et société. Le but du libéralisme est d’indiquer « la nature et les limites du pouvoir que la société peut légitimement exercer sur l’individu […] ce contrôle extérieur n’étant justifié que pour les actions de chacun qui touchent à l’intérêt d’autrui ». Indiquer clairement les limites de l’action de la société sur l’individu permet de lutter contre les contraintes inacceptables et injustifiées qu’elle risque d’imposer au développement individuel, contre l’autorité abusive qu’elle fait peser sur les individus et leur créativité. Mais le libéralisme ne refuse certainement pas l’idée que la société ait une influence sur la formation de l’individu et « la culture (Bildung) de soi ». Le libre développement de l’individu est un élément essentiel du progrès social, mais, sans l’aide et la contribution des autres, ce développement serait impossible.
Liée à cette conception de l’individualité, Mill développe une conception pluraliste de la société, mais aussi de la connaissance et de l’éthique, là encore en opposition avec les tendances monistes de l’idéologie des Lumières. Il insiste sur le fait que la pluralité des opinions est absolument nécessaire à la découverte de la vérité (De la liberté, chapitre II) comme à la liberté de l’individu de choisir son propre chemin, la voie de son développement personnel.
Mais c’est surtout en tant qu’homme politique – il est candidat socialiste aux élections de 1868 – et économiste – ses Principes d’économie politique de 1848 ont un énorme succès parce qu’il y apparaît plus soucieux de la classe ouvrière qu’aucun économiste avant lui – que Mill inspire l’évolution du mouvement libéral vers une conscience de plus en plus aiguë des questions sociales et ce sont surtout ses derniers écrits sur le socialisme, sur les droits des femmes et sur le gouvernement représentatif qui constituent les sources du nouveau paradigme.
Du « nouveau » libéralisme au travaillisme : T.H. Green, L.T. Hobhouse et John Hobson
Le penseur le plus important du nouveau libéralisme est certainement le philosophe d’Oxford Thomas Hill Green (1836-1882) [12] dont l’enseignement a un rayonnement extraordinaire bien après sa mort sur tout le personnel politique de l’époque, sans oublier sur Keynes lui-même qui, s’il ne le cite pas, s’en inspire [13]. Green développe les idées de Mill, mais va beaucoup plus loin que lui dans la dénonciation de la liberté des contrats et de la liberté économique, et ses thèses sur la nature sociale de l’individu sont très proches de celles de Durkheim dont il est le contemporain [14]. Green est remarquable par sa lecture de Rousseau, qu’il admire, et des philosophes idéalistes allemands, Kant, Hegel, Humboldt, qu’il essaye de concilier avec l’héritage libéral anglais et écossais. Suivant Kant, il rejette l’utilitarisme qui était la doctrine morale préférée des libéraux et affirme, au contraire, que le lien social ne résulte ni d’un contrat à la manière de Locke ni de l’utilité à la manière de Bentham, mais de la reconnaissance par chacun de la personne de l’autre comme d’une fin en soi et des intérêts des autres comme constitutifs de l’intérêt personnel. Il critique ainsi l’individualisme atomiste du XVIIIe siècle et lui substitue la vision, inspirée de celle de Mill, d’une individualité qui se développe et se perfectionne grâce à l’apport constant des autres, fondant ainsi un droit de l’individu vis-à-vis de la société qui lui doit les moyens de la réalisation de son potentiel, réalisation essentielle pour le bien-être et le progrès de tous. Cette idée est notamment reprise dans le « solidarisme » de Léon Bourgeois et son concept de la « dette sociale ». À la suite d’Aristote et de Hegel, Green appelle « bien commun » cette interaction entre intérêt individuel et intérêt commun et en fait le fondement de la morale et de l’obligation politiques [15].
Green est à la source de quatre innovations dans le programme libéral. Tout d’abord, il distingue radicalement la liberté négative du « vieux » libéralisme, celle des droits individuels, et la liberté positive du « nouveau libéralisme », celle des droits-créances, des moyens sociaux et économiques que la société fournit à l’individu pour permettre le développement de ses potentialités. Il amorce ainsi un débat entre liberté positive et liberté négative qui devient central dans l’idéologie libérale du XXe siècle et qui suscite la célèbre défense de la liberté « négative » par Hayek dans La Constitution de la liberté (1960). Ensuite, il réaffirme la nature sociale de l’individu dont le développement est tributaire de l’apport des autres et de la société. Puis, il fait la critique du libéralisme économique en soutenant que le marché est une institution sociale comme une autre qui doit donc être régulée pour fonctionner à l’avantage de tous et non pas seulement de certains. Enfin, il soutient la légitimité de l’intervention de l’État et de la législation dans les domaines de l’éducation, de la santé publique, de la propriété privée et du droit du travail pour neutraliser les effets pervers des excès de la liberté individuelle.
À la suite de Green, Leonard T. Hobhouse (1864-1929) [16] condamne le libéralisme économique qui conduit à creuser l’écart entre riches et pauvres et propose un programme sévère de taxation des profits des entreprises. Il défend le rôle de l’État qui doit réguler la vie sociale et soutient que les réformes sociales peuvent être compatibles avec le respect de l’individu. La nouvelle citoyenneté devrait inclure les droits sociaux et pas seulement les droits politiques. Il se rapproche ainsi du travaillisme naissant et de la Fabian Society. Celle-ci, qui existe toujours, a servi de premier think tank au parti travailliste et compte parmi ses membres fondateurs Béatrice et Sidney Webb, George Bernard Shaw et H. G. Wells. Elle défendait l’intervention de l’État dans la société, grâce à une bureaucratie efficace et honnête, le collectivisme et la méritocratie, tout en se considérant comme l’héritière du libéralisme [17].
Le nouveau libéralisme est également l’œuvre d’économistes, pas seulement de philosophes ou d’essayistes. Ainsi l’harmonie entre efficacité économique et réformes sociales est-elle le credo des travaux de l’économiste Alfred Marshall. Quant à John Hobson, le disciple de Green et Hobhouse et l’auteur de The Evolution of Modern Capitalism (1894) et d’Imperialism (1902), il rejoint, comme Hobhouse lui-même, les rangs du parti travailliste après la Première Guerre mondiale, quand le courant impérialiste du parti libéral rend impossible tout effort de réformes sociales.
John Maynard Keynes (1883-1946)
Il est impossible d’évoquer le « nouveau » libéralisme en Angleterre sans évoquer la figure de Keynes [18]. Confondant Keynes et le keynésianisme, on a souvent présenté Keynes comme antilibéral. En réalité, il est bien l’héritier des idées du « nouveau » libéralisme. Il s’oppose à une certaine version du libéralisme, celle, dogmatique et conservatrice, de l’École de Manchester et du parti libéral au début du XXe siècle, ou celle des conceptions économiques « orthodoxes » du Trésor avec lequel il a tellement de conflits, mais certainement pas au « nouveau » libéralisme dont il est, au contraire, le continuateur [19].
On peut dire, tout d’abord, que Keynes a parachevé le nouveau paradigme libéral en donnant à l’État administratif la dernière justification qui lui manquait encore : celle de l’expertise économique, et non plus seulement sociale, comme c’était le cas pour l’État social allemand de Bismarck. La pauvreté et les problèmes sociaux sont dus, selon lui, à la mauvaise gouvernance économique, à l’incompétence et à la mauvaise gestion de l’économie par les gouvernements, à leur « bêtise », dit-il souvent, se référant à ses innombrables démêlés avec les responsables du Trésor et avec les tenants du free market à tout prix, plutôt qu’aux défauts de caractère des « pauvres ». La nouvelle science économique doit permettre de résoudre les crises économiques en changeant les paramètres et en comptant sur l’intervention de l’État pour les mettre en œuvre, par exemple par une politique de grands travaux dont l’inspiration se trouve, avant Keynes, chez les économistes américains institutionnalistes. Keynes complète, plutôt qu’il ne transforme, le libéralisme pour y faire entrer des idées nouvelles, celles de risque, d’incertitude, d’anticipation, de probabilités ainsi que l’importance des phénomènes macro-économiques. Comme il le fait remarquer, non sans vanité, de même que la théorie de la relativité d’Einstein intègre comme un phénomène particulier valable pour des vitesses inférieures à la vitesse de la lumière les équations de Newton, de même sa théorie générale intègre les conceptions classiques et néo-classiques de l’économie libérale comme des cas particuliers.
On peut constater, ensuite, qu’en raison de son pragmatisme – ne proclame-t-il pas fièrement : « Quand les faits changent, je change d’avis » – Keynes évolue par rapport au « nouveau » libéralisme et trouve une alternative aussi bien au protectionnisme d’une partie de la droite qu’à la politique interventionniste et redistributive de la gauche, à savoir la possibilité de réguler les cycles économiques et les politiques de l’emploi tout en favorisant la croissance économique. Dans sa conférence de 1924, publiée en 1926 sous le titre La Fin du Laissez faire [20], il explique ses positions pragmatiques en faveur de l’intervention de l’État. Ce texte aurait pu servir de point de départ au grand débat avec Hayek qui n’a jamais eu lieu en raison de la mort de Keynes en 1946. Dans un texte de 1925, « Suis-je un Libéral ? » [21], Keynes précise encore davantage sa position à l’égard du « nouveau » libéralisme. Il part d’une théorie non marxiste des étapes du développement économique, proposée par l’économiste américain institutionnaliste J. R. Commons (Institutional Economics, 1934) [22]. Celui-ci distingue trois stades du développement : 1) le stade de la rareté, 2) le stade de l’abondance et de l’individualisme, 3) le stade de la stabilisation et de la régulation, après les grandes crises du capitalisme.
Dans ce dernier stade, la réduction de la liberté individuelle est liée aux interventions gouvernementales, mais surtout à des interventions économiques à partir de l’action concertée secrète ou semi-ouverte, ou d’arbitrage des associations, corporations, syndicats et autres mouvements collectifs des patrons du commerce ou de l’industrie, des banques, mais aussi des syndicats de travailleurs, ouvriers et paysans. À ce stade, les libertés sont menacées par le fascisme et le bolchévisme. Le socialisme n’offre pas d’alternative parce qu’il raisonne comme si l’ère d’abondance existait toujours. L’avenir du « nouveau » libéralisme est de chercher à résoudre les immenses difficultés de cette ère de stabilisation, de contrôle et de régulation des forces économiques en vue de créer la justice et la stabilité sociale. Quant au parti travailliste, bien que « stupide » (« silly », dit Keynes), il devra être attelé au programme du libéralisme. Keynes, comme le « nouveau » libéralisme, soutient la compatibilité entre socialisme et libéralisme. Cependant, il rejette le socialisme comme remède économique aux maux du laissez faire parce qu’il défend des politiques économiques inefficaces, l’interférence avec les libertés individuelles, et qu’il se veut révolutionnaire, défendant une idéologie de classe et un anti-élitisme jugé absurde. Il reste le parti libéral, pourtant clairement incapable de renouvellement en 1925 en raison de ses divisions internes et de ses échecs électoraux. Les « jeunes libéraux », comme William Beveridge, ne reviendront au pouvoir qu’après la guerre, en 1944, avec un programme qui s’inspire des idées de Keynes. Mais « le parti libéral demeure le meilleur instrument de progrès – si seulement il avait une direction forte et un bon programme ».
Dans sa Théorie générale (1936), Keynes développe certes des conceptions assez différentes de celles du « nouveau » libéralisme. Il ajoute la stabilisation macroéconomique au programme libéral d’avant-guerre et lui donne la priorité. L’instabilité à court terme du capitalisme est pour lui un danger plus grand que l’injustice à long terme dans la distribution de la richesse et des revenus. Les plus grands maux économiques sont le risque, l’incertitude et l’ignorance. Le rôle de l’État est de les minimiser grâce à sa politique monétaire et d’investissements en grands travaux, équipements sociaux, etc. Keynes déplace le problème de la justice sociale de la microéconomie vers la macroéconomie. L’injustice devient un problème d’incertitude, la justice une affaire de prédictibilité contractuelle. Contrairement à ce que l’on pense généralement, la redistribution joue un rôle mineur dans sa philosophie sociale, comme une partie de la machinerie de la stabilisation macroéconomique, certainement pas comme un moyen vers une fin idéale. Son étatisme et surtout son élitisme le différencient des « nouveaux » libéraux d’avant-guerre qui valorisaient la démocratie comme une fin en soi, alors que Keynes souhaite plutôt un État gestionnaire et technocrate. Il ne faut pas oublier non plus la différence de style intellectuel entre le « nouveau » libéralisme d’Oxford, teinté d’hégélianisme, et les économistes de Cambridge qui ont été les maîtres de Keynes. À distance des nouveaux libéraux, Keynes en est resté malgré tout un compagnon de route.

