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novembre 09, 2014

LES COMMUNAUTARIENS CONTRE LA MODERNITE avec André BERTEN

L'Université Liberté, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.



Libéraux et libertariens
Commençons par une petite élucidation de vocabulaire. Il faut se rendre compte que le débat entre les libéraux et les communautariens aux Etats-Unis s’est surajouté à un débat préalable entre libéraux et libertariens. Les libéraux (« liberals ») aux Etats-Unis constituent une position centriste et relativement égalitariste qui est née du New Deal. La figure exemplaire du libéralisme à l’américaine est John Rawls et son ouvrage A Theory of Justice, (1971). Si les libéraux maintiennent une priorité radicale aux droits et aux libertés, ils adoptent malgré tout des positions sociales différentes de celles adoptées par exemple par Robert Nozick. Une des premières réactions à la Théorie de la Justice a été libertarienne, exprimée par Nozick dans son livre Anarchie, Etat et Utopie (1974) qui joignait une forme de libéralisme politique, qui est une vieille tradition américaine, avec les formes de libéralisme économique les plus fortes, celles que l’on trouve chez Hayek ou chez Friedman. Cette caractéristique distingue les libertariens des libéraux. D’ailleurs, par certains aspects, ce courant libertarien correspond mieux à ce qu’on entend par libéraux en France. Donc, il ne faut pas se tromper lorsqu’on envisage le débat entre libéraux et communautariens. La première attaque contre les grands libéraux, Rawls, Dworkin..., a été d’abord une attaque que l’on dit de « droite », en tout cas, elle fut instiguée par les libertariens. Il y a eu d’autres attaques qui venaient des radicaux de gauche, par exemple du marxisme analytique. 

Le débat communautarien se situe de façon tout à fait différente ; Alain de Benoist l’a très bien présenté. Les thèses des communautariens étaient nouvelles, au moins aux Etats-Unis, parce que Rawls a écrit la Théorie de la Justice contre l’utilitarisme et donc contre l’idée que la croissance économique fournissait une sorte de bien-être moyen et que, de ce point de vue, le problème des inégalités et celui du respect absolu des libertés n’étaient pas très importants. Or les attaques communautariennes qui ont, me semble t-il, des résonances avec des traditions avec lesquelles nous sommes plus familiers sur le Continent, avaient une toute autre teneur. Il y a quatre principaux auteurs communautariens : Michael Sandel, Alasdair McIntyre (auteur de Après la vertu et de Quelle justice ? Quelle rationalité ? ), Charles Taylor et Michael Walzer. Outre ses représentants qui ont lancé le mouvement communautarien dans les années 80, il y a toute une nébuleuse de penseurs autour des communautariens. Je dirais de façon presque caricaturale que tout sociologue est communautarien d’une certaine façon, car les idées développées par Sandel sur le fait qu’il y a un certain conditionnement social et culturel des individus, est quelque chose de tout à fait évident et incontestable, mais qui à mon avis n’invalide pas un certain nombre de thèses libérales. 

Par exemple, Robert Bellah et toute son équipe ont défendu, aux Etats- Unis, des thèses sociologiques très proches des thèses communautariennes, bien avant les communautariens eux-mêmes. Des penseurs politiques qui nous sont plus familiers comme Hannah Arendt ou Leo Strauss, traduits en français depuis bien longtemps, ont aussi pas mal d’accointances avec le courant communautarien. Des philosophes néo-aristotéliciens - je pense à Hans Jonas ou Gadamer en Allemagne, et Ricoeur en France - sont également proches de cette pensée. Ricoeur, dans l’ouvrage Soi-même comme un autre, présente ainsi les différents moments de l’éthique et de la morale. Il reconnaît, avec les libéraux, qu’il faut certainement tenir compte des règles morales qui ont une prétention universelle, par exemple la formulation de droits que l’on trouve chez Kant et dans le kantisme, ou dans le libéralisme de John Rawls. Mais, en dernière instance, c’est une éthique du bien commun qui doit surmonter les apories du libéralisme. Donc, je n’hésite pas à placer Paul Ricoeur dans le courant communautarien. Ensuite, on trouve des auteurs républicains dans la tradition de Machiavel comme Quentin Skinner. 

