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septembre 23, 2018

Catherine Audard, « Le « nouveau » libéralisme »

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Le « nouveau » libéralisme

Le libéralisme survivra-t-il à la crise économique et financière ? Les pronostics se multiplient mais il est difficile de percevoir les réalignements idéologiques en cours. Au début du XXe siècle déjà, une autre crise du capitalisme donna naissance à un courant intellectuel et politique, le « nouveau » libéralisme, dont Keynes fut l’un des héritiers. La philosophe Catherine Audard retrace l’histoire de cette refondation.
« La transition de l’anarchie économique vers un régime visant délibérément à contrôler et diriger les forces économiques dans l’intérêt de la justice et de la stabilité sociale présentera d’énormes difficultés à la fois techniques et politiques. Je suggère néanmoins que la véritable mission du nouveau libéralisme est de leur trouver une solution ».
John Maynard Keynes, « Suis-je un libéral ? » (1re éd. 1925), in La Pauvreté dans l’abondance, Paris, Gallimard, 2002 (souligné par nous).
Ce diagnostic de Keynes sonne étonnamment contemporain [1]. Le monde occidental sort de trente ans de politique économique dominée par le néolibéralisme qui ont conduit certes à une plus grande prospérité mondiale, mais aussi à une crise financière d’une très grande gravité, parfaite illustration de l’anarchisme économique que fustige Keynes et qu’il avait expérimenté en première ligne, avec la dépression de 1929. Mais si la dérégulation des forces du marché a conduit le capitalisme au bord du précipice, les modèles alternatifs, communisme et socialisme, ont été, eux, largement frappés de discrédit depuis la chute du mur de Berlin, comme ils l’étaient déjà pour Keynes. Comme les gouvernements sociaux-démocrates actuels, Keynes refusait de voir dans le socialisme un remède aux maux du laissez faire. Quant au retour au protectionnisme, qui, rappelons-le, n’était pas un dogme pour Keynes, même s’il est une tentation, il est un moyen infaillible de transformer la récession en dépression, puisqu’il aggrave l’effondrement de la demande mondiale.
Vers quelle théorie se tourner si l’ultralibéralisme comme le socialisme ont été déconsidérés ? Telle est la question urgente qui se pose à tous les gouvernements modérés en 2009. Mais c’était également la question que se posaient au tournant du XXe siècle les auteurs libéraux progressistes qui, hostiles aussi bien au libéralisme orthodoxe de l’École de Manchester [2] qu’au socialisme, ont influencé Keynes. Ce sont ces auteurs, ainsi que leur politique économique et sociale, qui font l’objet de cette étude de ce qu’on a appelé le New Liberalism en Angleterre. [3]

La naissance du « nouveau » libéralisme au tournant du XXe siècle

D’un libéralisme de parti à un libéralisme d’idées
Le libéralisme connaît des transformations remarquables en Angleterre au tournant du XXe siècle. Il cesse progressivement d’être la formation politique dominante et est évincé après 1922 par le parti socialiste, le Labour Party, devenant de plus en plus minoritaire et éloigné du pouvoir en raison du bipartisme qui caractérise la politique anglaise. Mais il acquiert et développe également, pendant la même période, une influence intellectuelle et une stature morale sans commune mesure avec sa représentation politique. Il passe d’un libéralisme de parti à un libéralisme d’idées, forgeant ce qu’on a appelé le « nouveau » libéralisme qui s’éloigne considérablement des positions du libéralisme classique. Son renouveau intellectuel est animé par des philosophes, des économistes, des politologues, des sociologues, essayistes ou universitaires, mais aussi des journalistes, qui sont parfois également des hommes politiques et qui ont un prestige et une influence considérables auprès des classes dirigeantes. Ces auteurs se confrontent aux textes classiques du libéralisme comme aux positions du parti libéral pour les critiquer et les remanier sous des angles extrêmement variés, donnant son nouveau visage au libéralisme.
Il faut ajouter que ces auteurs ont eu un rayonnement international et que des mouvements comparables au New Liberalism ont existé en France, comme le « solidarisme » de Charles Renouvier (1815-1903), Alfred Fouillée (1838-1912), Léon Bourgeois (1851-1925), Charles Gide (1851-1925) et même Émile Durkheim (1858-1917) [4]. En Italie, le libéralisme classique représenté par le célèbre économiste Vilfredo Pareto [5] (1848-1923) a suscité les réactions d’intellectuels opposés au fascisme comme Benedetto Croce (1866-1952), fondateur du parti libéral italien, l’économiste Luigi Einaudi (1874-1961) et l’historien du libéralisme, Guido de Ruggiero (1888-1948), inspirées par le « nouveau » libéralisme et sa critique du libéralisme économique ou liberismo. Quant au « socialisme libéral » de Carlo Rosselli (1899-1937) [6], il a marqué durablement la tradition politique italienne [7]. En Allemagne, Wilhelm Dilthey (1833-1911) et Max Weber (1864-1920) [8] incarnent les espoirs du libéralisme ainsi que ses échecs et son incapacité à prendre pied dans un contexte idéologique hostile. Aux États-Unis, le « progressisme » américain est l’équivalent du « nouveau » libéralisme et sa nouvelle éthique démocratique et égalitaire s’exprime dans le magazine The New Republic, avec son fondateur Herbert Croly (1869-1930), Walter Lippmann (1889-1974), son publiciste le plus célèbre, ainsi que le philosophe John Dewey (1859-1952) qui, tous, puisent leur inspiration dans la philosophie de William James (1842-1910). Notons que l’un de ses grands intellectuels, Thomas Woodrow Wilson (1856-1924), professeur de sciences politiques à Princeton, fut président des États-Unis de 1913 à 1921.
Le libéralisme en Angleterre (1870-1920)
Quelle est la situation spécifique du libéralisme en Angleterre ? En 1870, au moment de son apogée, le parti libéral est divisé en deux courants principaux. Le premier courant, plus conservateur, est l’hériter des Whigs des XVIIe et XVIIIe siècles, grands propriétaires terriens alliés à la bourgeoisie d’affaires pour des raisons tactiques afin de défendre leurs privilèges contre la dynastie des Stuarts et la monarchie absolue. Les éléments les plus conservateurs du parti se sont séparés des libéraux en 1832 sur la question du libre-échange, mais aussi de la réforme électorale et de l’élargissement du droit de vote, et rejoignent un nouveau parti qui se substitue aux Tories, le parti conservateur. Les libéraux conservateurs qui restent au parti, dont les représentants sont Richard Cobden, John Bright, et surtout le premier ministre William Gladstone, sont partisans du libre-échange contre les conservateurs protectionnistes et impérialistes, dont le leader est Benjamin Disraeli.
En face d’eux, et en position de plus en plus dominante, les libéraux réformateurs et « radicaux » influencés par l’utilitarisme se préoccupent avant tout d’améliorer le bien-être (welfare) des classes laborieuses et de lutter contre la pauvreté, en intervenant dans des secteurs jusque-là réservés à la charité privée. Ils sont également hostiles à l’impérialisme britannique et au coût des guerres coloniales. Ces préoccupations les amènent à critiquer les dogmes du libéralisme économique et à prôner au contraire l’intervention de l’État dans la vie sociale et économique.
Mais, malgré ces conflits, on peut dire que le consensus libéral résiste aux crises économiques et sociales beaucoup plus longtemps qu’ailleurs. Le libéralisme continue de nourrir une image idéalisée du capitalisme et de son fonctionnement. Il comprend la nouvelle société qu’il voit se former sous ses yeux dans les mêmes termes individualistes que jadis, attribuant le chômage et la misère avant tout à des défauts de « caractère » ou à la malchance. Incapable de saisir les causes de la crise sociale, il cherche à en guérir les symptômes : pauvreté, insécurité, chômage. Il n’établit aucun lien entre la pauvreté croissante du prolétariat et le capitalisme.
C’est la montée du socialisme, sous la forme du travaillisme, qui change la situation et radicalise l’aile réformatrice du parti libéral. Mais le travaillisme, qui donne naissance en 1906 au Labour Party, bien loin d’être influencé par le socialisme révolutionnaire et le marxisme comme en Europe continentale, a ses sources morales dans le libéralisme modéré et dans le protestantisme libéral, le méthodisme en particulier [9]. C’est seulement en 1918 qu’il cesse d’être un allié politique des libéraux et qu’il devient un opposant politique du parti libéral, lui ravissant la première place aux élections en 1922. Entre 1906 et 1911, avec l’aide des travaillistes, les libéraux réformateurs ont fait voter une législation sociale très avancée : indemnités en cas d’accident de travail, repas gratuits dans les écoles, réglementation du travail des enfants, limitation du travail à 8 heures dans les mines, protection des syndicats dont les pouvoirs sont accrus, revenu garanti pour toute personne âgée de plus de soixante-dix ans, début de la démolition des taudis et amélioration des logements ouvriers. Enfin, le National Insurance Act, voté en 1911, met sur pied le premier système d’assurance-chômage et maladie. Les prémisses du Welfare State sont donc l’œuvre des libéraux, appuyés par les travaillistes [10].
Mais cette radicalisation conduit, en 1916, à l’éclatement du parti entre radicaux (comme Lloyd George), modérés (comme Lord Asquith) et conservateurs, partisans de l’Empire au moment de la guerre des Boers. Le parti libéral perd ainsi, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la position dominante qu’il occupait dans la vie politique anglaise, au profit du parti travailliste.

Les sources intellectuelles du "nouveau" libéralisme

Derrière les transformations du parti libéral, son éclatement et la naissance du parti travailliste pendant cette période, il faut voir l’action indirecte, mais parfois aussi directement politique, d’un nouveau mouvement intellectuel qu’on a appelé New Liberalism, né dans les universités d’Oxford ou de Cambridge. Ce mouvement a exercé une influence très importante sur les élites et les hommes politiques, mais a su également trouver des journalistes et des écrivains pour diffuser plus largement ses vues.
L’héritage de John Stuart Mill (1806-1873)
Ce « nouveau » libéralisme a, tout d’abord, ses sources intellectuelles dans les écrits de John Stuart Mill. Sous l’influence de Wilhelm von Humboldt (1767-1835), représentant du libéralisme allemand du Sturm und Drang [11], Mill a développé une nouvelle conception de l’individu qui doit beaucoup au concept hégélien et humboldtien de Bildung, terme ambigu qui signifie à la fois la formation de l’individu, son éducation ou ce que Mill appelle « la culture de soi ». Disons qu’à la conception abstraite et non historique de l’individu libéral du XVIIIe siècle, Mill substitue une conception beaucoup plus riche, évolutive et dynamique de l’individu comme résultat d’un processus d’individualisation : l’individualité. Dans De la liberté (1859), le manifeste du libéralisme moderne, il affirme que l’individualité est un des éléments essentiels du bien-être et donc une valeur centrale du libéralisme.
En conséquence, la société a un rôle central à jouer dans la formation de l’individualité et la nature sociale de l’individu est affirmée. Mill refuse toute opposition tranchée entre individu et société. Le but du libéralisme est d’indiquer « la nature et les limites du pouvoir que la société peut légitimement exercer sur l’individu […] ce contrôle extérieur n’étant justifié que pour les actions de chacun qui touchent à l’intérêt d’autrui ». Indiquer clairement les limites de l’action de la société sur l’individu permet de lutter contre les contraintes inacceptables et injustifiées qu’elle risque d’imposer au développement individuel, contre l’autorité abusive qu’elle fait peser sur les individus et leur créativité. Mais le libéralisme ne refuse certainement pas l’idée que la société ait une influence sur la formation de l’individu et « la culture (Bildung) de soi ». Le libre développement de l’individu est un élément essentiel du progrès social, mais, sans l’aide et la contribution des autres, ce développement serait impossible.
Liée à cette conception de l’individualité, Mill développe une conception pluraliste de la société, mais aussi de la connaissance et de l’éthique, là encore en opposition avec les tendances monistes de l’idéologie des Lumières. Il insiste sur le fait que la pluralité des opinions est absolument nécessaire à la découverte de la vérité (De la liberté, chapitre II) comme à la liberté de l’individu de choisir son propre chemin, la voie de son développement personnel.
Mais c’est surtout en tant qu’homme politique – il est candidat socialiste aux élections de 1868 – et économiste – ses Principes d’économie politique de 1848 ont un énorme succès parce qu’il y apparaît plus soucieux de la classe ouvrière qu’aucun économiste avant lui – que Mill inspire l’évolution du mouvement libéral vers une conscience de plus en plus aiguë des questions sociales et ce sont surtout ses derniers écrits sur le socialisme, sur les droits des femmes et sur le gouvernement représentatif qui constituent les sources du nouveau paradigme.
Du « nouveau » libéralisme au travaillisme : T.H. Green, L.T. Hobhouse et John Hobson
Le penseur le plus important du nouveau libéralisme est certainement le philosophe d’Oxford Thomas Hill Green (1836-1882) [12] dont l’enseignement a un rayonnement extraordinaire bien après sa mort sur tout le personnel politique de l’époque, sans oublier sur Keynes lui-même qui, s’il ne le cite pas, s’en inspire [13]. Green développe les idées de Mill, mais va beaucoup plus loin que lui dans la dénonciation de la liberté des contrats et de la liberté économique, et ses thèses sur la nature sociale de l’individu sont très proches de celles de Durkheim dont il est le contemporain [14]. Green est remarquable par sa lecture de Rousseau, qu’il admire, et des philosophes idéalistes allemands, Kant, Hegel, Humboldt, qu’il essaye de concilier avec l’héritage libéral anglais et écossais. Suivant Kant, il rejette l’utilitarisme qui était la doctrine morale préférée des libéraux et affirme, au contraire, que le lien social ne résulte ni d’un contrat à la manière de Locke ni de l’utilité à la manière de Bentham, mais de la reconnaissance par chacun de la personne de l’autre comme d’une fin en soi et des intérêts des autres comme constitutifs de l’intérêt personnel. Il critique ainsi l’individualisme atomiste du XVIIIe siècle et lui substitue la vision, inspirée de celle de Mill, d’une individualité qui se développe et se perfectionne grâce à l’apport constant des autres, fondant ainsi un droit de l’individu vis-à-vis de la société qui lui doit les moyens de la réalisation de son potentiel, réalisation essentielle pour le bien-être et le progrès de tous. Cette idée est notamment reprise dans le « solidarisme » de Léon Bourgeois et son concept de la « dette sociale ». À la suite d’Aristote et de Hegel, Green appelle « bien commun » cette interaction entre intérêt individuel et intérêt commun et en fait le fondement de la morale et de l’obligation politiques [15].
Green est à la source de quatre innovations dans le programme libéral. Tout d’abord, il distingue radicalement la liberté négative du « vieux » libéralisme, celle des droits individuels, et la liberté positive du « nouveau libéralisme », celle des droits-créances, des moyens sociaux et économiques que la société fournit à l’individu pour permettre le développement de ses potentialités. Il amorce ainsi un débat entre liberté positive et liberté négative qui devient central dans l’idéologie libérale du XXe siècle et qui suscite la célèbre défense de la liberté « négative » par Hayek dans La Constitution de la liberté (1960). Ensuite, il réaffirme la nature sociale de l’individu dont le développement est tributaire de l’apport des autres et de la société. Puis, il fait la critique du libéralisme économique en soutenant que le marché est une institution sociale comme une autre qui doit donc être régulée pour fonctionner à l’avantage de tous et non pas seulement de certains. Enfin, il soutient la légitimité de l’intervention de l’État et de la législation dans les domaines de l’éducation, de la santé publique, de la propriété privée et du droit du travail pour neutraliser les effets pervers des excès de la liberté individuelle.
À la suite de Green, Leonard T. Hobhouse (1864-1929) [16] condamne le libéralisme économique qui conduit à creuser l’écart entre riches et pauvres et propose un programme sévère de taxation des profits des entreprises. Il défend le rôle de l’État qui doit réguler la vie sociale et soutient que les réformes sociales peuvent être compatibles avec le respect de l’individu. La nouvelle citoyenneté devrait inclure les droits sociaux et pas seulement les droits politiques. Il se rapproche ainsi du travaillisme naissant et de la Fabian Society. Celle-ci, qui existe toujours, a servi de premier think tank au parti travailliste et compte parmi ses membres fondateurs Béatrice et Sidney Webb, George Bernard Shaw et H. G. Wells. Elle défendait l’intervention de l’État dans la société, grâce à une bureaucratie efficace et honnête, le collectivisme et la méritocratie, tout en se considérant comme l’héritière du libéralisme [17].
Le nouveau libéralisme est également l’œuvre d’économistes, pas seulement de philosophes ou d’essayistes. Ainsi l’harmonie entre efficacité économique et réformes sociales est-elle le credo des travaux de l’économiste Alfred Marshall. Quant à John Hobson, le disciple de Green et Hobhouse et l’auteur de The Evolution of Modern Capitalism (1894) et d’Imperialism (1902), il rejoint, comme Hobhouse lui-même, les rangs du parti travailliste après la Première Guerre mondiale, quand le courant impérialiste du parti libéral rend impossible tout effort de réformes sociales.
John Maynard Keynes (1883-1946)
Il est impossible d’évoquer le « nouveau » libéralisme en Angleterre sans évoquer la figure de Keynes [18]. Confondant Keynes et le keynésianisme, on a souvent présenté Keynes comme antilibéral. En réalité, il est bien l’héritier des idées du « nouveau » libéralisme. Il s’oppose à une certaine version du libéralisme, celle, dogmatique et conservatrice, de l’École de Manchester et du parti libéral au début du XXe siècle, ou celle des conceptions économiques « orthodoxes » du Trésor avec lequel il a tellement de conflits, mais certainement pas au « nouveau » libéralisme dont il est, au contraire, le continuateur [19].
On peut dire, tout d’abord, que Keynes a parachevé le nouveau paradigme libéral en donnant à l’État administratif la dernière justification qui lui manquait encore : celle de l’expertise économique, et non plus seulement sociale, comme c’était le cas pour l’État social allemand de Bismarck. La pauvreté et les problèmes sociaux sont dus, selon lui, à la mauvaise gouvernance économique, à l’incompétence et à la mauvaise gestion de l’économie par les gouvernements, à leur « bêtise », dit-il souvent, se référant à ses innombrables démêlés avec les responsables du Trésor et avec les tenants du free market à tout prix, plutôt qu’aux défauts de caractère des « pauvres ». La nouvelle science économique doit permettre de résoudre les crises économiques en changeant les paramètres et en comptant sur l’intervention de l’État pour les mettre en œuvre, par exemple par une politique de grands travaux dont l’inspiration se trouve, avant Keynes, chez les économistes américains institutionnalistes. Keynes complète, plutôt qu’il ne transforme, le libéralisme pour y faire entrer des idées nouvelles, celles de risque, d’incertitude, d’anticipation, de probabilités ainsi que l’importance des phénomènes macro-économiques. Comme il le fait remarquer, non sans vanité, de même que la théorie de la relativité d’Einstein intègre comme un phénomène particulier valable pour des vitesses inférieures à la vitesse de la lumière les équations de Newton, de même sa théorie générale intègre les conceptions classiques et néo-classiques de l’économie libérale comme des cas particuliers.
On peut constater, ensuite, qu’en raison de son pragmatisme – ne proclame-t-il pas fièrement : « Quand les faits changent, je change d’avis » – Keynes évolue par rapport au « nouveau » libéralisme et trouve une alternative aussi bien au protectionnisme d’une partie de la droite qu’à la politique interventionniste et redistributive de la gauche, à savoir la possibilité de réguler les cycles économiques et les politiques de l’emploi tout en favorisant la croissance économique. Dans sa conférence de 1924, publiée en 1926 sous le titre La Fin du Laissez faire [20], il explique ses positions pragmatiques en faveur de l’intervention de l’État. Ce texte aurait pu servir de point de départ au grand débat avec Hayek qui n’a jamais eu lieu en raison de la mort de Keynes en 1946. Dans un texte de 1925, « Suis-je un Libéral ? » [21], Keynes précise encore davantage sa position à l’égard du « nouveau » libéralisme. Il part d’une théorie non marxiste des étapes du développement économique, proposée par l’économiste américain institutionnaliste J. R. Commons (Institutional Economics, 1934) [22]. Celui-ci distingue trois stades du développement : 1) le stade de la rareté, 2) le stade de l’abondance et de l’individualisme, 3) le stade de la stabilisation et de la régulation, après les grandes crises du capitalisme.
Dans ce dernier stade, la réduction de la liberté individuelle est liée aux interventions gouvernementales, mais surtout à des interventions économiques à partir de l’action concertée secrète ou semi-ouverte, ou d’arbitrage des associations, corporations, syndicats et autres mouvements collectifs des patrons du commerce ou de l’industrie, des banques, mais aussi des syndicats de travailleurs, ouvriers et paysans. À ce stade, les libertés sont menacées par le fascisme et le bolchévisme. Le socialisme n’offre pas d’alternative parce qu’il raisonne comme si l’ère d’abondance existait toujours. L’avenir du « nouveau » libéralisme est de chercher à résoudre les immenses difficultés de cette ère de stabilisation, de contrôle et de régulation des forces économiques en vue de créer la justice et la stabilité sociale. Quant au parti travailliste, bien que « stupide » (« silly », dit Keynes), il devra être attelé au programme du libéralisme. Keynes, comme le « nouveau » libéralisme, soutient la compatibilité entre socialisme et libéralisme. Cependant, il rejette le socialisme comme remède économique aux maux du laissez faire parce qu’il défend des politiques économiques inefficaces, l’interférence avec les libertés individuelles, et qu’il se veut révolutionnaire, défendant une idéologie de classe et un anti-élitisme jugé absurde. Il reste le parti libéral, pourtant clairement incapable de renouvellement en 1925 en raison de ses divisions internes et de ses échecs électoraux. Les « jeunes libéraux », comme William Beveridge, ne reviendront au pouvoir qu’après la guerre, en 1944, avec un programme qui s’inspire des idées de Keynes. Mais « le parti libéral demeure le meilleur instrument de progrès – si seulement il avait une direction forte et un bon programme ».
Dans sa Théorie générale (1936), Keynes développe certes des conceptions assez différentes de celles du « nouveau » libéralisme. Il ajoute la stabilisation macroéconomique au programme libéral d’avant-guerre et lui donne la priorité. L’instabilité à court terme du capitalisme est pour lui un danger plus grand que l’injustice à long terme dans la distribution de la richesse et des revenus. Les plus grands maux économiques sont le risque, l’incertitude et l’ignorance. Le rôle de l’État est de les minimiser grâce à sa politique monétaire et d’investissements en grands travaux, équipements sociaux, etc. Keynes déplace le problème de la justice sociale de la microéconomie vers la macroéconomie. L’injustice devient un problème d’incertitude, la justice une affaire de prédictibilité contractuelle. Contrairement à ce que l’on pense généralement, la redistribution joue un rôle mineur dans sa philosophie sociale, comme une partie de la machinerie de la stabilisation macroéconomique, certainement pas comme un moyen vers une fin idéale. Son étatisme et surtout son élitisme le différencient des « nouveaux » libéraux d’avant-guerre qui valorisaient la démocratie comme une fin en soi, alors que Keynes souhaite plutôt un État gestionnaire et technocrate. Il ne faut pas oublier non plus la différence de style intellectuel entre le « nouveau » libéralisme d’Oxford, teinté d’hégélianisme, et les économistes de Cambridge qui ont été les maîtres de Keynes. À distance des nouveaux libéraux, Keynes en est resté malgré tout un compagnon de route.