Une nouvelle conception de la liberté et de l’État

De la liberté négative à la liberté positive
La première transformation accomplie par les libéraux réformateurs concerne la conception de la liberté libérale. Rappelons les termes du débat.
Pour le libéralisme classique, la liberté était essentiellement conçue comme le droit à un espace privé inviolable, comme la protection vis-à-vis des autorités abusives, que ce soit le pouvoir exercé par autrui, par le groupe et la société, la coercition de l’État et des lois ou l’autorité des églises. C’est ce qu’on a appelé la liberté négative ou défensive. Mais, pour le « nouveau » libéralisme, la liberté est également positive : c’est le pouvoir d’agir au mieux de ses intérêts ou de ses valeurs sans en être empêché par quiconque ou par quoi que ce soit, sauf si l’on nuit à autrui. C’est la conception qui était déjà défendue par Mill :
« Personne ne soutient que les actions doivent être aussi libres que les opinions […] Les actes de toute nature qui, sans cause justifiable, nuisent à autrui peuvent être contrôlés […] La liberté de l’individu doit être contenue dans cette limite : il ne doit pas nuire à autrui. Et dès qu’il s’abstient d’importuner les autres et qu’il se contente d’agir selon son inclination et son jugement dans ce qui ne concerne que lui […] il doit être libre de mettre son opinion en pratique à ses propres dépens » (De la liberté, 1861, p. 145-146).
T. H. Green reprend et développe cette distinction entre freedom from, liberté à l’égard des contraintes, et freedom to, liberté active, ou liberté-puissance. Une telle distinction est cruciale puisque les obstacles ne sont pas les mêmes dans les deux cas. Pour la première, l’obstacle se situe dans l’autorité arbitraire, politique ou religieuse et dans la contrainte. Pour la seconde, l’obstacle est l’absence des moyens d’agir et de réaliser les projets de vie de l’individu. On peut très bien vivre sous le règne des institutions de la liberté et souffrir d’un manque de liberté si l’on ne dispose pas des conditions sociales et économiques nécessaires au développement de son potentiel : éducation, santé, logement, salaire décent, etc. Les droits socio-économiques sont donc aussi importants que les libertés personnelles et politiques pour la liberté. C’est sur ce point que les débats avec le « nouveau » libéralisme vont faire rage pendant tout le XXe siècle. En effet, où se situe dorénavant la différence avec le socialisme ?
Le libéralisme classique avait toujours considéré que les institutions politiques (gouvernement représentatif, séparation des pouvoirs, contrepouvoirs, contrôles de constitutionnalité, décentralisation, etc.) étaient en première ligne pour protéger les droits et les libertés des individus. Pour le socialisme, au contraire, ces institutions ne peuvent pas jouer pas de rôle effectif puisque ce sont les conditions socio-économiques qui sont cruciales pour la « vraie » liberté. La justice sociale est pour le socialisme le seul moyen de l’épanouissement de l’individu et il ne peut y avoir de liberté sans les moyens de la liberté pour tous. Le « nouveau » libéralisme tente de combiner ces deux conceptions. Si l’on comprend les soi-disant droits « naturels » comme des allocations sociales et comme des moyens positifs d’agir, des pouvoirs, et non pas seulement des protections « passives », comme disait Benjamin Constant, la liberté individuelle n’est plus menacée par la justice sociale, elle en résulte, ce qui est un retournement complet des thèses libérales : « La liberté ne devient pas tant un droit de l’individu qu’une nécessité de la société » (Hobhouse, Liberalism, 1911).
Une nouvelle conception de l’État
En 1886, Woodrow Wilson, alors jeune professeur de sciences politiques à Princeton, admirateur de Hegel et de la conception allemande bismarckienne de l’État social, publie son livre L’État, qui argumente en faveur d’un plus grand pouvoir de l’exécutif au sein du gouvernement central. Ce livre, qui devient rapidement un classique des études en sciences politiques, marque un changement total dans l’attitude du libéralisme vis-à-vis de l’État qui, jusque-là, avait été perçu comme un péril pour les libertés individuelles.
Le livre Liberalism de Leonard T. Hobhouse, publié en 1911, représente en Angleterre la meilleure formulation de cette nouvelle approche. Il prône le rôle de l’État pour réguler la vie sociale et mettre en œuvre des réformes compatibles avec le respect de l’individu, une nouvelle citoyenneté qui inclut les nouveaux droits sociaux et qui se fonde sur la croyance dans l’harmonie possible entre liberté individuelle, efficacité économique et réformes sociales, espoir qui n’est pas sans éveiller de nombreux échos pour les libéraux comme les socialistes au début du XXIe siècle…
On peut dater de ce moment la révolution dans la conception de l’État qui substitue aux contrôles traditionnels des contre-pouvoirs, des checks and balances et de la Constitution, le nouvel État administratif, compétent, efficace et tout entier dévoué au bonheur de tous. Sous l’influence de ce « nouveau » libéralisme, un changement de paradigme s’opère et l’on passe de la théorie du gouvernement limité à celle de l’État au service de la société et du bonheur des citoyens. L’un des fondements du libéralisme classique s’écroule alors : la méfiance à l’égard des interventions de l’État.
Les missions nouvelles de l’État
Pour répondre à des crises, à des injustices d’un type et d’une ampleur nouveaux, le « nouveau » libéralisme appelle à l’intervention de l’État dans l’économie après la crise de 1929 et à accepter son rôle pour domestiquer les excès du capitalisme et du marché. Le champ d’action de l’État s’étend maintenant à toutes sortes de domaines qui étaient en dehors de sa juridiction. La tâche de l’État n’est plus seulement « négative » – protéger les individus contre les atteintes à leur liberté –, mais consiste à faire leur bonheur en stabilisant l’économie et en régulant le marché mondial.
Sont également acceptées les interventions dans la sphère privée et la société civile : la famille (politiques démographiques), la santé et l’éducation, le chômage, les entreprises et le monde du travail, le syndicalisme, etc. De menace, l’État devient un vecteur du Bien puisque son rôle est désormais de satisfaire les besoins de ses citoyens. Le welfare devient la responsabilité du gouvernement et non plus de la société civile, des associations privées religieuses ou laïques de charité et de solidarité.
Des moyens nouveaux : l’État administratif
Cette nouvelle conception de l’État justifie l’existence de nouveaux moyens d’action pour l’État administratif, c’est-à-dire le développement d’agences d’experts non élus pour résoudre les problèmes sociaux et économiques. Elle justifie l’abandon du principe fondateur, pour Locke et Montesquieu, de la séparation des pouvoirs puisque le pouvoir administratif devient de plus en plus autonome, un « quatrième pouvoir » sans véritable contrôle. Il dépend seulement indirectement de l’exécutif et il n’est pas responsable devant les citoyens puisque les parlements n’ont plus aucun droit de regard dès qu’une agence administrative est créée. C’est ce point qui est probablement le plus problématique dans le « nouveau » libéralisme. En effet, comme la séparation des pouvoirs est un obstacle à l’efficacité des gouvernements dans leur action sociale, on assiste à l’abandon de la doctrine libérale de la non-délégation des pouvoirs qui permet l’apparition d’agences administratives indépendantes (National Health Service en Angleterre, Sécurité Sociale en France, Security and Exchanges Commission aux États-Unis pour la régulation des marchés financiers, d’autres agences similaires pour contrôler les médias, le commerce, la sécurité intérieure). Il s’agit de pouvoirs non élus et placés sous le contrôle de l’exécutif, sans que les parlementaires puissent les évaluer, sauf en cas de crise. L’accroissement de la taille et de l’influence des bureaucraties d’État non responsables devant les citoyens s’effectue parallèlement à l’augmentation de la bureaucratie dans les gigantesques consortiums multinationaux. Comme l’avait déjà vu Max Weber au début du siècle, la bureaucratie devient la menace la plus sérieuse à l’égard des libertés individuelles [23]. Pour cette raison, le libéralisme a été associé aux États-Unis et en Angleterre au big government et c’est l’un des thèmes sur lesquels, depuis l’administration Reagan, les républicains ont fait campagne contre les idées libérales.

Conclusion

« Le fait que le libéralisme accorde une réelle valeur à l’expérience a entraîné une réévaluation continuelle des idées d’individualité et de liberté, lesquelles idées sont étroitement dépendantes des changements affectant les relations sociales » (John Dewey, « The Future of Liberalism », in Later Works, 1935).
Ce qui frappe dans cet épisode du « nouveau » libéralisme, c’est l’étonnante capacité de réinvention du libéralisme en fonction des transformations sociales, point sur lequel Dewey insiste dans cette citation. L’explication en est certainement que, par rapport aux idéologies concurrentes, socialisme ou conservatisme, le libéralisme est beaucoup moins rigide et doctrinal et que sa « tolérance structurale » et sa « flexibilité diachronique », pour reprendre les termes des brillantes analyses de Michael Freeden, sont remarquables. Malgré ces transformations, en effet, la structure conceptuelle du libéralisme est restée la même. Nous retrouvons dans le « nouveau » libéralisme tous les concepts-clés de souveraineté de l’individu, de liberté des Modernes, de l’État de droit. Mais cette structure a été modifiée parce que la relation entre ses concepts-clés et ses concepts adjacents et périphériques s’est transformée. En particulier, ses concepts adjacents de démocratie, d’égalité, d’État et de bien commun ont influencé en profondeur ses concepts-clés. En définitive, ses valeurs de base –liberté individuelle, esprit d’entreprise, tolérance, refus du système et du dogmatisme, capacité d’autocritique – inspirent un style, une forme intellectuelle qui lui sont spécifiques et qui donnent à sa famille de concepts beaucoup plus de flexibilité et d’ouverture que dans d’autres idéologies. La maison « libéralisme » a certainement ses portes et ses fenêtres plus largement ouvertes sur le monde qu’aucune autre.
En effet, que voudrait dire la doctrine de la liberté si ce projet était compatible avec le dogmatisme et l’esprit de système généralement attribués aux idéologies politiques ? Par définition, le libéralisme ne peut inspirer des doctrines dogmatiques et sectaires. C’est pourquoi, par exemple, le néolibéralisme de Milton Friedman, repris par les gouvernements Thatcher et Reagan, est difficilement intégrable dans le camp libéral car il bascule très vite dans le conservatisme par la forme de son argumentation, souvent sectaire et dogmatique, tout autant que par le contenu de ses idées. Au contraire, en appliquant la tolérance à la philosophie elle-même, pour reprendre la formule de John Rawls (Libéralisme politique, p. 34) le libéralisme contemporain se manifeste dans des constellations d’idées et de valeurs qui, si elles contiennent un noyau dur, sont toujours susceptibles de réorganisations différentes comme celles accomplies par John Stuart Mill ou tous les auteurs du « nouveau » libéralisme que nous avons mentionnés.
On pourra certes objecter que l’éclectisme n’est pas une bonne formule politiquement et qu’intellectuellement c’est en général un signe de faiblesse. En réalité, c’est pour une idéologie politique une force qui lui permet de se rénover, de s’adapter aux circonstances nouvelles de manière remarquable et de permettre la coopération politique entre des forces sociales opposées. Mais ce qui est possible pour un courant intellectuel l’est sans doute beaucoup moins pour un parti politique. C’est pourquoi le rayonnement du « nouveau » libéralisme a plus été celui d’un mouvement intellectuel que d’un programme de parti. Il n’en demeure pas moins que la capacité de transformation, de réinvention et d’adaptation est inscrite dans la nature même du libéralisme, dans sa conscience de soi en tant que doctrine de la liberté humaine en train de s’accomplir.

