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juillet 11, 2015

La liberté selon les socialistes, enfin plutôt les libertés

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

Ce sont les vacances et pourquoi pas s'interroger  sur des idées autres des nôtres; Ici Jean Jaurès en son temps nous expose de manière concise ce qu'il entend par "socialisme" pourvoyeur de libertés. Comment nos socialopithèques de tous les bords auraient dérogé à tous ses préceptes. 
Absolument à lire, des éléments très intéressants paraissent utiles à la réflexion,  aux débats entre libéraux, merci .


Socialisme et liberté (1898)

Sous le titre Socialisme et liberté, Jaurès propose dans ce long et lumineux article paru dans La Revue de Paris le 1er décembre 1898 une synthèse de ses idées sur ce qu’est le socialisme et sur la manière dont il conduit (à l’opposé de la tyrannie étatique qu’on lui reproche de vouloir établir) à une humanité d’individus libres et autonomes.

Le socialisme, communiste, collectiviste, est un individualisme ! Voilà qui pourrait étonner sans les explications que donne ici Jaurès sur ce qu’est vraiment la liberté individuelle : car cet individualisme-là est évidemment un humanisme

Le socialisme, un danger pour la liberté ?

Il y a une partie notable de la bourgeoisie, qui n’est pas séparée du socialisme par des intérêts de classe : et elle a d’ailleurs, par l’effet d’une haute culture, assez de générosité pour ne pas faire de son intérêt étroit la mesure du vrai. Mais elle tient par-dessus tout à la liberté. Son bien le plus précieux, sa dignité la plus haute, c’est la liberté de l’esprit, de la vie intérieure : et toutes les libertés affirmées par la Révolution de 1789, la “ liberté du travail ”, la liberté politique lui paraissent comme un reflet de la liberté sacrée de l’esprit. Or, elle semble craindre souvent que le socialisme soit une diminution de la liberté, qu’il contraigne ou resserre la personne humaine et qu’il soumette les individus ou à la discipline étouffante de l’État ou au despotisme brutal d’une classe nouvelle longtemps sevrée des joies de la vie et s’enivrant soudain d’un mélange grossier de civilisation et de barbarie. J’ose dire qu’il y a là une erreur fondamentale. Le socialisme, au contraire, et j’entends le socialisme collectiviste ou communiste, donnera le plus large essor à la liberté, à toutes les libertés : il en est, de plus en plus, la condition nécessaire.

Trop souvent nos adversaires, mal informés, confondent le socialisme collectiviste ou communiste avec le socialisme d’État, et, comme celui-ci ne se manifeste que par des lois de réglementation et de contrainte, il leur paraît que la contrainte est l’essence même du socialisme. Or, entre le collectivisme et le socialisme d’État il y a un abîme.

Qu’est-ce que le socialisme d’Etat ?

Le socialisme d’État accepte le principe même du régime capitaliste : il accepte la propriété privée des moyens de production, et, par suite, la division de la société en deux classes, celle des possédants et celle des non possédants. Il se borne à protéger la classe non possédante contre certains excès de pouvoir de la classe capitaliste, contre les conséquences outrées du système. Par exemple il intervient par la loi pour réglementer le travail des femmes, des enfants, ou même des adultes. Il les protège contre l’exagération de la durée des travaux, contre une exploitation trop visiblement épuisante. Il organise, par la loi, des institutions d’assistance et de prévoyance auxquelles les patrons sont tenus de contribuer dans l’intérêt des ouvriers. Mais il laisse subsister le patronat et le salariat. Parfois, il est vrai, et c’est une tendance croissante, il transforme en services publics, nationaux ou communaux, certains services capitalistes. Par exemple, il rachète et nationalise les chemins de fer, il municipalise l’eau, le gaz, les tramways. Mais, même dans cette création des services publics, il reste fidèle au système capitaliste. Il sert un intérêt au capital qui a servi à l’établissement des voies ferrées ; et que les salariés soient tenus de fournir le dividende du capital privé ou l’intérêt des emprunts d’État, c’est tout un. Ce qu’on appelle socialisme d’État est en fait, dans les services publics, du capitalisme d’État.

Ainsi, le socialisme d’État respecte les principes essentiels du système capitaliste, mais il intervient dans la lutte des classes antagonistes pour empêcher l’écrasement complet des sans-propriété, qui sont les plus faibles. [...] Voilà le principe même et le fond du socialisme d’État. Il suppose et accepte la division des classes : il ne croit pas qu’elles puissent disparaître par un système nouveau de propriété. Il prévoit donc une lutte sociale éternelle, où un arbitre devra éternellement intervenir pour modérer les coups. En ce sens, et s’il ne se considère pas lui-même comme une simple transition vers le collectivisme, le socialisme d’État est une sorte de pessimisme social. Il ne croit pas, comme les économistes, à l’harmonie naturelle des intérêts, et il ne croit pas, comme le socialisme ouvrier, que cette harmonie puisse être révolutionnairement instituée par une transformation de la propriété. Il croit que l’ordre, l’équité, la paix, doivent être imposés du dehors par l’arbitrage impérieux de l’État, à des forces irréductiblement hostiles.

Collectivisme et communisme

Au contraire, les collectivistes, les communistes, pensent qu’un tel système de propriété et de production peut être établi, que l’ordre et la justice en dérivent par une nécessité interne. Ils croient à la possibilité de la paix fondamentale dans la société humaine, et leur optimisme essentiel s’oppose au pessimisme social des socialistes d’État. Ce n’est pas que les socialistes repoussent les mesures de protection légale que le socialisme d’État propose pour la classe ouvrière. Au contraire, ils les proposent eux-mêmes avec une extrême énergie et ils ne croient pas porter atteinte à la liberté en défendant les salariés contre les exigences les plus violentes du capital ; mais ils ne considèrent ces mesures que comme une transition. Ils les réclament surtout pour que la classe ouvrière, plus forte et plus confiante, puisse accomplir plus aisément sa fonction historique, qui est de susciter une forme nouvelle de propriété où toutes les classes disparaîtront, où tous les hommes seront réconciliés. Mais il reste vrai que le socialisme d’État, impuissant à faire de la justice le ressort interne de la société, est obligé d’intervenir du dehors sur l’appareil capitaliste pour en corriger les pires effets. Au contraire, ce n’est pas par l’action mécanique des lois de contrainte, c’est par l’action organique d’un système nouveau de propriété que les collectivistes et communistes prétendent réaliser la justice. Il serait donc tout à fait injuste de se figurer le socialisme en sa forme définitive comme un appareil de réglementation, de restriction et de contrainte.

Vers une tyrannie de la masse ?

Mais cette forme définitive elle-même n’est-elle pas exclusive de toute liberté ? Quand le capital aura disparu, quand la propriété privée des moyens de production aura fait place à la propriété sociale, la liberté des individus n’aura-t-elle pas perdu tout fondement et leur activité tout ressort ? N’y aura-t-il pas une distribution autoritaire des travaux et des produits ? La communauté, en outre, ne sera-t-elle pas tentée de tout abaisser au niveau des besoins les plus grossiers, des âmes les plus communes ? Et pour réprimer la révolte des délicats, pour supprimer les oppositions intellectuelles, ne sera-t-elle pas conduite à organiser un pouvoir dictatorial ? Ainsi, avec la propriété individuelle, avec la liberté économique, disparaîtront la liberté politique et la liberté de la pensée. Le monde sera soumis non à la tyrannie d’une élite, intéressée, par ses fantaisies mêmes, au progrès universel, mais à la tyrannie routinière de la masse. Et une centralisation despotique assurera un régime de médiocrité.

Toujours une classe démunie

Voilà bien l’objection toujours renouvelée. Voilà bien la crainte qui hante les esprits, ou le prétexte dont se couvrent les résistances. Mais que ceux qui se complaisent à cette objection prennent garde ; c’est contre la civilisation, c’est contre. l’humanité elle-même qu’ils concluent : car ils proclament que, pour que la liberté subsiste, il faut que la classe ouvrière demeure à l’état de dépendance, sous la loi du salariat. En fait, il n’y a qu’un moyen pour tous les citoyens, pour tous les producteurs, d’échapper au salariat : c’est d’être admis, par une transformation sociale, à la copropriété des moyens de production. Il est tout à fait chimérique de penser que la diffusion de la propriété capitaliste permettra à tous les travailleurs de n’être plus des salariés. Malgré la dissémination plus apparente d’ailleurs que réelle des titres mobiliers, c’est une minorité infime des citoyens qui a vraiment la propriété de l’outillage industriel, et l’accroissement du nombre des porteurs de titres compense à peine la disparition d’un très grand nombre d’artisans, de petits producteurs autonomes dévorés chaque jour par la grande industrie. Donc, sous le régime capitaliste, la classe ouvrière est exclue à jamais de la propriété ; il peut y avoir passage de la classe prolétarienne à la classe capitaliste, comme il peut y avoir chute de la classe capitaliste à la classe prolétarienne ; mais ce mouvement, qui n’affecte que quelques individus, quelques atomes, laisse subsister la distinction des deux classes, la possédante et la non possédante ; toujours, comme en un vaste et sombre tourbillon, la multitude ouvrière tourne au-dessous de la propriété et tombe à la mort, poussière fatiguée, sans avoir pu monter aux régions de liberté et de lumière.