Une nouvelle conception de la liberté et de l’État

De la liberté négative à la liberté positive
La première transformation accomplie par les libéraux réformateurs concerne la conception de la liberté libérale. Rappelons les termes du débat.
Pour le libéralisme classique, la liberté était essentiellement conçue comme le droit à un espace privé inviolable, comme la protection vis-à-vis des autorités abusives, que ce soit le pouvoir exercé par autrui, par le groupe et la société, la coercition de l’État et des lois ou l’autorité des églises. C’est ce qu’on a appelé la liberté négative ou défensive. Mais, pour le « nouveau » libéralisme, la liberté est également positive : c’est le pouvoir d’agir au mieux de ses intérêts ou de ses valeurs sans en être empêché par quiconque ou par quoi que ce soit, sauf si l’on nuit à autrui. C’est la conception qui était déjà défendue par Mill :
« Personne ne soutient que les actions doivent être aussi libres que les opinions […] Les actes de toute nature qui, sans cause justifiable, nuisent à autrui peuvent être contrôlés […] La liberté de l’individu doit être contenue dans cette limite : il ne doit pas nuire à autrui. Et dès qu’il s’abstient d’importuner les autres et qu’il se contente d’agir selon son inclination et son jugement dans ce qui ne concerne que lui […] il doit être libre de mettre son opinion en pratique à ses propres dépens » (De la liberté, 1861, p. 145-146).
T. H. Green reprend et développe cette distinction entre freedom from, liberté à l’égard des contraintes, et freedom to, liberté active, ou liberté-puissance. Une telle distinction est cruciale puisque les obstacles ne sont pas les mêmes dans les deux cas. Pour la première, l’obstacle se situe dans l’autorité arbitraire, politique ou religieuse et dans la contrainte. Pour la seconde, l’obstacle est l’absence des moyens d’agir et de réaliser les projets de vie de l’individu. On peut très bien vivre sous le règne des institutions de la liberté et souffrir d’un manque de liberté si l’on ne dispose pas des conditions sociales et économiques nécessaires au développement de son potentiel : éducation, santé, logement, salaire décent, etc. Les droits socio-économiques sont donc aussi importants que les libertés personnelles et politiques pour la liberté. C’est sur ce point que les débats avec le « nouveau » libéralisme vont faire rage pendant tout le XXe siècle. En effet, où se situe dorénavant la différence avec le socialisme ?
Le libéralisme classique avait toujours considéré que les institutions politiques (gouvernement représentatif, séparation des pouvoirs, contrepouvoirs, contrôles de constitutionnalité, décentralisation, etc.) étaient en première ligne pour protéger les droits et les libertés des individus. Pour le socialisme, au contraire, ces institutions ne peuvent pas jouer pas de rôle effectif puisque ce sont les conditions socio-économiques qui sont cruciales pour la « vraie » liberté. La justice sociale est pour le socialisme le seul moyen de l’épanouissement de l’individu et il ne peut y avoir de liberté sans les moyens de la liberté pour tous. Le « nouveau » libéralisme tente de combiner ces deux conceptions. Si l’on comprend les soi-disant droits « naturels » comme des allocations sociales et comme des moyens positifs d’agir, des pouvoirs, et non pas seulement des protections « passives », comme disait Benjamin Constant, la liberté individuelle n’est plus menacée par la justice sociale, elle en résulte, ce qui est un retournement complet des thèses libérales : « La liberté ne devient pas tant un droit de l’individu qu’une nécessité de la société » (Hobhouse, Liberalism, 1911).
Une nouvelle conception de l’État
En 1886, Woodrow Wilson, alors jeune professeur de sciences politiques à Princeton, admirateur de Hegel et de la conception allemande bismarckienne de l’État social, publie son livre L’État, qui argumente en faveur d’un plus grand pouvoir de l’exécutif au sein du gouvernement central. Ce livre, qui devient rapidement un classique des études en sciences politiques, marque un changement total dans l’attitude du libéralisme vis-à-vis de l’État qui, jusque-là, avait été perçu comme un péril pour les libertés individuelles.
Le livre Liberalism de Leonard T. Hobhouse, publié en 1911, représente en Angleterre la meilleure formulation de cette nouvelle approche. Il prône le rôle de l’État pour réguler la vie sociale et mettre en œuvre des réformes compatibles avec le respect de l’individu, une nouvelle citoyenneté qui inclut les nouveaux droits sociaux et qui se fonde sur la croyance dans l’harmonie possible entre liberté individuelle, efficacité économique et réformes sociales, espoir qui n’est pas sans éveiller de nombreux échos pour les libéraux comme les socialistes au début du XXIe siècle…
On peut dater de ce moment la révolution dans la conception de l’État qui substitue aux contrôles traditionnels des contre-pouvoirs, des checks and balances et de la Constitution, le nouvel État administratif, compétent, efficace et tout entier dévoué au bonheur de tous. Sous l’influence de ce « nouveau » libéralisme, un changement de paradigme s’opère et l’on passe de la théorie du gouvernement limité à celle de l’État au service de la société et du bonheur des citoyens. L’un des fondements du libéralisme classique s’écroule alors : la méfiance à l’égard des interventions de l’État.
Les missions nouvelles de l’État
Pour répondre à des crises, à des injustices d’un type et d’une ampleur nouveaux, le « nouveau » libéralisme appelle à l’intervention de l’État dans l’économie après la crise de 1929 et à accepter son rôle pour domestiquer les excès du capitalisme et du marché. Le champ d’action de l’État s’étend maintenant à toutes sortes de domaines qui étaient en dehors de sa juridiction. La tâche de l’État n’est plus seulement « négative » – protéger les individus contre les atteintes à leur liberté –, mais consiste à faire leur bonheur en stabilisant l’économie et en régulant le marché mondial.
Sont également acceptées les interventions dans la sphère privée et la société civile : la famille (politiques démographiques), la santé et l’éducation, le chômage, les entreprises et le monde du travail, le syndicalisme, etc. De menace, l’État devient un vecteur du Bien puisque son rôle est désormais de satisfaire les besoins de ses citoyens. Le welfare devient la responsabilité du gouvernement et non plus de la société civile, des associations privées religieuses ou laïques de charité et de solidarité.
Des moyens nouveaux : l’État administratif
Cette nouvelle conception de l’État justifie l’existence de nouveaux moyens d’action pour l’État administratif, c’est-à-dire le développement d’agences d’experts non élus pour résoudre les problèmes sociaux et économiques. Elle justifie l’abandon du principe fondateur, pour Locke et Montesquieu, de la séparation des pouvoirs puisque le pouvoir administratif devient de plus en plus autonome, un « quatrième pouvoir » sans véritable contrôle. Il dépend seulement indirectement de l’exécutif et il n’est pas responsable devant les citoyens puisque les parlements n’ont plus aucun droit de regard dès qu’une agence administrative est créée. C’est ce point qui est probablement le plus problématique dans le « nouveau » libéralisme. En effet, comme la séparation des pouvoirs est un obstacle à l’efficacité des gouvernements dans leur action sociale, on assiste à l’abandon de la doctrine libérale de la non-délégation des pouvoirs qui permet l’apparition d’agences administratives indépendantes (National Health Service en Angleterre, Sécurité Sociale en France, Security and Exchanges Commission aux États-Unis pour la régulation des marchés financiers, d’autres agences similaires pour contrôler les médias, le commerce, la sécurité intérieure). Il s’agit de pouvoirs non élus et placés sous le contrôle de l’exécutif, sans que les parlementaires puissent les évaluer, sauf en cas de crise. L’accroissement de la taille et de l’influence des bureaucraties d’État non responsables devant les citoyens s’effectue parallèlement à l’augmentation de la bureaucratie dans les gigantesques consortiums multinationaux. Comme l’avait déjà vu Max Weber au début du siècle, la bureaucratie devient la menace la plus sérieuse à l’égard des libertés individuelles [23]. Pour cette raison, le libéralisme a été associé aux États-Unis et en Angleterre au big government et c’est l’un des thèmes sur lesquels, depuis l’administration Reagan, les républicains ont fait campagne contre les idées libérales.

Conclusion

« Le fait que le libéralisme accorde une réelle valeur à l’expérience a entraîné une réévaluation continuelle des idées d’individualité et de liberté, lesquelles idées sont étroitement dépendantes des changements affectant les relations sociales » (John Dewey, « The Future of Liberalism », in Later Works, 1935).
Ce qui frappe dans cet épisode du « nouveau » libéralisme, c’est l’étonnante capacité de réinvention du libéralisme en fonction des transformations sociales, point sur lequel Dewey insiste dans cette citation. L’explication en est certainement que, par rapport aux idéologies concurrentes, socialisme ou conservatisme, le libéralisme est beaucoup moins rigide et doctrinal et que sa « tolérance structurale » et sa « flexibilité diachronique », pour reprendre les termes des brillantes analyses de Michael Freeden, sont remarquables. Malgré ces transformations, en effet, la structure conceptuelle du libéralisme est restée la même. Nous retrouvons dans le « nouveau » libéralisme tous les concepts-clés de souveraineté de l’individu, de liberté des Modernes, de l’État de droit. Mais cette structure a été modifiée parce que la relation entre ses concepts-clés et ses concepts adjacents et périphériques s’est transformée. En particulier, ses concepts adjacents de démocratie, d’égalité, d’État et de bien commun ont influencé en profondeur ses concepts-clés. En définitive, ses valeurs de base –liberté individuelle, esprit d’entreprise, tolérance, refus du système et du dogmatisme, capacité d’autocritique – inspirent un style, une forme intellectuelle qui lui sont spécifiques et qui donnent à sa famille de concepts beaucoup plus de flexibilité et d’ouverture que dans d’autres idéologies. La maison « libéralisme » a certainement ses portes et ses fenêtres plus largement ouvertes sur le monde qu’aucune autre.
En effet, que voudrait dire la doctrine de la liberté si ce projet était compatible avec le dogmatisme et l’esprit de système généralement attribués aux idéologies politiques ? Par définition, le libéralisme ne peut inspirer des doctrines dogmatiques et sectaires. C’est pourquoi, par exemple, le néolibéralisme de Milton Friedman, repris par les gouvernements Thatcher et Reagan, est difficilement intégrable dans le camp libéral car il bascule très vite dans le conservatisme par la forme de son argumentation, souvent sectaire et dogmatique, tout autant que par le contenu de ses idées. Au contraire, en appliquant la tolérance à la philosophie elle-même, pour reprendre la formule de John Rawls (Libéralisme politique, p. 34) le libéralisme contemporain se manifeste dans des constellations d’idées et de valeurs qui, si elles contiennent un noyau dur, sont toujours susceptibles de réorganisations différentes comme celles accomplies par John Stuart Mill ou tous les auteurs du « nouveau » libéralisme que nous avons mentionnés.
On pourra certes objecter que l’éclectisme n’est pas une bonne formule politiquement et qu’intellectuellement c’est en général un signe de faiblesse. En réalité, c’est pour une idéologie politique une force qui lui permet de se rénover, de s’adapter aux circonstances nouvelles de manière remarquable et de permettre la coopération politique entre des forces sociales opposées. Mais ce qui est possible pour un courant intellectuel l’est sans doute beaucoup moins pour un parti politique. C’est pourquoi le rayonnement du « nouveau » libéralisme a plus été celui d’un mouvement intellectuel que d’un programme de parti. Il n’en demeure pas moins que la capacité de transformation, de réinvention et d’adaptation est inscrite dans la nature même du libéralisme, dans sa conscience de soi en tant que doctrine de la liberté humaine en train de s’accomplir.

Aller plus loin

Références bibliographiques
- Michael Freeden, The New Liberalism, Oxford, Clarendon Press, 1978 ; Liberalism Divided, Oxford, Clarendon Press, 1986 ; Ideologies and Political Theory, Oxford, Oxford University Press, 1996.
- le numéro spécial de la revue Social Philosophy and Policy : Liberalism, Old and New, vol. 24, n° 1, hiver, 2007.
- James T. Kloppenberg, Uncertain Victory. Social Democracy and Progressivism in European and American Thought, 1870-1920, Oxford, Oxford University Press, 1986.
- Richard Bellamy, Liberalism and Modern Society, Cambridge, Polity Press, 1992.
- Gilles Dostaler, Keynes et ses combats, Paris, Albin Michel, 2009 (1re éd. : 2005).
- sur le socialisme libéral, voir Serge Audier, Le Socialisme libéral, Paris, La Découverte, 2006, et Monique Canto-Sperber et Nadia Urbinati (dir.), Le Socialisme libéral. Une anthologie, Paris, Esprit, 2003.
- John Rawls, Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995 (éd. originale : 1993), traduit de l’américain par Catherine Audard.



 Le « nouveau » libéralisme », La Vie des idées , 29 avril 2009. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Le-nouveau-liberalisme.html  

juillet 12, 2015

Karl Marx et le "libéralisme" des socialopithèques

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

Ce sont les vacances et pourquoi pas s'interroger  sur des idées autres des nôtres; Ici Karl Marx en son temps nous expose de manière concise ce qu'il entend par "socialisme" pourvoyeur de libertés. Comment nos socialopithèques de tous les bords auraient dérogé à tous ses préceptes. 
Absolument à lire, des éléments très intéressants paraissent utiles à la réflexion,  aux débats entre libéraux, merci .

Sommaire:

A) Karl Marx était un libéral - Zaki LAIDI - Libération

B) Socialisme, libéralisme et égalité - Pierre MOSCOVICI - Libération

C) Analyse libérale de Karl Marx - par Pierre Rondeau (son site)

D) Marx et la critique du libéralisme - laurence hansen-love - Overblog

E) Marxisme de Wikiberal pour information et Karl Marx

F) Les racines libérales classiques de la doctrine marxiste des classes - Stéphane Couvreur/Ralph Raico - Institut Coppet
 
G) MARX LE DERNIER DES LIBERAUX ? - Bernard Paranque (Euromed Management)1

H) Libre-échange : Frédéric Bastiat VS Karl Marx - par Francis Richard dans Poing de vue




A) Karl Marx était un libéral 

Le libéralisme ne se résume ni en une phrase ni en un corpus canonique et homogène. Mais le point de ralliement du libéralisme c'est l'aspiration forte à l'émancipation de l'individu face aux tutelles de la famille, de l'Eglise ou de l'Etat. Or, selon l'époque et les situations, le sens donné à cette émancipation a changé, d'où les inévitables confusions ou anachronismes. Marx, comme le rappelle Pierre Manent, était libéral car il voyait dans la lutte des classes le moteur de l'autonomie du social face à un Etat au service des classes possédantes. Même la propriété publique des moyens de production a longtemps été combattue à gauche, de crainte de compromettre la classe ouvrière avec l'Etat bourgeois. L'identification absolue et théologique de la gauche à l'Etat a atteint son paroxysme en France dans les années 90, quand la défense de l'Etat s'est identifiée à la défense des statuts des fonctionnaires de l'Etat. D'où la conversion de la gauche radicale à la défense inconditionnelle de l'Etat et l'abandon de la thématique de l'Etat bourgeois. L'Etat devient alors le rempart contre le marché.

Ceci étant, la synthèse entre socialisme et libéralisme a été historiquement très limitée car elle a buté sur l'articulation entre libéralisme culturel d'une part, et libéralisme économique de l'autre. Il y a bien sûr eu ici ou là des tentatives de synthèse idéologique, mais elles sont restées toujours modestes. Avec le libéralisme culturel, la gauche a entretenu une relation assez forte, surtout après Mai 68. C'est au travers de l'émancipation culturelle des individus face aux codes moraux de l'autorité familiale et religieuse que la gauche non communiste des années 70 s'est développée. C'est aussi à gauche qu'est née la revendication pour la parité homme-femme ou la lutte contre les discriminations sexuelles. Mais à mesure que la gauche se montrait culturellement libérale, elle se construisait une identité antilibérale sur le plan économique, le néolibéralisme étant alors assimilé à la dérégulation et à la marchandisation. Le problème est que cette dichotomie entre libéralisme culturel et libéralisme économique devient de plus en plus difficile à maintenir, car l'appropriation collective des moyens de production n'est plus au coeur du projet de la gauche. De surcroît, les logiques d'individualisation des préférences et des choix coïncident aussi avec l'avènement d'une réalité socio-économique où l'individualisation des tâches et des métiers, ainsi que la flexibilité du travail, deviennent prépondérantes. C'est cette fluidité entre libéralisme économique et libéralisme culturel qui contraint la gauche à repenser son rapport au libéralisme. Or, c'est cette nouvelle donne que la gauche ne sait plus gérer. De ce point de vue, le fait que le maire de Paris se fasse l'avocat d'une synthèse politique entre socialisme et libéralisme n'est pas un hasard. Il mesure que les demandes sociales sont complexes, multiples et individualisées. Et que, face à cela, le socialisme à la Robin des Bois véhiculé par la LCR est inopérant, même si la redistribution jouera un rôle essentiel et continuera à diviser la droite et la gauche. A partir de là, quels sont les axes autour desquels la gauche peut continuer à être prioritairement au service des plus vulnérables et non pas apparaître comme le premier syndicat des fonctionnaires ?

Etre libéral et seulement libéral, c'est créer des parcours sans se soucier des conditions concrètes de réalisation de ces parcours. Etre social et libéral, c'est accompagner les parcours de garanties crédibles. Remplacer le parcours par le statut, ce n'est pas seulement remplacer un mot par un autre, troquer de la garantie contre de la précarité. C'est prendre en compte la diversité des individus, la diversité des tâches, leur constante évolution. Or, si le système étatique est en crise profonde de confiance et de légitimité, c'est précisément parce que la garantie statutaire ne suffit plus aux individus. Ceci d'autant plus que l'Etat est probablement un des plus mauvais gestionnaires de ressources humaines. La deuxième convergence entre socialisme et libéralisme passe par l'abandon de la dichotomie dépassée entre l'Etat et le marché. Voir dans l'Etat le représentant du seul bien public et dans le marché son ennemi ne correspond plus à la réalité du monde. L'Etat peut défendre des intérêts catégoriels contraires au bien public. De la même manière que le marché peut créer du bien public dès lors qu'il est encadré par des règles strictes. Le succès spectaculaire du Vélib illustre bien le mariage entre un quasi-bien public - le vélo - et un acteur privé. Or, pour dépasser cette contradiction, il faut à tout prix que la gauche s'approprie la logique de la concurrence et de la compétition qui sont des instruments puissants de lutte contre les rentes. Les lois Royer, Galland et Raffarin ont cherché à protéger le petit commerce contre les grandes surfaces. La réalité est qu'elles ont renforcé la cartellisation sans précédent de la grande distribution, faisant de la France un des pays d'Europe où les baisses sont très rarement répercutées. Qui peut donc nier que plus de concurrence réduira les prix en ouvrant davantage le marché ? Etre favorable au marché, ce n'est pas troquer plus d'efficacité contre plus de justice sociale. C'est, au contraire, éviter la construction de rentes de situation qui profitent à ceux qui sont en place au détriment de ceux qui cherchent à y entrer. C'est pourquoi, partout où les individus se trouvent dans des conditions de départ à peu près identiques, les valeurs de compétition et de concurrence doivent devenir des valeurs de gauche.

Dès que l'on sort des caricatures et des simplifications, il existe d'indéniables possibilités de synthèse entre la gauche et le libéralisme, tout en sachant qu'elle ne sera jamais facile. Mais en définitive, le problème n'est peut-être pas là. Il est entre une synthèse pensée et revendiquée, et une autre qui serait pratiquée dans la clandestinité sans être jamais assumée.