Une critique de la Modernité 
Quel est le trait le plus commun à cette nébuleuse des communautariens? On ne peut les unifier que de façon négative. Ils manifestent une méfiance, et parfois une critique très radicale, vis-à-vis de la modernité et de certains de ses caractères, tels la rationalité ou la prépondérance donnée à l’individu rationnel, l’émergence de l’individualisme qui les choque, la différenciation des sphères comme par exemple la séparation radicale entre la morale et la politique, entre l’Eglise et l’Etat ; l’idée même de laïcité peut faire problème à un grand nombre de communautariens, de même que la liberté, les droits individuels, la méfiance à l’encontre de l’Etat que manifeste tout libéral. Tous ces éléments typiquement modernes ont suscité une critique communautarienne. On peut comprendre un certain nombre de réactions communautariennes, car si on fait une analyse de la modernité, il faut tenir compte aussi d’éléments pathologiques. La modernité n’est pas bien sûr positive à 100%. 

L’intérêt de l’attaque communautarienne est d’avoir mis le doigt sur un certain nombre d’insuffisances de la pensée libérale. Je ne pense pas qu’elle ait donné lieu à une déroute de cette dernière, loin de là. Mais je constate que les principaux tenants de la pensée libérale aux Etats-Unis ont, au cours du débat avec les communautariens, fait un chemin qui les font adopter aujourd’hui une position moyenne. Ils ont intégré un certain nombre des critiques communautariennes, répondu à beaucoup d’objections et dénoncé le fait que certaines critiques étaient déplacées et ne touchaient pas aux fondements du libéralisme. Mais ils ont concédé un certain nombre de choses. On pourrait le montrer chez Dworkin et Kymlicka. John Rawls est un bon exemple de cette évolution. La Théorie de la Justice de 1971 était un livre rigoureusement libéral au sens où les principes de justice affirmaient effectivement la priorité absolue des libertés et des droits fondamentaux par rapport à l’égalité des chances, ou à ce que Rawls appelait le « principe de différence », c’est-à-dire la nécessité de penser le développement économique en fonction aussi de l’avantage des plus mal-lotis d’après le principe visant à maximiser la situation des plus désavantagés. Or, son ouvrage de 1993, Political Liberalism (qui a été presque immédiatement traduit) présente de ce point de vue un certain nombre de concessions. La plus importante vise la définition même du libéralisme. 

Le libéralisme de John Rawls
Au fond, le libéralisme n’est pas une théorie abstraite, absolue, a- historique et sans fondements sociologiques. Rawls reconnaît que défendre les positions libérales, la neutralité de l’Etat et les droits absolus, n’a de sens que par rapport à une tradition, la tradition même du libéralisme. C’est une concession majeure à certaines thèses communautariennes. Certes, la tradition défendue par les libéraux se démarque de façon importante de la conception de la tradition qui est à la base des positions communautariennes. Les libéraux peuvent reconnaître que l’individu n’est pas un être souverain qui choisit absolument les valeurs auxquelles il va adhérer, ni un être absolument libre qui détermine sans présupposés le bien et la finalité qu’il vise. Néanmoins, le monde libéral s’est construit sur l’exigence normative de l’autonomie et de l’indépendance de l’individu, et cela constitue un trait spécifique de sa « tradition ». Il est alors très important de comprendre que si le monde libéral peut être un monde consistant qui a une substance réelle, c’est bien parce qu’il a fait la preuve dans l’histoire que l’exercice des valeurs libérales est aussi une forme de culture politique tout à fait viable. Rawls définit les citoyens de nos sociétés démocratiques libérales comme ayant deux pouvoirs moraux. Le premier pouvoir, dit-il, est la rationalité. Selon Rawls, un individu rationnel est celui qui possède les facultés de jugement et de délibération nécessaires à la recherche des fins et des intérêts qui lui sont particuliers (qui est capable de se former une conception du bien, de la réviser éventuellement ou d’en changer). Mais le second pouvoir est le sens de la justice : il qualifie l’individu comme raisonnable. La tradition libérale comporte ainsi une certaine conception de la justice (dont la « justice comme équité » de Rawls n’est qu’une conception possible). 