La liberté dans l’ordre économique

[...] Nous voulons qu’aucun homme dans l’usine ou aux champs ne soit l’outil d’un autre homme. Nous voulons qu’aucun travailleur ne soit instrument de profit, qu’aucun ne soit exclu du patriotisme humain accumulé par les générations. Et nous demandons que tout individu humain, ayant un droit de copropriété sur les moyens de travail qui sont les moyens de vivre, soit assuré de retenir pour lui-même tout le produit de son effort, assuré aussi d’exercer sa part de direction et d’action sur la conduite du travail commun. Et quand nous élevons ainsi tous les individus humains à l’état de personnes, quand nous les affranchissons de ce servage économique qui les ravale à la dépendance, à la passivité des choses, quand nous faisons de chaque citoyen un droit égal à tous les autres droits, une volonté vivante égale à toutes les autres volontés, quand nous bâtissons, sur les bases solides et profondes de l’ordre économique, cette cité des esprits dont Leibniz a si magnifiquement parlé, on nous dit : Chimère et aberration ! Tous les hommes, en apparence affranchis de toute classe exploiteuse et dominatrice, seront asservis à nouveau par le mécanisme même de la propriété sociale : ils seront égaux, mais tous liés les uns aux autres d’une chaîne infinie de servitude, tous écrasés par l’appareil central de direction et de production qu’ils seront obligés de constituer. Ainsi le service économique aura été non aboli mais étendu, et l’humanité n’a le choix qu’entre une liberté oligarchique, réservée à une minorité de possédants, et l’universelle servitude. [...] Ceux-là donc qui accusent l’ordre socialiste de supprimer la liberté bâtissent devant eux une infranchissable muraille : ils condamnent l’humanité à rester indéfiniment sous le régime du salariat et de l’antagonisme des classes. Pauvre race humaine, qui ne peut élargir la liberté sans la briser !

Après le capitalisme ?

[...] À coup sûr, certaines formes d’action, injustes et surannées, auront disparu. Il ne sera plus permis, ou plutôt il ne sera plus possible à un homme de faire travailler à son profit d’autres hommes : l’humanité aura chassé à jamais, comme le cauchemar d’une nuit mauvaise, le rêve du capitaliste qui peut tendre et qui tend à l’universelle domination et à l’universelle exploitation. Mais l’homme n’est-il condamné à ne comprendre la liberté que comme la faculté d’exploiter d’autres hommes ? Est-il condamné à ne comprendre l’infini que comme l’accroissement illimité de la richesse oppressive ? Il n’est plus permis aujourd’hui, il n’est plus possible d’avoir des esclaves : la liberté humaine en est-elle diminuée ? Le triomphateur romain traînait derrière son char et ramenait dans sa maison des peuples captifs : l’humanité est-elle abaissée en ses joies parce qu’elle ne connaît plus l’orgueil des victoires romaines ? De nouveaux rêves ont surgi en elle, de nouveaux désirs et de nouvelles joies. Les institutions mortes n’éveillent même plus un regret. Nul, aujourd’hui, parmi les vivants, ne souffre de n’avoir pas des esclaves. Nul ne souffrira demain de n’avoir pas des salariés. Il en est qui se demandent : mais que ferons-nous et quel aiguillon aura la vie quand nous ne pourrons plus nous assujettir le monde du travail et goûter les joies de la conquête capitaliste ? Ils oublient que l’humanité n’épuise pas en une forme sociale, c’est-à-dire en une forme particulière et passagère d’action, ses ressources de désir et de bonheur. Demain, de la grande humanité communiste, monteront de nouvelles espérances et de nouveaux songes, comme des nuées aux formes inconnues montant de la vaste mer. De même que dans les révolutions du globe des espèces ont disparu sans que le mouvement de la vie s’arrêtât, de même, dans les révolutions de la société, de grandes espèces d’action, de désir et de joie sont abolies sans que la force humaine s’amollisse. Le plésiosaure et le mastodonte ne sont pas toute la vie. Le capitalisme n’est pas toute l’action.

Rien n’est au-dessus de l’individu

[...] Dans l’ordre prochain, dans l’ordre socialiste, c’est bien la liberté qui sera souveraine. Le socialisme est l’affirmation suprême du droit individuel. Rien n’est au-dessus de l’individu. Il n’y a pas d’autorité céleste qui puisse le plier à son caprice ou le terroriser de ses menaces. L’homme n’est pas un instrument aux yeux de Dieu. Le mouvement socialiste exclut l’idée chrétienne qui subordonne l’humanité aux fins de Dieu, à sa gloire, à ses mystérieux desseins.

[...] Si l’homme, tel que le socialisme le veut, ne relève pas d’un individu supra-humain, il ne relève pas davantage des autres individus humains. Aucun homme n’est l’instrument de Dieu, aucun homme n’est l’instrument d’un autre homme. Il n’y a pas de maître au-dessus de l’humanité ; il n’y a pas de maître dans l’humanité. Ni roi, ni capitaliste. Les hommes ne veulent plus travailler et souffrir pour une dynastie. Ils ne veulent plus travailler et souffrir pour une classe. Mais pour qu’aucun individu ne soit à la merci d’une force extérieure, pour que chaque homme soit autonome pleinement, il faut assurer à tous, les moyens de liberté et d’action. Il faut donner à tous le plus de science possible et le plus de pensée, afin qu’affranchis des superstitions héréditaires et des passivités traditionnelles, ils marchent fièrement sous le soleil. Il faut donner à tous une égale part de droit politique, de puissance politique, afin que dans la Cité aucun homme ne soit l’ombre d’un autre homme, afin que la volonté de chacun concoure à la direction de l’ensemble et que, dans les mouvements les plus vastes des sociétés, l’individu humain retrouve sa liberté. Enfin, il faut assurer à tous un droit de propriété sur les moyens de travail, afin qu’aucun homme ne dépende pour sa vie même d’un autre homme, afin que nul ne soit obligé d’aliéner, aux mains de ceux qui détiennent les forces productives, ou une parcelle de son effort ou une parcelle de sa liberté.
L’éducation universelle, le suffrage universel, la propriété universelle, voilà, si je puis dire, le vrai postulat de l’individu humain.

[...] Et je suis prêt à accorder qu’en effet dans le mouvement socialiste, ou tout au moins dans le premier moment de la dialectique socialiste, l’individu est la fin suprême. Le socialisme veut briser tous les liens. Il veut désagréger tous les systèmes d’idées et tous les systèmes sociaux qui entravent le développement individuel. Ou Dieu n’est pas, ou il est l’Unité idéale qui permet l’harmonie et l’expansion de toutes les forces. Ou il n’est pas, ou il n’est qu’un moyen de liberté. L’humanité elle-même n’a pas une sorte de valeur mystique et transcendante. Sa richesse est faite de toutes les énergies individuelles. Elle n’a pas le droit de se désintéresser du nombre et de manifester son excellence seulement en quelques élus. Elle n’est pas une beauté idéale, se contemplant au miroir de quelques âmes privilégiées. Elle ne vaut pour l’individu humain que dans la mesure où il participe lui-même à la liberté, à la science et à la joie.

Tyrannie socialiste ? Le règne des fonctionnaires ?

[...] Où donc est la tyrannie socialiste ? Et par quelle confusion étrange dit-on que, dans la société nouvelle, tous les citoyens seront des fonctionnaires ? En fait, c’est dans la société présente que tous les citoyens ou presque tous aspirent à être “ des fonctionnaires ”. Et, si c’est là la servitude, c’est le monde d’aujourd’hui qui y tend. Mais il n’y aura aucun rapport entre le fonctionnarisme et l’ordre socialiste. Les fonctionnaires sont des salariés : les producteurs socialistes seront des associés. Les fonctionnaires sont dans la dépendance du gouvernement, de l’État, qui est souvent le gardien des intérêts de classe et qui asservit ses agents. Il n’y aura plus d’intérêt de classe à servir dans l’ordre socialiste : qui donc pourrait tyranniser les citoyens ? Les fonctionnaires n’ont pas un intérêt personnel et immédiat à la bonne marche des services publics : les producteurs socialistes auront un intérêt personnel et immédiat à améliorer la production dirigée par eux, à accroître la richesse qu’ils doivent se répartir. Au lieu d’entrer dans la vie dépouillés, sans force et sans droit, tous les citoyens y entreront avec un droit préalable de copropriété sur les moyens de travail. Ce droit, des contrats librement débattus avec la communauté sociale elle-même, avec les groupes locaux et professionnels, en régleront l’exercice. La communauté interviendra nécessairement pour coordonner la production. Elle interviendra aussi pour prévenir tout retour de l’exploitation de l’homme par l’homme. Mais elle laissera le plus libre jeu à l’initiative des individus et des groupes, car elle aura tout entière le plus haut intérêt à stimuler les inventions, à respecter les énergies. Dès maintenant, le prolétariat répugne à toute centralisation bureaucratique. Il tente de multiplier les groupements locaux, les syndicats, les coopératives ; et, tout en les fédérant, il respecte leur autonomie : il sait que, par ces organes multiples, il pourra diversifier l’ordre socialiste, le soustraire à la monotonie d’une action trop concentrée. Quels seront, dans la communauté sociale, les rapports exacts des groupements locaux et de la puissance centrale ? Il est impossible de les préciser d’avance, et ils seront sans doute infiniment complexes et changeants. Mais, ce qui est sûr, c’est que l’organisation centrale ne pourra avoir ni tentation, ni moyen de contrainte. Ni la puissance d’un dieu et d’un dogme, ni la puissance d’un roi, ni la puissance du capital ne domineront la société. Où donc le pouvoir central trouverait-il des moyens d’oppression, et pour quel intérêt opprimerait-il ? Il n’aura d’autre force que celle des groupes, et ceux-ci n’auront d’autre force que celle des individus. Toutes les puissances de progrès, de variété et de vie s’épanouiront, et la société communiste sera la plus complète et la plus mouvante qu’ait vue l’histoire.