LAIDI ZakiZaki Laïdi directeur de recherche au Centre d'études européennes -Sciences Po.




B) Socialisme, libéralisme et égalité

La tournure que prend la phase préparatoire du prochain congrès du PS ne laisse rien augurer de bon quant à la qualité du débat d'idées que les militants, mais aussi la gauche française, sont en droit d'attendre des socialistes. Le dernier épisode en date, opposant de manière un peu artificielle deux responsables qui ont l'un et l'autre bien perçu les enjeux du socialisme de demain, l'illustre jusqu'à la caricature. Du livre que Bertrand Delanoë vient de publier, on a surtout retenu la déclaration par laquelle l'auteur s'affirme socialiste et libéral. Ce n'était, à vrai dire, pas son apport principal. Quelques heures cette annonce, Ségolène Royal affirmait sur Canal + qu'elle voyait une contradiction dans les termes, et que l'on ne pouvait, selon elle, être à la fois socialiste et libéral. Le propos ne pouvait que surprendre, venant d'une ex-candidate à l'élection présidentielle qui avait su dans sa campagne briser quelques tabous et qui, dans son livre Maintenant, affirmait : «Nous, socialistes, nous sommes des libéraux au sens du libéralisme politique originel»; opinion répétée par elle il y a deux mois dans le Point. Comme il semble exclu que Ségolène Royal ait depuis lors changé d'avis sur le sujet, tout pousse à voir dans cette réaction une simple posture, visant à faire apparaître son rival comme le fourrier de la droitisation du parti et à se présenter elle-même comme la gardienne du socialisme authentique. Le libéralisme mérite, dans nos rangs, une vraie réflexion, non un échange de slogans.

Car c'est une banalité de rappeler que les socialistes sont attachés aux libertés politiques. Elles sont même inscrites dans leur code génétique. Reste la question du libéralisme économique. Qu'on le veuille ou non, cette notion recouvre depuis longtemps, dans le vocabulaire politique français, une acception bien précise. Les libéraux français prônent une vision thatchérienne de l'économie, dans laquelle le rôle de l'Etat se verrait confiné aux grandes fonctions régaliennes que sont l'armée, la justice et la police, quand tout le reste serait confié aux marchés. Or ce courant de pensée, hier incarné par Alain Madelin, est aujourd'hui pratiquement inexistant dans la vie politique française. Même Nicolas Sarkozy, qui se prétend libéral, est en réalité l'archétype du bonapartiste conservateur qui, par la politique qu'il met en oeuvre, encourage la rente. Les choix qu'il a opérés depuis un an, notamment le bouclier fiscal, qui cache la suppression déguisée de l'ISF pour les très gros patrimoines, et la généralisation de l'exonération des droits de succession, favorisent la reproduction des inégalités de richesses, génération après génération, et excluent que le mérite et le travail puissent menacer les positions acquises. Dans le même temps, la suppression des postes dans l'éducation nationale, qui touche les banlieues plus durement que d'autres parties du territoire national, prive les élèves des quartiers de toute chance sérieuse de voir l'école jouer le rôle d'ascenseur social.

Les socialistes doivent démontrer au pays qu'ils sont le parti qui garantit le mieux l'égalité réelle. Mais nous ne saurions le faire en nous affirmant libéraux, au risque de désorienter notre électorat et d'offrir des arguments à ceux qui sont toujours prompts à décrire en nous les sociaux traîtres. D'autant plus que, dans les faits, nous sommes moins intéressés par les libertés formelles que par le moyen de leur donner un contenu réel, dans la grande tradition du clivage - utile celui-ci - qui oppose historiquement conservateurs et progressistes. Tous ceux qui attendent une société moins dure, qui espèrent une amélioration de leurs conditions de vie, se détourneraient de nous si, dans nos discours et nos débats, le libéralisme venait à prendre le pas sur la justice sociale et sur l'égalité.

Si le congrès de Reims devait se résumer au choix entre un libéralisme aux contours imprécis et un socialisme dont le contenu serait fixé à l'issue d'une consultation participative, nous n'aurions pas beaucoup avancé dans la conception de l'alternative politique qu'une opposition digne de ce nom se doit d'offrir au pays. C'est pourtant l'objet du congrès, si nous savons éviter les faux débats, prétextes à des affrontements de personnes, et au contraire nous caler, avec intelligence, sur le calendrier électoral, en répondant à une question fondamentale : qu'est-ce qu'être socialiste, en France, au XXIe siècle ?

  Pierre MOSCOVICI ( 2008-député PS du Doubs)




C) Analyse libérale de Karl Marx 

L’économie de Marx a traversé les âges et constitue aujourd’hui, en cette période de crise et d’incertitude, un excellent angle d’analyse et un vecteur de solutions futures. A travers les thématiques aussi puissantes et d’actualités que la baisse tendancielle du taux de profit, de la crise du capitalisme, de la lutte des classes et de la révolution prolétarienne, le vocabulaire marxiste a traversé les âges et conserve une modernité à toute épreuve.

De nombreux intellectuels, militants, citoyens se sensibilisent aux thèses de Marx et en appellent à une application directe, à une relecture précise et scientifique, sans répéter les erreurs du passé qui ont pu conduire à des régimes totalitaires et fascistes. Il faut revenir à l’œuvre ancestrale de Karl Marx, sans préjugé, sans jugement de valeur et en respectant précisément ses injonctions.
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Comme une économie keynésienne qui aurait fui les directives de John Maynard Keynes ou une économie libérale avec intervention publique, l’économie marxiste et néo-marxiste semblent rejeter les écrits de Karl Marx pour imposer une vision postmoderniste d’inspiration hétérodoxe sensiblement différente à ce que nous pouvons trouver dans l’œuvre du philosophe Allemand. Il convient de rétablir la vérité et de remettre à niveau la doxa marxiste : une économie d’inspiration libérale et classique, faisant du marché le meilleur moyen de rétablir l’équilibre à partir de l’ordre spontané, tout en luttant contre la hiérarchie sociale historique du bourgeois contre le prolétaire, vecteur d’inégalités et d’instabilités chroniques. Le meilleur moyen de mettre à mal cette structure est bien évidemment la révolution, que Marx appelle de toutes ses forces.
 
UNE ÉCONOMIE D’OBÉDIENCE CLASSIQUE
A l’origine, Karl Marx est philosophe et sociologue. Après avoir constaté la terrible misère sociale qui sévit en Europe au XIX° siècle, il en vient à s’intéresser à l’économie et plus précisément à l’économie politique d’Adam Smith et de David Ricardo, les représentants de l’école Classique. En rejetant les termes énoncés, contre le système capitaliste, contre le marché, Marx reste pourtant d’obédience classique, puisqu’il réutilise l’argumentaire et l’analyse de cette école. Alors que Keynes, en 1936, avait réalisé une révolution épistémologique en fondant une nouvelle forme d’étude économique, Marx réemploie les concepts classiques pour les critiquer. Cependant ces conclusions sont sensiblement les mêmes que Smith ou Ricardo.

Pour justifier les inégalités et la hausse de la pauvreté à son époque, Marx montre le caractère éhonté de l’exploitation, réalisé à travers le marché, à travers un mensonge pervers, faisant croire, par le statut de salarié, que le prolétaire jouît des fruits de son travail sans vol préétabli du bourgeois. En effet, dans la société capitaliste que Marx dénonce, le propriétaire des moyens de production profite de l’obligation de rémunération pour payer le travailleur moins de ce qu’il rapporte, il y a vol du travail.

En faisant confiance au marché pour déterminer le salaire d’équilibre, les prolétaires sont bafoués dans leur tâche puisqu’ils se retrouvent en concurrence face à un demandeur de travail en supériorité historique et symbolique. Comme le bourgeois possède les moyens de production, il peut décider d’embaucher ou non, donc de tirer les salaires vers le bas ou non, selon son bon vouloir. C’est ici que le bât blesse : l’ordre spontané du marché, un système capable de se réajuster automatiquement, n’a pas intégré la hiérarchie historique précédant le monde capitaliste.

La philosophie de Smith et de Ricardo, la pensée classique a fait du monde un univers où les Hommes sont égaux et échangent des biens et des services naturellement jusqu’à la mise en place d’un équilibre. « La main invisible » joue son rôle de droit et aboutit à un bien-être collectif total. Or, Marx aborde cette question sous l’angle du sociologue, rien n’a été fait pour mettre à mal la structure historique des bourgeois contre les prolétaires. Un marché ne peut s’équilibrer efficacement et tendre vers un équilibre plein, garantissant la meilleure redistribution possible et la meilleure rémunération possible si un des acteurs a une supériorité sur les autres, si la demande de travail qui émane des producteurs est supérieure à l’offre de travail, les prolétaires.
 
LE RÔLE DU MARCHÉ
Pour garantir l’efficience symbolique du marché, il faut ce qu’on appelle « l’atomicité des acteurs », aucun individu n’a un rôle particulier pour fixer délibérément un prix pour son propre bénéfice. Un marché parfait, sans interférence extérieur, devrait aboutir à un réajustement automatique. Pour Marx, le problème de la société capitaliste, du système marchand est cette perfide hiérarchie et il en appelle alors à la révolution sociale et prolétarienne. Il faut que les travailleurs puissent s’approprier les moyens de production et produire « chacun selon ses besoins ».

Dans le fond des choses, Karl Marx n’est pas un opposant au marché, il s’oppose aux défaillances historiques du capitalisme qui a rendu officiel l’exploitation des travailleurs et le vol de la création de richesse par le bourgeois. C’est par la remise à niveau de la structure que la société pourra se développer socialement, par une appropriation des moyens de production et une suppression de la société de castes. A terme, c’est une instauration de la société socialiste que prône Marx, caractérisé par la disparition de la production capitaliste, mais pas une disparition des mécanismes du marché.

La seule régulation possible entre les agents doit passer par un échange marchand. Dans sa citation « à chacun selon ses besoins », la décision de production ne peut pas passer par un ordre local provenant d’un individu désirant quelque chose en particulier. Marx n’en appelle pas à la suppression de la monnaie, il a même fondé une théorie de la valeur où le prix gravite autour de la valeur d’usage et la valeur d’échange. Le marché est capable de garantir un ordre spontané sans intervention supérieur, sans hiérarchie historique. Il n’appelle pas à la révolution prolétarienne pour inverser l’ordre entre le bourgeois et le prolétaire, il en appelle à la suppression des classes sociales pour que chacun puisse vivre dans une société marchande sans contrainte et sans inégalité.
 
IL FAUT RÉTABLIR LA VÉRITÉ
D’ailleurs, même les économistes classiques, dont Karl Marx fait partie, et néo-classique en appellent à une suppression des hiérarchies et à la mise en place d’une société sans ordre où règne la complète et totale liberté. Même Léon Walras soutenait la suppression de l’héritage pour éviter que se perpétue les inégalités et les classes hiérarchisés. Si les individus voulaient réussir, ils en avaient la liberté. Même un sociologue comme Pierre Bourdieu, sensiblement proche de Marx dans un analyse de la société française séparée entre les classes aisées et les classes populaires, considérait qu’en prenant les bonnes décisions publiques, on devait aboutir à une société sans clivage où chacun pourrait réussir sans contrainte héritée.

Ainsi Karl Marx n’est pas un opposant au marché, il s’oppose à la société capitaliste telle qu’elle est faite, telle qu’elle s’est bâtie. Il fait confiance à la capacité du marché à se réajuster seulement s’il respecte une stricte égalité entre les acteurs. Il convient donc de lutter contre la hiérarchie historique et s’opposer aux inégalités consubstantielles au capitalisme moderne.






 D) Marx et la critique du libéralisme

Pour Marx, le capitalisme ne se définit pas tant par la domination des bourgeois sur les travailleurs, que par la domination du système des objets sur la communauté des vivants. Les individus sont constamment mobilisés par le système, et ils confondent cette mobilité imposée avec la liberté.

Telle est l'illusion libérale: elle présente la soumission des hommes au système économique et à ses impératifs comme l'accomplissement de leur humanité.  Pour Marx , au contraire, la libération réelle implique l'émancipation des individus vois à vis de la force des choses.


laurence hansen-love

Professeur de philosophie, à Paris. Directrice de collection chez Belin et chez Hatier et animatrice de www.cinechronique.comCo-auteur de : Philosophie,anthologie (Belin) et Philosophie de A à Z (Hatier). Auteur de : "Cours particulier de philosophie" et "La philosophie comme un roman" (Hermann)
"Ce ne sont pas les individus qui sont posés comme libres dans la libre concurrence, seul le capital est posé comme libre. Aussi longtemps que la production procédant du capital est la forme nécessaire et par suite la plus appropriée au développement de la force productive sociale, le mouvement des individus à l'intérieur des pures conditions du capital apparaît comme leur liberté, une liberté affirmée dogmatiquement comme telle par une réflexion constante sur les barrières renversées par la libre concurrence. La libre concurrence est le développement réel du capital. À travers elles sont posées comme nécessité extérieure au capital individuel ce qui correspond à la nature du capital, au mode de production fondé sur le capital, ce qui correspond au concept du capital. [ ... ) D'où l'absurdité de considérer la libre concurrence comme l'ultime développement de la liberté humaine, et la négation de la libre concurrence comme la négation de la liberté individuelle et de la production sociale fondée sur la liberté individuelle. Ce n'est là que le libre développement d'un fondement borné - la domination du capital. Ce type de liberté individuelle est par conséquent en même temps l'abolition la plus complète de toute liberté individuelle et le complet assujettissement de l'individualité aux conditions sociales, qui prennent la forme de puissances chosiques, et même de choses toutes puissantes - de choses indépendantes des individus eux-mêmes".

Karl Marx
 Fondements d'une critique des politiques économiques (1857-1858) 

Marx et la critique du libéralisme



E) Marxisme de Wikiberal pour information et Karl Marx

Karl Marx





F) Les racines libérales classiques de la doctrine marxiste des classes
  

Peu d’idées sont aussi étroitement associées au marxisme que les notions de classes et de lutte des classes. Il est par exemple impossible d’imaginer ce que la philosophie marxiste de l’histoire ou la théorie révolutionnaire marxiste seraient en leur absence. Pourtant, comme beaucoup d’autres concepts du marxisme, ceux-ci restent ambigus et contradictoires[1]. Ainsi, alors que la doctrine marxiste enracine soi-disant les classes au sein du processus de production, le Manifeste du parti communiste affirme dans ses premières lignes célèbres :
L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, bref oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une lutte ininterrompue…[2]
À l’examen, ces paires opposées se révèlent, pour tout ou partie, des catégories non pas économiques, mais juridiques[3].
Ni Marx ni Engels n’ont jamais résolu les contradictions et les ambiguïtés de leur théorie dans ce domaine. Le dernier chapitre du troisième et dernier volume du Capital, publié à titre posthume en 1894, est intitulé « Classes[4] ». Marx y déclare : « La première question qui se pose est la suivante : Qu’est-ce qui constitue une classe ? » « A première vue, » cela semble être « l’identité des revenus et des sources de revenu. » Cependant, cela ne satisfait pas Marx, car « à partir de ce point de vue, les médecins et les fonctionnaires, par exemple, constitueraient également deux classes… » Des classes distinctes résulteraient également de
la fragmentation infinie d’intérêt (sic) et de rang qui résulte de la division du travail social entre ouvriers, capitalistes et propriétaires – ces derniers, par exemple, en propriétaires de vignobles, propriétaires agricoles, propriétaires de forêts, propriétaires de mines et propriétaires de pêcheries.
À ce stade, Engels note : « Le manuscrit s’interrompt ici. » Ce n’était cependant pas à cause de la disparition prématurée de Marx. Le chapitre remonte à un premier projet rédigé par Marx entre 1863 et 1867, soit entre seize et vingt ans avant sa mort[5]. L’explication d’Engels est que « Marx avait coutume de laisser de telles notes de conclusion jusqu’à l’édition finale, juste avant de passer sous presse, quand les derniers développements historiques lui fourniraient à coup sûr la preuve de l’actualité et du mérite de ses propositions théoriques[6]. » Cette explication eut été plus convaincante si, dans l’intervalle avant sa mort, Marx avait par ailleurs donné une définition des classes à la fois claire et cohérente avec le reste de sa théorie.
Mais quels que soient les défauts des concepts marxistes de classes et des conflits entre elles, il reste que le marxisme est si étroitement associé à ces idées que l’on perd souvent de vue un fait important : non seulement la notion de lutte de classe était déjà un lieu commun plusieurs décennies avant que Marx commence à écrire, mais cela avait donné naissance à une théorie tout à fait différente de la lutte des classes, qui joua un rôle dans la généalogie des idées de Marx.

Le marxisme et la doctrine libérale classique
Adolphe Blanqui était le protégé de Jean-Baptiste Say, et il lui succéda à la chaire d’économie politique du Conservatoire des Arts et Métiers. Dans ce qui est probablement la première histoire de la pensée économique, publiée en 1837, Blanqui écrivait :
Dans toutes les révolutions, il n’y a jamais eu que deux partis en présence : celui des gens qui veulent vivre de leur travail et celui des gens qui veulent vivre du travail d’autrui. On ne se dispute le pouvoir et les honneurs que pour se reposer dans cette région de béatitude, où le parti vaincu ne laisse jamais dormir tranquillement les vainqueurs. Patriciens et plébéiens, esclaves et affranchis, guelfes et gibelins, roses rouges et roses blanches, cavaliers et têtes rondes, libéraux et serviles, ne sont que des variétés de la même espèce[7].
Blanqui précise aussitôt ce qu’il considère comme le principal enjeu de ces luttes sociales :
Ainsi, dans un pays, c’est par l’impôt qu’on arrache au travailleur, sous prétexte du bien de l’État, le fruit de ses sueurs ; dans un autre, c’est par les privilèges, en déclarant le travail objet de concession royale, et en faisant payer cher le droit de s’y livrer. Le même abus se reproduit sous des formes plus indirectes, mais non moins oppressives, lorsque, par le moyen des douanes, l’État partage avec les industries privilégiées les bénéfices des taxes imposées à toutes celles qui ne le sont pas[8].
Blanqui n’était pas à l’origine de cette analyse libérale de la lutte des classes ; pour autant, il s’est appuyé sur une perspective qui était répandue dans les cercles libéraux des premières décennies du XIXème siècle. De ces idées préexistantes, Marx et Engels connaissaient au moins certaines variantes. Dans une lettre écrite en 1852 à son disciple Joseph Weydemeyer, le premier représentant du marxisme aux États-Unis[9], Marx affirme :
Aucun mérite ne me revient pour la découverte de l’existence des classes dans la société moderne, ni de la lutte qui les oppose. Bien avant moi, des historiens bourgeois avaient décrit le développement historique de cette lutte des classes, ainsi que l’anatomie économique des classes[10].
Les deux « historiens bourgeois » les plus importants qu’il nomme sont les Français François Guizot et Augustin Thierry[11] ; deux ans plus tard, Marx qualifie Thierry de « père de la lutte des classes dans l’historiographie française[12]. »
Ce caractère « bourgeois » de l’héritage de la théorie marxiste fut librement concédé par les premiers disciples de Marx. Vers la fin de sa vie, Engels suggéra que les individus comptent si peu dans l’histoire, par rapport aux grandes forces sociales sous-jacentes, que même en l’absence de Marx lui-même, le concept de « matérialisme historique » aurait été découvert par d’autres ; il en veut pour preuve que « Thierry, Mignet, Guizot et tous les historiens anglais jusqu’en 1850 » le recherchaient ardemment[13]. Franz Mehring, Plekhanov et d’autres chercheurs du marxisme de la période de la Deuxième Internationale ont souligné les racines de la doctrine marxiste de la lutte des classes dans l’historiographie libérale de la restauration française[14]. Lénine, lui aussi, reconnaissait à  la « bourgeoisie », et non à Marx, d’avoir été à l’origine de la théorie de la lutte des classes[15].