C’est pourquoi, par rapport aux conceptions communautariennes qui affirment que l’individu n’est pas un être absolument désincarné et désengagé, il me semble qu’on peut soutenir une position politique libérale qui pose que quels que soient les engagements et les enracinements de l’individu, l’Etat doit lui permettre, et non l’obliger, de changer ses options fondamentales. C’est l’idée qu’un individu peut se convertir ou abandonner la religion dans laquelle il a été élevé. C’est quelque chose qui doit lui être reconnu comme un droit fondamental, une possibilité reconnue politiquement. 

Je vais développer deux thèmes communautariens qui me semblent importants. Le premier concerne la morale et l’épistémologie politique ou la manière dont on conçoit les rapports entre le moral et le politique. L’autre point concerne la question sociologique. 

La théorie du contrat social
Du point de vue de la morale politique, la critique fondamentale des communautariens vise la conception de la société comme le résultat d’un contrat social. Or l’idéologie contractualiste oriente fondamentalement la pensée politique moderne. Tout penseur politique moderne d’une certaine façon est contractualiste. Cela ne veut pas dire que le contrat social a véritablement existé, mais que le modèle selon lequel on doit penser une société pluraliste est le modèle selon lequel les individus se mettent d’accord pour savoir le genre de société à mettre en oeuvre. Or, les communautariens soutiennent que cette fiction est nuisible parce qu’elle rend contingent et secondaire ce qui constitue véritablement les traditions. Le modèle vient de Descartes qui a dit que rien de ce qui lui a été enseigné par les Anciens n’a de valeur et qui recommence à zéro. Les communautariens soutiennent que le modèle libéral politique du contrat social pose qu’à tout moment on peut repenser la société à partir de rien. Ce n’est pas tout à fait faux bien sûr ; cependant, nous libéraux pensons la société à partir d’une tradition. 

Cela implique aussi me semble-t-il une épistémologie, c’est-à-dire une manière de concevoir le jugement politique. Les libéraux défendent l’idée que des arguments qui sont liés à des engagements philosophiques ou religieux ne sont pas des arguments qui doivent être dévéloppés pour constituer les règles de la société. Par exemple, les règles de justice ne doivent pas être justifiées à partir de nos croyances religieuses. Les communautariens estiment, eux, que la laïcité, entendue comme neutralité de l’Etat, est une sorte d’utopie ; non pas qu’il faille avoir un Etat intégriste, un mélange absolu entre l’Eglise et l’Etat, mais qu’il est impossible que n’interviennent pas dans le débat politique nos croyances les plus profondes. Donc cette séparation entre le moral et le politique qui est une des thèses des libéraux est une pure illusion qui ne peut être au fond que mensongère par rapport à ce qui est véritablement en jeu dans les débats. 

Je vais ajouter un élément qui concerne les questions anthropologiques et sociologiques. Un des reproches fondamentaux qui a été fait aux libéraux est celui-ci : les communautés, en tant que telles, ont une valeur. Si nous laissons la société fonctionner selon les règles de la liberté individuelle, c’est-à-dire selon les règles du marché, il y a de grandes chances pour qu’un certain nombre d’identités culturelles disparaissent, soit parce qu’elles sont minoritaires, soit parce qu’elles n’ont pas les moyens de se maintenir, ou encore parce que les règles du libre marché culturel ne se réfèrent pas à la valeur culturelle des groupes : elles sont de nature économique. La critique communautarienne défend l’idée que le libéralisme politique n’a pas d’autres méthodes pour valoriser les libertés que celle du marché. Par rapport à d’autres valeurs (religieuses, artistiques ou esthétiques, etc.), le marché est une méthode qui ne permet pas de préserver les entités culturelles spécifiques. 