Aller plus loin

Références bibliographiques
- Michael Freeden, The New Liberalism, Oxford, Clarendon Press, 1978 ; Liberalism Divided, Oxford, Clarendon Press, 1986 ; Ideologies and Political Theory, Oxford, Oxford University Press, 1996.
- le numéro spécial de la revue Social Philosophy and Policy : Liberalism, Old and New, vol. 24, n° 1, hiver, 2007.
- James T. Kloppenberg, Uncertain Victory. Social Democracy and Progressivism in European and American Thought, 1870-1920, Oxford, Oxford University Press, 1986.
- Richard Bellamy, Liberalism and Modern Society, Cambridge, Polity Press, 1992.
- Gilles Dostaler, Keynes et ses combats, Paris, Albin Michel, 2009 (1re éd. : 2005).
- sur le socialisme libéral, voir Serge Audier, Le Socialisme libéral, Paris, La Découverte, 2006, et Monique Canto-Sperber et Nadia Urbinati (dir.), Le Socialisme libéral. Une anthologie, Paris, Esprit, 2003.
- John Rawls, Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995 (éd. originale : 1993), traduit de l’américain par Catherine Audard.



 Le « nouveau » libéralisme », La Vie des idées , 29 avril 2009. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Le-nouveau-liberalisme.html  

avril 09, 2015

Robert Alexandre Nisbet: sociologie conservatisme/libertarianisme

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.



On s’accorde souvent à dire que le conservatisme moderne, en tant que philosophie politique, est issu d’Edmund Burke, principalement de ses Réflexions sur la Révolution en France publiées en 1790. Ce livre est bien sûr plus qu’une brillante analyse prédictive de la Révolution et de ses nouveaux modes de pouvoirs néfastes pour la vie de chaque individu ; les Réflexions constituent également, à travers ses digressions, un des plus profonds traités jamais écrits sur la nature de la légitimité politique. Le conservatisme politique moderne, tel que nous le trouvons dans une tradition philosophique européenne depuis 1800, tire ses origines dans l’insistance de Burke sur les droits de la société et de ses groupes historiquement formés, tels que la famille, le voisinage, les guildes et les églises, contre le « pouvoir arbitraire » d’un gouvernement politique. Burke soutient que la liberté individuelle – et cela demeure aujourd’hui la thèse conservatrice – est seulement possible dans un contexte de pluralité d’autorités sociales, de codes moraux et de traditions historiques, qui, dans une articulation organique, servent d’ « auberges et de lieux de repos » à l’âme humaine et de résistance intermédiaire au pouvoir de l’Etat sur l’individu. L’influence des Réflexions de Burke fut immédiate. Tous les travaux majeurs du conservatisme philosophique Européen du début du XIXème siècle, ceux de Bonald, de Maistre, du jeune Lamennais, de Hegel, de Haller, de Donoso Cortes, de Southey et de Coleridge, parmi d’autres, sont enracinés, comme tous ces auteurs sans exception le reconnaissaient, dans l’ouvrage séminal de Burke.

Il convient de souligner ici que le passé politico-idéologique de Burke, qui a conduit à ses fameuses Réflexions, n’était pas considéré à cette époque, et ne le serait pas ordinairement encore aujourd’hui, comme typiquement conservateur. Depuis son enfance, il était admirateur de la Glorieuse révolution de 1688 qui avait eu lieu quatre décennies avant sa naissance. Dans les années 1760, quand les troubles éclatèrent dans les colonies américaines, Burke se rangea sans réserve du côté des colons. Ses discours parlementaires sur les Américains, et sur ce qu’il considérait comme les pratiques détestables du gouvernement britannique, sont classiques. Il n’a peut-être pas approuvé la décision des colonies de partir en guerre et de chercher à rompre complètement avec l’Angleterre, mais ses sympathies restèrent néanmoins pour ces Anglais qui ont fondé l’Amérique du nouveau monde. Il convient de rappeler, que comme en ce qui concerne les Américains, certains des plus puissants discours de Burke au Parlement ont été prononcés en défense de l’Inde et de sa culture traditionnelle dans une opposition féroce à Warren Hastings. Burke chercha à accuser de corruption, sans succès, la compagnie britannique des Indes orientales pour ses exactions en Inde. Malgré son amour pour l’Angleterre et la façon d’être des Anglais, Burke fut implacable dans ses critiques contre le gouvernement pour son traitement de l’Irlande où il naquît. Le Dr Johnson, un proche ami de Burke et un tory fervent, pouvait s’inquiéter avec raison de son whiggisme.

Passons maintenant à la fondation du libertarianisme contemporain, du libéralisme classique. Si nous le souhaitons, nous pouvons remonter au moins jusqu’au Second traité de John Locke, aux écrits de Montesquieu dans la France du XVIIème siècle, à ceux de Jefferson en Amérique ou d’Adam Smith en Angleterre. Mais la source la plus sûre et la plus vivante du libertarianisme me semble se trouver dans De la liberté de John Stuart Mill, publié en 1859, la même année que l’Origine des espèces de Darwin (qui a sa propre relation au libéralisme classique, et ainsi au libertarianisme contemporain, à travers la thèse centrale de la sélection naturelle, version biologique de ce que le libéralisme classique appelait le libre marché, utilisant cette expression dans son sens le plus large). Au début de son fameux essai sur la liberté, Mill formule le fameux « principe très simple ». Il écrit : « Ce principe veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement et collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection. (…) Contraindre quiconque pour son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une justification suffisante. » Je suggère que le « le principe très simple » de Mill constitue le cœur du libertarianisme contemporain. Cependant, il est nécessaire de noter les réserves immédiates de Mill à ce principe, qui peuvent être ou pas acceptées par la majorité des libertariens d’aujourd’hui. Ainsi nous apprenons que ce principe ne s’applique pas aux personnes n’ayant pas la majorité légale, un raccourci qu’un grand nombre de lycéens et d’étudiants trouveraient aujourd’hui ridicule et rejetteraient. Ce principe ne tient pas non plus pour ceux que Mill identifie de façon plutôt énigmatique comme étant « dépendants des soins d’autrui », un état qui doit inclure tous ceux qui bénéficient des aides sociales dans notre société, ainsi que ceux dont Mill a probablement à l’esprit, les malades chroniques et les déficients mentaux. Mill exclut catégoriquement de ce principe de liberté tous les peuples sur Terre qui vivent dans ce qu’il appelle les « âges arriérés de la société ». Pour eux, il déclare que le despotisme, aussi éclairé que possible, reste nécessaire tant qu’ils n’ont pas atteint à travers leur évolution sociale le niveau de civilisation de l’Occident moderne.

Par la suite, Mill va plus loin en refusant le principe de liberté pour ceux autour de nous qui sont, selon ses propres termes, des « nuisances » pour les autres. Et il poursuit : « personne ne prétend que les actions doivent être aussi libres que les opinions. » Dans sa simple exposition, le principe de Mill pourrait très certainement donner une légitimité à la pornographie contemporaine dans toutes les sphères aussi bien qu’aux manifestations de rues bruyantes, troublant l’ordre public et potentiellement violentes. Mais avec les réserves que nous venons de citer, il est loin d’être évident que la vision de Mill de la liberté légitime puisse approuver la licence contemporaine, qu’elle soit morale, politique, religieuse ou autre. Il est impossible de ne pas croire que, même dans son expression la plus épurée, le principe simple et unique de Mill était destiné à n’être appliqué qu’aux individus formés intellectuellement et moralement tel que lui-même l’était. Mais de telles observations n’affectent pas le pouvoir pur et simple qu’a exercé le principe de Mill, spécialement durant les cinquante dernières années, en philosophie, sciences sociales, théologie, droit et plus récemment dans la moralité populaire.  (En regardant autour de nous, qui peut douter sérieusement que la contre-culture a gagné d’importantes batailles dans sa guerre contre la morale américaine traditionnelle qui a débuté dans les années 1950 pour atteindre son apogée dans les années 1960 ? Et par essence ces batailles ont été livrées dans l’esprit du principe très simple de Mill. Il avait peut-être pris au sérieux les contrôles et les limites qu’il avait prescrits. Mais d’autres, considérant le principe dans sa forme séparée, abrégée et catégoriquement impérative comme l’a formulé Mill, ne se sont pas sentis tenus par des obligations similaires.)


II
Assez parlé des racines du conservatisme et du libertarianisme. Nous allons maintenant nous intéresser aux développements les plus importants issus de ces racines et qui nous entourent aujourd’hui. Quels sont-ils ? Quelles sont leurs ressemblances ? Quelles sont leurs différences au regard des critères respectifs de l’esprit conservateur et libertarien ? Pour des raisons de clarté, je commencerai par ce que ces deux esprits semblent avoir en commun.

Premièrement, le rejet de l’intervention du gouvernement, plus particulièrement celle du gouvernement national et centralisé dans la vie économique, sociale, politique et intellectuelle des citoyens. Edmund Burke était tout aussi inflexible sur ce point (voir dans ses Réflexions ses critiques sévères sur la centralisation et la nationalisation en France) que Mill ou tout autre libéral classique l’était ou pouvait l’être. Cette position s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui. Les conservateurs sont sans doute plus disposés que les libertariens à considérer exceptionnellement la nécessité d’une suspension ou d’une abrogation de cette position envers le gouvernement national – comme à l’égard de la défense nationale sur laquelle je reviendrai plus tard. Mais, en général et sur une période importante, le conservatisme peut vraiment être considéré comme une philosophie ancrée dans l’opposition à l’étatisme aussi clairement que libertarianisme. En comparaison avec ce qui passe aujourd’hui pour le libéralisme, le progressisme, le populisme et la social-démocratie ou le socialisme, il y a certainement très peu de différences qui peuvent être trouvées entre les libertariens et les conservateurs dans leur position respective envers l’Etat.