La patrie est nécessaire au socialisme

[...] Ni la famille, ni la patrie ne sont en soi des organismes supérieurs et sacrés. L’une et l’autre doivent des comptes et des garanties à l’individu humain.
[...] À coup sûr le socialisme et le prolétariat tiennent à la patrie française par toutes leurs racines. Dès la Révolution bourgeoise, le peuple acculé défendait héroïquement contre l’étranger la France nouvelle : il y pressentait dorénavant son patrimoine futur. De plus, l’unité nationale est la condition même de l’unité de production et de propriété, qui est l’essence même du socialisme. Enfin, toute l’humanité n’est pas mûre pour l’organisation socialiste, et les nations en qui la révolution sociale est préparée par l’intensité de la vie industrielle et par le développement de la démocratie, accompliront leur œuvre sans attendre la pesante et chaotique masse humaine. Les nations, systèmes clos, tourbillons fermés dans la vaste humanité incohérente et diffuse, sont donc la condition nécessaire du socialisme. Les briser, ce serait renverser les foyers de lumière distincte et ne plus laisser subsister que de vagues lueurs dispersées de nébuleuse. Ce serait supprimer aussi les centres d’action distincte et rapide pour ne plus laisser subsister que l’incohérente lenteur de l’effort universel. Ou plutôt ce serait supprimer toute liberté, car l’humanité, ne condensant plus son action en nations autonomes, demanderait l’unité à un vaste despotisme asiatique. La patrie est donc nécessaire au socialisme. Hors d’elle, il n’est et ne peut rien ; même le mouvement international du prolétariat, sous peine de se perdre dans le diffus et l’indéfini, a besoin de trouver, dans les nations mêmes qu’il dépasse, des points de repère et des points d’appui.

Mais la patrie n’est pas un absolu…

Mais si le socialisme et la patrie sont aujourd’hui, en fait, inséparables, il est clair que dans le système des idées socialistes, la patrie n’est pas un absolu. Elle n’est pas le but ; elle n’est pas la fin suprême. Elle est un moyen de liberté et de justice. Le but, c’est l’affranchissement de tous les individus humains. Le but, c’est l’individu. Lorsque des échauffés ou des charlatans crient : “ La patrie au-dessus de tout ”, nous sommes d’accord avec eux s’ils veulent dire qu’elle doit être au-dessus de toutes nos convenances particulières, de toutes nos paresses, de tous nos égoïsmes. Mais s’ils veulent dire qu’elle est au-dessus du droit humain, de la personne humaine, nous disons : Non. Non, elle n’est pas au-dessus de la discussion. Elle n’est pas au-dessus de la conscience. Elle n’est pas au-dessus de l’homme. Le jour où elle se tournerait contre les droits de l’homme, contre la liberté et la dignité de l’être humain, elle perdrait ses titres. Ceux qui veulent faire d’elle je ne sais quelle monstrueuse idole qui a droit au sacrifice même de l’innocent, travaillent à la perdre. S’ils triomphaient, la conscience humaine se séparerait de la patrie pour se séparer d’eux, et la patrie tomberait au passé comme une meurtrière superstition. Elle n’est et ne reste légitime que dans la mesure où elle garantit le droit individuel. Le jour où un seul individu humain trouverait, hors de l’idée de patrie, des garanties supérieures pour son droit, pour sa liberté, pour son développement, ce jour-là l’idée de patrie serait morte. Elle ne serait plus qu’une forme de réaction. Et c’est sauver la patrie que de la tenir dans la dépendance de la justice.

Une humanité d’individus…

Ainsi il est bien vrai que, pour les socialistes, la valeur de toute institution est relative à l’individu humain. C’est l’individu humain, affirmant sa volonté de se libérer, de vivre, de grandir, qui donne désormais vertu et vie aux institutions et aux idées. C’est l’individu humain qui est la mesure de toute chose, de la patrie, de la famille, de la propriété, de l’humanité, de Dieu. Voilà la logique de l’idée révolutionnaire. Voilà le socialisme.

Mais cette exaltation de l’individu, fin suprême du mouvement historique, n’est contraire ni à l’idéal, ni à la solidarité, ni même au sacrifice. Quel plus haut idéal que de faire entrer tous les hommes dans la propriété, dans la science, dans la liberté, c’est-à-dire dans la vie ? Jusqu’ici l’idéal, timide ou débile, renonçait à façonner toute la substance humaine. Le christianisme exaltait les élus et jetait au gouffre de damnation les multitudes. La Révolution bourgeoise proclamait l’égalité théorique des hommes, mais elle permettait au privilège de propriété d’asservir une classe à une autre classe. Pour la première fois, depuis l’origine de l’histoire, c’est l’humanité tout entière, en tous ses individus, en tous ses atomes, qui est appelée à la propriété et à la liberté, à la lumière et à la joie. La personne humaine n’affirme plus seulement sa dignité, sa grandeur, en quelques exemplaires de choix ou en quelques classes de privilège : elle l’affirme en tous ses individus. Quel que soit l’être de chair et de sang qui vient à la vie, s’il a figure d’homme il porte en lui le droit humain, la puissance humaine : il pourra penser sans relever d’aucun dogme ; il pourra travailler, sur une loi d’égalité fraternelle, sans relever d’aucun maître. Il possédera pour sa part, dans la communauté sociale, les moyens d’action par lesquels l’homme soumet la nature.

L’individualisme n’est pas un égoïsme !

En vain dit-on que l’individu humain, arrivé au plus haut, sera abattu et triste, ne voyant plus rien au-dessus de lui. D’abord, au-dessus de lui, il verra toujours lui-même. Toujours, il pourra tendre à plus de force, à plus de pensée, à plus d’amour aussi. Précisément parce qu’il sera débarrassé de toute contrainte et de toute exploitation, il songera sans cesse à se développer, à se hausser, à mettre en valeur toutes ses énergies. Quand les hommes ne pourront plus dépenser leur force, amuser leur orgueil et nourrir leur convoitise à dominer et pressurer les autres hommes, il faudra bien qu’ils s’emploient à grandir leurs propres facultés ; et comme les chrétiens se passionnaient à surveiller et à épurer leur vie intérieure, l’homme de l’humanité socialiste se passionnera à accroître sa valeur humaine. Mais il ne s’enfermera point en soi. Proclamer la valeur suprême de l’individu humain, c’est réfréner l’égoïsme envahissant des forts : ce n’est pas décréter l’égoïsme universel. Au contraire, quand l’individu humain saura que sa valeur ne lui vient ni de la fortune, ni de la naissance, ni d’une investiture religieuse, mais de son titre d’homme, c’est l’humanité qu’en lui-même il respectera. Or, comme il n’en est qu’un infime et fragile exemplaire, c’est l’humanité tout entière, dans ses manifestations multiples, dans son développement illimité, qu’il voudra aimer et servir. Nulle force extérieure ne le contraindra en sa conscience ; mais c’est lui-même qui franchira ses propres limites pour vivre d’une vie plus vaste et goûter même à la joie supérieure du sacrifice.

Dans notre société déchirée d’antagonismes mortels, le sacrifice n’est plus possible. Les prétendus dévouements des classes privilégiées ne sont plus que mensonges : car elles ont peur, et leur charité est un calcul d’assurance. Les classes opprimées ne connaissent plus le sacrifice depuis qu’elles ne croient plus au droit supérieur, à la beauté supérieure des puissances dirigeantes. On ne s’immole qu’à meilleur que soi, et le sacrifice cesse où la duperie commence. Aujourd’hui, les classes opprimées ne donnent pas : elles laissent prendre, en attendant qu’elles se soulèvent. La guerre sociale arrivée à la conscience aiguë a supprimé le sacrifice. Au contraire, dans la grande paix socialiste, c’est en se donnant à ceux qui cherchent et souffrent, à ceux dont l’esprit s’inquiète et dont le cœur s’afflige, que l’homme prendra vraiment conscience de soi.
Vivre en autrui est la vie la plus haute, car lorsque, par un acte de liberté, nous avons franchi nos propres limites, nous n’en rencontrons plus, et une sorte d’infinité s’ouvre à nous. Aristote a dit que le plus grand bienfait de la propriété, c’est qu’elle permet de donner. Ainsi quand tous les hommes auront la propriété d’eux-mêmes, il sera doux à plusieurs de faire don de soi. À quoi ? À l’humanité souffrante et grande, sublime et lasse, qui portera en elle, bien longtemps après la promulgation du droit, un lourd héritage de bestialité, des instincts grossiers, des esprits obscurs, des âmes haineuses, des volontés lâches, et qu’il faudra sans cesse animer, éclairer, apaiser, pour qu’elle soit digne d’elle-même et que la terre soit dans l’espace un joyau de lumière, de force et de douceur.

Interroger le mystère du monde…

Mais, au-delà même de l’humanité, l’homme affranchi s’associera à l’univers. L’avènement du socialisme sera comme une grande révélation religieuse. Que l’humanité, sortie de la planète obscure et brutale, ait pu se hausser enfin à la justice et à la clarté ; que, par l’évolution de la nature, l’homme se soit élevé au-dessus de la nature même, c’est-à-dire au-dessus de la violence et du conflit ; que du choc des forces et des instincts ait jailli l’harmonie des volontés, quel prodige ! Et comment l’homme ne se demanderait-il pas s’il n’y a point au fond des choses un mystère d’unité et de douceur et si le monde n’a pas un sens ? La religion est une conception générale et vivante de l’univers qui, au lieu de guider quelques esprits et de se prêter à quelques jeux de spéculation, émeut, pendant toute une période de l’histoire, toute une portion de la race humaine. C’est comme une prise de possession familière du monde par l’humanité.
[...] Demain, au contraire, l’humanité, affranchie par le socialisme et réconciliée avec elle-même prendra conscience en sa vivante unité de l’unité du monde, et interprétant à la lumière de sa victoire l’obscure évolution des forces, des formes, des êtres, elle pourra entrevoir, comme en un grand rêve commun de toutes ses énergies pensantes, l’organisation progressive de l’univers, l’élargissement indéfini de la conscience et le triomphe de l’esprit. La révolution de justice et de bonté accomplie par cette portion de nature qui était hier l’humanité, sera comme un appel et un signal à la nature elle-même. Pourquoi ne tendrait-elle pas tout entière à sortir de l’inconscience et du désordre, puisqu’elle a pu, en l’humanité, arriver à la conscience, à la lumière et à la paix ? Ainsi, du haut de sa victoire de justice, l’humanité laissera tomber au plus profond de l’abîme des choses une parole d’espérance, et elle écoutera monter vers elle l’écho de l’universel désir tout plein de pressentiments.