 Par André BERTEN,



André Berten

https://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/etes/.../DOCH_006_(Berten).pdf
André Berten. HABERMAS CRITIQUE DE RAWLS. LA POSITION ORIGINELLE DU POINT DE VUE. DE LA PRAGMATIQUE UNIVERSELLE

COMMUNAUTARIENS ET LIBERAUX D'alain De Benoist

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Le mouvement communautarien est apparu aux Etats-Unis au début des années quatre-vingt. Plus que d'un « mouvement », il s'agit en fait d'un courant de pensée philosophique, moral et politique, accompagné de quelques cristallisations concrètes, qui a déjà provoqué outre-Atlantique d'innombrables débats, mais dont l'Europe ne semble avoir fait la découverte que récemment. Ses trois représentants les plus connus sont des sociologues et des philosophes: Alasdair MacIntyre, Michael Sandel et Robert Taylor. 

« La question centrale de la philosophie politique : quels sont les principes d'association politique qu'il est juste d'établir ?, est une question morale », a écrit Charles Larmore. L'objectif du mouvement communautarien est précisément d'énoncer une nouvelle théorie combinant étroitement philosophie morale et philosophie politique. Celle-ci s'est élaborée depuis dix ou quinze ans, d'une part en référence à la situation intérieure des Etats-Unis, marquée par une certaine inflation de la politique des « droits », la désagrégation des structures sociales, la crise de l'Etat-Providence et l'émergence de la problématique « multiculturaliste », et d'autre part en réaction à la théorie politique libérale, reformulée au cours de la décennie précédente, soit par des auteurs libéraux au sens américain du terme, comme Ronald Dworkin, Bruce Ackerman et surtout John Rawls, soit par des libertariens comme Robert Nozick. 

Critique du libéralisme
La théorie libérale, selon les communautariens, se présente d'abord comme une théorie des droits, fondée sur une anthropologie de type individualiste. L'individu est à la fois sa référence explicative et ce qui permet de comprendre et d'analyser des faits sociaux comme les préférences des agents. Héritier d'un nominalisme originellement hostile aux « universaux », cet individualisme ne s'en pose pas moins aussi comme un universalisme en vertu d'un postulat d'égalité reposant sur une définition abstraite des agents. Dans l'optique de l' « individualisme possessif » (Macpherson), chaque individu est considéré comme un agent moral autonome, « propriétaire absolu de ses capacités », dont il use pour satisfaire les désirs exprimés par ses choix. L'hypothèse libérale est donc celle d'un individu séparé, existant comme un tout complet par lui-même, qui cherche à maximiser ses avantages en opérant des choix libres , volontaires et rationnels. L'homme se définit ainsi comme un consommateur d'utilités aux besoins illimités. 


Existant comme des touts complets par eux-mêmes, les individus tirent de leur nature
 autonome des droits que la théorie libérale déclare comme tels imprescriptibles et inaliénables. Ce sont des droits « prépolitiques », à la fois antérieurs et indépendants du fait social. Aucune appartenance ne saurait donc être pleinement constitutive de l'individu, sous peine de porter atteinte à son autonomie : seules peuvent exister des associations volontaires, contractuelles, résultant de la volonté des agents de poursuivre toujours leur meilleur intérêt. Les libertariens vont jusqu'à parler de « priorité ontologique » des droits sur les préférences, indiquant par là que les droits ne sauraient être aliénés même si leurs titulaires y consentaient eux-mêmes, au prétexte qu'il en résulterait plus de bien-être, de bonheur ou de satisfaction. Il s'avère par là qu'il n'y a aucune symétrie entre les droits libéraux et les devoirs, car les droits découlent d'une nature humaine qui n'a pas besoin d'autrui pour exister : l'homme a des droits dès l'état de nature, il n'a des devoirs qu'à l'état social ; les droits sont complets en eux-mêmes, tandis que les devoirs sont par définition incomplets. On en déduit que l'obligation morale est elle-même purement contractuelle, qu'elle reste toujours placée dans le sillage de l'intérêt personnel du contractant, et que la société a toujours plus de devoirs envers les individus (à commencer par le devoir de garantir leurs droits) que ceux-ci n'en ont envers elle. 

