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septembre 21, 2025

Introduction au droit naturel !

A) Loi naturelle et raison


Parmi les intellectuels qui se considèrent comme « scientifiques », l'expression « la nature de l'homme » a tendance à avoir l'effet d'un drapeau rouge sur un taureau. « L'homme n'a pas de nature ! » est le cri de ralliement moderne, et l'affirmation d'un éminent théoricien politique, il y a quelques années, devant une réunion de l'Association américaine de science politique, selon laquelle « la nature de l'homme » est un concept purement théologique qui doit être écarté de toute discussion scientifique, est représentative du sentiment des philosophes politiques d'aujourd'hui. 1
 
 

 
 
Dans la controverse sur la nature humaine et sur le concept plus large et plus controversé de « loi naturelle », les deux camps ont maintes fois proclamé que la loi naturelle et la théologie étaient inextricablement liées. En conséquence, de nombreux défenseurs de la loi naturelle, dans les milieux scientifiques ou philosophiques, ont considérablement affaibli leur argumentation en laissant entendre que les méthodes rationnelles et philosophiques ne suffisaient pas à établir cette loi : la foi théologique serait nécessaire pour maintenir ce concept. D'autre part, les opposants à la loi naturelle ont joyeusement approuvé ; puisque la foi dans le surnaturel est jugée nécessaire pour croire en la loi naturelle, ce dernier concept doit être écarté du discours scientifique et laïc, et relégué à la sphère ésotérique des études divines. En conséquence, l'idée d'une loi naturelle fondée sur la raison et la recherche rationnelle a pratiquement disparu.2
 
Le croyant en une loi naturelle établie rationnellement doit donc faire face à l'hostilité des deux camps : l'un percevant dans cette position un antagonisme envers la religion, l'autre soupçonnant que Dieu et le mysticisme s'introduisent par la petite porte. Il faut dire au premier groupe qu'il reflète une position augustinienne extrême selon laquelle la foi, plutôt que la raison, était le seul outil légitime pour étudier la nature de l'homme et ses fins propres. En bref, dans cette tradition fidéiste, la théologie avait complètement supplanté la philosophie.3  La tradition thomiste, au contraire, était exactement le contraire : elle revendiquait l'indépendance de la philosophie par rapport à la théologie et proclamait la capacité de la raison humaine à comprendre et à découvrir les lois physiques et éthiques de l'ordre naturel. Si la croyance en un ordre systématique de lois naturelles accessibles à la raison humaine est en soi antireligieuse, alors saint Thomas et les scolastiques qui lui ont succédé, ainsi que le juriste protestant Hugo Grotius, étaient également antireligieux. En bref, l'affirmation selon laquelle il existe un ordre de lois naturelles laisse ouverte la question de savoir si Dieu a créé cet ordre ou non ; et l'affirmation de la capacité de la raison humaine à découvrir l'ordre naturel laisse ouverte la question de savoir si cette raison a été donnée à l'homme par Dieu ou non. L'affirmation d'un ordre de lois naturelles découvrable par la raison n'est, en soi, ni pro-religieuse ni anti-religieuse.4

Comme cette position surprend la plupart des gens aujourd'hui, examinons un peu plus en détail cette position thomiste. L'affirmation de l'indépendance absolue de la loi naturelle par rapport à la question de l'existence de Dieu était implicite plutôt qu'affirmée catégoriquement par saint Thomas lui-même ; mais comme tant d'autres implications du thomisme, elle a été mise en avant par Suarez et les autres brillants scolastiques espagnols de la fin du XVIe siècle. Le jésuite Suárez a souligné que de nombreux scolastiques avaient adopté la position selon laquelle la loi naturelle de l'éthique, la loi de ce qui est bon et mauvais pour l'homme, ne dépend pas de la volonté de Dieu. En effet, certains scolastiques étaient allés jusqu'à dire que :

même si Dieu n'existait pas, ou n'utilisait pas sa raison, ou ne jugeait pas correctement les choses, s'il existe chez l'homme un tel diktat de la raison droite pour le guider, il aurait la même nature de loi qu'il a actuellement.5

Ou, comme le déclare un philosophe thomiste moderne :

Si le mot « naturel » a un sens, il fait référence à la nature de l'homme, et lorsqu'il est utilisé avec « loi », « naturel » doit faire référence à un ordre qui se manifeste dans les inclinations de la nature humaine et à rien d'autre. Par conséquent, pris en soi, il n'y a rien de religieux ou de théologique dans la « loi naturelle » de Thomas d'Aquin.6

Le juriste protestant néerlandais Hugo Grotius a déclaré, dans son De Iure Belli ac Pacis (1625) :

Ce que nous avons dit aurait une certaine validité même si nous devions concéder ce qui ne peut être concédé sans la plus grande méchanceté, à savoir qu'il n'y a pas de Dieu.

Et encore :

Aussi illimitée que soit la puissance de Dieu, on peut néanmoins affirmer qu'il existe certaines choses sur lesquelles cette puissance ne s'étend pas... Tout comme Dieu lui-même ne peut empêcher que deux fois deux fasse quatre, il ne peut empêcher que ce qui est intrinsèquement mauvais ne soit mauvais.7

D'Entrèves conclut que :

La définition de la loi naturelle donnée par [Grotius] n'a rien de révolutionnaire. Lorsqu'il affirme que la loi naturelle est l'ensemble des règles que l'homme est capable de découvrir par l'usage de sa raison, il ne fait que reformuler la notion scolastique d'un fondement rationnel de l'éthique. En effet, son objectif est plutôt de restaurer cette notion qui avait été ébranlée par l'augustinisme extrême de certains courants de pensée protestants. Quand il déclare que ces règles sont valables en elles-mêmes, indépendamment du fait que Dieu les ait voulues, il répète une affirmation qui avait déjà été faite par certains scolastiques.8

L'objectif de Grotius, ajoute d'Entrèves, « était de construire un système de lois qui serait convaincant à une époque où les controverses théologiques perdaient progressivement leur pouvoir de conviction ». Grotius et ses successeurs juridiques — Pufendorf, Burlamaqui et Vattel — ont entrepris d'élaborer cet ensemble indépendant de lois naturelles dans un contexte purement séculier, conformément à leurs propres intérêts particuliers, qui n'étaient pas, contrairement à ceux des scolastiques, principalement théologiques.9  En effet, même les rationalistes du XVIIIe siècle, ennemis acharnés des scolastiques à bien des égards, ont été profondément influencés dans leur rationalisme même par la tradition scolastique.10

Ainsi, ne nous y trompons pas : dans la tradition thomiste, la loi naturelle est une loi éthique autant que physique ; et l'instrument par lequel l'homme appréhende cette loi est sa raison — et non la foi, l'intuition, la grâce, la révélation ou quoi que ce soit d'autre.11  Dans le contexte contemporain marqué par une dichotomie prononcée entre la loi naturelle et la raison — et en particulier au milieu des sentiments irrationalistes de la pensée « conservatrice » —, on ne saurait trop insister sur ce point. C'est pourquoi saint Thomas d'Aquin, selon les termes de l'éminent historien de la philosophie, le père Copleston, « a souligné la place et la fonction de la raison dans la conduite morale. Il [Thomas d'Aquin] partageait avec Aristote l'opinion selon laquelle c'est la possession de la raison qui distingue l'homme des animaux » et qui « lui permet d'agir délibérément en vue d'une fin consciemment appréhendée et l'élève au-dessus du niveau du comportement purement instinctif ».12

Thomas d'Aquin a donc compris que les hommes agissent toujours de manière intentionnelle, mais il est allé plus loin en affirmant que les fins peuvent également être appréhendées par la raison comme étant objectivement bonnes ou mauvaises pour l'homme. Pour Thomas d'Aquin, selon les termes de Copleston, « il y a donc place pour le concept de « raison droite », la raison qui guide les actes de l'homme vers la réalisation du bien objectif pour l'homme ». La conduite morale est donc une conduite conforme à la raison droite : « Si l'on dit que la conduite morale est une conduite rationnelle, cela signifie qu'il s'agit d'une conduite conforme à la raison droite, la raison appréhendant le bien objectif pour l'homme et dictant les moyens de l'atteindre ».13

Dans la philosophie du droit naturel, la raison n'est donc pas contrainte, comme dans la philosophie moderne post-humienne, d'être une simple esclave des passions, confinée à produire la découverte des moyens permettant d'atteindre des fins choisies arbitrairement. Car les fins elles-mêmes sont choisies par l'usage de la raison ; et la « raison droite » dicte à l'homme ses fins propres ainsi que les moyens de les atteindre. Pour le thomiste ou le théoricien du droit naturel, la loi générale de la moralité pour l'homme est un cas particulier du système du droit naturel qui régit toutes les entités du monde, chacune ayant sa propre nature et ses propres fins. « Pour lui, la loi morale [...] est un cas particulier des principes généraux selon lesquels toutes les choses finies tendent vers leurs fins par le développement de leurs potentialités. » 14  Et nous arrivons ici à une différence fondamentale entre les créatures inanimées ou même les créatures vivantes non humaines et l'homme lui-même ; car les premières sont contraintes d'agir conformément aux fins dictées par leur nature, tandis que l'homme, « l'animal rationnel », possède la raison pour découvrir ces fins et le libre arbitre pour choisir.15

La question de savoir quelle doctrine, celle du droit naturel ou celle de ses détracteurs, doit être considérée comme véritablement rationnelle a trouvé une réponse incisive chez feu Leo Strauss, dans le cadre d'une critique pénétrante du relativisme des valeurs dans la théorie politique du professeur Arnold Brecht. Car, contrairement au droit naturel,

    Les sciences sociales positivistes […] se caractérisent par l'abandon de la raison ou la fuite devant la raison […].

Selon l'interprétation positiviste du relativisme qui prévaut dans les sciences sociales actuelles […], la raison peut nous dire quels moyens sont propices à quelles fins ; elle ne peut pas nous dire quelles fins réalisables sont préférables à d'autres fins réalisables. La raison ne peut pas nous dire que nous devons choisir des fins réalisables ; si quelqu'un « aime celui qui désire l'impossible », la raison peut lui dire qu'il agit de manière irrationnelle, mais elle ne peut pas lui dire qu'il doit agir de manière rationnelle, ou qu'agir de manière irrationnelle est agir mal ou de manière vile. Si un comportement rationnel consiste à choisir les bons moyens pour atteindre la bonne fin, le relativisme enseigne en fait qu'un comportement rationnel est impossible.16

Enfin, la place unique occupée par la raison dans la philosophie du droit naturel a été affirmée par le philosophe thomiste moderne, feu le père John Toohey. Toohey a défini la philosophie saine comme suit : « La philosophie, au sens où ce mot est utilisé lorsque la scolastique est opposée à d'autres philosophies, est une tentative de la raison humaine, sans aide extérieure, de donner une explication fondamentale de la nature des choses. »17
 
 

 

B) La loi naturelle en tant que « science »


Il est en effet déroutant que tant de philosophes modernes méprisent le terme même de « nature » comme une injection de mysticisme et de surnaturel. Une pomme, si on la laisse tomber, tombera par terre ; nous observons tous cela et reconnaissons que c'est dans la nature de la pomme (ainsi que dans celle du monde en général). Deux atomes d'hydrogène combinés à un atome d'oxygène produiront une molécule d'eau, un comportement qui est propre à la nature de l'hydrogène, de l'oxygène et de l'eau. Il n'y a rien de mystérieux ou de mystique dans ces observations. Pourquoi alors critiquer le concept de « nature » ? Le monde, en fait, se compose d'une myriade de choses ou d'entités observables. C'est certainement un fait observable. Puisque le monde ne se compose pas d'une seule chose ou entité homogène, il s'ensuit que chacune de ces différentes choses possède des attributs différents, sinon elles seraient toutes identiques. Mais si A, B, C, etc. ont des attributs différents, il s'ensuit immédiatement qu'elles ont des natures différentes.18, 19  Il s'ensuit également que lorsque ces différentes choses se rencontrent et interagissent, un résultat spécifiquement délimitable et définissable se produit. En bref, des causes spécifiques et délimitées auront des effets spécifiques et délimités.20

Le comportement observable de chacune de ces entités est la loi de leur nature, et cette loi inclut ce qui se produit à la suite des interactions. Le complexe que nous pouvons construire à partir de ces lois peut être appelé la structure de la loi naturelle. Qu'y a-t-il de « mystique » là-dedans ?21

Dans le domaine des lois purement physiques, ce concept ne diffère généralement de la terminologie positiviste moderne qu'à des niveaux philosophiques élevés ; appliqué à l'homme, cependant, ce concept est beaucoup plus controversé. Et pourtant, si les pommes, les pierres et les roses ont chacune leur nature spécifique, l'homme est-il la seule entité, le seul être qui ne peut en avoir une ? Et si l'homme a une nature, pourquoi ne peut-elle pas elle aussi être ouverte à l'observation et à la réflexion rationnelles ? Si toutes les choses ont une nature, alors la nature de l'homme est sûrement ouverte à l'inspection ; le rejet brutal actuel du concept de nature humaine est donc arbitraire et a priori.

Une critique courante et simpliste formulée par les opposants à la loi naturelle est la suivante : qui est chargé d'établir les prétendues vérités sur l'homme ? La réponse n'est pas « qui », mais « quoi » : la raison humaine. La raison humaine est objective, c'est-à-dire qu'elle peut être utilisée par tous les hommes pour découvrir des vérités sur le monde. Demander quelle est la nature de l'homme, c'est inviter à répondre : « Va, étudie et découvre-le ! » C'est comme si un homme affirmait que la nature du cuivre pouvait faire l'objet d'une investigation rationnelle et qu'un critique le mettait au défi de « prouver » immédiatement cette affirmation en exposant sur-le-champ toutes les lois qui ont été découvertes sur le cuivre.

Une autre critique courante est que les théoriciens du droit naturel divergent entre eux et que, par conséquent, toutes les théories du droit naturel doivent être rejetées. Cette critique est particulièrement déplacée lorsqu'elle émane, comme c'est souvent le cas, d'économistes utilitaristes. En effet, l'économie est une science notoirement controversée, mais rares sont ceux qui préconisent pour autant de rejeter toute l'économie. De plus, les divergences d'opinion ne justifient pas que l'on rejette toutes les parties à un différend ; la personne responsable est celle qui utilise sa raison pour examiner les différents arguments et se forger sa propre opinion.22  Elle ne se contente pas de dire a priori : « Malédiction sur vous tous ! » Le fait que l'homme soit doué de raison ne signifie pas que l'erreur est impossible. Même des sciences « exactes » comme la physique et la chimie ont connu leurs erreurs et leurs débats passionnés.23  Aucun homme n'est omniscient ou infaillible, ce qui est d'ailleurs une loi de la nature humaine.