Le droit absolu à la pensée libre

Mais quelle que soit la tendance de l’homme nouveau à s’agrandir de toute la vie humaine et de toute la vie du monde, c’est l’individu qui restera toujours à lui-même sa règle. C’est par un acte libre qu’il se donnera aux autres hommes ; il ne se laissera ravir par aucune violence le droit de se donner. Et il demandera toujours à l’univers comme aux hommes le respect de sa liberté intérieure. Il n’acceptera d’autre idéal suprême que celui qui, tout en assurant l’unité du monde, établira l’énergie, et consacrera l’autonomie des individus. En recevant du socialisme le droit absolu à la pensée libre et un droit indestructible de propriété, l’homme peut entrer dans la communauté sociale, il peut entrer aussi dans la communauté de l’univers ; il ne risque ni d’être absorbé ni de se dissoudre. Il est prêt à s’harmoniser à un système de forces toujours plus vaste, il est prêt à collaborer à une œuvre toujours plus lointaine et plus haute ; mais il reste un centre autonome de pensée et d’action ; il peut affronter la puissance de la communauté humaine et le mystère du monde. Il est à jamais impénétrable à toute force d’oppression ou de dissolution.

jean Jaurès



 

avril 05, 2015

Christian Michel son entretien avec Grégoire Canlorbe

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.




Grégoire Canlorbe : Philosophe anarcho-capitaliste, vous ne faîtes pas mystère de votre intérêt pour la pensée de Karl Marx, ce que d’aucuns verront sans doute comme un paradoxe. Pourriez-vous revenir sur cette affinité avec les idées essentielles du théoricien du matérialisme dialectique ?

Christian Michel : La contribution essentielle de Marx, pour moi, est son analyse de l’histoire. L’Histoire de toute société est celle de la lutte des classes, ça ne me paraît pas discutable. Seuls changent les acteurs, selon les moyens de production à leur disposition. Marx a compris le premier comment la technique transforme les relations économiques, qui à leur tour modifient les structures politiques. Il est vrai qu’avant la Révolution industrielle les techniques progressaient lentement, et leur influence sur les structures de production ne se voyaient guère. Marx en plus a été leurré par les travaux d’Adam Smith et de Ricardo, qui voyaient dans le travail le fondement de la valeur. Sa théorie de la confiscation par les capitalistes du surplus de valeur que l’ouvrier produit ne convainc pas – même pas lui-même, il n’a cessé de reformuler la question.

Il existe une confiscation, bien plus directe, qu’effectue la classe au pouvoir. C’est l’impôt. Les hommes de l’Etat forment clairement une classe, avec ses intérêts corporatistes, ses reflexes, sa solidarité autour du « service public », et cette classe entretient ses « laquais », les subventionnés de tout poil, depuis les banquiers et les agriculteurs, jusqu’aux artistes et ONG – exactement comme décrit dans le modèle marxiste.

L’ampleur de cette exploitation était bien moindre au temps de Marx qu’aujourd’hui – peut-être une autre raison pour laquelle elle ne lui est pas apparue. Elle reste encore imperceptible à beaucoup de nos contemporains, malgré la violence qu’elle déploie. Marx et ses successeurs ont bien saisi comment la classe dirigeante masque sa prédation par un discours (auquel elle croit elle-même, c’est pourquoi il est si convaincant), et qui rationalise le rapport de domination : l’impôt est le marqueur de la civilisation ; sans « services publics », les pauvres mourraient dans la rue ; seuls les plus riches des malades seraient soignés ; les jeunes resteraient illettrés ; le pays ne seraient pas défendu, etc. Il faut beaucoup de perspicacité pour déjouer ces sophismes.


Il existe un moment, cependant, quand la réalité se déplace trop loin du discours idéologique pour qu’il puisse encore tromper son monde. Nous en sommes là.

Lorsqu’on veut faire croire qu’on est saint, riche ou puissant, il faut de temps de temps manifester les signes de ces qualités, faire un miracle, ou bien rouler en Rolls. La classe dominante n’a plus les moyens de faire croire à son discours. Son dernier argument est « Nous ne sommes pas parfaits, mais ne nous jetez pas dehors. Vous n’avez pas d’alternative. » Le rôle des libéraux aujourd’hui est de montrer qu’il existe une alternative. L’asphyxie n’est pas notre destin.

Grégoire Canlorbe : Michel Foucault est souvent encensé par la gauche universitaire pour avoir suggéré que la philosophie libérale, loin d’être un discours émancipateur à l’égard de l’Etat, constituerait dans les faits un outil de contrôle de la population. Foucault utilise le terme de « biopouvoir » pour caractériser la politique des Etats sensibles aux idées libérales. L’Etat libéral c’est celui qui vise à obtenir l’expansion et la santé de la population par l’asservissement des individus aux forces du marché – que l’Etat laisse jouer. Le marché est une construction permanente qui doit son existence à la limitation et à la frugalité du gouvernement, quoique celui-ci soit de temps en temps contraint d’intervenir dans la vie marchande pour assurer le bon fonctionnement de la concurrence ainsi que la qualité des infrastructures.

Vous ne faîtes pas mystère là non plus de votre intérêt pour Foucault. Pourriez-vous développer les raisons de cette affinité ?

 Christian Michel : Ce serait trop long de développer ici les raisons de mon intérêt pour Michel Foucault. Sa pensée est foisonnante, et comme de tous les grands auteurs, on peut tirer des arguments pour des positions divergentes. Pour lui la vertu du libéralisme est le pluralisme. J’aime cette analyse. Le marché est le lieu où peuvent coexister les êtres humains dans leur plus grande diversité. Tout le monde se fiche de savoir si vous êtes homme, femme, trans, gay ou bi ; athée ou religieux, et de quelle religion ; de quelle nationalité ; noir ou jaune ou blanc ; riche ou pauvre… Seule compte votre capacité de rendre service à quelqu’un. Et plus la diversité est grande, plus augmentent vos chances de trouver des gens qui apprécieront assez vos services spécifiques pour les payer.

Grégoire Canlorbe : Sous quelles circonstances et pour quelles raisons avez-vous rejoint les rangs de la philosophie anarcho-capitaliste ? Avez-vous toujours été un anarcho-capitaliste, fût-ce sans le savoir ?
 
Christian Michel : La politique ne m’intéressait guère avant 1981, quand une coalition socialo-communiste a pris le pouvoir en France. Ça fait réfléchir. Habitant Genève à l’époque, je n’étais pas directement concerné par les décisions de ce nouveau gouvernement, mais j’ai voulu comprendre à quoi aspiraient mes compatriotes avec leurs slogans : « changer la vie », « rompre avec le capitalisme », etc. Ne connaissant rien à la philosophie politique, j’ai décidé d’écrire un livre. L’écriture oblige au sérieux, à la rigueur de la pensée et de la documentation. J’ai découvert les auteurs libéraux les plus accessibles. Hayek et Rothbard m’ont guidé à cette époque. François Guillaumat, qui lisait mon manuscrit pour le compte de feu l’Institut Economique de Paris, m’a aiguillé vers Ayn Rand (qui ne m’a impressionné que quelques semaines). Après la parution du livre, La Liberté, deux ou trois choses que je sais d’elle, j’ai compris toutes les demi-mesures, les compromissions, les incohérences, du libéralisme classique que je défendais. Un peu de ceci, mais pas trop ; un peu de cela, mais avec ceci… Qui décide de ce qui est « trop », ou « pas assez » ? A ce moment mon libéralisme spontané et irréfléchi est devenu cohérent, c’est-à-dire radical. J’avais viré vers l’anarchisme.

Grégoire Canlorbe : J’aimerais me pencher le temps de quelques questions sur votre principal article en philosophie politique, à savoir « End of the Warriors ». Je cite l’idée essentielle de votre texte. 

« Producers embody the values of life and nature; warriors are on the side of culture, they must resist the natural urge to flee in the face of mortal danger. The producer acts out of self-interest, the warrior does what is right. The debt owed by society to those who accept to lay their lives for its protection is infinite. It cannot be repaid in the producers’ currency (money), but only in terms of prestige and power. But in accomplishing their mission, warriors must resort to all the methods forbidden to producers, killing, deceiving, coercing. Warriors were kept outside of society, even physically, in barracks and camps, so that their values would not infect the producers caste, nor would the bourgeois values of comfort, family life, and legitimate fear of death diminish the warriors’ morale. The state bureaucracy today has usurped the debt owed by society to its warriors. »

Pourriez-vous revenir ici sur le sens profond de cette assertion ?

 Christian Michel : Je ne sais pas si ce texte est le « principal » que j’ai commis en philosophie politique. Vous l’avez trouvé dans la traduction d’une amie, mais l’original est en français, publié sur mon ancien site Liberalia.

Vous mettez entre guillemets des phrases qui ne se trouvent pas dans le texte (je les ai cherchées pour les citer en français). Elles réflètent bien cependant mon propos. Il ne me paraît pas réclamer plus d’explication. Contrairement au bourgeois, motivé par l’intérêt personnel, le guerrier est celui qui accepte le sacrifice. Mais il vit dans un paradoxe. Pour être bon à ce qu’il fait, le guerrier doit être mauvais, dans le sens original de méchant. Il doit se livrer à tout ce que la société interdit: tuer, piéger, tromper, mentir… De tels gens sont nécessaires ; on leur doit des honneurs, on accepte qu’ils aient du prestige, mais on sait qu’ils sont dangereux. On les cantonne dans les casernes. On les tient à part dans la société.
Le phénomène nouveau est l’appropriation de ce prestige du guerrier par la classe des hommes de l’Etat. Eux aussi prétendent avoir sacrifié leur intérêt personnel à celui du « service public ». Ils ne viseraient que le bien commun. Ils méprisent les riches, les capitalistes, les égoïstes. La supériorité morale qu’ils se confèrent, usurpée des guerriers, leur donnerait le droit de pratiquer la même morale invertie, de justifier la violence, la tromperie, le vol, puisque c’est pour la bonne cause. Ils sont dangereux, comme les guerriers. Mais les guerriers meurent pour la cause qu’ils défendent. Les hommes de l’Etat en vivent. C’est toute la différence.