Le juste et le bon
Cette importance attribuée aux droits explique le caractère « impératif » et déontologique (au sens kantien du terme) de la morale libérale : la théorie libérale place le juste (right) avant le bien (good) et fait découler du juste un certain nombre d'obligations catégoriques liant inconditionnellement tous les agents, quels que puissent être leurs engagements, leurs appartenances ou leurs traits particuliers. Pour les Anciens au contraire, à commencer par Platon et Aristote, la morale est « attractive » et téléologique : elle ne consiste pas dans des devoirs catégoriques, mais dans l'exercice de la vertu. Elle fait partie d'un accomplissement de soi vers lesquels les hommes se sentent attirés du fait même de leur telos. Le bien (la « vie bonne ») est alors prioritaire, et l'action juste se définit comme celle qui est conforme à ce bien. Ce débat sur la priorité du juste et du bien (right vs. good) est aujourd'hui central dans le débat philosophique, politique et moral américain. 

Se référant au célèbre ouvrage de Henry Sidgwick, The Methods of Ethics, qui fut l'un des premiers à entamer ce débat, Charles Larmore précise que « la valeur éthique peut être définie soit par ce qui s'impose à l'agent, quels que soient ses souhaits ou ses désirs, soit parce que l'agent voudrait effectivement s'il était suffisamment informé de ce qu'il désire. Dans le premier cas, la notion de juste est fondamentale, dans le second, c'est la notion de bien. Bien entendu, chaque théorie fait également usage de l'autre notion, mais elle l'explique relativement à la notion qu'elle tient pour principale. Si le juste est fondamental, le bien sera ce que désire ou désirerait l'agent dans la mesure où ses actes et ses désirs sont conformes aux exigences de l'obligation. Le bien est donc l'objet du désir juste. Si le bien est fondamental, le juste sera ce que l'on doit faire pour obtenir ce que l'on voudrait effectivement si l'on était correctement informé ».
 
Rawls et la justice
La théorie libérale moderne a repris l'idée d'une priorité du juste sur le bien. John Rawls, par exemple, en même temps qu'il cherche à détacher le projet kantien de son arrière-plan idéaliste, fondé sur la conception transcendantale du sujet (d'où son recours à la fiction méthodique de la « position originelle ») définit la justice comme « la vertu première des institutions sociales » : le juste se constitue de lui-même, sous l'effet de la volonté de justice, et non par conformité à une quelconque idée du bien (le bien n'étant que la « satisfaction du désir rationnel » manifesté par la personne morale). « Le concept de justice, ajoute-t-il, est indépendant du concept de bien et antérieur à lui, au sens où ses principes limitent les conceptions du bien autorisées ». On retrouve la même idée chez Robert Nozick, Bruce Ackerman et Ronald Dworkin. Le lien entre le primat du juste et la conception libérale des droits apparaît d'ailleurs évident. Les droits découlant de la « nature » des agents, non de leurs mérites ou de leurs vertus, qui ne sont que des attributs contingents de leur personnalité, ils ne peuvent relever que d'une notion abstraite de la justice, non d'une conception préalable du bien ou de la vie bonne. 