L'éthique de la loi naturelle décrète que pour tous les êtres vivants, la « bonté » est l'accomplissement de ce qui est le mieux pour ce type de créature ; la « bonté » est donc relative à la nature de la créature concernée. Ainsi, le professeur Cropsey écrit :

La doctrine classique [du droit naturel] veut que chaque chose soit excellente dans la mesure où elle peut accomplir les tâches pour lesquelles son espèce est naturellement équipée... Pourquoi le naturel est-il bon ? ... [Parce qu'il] n'y a ni moyen ni raison de nous empêcher de faire la distinction entre les animaux inutiles et ceux qui sont utiles, par exemple ; et... la norme la plus empirique et... la plus rationnelle de l'utilité, ou la limite de l'activité d'une chose, est fixée par sa nature. Nous ne jugeons pas les éléphants comme étant bons parce qu'ils sont naturels, ou parce que la nature est moralement bonne, quoi que cela puisse signifier. Nous jugeons qu'un éléphant particulier est bon à la lumière de ce que la nature des éléphants leur permet de faire et d'être.24

Dans le cas de l'homme, l'éthique de la loi naturelle stipule que le bien et le mal peuvent être déterminés par ce qui satisfait ou contrecarre ce qui est le mieux pour la nature humaine.25

La loi naturelle élucide donc ce qui est le mieux pour l'homme, c'est-à-dire les fins que l'homme doit poursuivre et qui sont les plus harmonieuses avec sa nature et les plus susceptibles de la satisfaire. Dans un sens important, la loi naturelle fournit donc à l'homme une « science du bonheur », avec les chemins qui mèneront à son bonheur réel. En revanche, la praxéologie ou l'économie, ainsi que la philosophie utilitariste à laquelle cette science est étroitement liée, traitent le « bonheur » dans un sens purement formel comme la réalisation des fins que les gens, pour une raison ou une autre, placent en haut de leur échelle de valeurs. La satisfaction de ces fins procure à l'homme son « utilité », sa « satisfaction » ou son « bonheur ».26 La valeur au sens d'évaluation ou d'utilité est purement subjective et déterminée par chaque individu. Cette procédure est tout à fait appropriée pour la science formelle de la praxéologie, ou théorie économique, mais pas nécessairement ailleurs. En effet, dans l'éthique du droit naturel, les fins sont démontrées comme étant bonnes ou mauvaises pour l'homme à des degrés divers ; la valeur est ici objective, déterminée par la loi naturelle de l'être humain, et le « bonheur » de l'homme est considéré ici dans son sens commun et concret. Comme l'a dit le père Kenealy :

    Cette philosophie soutient qu'il existe en fait un ordre moral objectif dans le champ de l'intelligence humaine, auquel les sociétés humaines sont tenues de se conformer en conscience et dont dépendent la paix et le bonheur de la vie personnelle, nationale et internationale.27

Et l'éminent juriste anglais Sir William Blackstone a résumé ainsi la loi naturelle et son rapport avec le bonheur humain :

    C'est le fondement de ce que nous appelons l'éthique, ou loi naturelle... démontrant que telle ou telle action tend vers le bonheur réel de l'homme, et concluant donc très justement que son accomplissement fait partie de la loi de la nature ; ou, d'autre part, que telle ou telle action détruit le bonheur réel de l'homme, et que la loi de la nature l'interdit donc.28

Sans utiliser la terminologie du droit naturel, le psychologue Leonard Carmichael a indiqué comment une éthique objective et absolue peut être établie pour l'homme à partir de méthodes scientifiques, fondées sur des recherches biologiques et psychologiques :

    étant donné que l'homme possède une constitution anatomique, physiologique et psychologique immuable et ancestrale, déterminée génétiquement, il y a lieu de croire qu'au moins certaines des « valeurs » qu'il reconnaît comme bonnes ou mauvaises ont été découvertes ou sont apparues au fil des millénaires, à mesure que les êtres humains ont cohabité au sein de nombreuses sociétés. Y a-t-il une raison de penser que ces valeurs, une fois identifiées et éprouvées, ne peuvent être considérées comme essentiellement fixes et immuables ? Par exemple, le meurtre gratuit d'un adulte par un autre pour le simple plaisir personnel de l'auteur du meurtre, une fois reconnu comme un acte répréhensible, sera probablement toujours considéré comme tel. Un tel meurtre a des effets néfastes sur le plan individuel et social. Ou, pour prendre un exemple plus modéré tiré de l'esthétique, l'homme est toujours susceptible de reconnaître d'une manière particulière l'équilibre entre deux couleurs complémentaires, car il est né avec des yeux humains spécialement constitués.29

Une objection philosophique courante à l'éthique de la loi naturelle est qu'elle confond, ou identifie, le réalisme des faits et celui des valeurs. Pour les besoins de notre brève discussion, la réponse de John Wild suffira :

    En réponse, nous pouvons souligner que leur point de vue [sur la loi naturelle] identifie la valeur non pas à l'existence, mais plutôt à la réalisation des tendances déterminées par la structure de l'entité existante. En outre, il identifie le mal non pas à la non-existence, mais plutôt à un mode d'existence dans lequel les tendances naturelles sont contrariées et privées de réalisation... La jeune plante dont les feuilles se fanent par manque de lumière n'est pas inexistante. Elle existe, mais dans un mode malsain ou privatif. L'homme boiteux n'est pas inexistant. Il existe, mais avec une puissance naturelle partiellement non réalisée... Cette objection métaphysique repose sur l'hypothèse courante selon laquelle l'existence est pleinement achevée ou complète... [Mais] ce qui est bon, c'est l'accomplissement de l'être.30

Après avoir déclaré que l'éthique, pour l'homme comme pour toute autre entité, est déterminée par l'étude des tendances existantes vérifiables de cette entité, Wild pose une question cruciale pour toute éthique non théologique : « pourquoi ces principes sont-ils considérés comme contraignants pour moi ? » Comment ces tendances universelles de la nature humaine s'intègrent-elles dans l'échelle de valeurs subjective d'une personne ? Parce que

    les besoins factuels qui sous-tendent l'ensemble du processus sont communs à l'homme. Les valeurs qui en découlent sont universelles. Par conséquent, si je ne me suis pas trompé dans mon analyse des tendances de la nature humaine et si je me comprends bien, je dois illustrer cette tendance et la ressentir subjectivement comme une impulsion impérative à l'action.31

David Hume est le philosophe que les philosophes modernes considèrent comme ayant effectivement démoli la théorie du droit naturel. La « démolition » de Hume était double : d'une part, il a soulevé la prétendue dichotomie « fait-valeur », empêchant ainsi de déduire la valeur du fait32 , et d'autre part, il a avancé que la raison est et ne peut être qu'esclave des passions.

En bref, contrairement à la conception de la loi naturelle selon laquelle la raison humaine peut découvrir les fins appropriées que l'homme doit poursuivre, Hume soutenait que seules les émotions peuvent en fin de compte déterminer les fins de l'homme, et que la raison a pour rôle d'être le technicien et le serviteur des émotions. (Sur ce point, Hume a été suivi par les sociologues modernes depuis Max Weber.) Selon cette conception, les émotions des gens sont considérées comme des données primaires et non analysables.

Le professeur Hesselberg a toutefois démontré que Hume, au cours de ses propres discussions, a été contraint de réintroduire une conception du droit naturel dans sa philosophie sociale et en particulier dans sa théorie de la justice, illustrant ainsi la boutade d'Étienne Gilson : « Le droit naturel enterre toujours ses fossoyeurs. » Pour Hume, selon les termes de Hesselberg, « il reconnaissait et acceptait que l'ordre social [...] est une condition préalable indispensable au bien-être et au bonheur de l'homme : et qu'il s'agit là d'un constat ». L'ordre social doit donc être maintenu par l'homme. Hesselberg poursuit :

Mais un ordre social n'est possible que si l'homme est capable de concevoir ce qu'il est, quels sont ses avantages, et aussi de concevoir les normes de conduite nécessaires à son établissement et à sa préservation, à savoir le respect de la personne d'autrui et de ses biens légitimes, qui est l'essence même de la justice... Mais la justice est le produit de la raison, et non des passions. Et la justice est le soutien nécessaire de l'ordre social ; et l'ordre social est nécessaire au bien-être et au bonheur de l'homme. Si tel est le cas, les normes de la justice doivent contrôler et réguler les passions, et non l'inverse.33

Hesselberg conclut que « la thèse originale de Hume sur la « primauté des passions » apparaît donc comme totalement indéfendable pour sa théorie sociale et politique, et [...] il est contraint de réintroduire la raison comme facteur cognitif et normatif dans les relations sociales humaines ».34

En effet, en discutant de la justice et de l'importance des droits de propriété privée, Hume a été contraint d'écrire que la raison peut établir une telle éthique sociale : « la nature fournit un remède dans le jugement et la compréhension de ce qui est irrégulier et inconfortable dans les affections » — en bref, la raison peut être supérieure aux passions.35

Nous avons vu dans notre discussion que la doctrine du droit naturel — l'idée qu'une éthique objective peut être établie par la raison — a dû faire face à deux puissants groupes d'ennemis dans le monde moderne : tous deux soucieux de dénigrer le pouvoir de la raison humaine à décider de son destin. Il s'agit des fidéistes, qui croient que l'éthique ne peut être donnée à l'homme que par une révélation surnaturelle, et des sceptiques, qui croient que l'homme doit tirer son éthique de caprices ou d'émotions arbitraires. Nous pouvons résumer cela par l'opinion sévère mais pénétrante du professeur Grant

    l'étrange alliance contemporaine entre ceux qui doutent de la capacité de la raison humaine au nom du scepticisme (probablement d'origine scientifique) et ceux qui dénigrent cette capacité au nom de la religion révélée. Il suffit d'étudier la pensée d'Ockham pour voir à quel point cette étrange alliance est ancienne. Car on voit chez Ockham comment le nominalisme philosophique, incapable d'affronter la question de la certitude pratique, la résout par l'hypothèse arbitraire de la révélation. La volonté détachée de l'intellect (comme elle doit l'être dans un nominalisme) ne peut rechercher la certitude qu'à travers de telles hypothèses arbitraires.

    Il est intéressant de noter, d'un point de vue historique, que ces deux traditions anti-rationalistes – celle du sceptique libéral et celle du révélationniste protestant – proviennent à l'origine de deux visions opposées de l'homme. La dépendance des protestants à l'égard de la révélation découle d'un grand pessimisme à l'égard de la nature humaine... Les valeurs immédiatement appréhendées par les libéraux trouvent leur origine dans un grand optimisme. Pourtant... après tout, la tradition dominante en Amérique du Nord n'est-elle pas un protestantisme qui a été transformé par la technologie pragmatique et les aspirations libérales ?36
 



C) Droit naturel contre droit positif


Si, donc, le droit naturel est découvert par la raison à partir des « inclinations fondamentales de la nature humaine […] absolues, immuables et universellement valables en tout temps et en tout lieu », il s'ensuit que la loi naturelle fournit un ensemble objectif de normes éthiques permettant d'évaluer les actions humaines à tout moment et en tout lieu.37  La loi naturelle est, par essence, une éthique profondément « radicale », car elle soumet le statu quo existant, qui pourrait violer grossièrement la loi naturelle, à la lumière impitoyable et inflexible de la raison. Dans le domaine de la politique ou de l'action de l'État, la loi naturelle présente à l'homme un ensemble de normes qui peuvent être radicalement critiques à l'égard du droit positif existant imposé par l'État. À ce stade, il suffit de souligner que l'existence même d'une loi naturelle découvrable par la raison constitue une menace potentiellement puissante pour le statu quo et un reproche permanent au règne des coutumes traditionnelles aveugles ou à la volonté arbitraire de l'appareil étatique.

En fait, les principes juridiques de toute société peuvent être établis de trois manières différentes : (a) en suivant les coutumes traditionnelles de la tribu ou de la communauté ; (b) en obéissant à la volonté arbitraire et ponctuelle de ceux qui dirigent l'appareil étatique ; ou (c) en utilisant la raison humaine pour découvrir la loi naturelle — en bref, en se conformant servilement aux coutumes, en suivant des caprices arbitraires ou en utilisant la raison humaine. Ce sont essentiellement les seules façons possibles d'établir le droit positif. Nous pouvons simplement affirmer ici que cette dernière méthode est à la fois la plus appropriée pour l'homme dans ce qu'il a de plus noble et de plus pleinement humain, et la plus potentiellement « révolutionnaire » vis-à-vis de tout statu quo donné.

Au cours de notre siècle, l'ignorance généralisée et le mépris de l'existence même de la loi naturelle ont limité la défense des structures juridiques par les gens à (a) ou (b), ou à un mélange des deux. Cela vaut même pour ceux qui tentent de s'en tenir à une politique de liberté individuelle. Ainsi, certains libertariens adopteraient simplement et sans critique la common law, malgré ses nombreux défauts anti-libertariens. D'autres, comme Henry Hazlitt, supprimeraient toutes les limitations constitutionnelles imposées au gouvernement pour s'en remettre uniquement à la volonté de la majorité telle qu'elle est exprimée par le pouvoir législatif. Aucun de ces deux groupes ne semble comprendre le concept d'une structure de loi naturelle rationnelle pouvant servir de guide pour façonner et remodeler toute loi positive existante.38

Si la théorie du droit naturel a souvent été utilisée à tort pour défendre le statu quo politique, ses implications radicales et « révolutionnaires » ont été brillamment comprises par le grand historien catholique libertaire Lord Acton. Acton a clairement vu que le défaut profond de la conception de la philosophie politique du droit naturel des Grecs anciens – et de leurs disciples ultérieurs – était d'identifier la politique et la morale, puis de placer l'agent moral social suprême dans l'État. D'après Platon et Aristote, la suprématie proclamée de l'État reposait sur leur opinion selon laquelle « la morale ne se distinguait pas de la religion et la politique de la morale ; et dans la religion, la morale et la politique, il n'y avait qu'un seul législateur et une seule autorité ».39

Acton ajouta que les stoïciens avaient développé les principes corrects et non étatiques de la philosophie politique du droit naturel, qui furent ensuite repris à l'époque moderne par Grotius et ses disciples. « À partir de ce moment, il devint possible de faire de la politique une question de principe et de conscience. » La réaction de l'État à cette évolution théorique fut horrifiée :

Lorsque Cumberland et Pufendorf ont révélé la véritable signification de la doctrine [de Grotius], toutes les autorités établies, tous les intérêts triomphants ont reculé avec effroi... Il était évident que toutes les personnes qui avaient appris que la science politique est une affaire de conscience plutôt que de puissance et d'opportunisme devaient considérer leurs adversaires comme des hommes sans principes.40

Acton voyait clairement que tout ensemble de principes moraux objectifs enracinés dans la nature humaine entrerait inévitablement en conflit avec les coutumes et le droit positif. Pour Acton, un tel conflit irrépressible était un attribut essentiel du libéralisme classique : « Le libéralisme aspire à ce qui devrait être, indépendamment de ce qui est. »41  Comme l'écrit Himmelfarb à propos de la philosophie d'Acton :

    le passé n'avait aucune autorité, sauf s'il se conformait à la moralité. Prendre au sérieux cette théorie libérale de l'histoire, donner la priorité à « ce qui devrait être » plutôt qu'à « ce qui est », revenait, selon lui, à instaurer une « révolution permanente ».42

Ainsi, pour Acton, l'individu, armé des principes moraux du droit naturel, se trouve alors dans une position solide qui lui permet de critiquer les régimes et les institutions existants, de les exposer à la lumière crue et impitoyable de la raison. Même John Wild, beaucoup moins politisé, a décrit avec pertinence la nature intrinsèquement radicale de la théorie du droit naturel :

    la philosophie du droit naturel défend la dignité rationnelle de l'individu humain et son droit et son devoir de critiquer par la parole et par l'action toute institution ou structure sociale existante au regard des principes moraux universels qui peuvent être appréhendés par l'intellect individuel seul.43

Si l'idée même de loi naturelle est essentiellement « radicale » et profondément critique à l'égard des institutions politiques existantes, comment se fait-il alors que la loi naturelle soit généralement qualifiée de « conservatrice » ? Le professeur Parthemos considère que la loi naturelle est « conservatrice » parce que ses principes sont universels, fixes et immuables, et constituent donc des principes « absolus » de justice.44  C'est tout à fait vrai, mais en quoi la fixité des principes implique-t-elle le « conservatisme » ? Au contraire, le fait que les théoriciens du droit naturel déduisent de la nature même de l'homme une structure juridique fixe, indépendante du temps et du lieu, des habitudes, de l'autorité ou des normes collectives
 

 
 

D) Loi naturelle et droits naturels


Comme nous l'avons indiqué, le grand défaut de la théorie du droit naturel – de Platon et Aristote aux thomistes, en passant par Leo Strauss et ses disciples actuels – est d'avoir été profondément étatiste plutôt qu'individualiste. Cette théorie « classique » du droit naturel plaçait le lieu du bien et de l'action vertueuse dans l'État, les individus étant strictement subordonnés à l'action de l'État. Ainsi, à partir de l'affirmation correcte d'Aristote selon laquelle l'homme est un « animal social », dont la nature est la mieux adaptée à la coopération sociale, les classicistes ont illégitimement fait un raccourci en identifiant pratiquement la « société » et « l'État », et donc l'État comme le principal lieu de l'action vertueuse.46  Ce sont au contraire les Niveleurs, et en particulier John Locke, dans l'Angleterre du XVIIe siècle, qui ont transformé le droit naturel classique en une théorie fondée sur l'individualisme méthodologique et donc politique. De l'accent mis par Locke sur l'individu en tant qu'unité d'action, en tant qu'entité qui pense, ressent, choisit et agit, est née sa conception du droit naturel en politique comme établissant les droits naturels de chaque individu. C'est la tradition individualiste de Locke qui a profondément influencé les révolutionnaires américains ultérieurs et la tradition dominante de la pensée politique libertaire dans la nouvelle nation révolutionnaire. C'est sur cette tradition du libertaire des droits naturels que le présent ouvrage tente de s'appuyer. 