Les origines de l’industrialisme
Parmi les historiens français cités, seul Augustin Thierry avait fouillé profondément le sujet et avait, en effet, participé à l’élaboration d’une analyse libérale  radicale et cohérente des classes et de la lutte des classe. Le but de cet article est d’esquisser le contexte et le contenu de cette analyse originale et de discuter de divers points qu’elle soulève. On se demandera également si elle s’avère supérieure au marxisme comme instrument d’interprétation de l’histoire sociale et politique.
La théorie libérale de la lutte de classes a émergé sous une forme policée en France, pendant la période de la Restauration, suite à la défaite définitive de Napoléon et son exil. De 1817 à 1819, deux jeunes intellectuels libéraux, Charles Comte et Charles Dunoyer, éditaient le journal « Le Censeur Européen » ; à partir du second numéro, Augustin Thierry collabora étroitement avec eux. Le Censeur Européen élabora et diffusa une version radicale du libéralisme, une version qui continua d’influencer la pensée libérale à l’époque de Herbert Spencer et au-delà. Il peut être considéré comme un noyau constitutif – et donc un des éléments de définition historiques – du libéralisme authentique[16]. En ce sens, il importe de se demander quelle vision du monde entretenait le Censeur Européen, pour préciser la forme et le contenu de l’idée originelle de « libéralisme ». En outre, via Henri de Saint-Simon, ses disciples, et par d’autres voies, il eut également une influence sur les idées socialistes. Comte et Dunoyer appelaient « industrialisme[17] » leur doctrine.
L’industrialisme a plusieurs sources principales. En premier lieu, Antoine Destutt de Tracy, le dernier et plus célèbre « Idéologue » de l’école libérale française, dont son ami Thomas Jefferson traduisit et publia son Traité d’économie politique aux États-Unis avant sa publication en France[18]. La définition de la société par Tracy était cruciale :
La société est purement et uniquement une série continuelle d’échanges ; elle n’est jamais autre chose dans aucune époque de sa durée, depuis son commencement le plus informe jusqu’à sa plus grande perfection ; et c’est là le plus grand éloge qu’on en puisse faire, car l’échange est une transaction admirable dans laquelle les deux contractants gagnent toujours tous deux : par conséquent la société est une suite non interrompue d’avantages sans cesse renaissants pour tous ses membres[19].
La position de Tracy était que « le commerce est toute la société… Il est un attribut de l’homme … Il est la source de tout bien humain…[20] » Pour Tracy, selon les mots d’un élève de sa pensée, le commerce était une « panacée », « la force civilisatrice, rationalisatrice et pacificatrice du monde[21]. »
Comte, Dunoyer, Augustin Thierry et son frère Amédée furent souvent invités au salon de Tracy de la rue d’Anjou, un centre de la vie sociale libérale à Paris. Ici les jeunes intellectuels libéraux se mêlaient à Stendhal, Benjamin Constant, Lafayette, et d’autres[22].
L’œuvre de Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation, parue en 1813, est une autre source majeure de la pensée industrialiste. Dunoyer accorde à Constant d’être le premier à établir une nette distinction entre la civilisation ancienne et moderne, posant ainsi la question de l’objectif distinctif de la civilisation moderne, et de la forme d’organisation appropriée à cette fin[23]. L’auteur réactionnaire Montlosier fut à l’origine de l’idée selon laquelle la conquête joue un rôle important dans la prééminence sociale de la noblesse sur les roturiers. La réaction des libéraux contre le militarisme et le despotisme de la période napoléonienne a également joué un rôle[24].

Le rôle de Jean-Baptiste Say
Il ne fait guère de doute, cependant, que la principale influence de l’industrialisme fut le Traité de l’économie politique de Jean-Baptiste Say, dont la deuxième édition parut en 1814 et la troisième en 1817[25]. Comte et Dunoyer ont probablement établi une relation personnelle avec Say pendant les Cent-Jours, au printemps de 1815. Avec Thierry, ils étaient des habitués du salon de Say[26]. (Comte devint plus tard le gendre de Say.) La troisième édition du Traité de Say se vit accorder une recension de plus de 120 pages en deux parties dans le Censeur Européen[27].
Say avançait que la richesse est faite de ce qui a de la valeur, et que la valeur est basée sur l’utilité.
Toutes les industries pourraient se réduire à une seule. Si nous les distinguons ici, c’est afin de faciliter l’étude de leurs résultats ; et malgré toutes les distinctions, il est souvent fort difficile de séparer une industrie d’une autre. Un villageois qui fait des paniers, est manufacturier ; quand il porte des fruits au marché, il fait le commerce. Mais, de façon ou d’autre, du moment que l’on crée ou qu’on augmente l’utilité des choses, on augmente leur valeur, on exerce une industrie, on produit de la richesse[28].
Tous les membres de la société qui contribuent à la création de valeur sont considérés comme productifs, mais Say accorde une place de choix à l’entrepreneur. Say fut l’un des premiers à comprendre les possibilités illimitées d’une économie libre, menée par des entrepreneurs créatifs. Selon un commentateur résumant son message :
Le pouvoir productif de l’industrie n’est borné que par l’ignorance et par la mauvaise administration des Etats. Répandez les lumières et améliorez les gouvernements, ou plutôt empêchez-les de nuire ; il n’y aura pas de terme assignable a la multiplication des richesses.[29].
Il existe, cependant, des catégories de personnes qui se contentent de consommer la richesse plutôt que de la produire. Ces classes improductives comprennent l’armée, le gouvernement, et le clergé entretenu par l’État[30] – ce qu’il conviendrait d’appeler les classes « réactionnaires » généralement associées à l’Ancien Régime.
Toutefois, Say était tout à fait conscient qu’une autre forme d’activité improductive et antisociale devient possible – et même assez répandue – lorsque des acteurs productifs utilisent le pouvoir de l’État afin d’obtenir des privilèges :
Mais l’intérêt personnel n’offre plus aucune indication, lorsque les intérêts particuliers ne servent pas de contrepoids les uns pour les autres. Du moment qu’un particulier, une classe de particuliers peuvent s’étayer de l’autorité pour s’affranchir d’une concurrence, ils acquièrent un privilège aux dépens de la société ; ils peuvent s’assurer les profits qui ne dérivent pas entièrement des services productifs qu’ils ont rendus, mais dont une partie est un véritable impôt mis à leur profit sur les consommateurs; impôt dont ils partagent presque toujours quelque portion avec l’autorité, qui leur a prêté son injuste appui.
Le législateur a d’autant plus de peine à se défendre d’accorder ces sortes de privilèges, qu’ils sont vivement sollicités par les producteurs qui doivent en profiter, et qui peuvent représenter, d’une manière assez plausible, leurs gains comme un gain pour la classe industrieuse et pour la nation, puisque les ouvriers et eux-mêmes font partie de la classe industrieuse et de la nation[31].
Ainsi, tandis que régnait une harmonie d’intérêts entre les producteurs (entre employeurs et ouvriers, par exemple), un conflit d’intérêts naturel se fit jour entre les producteurs et les non-producteurs, ainsi qu’entre différents membres des classes productives, lorsqu’ils choisirent d’exploiter les autres par le biais de privilèges accordés par le gouvernement. Comme un auteur le dit, le cri de Say – et de ses disciples – pourrait être : « Producteurs de tous les pays, unissez-vous[32] ! »

La philosophie sociale du Censeur européen
La principale contribution de Comte, Dunoyer, et Thierry dans le Censeur Européen fut de reprendre les idées de Say et d’autres libéraux antérieurs pour les mouler en une doctrine combative[33].
L’industrialisme est censé être une théorie générale de la société. Prenant l’homme comme point de départ, lequel agit pour satisfaire ses besoins et ses désirs, il pose comme principe que le but de la société est la création « d’utilité » dans le sens le plus large : les biens et services utiles à l’homme dans la satisfaction de ses besoins et désirs. En s’efforçant de répondre à ses besoins, l’homme a trois moyens disponibles : il peut profiter de ce que la nature offre spontanément (ceci n’est pertinent que dans des circonstances assez primitives), il peut piller la richesse que d’autres ont produite, ou bien il peut travailler pour produire de la richesse par lui-même[34].
Dans toute société, une nette distinction peut être faite entre ceux qui vivent de pillage et ceux qui vivent de leur production. Les premiers sont caractérisés de plusieurs façons par Comte et Dunoyer ; ils sont les « oisifs », les « gloutons » et les « frelons ». Les seconds sont appelés, entre autres choses, les « industrieux » et les « abeilles[35] ». La tentative de vivre sans produire consiste à vivre « comme des sauvages ». Les producteurs sont « les hommes civilisés[36] ».
L’évolution culturelle des sociétés a abouti à ce que certaines peuvent être désignées toutes entières comme étant avant tout pilleuses et oisives, et d’autres comme productives et industrieuses. L’industrialisme est donc non seulement une analyse de la dynamique sociale, mais aussi une théorie du développement historique. En effet, une grande partie de la théorie industrialiste est incorporée dans sa description de l’évolution historique.

Le « Manifeste industrialiste »
L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte entre les pillards et les classes productives. Faisant écho à Constant, le pillage par la guerre est dit avoir été la méthode privilégiée par les Grecs et les Romains. Avec le déclin de l’Empire Romain d’Occident, les barbares germaniques se sont établis, par la conquête, comme les seigneurs de la terre : le féodalisme s’est développé – notamment en France, après l’invasion par les Francs et en Angleterre après la conquête normande. Il s’agissait essentiellement d’un système de spoliation des paysans par les élites guerrières « nobles[37] ». Sous le féodalisme, il y avait
une espèce de subordination qui soumit les hommes laborieux aux hommes oisifs et dévorants, et qui donna à ces derniers les moyens d’exister sans rien produire, ou de vivre noblement[38].
Tout au long du Moyen Âge, la noblesse exploita non seulement ses propres paysans, mais surtout les commerçants qui transitaient par ses territoires. Les châteaux des nobles n’étaient rien de plus que des tanières de voleurs[39]. Avec la croissance des villes au XIème siècle, on peut même évoquer « deux nations » partageant la terre de France : l’élite féodale pillarde et les roturiers productifs des villes.
A la noblesse rapace vint finalement succéder les rois tout aussi rapaces, dont les « vols avec violence, altérations de monnaie, faillites, confiscations, entraves à l’industrie » émaillent continuellement l’histoire de France[40]. « Quand les seigneurs étaient les plus forts, ils considéraient que tout ce qu’ils pouvaient saisir était le leur. Dès que les rois prenaient le dessus, ils pensèrent et agirent de la même manière[41]. » Avec la croissance de la richesse produite par les roturiers – dénommés le Tiers-État – des richesses supplémentaires devinrent disponibles pour leur expropriation par les classes parasitaires. Comte est particulièrement critique de la manipulation monétaire royale et des lois de cours légal, et cite un écrivain du XVIIème siècle sur la manière dont « les escomptes enrichirent les hommes d’argent et de la finance au détriment du public[42]. »
Dans les temps modernes, les principaux types de classes oisives auront été les soldats de métier, les moines, les nobles, les bourgeois anoblis et les gouvernements[43].

« Paix et liberté »
Une position favorable à la paix était au cœur du point de vue industrialiste – en effet, la devise sur la page de garde de chaque numéro du Censeur Européen était : « Paix et Liberté ».
L’industrialisme se livrait à une critique en règle implacable du militarisme et de l’armée de métier. Dans un passage typique, par exemple, Dunoyer déclare que la « production » des armées permanentes d’Europe n’a consisté qu’en
des massacres, des viols, des pillages, des incendies ; ce sont des vices et des crimes ; ce sont la dépravation, la ruine et l’asservissement des peuples : elles ont été l’opprobre et le fléau de la civilisation[44].
Ces anathème visaient particulièrement les guerres justifiées par le mercantilisme, ou « l’esprit de monopole… la prétention de chacun à être industrieux à l’exclusion de tous les autres, exclusivement à la disposition des autres avec les produits de son industrie[45]. » Au cours d’une jérémiade contre la politique étrangère impérialiste des Anglais, Dunoyer déclare avec emphase :
Par l’effet de cette prétention, l’esprit d’industrie est devenu un principe plus hostile, plus ennemi de toute civilisation que l’esprit de rapine même[46].
Le monachisme, de l’avis industrialiste, encourageait la paresse et l’apathie[47]. Pendant la période moderne, les nobles, plus capables de vivre en volant directement les industrieux, ont commencé à occuper des postes gouvernementaux et vécurent d’une nouvelle forme de tribut « sous le nom d’impôt[48] ». Les membres de la bourgeoisie qui purent accéder au statut de nobles n’accordaient plus suffisamment d’attention à leurs affaires et, en fin de compte, n’eurent d’autres moyens de subsistance que le trésor public. In fine, les gouvernements, tout en faisant peser sur les producteurs le fardeau des impôts, « n’ont que très rarement fourni à la société l’équivalent de la valeur qu’ils en recevaient pour gouverner[49]. »
Les écrivains industrialistes prévoyaient qu’avec le perfectionnement grandissant de la société viendrait le triomphe final de leur cause. Comte se réjouit de « l’extinction de la classe oisive et dévorante » et de l’émergence d’un ordre social dans lequel « la fortune de chacun serait à peu près en raison directe de son mérite, c’est-à-dire de son utilité ; et qu’à quelques exception près, il n’y aurait de misérables que les gens vicieux ou inutiles[50]. »

Les fonctionnaires de l’État comme exploiteurs
Parmi les différentes classes d’exploiteurs contemporains, les industrialistes étudièrent tout particulièrement celle des bureaucrates de l’administration. Comme l’écrit Comte :
Ce qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est qu’un fonctionnaire public, en sa qualité de fonctionnaire, ne produit absolument rien ; qu’il n’existe au contraire que sur les produits de la classe industrieuse, et qu’il ne peut rien consommer qui n’ait été enlevé aux producteurs[51].
La contribution de l’industrialisme à la préhistoire de la théorie du choix public a reçu peu d’attention[52]. Fidèle à la priorité donnée par l’industrialisme aux « facteurs économiques », Dunoyer étudia « l’influence qu’exerce sur le gouvernement les salaires attachés à l’exercice des fonctions publiques[53]. » Aux États-Unis – toujours le pays industrialiste modèle – les salaires officiels, même pour le président, sont faibles. En règle générale, les responsables américains reçoivent une « indemnité » pour leur travail, mais rien qui puisse être appelé un « salaire[54] ». En France, par contre, ce qui choque l’opinion ce n’est pas tant que l’exercice du pouvoir soit « une profession lucrative », mais qu’elle soit monopolisée par une seule classe sociale[55].
La qualité de l’administration, toutefois, est presque en proportion inverse des dépenses publiques : aux États-Unis, par exemple, où les coûts d’administration s’élèvent à quelques 40 millions de francs par an, la propriété privée est mieux protégée qu’en Angleterre, où il en coûte plus de 3 milliards[56]. Les emplois publics obéissent à une logique inverse du secteur privé. Par exemple :
l’ambition, si féconde en heureux résultats dans les travaux ordinaires, est ici un principe de ruine ; et plus un fonctionnaire public veut faire de progrès dans la profession qu’il a embrassée, plus il tend, comme il est naturel, à s’élever et à accroître ses profits, plus il devient à charge pour la société qui le paie[57].
Alors qu’un nombre croissant d’individus aspirent à des emplois administratifs, deux tendances se dégagent : le pouvoir de l’administration se dilate et le fardeau des dépenses publiques et de la fiscalité croît. Afin de satisfaire les hordes de candidats à un office, l’administration étend son champ d’action dans toutes les directions ; elle commence par se préoccuper de l’éducation de la population, de la santé, de la vie intellectuelle et morale, veille à l’adéquation de l’approvisionnement alimentaire, et réglemente l’industrie, jusqu’à ce que « bientôt il n’y a plus moyen de dérober à son action aucun mouvement, aucune pensée, aucune portion de son existence[58] ». Les fonctionnaires sont devenus « une classe ennemie du bien-être de toutes les autres[59]. »
Depuis que la jouissance des emplois administratifs a cessé d’être la chasse gardée de l’aristocratie, elle est devenue l’objectif de chacun dans la société[60]. En France, il y a peut-être « dix fois plus d’aspirants au pouvoir que l’administration la plus gigantesque ne pourrait en recevoir dans ses cadres… On y trouverait aisément de quoi gouverner vingt royaumes[61]. »

Les similitudes avec le marxisme
L’accent mis par les libéraux du Censeur Européen sur l’exploitation féroce des classes productives par la classe croissante des fonctionnaires de l’État montre un autre point commun avec le marxisme. Comme on l’a parfois noté[62], le marxisme contient deux points de vue assez différents de l’État : de toute évidence, il considère l’État comme un instrument de domination au service des classes exploiteuses, définies par leur position dans le processus social de production comme, par exemple, les capitalistes. Parfois, cependant, Marx caractérise l’État lui-même comme un agent d’exploitation indépendant. Ainsi, dans Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte, Marx écrit, tout à fait dans l’esprit industrialiste :
Ce pouvoir exécutif, avec son immense organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme étatique complexe et artificiel, son armée de fonctionnaires d’un demi-million d’hommes et son autre armée d’un demi-million de soldats, effroyable corps parasite, qui recouvre comme d’une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores, se constitua à l’époque de la monarchie absolue…[63]
Tous les régimes ont participé à la croissance de ce parasite, selon Marx. Il ajoute :
Chaque intérêt commun fut immédiatement détaché de la société, opposé à elle à titre d’intérêt supérieur, général, enlevé à l’initiative des membres de la société, transformé en objet de l’activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d’école et la propriété communale du plus petit hameau jusqu’aux chemins de fer, aux biens nationaux et aux universités. La République parlementaire, enfin, se vit contrainte, dans sa lutte contre la révolution, de renforcer par ses mesures de répression les moyens d’action et la centralisation du pouvoir gouvernemental. Toutes les révolutions politiques n’ont fait que perfectionner cette machine, au lieu de la briser. Les partis qui luttèrent à tour de rôle pour le pouvoir considérèrent la conquête de cet immense édifice d’Etat comme la principale proie du vainqueur[64].
Dans une œuvre ultérieure, La guerre civile en France, Marx parle de « l’État parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement[65]. »
Ainsi, la conception de « l’État parasite » est clairement énoncée par Marx. Cependant, à ce stade il serait tout à fait incorrect d’affirmer, comme le fait Richard N. Hunt, que Marx est à l’origine de cette conception[66]. Devançant les écrits de Marx de plusieurs décennies, le groupe du Censeur Européen avait déjà identifié l’État parasitaire comme l’illustration parfaite du pillage et de la prédation dans la société moderne.
Fait intéressant, une autre similitude entre industrialisme et marxisme tient à la notion d’idéologie[67]. Selon le point de vue industrialiste, certaines valeurs servent les intérêts des classes productives et exploiteuse, respectivement. Comte mentionne, par exemple, le jugement typiquement féodal que ceux qui suent pour leur richesse sont ignobles[68], tandis que ceux qui « la gagnent en versant le sang de leurs semblables » sont glorieux ; une idée aussi fondamentalement barbare, affirme-t-il, a dû être masquée et habillée en la replaçant dans le contexte de l’antiquité classique[69].
Comte indique même l’existence de ce qu’on pourrait appeler la « fausse conscience », c’est-à-dire l’attachement des membres d’une classe à des idées contraires à leurs intérêts propres et utiles pour les intérêts d’une classe adverse. Il déclare :
La guerre soutenue par des esclaves contre leurs maîtres a quelque chose de vil à nos yeux. Ce sont des hommes qui se battent pour que le produit de leur industrie ne soit pas la proie de ceux qui les ont asservis ; c’est une guerre ignoble. La guerre soutenue par Pompée contre César nous charme ; elle a pour objet est de savoir quel sera le parti qui tyrannisera le monde ; elle se fait entre hommes qui sont aussi incapables les uns que les autres de subsister par leurs propres moyens : c’est une guerre noble. – Si nous remontions à la source de nos opinions, nous trouverions que la plupart ont été faites par nos ennemis[70].
Thierry à ses débuts et l’industrialisme[71]
Pendant la période de son association avec le Censeur Européen, Augustin Thierry partagea la philosophie industrialiste de Comte et Dunoyer, avec des accents peut-être encore plus radicaux. Sa critique-essai sur le « Commentaire sur l’Esprit des Lois de Montesquieu » de Tracy est particulièrement importante à cet égard[72]. Thierry appuie l’adhésion ferme de Tracy au laissez-faire.
Le gouvernement doit être bon pour la liberté des gouvernés, et c’est quand il gouverne le moins possible ; il doit être bon pour la richesse nationale, et c’est quand il agit le moins possible sur le travail qui la produit, et quand il consomme le moins possible ; il doit être bon pour la sûreté publique, et c’est quand il protège le plus possible, pourvu que la protection ne coûte pas plus qu’elle ne rapporte… C’est en perdant de leurs pouvoirs d’action que les gouvernements s’améliorent. Chaque fois que les gouvernés gagnent de l’espace, il y a un progrès[73].
A l’encontre de Montesquieu, Thierry prend parti pour Tracy : « le commerce consiste dans l’échange ; il est la société toute entière » et « l’impôt est toujours un mal[74]. »
Les fonctions du gouvernement sont d’assurer la sécurité, « qu’il y ait un danger de l’extérieur ou que le fou et l’oisif menacent de perturber l’ordre et la paix nécessaires au travail. » Dans une comparaison chargée de sens dans la rhétorique de l’industrialisme, Thierry affirme que tout gouvernement qui dépasse ces limites cesse d’être un gouvernement à proprement parler :
Son action s’assimile à l’action exercée sur les habitants d’une terre quand elle est envahie par des soldats ; il dégénère en domination, et cela arrive, quelque nombre d’hommes qu’il y ait, dans quelque arrangement qu’ils s’ordonnent, et quelques titres qu’ils prennent : pareillement si l’administration garde ses limites, elle demeure un gouvernement, quels que soient le nom et la forme.[75]
Partageant l’horreur du militarisme des autres auteurs industrialistes, Thierry cite Tracy avec approbation sur « les guerres absurdes et ruineuses qui ont été trop souvent menées pour maintenir l’empire et un monopole exclusif sur certaines colonies lointaines. » Cela n’est pas du vrai commerce, déclare-t-il, mais « la manie de la domination[76]. »
Thierry continue pour esquisser un programme libéral radical d’une grande portée réelle. Tout d’abord, l’esprit des communes libres du Moyen Âge, qui combattirent la noblesse pillarde, doit être ranimé ; cet esprit incitera les hommes « à opposer la ligue de la civilisation à la ligue des dominants et des oisifs. » Le mouvement intellectuel sera allié à un grand mouvement social :
Une puissance invisible et toujours agissante, le travail excité par l’industrie, précipitera à la fois, dans ce mouvement général, toute la population européenne. La force productive des nations brisera toutes ses entraves, comme la force productive du corps humain, développée en son temps, déconcerte les précautions, s’affranchit des préjugés et de la contrainte. L’industrie désarmera le pouvoir, en faisant déserter ses satellites, qui trouveront plus de profit dans le travail libre et honnête, que dans le métier d’esclaves gardiens d’esclaves. L’industrie ôtera au pouvoir ses prétextes et ses excuses, en rappelant ceux que la police contient aux jouissances et aux vertus du travail. L’industrie ôtera au pouvoir ses revenus, en proposant à moins de frais les services qu’il se fait payer. A mesure que le pouvoir perdra de sa force réelle et de son utilité apparente, la liberté gagnera, et les hommes libres se rapprocheront[77].
Avec pertinence, au vu de la phrase remarquable mise en exergue dans le passage ci-dessus, Thierry énonce sans équivoque le cosmopolitisme d’un libéralisme qui tend vers l’anarchisme pur. Les états ne sont guère que des « agglomérations incohérentes qui divisent la population européenne, des dominations formées et accrues par des conquêtes, ou par des donations diplomatiques. » Au bout du compte, les entraves liant les hommes aux états seront renversées. Ensuite,
d’une société à l’autre le passage sera fera peu sentir. Les fédérations remplaceront les états ; les chaînes lâches mais indissolubles de l’intérêt succéderont au despotisme des hommes et des lois ; la tendance au gouvernement, première passion du genre humain, cédera à la communauté libre, besoin des hommes civilisés : l’ère de l’empire a fini, l’ère de l’association commence[78].
Thierry insiste sur le rôle de l’écriture historique comme aide à la grande lutte. « Nous sommes les fils de ces serfs, de ces tributaires, de ces bourgeois que des conquérants dévoraient à merci ; nous leur devons tout ce que nous sommes. » L’histoire, qui aurait dû nous transmettre des souvenirs de cette tradition, « était aux gages des ennemis de nos pères… Esclaves affranchis d’hier, notre mémoire ne nous a rappelé longemps que les familles et les actions de nos maîtres[79]. » Comme s’il annonçait ses propres travaux sur les villes à charte du Moyen Âge, il ajoute :
Si une plume habile et libérale entreprenait enfin notre histoire, c’est-à-dire, l’histoire de nos villes et de nos associations, chacun de nous y trouverait des préceptes pour sa conduite privée, et tous ensemble nous y verrions ce que c’est que l’ordre social, ce qui le fait naître et ce qi le détruit[80].
Critique de l’industrialisme
Concernant la critique du point de vue industrialiste, seuls trois problèmes peuvent être évoqués ici, une discussion plus complète de ses faiblesses devant être reporté à une autre occasion.
Tout d’abord, il est probable qu’en esquivant la question des droits – la propriété, prétend Comte, serait mieux dénommée comme un « fait » ou même une « chose » plutôt qu’un droit[81] – les auteurs industrialistes risquent de rencontrer plus tard des difficultés dans leur théorie.
Ensuite, en se concentrant sur la production plutôt que sur l’échange légitime de propriété, ils créent de fausses cibles d’attaque. Ainsi, les « moines » (ils englobent en fait par là tous les religieux) sont considérés comme des « oisifs » placés dans la même catégorie que les seigneurs féodaux et les brigands, et cela délibérément, aucune distinction n’étant faite parmi les pauvres entre ceux qui vivent de la charité volontaire et ceux qui vivent d’aides d’État[82]. (Il semblerait que les industrialistes n’aient pas tout à fait compris les implications de l’hypothèse de l’existence de valeurs « immatérielles » comme « matérielles ».)
Enfin, en ce qui concerne l’État : de nouveau, en parlant avec légèreté de la production plutôt que de l’échange volontaire, les Industrialistes semblent essayer d’éviter l’épineuse question de la « production » d’un bien – la sécurité – qui est imposé au « consommateur[83] ».