Deuxièmement, toujours en comparaison avec les autres groupes que je viens de citer, il y a un grand consensus entre les conservateurs et les libertariens sur ce en quoi devrait consister l’égalité légitime dans la société. Une telle égalité est en un mot légale. Une fois de plus, nous devons revenir à Burke et Mill sur cette question. Pour l’un comme pour l’autre, l’égalité devant la loi était vitale au développement de la liberté individuelle. Je ne vois rien dans les écrits contemporains des libertariens et des conservateurs pour suggérer qu’il existerait quelque chose de plus qu’une nuance ou une insistance occasionnelle séparant les deux groupes sur la question de l’égalité. Il y a une même condamnation de ce qu’il est convenu d’appeler l’égalité des résultats, des conditions sociales, des revenus ou des richesses.

Troisièmement, il y a une conviction partagée sur la nécessité de la liberté, notamment de la liberté économique. Une fois encore, dans les faits, il apparaît que les conservateurs semblent plus disposés que les libertariens à accepter  des infractions occasionnelles à la liberté économique individuelle à travers des lois et des agences de réglementations conçues pour protéger ou soutenir un groupe ou un autre qui est désavantagé. On pense au torysme du XIXème siècle ou au sénateur Robert Taft sur le logement public à la fin des années 1940. Dans la mesure où l’on peut constater qu’aucun libertarien n’a encore été confronté dans la haute fonction publique à ce type de pression venant de groupes exigeants un droit ou une exemption, il n’est pas possible de comparer les libertariens et les conservateurs en termes de démonstration d’adhésion à des principes philosophiques lorsque les pratiques et le long-terme politique sont impliqués.

Quatrièmement, il y a un rejet commun de la guerre et, plus particulièrement, la société de guerre que les Etats-Unis ont connu en 1917-1918 sous Woodrow Wilson et à nouveau sous Franklin D. Roosevelt lors de la Seconde guerre mondiale. Les libertariens peuvent protester avec raison contre cela étant donné qu’un parfait libertarien est certainement plus susceptible de résister de façon manifeste qu’un conservateur – pour qui le respect de la nation et du patriotisme est probablement décisif même lors d’une guerre à laquelle il s’oppose. Malgré cela, je pense qu’il y a un terrain d’entente suffisant, au moins au regard du respect du principe, pour rassembler les conservateurs et les libertariens. Souvenons-nous qu’à partir de la guerre Hispano-américaine, à laquelle s’opposa fortement le conservateur McKinley, et tout au long des guerres de ce siècle, dans lesquelles les Etats-Unis ont été impliqués, la principale opposition à l’entrée en guerre de l’Amérique venait de ces éléments de l’ordre économique et social qui étaient généralement identifiés comme conservateurs. Que ce soit les « isolationnistes du Middle West », les républicains traditionnels, l’ethnie d’Europe Centrale, les petits entrepreneurs, ou quelque soit la manière dont nous souhaitons désigner une telle opposition. Je ne suis certainement pas indifférent à l’opposition libertarienne à la guerre pouvant provenir d’un Max Eastman ou d’un Eugene Debs, et de manière générale de nombreux objecteurs de conscience libertariens pendant les deux guerres mondiales. Mais l’opposition solide et vraiment redoutable contre l’entrée en guerre de l’Amérique venait de ceux qui étaient étroitement liés aux affaires économiques, à la communauté locale, la famille et la morale traditionnelle. (Tocqueville a correctement identifié en Amérique cette classe réticente à s’engager dans une guerre étrangère en raison de son impact prévisible principalement sur les entreprises et le commerce, mais également sur d’autres activités sociales et morales) Woodrow Wilson et Franklin D. Roosevelt devaient convaincre cet élément de la société américaine, et non la minuscule résistance libertarienne. Ils devaient séduire, convaincre, soumettre à la propagande, convertir et, dans certains cas, pratiquement terroriser afin d’ouvrir la voie à un éventuel engagement des forces militaires américaines en Europe et en Asie.

Comme le suggèrent certains passages qui précèdent, il y a une aversion partagée par les libertariens et les conservateurs pour ce qui passe pour être aujourd’hui le libéralisme (« liberalism »[1]), celui qui est largement admis dans les écoles, les Eglises établies, les universités et par-dessus tout dans les médias et de manière plus spectaculaire dans les médias électroniques. Au passage, j’aimerais rappeler qu’historiquement le conservatisme a fait plus que le libertarianisme pour s’opposer, mettre en échec ou vaincre les manifestations spécifiques de ce soi-disant libéralisme. Je me souviens de des nombreux conservateurs des années 1930 se prononçant contre la sécurité sociale, l’Agricultural Adjustement Act, le National Recovery Association et l’arrogante National Education Association avec sa canonisation d’un libéralisme progressiste destiné aux enfants des maternelles. Peut-être qu’il y avait également des libertariens actifs mais je ne m’en souviens pas. Toutefois, je n’ergote pas. L’histoire décide de ces choses. Il y avait bien plus de conservateurs, ou du moins des conservateurs identifiés et politiquement actifs, que de libertariens dans l’Amérique de cette époque. Dans une décennie ou deux, les choses pourraient bien s’inverser dans ce domaine.


III
Maintenant, passons aux différences, ou à quelques unes en tout cas. Celles-ci sont importantes, très importantes ! Tout pour le moment laisse penser que les différences entre le conservatisme, en général ou néo-, et le libertarianisme, anarcho- ou constitutionnel, vont apparaître de plus en plus larges et discordantes. Bientôt, je pense qu’il sera impossible pour les expressions « libertarien-conservateur » ou « conservateur-libertarien » d’être autre chose que des oxymores, comme un optimiste triste ou une bonté cruelle. Ici, je vais également éviter les cas spécifiques et me cantonner aux principes et aux points de vue.

La première différence réside dans la façon contrastée par laquelle les deux groupes perçoivent la population. Les conservateurs, depuis Burke, ont eu plutôt tendance à voir la population à la manière des légistes du Moyen-âge ou des philosophes réalistes (en contraste avec les nominalistes) : composée directement non pas par les individus, mais par les groupes naturels dans lesquels ces mêmes individus vivent invariablement : la famille, la localité, l’église, la région, la classe sociale, la nation, etc. Bien entendu, les individus existent mais ils ne peuvent pas être considérés comme des identités sociales distinctes de ces groupes et de ces associations. Si le conservatisme moderne a vu le jour essentiellement à travers les Réflexions sur la Révolution de France de Burke, c’est parce que la Révolution, – au nom de l’individu et de ses droits naturels, a souvent détruit ou diminué les groupes traditionnels – les guildes, l’aristocratie, la famille patriarcale, l’Eglise, l’école, les provinces, etc. que Burke considérait comme étant les molécules irréductibles et constitutives de la société. Des conservateurs de la première heure comme Burke, Bonald, Haller et Hegel (de La philosophie du Droit) et des libéraux conservateurs tels que le mature Lamennais et bien entendu Tocqueville, considéraient que la doctrine absolue de l’individualisme représentait une menace pour l’ordre social et la vraie liberté tout autant que la doctrine absolue du nationalisme. En effet, ils soutenaient que c’est la pulvérisation de la société en un tas de sable composé de particules individuelles, revendiquant chacune des droits naturels, qui rendait inévitable l’apparition du nationalisme collectiviste.

Les libertariens ne ferment pas les yeux sur l’existence de groupes et d’associations, ni sur les traditions et les coutumes qui constituent leur ciment, et il serait absurde de caractériser les libertariens comme des ennemis sans discernement de toute forme d’association. Ils ne proposent pas un retour à l’état de nature vanté par les Lumières. Il est rare qu’un libertarien soit un clone de Max Stirner. Ils sont aussi dévoués au principe de libre association que n’importe quel conservateur. Nous ne devrions pas oublier que l’anarchisme libertaire d’un Proudhon ou d’un Kropotkine était fondé sur un ordre social composé de groupes et non sur des abstractions comme les individus godwiniens. Pourtant, en lisant les journaux et les commentaires libertariens de ces dernières années, je suis convaincu qu’il y a plus d’hormone égoïste dans la physiologie libertarienne que dans celle conservatrice. On a de plus en plus l’impression que pour les libertariens d’aujourd’hui, comme pour les théoriciens du droit naturel au XVIIème siècle, les individus seuls sont réels ; les institutions ne sont que leurs ombres. Je crois qu’un état d’esprit se développe au sein des libertariens dans lequel les coercitions de la famille, de l’église, de la communauté locale et de l’école semblent aussi hostiles à la liberté que celles du gouvernement politique. Si c’est le cas, le fossé se creusera certainement encore plus entre les libertariens et les conservateurs.

Cela me conduit à une seconde différence majeure entre les deux groupes. La philosophie conservatrice de la liberté procède de la philosophie conservatrice de l’autorité. C’est l’existence de l’autorité dans l’ordre social qui empêche les empiètements du pouvoir de la sphère politique. Depuis Burke, le conservatisme perçoit la société comme une pluralité d’autorités. Il y a celles des parents sur l’enfant, du prêtre sur le communiant, du professeur sur l’élève, du maître sur l’apprenti, et ainsi de suite. Telle que nous pouvons l’observer actuellement, la société est un réseau ou un tissu de telles autorités. Elles sont vraiment innombrables si nous pensons aux différents types d’autorité qui s’étendent au sein du plus petit groupe ou réseau de relation humains. Une telle autorité peut être lâche, douce, protectrice et conçue pour produire l’individualité, cependant cela reste de l’autorité. Pour le conservateur, la liberté individuelle réside dans les interstices de l’autorité morale et sociale.
C’est seulement grâce aux effets directeurs et restrictifs d’une telle autorité qu’il devient possible pour les êtres humains de maintenir un gouvernement politique libéral tel que les Pères fondateurs l’avaient conçu pour ce pays et qui a prospéré en Angleterre à partir de la fin du XVIIème siècle. Supprimez les liens sociaux, comme le proposent depuis William Godwin les plus zélés et les plus intransigeants des individualistes libertariens, et vous vous retrouvez avec un peuple non pas libre mais chaotique, constitué d’individus non pas créatifs mais impuissants. Comme l’a correctement écrit Balzac, la nature humaine ne peut supporter le vide moral. Prétendre, comme certains libertariens l’ont fait, qu’un ensemble solide et fort d’autorité au sein de la société est incompatible avec la créativité individuelle revient à ignorer ou à mal interpréter l’histoire culturelle. Pensez à l’effervescence culturelle dans l’Athènes du Vème siècle avant JC, dans la Rome augustinienne du Ier siècle, dans l’Europe du XIIIème siècle, sous le règne de Louis XIV et dans l’Angleterre élisabéthaine. Toutes furent des périodes d’ordre social et moral puissamment soutenu par des codes moraux et des institutions politiques. Mais Eschyle, Sénèque, Roger Bacon, Molière et Shakespeare prospérèrent néanmoins. Loin de se sentir opprimé par l’autorité hiérarchique l’entourant, Shakespeare – dont on ne peut mettre en doute la copieuse individualité – est l’auteur d’un passage mémorable qui commence par « Brisez la hiérarchie, détendez cette corde, Aussitôt quelle dissonance ! Tout se heurte »[2]. Comme l’a souligné et détaillé A. L. Rowse, la structure sociale de l’Angleterre shakespearienne était solide, son autorité toujours évidente, mais rien ne faisait plus peur au peuple que l’idée que l’autorité – surtout celle conçue pour repousser les ennemis extérieures et débusquer les traîtres – puisse être trop lâche et ténue. Bien sûr, une telle autorité pouvait parfois devenir trop insistante et des moyens ingénieux furent trouvés par les dramaturges et les essayistes pour déjouer les censeurs du gouvernement. Après tout, les esprits créatifs vivaient sous une autorité sociale et morale forte, mais ce n’était pas le gouvernement oppressif, politico-bureaucratique, envahissant et totalitaire du XXème siècle.