Le célèbre « Second traité du gouvernement civil » de Locke fut certainement l'une des premières élaborations systématiques de la théorie libertaire, individualiste et fondée sur les droits naturels. En effet, la similitude entre le point de vue de Locke et la théorie exposée ci-dessous apparaîtra clairement dans le passage suivant :

    « Chaque homme a un droit de propriété sur sa propre personne. Personne d'autre que lui-même n'a de droit sur celle-ci. Le travail de son corps et le fruit de ses mains, pouvons-nous dire, lui appartiennent en propre. Tout ce qu'il retire de l'état dans lequel la nature l'a placé et laissé, il y a mêlé son travail et y a joint quelque chose qui lui appartient, et il en fait ainsi sa propriété. Comme il l'a retiré de l'état commun dans lequel la nature l'avait placé, ce travail lui a conféré quelque chose qui exclut le droit commun des autres hommes. Ce travail étant la propriété incontestable du travailleur, nul autre que lui ne peut avoir de droit sur ce qui lui est désormais associé...
Celui qui se nourrit des glands qu'il a ramassés sous un chêne ou des pommes qu'il a cueillies dans les arbres de la forêt s'est certainement approprié ces fruits. Personne ne peut nier que cette nourriture lui appartient. Je demande alors depuis quand ces fruits lui appartiennent-ils ? Il est évident que si le fait de les avoir cueillis pour la première fois ne les a pas rendus siens, rien d'autre ne pouvait le faire. Ce travail a fait la distinction entre eux et le bien commun. Il leur a ajouté quelque chose de plus que la nature, mère commune de tous, n'avait fait : ils sont ainsi devenus son droit privé. Et quelqu'un dira-t-il qu'il n'avait aucun droit sur ces glands ou ces pommes qu'il s'est ainsi appropriés, parce qu'il n'avait pas le consentement de toute l'humanité pour les faire siens ? ... Si un tel consentement avait été nécessaire, l'homme serait mort de faim, malgré l'abondance que Dieu lui avait donnée. Nous voyons dans les biens communs, qui le restent par convention, que c'est le fait de prendre part à ce qui est commun et de le retirer de l'état dans lequel la nature le laisse qui donne naissance à la propriété, sans laquelle le bien commun n'a aucune utilité.47

Il n'est pas surprenant que la théorie des droits naturels de Locke, comme l'ont montré les historiens de la pensée politique, soit truffée de contradictions et d'incohérences. Après tout, les pionniers de toute discipline, de toute science, sont inévitablement confrontés à des incohérences et à des lacunes qui seront corrigées par ceux qui leur succéderont. Les divergences par rapport à Locke dans le présent ouvrage ne surprennent que ceux qui sont imprégnés de la mode moderne malheureuse qui a pratiquement aboli la philosophie politique constructive au profit d'un simple intérêt antiquaire pour les textes anciens. En fait, la théorie libertaire des droits naturels a continué à être développée et purifiée après Locke, pour atteindre son apogée dans les œuvres du XIXe siècle d'Herbert Spencer et de Lysander Spooner.48

Les nombreux théoriciens des droits naturels postérieurs à Locke et aux Niveleurs ont clairement exprimé leur point de vue selon lequel ces droits découlent de la nature de l'homme et du monde qui l'entoure. Voici quelques exemples frappants : le théoricien germano-américain du XIXe siècle Francis Lieber, dans son traité antérieur et plus libertaire, a écrit : « La loi de la nature ou loi naturelle [...] est la loi, l'ensemble des droits, que nous déduisons de la nature essentielle de l'homme. » Et William Ellery Channing, éminent pasteur unitarien américain du XIXe siècle : « Tous les hommes ont la même nature rationnelle et le même pouvoir de conscience, et tous sont également faits pour améliorer indéfiniment ces facultés divines et pour trouver le bonheur dans leur utilisation vertueuse. » Et Theodore Woolsey, l'un des derniers théoriciens systématiques des droits naturels dans l'Amérique du XIXe siècle, a déclaré : les droits naturels sont ceux « dont, par déduction équitable à partir des caractéristiques physiques, morales, sociales et religieuses actuelles de l'homme, celui-ci doit être investi [...] afin d'atteindre les fins auxquelles sa nature l'appelle ».49

Si, comme nous l'avons vu, le droit naturel est essentiellement une théorie révolutionnaire, alors a fortiori sa branche individualiste, celle des droits naturels, l'est aussi. Comme l'a dit le théoricien américain des droits naturels du XIXe siècle, Elisha P. Hurlbut :

    Les lois ne doivent être que déclaratives des droits naturels et des torts naturels, et […] tout ce qui est indifférent aux lois de la nature doit être ignoré par la législation humaine […] et la tyrannie juridique surgit dès qu'il y a dérogation à ce principe simple.50

Un exemple notable de l'utilisation révolutionnaire des droits naturels est, bien sûr, la Révolution américaine, qui s'est fondée sur un développement radicalement révolutionnaire de la théorie lockéenne au cours du XVIIIe siècle.51  Les célèbres mots de la Déclaration d'indépendance, comme Jefferson lui-même l'a clairement indiqué, n'énonçaient rien de nouveau, mais étaient simplement une synthèse brillamment écrite des opinions des Américains de l'époque :

    Nous tenons pour évidentes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont dotés par leur Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur [la triade la plus courante à l'époque était « la vie, la liberté et la propriété »]. Que pour garantir ces droits, des gouvernements sont institués parmi les hommes, tirant leurs pouvoirs légitimes du consentement des gouvernés. Que chaque fois qu'une forme de gouvernement devient destructive à ces fins, le peuple a le droit de la modifier ou de l'abolir.

La prose enflammée du grand abolitionniste William Lloyd Garrison, qui applique de manière révolutionnaire la théorie des droits naturels à la question de l'esclavage, est particulièrement frappante :

    Le droit de jouir de la liberté est inaliénable... Chaque homme a droit à son propre corps, aux produits de son propre travail, à la protection de la loi... Toutes les lois actuellement en vigueur qui admettent le droit à l'esclavage sont donc, devant Dieu, totalement nulles et non avenues... et doivent donc être immédiatement abrogées.52

Tout au long de cet ouvrage, nous parlerons de « droits », en particulier des droits des individus à la propriété de leur personne et de leurs biens matériels. Mais comment définir les « droits » ? Le professeur Sadowsky a donné une définition convaincante et incisive du « droit » :

    Lorsque nous disons qu'une personne a le droit de faire certaines choses, nous voulons dire uniquement qu'il serait immoral qu'une autre personne, seule ou avec d'autres, l'empêche de le faire en recourant à la force physique ou à la menace de la force physique. Nous ne voulons pas dire que toute utilisation que fait une personne de ses biens dans les limites fixées est nécessairement une utilisation morale.53

La définition de Sadowsky met en évidence la distinction cruciale que nous ferons tout au long de cet ouvrage entre le droit d'un homme et la moralité ou l'immoralité de l'exercice de ce droit. Nous soutiendrons qu'un homme a le droit de faire ce qu'il souhaite de son corps ; il a le droit de ne pas être molesté ou victime de violence lorsqu'il exerce ce droit. Mais la question de savoir quelles sont les façons morales ou immorales d'exercer ce droit relève davantage de l'éthique personnelle que de la philosophie politique, qui s'intéresse uniquement aux questions de droit et à l'exercice approprié ou inapproprié de la violence physique dans les relations humaines. On ne saurait trop insister sur l'importance de cette distinction cruciale. Ou, comme l'a dit de manière concise Elisha Hurlbut : « L'exercice d'une faculté [par un individu] est sa seule utilisation. La manière dont elle est exercée est une chose ; cela relève de la morale. Le droit de l'exercer en est une autre. »54
 
 

 

E) La tâche de la philosophie politique


Le but de cet ouvrage n'est pas d'exposer ou de défendre en détail la philosophie du droit naturel, ni d'élaborer une éthique du droit naturel pour la moralité personnelle de l'homme. Son intention est d'exposer une éthique sociale de la liberté, c'est-à-dire d'élaborer ce sous-ensemble du droit naturel qui développe le concept des droits naturels et qui traite de la sphère propre à la « politique », c'est-à-dire de la violence et de la non-violence en tant que modes de relations interpersonnelles. En bref, d'exposer une philosophie politique de la liberté.

À notre avis, la tâche principale de la « science politique » ou, mieux, de la « philosophie politique » est de construire l'édifice du droit naturel pertinent pour la scène politique. Il est évident que cette tâche a été presque complètement négligée au cours de ce siècle par les politologues. La science politique s'est soit lancée dans une « construction de modèles » positiviste et scientiste, imitant en vain la méthodologie et le contenu des sciences physiques, soit elle s'est engagée dans une recherche purement empirique de faits. Le politologue contemporain croit pouvoir éviter la nécessité des jugements moraux et contribuer à l'élaboration des politiques publiques sans s'engager dans une position éthique quelconque. Et pourtant, dès que quelqu'un fait une suggestion politique, aussi étroite ou limitée soit-elle, un jugement éthique – fondé ou non – est forcément émis.55

La différence entre le politologue et le philosophe politique réside dans le fait que les jugements moraux du « scientifique » sont cachés et implicites, et ne sont donc pas soumis à un examen minutieux, ce qui les rend plus susceptibles d'être erronés. De plus, le fait d'éviter les jugements éthiques explicites conduit les politologues à un jugement de valeur implicite prépondérant, à savoir celui en faveur du statu quo politique tel qu'il prévaut dans une société donnée. À tout le moins, l'absence d'une éthique politique systématique empêche le politologue de convaincre quiconque de la valeur d'un changement par rapport au statu quo.

Par ailleurs, les philosophes politiques actuels se limitent généralement, également de manière Wertfrei, à des descriptions et à des exégèses antiquaires des opinions d'autres philosophes politiques disparus depuis longtemps. Ce faisant, ils éludent la tâche principale de la philosophie politique, qui est, selon les termes de Thomas Thorson, « la justification philosophique des positions de valeur pertinentes pour la politique ».56

Pour défendre la politique publique, il faut donc construire un système d'éthique sociale ou politique. Au cours des siècles passés, c'était là la tâche cruciale de la philosophie politique. Mais dans le monde contemporain, la théorie politique, au nom d'une « science » fallacieuse, a rejeté la philosophie éthique et est elle-même devenue stérile en tant que guide pour le citoyen curieux. La même voie a été suivie dans chacune des disciplines des sciences sociales et de la philosophie en abandonnant les procédures du droit naturel. Chassons donc les spectres de la Wertfreiheit, du positivisme, du scientisme. Ignorant les exigences impérieuses d'un statu quo arbitraire, élaborons – même si cela peut sembler un cliché éculé – une norme de droit naturel et de droits naturels à laquelle les sages et les honnêtes gens puissent se référer. Plus précisément, cherchons à établir la philosophie politique de la liberté et de la sphère appropriée du droit, des droits de propriété et de l'État.

Cet article est extrait des cinq premiers chapitres de The Ethics of Liberty. 
 
 
 
Source:
  



1La théoricienne politique était feu Hannah Arendt. Pour une critique typique du droit naturel par un positiviste juridique, voir Hans Kelsen, General Theory of Law and State (New York : Russell and Russell, 1961), pp. 8ff.

2Et pourtant, le Black's Law Dictionary définit le droit naturel d'une manière purement rationaliste et non théologique :
Jus Naturale, la loi naturelle ou loi de la nature ; loi ou principes juridiques censés être découvrables à la lumière de la nature ou du raisonnement abstrait, ou enseignés par la nature à toutes les nations et à tous les hommes de la même manière, ou loi censée régir les hommes et les peuples à l'état naturel, c'est-à-dire avant l'apparition des gouvernements organisés ou des lois promulguées (3e éd., p. 1044). Le professeur Patterson, dans Jurisprudence: Men and Ideas of the Law (Brooklyn : Foundation Press, 1953), p. 333, définit la loi naturelle de manière convaincante et concise comme suit :
Principes de conduite humaine qui peuvent être découverts par la « raison » à partir des inclinations fondamentales de la nature humaine, et qui sont absolus, immuables et universellement valables pour tous les temps et tous les lieux. Il s'agit là de la conception fondamentale de la loi naturelle scolastique... et de la plupart des philosophes de la loi naturelle.

3 De nos jours, les partisans de l'éthique théologique s'opposent généralement avec force au concept de loi naturelle. Voir la discussion sur la casuistique par le théologien protestant néo-orthodoxe Karl Barth, Church Dogmatics 3, 4 (Édimbourg : 11 et T. Clark, 1961), p. 7 et suivantes.

4 Pour une discussion sur le rôle de la raison dans la philosophie de Thomas d'Aquin, voir Etienne Gilson, The Christian Philosophy of St. Thomas Aquinas (New York : Random House, 1956). Une analyse importante de la théorie thomiste du droit naturel est celle de Germain Grisez, « The First Principle of Practical Reason », dans Anthony Kenny, éd., Aquinas: A Collection of Critical Essays (New York : Anchor Books, 1969), pp. 340-82. Pour une histoire du droit naturel médiéval, voir Odon Lottin, Psychologie et morale aux xiie et xiiie siècles, 6 vol. (Louvain, 1942-1960).

5 Tiré de Franciscus Suarez, De Legibus ac Deo Legislatore (1619), lib. II, chap. vi. Suarez a également noté que de nombreux scolastiques « semblent donc admettre logiquement que la loi naturelle ne provient pas de Dieu en tant que législateur, car elle ne dépend pas de la volonté de Dieu ». Cité dans A.P. d'Enfreves, Natural Law (Londres : Hutchinson University Library, 1951), p. 71.

6Thomas E Davitt, S.J., « St. Thomas Aquinas and the Natural Law », dans Arthur L. Harding, éd., Origins of the Natural Law Tradition (Dallas, Tex. : Southern Methodist University Press, 1954), p. 39. Voir également Brendan F. Brown, éd., The Natural Law Reader (New York : Oceana Pubs., 1960), pp. 101-4.

7Cité dans d’Entrèves, Natural Law, pp. 52-53. Voir également Otto Gierke, Natural Law and the Theory of Society, 1500 to 1800 (Boston : Beacon Press, 1957), pp. 98-99.

8D’Entrèves, Natural Law, pp. 51–52. Voir également A.H. Chroust, « Hugo Grotius and the Scholastic Natural Law Tradition », The New Scholasticism (1943), et Frederick C. Copleston, S.J., A History of Philosophy (Westminster, Md. : Newman Press, 1959), 2, pp. 330f. Sur l'influence négligée du scolastique espagnol Suarez sur les philosophes modernes, voir Jose Ferrater Mora, « Suarez and Modern Philosophy », Journal of the History of Ideas (octobre 1953) : 528-47.

9Voir Gierke, Natural Law and the Theory of Society, p. 289. Voir également Herbert Spencer, An Autobiography (New York : D. Appleton, 1904), vol. 1, p. 415.

10 Voir ainsi Carl L. Becker, The Heavenly City of the Eighteenth-Century Philosophers (New Haven, Connecticut : Yale University Press, 1957), p. 8.

11 Le regretté philosophe réaliste John Wild, dans son important article intitulé « Natural Law and Modern Ethical Theory » (Loi naturelle et théorie éthique moderne), publié dans Ethics (octobre 1952), déclare :
L'éthique réaliste [loi naturelle] est aujourd'hui souvent rejetée comme étant de nature théologique et autoritaire. Mais il s'agit là d'un malentendu. Ses représentants les plus éminents, de Platon et Aristote à Grotius, l'ont défendue sur la base de preuves empiriques uniquement, sans faire appel à aucune autorité surnaturelle (p. 2 et pp. 1-13). Voir également le refus de reconnaître l'existence d'une « philosophie chrétienne » au même titre que des « chapeaux et chaussures chrétiens » par le philosophe social catholique Orestes Brownson. Thomas T. McAvoy, C.S.C., « Orestes A. Brownson and Archbishop John Hughes in 1860 », Review of Politics (janvier 1962) : 29.

12Frederick C. Copleston, S.J., Aquinas (Londres : Penguin Books, 1955), p. 204.

13Ibid., pp. 204-5.

14Ibid., p. 212.

15 Ainsi Copleston :
Les corps inanimés agissent d'une certaine manière précisément parce qu'ils sont ce qu'ils sont, et ils ne peuvent agir autrement ; ils ne peuvent accomplir des actions contraires à leur nature. Et les animaux sont gouvernés par l'instinct. En fin de compte, toutes les créatures inférieures à l'homme participent inconsciemment à la loi éternelle, qui se reflète dans leurs tendances naturelles, et elles ne possèdent pas la liberté nécessaire pour pouvoir agir d'une manière incompatible avec cette loi. Il est donc essentiel que l'homme connaisse la loi éternelle dans la mesure où elle le concerne. Mais comment peut-il la connaître ? Il ne peut pas lire, pour ainsi dire, dans l'esprit de Dieu... [mais] il peut discerner les tendances et les besoins fondamentaux de sa nature, et en y réfléchissant, il peut parvenir à la connaissance de la loi morale naturelle... Chaque homme possède [...] la lumière de la raison grâce à laquelle il peut réfléchir [...] et se promulguer à lui-même la loi naturelle, qui est la totalité des préceptes ou des diktats universels de la raison droite concernant le bien à poursuivre et le mal à éviter (Ibid., pp. 213-214).

16Leo Strauss, « Relativism », dans H. Schoeck et J. W. Wiggins, éd., Relativism and the Study of Man (Princeton, NJ : D. Van Nostrand, 1961), pp. 144-145. Pour une critique cinglante de la tentative d'un politologue relativiste de présenter un argument « sans valeur » en faveur de la liberté et du développement personnel, voir Walter Berns, « The Behavioral Sciences and the Study of Political Things: The Case of Christian Bay's The Structure of Freedom », American Political Science Review (septembre 1961) : 550-59.

17Toohey ajoute que « la philosophie scolastique est la philosophie qui enseigne la certitude de la connaissance humaine acquise par l'expérience sensorielle, le témoignage, la réflexion et le raisonnement ». John J. Toohey, S.J., Notes on Epistemology (Washington, D.C. : Georgetown University, 1952), pp. 111-12.