Guizot et Mignet
Bien que François Guizot ait souvent été placé dans la même catégorie que Thierry en tant qu’historien de la lutte des classes, en particulier par les marxistes, ses vues étaient sensiblement différentes. Guizot n’avait aucun lien avec le groupe du Censeur Européen, étant au contraire un partisan des vues de « juste milieu » du Doctrinaire Royer-Collard. En tant que leader des Doctrinaires (dont il a été dit qu’aucune école de pensée n’a jamais aussi peu mérité son nom), il manquait à Guizot une théorie directrice, comme l’industrialisme, à appliquer dans ses travaux historiques. Très éclectique, il a écrit pendant un temps dans les années 1820 sur le thème populaire à l’époque de la lutte des classes. Mais il n’a jamais soutenu que l’une des classes en compétition devait ou finirait par triompher. Au contraire, l’affrontement, selon Guizot, était déjà à son époque en train de se manifester en une synthèse grandiose, dans laquelle aristocratie et Tiers-État se combineraient en la « Nation Française[84] ». Shirley M. Gruner résume bien le point de vue de Guizot :
[Il] aimait être populaire et donc aimait être considéré comme porteur d’idées qui soient à la pointe. De même ne souhaitait-il pas apparaître comme « non scientifique ». Par conséquent, il ne rejette jamais rien globalement, mais cherche à modifier un peu ici et là de sorte que qu’au final rien n’en reste. Il n’y a pas d’opposition de front… C’est en fait tout le problème de Guizot – sa fermeté indécise faisant que non seulement en histoire mais aussi en politique, le conservateur constitutionnel apparaît par moments aspirer aux signes extérieurs d’un libéral radical. Et il a également été dans l’intérêt de certains groupes, par exemple les communistes de 1848, de suggérer qu’il n’y avait pas grande différence entre Guizot et les autres « bourgeois » libéraux[85].
En tant que penseur (et, bien sûr, dans son rôle politique), Guizot avait un assez net penchant pour l’État. Un des objectifs principaux de sa version de l’histoire française était de montrer que « la bourgeoisie et le pouvoir de la Couronne furent non seulement des alliés, mais des forces de pression de l’une vers l’autre[86]. » Il a méticuleusement approuvé la collaboration historique de la Couronne et du Tiers-État, laquelle atteignit une sorte d’apothéose via la monarchie de juillet, notamment sous le ministère même de Guizot. Au fil des ans, Thierry est de plus en plus influencé par Guizot, et il souligne la contribution historique de toutes les « classes » à la création de la grande Nation, en particulier l’aide accordée au Tiers-État par la monarchie dans son accès à la reconnaissance et à la prééminence. Cette évolution des écrits de Thierry culmine avec son Essai sur l’Histoire de la Formation et des Progrès du Tiers-État, qui fut publié en introduction à un recueil de documents édités à la demande de Guizot[87].
François Mignet, un ami de Thierry et collègue historien, est souvent cité comme un autre des précurseurs libéraux de la théorie de lutte des classes marxiste. Mais bien que Mignet ait, bien sûr, écrit sur les luttes entre l’aristocratie et le Tiers-État pendant la révolution, un gouffre immense le séparait de l’analyse originelle de la lutte des classes des Industrialistes. Mignet parvient à une sorte de reductio ad absurdum de la glorification de la bourgeoisie en tant que telle, sans aucun lien avec la production, lorsqu’il écrit en 1836, parlant des armées révolutionnaires françaises :
Toutes les vieilles armées aristocratiques de l’Europe avaient succombé devant ces bourgeois d’abord dédaignés et alors redoutés, qui, forcés de prendre l’épée et s’en étant servis comme naguère de la parole, comme auparavant de la pensée, étaient devenus d’héroïques soldats, de grands capitaines, et avaient ajouté à la formidable puissance de leurs idées les prestiges de la gloire militaire et l’autorité de leurs conquêtes[88].
Mignet a également reproché à Charles Comte sa dénonciation des « grands hommes » de l’histoire. Les vues de Comte sur ce point faisaient partie de la « transvaluation de toutes les valeurs » tentée par les Industrialistes, selon laquelle, par exemple, un petit fabricant ou un berger devaient être plus valorisés que les conquérants destructeurs comme César ou Pompée. Mais Mignet était d’une tournure d’esprit plutôt hégélienne, pour ne pas dire ordinaire. Selon lui, Comte
oubliait que les plus grand progrès de l’humanité ont eu pour représentants et pour défenseurs ses plus grands capitaines… et que l’épée de Napoléon avait fait pénétrer, pendant quinze ans, le principe de la moderne égalité dans toute l’Europe. Il contestait également l’art difficile de gouverner les peuples…[89]
Ami et collaborateur d’Adolphe Thiers (pratiquement l’incarnation de l’État bourgeois corrompu dans la France du XIXème siècle) et, comme Thiers, un glorificateur de Napoléon, Mignet habitait simplement un autre monde intellectuel de Say, Comte, Dunoyer, et le jeune Thierry.

La défection de Thierry
Ce n’est pas le lieu de fournir ici un compte rendu détaillé et une explication de la façon dont Thierry troqua son analyse industrialiste relativement sophistiquée de la lutte des classes contre une autre beaucoup plus grossière. À un certain point, Thierry semble en être venu à croire qu’une interprétation industrialiste rigoureuse « falsifie » l’histoire en la soumettant à un cadre théorique trop rigide[90]. Après ses premiers essais sur l’histoire d’Angleterre, dans le Censeur Européen, il avait commencé à sentir, a-t-il ajouté, le besoin de laisser à chaque époque son originalité : « Je changeai de style et de manière ; mon ancienne raideur s’assouplit…[91] »
L’ordre de considérations générales et purement politiques, où je m’étais renfermé jusqu’alors, me sembla, pour la première fois, trop aride et trop borné. Je me sentis une forte tendance à descendre de l’abstrait au concret, à envisager sous toutes ses faces la vie nationale, et à prendre pour point de départ, dans la solution du problème de l’antagonisme des différentes classes d’hommes au sein de la même société, l’étude des races primitives dans leur diversité d’origine[92].
La « teinte de la politique a été effacée, » explique Thierry, alors qu’il se consacre plus à la « science[93]«. En fait, il ne cessa d’écrire comme l’historien des opprimés et des écrasés, comme le chroniqueur, en premier lieu, des souffrances des « races » vaincues comme les Saxons à l’époque de la conquête normande, puis de la montée en puissance et la fierté du Tiers-État en France.
Mais le traitement que fait Thierry de la lutte des classes dans ses œuvres les plus célèbres est défectueux et en définitive, voué à l’échec : l’appareil conceptuel qu’il emploie est un instrument trop grossier pour des fins de dissection sociale. Quand il traite d’histoire de France à l’époque médiévale et au début de l’époque moderne, par exemple, les éléments créatifs et industrieux de la société sont assimilés « tout court » avec le « Tiers-État, » les oisifs exploiteurs et les parasites avec la noblesse féodale et ses descendants seuls. Ainsi, des distinctions essentielles existant au sein du Tiers-État, ou de la bourgeoisie, du type que Say avait déjà exposé et mis en avant, sont omises. La ligne de démarcation analytique antérieure entre ceux qui agissent sur le marché, par l’échange et ceux qui utilisent la force, surtout par l’État, disparaît. Thierry a donc péché contre son propre principe méthodologique : «  Le grand précepte qu’il faut donner aux historiens consiste à distinguer, au lieu de confondre[94]. »

La phase finale
Dans la dernière œuvre majeure de Thierry, Essai sur l’histoire de la formation et le progrès du Tiers-État, pratiquement rien n’est gardé de la doctrine industrialiste originelle. Au lieu de cela, nous sommes face à ce qui équivaut à une étude de cas complaisante et auto-satisfaite en historiographie progressiste. Il s’avère que les événements et les personnages de quelque 700 ans d’histoire française ont tous conspiré pour faire triompher ce qui est maintenant l’idéal de Thierry, l’État moderne et centralisé français, fondé sur l’égalité devant la loi, certes, mais aussi riche de pouvoir et de gloire historique. Maintes et maintes fois, les rois français y sont acclamés pour avoir travaillé à élever le Tiers-État, en grande partie en fournissant des emplois à ses membres et, à la manière traditionnelle, pour avoir « créé » la France. Richelieu est célébré à la fois pour sa politique intérieure et étrangère, tout aussi admirables et pour avoir « multiplié pour les masses, en plus de bureaux, des places d’honneur au sein de l’État[95]. » Colbert, l’architecte du mercantilisme français, est glorifié comme un homme du peuple qui bâtit les plans de « la régénération industrielle de la France » et est applaudi pour sa distribution de largesses à des écrivains, des universitaires et « toutes les classes d’hommes[96]. » On pourrait poursuivre…
Thierry avait connu l’agitation socialiste de 1848 et les Journées de Juin ; le spectre de la révolution sociale le hanta jusqu’à la fin de sa vie. Il craignait que les fauteurs de troubles socialistes puissent être en mesure de tirer leur subsistance de ses travaux sur le rôle des classes dans l’histoire française. Dans la préface de l’Essai, Thierry part de l’hypothèse que désormais, en 1853, il n’y a plus besoin de la notion de classes : « la masse nationale » est « aujourd’hui une et homogène. » Seuls « les préjugés transmis par des systèmes qui tendent à diviser » la nation homogène en « classes mutuellement hostiles » pourraient suggérer le contraire[97]. L’antagonisme actuel entre la bourgeoisie et les ouvriers, que certains cherchent à suivre à travers les siècles passés, est « destructeur de tout ordre public[98]. » Ainsi, ironiquement, un des penseurs qui a été une inspiration majeure pour l’idée socialiste de lutte des classes a fini par nier catégoriquement toute lutte de classe dans le monde moderne et cela en partie par crainte des dangers que pose l’idée maintenant qu’elle a été remodelée par les socialistes[99].

Les libéraux et la monarchie de juillet
La monarchie de juillet de Louis-Philippe, qui est arrivée au pouvoir en 1830, était connue pour sa corruption au nom de la bourgeoisie, en particulier sous la forme de pots de vin massifs et flagrants[100]. Ce fut le régime dont Tocqueville écrivit :
[La classe moyenne] se retrancha dans tous les postes vacants du gouvernement, augmenta prodigieusement le nombre de tels emplois et s’habitua à vivre presque autant du Trésor que de sa propre industrie[101].
Beaucoup des libéraux furent de grands bénéficiaires du nouveau régime, récompensés pour l’appui qu’ils avaient donné, et continuaient de donner, à Louis-Philippe. Dunoyer fut fait préfet de Moulins et Stendhal consul à Trieste, tandis que Daunou fut reconduit dans ses fonctions comme directeur des Archives Nationales[102]. Sous la Restauration, d’autres historiens du parti libéral firent de même, voire mieux. Guizot, bien sûr, fut une des figures principales de l’ordre nouveau. Avec Mignet, Thiers et Villemain, il « partagea les premiers postes de l’État, les faveurs les plus brillantes du régime[103]. » Thierry lui-même, toutefois, devenu aveugle, dut faire avec des subventions occasionnelles et en fut réduit à plaider pour un emploi stable en tant chercheur en histoire. A un moment donné, un plan visant à éliminer les pensions pour auteurs littéraires, qui aurait touché la sienne, le déprima à l’extrême[104]. Ainsi, toute analyse des raisons de la dérive conservatrice de nombreux libéraux français après 1830 – et de leur abandon de l’idée dangereuse de la lutte des classes – devrait tenir compte non seulement de la menace croissante du socialisme, mais aussi des nouveaux rapports au pouvoir et à la richesse que le régime « libéral » de Louis-Philippe leur offrit.
En 1817, à l’apogée du mouvement industrialiste, Dunoyer avait déploré le fait que « la classe oisive et dévorante a constamment été recrutée parmi les hommes industrieux… » « Le destin de la civilisation, » a-t-il déclaré, « semble avoir été de n’élever les hommes de la classe ouvrière que pour les voir trahir leur cause et passer dans les rangs de leurs ennemis[105]. » Peut-être que dans un sens ces paroles étaient prophétiques du sort de certains des libéraux de la Restauration, y compris les penseurs industrialistes eux-mêmes.

Autres théories libérales de la lutte des classes
La doctrine industrialiste de la lutte des classes n’est certes ni le premier ni le seul traitement de cette question dans l’histoire de la doctrine libérale[106]. Aux États-Unis, certains jeffersoniens et jacksoniens se sont également saisis de la question des classes, dans le sens politiquement pertinent, et ont abouti à des conclusions qui rappelle l’école industrialiste. John Taylor de Caroline, William Leggett et John C. Calhoun furent de fins observateurs et critiques des groupes sociaux qui utilisaient le pouvoir politique pour exploiter le reste de la société, les producteurs.
John Taylor était scandalisé par ce qu’il considérait comme la trahison des principes de la Révolution américaine par une nouvelle aristocratie fondée sur « des intérêts juridiques distincts » : les banquiers disposant du privilège d’émettre du papier-monnaie ayant cours légal, et les bénéficiaires des « améliorations publiques » et des protections douanières. La société américaine avait été divisée entre privilégiés et non privilégiés par cette « renaissance partielle du système féodal[107]. »
Deux décennies plus tard, dans les années 1830, le nordiste radical William Leggett, dénonçait les mêmes classes exploiteuses. Leggett – profond jeffersonien et disciple d’Adam Smith et de J.-B.Say – tenait que les principes de l’économie politique sont les mêmes que celles de la République américaine : laissez-faire, ne gouvernez pas trop. Au sein de cette nouvelle aristocratie qui bousculait l’égalité des droits, Leggett montrait du doigt tout particulièrement les banquiers connectés à l’État.
N’avons-nous pas, nous aussi, nos ordres privilégiés ? Notre noblesse de bourse ? Aristocrates, vêtus d’immunités spéciales, qui contrôlent, indirectement mais certainement, le pouvoir de l’État, monopolisent la source la plus abondante de profits pécuniaires et pressent le meilleur jus de la main du labeur ? N’avons-nous pas, en somme, comme les serfs misérables de l’Europe, notre maître seigneurial… ? Si quelqu’un hésite sur la réponse à donner à cette question, qu’il se promène à Wall Street[108] !
L’aristocratie américaine a naturellement favorisé un gouvernement fort, y compris le contrôle du système bancaire. Leggett, en revanche, exigeait « la séparation absolue du gouvernement et du système bancaire et de crédit[109]. »
John C. Calhoun, dans son Disquisition on government (Dissertation sur le gouvernement) attire l’attention sur les pouvoirs de taxation de l’État, dont « le résultat nécessaire »
consiste à diviser la communauté en deux grandes classes : une première composée de ceux qui, réellement, payent les impôts et, bien sûr, sont les seuls à supporter le fardeau de porter le gouvernement ; et l’autre, faite de ceux qui sont les bénéficiaires des produits de la première par le biais des décaissements et qui sont, en fait, soutenus par le gouvernement ; ou, en moins de mots, de la diviser en payeurs d’impôts et consommateurs d’impôts. Mais l’effet de cette division est de les placer dans des relations antagonistes en référence à l’action fiscale du gouvernement et de l’ensemble du déroulement des politiques qui y sont associées[110].
La rhétorique libérale de lutte des classes a été souvent appliquée tout au long du XIXème siècle ; en Angleterre, c’est est un thème récurrent des protestations pour l’abrogation des lois céréalières, utilisé par Cobden, Bright, et d’autres. Il sous-tend l’attaque par William Graham Sumner envers les « ploutocrates, » les capitalistes qui utilisent l’État plutôt que le marché pour s’enrichir[111].

Faire revenir l’État
Aujourd’hui, la notion de l’État comme créateur de classes et de conflits de classes semble connaître un renouveau. Par exemple, un groupe de chercheurs, dont Theda Skocpol, a produit un recueil au titre significatif : Bringing the State back in (« Remettre l’État sous contrôle[112] »). Dans un chapitre introductif[113], Skocpol parle d’un « profond changement intellectuel », selon lequel les « façons d’expliquer la politique et les activités gouvernementales  centrées sur la société » qui avaient cours dans les années 1950 et 60 seraient en train de s’inverser, le gouvernement lui-même étant désormais considéré comme un « acteur indépendant ».
Nous devons reconnaître, affirme-t-elle, la capacité de l’État à agir indépendamment des différents groupes de la « société civile », et ce plus systématiquement que ne le permet la notion marxiste « d’autonomie relative ». En particulier, concernant les relations avec d’autres États, les actions d’un État ne sont souvent pas explicables par le seul souci des intérêts privés, ni même celui d’intérêts privés collectifs. Skocpol note que, tandis que les actions étatiques sont souvent justifiées en invoquant les intérêts à long terme de la société ou les avantages qui en découlent pour divers groupes sociaux (ce qui aurait tendance à déplacer le centre d’attention à nouveau vers la société), « des actions étatiques autonomes prendront régulièrement des formes qui tentent de renforcer l’autorité, la longévité politique et la maîtrise sociale des organisations étatiques dont les dirigeants ont généré les politiques ou idées politiques associées. » Citant Suzanne Berger, Skocpol souligne que la vue avançant que les « intérêts » sociaux déterminent la politique, est bancale et superficielle,  au moins parce que
le tempo et les caractéristiques de l’intervention étatique » affectent « non seulement les tactiques et les stratégies organisationnelles, » mais aussi « la nature et la définition de l’intérêt lui-même… » Certains chercheurs ont explicitement souligné que les initiatives de l’État créent des formes de corporatisme… La formation, en laissant de côté les capacités politiques, de tels phénomènes purement socio-économiques que sont les groupes d’intérêt et les classes, dépend dans une large mesure des structures et activités de ces États mêmes que les acteurs sociaux, à leur tour, cherchent à influencer[114].
La lutte des classes dans les régimes marxistes
D’un point de vue scientifique, la théorie libérale – qui localise la source de la lutte des classes dans l’exercice du pouvoir étatique – semble avoir au moins un avantage marqué sur l’analyse marxiste conventionnelle : la théorie libérale est en mesure de faire la lumière sur la structure et le fonctionnement des sociétés marxistes elles-mêmes. « La théorie des communistes, » écrit Marx, « peut être résumée en une seule phrase : Abolition de la propriété privée[115]. » Et pourtant, les sociétés communistes, qui ont quasiment supprimé la propriété privée, ne semblent pas être sur la route de l’abolition des classes. Cela a conduit à une introspection profonde et à une analyse confuse parmi les théoriciens marxistes, ainsi qu’à des critiques justifiées quant à l’insuffisance d’une analyse purement « économique » de la lutte des classes pour rendre compte de la réalité empirique des pays socialistes[116]. Or, la théorie libérale de la lutte des classes est idéalement adaptée pour traiter ces problèmes dans un contexte où l’accès à la richesse, au prestige et à l’influence est déterminé par le contrôle de l’appareil d’État.