Grégoire Canlorbe : Vous écrivez : 

« En termes dutilité pour la société, les métiers dagriculteur, charpentier, marin ou banquier, sont essentiels. La fierté de les exercer ne devrait-elle pas être chantée dans les récits et lart universels ? Nous savons que ce nest pas le cas. Les héros sont les guerriers, parfois ce sont des saints et des artistes ; les vilains sont dans les affaires. Quelle raison pourrait expliquer cette déconsidération ? Les libéraux, encore moins que dautres, ne possèdent la réponse. Tout comportement humain est pour eux le résultat de lintérêt personnel, ce qui nest pas faux, mais ils ont tendance à mesurer cet intérêt en termes de gains et de pertes monétaires. Or très peu de gens utilisent cet unique critère dans leurs décisions. »

Pourquoi, selon vous, ce caractère inepte de la figure homo economicus ?

 Christian Michel : J’apporte une réponse dans le texte auquel vous vous référez. Homo economicus n’est pas vraiment « inepte ». Il présente l’avantage d’éviter les dangereuses utopies du XIXème siècle, où les hommes naturellement bons travailleraient pour le bien de tous, sans considération pour leur propre bien-être. Ça ne se passe pas comme ça. La connaissance que nous avons de nous-même et de nos frères humains nous le prouve assez. L’expérience des phalanstères, des kibboutzim, de l’Union Soviétique, ne fait que le confirmer.

Homo economicus n’explique pas tous les comportements humains, celui du guerrier, par exemple, et celui des nombreux individus, qui ne sont pas motivés en premier lieu par des gains monétaires. Si l’on parle d’intérêt personnel dans leur cas, il faut élargir la notion au point de lui faire perdre son sens habituel. Le prêtre a conscience de faire le travail de Dieu sur terre, voilà ce qui le motive principalement – est-ce de « l’intérêt personnel » ? La gratification de l’instit’ n’est pas tant le salaire (il gagnerait plus dans une entreprise), mais la réussite de ses élèves (peut-être aussi la sécurité de l’emploi, la peur de la vie hors de l’école, etc. Rien dans les trajectoires humaines n’est assignable à une cause unique). Ce sont des exemples simplistes. La complexité des motivations individuelles dépasse celle du modèle homo economicus. Mais il reste le moins mauvais outil que nous ayons pour analyser nos interactions.

 Grégoire Canlorbe : Votre article s’achève en ces termes. 

« L’émergence de l’État a exacerbé les conflits entre sociétés et les a rompues intérieurement en classes antagonistes. Cette division reflète les trois fonctions que chacun de nous peut et doit exercer soi-même, la relation au spirituel, le service à autrui, véritable fonction du guerrier, et la transformation de la matière. Ainsi réconciliées dans l’économie, ces trois fonctions nont plus lieu de fracturer le corps social. Lhumanité peut réaliser, mais à un stade plus avancé de son évolution, lidéal anarchique des Primitifs. »

Pourriez-vous expliciter votre pensée à fond sur ce point ?

 Christian Michel : Je pars de l’analyse marxiste (Engels, plutôt), qui fait de l’Etat l’instrument de l’exploitation d’une classe par une autre. Très schématiquement une minorité contrôle les structures du pouvoir politique, qui lui donnent les moyens physiques de confisquer le surplus de valeur créé par la majorité. Cela n’implique pas que tous les membres de cette minorité dominante se vautrent dans le luxe. Il y avait de petits propriétaires d’un ou deux esclaves et des aristocrates pauvres. Ce qui caractérise une classe est la conscience de ses membres d’en faire partie, et la nature de leur revenu individuel, non pas son montant. Si généreusement traité qu’il soit, un esclave reste un esclave, même s’il vit plus confortablement que beaucoup d’hommes libres. Le bourgeois de Molière a plus de bien que l’aristocrate à qui il destine sa fille, il n’en est pas moins un roturier. Il le sait, et les gentilshommes savent qu’il n’est pas l’un des leurs. L’Etat contemporain fracture la société avec la même brutalité – ceux qui ont le pouvoir de taxer les autres et vivent du produit de cette confiscation, et ceux qui sont soumis à cette prédation.

Les victimes ne se vivent pas comme telles. Je l’ai dit plus haut, Marx et ses disciples ont révélé le travail de l’idéologie, qui nous présente le pouvoir au dessus de nous comme nécessaire, sinon bienfaisant. Tant que l’idéologie masquera la prédation des hommes de l’Etat la société restera brisée en deux classes d’oppresseurs et d’exploités. Le projet libertarien, comme le projet marxiste, est de déchirer le voile de l’idéologie, rendre visible l’exploitation, et mettre fin à la lutte des classes.

Alors sans Etat, sans armée, sans fonctions régaliennes, chacun de nous sera à la fois prêtre et roi, guerrier, et producteur.

Grégoire Canlorbe : Charles Baudelaire écrit dans Mon Cœur mis à nu :

 « Il n’existe que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier, le poète. Savoir, tuer, créer. Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l’écurie, c’est-à-dire pour exercer ce qu’on appelle des professions. »
 
Que répondriez-vous à Baudelaire ?

 Christian Michel : Que répondre à un homme, qui se place parmi les seuls êtres respectables, sans apporter le moindre étai à son affirmation ? Ceux qui tuent ne m’inspirent guère ; les prêtres ne sont pas les seuls détenteurs de savoir, et les poètes ne sont pas les seuls créateurs.

Pour que cette phrase ait un sens, qui n’est pas celui que l’auteur voulait lui donner, il faudrait déclarer que chaque être humain entre en relation avec l’invisible – la fonction du prêtre ; chaque être humain lutte contre le mal – le devoir du guerrier ; et chacun est créateur de richesses, matérielles et spirituelles, à l’instar du poète.

 Grégoire Canlorbe : Au Moyen Âge un condottiere dont l’Histoire n’a pas retenu le nom, sauva la ville de Sienne d’un agresseur étranger. Il devint alors le saint patron de la ville, mais en contrepartie, il fut décapité sur la place publique par les habitants. Beaucoup de grands condottieri du Moyen Âge et de la Renaissance subirent un sort similaire au saint patron de Siennes : on craignait qu’ils ne devinssent trop puissants, orgueilleux et exigeants.

En un sens, ne réserve-t-on pas de nos jours le même sort aux entrepreneurs ? Tout en témoignant de leur gratitude pour les produits nouveaux ou meilleur marché qui leur sont mis à disposition par les entrepreneurs qui réussissent, la plupart des gens ne redoutent-ils pas le pouvoir (financier, publicitaire, politique) des businessmen, au point de demander qu’on les « assassine » en les accablant de taxes ou de réglementations ?

 Christian Michel : Celui qui nous rend service exerce un pouvoir sur nous. C’est la nature du pouvoir économique. Le patron qui me paie, parce que j’ai besoin de ce salaire, peut exiger que je pointe chaque matin ouvrable à 8h, et que j’effectue un nombre de tâches dans la journée. Les entreprises, qui nous rendent beaucoup de services par la qualité des produits qu’elles nous offrent, ont ce pouvoir de nous réclamer de l’argent en contrepartie. Mais la limite de ce pouvoir est le désir que nous avons du service rendu. Au moment où un autre patron me propose un travail plus attrayant, ou une entreprise m’offre un produit plus conforme à mes goûts, le pouvoir économique qu’exerçaient les premiers s’efface.

Tout autre est le pouvoir politique. Il se déploie même lorsque nous n’avons pas besoin de lui. Je n’ai pas besoin du douanier. Il ne m’apporte qu’une nuisance. A la limite, je le paierai pour qu’il reste chez lui. Mais il a le pouvoir d’ouvrir ma valise, fouiller mes poches, inspecter mes documents, me questionner… et le pouvoir politique exige que tous ceux qu’il importune ainsi le salarient (à vie).

Le danger qu’identifiaient les Siennois dans votre anecdote, et que craignent nos contemporains, est la collusion entre les pouvoirs économique et politique. Car lorsque les gens sont laissés libres d’offrir de nouveaux services, ce qui caractérise un marché, les entreprises établies risquent le déplacement de leur clientèle vers des nouveaux venus, mieux à l’écoute des désirs des gens. Les grands patrons vont alors se tourner vers les hommes de l’Etat. Ils les connaissent bien. Ils sortent des mêmes écoles, fréquentent les mêmes milieux, et finalement partagent les mêmes intérêts de classe. Ces patrons vont obtenir plus de régulation et des règlementations tatillonnes (car la complexité des règlements favorise principalement les grosses boîtes, qui ont les moyens de s’y conformer), ils vont se gaver de subventions, de commandes publiques, et ils s’accommodent des impôts, qui détruisent les capacités d’investissement des concurrents plus petits (car on sait que seule une multinationale peut délocaliser des centres de profit).

Le danger n’est donc pas l’entreprise, mais le pouvoir politique, qui accorde des faveurs aux uns qu’il refuse aux autres (ce qui est dans la nature même du pouvoir politique). Parce qu’il existe une telle confusion de ces pouvoirs économique et politique, les gens sont dans la même situation que cet ivrogne que décrivait Bertrand Russel, que le whisky et soda rendait malade, qui passa au gin et soda, avec le même effet, puis à la vodka et soda, etc., et qui conclut avec une logique imparable qu’il ne supportait pas le soda.

Pas plus que le soda, le pouvoir économique n’est le problème. Mais il faut chercher au delà des apparences de l’activité économique pour le comprendre.

Grégoire Canlorbe : Il existe une longue tradition de pensée hostile à démocratie. A cet égard permettez-moi de citer ces quelques vers de Pierre Corneille :

 « Mais quand le peuple est maître ou n’agit qu’en tumulte,
La voix de la raison jamais ne se consulte ;
Les hommes sont vendus aux plus ambitieux,
L’autorité livrée aux plus séditieux. […]
Le pire des Etats, c’est l’Etat populaire. »
Cinna, II II.

 J’imagine que vous souscrivez à l’idée générale de ces alexandrins. Pourriez-vous en toucher quelques mots ?