18Henry B. Veatch, dans son ouvrage For an Ontology of Morals: A Critique of Contemporary Ethical Theory (Evanston, Ill.: Northwestern University Press, 1971), p. 7, déclare :
Il faut recourir à une notion plus ancienne que celle qui est désormais en vogue parmi les scientifiques et les philosophes des sciences contemporains... Il est certain que dans le monde quotidien de l'existence commune où, en tant qu'êtres humains et malgré toute notre sophistication scientifique, nous pouvons difficilement cesser de vivre, de bouger et d'exister, nous nous retrouvons en effet constamment à invoquer une notion plus ancienne et même résolument commune de « nature » et de « loi naturelle ». Car ne reconnaissons-nous pas tous qu'une rose est différente d'une aubergine, un homme d'une souris, et l'hydrogène du manganèse ? Reconnaître ces différences entre les choses, c'est certainement reconnaître qu'elles se comportent différemment : on n'attend pas tout à fait la même chose d'un homme que d'une souris, et vice versa. De plus, la raison pour laquelle nos attentes diffèrent ainsi quant à ce que feront divers types de choses ou d'entités, ou quant à la manière dont elles agiront et réagiront, est simplement qu'il s'agit de choses différentes. Elles ont des « natures » différentes, pour reprendre une terminologie désuète. Leo Strauss (Natural Right and History ) ajoute : Socrate s'est écarté de ses prédécesseurs en identifiant la science de... tout ce qui est, à la compréhension de ce qu'est chacun des êtres. Car « être » signifie « être quelque chose » et donc être différent des choses qui sont « autre chose » : « être » signifie donc « faire partie » (p. 122).

19 Pour une défense du concept de nature, voir Alvin Plantinga, The Nature of Necessity (Oxford : Clarendon Press, 1974), pp. 71-81.

20 Voir H.W.B. Joseph, An Introduction to Logic, 2e éd. rév. (Oxford : Clarendon Press, 1916), pp. 407-9. Pour une défense musclée de l'idée que la causalité établit une relation nécessaire entre les entités, voir R. Harre et E. H. Madden, Causal Powers: A Theory of Natural Necessity (Totowa, N.J. : Rowman and Littlefield, 1975).

21 Voir Murray N. Rothbard, Individualism and the Philosophy of the Social Sciences (San Francisco : Cato Institute, 1979), p. 5.

22 Et il y a un autre point : l'existence même d'une divergence d'opinion semble impliquer qu'il existe quelque chose d'objectif sur lequel un désaccord peut avoir lieu ; sinon, il n'y aurait pas de contradictions entre les différentes « opinions » et aucune inquiétude quant à ces conflits. Pour un argument similaire réfutant le subjectivisme moral, voir G.E. Moore, Ethics (Oxford, 1963 [1912]), pp. 63ff.

23Le psychologue Leonard Carmichael, dans « Absolutes, Relativism and the Scientific Psychology of Human Nature », dans H. Schoeck et J. Wiggins, éd., Relativism and the Study of Man (Princeton, N.J. : 1). Van Nostrand, 1961), p. 16, écrit :
Nous ne nous détournons à aucun moment de ce que nous savons de l'astronomie parce qu'il y a beaucoup de choses que nous ignorons ou parce qu'une grande partie de ce que nous pensions savoir n'est plus reconnue comme vraie. Le même argument ne pourrait-il pas être accepté dans notre réflexion sur les jugements éthiques et esthétiques ?

24Joseph Cropsey, « A Reply to Rothman », American Political Science Review (juin 1962) : 355. Comme l'écrit Henry Veatch dans For an Ontology of Morals, pp. 7-8 :
De plus, c'est en vertu de la nature d'une chose, c'est-à-dire du fait qu'elle est ce qu'elle est, qu'elle agit et se comporte comme elle le fait. N'est-ce pas également en vertu de la nature d'une chose que nous nous considérons souvent capables de juger ce que cette chose pourrait être, mais n'est peut-être pas ? Une plante, par exemple, peut être considérée comme sous-développée ou rabougrie dans sa croissance. Un oiseau blessé à l'aile n'est manifestement pas capable de voler aussi bien que les autres oiseaux de la même espèce... C'est ainsi que la nature d'une chose peut être considérée non seulement comme ce qui fait qu'elle agit ou se comporte comme elle le fait, mais aussi comme une sorte de norme à l'aune de laquelle nous jugeons si l'action ou le comportement de cette chose est tout ce qu'elle aurait pu ou aurait dû être.

25 Pour une approche similaire de la signification du bien, voir Peter Geach, « Good and Evil », dans Philippa R. Foot, éd., Theories of Ethics (Londres : Oxford University Press, 1967), pp. 74-82.

26Contraste avec John Wild, dans « Natural Law and Modern Ethical Theory », Ethics (octobre 1952) : 2, qui dit :
L'éthique réaliste repose sur la distinction fondamentale entre les besoins humains et les désirs ou plaisirs individuels non critiqués, distinction qui n'existe pas dans l'utilitarisme moderne. Les concepts fondamentaux des théories dites « naturalistes » sont psychologiques, tandis que ceux du réalisme sont existentiels et ontologiques.

27William J. Kenealy, S.J., « The Majesty of the Law », Loyola Law Review (1949-1950) : 112-113 ; réimprimé dans Brendan F. Brown, éd., The Natural Law Reader (New York : Oceana, 1960), p. 123.

28Blackstone, Commentaries on the Laws of England, livre 1 : cité dans Brown, Natural Law Reader, p. 106.

29Carmichael, « Absolutes », p. 9. 

30Wild, « Natural Law », pp. 4-5. Wild poursuit à la page 11 :
L'existence n'est pas une propriété, mais une activité structurée. Ces activités sont une sorte de fait. Elles peuvent être observées et décrites par des jugements qui sont vrais ou faux : la vie humaine a besoin d'artefacts matériels ; les efforts technologiques ont besoin d'une orientation rationnelle ; l'enfant a des facultés cognitives qui ont besoin d'être éduquées. Les déclarations de valeur sont fondées sur le fait directement vérifiable de la tendance ou du besoin. La valeur ou la réalisation n'est pas seulement requise par nous, mais aussi par la tendance existante à son accomplissement. À partir d'une description et d'une analyse solides de la tendance donnée, nous pouvons déduire la valeur qui en découle. C'est pourquoi nous ne disons pas que les principes moraux sont de simples déclarations de faits, mais plutôt qu'ils sont « fondés » sur des faits.
Aux pages 2 à 4, Wild dit :
L'éthique de la loi naturelle [...] reconnaît les lois morales prescriptives, mais affirme qu'elles sont fondées sur des faits tendanciels qui peuvent être décrits [...]. La bonté [...] doit [...] être conçue de manière dynamique comme un mode existentiel, la réalisation d'une tendance naturelle. Dans cette perspective, le monde n'est pas constitué uniquement de structures déterminées, mais de structures déterminées dans un acte d'existence qu'elles déterminent vers d'autres actes d'existence appropriés [...] Aucune structure déterminée ne peut exister sans tendances actives déterminées. Lorsqu'une telle tendance se réalise conformément à la loi naturelle, l'entité est dite être dans un état stable, sain ou solide — adjectifs de valeur. Lorsqu'elle est entravée ou déformée, l'entité est dite instable, malade ou malsaine, adjectifs de dévalorisation. Le bien et le mal, dans leur sens ontologique, ne sont pas des phases d'une structure abstraite, mais plutôt des modes d'existence, des façons dont les tendances existentielles déterminées par ces structures sont soit satisfaites, soit à peine maintenues dans un état déficient et déformé.

31Ibid., p. 12. Pour plus d'informations sur la défense de l'éthique du droit naturel, voir John Wild, Plato's Modern Enemies and the Theory of Natural Law (Chicago : University of Chicago Press, 1953) ; Henry Veatch, Rational Man: A Modern Interpretation of Aristotelian Ethics (Bloomington : University of Indiana Press, 1962) ; et Veatch, For An Ontology of Morals.

32 Hume n'a en fait pas réussi à prouver que les valeurs ne peuvent pas être dérivées des faits. On prétend souvent que rien ne peut figurer dans la conclusion d'un argument qui ne figurait pas dans l'une des prémisses et que, par conséquent, une conclusion « devoir » ne peut découler de prémisses descriptives. Mais une conclusion découle des deux prémisses prises ensemble ; le « devoir » n'a pas besoin d'être présent dans l'une ou l'autre des prémisses tant qu'il a été valablement déduit. Dire qu'elle ne peut être déduite de cette manière revient simplement à éluder la question. Voir Philippa R. Foot, Virtues and Vices (Berkeley : University of California Press, 1978), pp. 99-105.

33A. Kenneth Hesselberg, « Hume, Natural Law and Justice », Duquesne Review (printemps 1961) : 46-47.

34 Ibid.

35David Hume, Traité de la nature humaine, cité dans Hesselberg, « Hume, Natural Law, and Justice », p. 61. Hesselberg ajoute avec perspicacité que la dichotomie nette entre le devoir et l'être dans les premiers chapitres du Traité de Hume découle du fait qu'il limite la signification du terme « raison » à la recherche des objets de plaisir et de douleur, et à la détermination des moyens pour les atteindre. Mais, dans les derniers chapitres consacrés à la justice, la nature même du concept a contraint Hume « à attribuer un troisième rôle à la raison, à savoir son pouvoir de juger les actions en fonction de leur adéquation, ou de leur conformité ou non-conformité, à la nature sociale de l'homme, ouvrant ainsi la voie au retour à un concept de justice fondé sur le droit naturel ». Ibid., p. 61-62.
Pour ceux qui doutent que Hume lui-même ait eu l'intention d'affirmer la dichotomie entre les faits et les valeurs, voir A.C. MacIntyre, « Hume on “Is” and 'Ought », dans W.D. Hudson, éd., The Is-Ought Question (Londres : Macmillan, 1969), pp. 35-50.

36George P. Grant, « Plato and Popper », The Canadian Journal of Economics and Political Science (mai 1954) : 191-92.

37 Edwin W. Patterson, Jurisprudence Men and Ideas of the Law (Brooklyn, N.Y. : Foundation Press, 1953), p. 333.

38 La réaction de Hazlitt à ma brève discussion sur les normes juridiques essentielles à toute économie de marché libre [dans Man, Economy, and State: A Treatise on Economic Principles (Princeton, N.J. : D. Van Nostrand, 1962]) fut pour le moins curieuse. Tout en critiquant l'adhésion aveugle à la common law chez d'autres auteurs, Hazlitt ne pouvait que réagir avec perplexité à mon approche ; la qualifiant de « logique doctrinaire abstraite » et d'« a priori extrême », il me reprocha « d'essayer de substituer sa propre jurisprudence instantanée aux principes de la common law élaborés au fil de générations d'expérience humaine ». Il est curieux que Hazlitt considère la common law comme inférieure à la volonté arbitraire de la majorité, mais supérieure à la raison humaine ! Henry Hazlitt, « The Economics of Freedom », National Review (25 septembre 1962) : 232.

39John Edward Emerich Dalberg-Acton, Essays on Freedom and Power (Glencoe, Ill. : Free Press, 1948), p. 45. Voir également Gertrude Himmelfarb, Lord Acton: A Study in Conscience and Politics (Chicago : University of Chicago Press, 1962), p. 135.

40Acton, Essays, p. 74. Himmelfarb a correctement noté que « pour Acton, la politique était une science, l'application des principes de la moralité ». Gertrude Himmelfarb, « Introduction », ibid., p. xxxvii

41Himmelfarb, Lord Acton, p. 204. Comparez cette exclamation de perplexité et d'horreur avec celle du principal conservateur allemand du XIXe siècle, Adam Muller : « Une loi naturelle qui diffère de la loi positive ! » Voir Robert W. Lougee, « German Romanticism and Political Thought », Review of Politics (octobre 1959) : 637.

42Himmelfarb, Lord Acton, p. 205.

43 John Wild, Plato's Modern Enemies and the Theory of Natural Law (Chicago : University of Chicago Press, 1953), p. 176. Notez l'évaluation similaire du conservateur Otto Gierke, dans Natural Law and the Theory of Society, 1500 to 1800 (Boston : Beacon Press, 1957), pp. 35-36, qui était pour cette raison hostile à la loi naturelle :
Contrairement à la jurisprudence positive qui continuait à afficher une tendance conservatrice, la théorie de l'État fondée sur la loi naturelle était radicale dans son essence même... Elle ne visait pas non plus à fournir une explication scientifique du passé, mais à exposer et à justifier un nouvel avenir qui devait voir le jour.

44George S. Parthemos, « Contemporary Juristic Theory, Civil Rights, and American Politics », Annals of the American Academy of Political and Social Science (novembre 1962) : 101-2.

45Le politologue conservateur Samuel Huntington reconnaît le caractère exceptionnel de cet événement :
Aucune théorie idéologique ne peut être utilisée pour défendre de manière satisfaisante les institutions existantes, même lorsque ces institutions reflètent globalement les valeurs de cette idéologie. La nature parfaite de l'idéal de l'idéologie et la nature imparfaite et la mutation inévitable des institutions créent un fossé entre les deux. L'idéal devient une norme permettant de critiquer les institutions, au grand embarras de ceux qui croient en l'idéal et souhaitent néanmoins défendre les institutions. Huntington ajoute ensuite la note de bas de page suivante : « Par conséquent, toute théorie du droit naturel en tant qu'ensemble de principes moraux transcendants et universels est intrinsèquement non conservatrice... L'opposition au droit naturel [est]... une caractéristique distinctive du conservatisme. » Samuel P. Huntington, « Conservatism as an Ideology », American Political Science Review (juin 1957) : 458-459. Voir également Murray N. Rothbard, « Huntington on Conservatism: A Comment », American Political Science Review (septembre 1957) : 784-787.

46 Pour une critique de cette confusion typique par un thomiste moderne, voir Murray N. Rothbard, Power and Market, 2e éd. (Kansas City : Sheed Andrews and McMeel, 1977), pp. 237-238. La défense par Leo Strauss du droit naturel classique et son attaque contre la théorie individualiste des droits naturels se trouvent dans son ouvrage Natural Rights and History (Chicago : University of Chicago Press, 1953).

47John Locke, An Essay Concerning the True Origin, Extent, and End of Civil Government, V. pp. 27-28, dans Two Treatises of Government, P. Laslett, éd. (Cambridge : Cambridge University Press, 1960), pp. 305-7.

48 Les chercheurs actuels, qu'ils soient marxistes ou straussiens, considèrent Thomas Hobbes plutôt que Locke comme le fondateur de la théorie systématique individualiste des droits naturels. Pour une réfutation de ce point de vue et une justification de l'ancienne conception de Hobbes comme étatiste et totalitaire, voir Williamson M. Evers, « Hobbes and Liberalism », The Libertarian Forum (mai 1975) : 4-6 [disponible en PDF]. Voir également Evers, « Social Contract: A Critique », The Journal of Libertarian Studies 1 (été 1977) : 187-88 [disponible en PDF]. Pour une mise en avant de l'absolutisme de Hobbes par un théoricien politique allemand pro-hobbesien, voir Carl Schmitt, Der Leviathan in der Staatslehre Thomas Hobbes (Hambourg, 1938). Schmitt a été pendant un certain temps un théoricien pro-nazi.

49Francis Lieber, Manuel d'éthique politique (1838) ; Theodore Woolsey, Science politique (1877) ; cité dans Benjamin F. Wright, Jr., Interprétations américaines du droit naturel (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1931), pp. 261ff., 255ff., 276ff. William Ellery Channing, Œuvres (Boston : American Unitarian Association, 1895), p. 693.

50Elisha P. Hurlbut, Essays on Human Rights and Their Political Guarantees (1845), cité dans Wright, American Interpretations, pp. 257ff.

51Voir Bernard Bailyn, The Ideological Origins of the American Revolution (Cambridge, Mass. : Belknap Press of Harvard University Press, 1967).

52William Lloyd Garrison, « Declaration of Sentiments of the American Anti-Slavery Convention » (décembre 1833), cité dans W. et J. Pease, éd., The Antislavery Argument (Indianapolis : Bobbs-Merrill, 1965).

53 James A. Sadowsky, S.J., « Private Property and Collective Ownership », dans Tibor Machan, éd., The Libertarian Alternative (Chicago : Nelson-Hall, 1974), pp. 120-121.

54 Hurlbut, cité dans Wright, American Interpretations, pp. 257 et suivantes.

55 Cf. W. Zajdlic, « The Limitations of Social Sciences », Kyklos 9 (1956) : 68-71.

56 Ainsi, comme le souligne Thorson, la philosophie politique est une subdivision de la philosophie éthique, contrairement à la « théorie politique » et à la philosophie analytique positiviste. Voir Thomas Landon Thorson, « Political Values and Analytic Philosophy », Journal of Politics (novembre 1961) : 712n. Le professeur Holton a peut-être raison de dire que « le déclin de la philosophie politique s'inscrit dans un déclin général », non seulement de la philosophie elle-même, mais aussi « du statut de la rationalité et des idées en tant que telles ». Holton ajoute que les deux principaux défis auxquels a été confrontée la philosophie politique authentique au cours des dernières décennies proviennent de l'historicisme — la conception selon laquelle toutes les idées et toutes les vérités sont relatives à des conditions historiques particulières — et du scientisme, l'imitation des sciences physiques. James Holton, « Is Political Philosophy Dead? », Western Political Quarterly (septembre 1961) : 75ff.

avril 02, 2017

Les présidentielles et plus !! Vote, ou pas ? Aide explicative !

Ce site n'est plus sur FB, alors n'hésitez pas à le diffuser au sein de différents groupes, comme sur vos propres murs respectifs. D'avance merci. L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses. 

Librement vôtre - Faisons ensemble la liberté, la Liberté fera le reste. 