Finalement, il convient de remarquer qu’à ce jour les plus grands auteurs de la littérature occidentale du XXème siècle ont presque tous été des défenseurs de la tradition et de l’autorité culturelle. Eliot, Pound, Joyce, Yeats et d’autres ont tous à travers leurs poèmes rendu hommage à l’autorité et tous, sans exception, voyaient la mort éventuelle de la culture occidentale découler de l’anéantissement de cette autorité au nom de l’individualisme et de la liberté.

Il est certain, et cela est pleinement reconnu par les conservateurs, qu’il existe un degré de liberté en deçà duquel aucune création significative ne peut être réalisée. Sans ce degré de liberté, pas de Shakespeare, pas de Marlowe, pas de Newton. Mais ce que diraient les conservateurs, c’est qu’on se rend moins souvent compte qu’il existe un degré de liberté au delà duquel aucune création significative ne peut être réalisée. Les écrivains de la fin du XXème siècle ont composé leur œuvre littéraire dans l’air le plus libre qu’ils aient jamais respiré. Mais il est évident que la confusion misérable du narcissisme, de l’abus de soi, de l’auto-titillation et du désir juvénile, régressif, pour le scatologique et l’obscène ont raréfié cette atmosphère en lui faisant perdre son oxygène.

Tout bien considéré, je suis tenté de dire que, pour les libertariens, la liberté individuelle est dans presque tous les domaines concevables la plus élevée des valeurs sociales – sans tenir compte des formes et des niveaux d’avilissement moral, esthétique et spirituel s’avérant être les conséquences involontaires d’une telle liberté. D’autre part, pour les conservateurs, la liberté, bien qu’importante, n’est que l’une des nombreuses valeurs nécessaires d’une société bonne ou juste. Non seulement elle peut mais doit être limitée lorsqu’elle affaiblit ou met en danger la sécurité nationale ou lorsqu’elle fait violence à l’ordre moral et au tissu social. Pour les libertariens et les conservateurs, l’ennemi commun est ce que Burke appelait le pouvoir arbitraire. Mais du point de vue conservateur, ce genre de pouvoir devient quasiment inévitable quand une population vient à ressembler à celle de Rome durant les décennies conduisant à l’ascension d’Auguste en 31 avant J.C., celle de Londres de la période antérieure aux Puritains et à Cromwell, celle de Paris avant l’ascension de Napoléon comme dirigeant de la France, celle de Berlin durant la période de Weimar et, certains diraient, celle New York dans les années 1970. Les conservateurs devraient et doivent affirmer que ce n’est pas la liberté mais le chaos et la licence qui viennent à dominer quand les autorités sociales et morales – celles de la famille, du voisinage, de la communauté locale, du travail et de la religion – ont perdu de leur attrait pour les êtres humains. Est-il probable que l’époque actuelle, celle des quarante dernières années et, aussi loin que nous pouvons l’entrevoir, au minimum les vingt prochaines années, soit déclarée plus tard par les historiens comme une ère culturelle majeure ? Certainement pas. Et peut-on sérieusement penser à l’âge de The Naked Lunch, Oh ! Calcutta, The Hustler, Brodway Sex Live et Explicit que notre médiocrité décadente, en tant que culture, sera un jour représentée en termes d’excès d’autorité morale et sociale ?

En revanche, les libertariens semblent voir l’autorité sociale et morale et le pouvoir politique despotique comme un élément d’un seul spectre, comme une continuité ininterrompue. Selon leur argument, si nous voulons éviter le Léviathan, nous devons remettre en cause n’importe quelles formes d’autorité, y compris celles qui sont inséparables du lien social. Il me semble que les libertariens accordent de moins en moins de reconnaissance à la différence substantielle entre la coercition de la famille, de l’école, de la communauté locale et celle de l’Etat bureaucratique centralisé. Pour moi, c’est une généralisation prouvée de nombreuses fois dans l’Histoire que l’apparition d’un pouvoir politico-militaire de plus en plus extrême a comme prélude nécessaire l’érosion et l’effondrement des autorités constitutives du lien social. Celles-ci servent à donner à l’individu un sentiment d’identité et de sécurité, empêchent tout monopole et, dans leur diversité, constituent les remparts indispensables contre l’invasion du pouvoir politique centralisé. Mais je ne trouve pas aujourd’hui chez les libertariens une reconnaissance claire de la remarque que je viens de faire.

Il y a un dernier domaine dans lequel la différence entre les conservateurs et les libertariens est susceptible de croître de façon constante : la nation.  Je maintiens tout ce que j’ai affirmé à l’appui de l’autorité, de la diversité et du pluralisme social en opposition à la concentration du pouvoir national. Je n’ai pas besoin de prouver le nombre de fois où la guerre et la mobilisation pour la poursuite de la guerre, ont conduit à des concentrations et des nationalisations temporaires qui hélas se révélèrent définitives. Plus que toutes les autres forces dans l’Histoire, la guerre est au fondement de la centralisation et de la collectivisation des ordres sociaux et économiques. Aucun conservateur ne peut apprécier, encore moins rechercher, la guerre et la militarisation des sphères sociales et civiles de la société qui l’accompagnent.

Malheureusement, nous ne vivons pas dans un monde clément en ce qui concerne les idéaux conservateurs et libertariens. C’est un monde dans lequel des despotismes aussi gigantesques et puissants que l’Union soviétique ou la Chine survivent et prospèrent – au moins dans le domaine politique et diplomatique. Pour les Etats-Unis, ignorer ou se déclarer indifférent à leurs actes d’agression, ainsi que ceux des autres despotismes militaires agressifs, serait suicidaire. Comme Montesquieu l’a écrit dans un contexte différent : il faut un pouvoir pour contenir un pouvoir. Rien de moins qu’une nation américaine forte, bien armée, vigilante et énergique peut éventuellement contenir la nation soviétique, chinoise ou cubaine.

A ma connaissance, aucun conservateur n’a jamais vilipendé ou renoncé à la nation, conçue comme une entité culturelle, spirituelle ainsi que politique. Burke adorait la nation. En contraste avec les Jacobins de son époque, il voyait simplement la nation comme une communauté de communautés, se construisant sur la diversité de ce qu’il appelait « les plus petites patries » telles que la famille ou le voisinage. Voilà comment, dans leur plus grande majorité, les conservateurs ont choisi de voir la nation. Mais ce qu’ils observent également à notre époque, avec une acuité qui manque aux libertariens, c’est la condition précaire de la nation américaine, ainsi que celle de l’Angleterre et de la France. Il y a un bon et un mauvais nationalisme. Mais, à notre époque, même le bon nationalisme est devenu à la fois un objet de nostalgie ou de révulsion. Le patriotisme, ciment de la nation, a fini par devenir une chose presque honteuse. La faiblesse actuelle du gouvernement américain dans le monde des nations, une faiblesse qui attire de plus en plus le mépris et la méfiance des nations avec lesquelles nous souhaitons une étroite coopération, et le manque de leadership en Amérique, sont enracinés dans une nation qui montre des signes croissants d’agonie.

Les libertariens, que je considère ici comme des Américains aussi loyaux et patriotiques que n’importe quels conservateurs, ne voient pas, selon moi, le monde et la nation tels que je viens de les décrire. Pour eux, l’image essentielle n’est pas celle d’une nation affaiblie, ramollie et menacée par l’Union soviétique, la Chine et leurs satellites, mais plutôt une nation américaine qui, gonflée par les jus du nationalisme, de l’interventionnisme et du militarisme, n’a rien à craindre de l’étranger. Dans l’ensemble, les conservateurs restent attachés à des patriotismes plus petits tels que la famille, l’église, le quartier, le travail et l’association volontaire, mais ils ont tendance à les considérer comme périssables et destinés à la destruction à moins que la nation, dans laquelle ils existent, puisse retrouver un certain degré de renommée et d’autorité internationale qu’elle n’a plus depuis les années 1950. En revanche pour les libertariens, à en juger par leurs écrits et leurs discours, tout se passe comme si les mesures nécessaires au rétablissement de la renommée et de l’autorité internationale de la nation américaine étaient plus dangereuses pour les Américains et leurs libertés que n’importe quel totalitarisme agressif et impérialiste dans le monde. Les conservateurs sont, ou en tout cas devraient, être attentifs à ces dangers et chercher de toute leur force à les réduire tout en retrouvant le leadership perdu de la nation américaine, tant en politique intérieure que dans les affaires internationales. Mais pour les conservateurs, le danger suprême sera, je l’imagine et je l’espère, celui de la faiblesse américaine actuelle dans un monde de despotismes militaires dangereusement agressifs. Rien pour le moment ne laisse penser que cette considération sera primordiale pour les libertariens. Et c’est sur cet écueil, davantage que tous les autres que j’ai mentionné, que les conservateurs et les libertariens ne manqueront pas de rompre ce qui a été depuis le départ une relation difficile.

Par Robert Nisbet
Traduction Xavier Corfa


Source : Robert NisbetConservatives and Libertarians: Uneasy Cousins, Modern Age XXIV, Winter 1980, pages 2-8

Robert Nisbet, sociologue conservateur américain, qui fut doyen de l’Université de Californie, avant de travailler pour le prestigieux think-tank American Enterprise Institute, en donne une définition précise dans le présent article dont nous vous proposons la traduction. « Conservatives and Libertarians, Uneasy Cousins », publié en 1980 dans Modern Age, en plus d’énoncer les fondements philosophiques du libertarianisme et du conservatisme, montre le socle commun de ces deux pensées politiques mais surtout leurs points de divergences. 

Conservateurs et libertariens : un cousinage difficile

publiée initialement par le Bulletin d'Amérique et par l’Institut Coppet.


[1] Le terme « liberalism » a de nos jours aux Etats-Unis une signification toute autre de celle que nous avons en Europe. A ce sujet, voir Le Libéralisme américain, Histoire d’un détournement, Alain Laurent, Les Belles Lettres, 2006
[2] Troïle et Cresside, traduction de Pierre Leyris, Oeuvres complètes de Shakespeare, Le Club français du Livre, tome VIII


Robert Nisbet a obtenu son Ph.D. en sociologie en 1939 à l'université de Californie à Berkeley où il a étudié sous la direction de Frederick J. Teggart (en). Après avoir servi dans l'armée des États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, où il a combattu en Europe, il a fondé le département de sociologie à l'université de Californie à Berkeley, et il en fut brièvement président. En 1953, il a quitté Berkeley où régnait une certaine confusion institutionnelle pour devenir doyen à l'Université de Californie, et plus tard vice-président. Il est resté dans le système de l'université de Californie jusqu'en 1972, quand il est parti pour l'Université de l'Arizona à Tucson. Peu de temps après, il a été nommé au prestigieux Albert Schweitzer Chair à l'université Columbia.
Après sa retraite de Colombia en 1978, Robert Nisbet a continué son travail de recherche pendant huit années à l'American Enterprise Institute à Washington, D.C.. En 1988, le Président Reagan lui a demandé de s'occuper de la Jefferson Lecture in Humanities, conférence commanditée par la National Endowment for the Humanities (en).
Nisbet est un des rares sociologues qui, au milieu du XXe siècle, était conservateur. Parmi ses parrains intellectuels, il convient de citer Willmoore Kendall (en), Russell Kirk, Kenneth Minogue (en), Michael Oakeshott, Edouard Shils et Richard M. Tisserand.
Dans son ouvrage, La tradition sociologique, Il a théorisé l'apparition de cette discipline, considérant qu'elle est la conséquence de deux révolutions, l'une politique (la révolution française), la seconde intellectuelle (la philosophie des lumières).