En référence à ces droits, le juste prime le bien de deux façons : en importance (les droits individuels ne peuvent jamais être sacrifiés au bien commun) et d'un point de vue conceptuel (les principes de justice qui spécifient ces droits ne peuvent être fondés sur une conception particulière du bien). Rawls écrit ainsi que « chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l'ensemble de la société, ne peut être transgressée ». De même, Robert Nozick affirme qu' « il n'existe aucune entité sociale dont le bien soit tel qu'il justifie un sacrifice en tant que tel. Il n'y a que des individus, des individus différents, qui mènent des vies individuelles ». « Ce qui justifie les droits, constate Michael J. Sandel, ce n'est pas qu'ils permettent de maximiser le bien-être général ou de promouvoir le bien, mais qu'ils constituent un cadre équitable à l'intérieur duquel les individus et les groupes peuvent choisir leurs propres valeurs et leurs propres fins, aussi longtemps que ce choix reste compatible avec l'égale liberté des autres ». 

Le primat du juste sur le bien est également lié à la théorie selon laquelle l'Etat doit rester neutre envers les fins, théorie que l'on retrouve, sous des formes différentes, chez la plupart des auteurs libéraux. La justification de cette théorie emprunte en général deux formes différentes. D'une part, on affirme que nul ne sait mieux que l'individu lui-même où réside son meilleur intérêt ; d'autre part, on souligne la fragmentation sociale existante pour en tirer la conclusion que les sociétaires ne pourront jamais s'entendre sur une conception particulière du bien. Le premier argument dérive de la vision kantienne de l'autonomie comme fondatrice de la dignité humaine, c'est-à-dire de l'égale capacité de chacun à déterminer librement ses fins : toute conception particulière de la vie bonne, c'est-à-dire tout mode de vie concret impliquant une structure spécifique d'activités, de significations et de fins, doit être regardée comme purement contingente, car si elle était constitutive du moi, l'individu ne pourrait pas faire librement ses choix en se hissant au-dessus des circonstances empiriques. On retrouve ici la conception de l'individu comme atome séparé, dans laquelle le moi est toujours antérieur à ses fins. 

L’Etat est le garant des libertés
Le second argument fait appel à la notion de pluralisme et se fonde sur l'idée qu'aucun accord rationnel ne peut s'établir qui permettrait de trancher entre les conceptions concurrentes du bien. On en déduit que, dans une société pluraliste, un Etat qui s'identifierait ou qui privilégierait une conception de la vie bonne plutôt qu'une autre discriminerait entre les citoyens qui adhèrent à cette conception et les autres, et par conséquent ne serait plus capable de traiter tous les sociétaires en égaux. Dans cette perspective, le rôle de l'Etat n'est donc pas de rendre les citoyens vertueux, ni de promouvoir des fins particulières, ni même de proposer une conception substantielle de la vie bonne, mais seulement de garantir les libertés politiques et civiles fondamentales (correspondant au premier principe de Rawls, auquel les libertariens ajoutent le droit de propriété) de façon à ce que chacun puisse poursuivre librement les fins qu'il s'est fixées en référence à la conception du bien qui est la sienne, ce qui n'est possible qu'à la condition d'adopter des principes qui ne présupposent aucune conception particulière du bien commun. Il en résulte une vision purement instrumentale du politique : le politique n'est porteur d'aucune dimension éthique, au sens où l'on ne peut en son nom exiger ni même promouvoir aucune conception du bien commun. 

Face à cette théorie, ici résumée à grands traits, le point de départ de la critique communautarienne est avant tout d'ordre sociologique et empirique. Observant les sociétés contemporaines, les communautariens constatent la dissolution du lien social, l'éradication des identités collectives, la montée des égoïsmes et la généralisation du non-sens qui en résulte. Ces phénomènes, selon eux, sont autant d'effets d'une philosophie politique qui provoque l'atomisation sociale en légitimant la recherche par chaque individu de son meilleur intérêt, lui faisant ainsi regarder l'autre comme un rival, sinon un ennemi potentiel ; qui défend une conception désincarnée du sujet, sans voir que les engagements et les appartenances des agents sont aussi constitutifs de leur personnalité ; qui provoque, en se réclamant d'un universalisme abstrait, l'oubli des traditions et l'érosion des modes de vie différenciés ; qui, sous couvert de « neutralité », généralise le scepticisme moral et qui, d'une façon plus générale, reste en fonction même de ses principes nécessairement insensible aux notions d'appartenance, de valeurs communes et de destin partagé. 