Sommaire:

A) Pourquoi s'abstient-on de parler de l'abstention ? - Frédéric Says - France Culture

B) Pourquoi je ne vote plus - Paul Douard -  Vice

C) Pourquoi l’abstention peut-elle faire basculer la présidentielle ? - Le Monde

D) Présidentielle: abstention et mobilisation, enjeux majeurs du scrutin - La Dépêche

E) Pourquoi voter ? Quand l’abstention se justifie… - Par Vladimir Bressler - Contrepoints

F) Abstention de Wikiberal.




A) Pourquoi s'abstient-on de parler de l'abstention ?

La participation recule à chaque élection intermédiaire, même si elle reste relativement stable lors de la présidentielle. La question est pourtant absente des débats.

C'est l'angle mort du récit de cette campagne haletante. L'abstention est une donnée fantôme, à laquelle on est accoutumé, et qui n'intéresse plus grand-monde. Tout juste sert-elle d'amuse-bouche pour chaînes d'info en continu quand ces dernières n'ont rien à se mettre sous la dent avant 20 heures. On l'a vu lors des primaires de la gauche : pour les candidats, le manque de participation est simplement un paramètre parmi d'autres pour expliquer une défaite. L'abstention est au candidat déçu ce que la pelouse trop dure est au footballeur défait.

On aurait tort, pourtant, de hausser les épaules, de considérer que le boycott des urnes est une sorte d'aléa, un phénomène naturel, que l'on ne peut ni prévenir ni expliquer.
Certes, les élections qui réuniraient 100 % du corps électoral ne seraient pas plus enviables, et ne respireraient pas forcément la démocratie accomplie. Mais peu à peu, nous voyons un "peuple dans le peuple" en train de faire sécession.

Et ce n'est pas forcément lors de la présidentielle que c'est le plus visible...
La présidentielle, c'est même l'élection idéale pour se rassurer à bon compte. A chaque échéance, la participation est stable, autour de 80%. Mais au mois d'avril tous les 5 ans, une hirondelle présidentielle ne fait pas le printemps électoral.

Observons des élections comme les législatives ou les municipales, dans les zones périphériques rurales ou urbaines. Prenez Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis lors des dernières municipales. Les chiffres donnent le vertige : Sur 76 000 habitants, 26 000 inscrits. Sur 26 000 inscrits, 12 000 votants. Compte-tenu du nombre de listes en présence, il fallait seulement 4 000 voix, pas plus, pour remporter la mairie. 4000 voix pour une commune de 76 000 habitants. Le cas est extrême, bien sûr, mais la tendance ne l'est pas.
Si l'on affine, on découvre la morphologie de la France qui vote. Là encore à la présidentielle, les taux de participation sont assez homogènes. Mais aux législatives, celles de 2012 par exemple, les 18-24 ans sont 35% à se rendre aux urnes... contre 76% des sexagénaires.

Quel est l'âge où l'on vote le plus ? Le pic de participation est à 70 ans, comme le notent les spécialistes de l'abstention Jean-Yves Dormagen et Céline Braconnier. D'où une déformation de plus en plus nette entre la France des listes d'émargement et le pays réel.
Pourtant, nous journalistes continuons à commenter la bataille électorale comme si de rien n'était, en pourcentage, plutôt qu'en nombre absolu de voix. C'est-à-dire dans un monde clos, en oubliant qu'une partie des troupes est à l'extérieur de ce monde, et le regarde avec un mélange de désintérêt, de mépris et ou de colère.

Récemment, Antoine Bueno a publié un livre, intitulé « No vote ». Cette ancienne plume de François Bayrou, qui a fait préfacer son texte par Michel Onfray, veut créer une "fierté de l'abstentionnisme", même si l'expression semble confiner à l'oxymore. Cette abstention grandissante est un cri de colère muet ; un phénomène que chaque parti tentera de récupérer en le mettant - de manière facile - sur le compte de la déliquescence de ses adversaires. Ce qui permet de différer tout examen de conscience.

Et pourtant, il n'est pas superflu de faire une pause dans la frénésie de la campagne. D'examiner par qui sont choisis les élus, ce qui permet de comprendre pour qui ils gouverneront.






B) Pourquoi je ne vote plus

Vote FN, indignés débiles, jamais de changements. Plus jamais je ne participerai à ça.

Hier soir, dans un élan de citoyenneté et n'ayant rien à faire de particulier en attendant le livreur de bo bun, j'ai allumé la télévision et ainsi pu constater avec tristesse que le FN atteignait environ 30 % des votes au premier tour des Régionales 2015. 

Je déteste ces gens. Mais il y a un truc que je déteste encore plus : voter. C'est pourquoi dimanche, je suis resté chez moi devant une série quelconque au lieu de me rendre dans un bureau de vote. Je sais que j'ai déjà provoqué un certain nombre d'infarctus chez certains d'entre vous, vous qui triez vos poubelles et dénoncez quiconque ose stationner son vélo dans les parties communes de l'immeuble. Mais voilà ; comme 49 % des électeurs, je ne vote pas, et il s'agit d'une décision mûrement réfléchie. 

Aussi loin que je me souvienne, le vote n'a jamais été pour moi quelque chose de particulièrement constructif. Pourtant, les choses avaient plutôt bien commencé. La première fois que j'ai voté, c'était lors des élections de 2007. À cette époque, l'excitation de faire quelque chose de nouveau surpassait le caractère pertinent ou non de l'acte en lui-même. Un peu comme tous les dépucelages, en fait. On passe par plusieurs phases. D'abord on se dit que ça doit être cool puisque tout le monde en parle ; puis on se demande un peu ce qu'on fout là ; et enfin, on se dit que c'était super mais que la vie continue. Au bureau de vote, j'avais le sentiment d'avoir dans mes mains un pouvoir fabuleux. Pourtant, je ne connaissais pas grand-chose à la politique et au monde extérieur en général. Mes centres d'attentions se limitaient à l'époque au sexe opposé et à Counter Strike 1.6. 

Puis les élections se sont terminées. Le candidat à qui j'avais gentiment offert ma voix a perdu et la vie a suivi son cours, pour lui comme pour moi. Cinq ans plus tard, il y avait toujours des très pauvres, des très riches, et, au milieu, des types banals comme moi. Surtout, j'avais déjà le sentiment que nous n'allions pas dans la bonne direction. Alors que je me rapprochais très rapidement de la vie active, les élections de 2012 sont arrivées. 

Rappelez-vous : c'étaient les fameuses élections de l'espoir. Nicolas Sarkozy enfin évacué, la gauche revient avec des idées folles telles que : taxer les plus riches à 70 %. Mais aussi : la foule en délire place de la Bastille, les photos dans Libé. À ce moment-là, on est comme à un mariage. On ne peut pas s'empêcher d'y croire, alors on regarde et on patiente. Je reconnais que je méprisais un poil ces foules qui hurlaient, croyant que le monde dans lequel nous vivons allait s'améliorer comme ça, d'un coup. Le lendemain matin de cette élection, j'étais comme après une soirée terminée chez une fille. De beaux souvenirs en tête, mais pleinement conscient que les choses resteront telles quelles. Un retour à la réalité. Je ne comprends pas comment autant de personnes intellectuellement développées peuvent si facilement tomber dans le panneau. Je sais qu'il est bon pour la santé d'être optimiste, mais quand même. 

Aujourd'hui, tout le monde continue d'y croire. Comme les Anglais et la Coupe du Monde de Football. Pour ma part, j'essaie de survivre face à la méprise générale des votants et leurs arguments tous prêts, qui sont pour moi dénués de sens et souvent responsables de mon abstention. L'argument le plus roué, qu'on me chie au visage tous les quatre matins, est évidemment le bon vieux : « Des gens se sont battus pour que tu aies ce droit ! » Le tout dit avec un gros regard condescendant. Je sais que notre société judéo-chrétienne apprécie de vivre dans la culpabilité, mais ce n'est pas parce que je ne vote pas que je dois tous les soirs me flageller seul dans ma chambre sans chauffage. D'une part, je n'ai rien demandé à ces gens. D'autre part, l'aspect héroïque de leur combat doit être replacé dans son contexte et ne pas être appliqué à une situation présente qui n'a évidemment plus rien à voir. Aussi, mourir pour une cause ne suffit pas à la rendre respectable, et encore moins respectable indéfiniment. 

Toute la journée d'hier, j'ai vu défiler des tweets complètement cons sur les abstentionnistes, type « Avec cette montée du FN, vous n'avez pas honte de ne pas voter ? » 

Évidemment que je remercie profondément ces gens d'avoir eu le courage de se bouger le cul pour nous éviter de passer notre vie à labourer des champs pour le compte de Seigneurs pervers et malhonnêtes. Néanmoins, cela ne veut pas dire que je dois souscrire à ce système sans même y réfléchir une seconde. 

Le second argument qui m'est le plus souvent vomi au nez délivre, en substance, ce message tout aussi péremptoire : « OK, mais tu fais quoi pour changer les choses ? » Ce qui m'attriste dans cette phrase, c'est qu'elle insinue indirectement qu'il n'y a aucun autre moyen que le vote pour changer les choses. Il est là, le grand problème de notre « génération citoyen » dépendant du vote. Car de fait, notre système de vote a rarement permis des avancées majeures. Il y a certes eu le Front Populaire et les premiers congés pays, mais c'était il y a, putain, 80 ans. Les avancées sociales les plus importantes sont arrivées grâce au courage de certaines personnes : IVG, Mariage pour tous, etc. 

Je me trouve nettement plus utile à simplement dire bonjour à un clodo plutôt qu'à voter pour un type qui ira une fois tous les trois mois à l'Assemblée pour faire des blagues machistes à ses copains de classe contre 12 870 euros bruts par mois. Quand je vois ma copine qui bosse tous les jours dans une association qui aide les petits vieux et ceux dont le monde se fout, je me dis que si tous les votants, avec leur grand discours tout droit sorti d'un cours d'éducation civique, faisaient le quart de ce qu'elle fait, notre pays s'en porterait déjà bien mieux. 

Toute la journée d'hier, j'ai vu défiler des tweets complètement cons sur les abstentionnistes, type « Avec cette montée du FN, vous n'avez pas honte de ne pas voter ? » Je trouve que la question du vote n'est pas là. D'une part, la montée du FN est la conséquence de 30 ans d'errements politiques et médiatiques. D'autre part, voter doit être une conviction et non un choix rationnel. Si on pose le problème ainsi, c'est comme me demander si je préfère tuer trois vieillards ou 250 nouveaux nés. Évidemment qu'un choix logique et rationnel peut en ressortir. Mais je ne veux participer à ni l'un, ni l'autre. Et n'allez pas me dire que c'est un raisonnement de planqué. Il n'y a rien de plus lâche que le vote. Je vous rappelle que voter, c'est placer une partie de votre liberté individuelle dans les mains de personnes qui, en échange, doivent vous apporter une sécurité sociale et économique. 

Voter est devenu une manière de se délester de toute responsabilité. La pauvreté ? C'est à l'État de s'en occuper. La violence ? C'est à l'État de s'en occuper. L'éducation ? C'est aussi l'État. Évidemment que ces thèmes doivent être traités et pensés par l'État. Mais pour les votants, voter revient souvent à dire : « je vous donne ma voix, maintenant démerdez-vous et faites en sorte que tout autour de moi soit MIEUX. » Voter fait de nous des enfants qui attendent tout des autres, qui se plaignent en permanence mais qui sont fondamentalement incapables de bouger, préférant attendre les prochaines élections. 

De là découle un autre argument chez les citoyens modèles, et que j'estime totalement paradoxal : « Si tu ne votes pas, tu n'as pas le droit de te plaindre. » Pourtant, c'est plutôt l'inverse qui me semble cohérent. Un votant doit accepter le jeu du système politique pour lequel il contribue. Il doit normalement en accepter les règles et les conséquences. Il doit aussi savoir perdre et accepter de ne pas venir pleurer quand la personne pour qui il a voté vient de la lui mettre bien profond en augmentant les impôts ou en réduisant les aides sociales. C'est un peu comme ceux qui se plaignent des salaires indécents des joueurs de foot, tout en regardant un match sur une chaîne payante. 

Au fond, comment avoir envie de voter aujourd'hui quand vous voyez un panneau vous indiquant que votre commune s'apprête à investir un million d'euros pour construire un nouveau rond-point avec un phallus rose géant en plein milieu ? Comment avoir envie de voter quand on voit le taux d'absentéisme à l'Assemblée ou encore ces députés Européens qui viennent signer une fiche de présence pour être payé et repartent aussitôt ? 

Ce que je constate, c'est que tous les 5 ans des gens sont élus sur de fausses promesses. Deux ans plus tard, les gens commencent à s'en rendre compte, protestent et votent pour un autre candidat qui, lui aussi, se fera élire sur de fausses promesses à son tour. Et ainsi de suite. On est proche du syndrome de Stockholm. Les politiques s'apparentent à l'ex qui t'a trompé avec un mec plus grand et plus beau mais qui revient tous les six mois te faire chier avec son texto à 2 heures du mat' : « Salut, tu vas bien ? Tu fais quoi ce soir ? » On se dit que ça peut être sympa de se revoir, qu'elle a peut-être changé. Mais non, on connaît déjà la fin de l'histoire. 

Pour moi voter s'apparente à un jeu, une sorte de rendez-vous régulier, au même titre que la branlette du dimanche matin sous la douche ou les sushis du lundi soir devant une série. Voter, c'est notre Hunger Games à nous, qui fait le bonheur de l'un et le malheur des autres. Malgré ça, je continue de me faire insulter de branleur sous prétexte que le vote est un devoir. Je suis plutôt attristé de voir que les gens se laissent porter par la vague. J'ai plus le sentiment d'être dans une téléréalité où les gens votent bêtement alors qu'on sait déjà qui va gagner. 

Charles Bukowski disait : « La différence entre une démocratie et une dictature, c'est qu'en démocratie tu votes avant d'obéir aux ordres, dans une dictature, tu perds pas ton temps à voter. » 

Le but n'est évidemment pas de se diriger vers une dictature, mais plutôt d'adapter notre système pour le bien commun et ne plus voter aveuglément pour des gens qui, de toute évidence, ont autre chose à penser qu'à nous rendre la vie plus agréable. Quand je vois ce qui a motivé le vote pour les régionales de ces citoyens modèles, je ne peux que penser qu'une élection n'amènera jamais rien. Ou plus exactement : jamais rien de bon.



  
C) Pourquoi l’abstention peut-elle faire basculer la présidentielle ?
 
L’abstention telle qu’estimée aujourd’hui (32 %) dans l’enquête du Centre de recherches politiques de Sciences Po publiée par « Le Monde » pourrait battre des records pour ce scrutin.

Cinq millions d’électeurs sont en voie de disparition. Si le taux de participation était conforme à ce qu’il est habituellement lors d’une élection présidentielle, ceux-ci se déplaceraient pour voter. Mais aujourd’hui, ils déclarent vouloir s’abstenir. Pour souligner un problème central mais ignoré, les Anglo-Saxons disent qu’il y a « un éléphant dans la pièce ». En France, en 2017, un éléphant a bien quitté la pièce, et personne ne semble s’en apercevoir.

Que ces électeurs s’abstiennent réellement, et ce serait un signe de dévitalisation de notre démocratie. Qu’ils votent finalement, et ce pourrait modifier les rapports de force – au premier comme au second tour. Il faut donc regarder avec attention l’autre côté du miroir, non pas ceux qui votent mais ceux qui ne sont pas sûrs, à des degrés divers, d’aller voter.
Quel est le niveau d’abstention estimé ? 
A un peu plus de six semaines du premier tour de l’élection présidentielle, l’abstention se situerait aux alentours de 32 %. Un niveau dramatiquement élevé si on le compare aux précédents scrutins présidentiels. En effet, seule l’élection présidentielle a résisté à cette augmentation tendancielle de l’abstention que nous connaissons depuis trente ans – avec un bond de 15 à 25 points selon les élections.

Depuis 1974, l’abstention tourne autour de 20 %. Parfois un peu au-dessus comme en 1995 ou 2012, parfois un peu au-dessous comme en 1974, 1981, 1988, ou 2007. La seule exception est l’élection présidentielle de 2002 qui, avec une abstention de 29 %, se rapproche des tendances de 2017. Par ailleurs, si on regarde non pas le taux d’abstention final mais le taux d’abstention à un mois et demi du scrutin, que constate-t-on ? D’une part, que le déficit actuel de votants se confirme...


Par Gilles Finchelstein (directeur général de la Fondation Jean-Jaurès) et Martial Foucault (directeur du Centre de recherches politiques de Sciences Po)

Pourquoi ils n’iront pas voter. Des abstentionnistes témoignent

Insatisfaction, colère, dégoût de la politique, voire non-reconnaissance du vote blanc… A travers un appel à témoignages, des lecteurs du « Monde » nous ont expliqué les raisons de leur abstention.