A lire également :


[1] « Le concept de classe revêt une importance centrale au sein de la théorie marxiste, bien que ni Marx ni Engels l’aient jamais expliqué de manière systématique. »
[2] Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres choisies en trois volumes.
[3] « Marx embrouille le problème en confondant les notions de caste et de classe. » Cf. Ludwig von Mises, Théorie et histoire : une interprétation de l’évolution économique sociale, Deuxième partie, Ch. 7, § 3.
[4] Karl Marx, Capital : A Critique of Political Economy, III, The Process of Capitalist Production as a Whole, Friedrich Engels, ed. (New York : International Publishers, 1967), pp. 885–86.
[5] Ibid., Friedrich Engels, « Preface » p. 3.
[6] Ibid., p. 7.
[7] Jérôme-Adolphe Blanqui, Histoire de l’Economie Politique en Europe depuis les anciens jusqu’à nos jours (Paris : Guillaumin, 1837), p. x.   Ernst Nolte, Marxismus und Industrielle Revolution (Stuttgart : Klett-Cotta, 1983), p. 599, 79n, remarque que Engels attaqua la soi-disant « misérable histoire de l’économie » de Blanqui dans un article de journal peu avant d’élaborer les Principes du Communisme, sur lesquels Marx s’appuya pour concocter le Manifeste. Les Principes, cependant, ne contiennent rien de semblable aux premières lignes du premier chapitre du Manifeste ; cf. Le Manifeste Communiste de Karl Marx et Friedrich Engels, D. Ryazanoff, ed. (1930 ; repr., New York : Russell and Russell, 1963), pp. 319–40.
[8] Blanqui, Histoire, pp. x–xi.
[9] Marx à J. Weydemeyer, 5 Mars, 1852, Karl Marx et Friedrich Engels, Correspondance Choisie (Moscou : Progress Publishers, 1965), pp. 67–70.
[10] Ibid., p. 69. Marx affirme ici que ses propres contributions se limitent à avoir montré que les classes ne sont pas un aspect permanent de la société humaine, et que la lutte des classes conduira à la dictature du prolétariat  et dès lors à la société  sans classe. Charles Bettelheim, Réflexions sur les Concepts de Classe, p. 16, tombe d’accord avec Marx sur ce point : « Hormis ces éléments (« polarisation, tendance historique, résultat final ») nous sommes face à une thèse défendue depuis longtemps par de nombreux historiens qui reconnaissent l’existence de luttes de classes et leur action sur le cours de l’histoire. »
[11] Le troisième est l’auteur anglais secondaire, John Wade. Plus loin dans sa lettre, Marx fait allusiont aux économistes Ricardo, Malthus, Mill, Say, et al., qui ont révélé comment « le fondement économique des différentes classes conduit à un antagonisme inéluctable et sans cesse grandissant entre elles. » Marx et Engels, Correspondance Choisie, p. 69. Il convient de noter que, dans la même lettre, Marx tourne en dérision le point de vue de « ce fat de [Karl] Heinzen, » selon qui « l’existence des classes [est liée à] l’existence de privilèges politiques et de monopoles… » Ibid.
[12] Marx à Engels, 27 juillet 1854, Correspondance Choisie, p. 87.
[13] Engels à H. Starkenburg, 25 janvier 1894, Correspondance Choisie, p. 468.
[14] Dans sa biographie classique de Marx, Franz Mehring fait remonter cette conception à la période de Marx à Paris en 1843-44 : « L’étude de la Révolution française l’a amené à la littérature historique du « Tiers-État », une littérature qui est née sous la restauration et a été développé par des hommes de talent qui ont suivi l’existence historique de leur classe depuis le XIe siècle et ont présenté l’histoire française comme une série ininterrompue de luttes de classes. Marx devait sa connaissance de la nature historique des classes et leurs luttes à ces historiens … Marx a toujours nié être à l’origine de la théorie de la lutte des classes « Franz Mehring, Karl Marx : L’histoire de sa vie, (1918) Edward Fitzgerald, trad. (Ann Arbor : University of Michigan Press, 1962), p. 75.
[15] V.I. Lénine, l’État et la Révolution (1917) : « Car la doctrine de la lutte des classes a été créée non par Marx, mais par la bourgeoisie avant Marx ; et elle est, d’une façon générale, acceptable pour la bourgeoisie ».
[16] Voir Ralph Raico, Review Essay : The Rise and Decline of Western Liberalism, Reason Papers 14 (Spring 1989) : 163–64.
[17] Il revient à Leonard P. Liggio d’avoir reconnu l’importance des auteurs industrialistes et d’avoir été le premier à écrire à ce sujet; voir son article remarquable Charles Dunoyer and French Classical Liberalism, Journal of Libertarian Studies 1, no. 3 (1977) : 153–78 (le sujet de cet article est infiniment plus large que ce qui est suggéré par son titre) et les travaux cités dans les notes, ainsi que dans ibid. The Concept of Liberty in 18th and 19th Century France, Journal des Économistes et des Études Humaines 1, no. 1 (Spring, 1990), et ibid., Charles Dunoyer and the Censeur : A Study in French Liberalism (forthcoming) ; également, Charles Dunoyer, Notice Historique sur l’Industrialisme, Œuvres de Charles Dunoyer 3, Notices de l’Economie Sociale (Paris : Guillaumin, 1880), pp. 173–199 ; Ephraïm Harpaz, ‘Le Censeur Européen’ : Histoire d’un Journal Industrialiste, Revue d’Histoire Economique et Sociale 37, no. 2 (1959) : 185–218, and 37, no. 3 (1959) : 328–357 ; Élie Halévy The Economic Doctrine of Saint-Simon, (1907), dans The Era of Tyrannies : Essays on Socialism and War, R. K. Webb, trans. (Garden City, N.Y. : Anchor/DoubledaY, 1965), pp. 21–60 ; Edgard Allix, J.-B. Say et les origines d’industrialisme, Revue d’Économie Politique 24 (1910) : 304–13, 341–62.
[18] Ce qui plut à Jefferson, c’était la condamnation par Tracy du gaspillage des richesses de la société par le gouvernement sous forme de dette publique, d’impôts, de monopoles bancaires et de dépenses, ce qui rejoignait ses propres vues anti-Hamilton. Emmet Kennedy, A Philosophe in the Age of Revolution : Destutt de Tracy and the Origins of « Ideology », (Philadelphia : American Philosophical Society, 1978), p. 228.
[19] Antoine Destutt de Tracy, Traité d’économie politique, p. 29.
[20] Emmet Kennedy, A Philosophe in the Age of Revolution, p. 180. Kennedy en conclut à tort que Tracy croit en une forme de « déterminisme économique. »
[21] Ibid., p. 183.
[22] Ibid., pp. 270–72. Un peu plus loin, Kennedy décrit Augustin Thierry et Dunoyer comme de « vieux amis » de Destutt de Tracy ; ibid., p. 290. Voir aussi Cheryl B. Welch, Liberty and Utility : The French Ideologues and the Transformation of Liberalism (New York : Columbia University Press, 1984), pp. 157 — 158. Augustin Thierry, dans sa recension du Commentaire sur L’Esprit des Lois de Montesquieu écrit par Tracy, indique : « les vues de ce Commentaire sont également les nôtres. » Censeur Européen 7 (1818) : 220.
[23] Charles Dunoyer, Notice Historique, pp. 175–76 ; Ephraïm Harpaz, Le Censeur Européen : 197.
[24] Allix, J-B. Say et les origines de l’industrialisme : 305.
[25] Ibid. Michael James, Pierre-Louis Roederer, Jean-Baptiste Say, and the Concept of Industry, History of Political Economy 9, no. 4 (Winter 1977) : 455–75, estime que Say a emprunté certains concepts importants à l’Idéologue Roederer, mais il concède que c’est Say qui a le plus directement et fortement influencé le groupe du Censeur Européen.
[26] Harpaz, Le Censeur Europen : 204–05.
[27] Censeur Européen 1 (1817) : 159–227 ; 2 (1817) : 169–221.
[28] Jean-Baptiste Say, Cathéchisme d’Économie Politique, ou Instruction Familière (Paris : Crapelet, 1815), p. 14.
[29] Allix, J.-B. Say et les origines de l’industrialisme : 309. Cf. Harpaz, Le Censeur Europeen : 356 : « L’immense progrès de la civilisation matérielle est esquissé, ou tout au moins suggéré, dans les douze volumes du Censeur Européen. »
[30] Allix, J.-B. Say et les origines de l’industrialisme : 341–44.
[31] Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses, C. R. Prinsep, trans. from 4th ed. (1880 ; New York : Augustus M. Kelley, 1964), pp. 146–47 (emphasis supplied). Il a été montré avec des arguments convaincants que Say est à l’origine du concept de “recherche de rente”; Patricia J. Euzent and Thomas L. Martin, Classical Roots of the Emerging Theory of Rent Seeking : the Contribution of Jean-Baptiste Say, History of Political Economy 16, no. 2 (Summer 1984) : 255 — 62.
[32] Allix, J.-B. Say et les origines de l’industrialisme : 312.
[33] Comme l’écrit Dunoyer dans sa Notice historique, p. 179 : « S’il est douteux que ces auteurs avaient anticipé les conséquences politiques de leurs observations sur l’industrie, ces observations jetaient un jour nouveau sur la politique qui était favorable à son amélioration. Les écrits se trouvèrent entre les mains de plusieurs hommes dont c’était le sujet d’étude, et transforma radicalement leurs idées. Tel fut notamment le cas des auteurs qui écrivaient pour le Censeur. »
[34] Charles Comte, Considérations sur l’état moral de la nation française, et sur les causes de l’instabilité de ses institutions, Censeur Européen 1 : 1–2, 9. La similitude avec l’analyse de Franz Oppenheimer est évidente. Voir son The State, John Gitterman, trans., and C. Hamilton, intro. (New York : Free Life, 1975).
[35] Charles Comte, Considérations sur l’état moral, Censeur Européen 1 :11.
[36] Ibid. : 19.
[37] Ibid., p. 9.
[38] Charles Comte, De l’organisation sociale considérée dans ses rapports avec les moyens de subsistance des peuples, Censeur Européen 2 (1817) : 22.
[39] Charles Comte, Considérations sur l’état moral, Censeur Européen 1 :14. Thierry’s work on the Norman conquest is already foreshadowed in this early essay of Comte’s, in his attack on William the Conqueror. Ibid. : 19–20.
[40] Ibid., pp. 20–21.
[41] Ibid., p. 21.
[42] Ibid.
[43] Charles Dunoyer, Du système de l’équilibre des puissances européennes, Censeur Européen 1 (1817) : 119–26.
[44] Ibid., p. 120.
[45] Ibid., p. 131.
[46] Ibid., p. 132.
[47] Ibid., p. 120.
[48] Charles Comte, De l’organisation sociale, Censeur Européen 2 : 33.
[49] Charles Dunoyer, Du système de l’équilibre, Censeur Européen 1 :124. Dunoyer poursuit (124) : « Si, en leur rendant exactement ce service, il le leur fait payer au-delà de ce qu’il vaut, au-delà du prix auqeul ils pourraient se le faire rendre, tout ce qu’il leur prend en sus est une véritable soustraction qu’il leur fait,et, à cet égard, il se conduit par esprit de rapine. » On notera que Dunoyer est ici confronté à une difficulté, dans la mesure où il consent au monopole d’un Etat prélevant l’impôt. La même remarque vaut également lorsqu’il écrit (125) qu’il faudrait que le gouvernement, en assurant la sécurité des peuples, « ne les eusse pas obligés de payer [ce service] au-delà de ce qu’il devrait naturellement coûter. »
[50] Considérations sur l’état moral, Censeur Européen, vol. 1 : 88–89.
[51] De l’organisation sociale, Censeur Européen, vol. 2 : 29–30.
[52] Voir, cependant, l’article de Patricia J. Euzent et Thomas L. Martin, dans la note 31 ci-dessus.
[53] De l’influence qu’exercent sur le gouvernement les salaires attaches à l’exercice des fonctions publiques, Censeur Européen, vol. 11 (1819) : 75 — 118.
[54] Ibid., p 77.
[55] Ibid,p 78.
[56] Ibid, p 80.
[57] Ibid, pp 81–82.
[58] Ibid., p. 86.
[59] Ibid., p. 88.
[60] Ibid., p. 89.
[61] Ibid., p. 103.
[62] Richard N. Hunt, The Political Ideas of Marx and Engels : I Marxism and Totalitarian Democracy, 1818–1850 (Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 1974), pp. 124–3 1 ; David Conway, A Farewell to Marx : An Outline and Appraisal of his Theories (Harmondsworth : Penguin, 1987), pp. 162 — 64 ; Ralph Raico, Classical Liberal Exploitation Theory A Comment on Professor Liggio’s Paper, Journal of Libertarian Studies 1, no. 3 (1977) : 1793.
[63] Marx and Engels, Selected Works, vol. 1, p. 477.
[64] Ibid., voir aussi p. 432.
[65] Ibid., vol. 2, p. 222.
[66] Hunt, The Political Ideas of Marx and Engels, p. 124.
[67] J’emploie ici le terme dans le sens marxiste, et non comme les Idéologues.
[68] I.e. non-nobles, NdT.
[69] Considérations sur l’état moral, Censeur Européen, 1 : 29–30.
[70] Ibid., pp. 36–37n.
[71] Sur Thierry, voir A. Augustin-Thierry, Augustin Thierry (1795–1856), d’après sa correspondance et ses papiers de famille (Paris : Plon-Nourrit, 1922) ; Kieran Joseph Carroll, Some Aspects of the Historical Thought of Augustin Thierry (1795 — 1856) (Washington, D.C. : Catholic University of America Press, 1951) ; Rulon Nephi Smithson, Augustin Thierry. Social and Political Consciousness in the Evolution of Historical Method (Geneva : Droz, 1973) ; et Lionel Grossman, Augustin Thierry and Liberal Historiography, Theory and History, Betheft 15 (Wesleyan University Press, 1976).
[72] Censeur Européen, 7 : 191–260. Une version anglaise de cet essai, passablement modifié, a été traduite par Mark Weinberg et publiée sous le titre, Theory of Classical Liberal « Industrialisme », avec une préface de Leonard P. Liggio, éditée par le Center for Libertarian Studies (New York, 1978).
[73] Censeur Européen, 7 : 228 and 230.
[74] Ibid. : 206 and 205.
[75] Ibid. : 244.
[76] Ibid. : 218.
[77] Ibid. 256–57. Italiques ajoutés.
[78] Ibid. : 257–58.
[79] Ibid. : 251–52.
[80] Ibid. : 255.
[81] Considérations sur l’état moral, Censeur Européen, 1 : 6.
[82] Charles Comte, De la multiplication des pauvres, des gens a places, et des gens a pensions, Censeur Européen, 7 : 1n.
[83] Voir aussi la note 49, ci-dessus.
[84] Cf. Shirley M. Gruner, Economic Materialism and Social Moralism (The Hague/Paris : Mouton, 1973), pp. 108–10.
[85] Ibid., p. 110.
[86] Dietrich Gerhard, Guizot, Augustin Thierry, und die Rolle des Tiers-État in der französischen Geschichte, Historische Zeitschrift, 190, no. 2 (1960) : 305.
[87] Ibid. : 307.
[88] François Mignet, Le comte Sieyès : Notice, Notices et portraits historiques et littéraires, vol. 1 (Paris : Charpentier, 1854), p. 88 (emphasis supplied).
[89] François Miget, Charles Comte : Notice, ibid., vol. 2, p. 102.
[90] « Après beaucoup des temps et de travail perdus pour obtenir ainsi des résultats factices, je m’aperçus que je faussais l’histoire, en imposant à des époques entièrement diverses des formules entièrement identiques. » Augustin Thierry, Dix Ans d’Études Historiques (1834 ; Paris : Fume, 1851), p. iv. De ses premières affinités avec le libéralisme politique radical, il écrit : « J’aspirais avec enthousiasme vers un avenir, je ne savais trop lequel. » Ibid., p. x.
[91] Ibid., pp. 6–7.
[92] Ibid., p. 8.
[93] Ibid., p 12.
[94] Cited in Peter Stadler, Politik und Geschichtsschreibung in der französischen Restauration 1814 — 1830, Historische Zeitschrift 180, no. 2 (1955) : 283.
[95] Augustin Thierry, Essai sur l’Histoire de la Formation et des Progrès du Tiers-État (1853), new rev. ed. (Paris : Calmann Lévy 1894), pp. 172–73.
[96] Ibid., pp. 189 and 195.
[97] Ibid., pp. 1–2.
[98] Ibid., p. 2.
[99] Marx évoque l’essai de Thierry dans sa lettre à Engels citée plus haut dans la note 12. On notera qui apprécie la description de Thierry qui « s’il ne fournit pas un ensemble cohérent, montre comment dès le départ, ou tout au moins après l’apparition des villes, la bourgeoisie française acquiert une influence trop grande en constituant un parlement, une bureaucratie, etc., et non comme en Angleterre par son commerce et son industrie. Cette caractéristique vaut certainement encore pour la France d’aujourd’hui. » Marx et Engels, Selected Correspondence, p. 88.
[100] Voir, par exemple, le célèbre pamphlet de « Timon » (Louis-Marie Cormenin de la Haye), Ordre du Jour sur la Corruption Électorale, 7th ed. (Paris : Pagnerre, 1846).
[101] Recollections, trans. Alexander Teixeira de Mattos (New York : Meridian, 1959), pp. 2–3.
[102] Allix, J.-B. Say et les origines d’industrialisme 318–19.
[103] A. Augustin-Thierry, Augustin Thierry, p. 114.
[104] Ibid., p. 131.
[105] Sur l’état present, Censeur Européen, 2 :97.
[106] Voir Ralph Raico, Classical Liberal Exploitation Theory : 179–83.
[107] Eugene Tenbroeck Mudge, The Social Philosophy of John Taylor of Caroline : A Study in Jeffersonian Democracy (1939 ; New York : AMS Press, 1968), pp. 151–204 and passim.
[108] William Leggett, Democratick Editorials : Essays in Jacksonian Political Economy, Lawrence H. White, ed. (Indianapolis : Liberty Press, 1984), pp. 250–51. Voir aussi Lawrence H. White, William Leggett : Jacksonian Editorialist as Classical Liberal Political Economist, History of Political Economy 18, no.2 (Summer 1986) : 307–24.
[109] William Leggett, Democratick Editorials, p. 142.
[110] John C. Calhoun, A Disquisition on Government and Selections from the Discourse, C. Gordon Post, ed. (Indianapolis : Bobbs-Merrill, 1953), pp. 17–18.
[111] See, e.g., Harris E. Starr, William Graham Sumner, (New York : Henry Holt, 1925), pp. 241 and 458.
[112] Theda Skocpol, Bringing the State Back In : Strategies of Analysis in Current Research (Cambridge, England : Cambridge University Press, 1985). Le titre s’inspire d’un essai antérieur de Skocpol.
[113] Ibid., pp. 3–37.
[114] Ludwig von Mises fait partie des universitaires qui ont souligné le rôle de l’Etat dans la création de corporations et « d’intérêts de classe » (bien qu’il préférât le terme sociologiquement plus précis de « caste » à celui de « classe ») ; voir Théorie et histoire, ch. 7, §3 La lutte des classes. Mises, dont l’étude de cette question remonte à une trentaine d’anneés, n’est pas mentionné par Skocpol. Voir aussi Murray N. Rothbard, Power and Market: Governement and the Economy (Menlo Park: Institute for Humane Studies, 1970) : pp. 12–13, où Rothbard écrit : « Il est à la mode d’affirmer que les “conservateurs” tels que John C. Calhoun avaient « anticipé » la doctrine marxiste de la lutte des classes. L’intuition de Calhoun était presque l’inverse. Calhoun voyait que c’était l’intervention de l’Etat en lui-même qui était à l’origine des « classes » et de leur conflit. Rothbard préfère également le terme « caste » : « les castes sont des groupes constitués par l’Etat, ayant chacun ses privilèges et chacun ses devoirs. » Ibid., p. 198, 5n.
[115] Manifeste du parti communiste, in Karl Marx and Friedrich Engels, Selected Works, I, p. 120.
[116] George Konrad and Ivan Szelényi, The Intellectuals on the Road to Class Power, Andrew Arato and Richard E. Allen, trans. (New York/London : Harcour-Brace Jovanovich, 1979), pp. xiv-xvi, 39–44. and passim.