Le libéralisme défait les communautés
Les reproches que les communautariens adressent au libéralisme sont tantôt limités à la seule philosophie politique, tantôt étendus à une conception plus générale de l'homme et de la société. On peut les énumérer rapidement. D'après les communautariens, le libéralisme néglige et fait disparaître les communautés, qui sont un élément fondamental et irremplaçable de l'existence humaine. Il dévalue la vie politique en considérant l'association politique comme un simple bien instrumental, sans voir que la participation des citoyens à la communauté politique est un bien intrinsèque constitutif de la vie bonne. 

Il est incapable, quand il ne les nie pas, de rendre compte de manière satisfaisante d'un certain nombre d'obligations et d'engagements, tels ceux qui ne résultent pas d'un choix volontaire ou d'un engagement contractuel, comme les obligations familiales, la nécessité de servir son pays ou de faire passer le bien commun avant l'intérêt personnel. Il propage une conception erronée du moi en se refusant à admettre que celui-ci est toujours « encastré » (embedded) dans un contexte social-historique et, en partie au moins, constitué par des valeurs et des engagements qui ne sont ni objets d'un choix ni révocables à volonté. 

Il suscite une inflation de la politique des droits, qui n'a plus grand chose à voir avec le droit lui-même (réclamer ses droits, c'est désormais seulement chercher à maximiser ses intérêts au détriment des autres), et produit un nouveau type de sociétaire, l' « individualiste dépendant » (Fred Siegel), en même qu'un nouveau type de système institutionnel, la « république procédurale » (Michael J. Sandel). Il exalte à tort la justice comme la « vertu première des institutions sociales », au lieu d'y voir un palliatif qui ne possède qu'une « vertu de remède » et s'impose surtout quand les vertus communautaires font défaut. Il méconnaît enfin, du fait de son formalisme juridique, le rôle central que jouent la langue, la culture, les moeurs, les pratiques et les valeurs partagées, comme bases d'une véritable « politique de reconnaissance » des identités et des droits collectifs. 

Pour les communautariens, l'homme se définit au contraire avant tout comme un « animal politique et social ». Il s'en déduit que les droits ne sont pas des attributs universels et abstraits, produits par une « nature » distincte de l'état social et qui constitueraient par eux-mêmes un domaine autonome, mais l'expression des valeurs propres à des collectivités ou des groupes différenciés (le droit d'un individu à parler sa langue est indissociable du droit à l'existence du groupe qui la pratique), en même temps que le reflet d'une théorie plus générale de l'action morale ou de la vertu. La justice se confond avec l'adoption d'un type d'existence (la vie bonne) ordonné aux notions de solidarité, de réciprocité et de bien commun. La « neutralité » dont se prévaut l'Etat libéral est regardée soit comme désastreuse dans ses conséquences, soit plus généralement comme illusoire, car renvoyant implicitement à une conception singulière du bien qui ne s'avoue pas comme telle. 

Je n'examinerai évidemment pas ici dans le détail tous ces aspects de la critique communautarienne. Je ne donnerai qu'un exemple, tiré de la théorie du moi (self), telle qu'on la trouve surtout formulée chez Michael J. Sandel. 

La théorie du moi de Sandel
Le libéralisme définit l'individu comme ce qui reste du sujet une fois qu'on lui a enlevé toutes ses déterminations personnelles, culturelles, sociales et historiques, c'est-à-dire qu'on l'a extrait de sa communauté. Il postule par ailleurs l'autosuffisance des individus par rapport à la société et soutient que ces individus poursuivent leur meilleur intérêt en faisant des choix libres et rationnels sans que le contexte social-historique dans lequel ils les font pèse sur leur capacité d'exercer leurs « pouvoirs moraux », c'est-à-dire de choisir une conception particulière de la vie bonne.  