Insatisfaction devant les programmes des candidats, colère, voire dégoût, causés par les affaires qui émaillent la campagne depuis plus de deux mois, désillusion d’électeurs persuadés que « voter ne changera rien », militants de l’abstention active, de la reconnaissance du vote blanc… Les raisons de s’abstenir sont multiples, comme l’illustrent les nombreux témoignages que nous avons recueillis à l’occasion d’une journée spéciale sur l’abstention, jeudi 30 mars, sur Le monde.fr. En voici quelques-uns :

  • Ils ne se sentent pas représentés par les candidats

Morgane M., étudiante de 23 ans : « Pourquoi l’abstention ? Parce que je ne me sens pas représentée »
« Aucun des candidats “principaux” ne m’attire et les petits candidats sont tellement peu représentés dans les médias qu’il faut aller chercher l’information par soi-même pour, au final, ne pas se sentir beaucoup plus proche d’eux. J’ai 23 ans et j’ai voté pour la première fois il y a cinq ans.
Ayant eu des cours d’éducation civique au secondaire, je me souviens encore de nos écrits sur : “Le vote, un droit ou un devoir ?” et mes cours de droit m’ont également démontré l’importance du vote. Cependant, à force de crier “antisystème” à toutes les sauces, à force de voir les casseroles de chaque candidat, à force de voir les gens s’étriper, voire s’insulter, par médias interposés (candidats ou électeurs), je commence à “perdre la foi”.

Je fais sûrement partie des gens désabusés. Ceux qui n’y croient plus. Je pense aussi que c’est le contexte mondial qui fait que je n’ai plus beaucoup d’espoir pour la démocratie en général. On risque d’avoir notre propre Trump au pouvoir. On risque de se déchirer entre Français. On risque de s’appauvrir. On risque de finir déçus (et encore plus qu’avant). Et ça me fait me sentir mal. J’aimerais pouvoir bouger les choses, voire me présenter moi-même aux élections si cela ne paraissait pas aussi compliqué avec les 500 signatures. Mais non. Je n’arrive pas à apprécier ces élections. Et qu’importent le résultat et mon vote (ou non), je finirai amère. »

Victoria F., 18 ans, en année d’échange aux Etats-Unis : « Je ne reconnais plus mon pays »
« Aujourd’hui âgée de 18 ans, me rendre aux urnes cette année aurait été une première pour moi, mais malheureusement je ne compte pas y aller, ou, dans le meilleur des cas, voter blanc, car nous avons la chance d’avoir ce droit et qu’il faut en profiter. Pourquoi cette décision ? Car j’ai l’impression que chaque candidat nous ment ouvertement, sans aucune gène, en faisant des promesses pharaoniques qu’ils ne tiendront jamais.
Notre société tourne en rond, ces politiciens ne sont avides que de pouvoir et d’argent. Ils ne sont plus des humains mais des robots impitoyables, sans aucune valeur. Je ne veux pas faire mon choix par élimination et faire partie des personnes qui auront élu un certain président qui, quoi qu’il advienne, ne me conviendra pas et ne méritera pas mon vote. Ma décision a été définitivement prise après “Le Grand Débat” diffusé sur TF1, où j’ai eu l’impression de voir des vautours se battre pour un morceau de viande. Mon beau pays n’est pas un morceau de viande et je refuse de voter pour un vautour. »

Cédric P., auditeur de 32 ans, Champigny-sur-Marne : « Notre démocratie est à bout de souffle »
« J’ai 32 ans et j’ai toujours voté, mais cette fois je pense m’abstenir ou voter blanc. A l’impression que ma voix ne sera pas entendue, que voter ne changera rien à l’état du pays et ne résoudra pas mes problèmes quotidiens (et cela, peu importe le parti et le candidat), s’ajoute la frustrante impression et constatation que toute la classe politique semble mue par l’appât du gain, plus que part le bien commun.
Je n’irai pas voter, car je pense que notre démocratie est à bout de souffle et qu’elle est sclérosée, que les gens qui disent nous représenter ne sont pas dignes. Aucun ne semble avoir de vraies propositions, de volonté politique de changement. Les politiques semblent n’avoir comme variable d’ajustement pour l’élaboration de leur budget que l’augmentation des impôts pour les honnêtes gens, et de leur demander de se serrer la ceinture ou de travailler plus longtemps en n’étant pas certain d’avoir une retraite. Ils nous demandent des efforts, votent des lois qui ne les concernent pas, et rien ne changera, car ces messieurs ne sont pas près de voter de mesures restrictives les concernant (diminutions de leurs indemnités, salaires, etc).
Je me rends compte que peut-être mon exposé est trop pêle-mêle, preuve qu’il est rédigé sous le coup d’une colère sourde et d’un désarroi profond face à la situation politique de notre pays. Pour conclure, je ne me sens pas représenté. »
  • Ils sont désabusés, voire écœurés, par les responsables politiques

Elie S., 26 ans, Poitiers. « J’ai 26 ans, et jamais je n’ai voté par envie, par conviction »
« Cela fait huit ans que je vote à chaque élection ; j’ai grandi dans une famille extrêmement politisée, avec deux parents militants encartés depuis leur adolescence : voter était un devoir. J’ai voté par devoir républicain, par défaut souvent. J’ai assisté à des meetings, à des réunions, regardé des débats ; j’ai manifesté, tracté, voté.
J’ai 26 ans, et jamais je n’ai voté par envie, par conviction. Le seul moment où j’ai pu avoir vraiment l’impression de m’exprimer, de faire un choix pour la société dans laquelle je voulais vivre, c’est lors de manifestations ou d’actions concrètes. Hors des cadres de la République.
Aujourd’hui, en tant que jeune, j’ai pour seul espoir une France fascisante ou libérale. J’ai la sensation de me réveiller dans un rêve immonde où tout le monde, des politiques aux médias, a oublié que la vérité, la réalité ne sont qu’affaire d’idéologie, de prisme ; que si la réalité est telle qu’elle est aujourd’hui, c’est qu’elle a été façonnée par une certaine idéologie que l’on ne remarque même plus et que la soi-disant neutralité médiatique renforce chaque jour en refusant de la questionner. Un monde où le seul espoir de la jeunesse ne devrait résider que dans des idées fascisantes ou ultralibérales.
Car il n’y a pas de troisième voie aujourd’hui, même auprès de cette gauche qui n’existe plus que dans la bouche de ses adversaires. Je n’y prendrai plus part, je ne voterai plus, je ne cautionnerai plus par mon vote la VRépublique. »

Baptiste F., 32 ans : « Que s’est-il donc passé pour que j’aie changé en cinq ans ? »
« J’ai 32 ans et j’ai toujours voté. Pour l’anecdote, il se trouve même que j’ai réalisé l’identité visuelle de la campagne de François Hollande (j’étais designer indépendant en 2012). J’ai longtemps éprouvé une certaine incompréhension vis-à-vis des abstentionnistes et de leurs slogans méprisants (“élections, piège à cons”). Et voilà que cette année, je me retrouverai dans leurs rangs.
Que s’est-il donc passé en cinq ans qui ait pu me faire revoir ma conception du vote à ce point ? Beaucoup de choses. Il y a d’abord le quinquennat écoulé, bien sûr, qui restera pour moi celui de la trahison et du passage en force. Celui de la mort de Rémi Fraisse. Celui du Medef qui applaudit un ministre de l’économie socialiste. Celui de la loi renseignement. De l’état d’urgence instrumentalisé pour assigner à résidence durant la COP21. Mais il y a surtout la Grèce. La victoire de Tsípras et ce qui s’en est suivi. Cette phrase de Wolfgang Schäuble, terrible de vérité nue : “On ne peut pas laisser des élections changer quoi que ce soit.”
Justement, peut-être ai-je trop longtemps espéré changer les choses à travers cet investissement minimal qu’est le vote ? Car il s’agit bien d’un investissement minimal, et le gouvernement est ravi que nous nous y cantonnions pour lui renouveler docilement toute sa légitimité. »

Ugo L., administrateur systèmes et réseaux de 31 ans : « Marre de voter utile et pas par conviction »
« A voté. Toujours. Parfois blanc. Depuis le début de cette présidentielle, j’ai toujours eu l’envie d’aller voter. Blanc, clairement. Mais depuis quelques jours, et observant cette campagne étrange, je ne sais même plus vers qui me tourner pour espérer trouver quelqu’un qui représente “les gens”. Je ne pense plus aller voter désormais. Marre aussi de voter “utile” et pas par conviction. Le vote blanc n’étant pas pris en compte, la seule façon de direvous êtes à côté de la plaque de bout en bout” est de ne pas y aller, et de faire le jeu de ceux qui vont y gagner, peu importe qui.
Et dernier point : je me suis rendu compte cette année à quel point les promesses des candidats ne me touchent même plus. A la première bonne idée que j’entends, je pense immédiatement au fait qu’il y aura 10 raisons invoquées six mois plus tard pour ne pas appliquer ladite promesse. Je n’ai aucune confiance dans les programmes des candidats (même en les ayant lus).
En fait voilà : ils nous lassent de la politique jusqu’à ce qu’on n’en ait plus rien à faire. Donc, non, je ne serais pas content si Marine est élue, mais je ne viendrai pas me plaindre non plus. Et j’espère secrètement que ça soit les pires cinq années qui suivent pour enfin voir un sursaut après coup… Trump power ;). »

Hicham N., agent EDF de 32 ans : « Le vote est un choix, l’abstention aussi »
« Pour voter, il faut avoir le choix, les candidats sont peu ou prou tous impliqués dans des malfaçons. Nous avons des lois. Or, dans les faits, ces lois ont été mises en place car la conscience humaine, la morale ou la logique ne permettent pas de préserver le vivre ensemble de manière pérenne. La vie politique a totalement oublié ces valeurs : la morale, la logique et, hélas !, la conscience ne sont que celles de leur propre pouvoir et de leur capacité à être influents. Depuis 2002, nous ne votons plus pour quelqu’un, nous votons contre quelqu’un, contre un parti.
Chaque candidat possède des idées intéressantes et je suis partisan d’une gouvernance plurielle qui confierait des ministères selon leurs compétences, et non leur copinage. La politique d’aujourd’hui est uniquement basée sur des amis de promos, des services rendus…
Nous sommes en France, pas dans
House of Cards. La confiance n’existe plus et une refonte totale du monde politique doit s’opérer avant de connaître un nouveau soulèvement du peuple français. »

Ilinca B., doctorante de 28 ans, Paris : « Ils ne méritent pas mon vote »
« J’ai bientôt 29 ans. Cela fait des années que je suis apolitique et que je ne vote plus, dégoûtée par les politiciens. Les derniers tampons sur ma carte d’électeur datent de 2012 mais sont trompeurs : je me déplaçais, mais mon vote était considéré comme blanc au vu de son contenu. Les promesses des politiques sont bidon. Aucun n’est intègre. Ce sont tous des profiteurs et des menteurs. Ils ne veulent pas le bien du peuple, ils veulent juste le pouvoir. Je ne leur fais pas confiance. Aucun ne mérite mon vote.
En contrepartie, j’assume mon désengagement politique. Pendant tout le quinquennat de Hollande, jamais je ne l’ai critiqué, ni lui ni son gouvernement, vivant tranquillement ma petite vie. Et je compte continuer ainsi. Peu importe qui est au pouvoir, ma vie ne va pas être améliorée. Je suis en doctorat (bac + 9 actuellement). Je n’ai plus aucun avantage étudiant car trop vieille ! ? Plus de gratuité dans les musées (mon doctorat est pourtant en rapport avec ceux-ci…), plus de carte Imagine “R”, plus de bourse. Pour financer mes études, j’ai trouvé, mais après combien de mois de recherche, un CDI (CDI ! je n’en reviens toujours pas !), payé… le smic.
Et pendant ce temps-là, les politiciens embauchent leur famille, fictivement ou non, qualifiée ou non, à des postes tellement mieux rémunérés que mon stupide smic. Comment voulez-vous que je ne sois pas dégoûtée ? » 

Evelyne A., proviseure adjointe de 49 ans, Pantin : « Ras le bol du vote utile »
« Je participerai aux élections par un vote blanc aux deux tours et ce, quels que soient les résultats du premier tour pour la première fois depuis mes 18 ans (j’en ai 49). Je vote à toutes les élections depuis ma majorité. Ras le bol du vote utile barrière à l’extrême droite ! Après ce vote utile, toujours la même société inégalitaire et sans projet collectif pour donner du sens au projet républicain et démocratique.
Je ne sais pas quoi dire à mes deux enfants sur cette vie politique qui semble plutôt servir des intérêts individuels qu’un projet de société. Je suis sans voix, alors je voterai blanc pour continuer d’exister comme citoyenne. J’ai signé l’appel des solidarités hier, car je veux penser une autre société plus préoccupée du bien-être de tous et de la justice pour chacun. »

Kaël C., sans-emploi de 37 ans, Paris : « J’en ai marre de faire des concessions sur mes convictions »
« Je suis issu d’une famille de gauche : père immigré, soixante-huitard, militant PS en province dans les années 1980, mère française ayant toujours voté vert par conviction, ou communiste pour essayer de faire peser la gauche de la gauche. Bref, une famille politisée. J’ai l’impression d’avoir toujours été de gauche. J’ai voté à 3 présidentielles. Verts, puis Chirac en 2002. Mes doigts m’en brûlent encore. Verts, puis Royal en 2007. Par défaut concernant Royal, je ne l’appréciais que peu mais face à Sarko j’aurais pu voter pour n’importe quel candidat plus ou moins de gauche. Verts, puis Hollande en 2012. Là encore sans conviction, mais surtout pas Sarko ! Et finalement, quel est le bilan ?
En 2007 et 2012, je me suis retrouvé à voter contre un candidat, plutôt que pour un projet. Les projets de Royal et Hollande me faisaient peu rêver, c’était une gauche trop molle pour moi, mais “voter, c’est important” + “pas Sarko” = vote de dépit.
Aujourd’hui, j’en ai marre. Marre de faire des concessions sur mes convictions. Marre d’en attendre peu d’un candidat et d’être malgré tout déçu. Marre de voir les élus se gargariser avec nos votes alors qu’on a voté contre, et pas pour. Marre de les voir si déconnectés, tous.
Alors, j’arrête, je ne veux plus voter. Ça ne changera rien aux élections, mais je ne me serai pas fourvoyé avec un vote qui ne correspond pas à mes convictions. »
  • Ils militent pour la reconnaissance du vote blanc

Sylvain D., cadre financier de 34 ans : « Je suis prêt à prendre le risque qu’un parti d’extrême droite soit au pouvoir »
« Je songe sérieusement à m’abstenir aux prochaines élections, pour la première fois depuis que je suis en âge de porter ma voix aux urnes. Profondément ancré à gauche, mon unique souhait serait de voir les plus vulnérables se porter mieux. Le dernier mandat présidentiel m’a profondément déçu par l’absence de mesures concrètes améliorant la répartition des richesses, notamment envers les plus faibles. L’environnement politique français est depuis trop longtemps pollué par des révélations incessantes et écœurantes pour tout citoyen lambda, qui doit, lui, se conformer à la loi.

Deux mesures auraient pu m’inciter à revoir ma position, mais aucune d’elles n’est présente dans les programmes tels que connus aujourd’hui : la comptabilisation et la reconnaissance du vote blanc, en guise de protestation, et de réelles mesures punitives pour tout égarement impliquant des personnalités publiques (inéligibilité à vie quand une mise en examen est prononcée, etc.).