Une approche de l’œuvre de Robert Nisbet (1913-1996)
 
Le sociologue américain Robert Nisbet a toujours considéré l’histoire comme le théâtre d’un affrontement ininterrompu entre l’État et les groupes sociaux. Dans cette perspective, la modernité lui apparaissait moins comme Père de l’individu que comme le triomphe, sur les ruines du pluralisme constitutif des sociétés traditionnelles, d’une communauté politique absolutiste et centralisée. Inquiet des conséquences politiques et morales de cette évolution, il s’est fait l’apôtre d’un conservatisme éclairé qui se confondait à ses yeux avec la défense des prérogatives des corps intermédiaires face aux empiétements de la puissance publique. Un tel conservatisme constituait d’ailleurs selon lui l’une des sources d’inspiration majeures de l’imagination sociologique.
***
Remerciements : Cet article a été publié dans La Nouvelle Revue de Sociologie en 2000 (L’Année sociologique, 2000, n°1, p. 147 à 194.) et est reproduit ici avec l’aimable autorisation des Presses Universitaires de France et de l’auteur, Nicolas Kessler, historien, auteur du Que Sais-Je : Le conservatisme américain (PUF, 1998).

« Le trait le plus remarquable des sciences humaines et des sciences sociales contemporaines est sans aucun doute l’accent mis sur l’aliénation de la personne et la dégénérescence de la culture[1]. » Dès 1953 et les premières lignes de The Quest for Community, le sociologue américain Robert Nisbet expose clairement ce qui va demeurer, tout au long de sa vie, sa préoccupation première : le constat du profond sentiment de malaise engendré au sein des élites occidentales par la montée en puissance de la société de masse. « Si le mythe de l’homme rationnel a dominé la pensée de la Renaissance, explique-t-il, le mythe de l’homme naturel celle du siècle, et le mythe de l’homme économique et politique celle du XIXe siècle, il semble que ce soit l’image de l’homme aliéné et « décalé » qui doive s’imposer aux yeux des historiens du futur comme la figure clef de la pensée du xxe siècle[2]. » Convoquant tour à tour Niebuhr, Bernanos, Spengler et Berdiaeff à la barre, Nisbet dresse un inventaire méthodique des « désillusions du progrès ». « Désorganisation », « désintégration », « déclin », « crise », « insécurité », « instabilité » lui paraissent être devenus les maîtres mots du débat idéologique contemporain. « Nous ne croyons plus, note-t-il sombrement, que les problèmes sociaux puissent être automatiquement résolus par un réajustement des structures économiques et politiques [...] Notre confiance instinctive en la capacité de l’histoire à dégager [...] de nouveaux et plus sécurisants principes d’organisation sociale et morale a disparu[3]. »

À la différence d’un certain nombre d’analystes postérieurs, Nisbet ne voit pas là le signe d’une involution maladive du monde intellectuel. « On décèle, explique-t-il au contraire, jusqu’au sein des couches les plus « normales » de la société, un sentiment croissant d’isolement et d’insécurité[4]. » Ce n’est pas une illusion d’optique : tel qu’il apparaît dans les traités de psychologie et les enquêtes statistiques, les talk shows radiophoniques et la littérature populaire, l’homme moderne a tous les traits d’un névrosé. Déraciné, confronté à l’anonymat et au « froid social » des grandes métropoles, « il est étranger aux autres hommes, à son travail, au lieu où il est et même à sa propre identité. Loin de posséder en lui-même les ressources de la raison et de la stabilité, il les sent menacées et se sent en quelque sorte assiégé, au sens métaphysique du terme[5] ». Dans cet univers de plus en plus oppressant, frustration et fragilité psychologique sont la règle. Équivalent sociologique du Kulturpessimismus des intellectuels, la morosité diffuse qui lui semble toucher une frange de plus en plus large de la population conforte Nisbet dans l’idée que le catastrophisme en vigueur dans le monde n’est que le signe avant-coureur d’un dysfonctionnement généralisé des mécanismes de régulation sociale.

A la racine du mal, il y a selon lui la crise ouverte d’une certaine conception du progrès. Au cours des deux derniers siècles en effet, l’humanité a subi un bouleversement sans précédent dans son histoire :« l’affaiblissement, voire la disparition de la communauté de proximité, la dissolution des liens personnels, l’érosion de la place du sacré dans les affaires humaines[6] » ont déterminé une approche complètement nouvelle des relations entre l’individu et la collectivité. À l’ère du groupe restreint a succédé l’ère de l’individu roi. Débarrassé du carcan de ses appartenances, le sujet a acquis une autonomie sans précédent. Tout au long de la période, les instigateurs de ce bouleversement ont pensé concourir au bonheur de l’humanité. En affranchissant l’individu de ses liens hiérarchiques et communautaires, en le libérant de la tutelle des religions révélées, ils ont cru accroître d’autant son épanouissement et sa créativité.
« Le morcellement social, la dislocation des coutumes et des statuts, le triomphe de l’impersonnalité ont été unanimement salués [...] parce qu’ils constituaient autant de moyens de libérer l’homme des chaînes du passé et d’offrir l’individu un contexte où sa nature [...] pourrait développer sans limite ses potentialités[7]. »
Aucun véritable débat à ce sujet :
« L’essence même de l’idée de progrès était l’assertion que l’histoire détenait un pouvoir organisateur conduisant immanquablement [...] une civilisation supérieure. C’est pourquoi les conséquences des bouleversements institutionnels [...] pouvaient être négligées. L’essentiel était de garantir que les obstacles au progrès [...] étaient balayés[8]. »
C’est cette conviction qui est d’après Nisbet en train de s’effondrer. On réalise peu peu que, loin d’augurer une ère nouvelle et idyllique, le démantèlement de ces corps intermédiaires qui s’intercalaient entre l’individu et la collectivité, le relâchement du système complexe de disciplines et d’allégeances qui constituaient jusque-là le cadre moral de l’existence ont ouvert un vide béant au coeur de l’édifice social. Désorganisée en profondeur, la société n’est plus qu’un « mouvement brownien » de molécules libres, où « tout service, toute responsabilité et toute assistance portée autrui supposent [...] un paiement comptant[9] ». Cette artificialité des rapports sociaux finit forcément par rejaillir sur l’équilibre psychique du sujet. « Replié sur lui-même, sans réelle fonction sociale, l’individu isolé est en proie au désespoir et une introspection obsessionnelle[10]. » Au lieu de lui apporter la « libération » escomptée, la modernité n’a que la solitude lui proposer. C’est ce qui explique que « la société contemporaine, spécialement dans ses classes moyennes, tende par sa structure même produire [...] le désenchantement, le déracinement et les troubles psychiques[11] ».

Autant dire que la figure de l’ « individu libre » n’est pour Nisbet qu’une illusion d’optique. Mobilisant toutes les ressources de la sociologie et de l’anthropologie, il s’efforce au contraire de mettre en évidence le rôle déterminant joué par les groupes de proximité dans la formation de la personnalité. Aux individualistes, il reproche d’avoir confondu les ressources de l’individu avec celles de son environnement. Ce sont la famille, la paroisse, la communauté locale qui constituent a ses yeux la véritable matrice de l’identité.
« C’est a l’intérieur de tels groupes, rappelle-t-il avec véhémence, que sont apparus les types primaires d’identification : amitié, fidélité, prestige, reconnaissance. C’est également la que sont apparus et se sont développés les principaux stimuli du sens de l’effort, de la piété, de la tendresse ainsi que le goût de la liberté et de l’ordre[12]. »
Le sens moral, la capacité a distinguer le bien du mal, le sacré du profane ou même le beau du laid ont toujours ainsi procédé de l’intégration du sujet a une communauté homogène. Pire : l’intensité même de ces sentiments est proportionnelle à l’emprise exercée par le groupe sur le sujet. Un contexte associatif solidement charpenté déterminera des allégeances stables et efficaces. Des communautés fragilisées ne susciteront a l’inverse que de déchirants conflits intérieurs.

Le problème de la famille est cet égard symptomatique. Plus que d’une évolution des mœurs ou des pratiques sociales, sa crise actuelle procède selon Nisbet de l’état d’impuissance administrative auquel l’a confiné l’individualisme triomphant. Amputée de la plus grande partie de ses fonctions économiques, transformée en un « fantôme juridique », elle n’est plus capable de jouer efficacement son rôle stabilisateur. Il ne faut pas d’après Nisbet chercher plus loin l’origine du désarroi et de la révolte de l’adolescent : « L’adolescence, observe-t-il, est aujourd’hui la période [...] où le décalage entre le fantôme et la réalité de la famille moderne se manifeste a l’enfant[13]. » C’est le moment où l’autorité des parents, qui ne correspond plus a aucune nécessité vitale, apparaît pour ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire purement artificielle. À partir de cet instant, la transmission des codes et des valeurs se révèle impossible. Prématurément livré lui-même, l’adolescent sombre dans une profonde crise d’identité, qui préfigure assez bien la condition de l’homme moderne. Privé de repères stables, de sens moral et de discipline, il bascule dans l’égoïsme et le nihilisme, et vit son auto-affirmation sur le mode de la frustration. Partant de cet exemple Nisbet n’hésite pas à dépeindre le « mal du siècle » comme une gigantesque « crise d’adolescence » : l’effondrement brutal d’un système de valeurs fragilisé par la dislocation des instances de médiation sociale dont il émanait.

Cette crise du sens moral débouche pour l’individu sur un sentiment exacerbé d’ « aliénation ». Plus proche de l’idée durkheimienne d’anomie que de son acception marxiste classique, cette idée d’aliénation représente pour Nisbet la détresse morale du sujet livré à lui-même, dans un contexte social amorphe et impersonnel.
« Mis à jour par le psychiatre aussi bien que par l’artiste » cet état très particulier se caractérise par « la sensation [...] d’être confronté à un univers hostile, la crainte de la liberté, l’angoisse face à la violence, un sentiment d’impuissance face aux difficultés quotidiennes[14] ».
L’aliénation, c’est le sentiment d’apathie, d’ennui, d’hostilité qui procède de la désaffection croissante de l’individu pour les formes du social. « Non seulement, observe Nisbet, l’individu ne se sent pas intégré à l’ordre social, mais il ne recherche même plus l’intégration[15]. » Pour désigner ce phénomène, le sociologue parlera également de « dissociation morale » :
« Aucun des différents rôles mécaniques que l’individu est contraint de jouer ne touche son moi profond, au contraire tous le séparent de lui-même et font qu’il est en quelque sorte existentiellement absent des actes qu’il accomplit[16]. »
C’est le projet individualiste dans son ensemble dont Nisbet entend par là même dénoncer la faillite. Faillite dont témoigne à ses yeux la réhabilitation progressive dans le champs des sciences sociales de la notion de communauté. « Le sentiment de la perte et de l’absence de la communauté, observe-t-il, n’a jamais été aussi puissant. » Encore faut-il s’entendre sur la définition exacte de ce concept ambigu : dans l’esprit de Nisbet celui-ci recouvre « tous les types de relations caractérisées à la fois par des liens affectifs étroits, profonds et durables, par un engagement de nature morale et par une adhésion commune à un groupe social ». Ce qui importe, c’est moins la nature exacte de ces relations que leur caractère englobant.
« La force de l’appartenance à la communauté résulte de ce que celle-ci, répondant à des motivations plus profondes que la simple volonté ou l’intérêt, réussit à submerger la volonté individuelle. C’est ce à quoi ne peuvent parvenir les unions résultant d’un consentement uniquement fondé sur la convenance personnelle ou la raison[17]. »
Ainsi définie, l’idée de communauté résume tout ce qui fait défaut aux sociétés contemporaines : une certaine chaleur sociale, un enracinement retrouvé et surtout une perception claire des finalités individuelles et collectives. C’est ce qui contribue selon lui à faire de l’aspiration communautaire — cette « Quest for Community » qui donne son titre à l’essai — l’une des « grandes affaires » de la modernité.