Traduction : Stéphane Geyres
Ralph Raico est professeur émérite en histoire européenne au Buffalo State College, et Senior Fellow au Mises Institute. C’est un spécialiste de l’histoire de la liberté, de la tradition libérale en Europe, et de la relation entre la guerre et la montée de l’État. Il est l’auteur de La place de la religion dans la philosophie libérale de Constant, Tocqueville, et Lord Acton.

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G) MARX LE DERNIER DES LIBERAUX ?

Le libéralisme est né comme une utopie au sens de Ricœur. De ce fait, utopie de la monarchie absolue, il est devenu l’idéologie du capitalisme. La pensée de Marx est avant tout une critique du capitalisme dont l’essentiel du propos porte sur les rapports sociaux au sein du capitalisme. Elle est alors plus une utopie du capitalisme que l’idéologie d’un communisme, jamais établi. Son analyse prolonge la pensée libérale en qui concerne la liberté de l’individu. Le stalinisme peut être alors considéré, une fois remis en perspective et dans son contexte historique, comme un avatar du libéralisme plus que la mise en œuvre de la pensée de Marx.
Le libéralisme est né de l’affirmation de la liberté de l’individu face à la monarchie absolue et à l’intervention de l’Eglise. Il est donc né comme une utopie au sens de Ricœur « Ce qui est en jeu dans toute utopie c’est le fait d’imaginer une autre manière d’exercer le pouvoir » [Ricoeur, 1997 p. 256 ; voir aussi Jaume, 2010 pp. 9, 58]. De ce fait, utopie de la monarchie absolue, il est devenu l’idéologie du capitalisme telle que l’a définie là encore Ricœur «Ce qui est en jeu dans toute idéologie, c’est en fin de compte la légitimation d’un certain système d’autorité.» (Ricoeur, 1997 p. 256). Il me parait important de remettre au cœur des projets sociétaux, et donc entrepreneriaux, la nécessité de l’utopie comme guide pour le changement. Toutefois, il importe aussi de rouvrir le débat sur l’idéologie qui fonde l’action collective, disons le paradigme dominant. Il ne s’agit pas d’un effet de mode. La question des origines et des conditions d’émergence de l’idéologie dominante est cruciale pour en comprendre la dimension historique et donc finie. A cet égard, il importe alors aussi d’identifier l’utopie qui pourrait suppléer et dépasser ces limites en s’entendant pour l’ancrer dans l’action présente et non dans un futur impliquant aujourd’hui des sacrifices pour des lendemains qui ont rarement chanté !
A ce titre, il nous semble que le seul penseur qui ait à la fois analysé le système capitaliste de manière critique, en reconnaissant ses apports, tout en prenant en compte ses limites comme historiques appelant à être dépassées, est Marx. La difficulté est que Marx, a suscité un mouvement fort, comme à partir de la fin du XVIème siècle les auteurs libéraux et du siècle des Lumières, qui est resté, selon nous, piégé dans l’idéologie dominante malgré un discours et des choix politiques qui disaient s’en émanciper. Cela pose alors la question de la gestion du changement et des modalités de mobilisations des acteurs dans leur capacité à développer un projet collectif viable à tous les échelons de la société. Sans réponse, nous sommes condamnés à gérer l’état des choses sans perspectives de pouvoir agir pour les changer. Nous souhaitons alors développer dans cet article trois points à propos de Marx.
Tout d’abord, sa pensée est avant tout une critique du capitalisme et donc aussi une utopie du capitalisme, utopie qualifiée de « communiste », dont l’essentiel du propos porte sur les rapports sociaux au sein du capitalisme. Nous nous intéressons non au Marx, homme de son temps, au Marx politique, auteur du Manifeste du Parti Communiste, fondateur de la Première Internationale Communiste en 1824, avec qui Bakounine a débattu [Ribeill, 1975] mais au Marx penseur, tout à la fois économiste, philosophe, sociologue qui s’intéresse à la liberté et aux conditions de son expression et de son exercice. En effet, en tant que citoyen Marx a pris part aux luttes et débats politiques de son époque et a dû argumenter pour justifier ses prises de positions compte tenu de la réalité du moment et de ses enjeux. C’était une prise de risque dans la mesure où parfois l’action conduit à aller à un essentiel appelé par les rapports de force politique de l’instant, qui peut éloigner de ce que la pensée considère comme souhaitable ou nécessaire ; l’action simplifie la pensée, parfois dangereusement. Ce qui nous intéresse ici c’est le Marx qui critique l’Economie Politique en soulignant qu’elle ne peut pas tenir son ambition utopique sans questionner les rapports de production effectifs.
Ensuite, que son analyse prolonge la pensée libérale2 en qui concerne la liberté de l’individu, la personne, mais dans ses conditions concrètes d’existence, dans l’histoire que l’homme produit en même temps qu’il en est un produit [Marx, 1976a]3 ; par conséquent son interpellation concerne l’emprise des rapports de propriété sur, d’une part, l’exercice réel de la liberté et, d’autre part, les conditions et modalités de l’appropriation privée du surplus de travail, la plus-value.
Enfin, que le stalinisme peut être considéré, une fois remis en perspective et dans son contexte historique, comme un avatar du libéralisme plus que la mise en œuvre de la pensée de Marx même si le discours idéologique a mobilisé – et perverti l’utopie correspondante4 - le second plutôt que le premier:«... le principe représentatif pouvait se retourner en despotisme, que la souveraineté du peuple pouvait être confisquée par une poignée d’hommes, bref que la conception libérale de l’ordre politique était lourde de dangers mortels pour les libertés » [Manent, 1987 p. 174; souligné par nous]. Car c’est la pensée libérale qui en effet justifie la révolution, le devoir de révolte [Hobbes, Locke ; Manent, 1987]. Autrement-dit, c’est la problématique de la souveraineté et de la représentation politique des individus qui peut être dévoyée, le stalinisme étant alors un des aboutissements de cette recherche avançant masqué sous une utopie d’émancipation mais perverti tant du point de vue de cette dernière que du libéralisme et de ses idéaux fondateurs. En effet, ce qui est/a été en cause c’est l’exercice de la « Souveraineté » et le statut de l’Etat; les débats de Marx avec Stirner [Marx, 1976, 1976a] ou encore Bakounine [Ribeill, 1975] montrent bien l’enjeu de ce questionnement et la difficulté à préciser, pour le futur – et c’est là sans doute que le Marx « politique » et le Marx « théoricien » ont eut le plus de mal à s’entendre - le rôle et la place de l’Etat. 

1. Mise en contexte
Il s’agit donc d’une invite à relire l’œuvre de Marx dans une perspective différente,

celle des conditions d’exercice de la liberté individuelle par des hommes avant tout inscrits dans leur histoire. La rupture qui a été produite par la pensée libérale concerne l’apparition de l’histoire dans l’analyse de la vie des hommes et de leur organisation. C’est avec Rousseau et la Révolution française que « la nature cesse d’être le critère, la référence ou le modèle. Deux autres critères vont prendre sa place : l’histoire et la liberté » [Manent, 1987 p. 171 ; souligné par nous]. Et c’est justement sur ce double enjeu que porte la critique de Marx.
Dans l’Idéologie Allemande, en particulier à propos de Feuerbach, il met au cœur de ses préoccupations les conditions d’exercice/réalisation de la liberté de chacun dans un contexte historique donné, c'est-à-dire un régime de propriété. Il explicite ces conditions « Ceci n’est pas possible sans la communauté5. C’est seulement dans la communauté [avec d’autres que chaque] individu a les moyens de développer ses facultés dans tous les sens ; c’est seulement dans la communauté que la liberté personnelle est possible » [Marx, 1976a p.
62]. L’homme peut alors revendiquer sa liberté non pas seulement en se réunissant, en entrant en société par peur de la mort (Hobbes) ou pour ne plus avoir faim (Locke) mais pour affirmer son histoire et sa liberté : « Dans la communauté réelle, les individus acquièrent leur liberté simultanément à leur association grâce à cette association et en elle » [Ibid., p. 63]. La question n’est plus alors de savoir si cette liberté est celle de « l’état de nature » tel que donné par Dieu ou par la«Raison», mais de reconnaître que l’homme est d’abord un être historique, sociable, socialisé, via le travail. Et nous relevons là encore un point d’accord fort entre Locke et Marx qui fait sans doute de celui-ci le dernier vrai libéral, en ce qui concerne le travail seul source de richesses [Manent, 1987 p. 97 ; Locke, 1992 p. 163-167]. 

2 Nous n’entrerons pas dans la distinction des courants au sein du libéralisme, entre « utilitariste » et tenant du « Droit naturel ou de la Raison » [Vergara, 2002].
3 Par exemple, pages 15, 19, 21, 26-27, 34, 39, 62. Voir aussi ce que nous en dit Feyerabend [1979 p. 166-167].
4 Nous n’entrerons pas dans la polémique qui consiste à réduire, au nom des faits, la pensée de Marx au stalinisme ou à un totalitarisme. L’histoire est celle des hommes dans leurs espoirs et déboires. Réduire cette pensée à l’un ou l’autre, serait comme ramener la Bible aux guerres de religion ou la pensée libérale au colonialisme et autres dictatures qui se sont réclamées de la liberté pour asservir ou exterminer l’Autre.

5 «[Passage biffé dans le manuscrit] : et impossible sans le complet et libre développement de l’individu qu’elle implique », ce qui en passant contredit l’analyse de Catherine Audard quand elle présente l’analyse de Commons qui identifie 3 stades dont le dernier serait celui du communisme et qu’elle dit « le stade de la stabilisation et de la régulation, après les grandes crises du capitalisme, qui correspondrait au stade du communisme de Marx. Dans ce dernier stade ; la diminution des libertés individuelles est liée aux interventions gouvernementales, mais surtout à des interventions économiques » [Audard, 2000 p. 328] des acteurs de la société.

La question porte alors sur les conditions d’exercice de cette liberté historiquement située. Dis autrement « Qu’est ce que l’Homme ? ». Cette question est centrale car l’individu chez les libéraux est déjà donné et même s’ils insistent sur l’individu « animal social », la socialisation n’est pas traitée en tant que telle, elle est posée et non construite par l’action même des hommes sous des rapports sociaux de production historiquement datés6. Or, un individu est produit car « produisant en société – donc une production des individus qui est socialement déterminée » [Marx, 1980 p. 17]. Autrement dit, « le travail humain excède toujours l’action instrumentale parce que nous ne pouvons pas travailler sans l’apport de nos traditions et de notre interprétation symbolique du monde » (Ricœur, 1997, page 294). Cela nous permet alors de faire une distinction fondamentale entre individu et personne7 :
« [...] l’individu est la forme passive de la personne. Chacun a une singularité individuelle liée à sa propre histoire et les conditions de sa venue au monde ; la personne est cet individu tel qu’il se construit à travers et par les échanges et interactions qu’il engage avec ses environnements, ceux-ci en retour participant à sa construction. Par conséquent, une personne est un individu socialisé, inséré/produit dans/par des rapports sociaux qui s’imposent à lui mais qu’il transforme par son action, à savoir sa conscience en acte. (...) Un individu n’existe concrètement qu’en tant que personne, c'est-à-dire au sein d’un processus de socialisation et d’appropriation de ses environnements, une « pratique » telle que la définit Ricœur [1997, pages 278, 298 par exemple] » [Paranque, 2009, pp.25-26].
Il n’est pas alors possible de parler de l’individu sans cette dimension historique qui n’est pas seulement l’histoire des hommes ou l’Histoire, mais l’histoire de l’homme singulier et produit social, c'est-à-dire l’individu singulier en action: «la personnalité est une biographie au sein d’une histoire : déploiement d’activité dans l’évolution humaine, son essence est temporelle » [Sève, 2008 p. 486 ; souligné par nous]. Ainsi, loin de tout égarement sur « la nature de l’homme », Marx inscrit l’essence de celui-ci dans l’ensemble des rapports sociaux [Marx, 1976a p. 3]. Il n’y a pas « d’état de nature » ou de « Raison » auquel faire référence pour définir la liberté mais une histoire, produit des hommes : « L’homme est au sens le plus littéral du terme, un [« animal politique » l’expression est d’Aristote], non seulement un animal sociable, mais un animal qui ne peut se constituer comme individu singulier que dans la société. (...) Quand donc nous parlons de production, c’est toujours de la production à une stade déterminé du développement social qu’il s’agit – de la production d’individus sociaux » [Marx, 1980 p. 18-19]. Par conséquent, la rupture qui est introduite est de reconnaitre dans la socialisation, d’abord des rapports de production et non des relations sociales [voir Marx, 1980 p. 20-46, 264]. 

6 Voir à ce sujet l’introduction au Tome 1 des « Grundrisse » [Marx, 1980 p. 17 et s.].
7 Voir aussi les travaux du Collèges des Bernardins « l’entreprise, formes de la propriété et responsabilité sociale » http://www.collegedesbernardins.fr/index.php/component/content/article/1364.html 


Si l’on reproche à la pensée marxienne d’être datée, alors en toute bonne foi, c’est aussi le cas de la pensée libérale, si ce n’est plus, puisqu’elle naît au 17ième siècle voire au 16ième avec Hobbes et Machiavel. 

2. Une critique du capitalisme
Marx a donc analysé pourquoi les hommes et les femmes ne pouvaient pas être libres

dans le système capitaliste et défini le communisme comme « le mouvement réel qui abolit l’état actuel » [Marx, 1976a p. 35, note 1], non comme une action politique uniquement consciente, mais comme la dynamique inhérente à l’exercice de la liberté. A partir du moment où l’on vend sa force de travail dans le cadre d’une relation contractuelle subie ou choisie on « aliène » sa liberté, c'est-à-dire sa capacité à choisir ce que l’on veut faire de ses propres compétences pour les mettre au service du capitaliste: «En tant qu’expérience vécue, l’aliénation consiste dans ce fait que mon activité sociale se voit imposer sans recours des buts inassimilables à mes motifs » [Sève, 2008 p. 505]. Ce qui fait écho à Locke qui justifie la révolte à partir du moment où les conditions de la réunion en société ne respectent plus la souveraineté déléguée au Souverain [Locke, 1992 ;Jaume, 2010 p. 155].
Marx est beaucoup plus un penseur du capitalisme que le promoteur du communisme qu’il ne traite que de manière généraliste [voir Marx, 1976a], donc dans une approche historique et diachronique et non prophétique : le communisme « est donc le moment réel de l’émancipation et de la reprise de soi de l’homme (...) mais le communisme n’est pas en tant que tel le but du développement humain, la forme de la société humaine » [Marx, 1972a p. 99].
Si le libéralisme est l’idéologie du capitalisme, Marx en est le critique, comme en témoigne, entre autre, le titre des Manuscrits de 1859 « Critique de l’Economie Politique », porteur d’une utopie plus tard dévoyée, et connue sous le nom de « communisme».
En insistant sur les rapports sociaux de production dans lesquels nous actons, il a mis en évidence que la loi de la valeur ne permet pas de créer cette liberté tant que les acteurs eux- mêmes ne se seront pas appropriés les conditions de celle-ci. A cet égard Marx définit ces conditions au sein d’un mode de production, comme une relation dialectique, et donc contradictoire, entre rapport de production et forces productives. Le premier caractérise les rapports sociaux entre les hommes dans la satisfaction de leurs besoins ; les secondes expriment les rapports des hommes à leurs environnements, donc les moyens qu’ils développent pour répondre à leurs besoins. Les rapports de production capitalistes se définissent par le salariat et la loi de la valeur comme mesure des richesses: 

« dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. [...] A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors » [Marx, 1972 p. 4]. 

Le travail est donc, si on accepte de le suivre à la suite de Hobbes ou de Locke (Manent, 1987), la source de la richesse, c'est-à-dire de la création de biens. Il est donc source de valeur avec une caractéristique importante, sa mise en œuvre crée plus de valeur qu’il n’en requiert pour être mobilisé. Cela permet la création d’un surplus. La valeur de la force de
travail8 n’est pas alors autre chose que l’étalon de mesure des richesses produites [Marx, 1976 p. 177 par exemple]. Elles sont mesurées par le temps de travail socialement nécessaire pour les produire. C’est la loi de la valeur, c'est-à-dire de la nécessité.
Ceci étant, le développement des forces productives, c'est-à-dire la maîtrise qu’ont les hommes sur leurs environnements permet de décupler leurs capacités à répondre aux besoins sociaux par le fait de la science, de la technologie, de la formation, bref des connaissances. Cela permet de réaliser des gains de productivité énormes grâce à la division du travail comme l’ont montré déjà Smith et Ricardo. La réduction du temps de travail – salarié – n’est pas autre chose que l’expression de ces gains de productivité et de leur répartition à l’ensemble des sociétés humaines (de manière inégale, différente dans le temps et l’espace). La réduction du temps de travail nécessaire a comme contrepartie l’accroissement du temps de libre, ne serait-ce que pour consommer les nouveaux biens. « Le seul fait extra économique, dans tout cela, c'est que l'homme n'a pas besoin de la totalité de son temps pour produire les moyens de subsistance, qu'il dispose de temps libre au-delà du temps de travail nécessaire à sa subsistance, temps libre qu'il peut donc aussi employer au surtravail » [Marx, 1980b p. 133].
Encore faut-il pour cela qu’il dispose, d’une part, de la maîtrise de son travail et, d’autre part, des ressources nécessaires pour exercer ce surtravail, ressources autant financières que sociales. Ce que précise explicitement Marx [1979 p. 198-199] : 

« En ce domaine, la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions correspondant de la façon la plus digne à leur nature d’être humain. Mais cette activité constitue toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté, mais qui ne peut fleurir qu’en prenant pour base ce royaume de la nécessité. La condition fondamentale en est la réduction de la journée de travail » [in Sève, 2004 p. 62]. 
Ce qui est ainsi posé ce sont les conditions d’expression de la liberté concrète des hommes sans laquelle la question de la souveraineté ou de la représentation n’a qu’un sens limité. 

3. La domination des rapports de propriété
L’analyse de Marx pointe bien l’enjeu de la propriété privée sur lequel insistent aussi

bien Hobbes et Locke ou Montesquieu [Manent, 1987], dont il reconnaît même l’apport quand il traite du développement du commerce qui conduit, via la captation des excédents produits par le travail, à l’apparition des sociétés, en particulier par action. Le développement des outils financiers, mais aussi des marchés financiers balbutiants, ont amené Marx à explicitement traiter des formes sociétales « portant » cette propriété privée. Il souligne à cet égard la contradiction qui apparait dès l’origine à son propos : 

« Constitution de sociétés par actions. Les conséquences : 1° Extension énorme de l’échelle de la production et entreprises qui auraient été impossible à des capitaux isolés. En même temps, des entreprises, qui étaient jadis gouvernementales, se constituent en sociétés. 2° Le capital [...] revêt ici directement la forme de capital social (capital d'individus directement associés) par opposition au capital privé. [...] 3° Transformation du capitaliste réellement actif en un simple dirigeant et administrateur de capital d'autrui et des propriétaires de capital en simples propriétaires [...]. Dans les sociétés par actions, la fonction [de dirigeant] est séparée de la propriété du capital. Ce résultat du développement suprême de la production capitaliste est le point par où passe nécessairement la reconversion du capital en propriétés des producteurs, non plus en comme propriété privée des producteurs particuliers, mais en tant que propriété des producteurs associés, propriété directement sociale» [Marx, 1979 p. 102]. 

8 Et non la valeur du travail, et c’est là une rupture majeure avec ses prédécesseurs bien qu’ils aient pressenti cette différence [Locke, 1992].

Cette propriété peut être collective – les coopératives – ou non, les sociétés par actions « classiques »9. Toutefois, ce centrage sur la propriété a eu entre autre conséquence une réduction du concept d’entreprise à celui de société et donc une survalorisation de la place et du rôle des actionnaires, instrumentalisés ou non par les « managers ». En effet, rien ne justifie cette dérive qui transforme un titre de propriété sur une part en propriété de la totalité de l’organisation (Collèges des Bernardins, 2011). Or cet «aplatissement» a comme conséquence de faire disparaitre de fait le débat sur la place et le rôle de la démocratie dans la conduite de projets collectifs, tels les entreprises. Ainsi « La théorie de l’agence doit être considérée pour ce qu’elle est : un coup de force théorique et idéologique qui participe d’un mouvement visant à imposer une nouvelle conception de l’entreprise et à justifier des changements majeurs dans la manière de concevoir ses fonctions et sa gestion » (Weinstein, 2010, page 99)
Marx a eu comme souci de comprendre comment chacun peut ou non révéler sa personnalité et sa liberté au sein d’une dynamique sociale en mettant au cœur de sa réflexion le lieu de production des richesses, l’entreprise. Il a montré que le libéralisme en ignorant la réalité concrète du système au sein duquel nous sommes insérés, ne pouvait pas tenir sa promesse de libération car les rapports de propriété en œuvre, privaient de leur liberté ceux qui n’avait que leur force de travail à vendre sous un certain régime de propriété. En particulier, l’analyse qu’il fait de l’Etat montre, malgré tout, qu’il a, dès le début, pointé une faiblesse de la pensée libérale qui est l’occultation10 des rapports de forces liés à la propriété des moyens des productions, au contrôle privé du travail accumulé passé en des termes qui rappelle l’analyse de Locke sur la propriété [Locke, 1992 , Chap. 5] ou de l’analyse de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs [Manent, 1987 p. 119 et s.].
« Du fait que la propriété privée s’est émancipée de la communauté, l’Etat a acquis une existence particulière à côté de la société civile et en dehors d’elle ; mais cet Etat n’est pas autre chose que la forme d’organisation que les bourgeois se donnent par nécessité, pour garantir réciproquement leur propriété et leurs intérêts tant à l’extérieur qu’à l’intérieur» [Marx, 1976a p. 73-74]. 