Pour ces deux raisons (non exhaustives), je suis prêt à prendre le risque qu’un parti d’extrême droite se retrouve propulsé au pouvoir. Je tends à penser que ce parti n’aurait que peu de moyens pour appliquer son programme radical, faute de majorité parlementaire. J’espérerais ainsi qu’un tel quinquennat imposerait enfin aux partis historiques une réelle remise en question. »

Romain S., intermittent de 36 ans, Paris : « Ce qui serait démocratique, c’est que le vote blanc compte vraiment »
« Dans le passé, j’ai toujours voté, par respect pour ceux qui se sont battus pour le droit de vote. Pour la démocratie. Mais s’agit-il encore d’une démocratie ? J’appartiens à une génération qui a toujours voté par défaut. Voter Chirac pour ne pas avoir Le Pen, voter Hollande pour ne pas avoir Sarkozy. Encore une fois, au second tour, il faudra voter pour celui en face du FN. Le fameux “vote utile” brandi par tous. Chez moi, ça ne fonctionne plus. Le peuple s’exprime ? Non, on soumet au peuple des hommes qui ont fait les mêmes écoles, qui appartiennent aux mêmes milieux sociaux, qui veulent le pouvoir, garder leurs privilèges et qui font fonctionner l’économie de ceux qui payent leurs campagnes.
L’Assemblée ne représente plus les Français, le Sénat encore moins. Et l’Europe
Il m’arrive d’être d’accord avec certaines idées de gauche, de droite et même du FN (le commerce loyal, c’est la seule je crois). Mais il suffit de lire, regarder les partis derrière, pour comprendre que rien ne changera. Macron pareil.
Si son programme ne tient pas la route économiquement, je crois que c’est Mélenchon qui pourrait obtenir mon vote, uniquement pour son envie d’une VIe République et de la règle verte. Mais ça voudrait dire participer à cette mascarade et je ne suis pas pour cette autre famille politique non plus. Ce qui serait démocratique, c’est que le vote blanc compte vraiment, que les élus rendent des comptes, à nous, pas aux puissants. »
  • Ils militent pour une abstention active

Thom : « Participer au jeu, c’est le cautionner »
« Voter, pour qui que ce soit, même blanc, c’est accepter les règles d’un jeu que je ne cautionne pas. L’élection serait l’antidote face à une situation sociale, politique et économique qui n’a pas fini de nous bouffer la vie. Le suffrage universel n’est, au fond, que le droit de choisir nous-mêmes nos maîtres, de désigner la sauce à laquelle nous préférons être mangés.
Il ne s’agit pas d’une abstention stérile et lâche, qui consiste à ne rien faire et à tendre docilement le cou au joug et les mains à la férule. Mon abstention s’arrête au bord des urnes.
Politiquement, nous agissons, mais nous ne jouons plus. Soit on redéfinit les règles clairement avant de jouer, soit on empêche le jeu de trouver son unique vainqueur. Avec 45 % d’abstention et 10 % de non-inscrits sur les listes, et ils osent se prétendre représentants du peuple ? »

Manu R., 42 ans, Pontault-Combault : « Voter me semble être un acte devenu insignifiant »
« J’ai 42 ans et j’ai toujours voté et voulu agir en citoyen reconnaissant pour la démocratie dans laquelle j’ai la chance de vivre. Toutefois, l’attitude de l’ensemble des candidats, l’influence des médias, l’absence de crédibilité des candidats quand ils pensent parler des questions de fond aux Français m’est devenue insupportable. J’ai choisi d’investir ma frustration dans une plus grande implication locale, dans la recherche de liens humains, de solidarité, d’échanges et de réflexions sur ce que nous voulons vraiment vivre, bâtir, etc.
Voter ne m’intéresse plus et me semble un acte devenu insignifiant, car aucun président ne fera ce qu’il a dit et ne pourra faire ce qui doit être fait. Je souhaite que ma résignation n’ouvre pas la voie au FN, même si beaucoup tentent de me culpabiliser dans ce sens. Les cinq prochaines années me permettront de voir si mon désengagement est si grave que cela et si tous ceux qui m’ont encouragé à voter pour un tel ou un tel sont toujours aussi enthousiastes si leur candidat a été élu. Seul l’avenir le dira… »

Sebastian B., professeur de 25 ans, Paris : « Je refuse le système politique actuel et ses représentants »
« J’ai toujours voté, même lorsque l’offre politique – puisque c’est bien d’une forme de marché dont il s’agit – ne me convenait pas. La chose a changé quand j’ai vu que le PS de Hollande et de Valls menait la même politique que l’UMP de Sarkozy et de Fillon. La cohérence me dicte pourtant de m’abstenir cette fois, et toutes les prochaines fois s’il le faut.
Car si de nombreux hommes et femmes politiques sont corrompus et avides de pouvoir, si leurs programmes ne sont souvent que des nuances marketées d’une même idéologie économique, ça n’est pas parce qu’ils seraient intrinsèquement mauvais ou stupides. C’est parce que le système électoral et politique de la VRépublique les détermine à être ainsi.
Ainsi, critiquer les candidats sans critiquer la structure sociale qui les a produits me semble totalement illogique. Voter, même blanc, revient à alimenter cette machine à produire de la médiocrité.
Tandis que les véritables questions politiques sont évincées par le cirque électoral, une large partie des Français ressent ce décalage et projette de s’abstenir. Elle se déclare parfois apolitique, mais sans l’être, car abstention doit être comprise comme étant, la plupart du temps, un acte politique. C’est pour cela que je revendique une abstention active, qui ne se contente pas uniquement de refuser le système politique actuel et ses représentants, mais qui souhaite porter des idées démocratiques de changement social à l’écart de tout cela, en usant de tous les moyens nécessaires. »
  • Ils prônent des votes alternatifs

Alexis N. : « Améliorons notre scrutin par un vote par notes »
« Il suffit d’observer les stratégies des candidats, d’écouter les tactiques ou les résignations de votes utiles, les arguments sur les nécessités de rassemblement, pour détecter que nous utilisons un système de vote d’une démocratie de l’ère féodale.
Ne serait-il pas intéressant, et cela avant même de passer au tirage au sort, ou aux autres stratégies de régulation du bien commun et de la chose publique, d’améliorer notre système de vote ? Au minimum pour le rendre insensible au nombre de candidats et aux stratégies de vote (vote utile ou autre tactique visant à influencer le résultat sans passer par un vote sincère et authentique).
Je le pense fortement et je m’indigne de l’absence de ce débat dans les grands médias. La volonté générale serait bien mieux représentée par un vote au jugement majoritaire, insensible au nombre de candidat, et aux stratégies de vote. Le système de vote actuel est buggé, j’ai décidé de ne plus l’utiliser et d’utiliser mon vrai pouvoir démocratique : mon portefeuille. Mon choix de consommation, consommer local, éthique, est plus important que mon droit de vote. » 

Clément G. : « Un scrutin par “jugement majoritaire” serait préférable au mode de scrutin actuel »
« Les dirigeants émergeant du système électoral actuel ne sont pas ceux qui, mus par la conviction de pouvoir agir dans l’intérêt général, se battraient pour défendre leurs idées. Ce sont ceux qui sont le plus avides de pouvoir, qui maîtrisent au mieux l’art de vendre leur image dans les médias et qui rechignent le moins à utiliser les moyens les plus immoraux ou malhonnêtes pour parvenir à leurs fins. Notre démocratie représentative s’est transformée en une oligarchie dirigée par une élite qui ne représente qu’elle-même. Un système d’assemblée désignée par tirage au sort lui serait bien préférable.
Même si on devait rester dans un système électoral permettant de choisir le candidat, parmi cette élite, qui nous rebute le moins, le mode de scrutin actuel est parfaitement inadapté, comme on aurait dû le comprendre et en tirer les conséquences depuis le 21 avril 2002. L’électeur est contraint de renoncer à un vote de conviction pour adopter un vote stratégique, en fonction de ce qu’il anticipe du résultat au vu des sondages. Un scrutin par “jugement majoritaire” serait préférable au mode de scrutin actuel. »

Hervé D., chef de projet informatique de 42 ans, Combs-la-Ville : « Je ne veux plus cautionner cette mascarade »
« Ce sera la première fois depuis que je suis en âge de voter que je ne me rendrai pas aux urnes en avril et mai prochains pour réaliser mon devoir de citoyen. Au passage, je n’aime d’ailleurs pas du tout le chantage qui est fait autour de ce devoir, nous qui avons la “chance” de pouvoir nous exprimer, et la pression populaire qui y est associée. Quand on y réfléchit bien, le suffrage universel n’est que l’illusion d’un choix.
Les raisons qui m’ont conduit à cette décision sont multiples et, hélas, pas très exceptionnelles : la raison principale est le rejet du système actuel qui a, pour moi, vécu. Mes autres raisons découlent de la première : perte de confiance dans les hommes politiques (corrompus, sans véritable envie de servir leur pays et leurs concitoyens, seulement leurs intérêts et ceux de leurs proches, opacité dans la gestion de notre pays, vote de lois par et pour les élites mais pas pour les citoyens, non-respect des programmes de campagne) comme dans les partis politiques (perte d’identité et de l’ADN qui pouvaient les caractériser à l’origine, sauf pour les extrêmes peut-être), envie que les citoyens reprennent leur destinée en main, participent à la construction de leur Nation pour un meilleur vivre ensemble. Finalement je ne veux plus cautionner cette mascarade. Et si l’on regardait dans la direction des Nuits debout ? »

Franck E., 53 ans : « Mon rêve : vote obligatoire pour tous »
« La démocratie représentative suppose, par définition, une ADHÉSION pour le candidat auquel l’électeur apporte son suffrage. Jamais totale, c’est impossible, mais sur la majorité des points. Parmi les candidats qui se présentent, je n’adhère véritablement à aucun. Hamon et Mélenchon se suicident en concourant séparément alors que la somme de leurs voix placerait un candidat commun en tête au premier tour. Et je ne vois que de mauvaises raisons à cela : entêtement, calculs politiques, ego surdimensionnés – rien pour faire avancer le pays. Que des manœuvres individuelles, au service de petites ambitions personnelles.
Donc je n’irai pas voter cette année. Je refuse de voter une fois encore pour quelqu’un qui ne me convient pas afin de contrer quelqu’un que je déteste. Ce que j’avais fait en 2012. Et aux primaires de la gauche. Là, non. Stop. Fini. Marre.
Il est significatif que le milieu politique français se refuse depuis toujours à prendre en compte les bulletins blancs. Sans doute par peur de se voir opposer, chiffres à l’appui, que ce qui est proposé n’emporte pas d’adhésion massive, contrairement à ce qui est affirmé de façon mensongère dans chaque meeting ou chaque émission par chaque candidat.
Mon rêve : vote obligatoire pour tous (donc plus d’abstention, tout le monde s’exprime), scrutin déclaré non valide si les bulletins blancs sont majoritaires. »

Le Monde



D) Présidentielle: abstention et mobilisation, enjeux majeurs du scrutin
 
Pour Jean-Yves Dormagen, professeur de sciences politiques, co-auteur de "La démocratie de l'abstention" en 2007, abstention et écarts de mobilisation peuvent être des enjeux majeurs de la présidentielle, dans un contexte de désillusion qui pourrait permettre à Marine Le Pen de déjouer les pronostics des sondages la donnant battue.

Pourquoi l'abstention continue-t-elle de progresser d'élection en élection ?
Les gens votent s'il y a un enjeu fort. Ce n'est pas un hasard si dans les années 70, 80, le taux de participation était aussi élevé, avec un clivage gauche/droite qui fonctionnait à merveille et avec l'idée qu'au bout du bulletin de vote, il y a un enjeu de société.

L'abstention a autant une dimension sociologique que politique, et avec le contexte actuel il est plus logique de s'attendre à une progression de l'abstention. Je ne serais d'ailleurs pas étonné qu'elle soit comparable à celle de 2002 (28% au premier tour).

Si on prend les électorats les uns après les autres, le quinquennat de Hollande a produit beaucoup de désillusion et aucun des candidats de gauche n'est en mesure de se qualifier pour le second tour, donc ça contrarie la dynamique de mobilisation.

A droite, avec tout ce qui se passe autour de François Fillon, ce serait étonnant s'il n'y avait pas un peu d'abstention, les électeurs de droite n'ont pas tous envie de voter Macron ou Le Pen.

La candidature Macron ne me paraît pas être un vote d'adhésion très fort mais plus comme un vote utile sans grande espérance, ce qui n'est pas très mobilisateur non plus.
Pour toutes ces raison, les électeurs qui veulent voter Le Pen aujourd'hui sont certainement plus motivés en moyenne.

Quel est le portrait robot de l'abstentionniste ?
Vous prenez un jeune qui a entre 20 et 30 ans qui vit seul, qui n'a pas fait d'étude, qui a un emploi plutôt précaire, qui vit dans une grande ville, en banlieue, en HLM et vous arrivez à des scores d'abstention vraiment élevés.

L'élection est en quelque sorte confisquée par les plus âgés. Les personnes de plus de 60 ans, a fortiori s'ils appartiennent aux catégories supérieures, sont totalement surreprésentées, voire majoritaires pour certaines élections, au détriment des plus jeunes, des plus précaires, des moins diplômés. Pour schématiser, le retraité-cadre, diplômé et propriétaire de son logement vote, quand le jeune avec un bac pro, vivant en banlieue s'abstient.

Dans quelle mesure l'abstention différentielle est-elle un des enjeux du scrutin ?
Les élections se jouent pour une large part dans les mobilisations différentielles, un phénomène très sous estimé.

On a longtemps cru qu'une élection, cela consistait à convaincre des gens avec la figure de l'électeur indécis (...) ce qui est une représentation partiellement fausse. Or, c'est sans doute moins important que le fait de bien mobiliser son électorat. L'abstention différentielle, c'est à dire que les différents électorats ne s'abstiennent pas dans les mêmes proportions, on l'a vue à l'oeuvre lors des municipales en 2014. L'électorat de gauche s'étant très peu mobilisé, la droite avec à peu près le même nombre de voix qu'en 2008, raflait toutes les villes. Quand vous avez 15 à 20% de vos électeurs qui ne vont pas voter, c'est une bérézina sur le plan électoral.

Pour le second tour de la présidentielle, si Marine Le Pen est largement derrière avec un Fillon ou un Macron à 58% par exemple, il suffirait pour qu'elle gagne, que 90% de ceux qui donnent une intention de vote à Le Pen votent vraiment pour elle, tandis que seulement 70% des électeurs qui déclarent une intention de vote Macron ou Fillon aillent réellement voter. Sans rien changer aux intentions de vote, Marine Le Pen aurait en réalité la majorité des voix par un simple phénomène de mobilisation différentielle et de sous estimation du vote blanc.

2017 AFP




E) Pourquoi voter ? Quand l’abstention se justifie…

Pour qui voter ? D'ailleurs, pourquoi voter ? …Et, d'abord, qu'est-ce que voter ? 
Dans dix jours, les Français devront se prononcer sur le choix d’un Président. Une petite dizaine de candidats se bousculent pour franchir le cap du premier tour dimanche 22 avril prochain. Alors, pour qui voter ? D’ailleurs, pourquoi voter ? … Et, d’abord, qu’est-ce que voter ?

L’élection présidentielle au suffrage universel
Dans moins de deux semaines, dimanche 22 avril précisément, se déroulera l’élection présidentielle au suffrage universel direct. L’élection présidentielle rythme la vie politique française. Chef du pouvoir exécutif, le Président est en quelque sorte le représentant suprême de la nation. Si son élection au suffrage universel direct a tant d’importance, c’est parce qu’elle fonde quasi-exclusivement sa légitimité à se hisser au sommet de l’État…
Et c’est en ce sens que l’élection présidentielle est dénoncée par certains abstentionnistes comme un cas particulièrement frappant d’usurpation populaire.
Aux termes des deux tours de l’élection présidentielle, est élu Président le candidat ayant reçu plus de 50% de vote en sa faveur. Mais que représente réellement ces 50%, par rapport à l’électorat et par rapport à la population toute entière ?

Le suffrage « Universel »
Tout d’abord, il faut bien considérer que seule une faible partie de la population a le droit de voter, bien que l’on parle de suffrage « universel ». Près de la moitié des individus soumis aux politiques du pays, pourtant reconnus citoyens français, ne sont en effet pas autorisés à s’exprimer sur ces politiques :
– Soit parce qu’ils sont trop jeunes (moins de 18 ans) ;
– Soit parce que la justice leur a ôté leur qualité d’électeur (peine prévue par le code pénal) ;
– etc.
Il n’en demeure pas moins que ces individus subissent tout autant que les autres les politiques du pays, et que la plupart d’entre eux font au moins autant – si ce n’est parfois plus – preuve de raison, de conscience et d’intelligence, que la majorité de la population. C’est aussi le cas de nombreux ressortissants étrangers, qui n’ont pas le droit de vote, bien que résidant depuis plusieurs années (parlons de ceux qui sont ici depuis au moins 5 ans, et envisagent de rester encore au moins aussi longtemps) sur le territoire français et apportant leur contribution à la société par leur travail ou leur engagement associatif.
Ensuite, même parmi ceux qui peuvent voter, une part non négligeable évite (à dessein ou non) de cautionner par un passage aux urnes ce qui apparait à leurs yeux comme une mascarade électorale. Non seulement près de 8% de la population en âge de voter n’est pas inscrit sur les listes électorales (et ne dispose donc pas d’une carte d’électeur, obligatoire pour aller voter), mais en plus, parmi les inscrits, demeure toujours une large part d’abstentionnistes, qui a pu avoisiner les 30% (28,40% au premier tour des élections présidentielles de 2002, 31,1% au second tour de 1969) et qui oscille de 15 à 20% en moyenne (environ 16% aux deux tours des dernières élections de 2007).
Enfin, parmi tous les bulletins déposés dans l’urne, seuls les suffrages « exprimés » sont pris en compte, c’est-à-dire les suffrages portant sur tel ou tel candidat ; les votes blancs et nuls, eux, ne sont pas comptabilisés. Ainsi, quand on annonce qu’un candidat  a réalisé X% des suffrages exprimés, on compte ses suffrages non par rapport aux inscrits ou aux votants, mais par rapport à ceux qui ont choisi un candidat. Or les votes blancs et nuls recouvrent de 5 à 10% des suffrages ! (4,20% pour le second tour de 2007). Par ailleurs, cette comptabilisation, qui biaise les résultats des élections, relègue le vote blanc aux oubliettes en l’associant à un vote nul ou erroné. Rappelons au passage qu’il suffit d’un petit gribouillis voire d’un simple trait de stylo sur un bulletin pour qu’il soit considéré comme « erroné »…

Le suffrage « direct »
On voit donc déjà comment les résultats des élections sont faussés. Mais ce n’est pas tout. Une autre hypocrisie concernant la répartition des voix provient de l’organisation même de l’élection, bien que l’on parle de suffrage direct :
L’élection présidentielle a la particularité de se dérouler sur deux tours. A priori, tout citoyen peut se porter candidats aux élections. (En réalité, les conditions matérielles sont très lourdes, et d’autres conditions formelles posent problème comme on le voit aujourd’hui avec la polémique des 500 signatures). Malgré cette parenthèse, l’offre électorale du premier tour des présidentielles est tout de même souvent assez riche (cf. les 16 candidats de 2002, 12 en 2007, 10 en 2012). Mais le départ importe moins que l’arrivée, puisqu’au final il ne doit en rester qu’un ! Et entre temps, le second tour ne retient que les deux candidats qui ont fait le meilleur score au premier. Ainsi, même si l’électeur peut peut-être trouver un candidat à son goût au premier tour, ce n’est généralement pas le cas au second. Seuls les « gros » candidats peuvent espérer franchir la barre du premier tour, tous les « petits » passant à la trappe. L’électeur qui souhaite donner sa voix à un candidat quelque peu marginal doit donc se résigner, à terme, à un choix entre un candidat qu’il n’aime pas, et un autre qu’il aime encore moins… L’élection présidentielle de 2002 a particulièrement bien mis en évidence cette résignation : qui oserait croire que les « 80% » de voix en faveur de Chirac (face à J.-M. Le Pen au second tour) lui ont été données de bon cœur ?