Christian Michel : Ce dernier alexandrin de votre citation était salué par des applaudissements à la Comédie Française au moment du Front Populaire. L’attaque contre la démocratie partait alors des fachos, de l’establishment, de ceux qui méprisaient les initiatives individuelles (le marché), pour lui préférer l’énergie du chef et l’expertise de l’élite. On n’en est plus là. (Ou bien, on n’en est pas encore là – je veux dire que le danger n’est pas nul dans un pays paralysé par l’incurie de ses politiciens et la faillite de son économie de voir un grand braillard à la tête de brutes promettre un ordre nouveau, une prospérité reconquise, pourvu qu’on lui laisse tout pouvoir).

La critique actuelle de la démocratie porterait plutôt sur ses deux présupposés idéologiques, le socialisme et le nationalisme.

On connaît des régimes socialistes sans démocratie, mais on ne connaîtra jamais de régimes démocratiques sans redistribution socialiste des revenus et interventionnisme erratique de la puissance publique. Le simple bon sens des électeurs nous le garantit. Les libéraux classiques, qui généralement prônent la démocratie, doivent en convenir, eux qui pensent que les hommes sont mus par leur intérêt matériel. Il est dans mon intérêt de voter pour le parti qui m’accordera tel ou tel avantage financier. C’est un comportement d’homo economicus. Si le gouvernement a le droit de détrousser Pierre et Paul pour me payer, je me fabriquerai un discours pour rationaliser cette spoliation de mes concitoyens. « Ils sont si riches, ça ne leur coûte pas grand chose de subvenir à mes besoins ». « C’est un acte de justice sociale ». « Ça crée du lien, il faut diminuer les inégalités », etc. Mais ce qu’une majorité accorde, la majorité suivante peut le reprendre. L’instabilité juridique ne favorise pas les projets à long terme, or ils sont nécessaires au développement économique et humain.

Et quand je mentionne que la redistribution « crée du lien », je souligne combien elle est nationaliste, en plus d’être socialiste. L’un ne va pas sans l’autre. Si ceux qui mangent au gâteau de la « justice sociale » sont trop nombreux, la part de chacun tend vers zéro. Il faut limiter les bénéficiaires, et on le fait par la nationalité. L’argent des Français va aux Français. Il ne va pas aux plus pauvres, aux réfugiés qui ont tout perdu dans les conflits, ou aux Haïtiens, aux Malgaches et autres Erythréens. Le privilège de la naissance, aboli par la Révolution de 1789, nous revient avec la démocratie sociale. N’avoir pas pris d’autre peine que de naître Français vous donne le droit à toutes sortes d’allocations, voire même un revenu à vie.

Ces failles du régime démocratique sont connues. Elles expliquent pourquoi les premiers démocrates se souciaient tant de limiter constitutionnellement le pouvoir des majorités, pourquoi ils hésitaient à universaliser le suffrage, préférant limiter le droit de vote à ceux qui n’auraient pas la tentation de vivre aux crochets d’autrui. Ces précautions n’ont pas suffi. La citoyenneté d’aujourd’hui est une activité subventionnée. Le « lien social » n’est plus une reconnaissance mutuelle de gens vivant dans une même communauté, mais c’est la relation du parasite avec son hôte, l’exploitation des uns par les autres, à travers la médiation des hommes de l’Etat.

La bonne nouvelle est que les développements technologiques irréversibles, qui sous-tendent la mondialisation, ont simplement causé la faillite de ces deux idéologies du XIXème siècle, le nationalisme et le socialisme.

 Grégoire Canlorbe : De nos jours la démocratie est souvent présentée comme le régime politique qui permet le mieux de régler par la « négociation » les conflits sociaux. L’Etat démocratique ne vise pas à éliminer les conflits, mais à mettre au point les procédures leur permettant de s’exprimer et de trouver un compromis.

En toile de fond de cette vision de l’Etat démocratique on trouve l’idée très en vogue d’après laquelle les intérêts des entrepreneurs et des salariés tendent naturellement à être antagoniques, à moins d’une intervention de l’Etat dans l’économie pour « équilibrer » les relations entre ces deux groupes sociaux. L’argument généralement avancé est que les entrepreneurs tendent spontanément à payer les travailleurs à un simple salaire de subsistance, condition à laquelle ils peuvent maximiser leur profit. Qui plus est, il existerait un complot permanent des entrepreneurs pour organiser de concert un sous emploi de masse, en sorte d’avoir tout pouvoir sur la main-d’œuvre.

La démocratie permettrait d’apporter une réponse pacifique à ces conflits d’intérêt et d’équilibrer par la législation les rapports de force entre patrons et salariés. A ce prix la paix sociale est acquise. Quel est votre sentiment sur cette analyse couramment avancée ?

 Christian Michel : Dans le schéma marxiste de lutte des classes, qu’encore une fois je crois pertinent, l’Histoire est linéaire. Chaque phase de développement est nécessaire au progrès suivant. On n’aurait pas pu concevoir une société libertarienne au XVIIème siècle, alors que les connaissances et les techniques acquises aux siècles suivants, la séparation des pouvoirs temporel et spirituel, l’émergence d’une société civile, la prospérité apportée par la révolution industrielle, etc. n’avaient pas encore informé la conscience morale des gens. Cette évolution n’est pas achevée. Nous ne sommes pas à la fin de l’Histoire.

Or dans cette évolution, nous sommes passés par un stage hobbesien, où il fallait du pouvoir politique. Il fallait un Souverain, qui fasse régner l’ordre, qui tranche les conflits, comme celui que vous citez entre patrons et ouvriers. La question s’est seulement déplacée au cours des générations sur la détention de ce pouvoir souverain : monarque héréditaire, absolu ou constitutionnel, chef charismatique, parti unique, ou représentants élus du peuple… Aujourd’hui il faut se demander pourquoi diable nous aurions besoin d’un Souverain. Il nous faut des compétences, c’est certain. Je me soumets volontiers à certaines autorités dans des situations spécifiques et temporaires, mon toubib, un avocat, l’équipage de l’avion…

 Mais pourquoi faudrait-il obéir en tout à un pouvoir unique ?

Dans le cas que vous mentionnez, il appartient aux représentants des actionnaires de négocier avec les représentants des employés pour résoudre leur différend. L’intervention de la puissance publique, quel que soit son mode de désignation, hérédité, élection, tirage au sort… est nuisible. Les employés ne sont pas désarmés. Ils disposent d’un pouvoir immense – rompre unilatéralement leur contrat de travail et paralyser l’entreprise. Si elle est sur le point d’enlever un gros contrat, ou si elle se trouve période faste, les patrons paieront. Si les employés sont trop gourmands, l’entreprise périclitera. L’exemple des copains, qui ont trop tiré sur la corde, servira d’avertissement aux autres. Toute activité sociale est un apprentissage.

Il faut à une société libérale des syndicats puissants, revendicatifs, bien organisés. Ils ne le sont pas, car depuis les années 1930, ils ont trahi la classe ouvrière. Au lieu de se battre contre les patrons, front contre front, ils ont demandé des lois sociales. Mais ceux à qui ils les demandaient, les hommes de l’Etat, étaient aussi à l’écoute des patrons. Ils ont légiféré, mais pas trop dans le sens des prolétaires. Du coup les syndicats ont tout perdu. Ils n’ont plus d’adhérents, car pourquoi payer des cotisations, alors que les syndicalistes eux-mêmes ont transféré aux gouvernants le pouvoir de défendre les employés ? Et parce qu’ils ont préféré l’action législative à l’action revendicative, les syndicalistes ont tout simplement encouragé les patrons à délocaliser l’activité là où la législation était favorable. Regardez l’implantation des sociétés de service, firmes d’avocats, cabinets d’audit, publicitaires, experts… Ils ont suivi leurs clients partout dans le monde. Pas les syndicats. Les syndicats auraient pu déclencher un mouvement revendicatif dans toutes les usines d’un groupe sur les cinq continents. Ça, c’est puissant. Mais au lieu de devenir multinationaux comme leurs clients, les syndicalistes ont criaillé chez les ministres de leur pays. Résultat : ils se sont rendus superflus.

Grégoire Canlorbe : A l’heure de la mondialisation capitaliste, il n’est pas rare d’entendre dire que celle-ci sonnerait le glas des démocraties ; et ce, au détriment des intérêts des petites gens. La mondialisation impliquerait une perte du pouvoir du citoyen lambda sur sa vie, celui-ci pouvant de moins en moins contrôler (indirectement) les flux économiques, humains et financiers, via l’action des représentants élus au suffrage universel. Le pouvoir des gouvernements d’agir au nom des intérêts du peuple s’éroderait au fur et à mesure que la libéralisation des échanges gagnerait du terrain.
Les vrais décideurs politiques ce serait désormais les grandes firmes capitalistes ainsi que les banques et les sociétés de notation. Les gouvernements seraient devenus le valet du grand capital et non plus le serviteur légitime des citoyens. Ces derniers sont privés, du coup, de tout pouvoir sur eux-mêmes. Pour faire court, la mondialisation libérale c’est l’ennemi du peuple ; et la démocratie c’est l’expression de la volonté populaire.
Que vous inspirent ces dires qui ont le vent en poupe ?

Christian Michel : L’argument pèserait lourd si la prémisse était juste – que les gouvernements élus représentent l’intérêt des petites gens. Il n’existe aucune raison pour que les gouvernants s’y emploient. Comme je l’ai dit plus haut, les hommes et les femmes qui exercent le pouvoir politique, en France comme ailleurs, qu’ils soient élus ou appartiennent à l’administration étatique, forment une classe soudée, attachée à la défense de ses privilèges, sociologiquement alliée au patronat. Les pauvres n’ont pas grand soutien à attendre de ces gens-là.