[1] Robert Nisbet, 1953, The Ouest for Community : A Study in the Ethics of Order and Freedom, New York, Oxford University Press, rééd. 1990, p. 3.
[2] Ibid., p. 9.
[3] Ibid., p. 6.
[4] Ibid., p. 15.
[5] Robert Nisbet, 1966, The Sociological Tradition, New York, p. 328.
[6] Robert Nisbet, 1975, Twilight of authority, New York, Oxford University Press, p. 78.
[7] Robert Nisbet, Twilight of Authority, op. cit., p. 2.
[8] Ibid., p. 224.
[9] Robert Nisbet, 1988, The Present Age, New York, Harper & Row, p. 86.
[10] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p. 13.
[11] Ibid., p. 16.
[12] Ibid., p. 45.
[13] Ibid., p. 57.
[14] Ibid., p. 45-46.
[15] Ibid., p. XXIII.
[16] Robert Nisbet, La tradition sociologique, op. cit., p. 328.
[17] Ibid., p. 70.

L’État en accusation
Quant à expliciter les causes de ce processus d’atomisation et de fragmentation sociale, Nisbet ne mâche pas ses mots : « L’argument de ce livre, expliqué en préambule à un chapitre essentiel de la Quest, est que l’événement le plus lourd de conséquence pour l’organisation des sociétés occidentales a été l’émergence et le développement de l’État territorial centralisé[18]. » Tournant le dos aux déterminismes « économiques, religieux et moraux », Nisbet annonce ainsi sa volonté de réhabiliter la prégnance des « causes politiques[19] ». Non qu’il nie le moins du monde l’impact sociologique de la Réforme, du progrès technique ou de la Révolution industrielle : il veut seulement insister sur le fait qu’aucun de ces bouleversements n’auraient pu avoir lieu sans la transformation préalable du contexte administratif de la vie sociale des populations européennes. Il est clair en effet à ses yeux que « quel que soit l’impact de l’industrialisation, de la technologie, du marché libre [...] les conséquences de ces processus ont beaucoup à un système révolutionnaire de droits et de pouvoirs qui ne doit rien aux mécanismes économiques[20] ». Relativement fixiste dans sa conception du mouvement social[21], le sociologue voit dans l’ « invention de l’État », bouleversement sans précédent « tant dans la structure sociale elle-même que dans la façon dont les hommes l’appréhendent » le déclencheur ultime des mutations des deux derniers siècles. Véritable révolution copernicienne dans le champs de la politique, cet ébranlement titanesque a servi de catalyseur à une tendance générale qui n’aurait pu sans lui se réaliser pleinement.

C’est que l’État n’est pas pour Nisbet un simple cadre politique : c’est aussi un mode de sociabilité à part entière, qui lui paraît exclure par définition toute idée de pluralisme. « L’État, expliquera deux décennies plus tard le sociologue français Pierre Rosanvallon, ne se limite pas à la production d’un territoire politique et juridique homogène en rupture avec la géographie hétérogène du monde féodal. Il cherche à territorialiser à sa façon la société elle-même. Il conçoit la société comme son « territoire profond » en quelque sorte [...] C’est pourquoi il n’aura de cesse que de détruire méthodiquement toutes les formes de socialisations intermédiaires formées dans le monde féodal qui constituaient des communautés naturelles suffisamment importantes dans leur dimension pour être relativement autosuffisantes[22]. » C’est, à peu de choses près, le constat que dresse Nisbet en 1953. Persuadé que « l’histoire de l’État occidental a été caractérisée par l’absorption progressive de pouvoirs et de responsabilités autrefois détenus par d’autres types d’organisation et par une relation de plus en plus directe entre l’autorité souveraine et le citoyen[23] », le sociologue établit un parallèle rigoureux entre le démantèlement de l’ancienne infrastructure communautaire et l’avènement de la « communauté politique », structure sociale monolithique et pyramidale, exclusive de toute forme d’hétérogénéité.

Pour étayer sa thèse, Nisbet n’hésite pas remonter très loin : c’est au XVIe siècle qu’émerge, selon lui, la théorie moderne de la souveraineté. Inquiets des dissensions internes qui fragilisent la cohésion du royaume, confrontés l’opposition des protestants et des monarchomaques, Jean Bodin et les Politiques formulent alors la première définition absolutiste » de la puissance politique. L’innovation est avant tout juridique.
« La première marque du prince souverain, écrit Bodin en 1583, c’est la puissance de donner loi tous en général et a chacun en particulier [...] sans le consentement du plus grand nombre[24]. »
Cette clause marque toutefois un tournant décisif dans l’histoire de l’institution monarchique ; le pouvoir n’est plus, comme auparavant, soumis la loi, mais peut au contraire en disposer sa guise. Pire : il en revendique le monopole absolu. Au pluralisme médiéval, caractérisé par la dispersion et le morcellement de la souveraineté, succède un système juridique monolithique, culminant en la personne du roi. Aux antipodes de la féodalité et de sa « cascade de suzerainetés et d’hommages », Bodin crée ainsi les catégories conceptuelles permettant de penser l’État comme une totalité unifiée et productrice de normes.
Soucieux de garantir la paix civile, Bodin et ses amis voulaient surtout réglementer les droits et les privilèges des autorités coutumières, en les faisant dépendre d’une concession explicite et conditionnelle de l’État. Ce faisant, ils n’ont vraisemblablement pas eu conscience d’enfoncer un coin dans les institutions de leur temps.
« Bodin, explique Nisbet, était profondément affecté par les problèmes de société qu’on ne pouvait espérer résoudre que par une limitation drastique des droits et des devoirs revendiqués par divers groupes et corporations français. La concurrence juridique des diverses législations [...] l’influence centrifuge des coutumes et allégeances dépendant soit d’autorités locales, soit d’autorités étrangères, les guerres de religion, l’anarchie économique, tous ces maux pouvaient être atténués ou résolus par l’érection de la puissance royale au-dessus des autres pouvoirs[25]. »
Mais rien n’est plus étranger au pluralisme médiéval que ce principe de la concession. N’ayant plus de réelle souveraineté, plus de responsabilité collective ni d’existence hors de la loi civile, les groupes sociaux ne sont plus que des organes passifs de la République. Bodin recompose la société politique, non plus autour d’une interpénétration sans fin de souverainetés particulières, mais autour d’un principe unique et rationnel de cohésion. Il annonce en cela l’ère de l’État absolu.

Nisbet veut voir dans cette « révolution » une conséquence fâcheuse de la réintroduction en Europe du droit romain impérial. « L’Occident, écrit-il, a été romanisé deux fois[26]. » C’est le droit romain et sa « discipline de caserne » qui ont selon lui fourni à l’État monarchique les instruments conceptuels de son affirmation. Pour expliquer ce phénomène, le sociologue insiste sur « l’accent mis par les Romains sur la centralisation légale, la supériorité du souverain sur les autres types d’autorité[27] ». Il veut voir dans cette configuration le « levier qui a permis le déplacement des masses énormes de droits et de traditions accumulés par l’histoire[28] ». Au contraire du droit coutumier:le droit romain n’a en effet jamais reconnu la validité juridique des prérogatives féodales et n’a jamais admis qu’il puisse y avoir d’autres entités souveraines que l’individu et l’État. C’est ce qui explique son impact destructeur.
« L’attention particulière, explique Nisbet, accordée par les Romains au Prince, qui seul est legibus solutus et aux individus unis seulement par la souveraineté de l’État, [...] a sonné le glas du pluralisme corporatif et de la décentralisation légale qui caractérisaient la société médiévale[29]. »
Auteur charnière, « qui a un pied dans la Renaissance, un pied dans le Moyen Âge et un autre dans la modernité intellectuelle[30] », Bodin ne va cependant pas très loin sur la voie qu’il a tracée. Son esprit est encore trop imprégné des valeurs médiévales pour qu’il puisse prétendre donner une formulation systématique à ses institutions novatrices. Il ne remet notamment jamais en cause la fonction sociale des groupes intermédiaires L’amicitia aristotélicienne reste à ses yeux le principe de la cohésion civique, et le véritable creuset de la sociabilité. Aussi le royaume demeure-t-il dans son système une « communauté de communautés », un patchwork de corps sociaux autonomes. « Les associations, précise Nisbet, les corporations et les fraternités sont toutes, dans son esprit, logiquement et historiquement antérieures à l’État. Il est impossible de lire Bodin sans comprendre la fonction d’instances de solidarité et de contrôle qu’il attribue aux groupes sociaux[31]. » Le transfert de souveraineté ne s’accompagne pas d’un transfert de compétences. S’il plonge son rhizome juridique au cceur de l’organisme social, l’État reste en pratique juxtaposé à une société civile autonome sur laquelle il n’a que peu de prise.

Il va en fait falloir attendre un demi-siècle pour assister, avec Thomas Hobbes à la véritable actualisation de la théorie de la souveraineté. Le premier, Hobbes ose en effet s’affranchir du « médiévisme » résiduel qui sous-tendait la pensée de ses prédécesseurs. S’appuyant sur un paradigme individualiste et contractualiste, il écarte d’un revers de manche leurs dernières précautions. Puisque l’État est le fruit d’un simple contrat entre les individus, aucune considération « sociologique » ne vient plus contrecarrer l’unification de la « communauté politique ». Nisbet insiste sur les conséquences de cette « libération » :
« Disparue chez Hobbes, explique-t-il, l’attirance paradoxale (de Bodin) pour les associations territoriales ou spirituelles, et pour les coalitions d’intérêts. Disparu aussi (son) profond respect pour les liens de parenté, pour l’inviolabilité du foyer, pour l’autorité imprescriptible du père de famille[32]. »
L’État souverain est non seulement chez lui la forme suprême d’organisation sociale, mais aussi la seule forme d’organisation sociale légitime.
« À la différence de Bodin, Hobbes ne reconnaît aucun état prépolitique de la société [...] Pour Hobbes, il n’y a pas de juste milieu entre l’individu isolé, apeuré et sans défense et le citoyen de l’État absolu[33]. »
Cet approfondissement est d’après Nisbet la conséquence du succès à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, d’une nouvelle approche du « droit naturel ». Dans Droit naturel et histoire, Leo Strauss a clairement établi cette distinction entre le « droit naturel classique » et le « droit naturel moderne » dont le de Cive est la première illustration. Alors que le premier s’enracinait dans une vision de l’homme « animal politique » et dans une cosmogonie téléologique, le second postule que l’homme est fondamentalement libre, et « doit être regardé comme un être essentiellement complet indépendamment de la société civile[34] ». Postulant l’autonomie ontologique de l’ « homme naturel », le « droit naturel » nouvelle formule ne reconnaît qu’un mode d’association, le contrat et qu’une forme politique, l’État.
« Chez Hobbes, explique Nisbet, les relations et la morale traditionnelle sont soit purement et simplement négligées, soit rationalisées en liens dérivables de la nature présociale de l’homme[35]. »
La fiction individualiste permet de dépasser l’aporie bodinienne et de reconstruire le Commonwealth, non plus sur les bases d’irréductibles micro-sociétés, mais sur l’agglomération arithmétique d’unités transparentes et atomisées. La « société rationnelle doit répudier tout ce qui vient de la tradition. Elle doit reposer sur l’individu naturel et non [...] sur le membre d’une corporation ou d’une Église[36] ». Ébauchée par Bodin, l’unification du champ politique est aussi consacrée par une philosophie cohérente.