Un cas d’école : les 80% de Chirac en 2002
D’ailleurs, maintenant que nous avons relevé les biais de comptabilisation des résultats électoraux, amusons-nous à re-calculer les fameux « 80% » de Chirac en 2002 (82,2% plus précisément) :
19,88% [résultats du premier tour, le seul qui compte vraiment comme nous l’avons vu] – 3,38% [votes blancs et nuls, plutôt bas cette fois-là] = 19,21%
19,21% – 28,4% [abstention] =13,75%
En prenant le chiffre de la population en 2002 (environ 61,4M), le résultat de Chirac (les 5.665.855 voix qu’il a recueillies au premier tour – à ne pas confondre avec les 5.525.032 de voix de Le Pen au second tour) représente donc 9,23% de la population française, non-votants compris.
Ainsi, nous arrivons à un résultat hallucinant : même avec ses 80% au second tour, Chirac représente moins d’un dixième de la population ! Si les citoyens en prenaient vraiment conscience, le Président n’aurait plus aucune légitimité. En attendant, il se permet de constituer un gouvernement (sans demander l’avis de la population), véritable matrice du pouvoir exécutif qui dirigera le pays selon ses envies…
Alors, face à cette hypocrisie, que faire ? Voter pour un candidat vraiment différent, qui ne compte pas travailler à la reproduction de ce système mais à sa réduction voire sa destruction ? Seulement voilà le paradoxe : du point de vue de l’électeur, comment accepter de passer par les urnes…pour condamner le passage aux urnes ? Du point de vue du candidat, comment dénoncer cette hypocrisie, tout en devant s’y résoudre pour espérer se faire élire et donc pouvoir agir à son encontre, autrement dit contre lui-même ?

Voter
Voter, c’est accepter la démocratie représentative qui en résulte. C’est légitimer le pouvoir politique. Et, finalement, trahir l’espoir secret de vouloir l’exercer ; de vouloir fonder, en participant à sa justification, l’avènement de la majorité sur les minorités. C’est oser tenter de décider pour les autres. Une tentative essentiellement motivée, alors, par d’optimistes perspectives ; et, aussi, par un certain orgueil, celui de croire en la prédominance de ses idées.
C’est, à l’inverse, soumettre ses idées, son choix, à la sanction du suffrage. C’est risquer de devoir se résoudre à constater leur représentation minorées, voire exclues à l’issue du scrutin. Et, malgré cela, devoir se résigner à de tels résultats… Car le vote, qu’il soit prononcé, blanc, vide ou erroné, est l’acte qui fonde et légitime tout le processus de délégation du pouvoir, tant sur le plan symbolique que sur le plan juridico-politique. En acceptant le jeu du vote, l’électeur délègue son pouvoir à un candidat à la représentation – pour qui l’électeur en particulier n’a peut-être pas voté, mais qui se voit élu par la majorité, ou, plutôt : par une minorité relativement majoritaire.

To vote or not to vote
Le vote est l’un des fondements du système politique auquel nous sommes soumis. Certains concentrent en conséquence toutes leurs critiques sur cet acte, prônant la grève électorale, et pensant ainsi perturber suffisamment les institutions. Effectivement, présenté de cette façon, le fait de ne pas voter est l’expression paradoxale du rejet de la mascarade démocratique. Mais si l’abstentionnisme affirme une position, il demeure une non-action. En d’autres termes : se résoudre à ne pas voter ne fera pas changer les choses, alors que cette position est censée exprimer l’une des critiques les plus violentes du système !
C’est pour cette raison que Murray Rothbard, en tant que libertarien s’adressant à des anarchistes a priori abstentionnistes, excuse ceux qui décident de se traîner jusqu’aux urnes :
« [Certains] prétendent qu’il est immoral de voter ou de participer à l’action politique – l’argument étant que ce genre de participation aux activités de l’État équivaut à lui donner une caution morale. Mais pour être moral, un choix doit être libre, et les hommes de l’État ont placé les individus dans une situation de non-liberté, dans un cadre général de coercition. Car l’État, malheureusement, existe, et les gens doivent commencer par travailler à l’intérieur de ce cadre pour remédier à leur condition. Dans un cadre de coercition étatique – Lysander Spooner le disait bien – le fait de voter ne saurait impliquer aucun consentement volontaire. En fait, si les hommes de l’État nous permettent périodiquement de choisir des maîtres, ce choix fût-il limité, il ne peut être immoral d’en profiter pour essayer de réduire ou de détruire leur pouvoir. » (Murray Rothbard, L’éthique de la liberté)
Rothbard se réfère à Spooner, lui aussi libertaire écrivant à l’attention des libertaires :
« En fait, il n’y a pas de raison d’interpréter le fait que les gens votent bel et bien comme une preuve de leur approbation. Il faut au contraire considérer que, sans qu’on lui ait demandé son avis, un homme se trouve encerclé par les hommes d’un État qui le forcent à verser de l’argent, à exécuter des tâches et à renoncer à l’exercice d’un grand nombre de ses Droits naturels, sous peine de lourdes punitions. Il constate aussi que les autres exercent cette tyrannie à son égard par l’utilisation qu’ils font du bulletin de vote. Il se rend compte ensuite que s’il se sert à son tour du bulletin en question, il a quelque chance d’atténuer leur tyrannie à son endroit, en les soumettant à la sienne. Bref, il se trouve malgré lui dans une situation telle que s’il use du bulletin de vote , il a des chances de faire partie des maîtres, alors que s’il ne s’en sert pas il deviendra à coup sûr un esclave. Il n’a pas d’autre alternative que celle-là. Pour se défendre, il en choisit le premier terme. Sa situation est analogue à celle d’un homme qu’on a mené de force sur un champ de bataille, où il doit tuer les autres s’il ne veut pas être tué lui-même. Ce n’est pas parce qu homme cherche à prendre la vie d’autrui pour sauver la sienne au cours d’une bataille qu’il faut en inférer que la bataille serait le résultat de son choix. Il en est de même des batailles électorales, qui ne sont que des substituts à la guerre ouverte. Est-ce parce que sa seule chance de s’en tirer passe par l’emploi du bulletin de vote qu’on doit en conclure que c’est un conflit où il a choisi d’être partie prenante ? Qu’il aurait de lui-même mis en jeu ses propres Droits naturels contre ceux des autres, à perdre ou à gagner selon la loi du nombre ? On ne peut douter que les plus misérables des hommes, soumis à l’État le plus oppressif de la terre, se serviraient du bulletin de vote si on leur en laissait l’occasion, s’ils pouvaient y voir la moindre chance d’améliorer leur sort. Mais ce n’en serait pas pour autant la preuve qu’ils ont volontairement mis en place les hommes de l’État qui les opprime, ni qu’ils l’acceptent en quoi que ce soit. » (Lysander Spooner,No Treason : The Constitution of No Authority)
Le seul cas où il faut s’abstenir
Il n’y a donc pas de mal à voter, quand bien même on se place du point de vue de l’abstentionniste sur la question de la démocratie. La seule situation dans laquelle il faut s’abstenir, c’est lorsqu’il vous semble impossible de faire un choix parmi les candidats, que selon vous aucun d’eux n’est « meilleur » ou seulement « moins pire » que les autres.
Lorsque les candidats, de gauche comme de droite, se révèlent tous être les pires ennemis de la liberté (des « anti-libéraux » au sens authentique du terme), aucun vote ne pourrait se justifier en tant que tentative – même désespérée – d’élargir son espace de liberté…

Le vote blanc
Face à l’hypocrisie de la démocratie représentative et au jeu de dupe des politiciens, certains électeurs croient marquer leur désaveu en votant blanc.  Le vote blanc semble en effet être une bonne alternative au vote partisan et à l’anti-électoralisme.
En réalité, le vote blanc ne traduit en rien une critique de la mascarade démocratique – bien au contraire ! Voter blanc, c’est un moyen d’exprimer le refus de soutenir un candidat ou un autre, certes, et contester ainsi d’une manière civique le choix électoral. Mais par l’acte même de voter, le vote blanc ne remet nullement en cause la procédure électorale et à l’hypocrisie du vote démocratique ! En un sens, celui qui vote blanc se trompe d’ennemi : il s’indigne de la mauvaise qualité de l’offre politique, sans comprendre quels véritables processus l’amènent à devoir se résigner à une telle offre.
De nombreux partisans du vote blanc militent pour sa reconnaissance (il existe même un « parti blanc » dont cette revendication constitue à elle seule tout le programme). Mais ceux qui contestent l’offre de candidatures à des élections n’ont qu’à se porter candidats eux-mêmes à ces élections ! Plutôt que de simplement contester le choix électoral, autant essayer de l’améliorer, notamment en l’élargissant en faisant entendre une nouvelle voix.

Critiquer l’offre électorale et l’améliorer
Se limiter à la critique est bien peu constructif, et proposer des idées nouvelles sans essayer de les faire avancer au moins par les moyens auxquels nous sommes tenus – dont le système électoral est donc un élément incontournable, « malgré nous » – ne saurait motiver de manière crédible d’autres actions.
Que tous les citoyens se regroupant pour contester ou critiquer l’offre électorale fassent tout pour y remédier en présentant leurs propres candidats ! Que chaque citoyen (et ce devrait être la définition même du citoyen) soit prêt à assumer une position politique claire, à oser défendre publiquement un candidat ou un autre, ou à défaut les concurrencer tous sur leur terrain en se portant candidat lui-même à des élections !
Le vote blanc ne vaut rien. Au pire, ceux qui votent blanc passeront aux yeux de la majorité pour des gens sans idées : « ils savent très bien dire qu’ils sont contre ceci ou cela, mais ne défendent clairement aucune alternative »…
Il est vrai qu’en ces temps de démagogie, où la subversion de pacotille terrasse la rébellion légitime, on se plait à présenter le vote blanc comme une forme de « contestation civique ». C’est une attitude qui séduit : voter blanc donne un petit côté contestataire en signifiant un rejet de l’offre politique, tout en évitant d’assumer une position politique peut-être impopulaire. Il est toujours plus facile de rechigner, bougonner, critiquer, que de s’engager vraiment. Ceux qui prennent des risques sont respectables pour cela même, quels qu’ils soient ; mais pour nombre d’entre eux les autres sont des froussards, des hypocrites ou des malhonnêtes qui ne méritent rien.

Consignes de vote 😉
Aux présidentielles, ou à quelqu’autre niveau d’élection que ce soit, il faut voter, que ce soit pour le seul candidat qui nous satisfait vraiment ou pour soi-même. La seule limite, c’est que l’on ne peut se présenter spontanément à des élections. Il existe des formalités souvent impossibles à remplir pour les candidats potentiels qui feraient vraiment bouger les lignes politiques. Par exemple, alors que les citoyens sont électeurs à 18 ans, il leur faut attendre 23 ans pour être éligibles aux législatives. Pour les présidentielles, il leur faut réunir 500 signatures d’élus locaux. Etc.

Exposons les différents cas de figure :
1 – Parmi les candidats, il y en a un que vous souhaitez vraiment voir élu : votez pour lui au premier tour.
1a – Il passe au second : votez pour lui.
1b – Il ne passe pas : abstention.
2 – Parmi les candidats, aucun ne vous convient. Si vous pouvez vous présentez aux élections pour faire valoir votre point de vue, présentez-vous.
2 bis – Si votre candidature n’est pas retenue, Abstention. Abstention d’office pour les moins de 23 ans.

Ceux qui auront eu le courage de me lire jusqu’ici comprennent donc où je veux en venir : l’abstention est un choix électoral à considérer au même titre que le vote pour n’importe quel candidat. Les campagnes publicitaires appelant au vote peuvent dès lors s’assimiler à une forme de propagande visant à assoir l’autorité de l’État, en cherchant à légitimer par de larges suffrages le pouvoir du futur président. A ce titre ces campagnes doivent être dénoncées, en même temps qu’il faut diffuser l’idée d’un abstentionnisme réfléchi et militant.

Par Vladimir Bressler




F) Abstention

Lors d'une élection, d'un référendum ou plus généralement d'une délibération, le comportement d’abstention correspond au fait de ne pas participer au vote : les personnes qui s'abstiennent sont qualifiées d'« abstentionnistes ».
L'abstention électorale peut résulter d'un comportement d'indifférence à l'égard de la politique, ou d'un parti-pris anti-politique. 
Pour les libertariens, l'abstention relève d'un comportement de contestation à l'égard de la politique, lié à différentes motivations :
  • posture anti-politique des libertariens, désobéissance civile : voter revient à approuver le statu quo politique et le principe de cleptocratie et de violence qui donne carte blanche aux politiciens pour appliquer (ou non) leur programme ;
  • refus de supporter des candidats de droite comme de gauche gagnés aux idées collectivistes de la social-démocratie;
  • immoralité du vote, qui permet à une majorité d'opprimer impunément une minorité ;
  • imposture du vote, par lequel on fait croire aux gens que leurs choix sont pris en compte, alors que l'élection est toujours faite par le seul électeur médian ;
  • illégitimité du suffrage universel tout autant que de l'"intérêt général" (la prise de décision par vote majoritaire devrait reposer sur le consentement de tous, et donc sur une unanimité, ce qui n'est pas le cas[1]);
  • coût d'opportunité prohibitif du vote tout autant que de la prise de connaissance des programmes et des candidats ;
  • passivisme, avec la conviction qu'un vote individuel n'a aucune influence sur les résultats ; si tout le monde s'abstenait également, le vote n'aurait plus de valeur et on en viendrait à des solutions non-violentes respectant la liberté et la propriété de chacun.

Citations

  • Le vote n'est pas un acte de liberté politique. C'est un acte de conformité politique. Ceux qui refusent de voter n'expriment pas leur silence, mais crient dans l'oreille des politiciens : "vous ne me représentez pas ! Ma voix n'est pas prise en compte dans ce système. Je ne vous fais pas confiance !" (Wendy McElroy)
  • Voter n’est pas dialoguer, c’est au contraire mettre fin au dialogue. C’est adopter le mode de résolution des conflits qui, comme la guerre, soumet les perdants à la volonté des vainqueurs. (Christian Michel)
  • Convaincus comme nous le sommes et comme l’expérience et la succession des temps nous ont forcé de l’être, que la politique, théologie nouvelle, est une basse intrigue, un art de roués, une stratégie de caverne, une école de vol et d’assassinat ; persuadés que tout homme qui fait métier de politique, à titre offensif ou défensif, c’est-à-dire comme gouvernant ou opposant, en qualité de directeur ou de critique, n’a pour objet que de s’emparer du bien d’autrui par l’impôt ou la confiscation et se trouve prêt à descendre dans la rue, d’une part avec ses soldats, de l’autre avec ses fanatiques, pour assassiner quiconque voudra lui disputer le butin ; parvenus à savoir, par conséquent, que tout homme politique est, à son insu, sans doute, mais effectivement, un voleur et un assassin ; sûrs comme du jour qui nous éclaire que toute question politique est une question abstraite, tout aussi insoluble et, partant, non moins oiseuse et non moins stupide qu’une question de théologie, nous nous séparons de la politique avec le même empressement que nous mettrions à nous affranchir de la solidarité d’un méfait. (Anselme Bellegarrigue, L’Anarchie – Journal de l’Ordre, numéro 2, automne 1849)
  • Si vous votez, vous n'avez pas le droit de chialer. Certains aiment dire le contraire. Ils prétendent que pour avoir le droit de chialer, il faut voter. Où est leur logique ? Si vous votez et élisez des politiciens incompétents et corrompus qui vont semer le bordel, alors vous en êtes responsable. Vous n'avez pas le droit de chialer. (George Carlin)
  • Le vote est l'illusion de l'influence donnée en échange de la perte de liberté. (Frank Karsten)
  • L’homme élégant respecte trop la démocratie pour risquer de la dérégler en votant. (Roland Topor)

Notes et références

  1. « Une loi qui détermine que c'est la majorité qui décide en dernière instance du bien de tous ne peut pas être édifiée sur une base acquise précisément par cette loi ; il faut nécessairement une base plus large et cette base c'est l'unanimité de tous les suffrages. Le suffrage universel ne peut pas être seulement l'expression de la volonté d'une majorité : il faut que le pays tout entier le désire. C'est pourquoi la contradiction d'une petite minorité suffit déjà à le rendre impraticable : et la non-participation à un vote est précisément une de ces contradictions qui renverse tout le système électoral.» (Friedrich Nietzsche, "Humain, trop humain", III, Le voyageur et son ombre, §276  : Le droit de suffrage universel)





 
 
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