En plus, en quoi consiste l’intérêt des petites gens ? Avoir, par exemple, un salaire minimum garanti faible, ou bien un emploi mieux rémunéré, mais sans garantie de l’occuper toute sa vie ? Vivre dans une société prospère, qui peut financer la science de demain et les biens culturels d’aujourd’hui, mais qui exige pour cela un engagement fort de tous ses membres, ou une autre société, relaxe, qui demande peu de ses membres, mais crée peu de richesses – et cette société stagnante est-elle soutenable à long terme ?

Il existe deux formes de pouvoir, comme je l’ai dit plus haut. Le pouvoir de rendre service, c’est celui de l’économie, et le pouvoir de coercition, le pouvoir politique. Pour exercer du pouvoir sur moi, une firme doit me séduire, elle doit me faire désirer ce qu’elle veut me faire payer, ou me faire aimer travailler pour elle. C’est le mode capitaliste du pouvoir. Il émerge à la fin du XVIIIème siècle et se développe au cours du XIXème siècle, curieusement, en même temps que le féminisme, de Mary Wollstonecraft et Olympe de Gouges, jusqu’au suffragettes. Pendant des millénaires les sociétés avaient vécu sous l’emprise de la testostérone, le règne de la force brute et de la lutte armée. Avec le capitalisme les sociétés embrassent un mode de gouvernance plus associé avec le féminin, celui de la séduction. Je ne te menace pas de coups de bâton pour obtenir ce que je veux de toi, je te le fais désirer. Séduire est un pouvoir. Mais il a l’avantage de ne pas tuer. C’est un progrès.

La mondialisation étend cette gouvernance par la séduction à des régimes qui ne respectaient que la force. Tant mieux. Le règne des multinationales n’est pas parfait, mais il a l’avantage sur la démocratie de nous laisser décider avec qui nous voulons traiter. Je ne veux rien avoir à faire avec la majorité qui nous gouverne, mais puisque je suis dans la minorité, elle m’impose sa réglementation. Dans le marché capitaliste, il n’y a pas de minorités. Elles sont passées chez les concurrents. Si je ne veux pas traiter avec Peugeot, comme client, fournisseur, employé ou actionnaire, je me tourne vers Toyota ou Renault. Ça paraît très simple, et le plus extraordinaire est que c’est la réalité.
 
Grégoire Canlorbe : Un argument courant en faveur de la démocratie consiste à affirmer que celle-ci substitue la transition pacifique entre les gouvernements aux révoltes douloureuses et sanglantes.
Ecoutons Ludwig von Mises à ce sujet : 

« La fonction de la démocratie est d’établir la paix et d’éviter tous les bouleversements violents. Même dans les États non démocratiques un gouvernement ne peut finalement se maintenir que s’il peut compter sur l’assentiment de l’opinion publique. La force et la puissance de tous les gouvernements ne reposent pas dans les armes, mais dans l’esprit d’acquiescement qui met ces armes à leur disposition. […] Dans les États non démocratiques un changement de personnes ou de système dans le gouvernement ne peut s’opérer que par la violence. Un bouleversement violent écarte le système ou les personnes, qui ont perdu les racines qui les rattachaient à la population, et à leur place il met d’autres personnes et un autre système. […]

Les pertes matérielles et les ébranlements moraux qui accompagnent tout changement violent de la situation politique, c’est par la réforme constitutionnelle que la démocratie les évite. La démocratie garantit l’accord de la volonté d’État, s’exprimant par les organismes d’État, et de la volonté de la majorité, parce qu’elle place les organismes de l’État dans la dépendance juridique de la majorité du moment. Elle réalise, dans le domaine de la politique intérieure, ce que le pacifisme s’efforce de réaliser dans le domaine de la politique extérieure. »

Que penser, selon vous, de cet argument ?


Christian Michel : Mises naquit dans l’Empire d’Autriche-Hongrie, quand aucun pays n’avait de suffrage universel, quand la plupart vivaient sous des régimes autoritaires. Au cours de sa vie, la situation n’a fait qu’empirer. Même si Mises a vécu assez vieux pour voir la fin du fascisme, on comprend son indulgence pour la démocratie libérale. Elle représente un immense progrès dans l’histoire de l’humanité. On ne saurait le souligner assez. Mais elle n’annonce pas, quoi qu’on en ait dit, la fin du film.

Les gouvernants des pays développés aujourd’hui n’ont pas d’autre projet que de durer. Il n’ont plus de vision, n’offrent plus d’aspirations, pas plus d’avenir. L’imagination politique est en coma. Nos chefs légitiment leur pouvoir par la simple absence d’alternative. « Peut-être que nous sommes nuls, mais que proposez-vous d’autre ? »
Tout l’enjeu pour le salut du monde réside dans la réponse à cette question. Sommes-nous condamnés à l’existant – ce qui est franchement désespérant ? Ou bien pouvons-nous évoluer vers une société plus douce, plus chaleureuse, plus poétique – telle que les libertariens la conçoivent ?

 Grégoire Canlorbe : Quelle serait à vos yeux une manière pertinente d’organiser la transition de nos Etats démocratiques actuels vers la société anarcho-capitaliste ? Avez-vous confiance en l’avenir de la liberté ?

Christian Michel : Nous sommes les acteurs de l’Histoire, mais nous n’écrivons pas le scénario. Elle ne se déroule jamais comme nous l’avons prévu. Que pourrais-je donc vous annoncer sur la société nouvelle anarcho-capitaliste ?
Ma seule confiance réside dans l’analyse marxiste. Nous vivons un changement des modes de production, avec internet, les réseaux, la mondialisation, et tout ça. Ces avancées déstabilisent les structures de pouvoir établies au 19ème siècle. Je crois que le seul régime compatible avec la nouvelle économie est l’anarcho-capitalisme. C’est à ce fil ténu que mon espoir d’un monde meilleur se raccroche.

Grégoire Canlorbe : Hans Hermann Hoppe a défendu naguère l’idée que la transition des démocraties vers l’anarcho-capitalisme pourrait se faire seulement au prix d’un renoncement aux idéaux qu’il décrit comme « alternatifs ». Selon lui la démocratie est intrinsèquement hostile au conservatisme culturel et le lit de toutes sortes de mœurs qu’il juge « déviantes. » L’avènement de l’anarcho-capitalisme doit nécessairement coïncider avec celui d’une société résolument intolérante envers les modes de vie « hédonistes » et en rupture avec le chaos moral de la démocratie. Le conservatisme culturel fait partie intégrante de l’ADN d’une société anarcho-capitaliste.

Je laisse la parole à Hans Hermann Hoppe : 

« Dès que des membres de la société expriment avec régularité l’acceptation ou même le soutien aux sentiments égalitaires, que ce soit sous forme démocratique (règle de la majorité) ou communiste, il devient essentiel que les autres membres et en particulier les élites sociales naturelles, soient prêts à agir de façon décisive et, en cas de non-conformité qui perdure, excluent et in fine bannissent ces membres hors de la société. Dans une convention conclue entre un possesseur et des résidents communautaires avec pour but la protection de leur propriété privée, il n’existe rien de tel que la liberté (illimitée) de parole, pas même le droit illimité de parole sur sa propre propriété de résident. […]

Il ne saurait y avoir de tolérance envers les démocrates ou les communistes au sein d’un ordre social libertarien. Il leur faudra être physiquement séparés et bannis de la société. De même, au sein d’une convention fondée pour la protection des familles et des proches, il ne peut y avoir de tolérance envers ceux qui promeuvent régulièrement des styles de vie incompatibles avec cet objectif. Ils – les avocats des styles de vie alternatifs, non familiaux et « entre eux », tels que par exemple, l’hédonisme individuel, le parasitisme, l’adoration de la nature-environnement, l’homosexualité, ou le communisme – devront être physiquement retirés de la société, aussi, si on veut pouvoir maintenir un ordre libertarien. »



Quel est votre avis sur cette analyse ?
Ce raisonnement contient une contradiction interne. Dans un monde où la violence contre les innocents ne reste pas impunie – c’est à dire un monde sans Etat – les individus peuvent se regrouper en communautés et mettre en pratique tous les modes de vie qui assurent, selon eux, leur épanouissement – religieux, démocratique, hédoniste, culte du chef, etc. Un tel groupe, cependant, contrairement aux systèmes politiques contemporains, n’a pas de légitimité pour contraindre un individu, assigné à ce groupe par sa naissance, ou par un choix antérieur mal avisé, à y rester et à s’y soumettre.

J’avais cette discussion lorsque je trainais en Russie à l’époque de Gorbatchev et Eltsine. De vieux Soviétiques larmoyaient : « Dans la guerre entre le capitalisme et le socialisme, nous avons perdu. » Je leur faisais remarquer que le capitalisme n’est jamais opposé au socialisme. Dans le plus radical régime capitaliste (disons ‘anarcap’), tous ceux qui veulent mettre en commun leurs moyens de production, renoncer à leur héritage, partager également leur revenu, sont parfaitement libres de le faire. Et si en le faisant ils se montrent heureux, apaisés, créatifs, d’autres viendront les rejoindre, et le socialisme se répandra sur le globe. Mais les socialistes ne croient pas qu’ils rendent les gens heureux. Il leur faut s’emparer du pouvoir pour instaurer le socialisme. Si les capitalistes laissent ceux qui le veulent être socialistes entre eux, la réciproque n’est donc pas vraie. La guerre ne fut pas entre le capitalisme et le socialisme, mais fut une résistance contre le socialisme imposé.

Dans la communauté anarcap qu’imagine Hans-Hermann Hoppe, les hédonistes, démocrates et autres communistes n’auront pas leur place. Pas besoin pourtant de les exclure. Eux-mêmes sentiront que ce style de vie ne leur convient pas. En conséquence, ils formeront d’autres communautés plus conformes à leurs vœux. Il me semble que cette association des gens entre eux en fonction de leur choix de vie satisfait l’éthique mieux que l’imposition d’une norme unique à tout le monde par un chef ou par une majorité.

Hoppe est dogmatique. Pour ma part, je laisserai l’Histoire décider des modes de vivre ensemble (il y en a plus d’un) appropriés aux êtres humains dans leur diversité. Il est possible que des hédonistes, communistes et homosexuels, qui ne seraient pas à l’aise dans la communauté que Hoppe idéalise, en forment une autre, peut-être moins prospère si leur préférence temporelle leur fait renoncer aux investissements à long terme, mais fort plaisante pour ses membres.