Cette vision des choses contribue à fonder un absolutisme sans précédent. Entre un individu sans défense, voué à subir les exactions de ses congénères, et un État garde-chiourme, omniprésent et omniscient, aucune médiation hiérarchique ou communautaire n’est plus envisageable. Les corps intermédiaires ne sont plus seulement illégitimes ; ils sont désormais considérés avec suspicion. Tous les obstacles à la puissance publique sont considérés comme des menaces pour la paix civile et la « sécurité » de la personne humaine. Point de salut hors l’État : l’Église, la famille, les associations professionnelles doivent s’effacer devant l’omnipotence du Léviathan ou disparaître. Le triomphe définitif du droit romain sur le droit coutumier achève par le biais du contractualisme de balayer les derniers contre-pouvoirs et les derniers vestiges de l’ordre féodal, annonçant clairement le « tout-à-l’État » contemporain. Comme l’écrit au même moment Bertrand de Jouvenel, Hobbes « a vu et voulu les conséquences de principes qu’il posait. Il s’est plu à imaginer un Pouvoir total, il en a tracé avec un fanatisme de logicien l’effrayant portrait : maître de toutes les propriétés, censeur de toutes les opinions, ne pouvant être reproché quoi qu’il fasse puisque seul juge du bien social et que le bien moral se ramène au bien social[37] ».

C’est tout l’édifice médiéval qui s’effondre sous les coups du monisme hobbésien. Les corporations et les groupes primaires sont les premières victimes de la nouvelle frénésie étatiste. Comparés à des « vers grouillant dans les viscères de l’homme naturel », ils sont promis à une prompte dissolution. L’Église perd sa position privilégiée. Reléguée au rang d’auxiliaire de l’État, elle n’a plus le droit de cité qu’à condition qu’elle « se place sans discuter sous son autorité ». La famille, enfin, n’est pas épargnée. Encore inviolable chez Bodin, elle tombe sous le coup de la loi. Le père de famille, écrit Hobbes, « oblige ses enfants et ses domestiques aussi loin que la loi le permet, mais pas plus loin, parce que personne n’est tenu d’obéir à des demandes contraires à la loi[38] ». Son statut particulier ne suffit plus à la mettre à l’abri des ingérences du législateur ; Hobbes ne veut d’ailleurs pas entendre parler de « particularité ». La famille n’est à ses yeux qu’une association volontaire de sujets autonomes, régie par un contrat. Nulle place pour une quelconque transcendance : de même que les groupes locaux et professionnels, elle est dépouillée de tous les attributs coutumiers ou religieux qui lui eussent permis de résister avec succès aux assauts du pouvoir.

Une dernière étape est franchie avec Rousseau : ce que l’on pourrait appeler l’étape du passage l’acte. Quelle que soit leur audace, les avancées de Bodin et de Hobbes restent en effet du domaine de la spéculation. L’un comme l’autre demeurent profondément conservateurs. Ils proposent moins un nouveau projet de société qu’une relecture novatrice des institutions existantes. Leur démarche est principalement analytique. Tout change avec le Contrat social. Bien qu’il présente de nombreuses similitudes avec le Léviathan, ce texte fondateur est bien davantage que la reprise systématique des intuitions novatrices de la philosophie politique du XVIIe siècle. Il ouvre selon Nisbet l’ « ère des révolutions ». C’est avec lui que le mouvement historique qui conduira à la réforme effective des institutions du vieux monde voit le jour. À la statique du pouvoir élaborée par Hobbes et Bodin, Rousseau vient en effet ajouter une dynamique originale. Non seulement « sa théorie de la souveraineté est de loin la plus rigoureuse[39] », mais il donne au processus d’atomisation et de centralisation sa raison d’être idéologique en l’investissant d’une mission messianique dont la mise en œuvre va provoquer un bouleversement sans précédent dans l’histoire.
« On ne trouverait pas, conclut Nisbet, dans l’histoire des idées politiques, de doctrine plus potentiellement révolutionnaire[40]. »
Si Hobbes a appuyé son absolutisme sur un individualisme ontologique, cette fiction théorique prend chez Rousseau une tonalité militante. Le Genevois ouvre l’ère de l’activisme antisocial. S’appuyant notamment sur le Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité, Nisbet dénonce en lui le plus intempérant des « gauchistes ». Rousseau n’a d’après lui jamais été animé par autre chose que par une haine viscérale du lien social et une volonté farouche de le démanteler coûte que coûte. Son œuvre tout entière est sous-tendue par une dénonciation sans fin de l’ « hypocrisie » et de « inauthenticité » de la société de son temps. Rousseau n’est pourtant pas un anarchiste ; s’il considère que l’homme naît « bon », et que la société le pervertit, il ne croit pas un instant à la possibilité d’un retour à « état de nature ». Réaliste, il préfère placer ses espoirs dans une régénération interne de la cité, une refonte complète des institutions qui restaure pour l’individu les conditions d’une existence vertueuse. C’est ici que l’État entre en jeu. Lui seul peut décomposer et recomposer le tissu communautaire, et résoudre la « difficulté » énoncée dans le sixième chapitre du Contrat : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant[41]. »

Il ne s’agit donc plus, comme dans le Léviathan, de morceler les corps sociaux pour permettre à l’État de déployer son action. L’État rousseauiste constitue une force libératrice, qui vient affranchir l’individu de la « tyrannie » de ses semblables. Dans l’État, l’individu reprend en main son destin et retrouve sa dignité perdue. Son engagement contractuel vise moins à garantir la sécurité de ses biens et de sa personne que son autonomie. La doctrine rousseauiste se trouve ainsi « à la confluence d’un individualisme radical et d’un autoritarisme intransigeant[42] ». Le premier, Rousseau postule l’identité de la liberté avec l’exercice du pouvoir. Chez lui, « le pouvoir est la liberté, et la liberté est le pouvoir. La vraie liberté consiste en la soumission délibérée de l’individu à la totalité de l’État[43] ». Seule sphère de libération des injustices inégalitaires, l’État est fondé à revendiquer le monopole de la souveraineté. Parce qu’il est rédempteur et thérapeutique, les esprits « éclairés » doivent encourager ses prétentions. Avec le Contrat social, les notions d’ordre et de liberté se réconcilient ainsi en une synthèse redoutable, à laquelle aucune argumentation conservatrice ne peut espérer s’opposer.

Nisbet va plus loin : non content d’avoir justifié la prééminence de l’ « État politique », individualiste et égalitaire, Rousseau en a selon lui prévu le volontarisme antisocial. La survie de son système suppose en effet une parfaite « transparence » de la société.
« Quand il se fait des brigues, prévient le Genevois, des associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport ses membres et particulière par rapport à l’État : on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement autant que d’associations [...] il importe donc pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État[44]. »
Ainsi défini, le contractualisme suppose la proscription des interdépendances infra-étatiques, et la dissolution des corps intermédiaires. En cela encore, Rousseau va beaucoup plus loin que Hobbes : il exige une croisade incessante contre la tendance même de l’être humain reconstituer le tissu associatif, une « révolution permanente » contre les penchants coupables de sa nature ; un ordre social « juste » n’est pas envisageable sans une vis generatrix et une vis conservatrix qui, dans l’état actuel des choses, ne peut être qu’un État autoritaire. « L’État unitaire, conclut Nisbet, demande la refonte de la nature humaine jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de démangeaisons dans le corps politique[45]. »

[18] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p. 89.
[19] Ibid., p. XXIII.
[20] Ibid., p. 94.
[21] De son aveu même, Nisbet a surtout voulu contrebalancer les excès de ce qu’il appelle le « développementarisme » : l’idée que les sociétés humaines évoluent comme de grands organismes, sous l’effet d’un principe interne et linéaire de transformation. A plusieurs reprises, il dénoncera le caractère illusoire et réducteur de cette reconstruction a posteriori du mouvement historique. Les structures socio-économiques sont ses yeux plutôt stables ; leur développement n’a en tout cas aucun caractère « naturel ». « Si une population, explique-t-il, n’est pas obligée par une contrainte soudaine à modifier ses pratiques sociales, on peut être certain qu’elle les conservera en l’état et qu’elle en tirera une profonde satisfaction. » C’est pourquoi « l’étude des transformations sociales est inséparable de l’événementiel historique » ; « Aussi longtemps que le village, la tribu, le clan ou la caste [...] ont maintenu intact le fil de leurs traditions, leur configuration n’a pour ainsi dire pas évolué durant des milliers d’années. La révolution qui bouleverse actuellement le monde est le résultat d’une série d’événements — invasions, migrations, innovations techniques — survenus en Occident depuis trois siècles. »
[22] Pierre Rosanvallon, 1989, Le libéralisme économique, Paris, Le Seuil, p. 115.
[23] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p. 44.
[24] Jean-Jacques Chevallier, 1970, Les grandes oeuvres politiques de Machiavel a nos jours, Paris, A. Colin, p. 38.
[25] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p. 111.
[26] Robert Nisbet, Twilight of Authority, op. cit., p. 167.
[27] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p. 111.
[28] Ibid., p. 176.
[29] Ibid., p. 102.
[30] Ibid., p. 120.
[31] Ibid., p. 113.
[32] Ibid., p. 117.
[33] Ibid., p. 114.
[34] Leo Strauss, 1953, Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion, 1986, p. 167.
[35] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p 117.
[36] Robert Nisbet, 1966, The. Sociological Tradition, New York, Oxford University Press, traduit sous le titre La tradition sociologique, Paris, PUF, 1984 et 1993, p. 71.
[37] Bertrand de Jouvenel, 1947, Du pouvoir. Histoire naturelle de sa croissance, Paris, Hachette, 1987, rééd., p. 494.
[38] Robert Nisbet, The Quest for Community, p. 122.
[39] Ibid., p. 125.
[40] Ibid., p. 134.
[41] Jean-Jacques Rousseau, 1762, Du Contrat social, Paris, Hachette, 1992, rééd., p. 178.
[42] Robert Nisbet, The Quest for Community, op. cit., p. 126.
[43] Ibid., p. 134.
[44] Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, op. cit., p. 23.
[45] Robert Nisbet, Quest for Community, op. cit., p. 133.

Cliquez ici pour lire le reste du bulletin d'Amérique



Powered By Blogger