Et Marx précise
« «L’Etat est donc la forme par laquelle les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts communs et dans laquelle se résume toute la société civile d’une époque, il s’ensuit que toutes les institutions communes passent par l’intermédiaire de l’Etat et reçoivent une forme politique. De là l’illusion que la loi repose sur la volonté et, qui mieux est, volonté libre, détachée de sa base concrète. De même on ramène à son tour le droit à la loi » (Ibid., p. 74). 

9 « A l’intérieur de la vieille forme, les usines coopératives des ouvriers elles-mêmes représentent la première rupture de cette forme.(...)Il faut considérer les entreprises capitalistes par actions et , au même titre, les usines coopératives comme les formes de transition du mode capitaliste au mode collectiviste, avec cette différence que, dans les premières, la contradiction est résolue négativement et dans les secondes positivement » (Marx, 1974, pp. 105-106). Voir sur ce débat Schwartz (2011).
10 Même si à certains égards il n’y a pas totalement échappé en permettant ou laissant la porte ouverte à l’interprétation selon laquelle l’appropriation collective des moyens de production se réduisait à leur nationalisation par l’Etat ; ce dernier
« représentant » (mais selon quelles modalités ?) les individus.


Manent ne dit pas autre chose quant à l’apport de Montesquieu, en notant à propos de ce dernier « au lieu de partir du droit qui fonde la liberté, il part du pouvoir qui la menace ; au lieu de s’interroger sur l’origine du pouvoir, il s’interroge sur ses effets » [Manent, 1987 p. 123] en précisant qu’avec Rousseau « L’homme moderne est devenu un bourgeois ; il a cessé d’être un citoyen » [Ibid., 1987 p. 147). Et c’est là tout l’objet de la pensée marxienne11 : s’interroger sur l’origine du pouvoir et « la contradiction du monde humain ; elle nait du travail, et l’inégalité des propriétés, précisément parce qu’elle est fondée originellement sur la différence des capacités de travail, est fondée sur une inégalité de forces » [Ibid., 1987 p. 167] qui ne peut être réduite à une inégalité « naturelle » mais fondamentalement sociale [Sève, 2008].
Cette question est au cœur des enjeux du développement et trop souvent on confond droit de propriété et régime de propriété comme le montre bien Elinor Ostrom dans ses travaux portant sur les gestions des biens communs (2007,2010). Ce questionnement est celui de la gouvernance « collective » des organisations via les modèles coopératifs par exemple et donc de la gestion de l’action collective. 

4. Généalogie du stalinisme et des totalitarismes
Si le point de départ est la liberté individuelle et que, quelque soit le motif ou la raison,

les hommes « entrent » en société [Marx, 1976a p. 64-65], alors il faut que dans cette société il ne perde pas leur liberté [Ibid., p. 70 et s.). Il faut que leur souveraineté puisse s’exprimer. Quand elle n’est pas respectée, ils ont droit à la révolte « le peuple (ne) se réserve toujours le pouvoir souverain d’abolir le gouvernement ou de le changer, lorsqu’il voit que les conducteurs, en qui il avait mis tant de confiance, agissent de manière contraire à la fin12 pour laquelle ils avaient été revêtus d’autorité » [Manent, 1987 p. 253 ; voir aussi Locke, 1992 p. 298, (Jaume, 2010 pp. 293, 342-343)].
La Russie sous Nicolas II était une monarchie absolue contre laquelle, en d’autres temps et d’autres lieux, les libéraux depuis Hobbes se sont élevés. La manière dont les hommes se sont révoltés et ont agi ensuite n’enlèvent rien à cette légitimité libérale. La révolution russe de 1917 fait écho aux révolutions anglaise et française et s’inscrit dans les luttes pour la liberté dans la lignée des luttes antérieures, dont celle de 1907, en et hors Europe. Elle s’est construite dans un contexte historique particulier et des bases politiques et philosophique propres mais il s’agissait en tout les cas d’une « révolte, d’une rébellion » pour reprendre les termes de Locke [1992] à l’égard d’une souveraineté ne garantissant pas les libertés de l’individu. Il s’agissait aussi d’entrer dans une nouvelle souveraineté. Les luttes de pouvoir qui ont suivi ont porté sur l’exercice de cette souveraineté et l’organisation du gouvernement, en particulier les rapports entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, avec l’accent mis sur le contrôle de son exercice [menchevik versus bolchevik, [Serge, 1951]. Dès la prise de pouvoir par Staline en 1922 et malgré les réserves émises par Lénine dans son testament politique, un régime totalitaire est mis en place, reniant par là-même les aspirations initiales, aidé en cela par la guerre qui fut menée contre ce nouvel Etat jusqu’au début des années 20 (Traité de Riga avec la Pologne). 


11 Pour la mobilisation de ce terme plutôt que celui de marxisme ou de marxiste voir Sève [2004 p. 190]. 12 Dans les citations, les mots non en italiques sont soulignés par l’auteur.

Si les origines de cette révolution mêlent lutte pour les libertés et contestation du capitalisme naissant en Europe, pour autant elles ont illustré dramatiquement les carences de la réflexion sur le pouvoir politique et le rôle de l’Etat en période de transition, comme l’ont relevé Bakounine [Ribeill, 1975] ou Victor Serge [1951]. L’organisation de la société russe/soviétique a, malheureusement, concrétisé un risque majeur de l’exercice du pouvoir, au nom de la liberté que relève Manent à propos de Rousseau et de son Contrat Social, qui peut ouvrir sur « un avenir radicalement indéterminé, où le seul guide sera l’idée de l’unité sociale, de l’identification de l’intérêt et de la volonté de chacun à l’intérêt et à la volonté de tous. Et la seule manière d’être sûr que le cette identité est réalisée, que l’intérêt public ne se confond avec aucun intérêt privé, c’est de placer l’intérêt public en contradiction avec tous les intérêts privés, c’est de mesurer la réalisation de l’intérêt public à la contradiction qu’il adresse à tous les intérêts privés : l’unité de tous se rendra sensible par l’oppression de tous » [1987 p. 164-165 ; souligné par nous].
Autrement dit «[...] la conception libérale de l’ordre politique était lourde de dangers mortels pour les libertés » [Ibid., p. 175] comme l’avait montré la Révolution française.
Benjamin Constant, à la suite de Rousseau, a bien conscience que la difficulté n’est pas dans le principe de souveraineté qui ne se discute pas, mais dans son application : « Sans une définition exacte et précise, le triomphe de la théorie pourrait devenir une calamité dans l’application » [cité par Manent, 1987 p. 185]. N’est ce pas là l’enjeu de tout changement, que la souveraineté soit affirmée au nom de l’individu, du peuple ou d’une classe au nom des autres? A cet égard, le stalinisme est aussi un enfant monstrueux du libéralisme philosophique, autant que de ceux qui, au nom de l’émancipation de certains, ont asservi les autres. 

5. Conclusion
Penser la liberté et son plein exercice par l’individu avec comme objectif le bonheur

tant individuel que collectif, est finalement au cœur des préoccupations des uns et des autres [Vergara, 2002 p. 74, 77, 83 par exemple]. Elle implique toutefois de revenir sur cette souveraineté « déléguée » à condition, avec Marx, de s’intéresser à la forme concrète de la vie des hommes en société en reprenant le constat initial des libéraux. 1/le travail est le point de départ de l’activité humaine et de sa sortie de « l’état de nature »13 [Locke, 1992 p. 163 et s.]; 2/ « le rapport de l’homme à la nature se définit comme travail » [Manent, 1987 p. 97] et 3/ « la propriété entre dans le monde par le travail » [Ibid., p. 96].
Ce rapport Marx va les qualifier de « forces productives » et la manière dont les hommes s’organisent dans le travail, de « rapports de production ». Il va s’intéresser à ce défi rencontré par les libéraux qui sont conscients que la propriété est fondée sur une inégalité [Manent p. 167]. Cette inégalité est renforcée par « l’invention de la monnaie » qui permet de garder le surplus du travail sans le gaspiller ou qu’il soit corrompu14 : « le droit de propriété se détache naturellement du travail qui est à son origine. A partir du moment en effet où la monnaie permet de représenter et conserver des quantités de travail, le propriétaire légitime n’est plus nécessairement le travailleur : il suffit que l’échange soit libre ... » [Ibid., p. 99- 100].
Marx analyse que l’inégalité entre les hommes, plus qu’une inégalité de capacité, est une inégalité liée intrinsèquement à l’accumulation nécessaire du capital. Cette accumulation s’accompagne du développement des échanges15 et se traduit par l’essor des villes, dans
lesquelles « [...] apparut pour la première fois la division de la population en deux grandes classes, la division qui repose directement sur la division du travail et les instruments de production » [Marx, 1976a p. 49 et s]), ces derniers étant du travail passé, accumulé et échangeable grâce à l’argent, condition de l’échange [Ibid., p. 48]. 

13 Locke précise que cet état de nature est un « état de liberté » et non de « licence » [Locke, 1992 p. 144]. 14 Voir Locke [1992 p. 179].
15 Voir Hume, [Jaume, 2010 p. 244-255].


Ce que Marx intègre alors, c’est le statut de la propriété privée, sa manifestation et son impact sur l’exercice de la liberté de chacun et la souveraineté des hommes. Il règle ainsi, à la suite de la Révolution Française [Manent, 1987], la question de l’état de nature pour entrer dans l’histoire de l’homme [Marx, 1976a p. 39]. Cette question reste d’une brûlante actualité et nous interroge sur le besoin de nouvelles formes de propriété répondant aux besoins de développement.
Cette histoire se déroule aujourd’hui avec la forme supérieure de la propriété qu’est la propriété actionnariale, non plus fondée sur l’excédent de biens produits conservés grâce à la monnaie mais sur l’argent en tant que tel et sa valorisation comme fin en soi, « forme universelle de la richesse », « forme générale de la richesse » [Marx, 1980 p. 173, 214]16. A cet égard, quel exercice de la liberté est-il possible pour l’individu qui, outre les inégalités de capacités de travail, est confronté aux inégalités de l’accumulation du capital ?17
Ces inégalités et leurs manifestations sociale et politique, ont pesé fortement sur tout le 19ième siècle et le début du 20ième. La lecture du Capital donne un aperçu des conditions de vie quotidienne des hommes et des femmes au travail18 comme Zola l’a bien illustré aussi dans Germinal. La liberté au quotidien n’était pas cette libre association des hommes mais une soumission au contrat passé. Les luttes contre les monarchies absolues n’étaient pas non plus finies. Autrement dit, il existait une forte aspiration à la liberté. Ce mouvement a accompagné le passage d’un siècle à l’autre, se déclinant en particulier en Russie avec la révolution de 1917. Mais après une période d’espoir, il a débouché sur un totalitarisme – qui ne doit pas faire oublier les autres commis au nom de la culture, de la religion ou de la « race » - qu’on ne peut pas prétexter pour nier le droit et le devoir de rébellion. Il doit nous interpeller sur la difficulté quotidienne, et encore d’actualité, à définir les conditions d’application du principe de souveraineté et de la démocratie. Celui-ci a été porté un temps par « l’avant-garde » revendiquant à représenter les intérêts de tous, sans que celle-ci puisse pour autant résoudre ce défi.
Le stalinisme est alors entré dans l’histoire, non comme réalisation du communisme, d’une utopie, mais comme double détournement. Détournement d’une part, du contrat social unissant des individus en rébellion contre le souverain qui ne respectait pas l’accord passé lors de l’entrée en société et, d’autre part, de la volonté initiale des individus et donc comme une trahison de la tentative de définition d’une nouvelle souveraineté fondée sur l’utopie de réappropriation de la liberté de chacun (Serge, 1951).
Marx pourrait être considéré comme le dernier des libéraux en ce sens qu’il poursuit l’utopie originelle de sortie de la Monarchie Absolue et de la domination de l’Eglise en interpellant l’idéologie fondatrice de nos sociétés modernes et en montrant la nécessité de poursuivre l’utopie proposée [Manent, 1987 ; Audard, 2000]. 

16 Voir aussi [Marx, 1972 p. 190-191 ; 1978 p. 100-101, 138, 148-149 ; 1976a p. 414, 446-447]. 17 Voir les travaux du Collèges des Bernardins 2011 http://www.collegedesbernardins.fr/index.php/component/content/article/1364.html
18 Par exemple Marx 1979b, p. 222 et 228. 



1 bernard.paranque@euromed-management.com


Bibliographie
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Collèges des Bernardins. (2011). L’entreprise, formes de la propriété et responsabilités sociales - http://www.collegedesbernardins.fr/index.php/component/content/article/1364.html
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Jaume, Lucien. (2010). Les origines philosophiques du libéralisme. Paris : Flammarion - Champs Essais.
Locke, John. (1992). Traité du gouvernement civil. Paris : Flammarion. Manent, Pierre. (1987). Histoire intellectuelle du libéralisme. Paris : Hachette.
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Ostrom, Elinor and Hess, Charlotte. (2007). Private and Common Property Rights, Workshop in Political Theory and Policy ANalysis, Indiana University.
Ostrom, Elinor. (2010). Gouvernance des biens communs, De Boeck, Bruxelles.
Paranque, Bernard. (2009). Construire l'Euroméditerranée. Paris : L'Harmattan.
Ribeill, Georges. (1975). Marx/Bakounine: socialisme autoritaire ou libertaire. Paris : 1018. Ricoeur, Paul. (1997). Idéologie et Utopie. Paris : Seuil.

Schwartz, Justin. (2011). Where Did Mill Go Wrong?: Why the Capital Managed Firm Rather than the Labor Managed Enterprise is the Predominant Organizational Form in Market Economies (July 14). The John Marshall Law School, working paper. Available at SSRN: http://ssrn.com/abstract=1886024
Serge, Victor. (1951). Mémoire d'un révolutionnaire. Paris : Seuil.
Sève, Lucien.( 2008). Penser avec Marx aujourd'hui, Tome 2: L'Homme. Paris : La Dispute.
Sève, Lucien. (2004). Penser avec Marx aujourd'hui,Tome 1: Marx et nous. Paris : La Dispute.
Vergara, Francisco. (2002). Les fondements philosophiques du libéralisme - libéralisme et éthique. Paris : La Découverte/Poche.
Weinstein O. [2010], Pouvoir, Finances et Connaissance, les transformations de l'entreprise capitaliste entre XXe et XXIe siécle, Editions La Découverte, Paris.





H) Libre-échange : Frédéric Bastiat VS Karl Marx

Au début du XIXe siècle, afin de protéger les producteurs de céréales britanniques, des barrières douanières, les Corn Laws, furent dressées contre les importations étrangères dont les prix étaient moins élevés que les prix domestiques.
Ce protectionnisme fut introduit en 1815 et aboli en 1846. Il n’a jamais été réintroduit depuis. Et les Britanniques n’ont plus jamais connu de disette…
Il avait revêtu plusieurs formes : celle de l’interdiction pure et simple quand le prix du quarter (un peu moins d’un quart de tonne) baissait en-dessous d’un certain seuil ou celle d’une échelle mobile de taxes en fonction du prix du quarter.

Deux auteurs ont pris position sur les Corn Laws, et leur abolition, Karl Marx et Frédéric Bastiat.
Le premier dans son Discours sur le libre-échange, du 9 janvier 1848, le second dans des articles de 1846, 1847 et 1848, qui figurent dans son recueil Le libre-échange.
Honneur au barbu.

Karl Marx écrit :

« Tant que le prix du blé était encore élevé, le salaire l’étant également, une petite épargne faite sur la consommation du pain suffisait pour lui procurer d’autres jouissances. Mais du moment que le pain et, en conséquence, le salaire est à très bon marché, il ne pourra presque rien économiser sur le pain pour l’achat d’autres objets. »

Frédéric Bastiat lui répond :

« Quand les objets de première nécessité sont à bas prix, chacun dépense pour vivre une moindre partie de ses profits. Il en reste plus pour se vêtir, pour se meubler, pour acheter des livres, des outils, etc. Ces choses sont devenues plus demandées, il en faut faire davantage ; cela ne se peut sans surcroît de travail, et tout surcroît de travail provoque une hausse des salaires. »

Karl Marx n’en reste pas moins convaincu qu’avec le libre-échange se confirment les lois exposées par les économistes, depuis Quesnay jusqu’à Ricardo, telles qu’il les interprète :

« La première de ces lois, c’est que la concurrence réduit le prix de toute marchandise au minimum de ses frais de production. Ainsi le minimum du salaire est le prix naturel du travail. Et qu’est-ce que le minimum du salaire ? C’est tout juste ce qu’il faut pour produire les objets indispensables à la sustentation de l’ouvrier, pour le mettre en état de se nourrir tant bien que mal et de propager tant soit peu sa race. »

Frédéric Bastiat convient qu’avec le libre-échange, il peut y avoir baisse de salaire, mais à une condition :

« La rareté des aliments est le plus grand des fléaux pour ceux qui n’ont que des bras. Nous croyons que les produits avec lesquels se paie le travail étant moindres, la masse du travail restant la même, il est inévitable qu’il reçoive une moindre rémunération. »

Mais, sinon, ce n’est qu’en cas de disette qu’il y a baisse de salaire :

« Quand le pain est cher, un nombre immense de familles est réduit à se priver d’objets manufacturés, et les gens aisés eux-mêmes sont bien forcés de réduire leurs dépenses. Il s’ensuit que les débouchés se ferment, que les ateliers chôment, que les ouvriers sont congédiés, qu’ils se font concurrence entre eux sous la double pression du chômage et de la faim, en un mot il s’ensuit que les salaires baissent. »
Karl Marx

Pour Karl Marx, en résumé, le libre-échange, c’est la liberté du capital – quelle horreur ! – :

« Admettez un instant qu’il n’y ait plus de lois céréales, plus de douane, plus d’octroi, enfin que toutes les circonstances accidentelles auxquelles l’ouvrier peut encore s’en prendre, comme étant les causes de sa situation misérable, aient entièrement disparu, et vous aurez déchiré autant de voiles, qui dérobent à ses yeux son véritable ennemi.
Il verra que le capital devenu libre ne le rend pas moins esclave que le capital vexé par les douanes.
Messieurs, ne vous laissez pas imposer par le mot abstrait de liberté.
Liberté de qui ? Ce n’est pas la liberté d’un simple individu, en présence d’un simple individu. C’est la liberté qu’a le capital d’écraser le travailleur. »

Frédéric Bastiat dit au contraire :

« L’échange est un droit naturel comme la propriété. Tout citoyen, qui a créé ou acquis un produit, doit avoir l’option ou de l’appliquer immédiatement à son usage, ou de le céder à quiconque, sur la surface du globe, consent à lui donner en échange l’objet de ses désirs. »

Karl Marx est hostile à la mondialisation :

« Tous les phénomènes destructeurs que la libre concurrence fait naître dans l’intérieur d’un pays se reproduisent dans des proportions plus gigantesques sur le marché de l’univers […]. Si les libres-échangistes ne peuvent pas comprendre comment un pays peut s’enrichir aux dépens de l’autre, nous ne devrons pas en être étonnés, puisque ces mêmes messieurs ne veulent pas non plus comprendre comment, dans l’intérieur d’un pays, une classe peut s’enrichir aux dépens d’une autre classe. »

Frédéric Bastiat, quant à lui, distingue les peuples qui ont recours à la violence pour bâtir une prospérité éphémère, les peuples qui ne demandent rien qu’au travail et à l’échange, enfin les peuples qui s’efforcent d’imposer leurs produits à tous les autres sous le nom de régime prohibitif. Il se réjouit que l’Angleterre évolue de la troisième à la deuxième catégorie :
« Nous avons dit que l’Angleterre, instruite par l’expérience et obéissant à ses intérêts bien entendus, passe du régime prohibitif à la liberté des transactions ; et nous regardons cette révolution comme une des plus imposantes et des plus heureuses dont le monde ait été témoin. »

Karl Marx, ce faux prophète, fait enfin cette prédiction cynique, contredite par les faits :

« En général, de nos jours, le système protecteur est conservateur, tandis que le système du libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l’extrême l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C’est seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-échange. »

Frédéric Bastiat montre que le protectionnisme se traduit par un profit – pour une industrie – et par deux pertes – pour une autre industrie et pour le consommateur –, ou encore par deux pertes contre un profit pour une nation, tandis que l’échange libre fait deux heureux gagnants.

Avec Frédéric Bastiat, n’ayons donc pas peur du mot, ni de la chose :

« Dites- moi ce que c’est que le libre-échange.
– Mon ami, c’est l’échange libre.
– Ah ! bah ! rien que cela ?
– Pas autre chose ; le droit de troquer librement nos services entre nous.
– Ainsi, libre-échange et échange libre, c’est blanc bonnet et bonnet blanc ?
– Exactement.
– Eh bien ! tout de même, j’aime mieux échange libre. Je ne sais si c’est un effet de l’habitude, mais libre-échange me fait encore peur. »

> le blog de Francis Richard


 
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