Les deux écueils sont ceux-ci. Il faut que chaque communauté séduise de nouveaux membres, et traite assez généreusement ceux qui s’y trouvent, pour n’être pas dépeuplée. Et il faut que chaque communauté renonce à razzier les richesses d’une voisine plus prospère. Le problème n’est pas nouveau. C’est exactement celui que la coexistence des Etats nous pose depuis plusieurs millénaires. Puisque les Etats n’ont pas su le résoudre par la violence, cherchons par des moyens pacifiques à réussir mieux qu’eux.

Grégoire Canlorbe : Le passage du positif au normatif, de la description du monde tel qu’il est aux prescriptions sur ce que le monde devrait être, est un problème épistémologique bien connu. Au sein de la tradition libérale, les auteurs jus-naturalistes, tels que Locke, Bastiat et Rothbard, tiennent la propriété privée légitime (i.e. acquise sans violence) pour un droit naturel, i.e. qui se déduit de la nature humaine.

Il est souvent argué que cette position philosophique n’est pas valable en ce sens qu’elle infère un devoir-être sur la base de l’être, ce qui constitue une aberration logique. En tant que libéral anarcho-capitaliste et jusnaturaliste, que répondriez-vous à cette critique récurrente ?

 Christian Michel : Jusnaturaliste ? Pas moi. Je n’ai rien observé dans la nature qui nous enseignerait le Juste, le Bien, le Droit. En revanche, tout système – donc une société – pour fonctionner, obéit à des règles. On ne peut simplement pas imaginer une société qui déclarerait : « C’est ok chez nous de tuer, de battre les gens, de violer, de voler, de tromper autrui… ». Chacun se terrerait chez soi, ou se réfugierait au plus profond des forêts. Chaque société ajoute à ces prohibitions d’autres règles qui lui sont propres, mais ces prohibitions sont communes à toutes. On peut les enclore dans le concept de propriété. On peut dire qu’il est dans la nature de toute société de reconnaître et de faire appliquer le droit de propriété de chacun sur son corps, sur ce qu’il produit grâce à son corps et ses facultés intellectuelles, et sur ce qu’il acquiert par échange ou par don, c’est à dire en respectant un droit identique de propriété chez autrui. Le droit n’est donc pas attaché à l’être humain pris individuellement. La notion de droit n’a aucun sens pour Robinson dans son île. Il en appellerait au droit contre qui ? Les éléments ? Les animaux ? En revanche, le droit de propriété existe nécessairement dès que l’on fait société, à deux ou à plusieurs, et avec l’humanité entière. C’est une nécessité inscrite dans la nature même d’une société pour qu’elle fonctionne.

L’objection courante signale que toutes les sociétés historiques et présentes ont fonctionné avec un taux plus ou moins élevé de meurtres, viols, pillages et tromperies. C’est vrai. Mais l’intuition ne nous dit-elle pas que ces sociétés eussent fonctionné mieux encore si elles n’avaient pas souffert ces violations du droit ?

Et nul ne viole plus allègrement ces prohibitions que les hommes de l’Etat. C’est la fonction même de la politique, son but unique, que de désigner une classe dans la société qui jouit de l’impunité pour les crimes qu’elle commet. Nul n’a le droit de tuer – sauf les guerriers, nommés par les hommes de l’Etat. Nul n’a le droit de voler – sauf les hommes de l’Etat, qui prélèvent l’impôt. Nul n’a le droit de mentir et tricher – sauf pour une raison d’Etat. L’avenir que souhaitent les anarcaps consiste tout uniment à appliquer à tous une identité de droits. On ne peut pas justifier moralement que certains membres de la société puissent commettre impunément des crimes, pour lesquels n’importe qui d’autre est condamné. Abolir cette injustice, pratiquer l’identité des droits pour tous, c’est réaliser la société sans distinction de classe, une société anarcap.

 Grégoire Canlorbe : Il est de bon ton de reprocher au libéralisme d’annihiler le lien social et de réduire les êtres spontanément sociaux que nous sommes à des atomes isolés.
L’argument généralement invoqué peut se formuler comme suit : 

« La vie en société implique nécessairement que chacun soit dépossédé de sa liberté naturelle (i.e. la liberté intégrale que possède tout homme qui ne vit pas en société). La vie en société implique que le droit en vigueur soit en mesure de contraindre les individus à pratiquer ou à éviter certains comportements, et ce, dans l’intérêt même des membres de la société. En effet, tout un chacun consent implicitement, dès lors qu’il vit en société, à ce que certains comportements soient prohibés et d’autres rendus obligatoires. S’il y consent c’est dans son propre intérêt – car aucune société ne serait être ni agréable à vivre ni utile pour l’épanouissement des individus qui la composent, si tout y est facultatif et si rien n’y est interdit.

Ce consentement implicite est précisément l’acte fondateur et le ciment de la société. S’ils conservent intacte leur liberté dite naturelle, les individus ne forment pas une société : ils sont isolés les uns des autres, ils mènent chacun une existence séparée ; ils n’ont pas, à proprement parler, quitté l’état de nature. »

Que rétorqueriez-vous à ces dires en vogue ?

 Christian Michel : Que j’y souscris totalement. Comme je l’ai indiqué dans la réponse précédente, je ne sais pas d’où sortirait cette « liberté naturelle », qui serait celle d’êtres humains hors de toute société. Ça n’existe pas. Les ermites et les Robinsons ont eu des éducateurs. Or vivre en société implique des prohibitions et des obligations. Le débat ne concerne pas l’existence de ces contraintes, mais leur légitimité. Si j’ai fait une promesse, signé un contrat, je me suis créé une obligation. Si quelqu’un, sous prétexte de quelque impôt, exige que je paie une somme quelconque, je n’ai pas d’obligation. Je cède (ou pas) à la force.

Loin de vivre les « existences séparées », dont parle l’auteur de la question, les êtres humains en société sont attentifs aux désirs, aux souhaits, aux aspirations d’autrui, puisque leur propre bien-être dépend de leur capacité à les satisfaire – le médecin à soulager ses patients, le prof’ à inspirer ses élèves, l’industriel à présenter des produits désirés. Il me semble que ces relations correspondent à une élévation du niveau de conscience d’autrui par rapport à une société fondée sur des relations politiques, c’est à dire, des prises de pouvoir.

 Grégoire Canlorbe : Supposons que votre enfant de dix ans soit à l’hôpital et atteint d’une maladie incurable. Il lui reste désormais quelques heures à vivre. Sur le chemin de l’hôpital le diable vient à votre rencontre et vous apprend que le socialisme totalitaire est le destin de l’humanité. Aucun pays de la planète ne sera à l’abri. La Terre deviendra la patrie du socialisme totalitaire, sans aucune échappatoire pour l’humanité.

Le diable vous offre le choix entre deux cartes à jouer. La carte rouge sauve votre enfant de la maladie, mais d’ici deux siècles le monde sombrera inévitablement dans une dictature étouffante, cruelle et perpétuelle. La carte bleue est le seul espoir de l’humanité : elle abolit définitivement ce futur de désolation. En contrepartie votre enfant meurt.

Le diable ne vous contraint point. Il vous laisse libre de refuser de prendre l’une ou l’autre de ces deux cartes. Il vous avertit que si telle est votre décision, non seulement votre enfant mourra mais l’humanité sera absorbée par le socialisme totalitaire. A vous de faire un choix entre ces trois options : 1) la carte rouge, 2) la carte bleue, 3) aucune de ces deux cartes.

Où la liberté se situe-t-elle dans votre échelle de valeurs ? Confronté à une telle situation, feriez-vous passer l’amour que vous vouez à votre enfant avant votre attachement à la liberté ? Que ce soit parce que vous refusez de choisir entre les deux cartes à jouer ou parce que votre souci prioritaire est de sauver la liberté, seriez-vous prêt à laisser mourir le petit ?

 Christian Michel : La réalité ne présente jamais des alternatives simples, comme celle entre les cartes rouge ou bleue de votre histoire, ou dans la ‘wagonologie’ de Philippa Foot (un wagon fou dévale le long de la voie et va percuter 5 ouvriers ; vous avez la possibilité de l’aiguiller vers une autre voie, où il ne tuera qu’une personne ; baissez-vous le levier ? Et si cette personne est votre fils ? ou encore un savant, dont les travaux vont sauver des milliers de malades ? etc.).

Les choix ne sont jamais binaires. Comme l’exprimait poétiquement, mais justement, Jacques Prévert « De deux choses l’une – l’autre, c’est le soleil. »

Si vous voulez absolument une réponse à votre question, je sauve mon enfant. D’ici deux siècles, l’humanité aura trouvé le moyen de déjouer les plans de votre méchant démon.

Grégoire Canlorbe : Notre entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous ajouter quelques mots ? 

Christian Michel : J’ai été si bavard en répondant à ce questionnaire que je ne saurais rien ajouter de concis. Mais les questions étaient brillantes, pertinentes, et j’ai pris plaisir à les traiter.

Par Christian Michel

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Self made man, Christian Michel a fondé en 1975, en Suisse, la société d’investissement Valmet, qui compte aujourd’hui dix filiales dans le monde. À l’aise dans tous les pays du monde, doué d’une excellente plume, il a écrit de nombreux articles en anglais ou en français.
Il est président de Libertarian International, directeur de ISIL et membre du bureau de Libertarian Alliance.


Christian Michel

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Christian Michel, né en 1944, est un self-made man qui a fondé en 1975, en Suisse, la société d'investissement Valmet, qui compte aujourd'hui dix filiales dans le monde. À l'aise dans tous les pays du monde, doué d'une excellente plume, il a écrit de nombreux articles en anglais ou en français. Il animait le site Liberalia. Libéral et scientifique, il faisait partie du bureau éditorial du Journal of Libertarian Studies.  

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