Pour soutenir cette conception du sujet, les libéraux sont implicitement tenus de regarder comme contingent ou négligeable tout ce qui est de l'ordre de l'appartenance, du rôle social, du contexte culturel, des pratiques et des significations partagées : lorsqu'il « entre » en société, l'individu n'engage jamais la totalité de son être, mais seulement la part de lui-même qu'exprime sa volonté rationnelle. Pour les communautariens, au contraire, une idée présociale du moi est tout simplement impensable : l'individu trouve toujours la société déjà là — et c'est elle qui ordonne ses références, constitue sa manière d'être au monde et modèle ses visées. 

Du point de vue libéral, la « décontextualisation » du sujet est le fondement de sa liberté. Les individus ayant des désirs différents, tout principe dérivé de ces désirs ne peut être que contingent. Or, la loi morale exige une fondation catégorique, et non pas contingente. Même un désir aussi universel que le bonheur ne peut servir de fondement, car l'idée qu'on s'en fait est éminemment variable. C'est pourquoi Kant fait reposer tout son système sur l'idée de liberté dans les relations entre les êtres. Le juste, dit-il, n'a rien à voir avec la fin que les hommes ont par nature ou avec les moyens qui permettent de l'atteindre. Son fondement doit donc être recherché en amont de toute fin empirique, en l'occurrence dans le sujet capable de volonté autonome. « Mais, demande Sandel, qu'est-ce qui me garantit que je suis un tel sujet, capable de faire appel à la pure raison pratique ? Strictement parlant, rien ne me le garantit : le sujet transcendantal n'est qu'une possibilité — une possibilité que je suis tenu de postuler si j'entends me considérer comme agent moral libre (...) C'est seulement si mon identité n'est jamais liée aux objectifs et aux intérêts que je peux avoir à tout moment que je peux me penser moi-même comme un agent capable de faire ses choix de manière libre et indépendante ». 

Or, pour les communautariens, le problème est que cette liberté « moderne » — liberté « négative », comme le dit Isaiah Berlin —, dans la mesure même où elle se donne comme indépendante de toute détermination, a toutes chances d'être, non seulement formelle, mais vide de sens. « Une liberté complète, écrit Taylor, serait un espace vide dans lequel rien n'aurait de valeur, où rien ne vaudrait rien ». Toute volonté de subordonner la totalité des présupposés de notre situation sociale à notre pouvoir d'autodétermination rationnelle se heurte en effet au fait que l'exigence de libre détermination de soi est elle-même indéterminée. « Imaginer une personne incapable d'attachements constitutifs, conclut Sandel (...) ne revient pas à concevoir un agent idéalement libre et rationnel, mais à imaginer une personne totalement dépourvue de caractère et de profondeur morale ». 

Je suis tout ce qui me constitue
A cette conception procédurale du moi, Michael J. Sandel oppose une conception constitutive dans laquelle le moi, loin d'être antérieur aux fins qu'il se donne, est lui-même constitué par des fins qui ne sont qu'en partie l'objet de ses choix. La distance entre les caractéristiques que je possède et la personne que je suis est du même coup abolie : je suis tout ce qui me constitue et je ne peux faire usage de ma raison que dans le cadre qui est le mien. Le moi, en d'autres termes, est toujours pris dans un contexte dont on ne peut l'abstraire. 

l est situé et incarné. Dès lors, la communauté n'est plus un simple moyen pour l'individu de réaliser ses fins, ou encore un simple cadre des efforts qu'il déploie pour rechercher son meilleur avantage. Elle est au fondement des choix qu'il effectue, dans la mesure même où elle contribue aussi à fonder son identité. Dans cette perspective, écrit Sandel, les individus doivent moins être considérés « comme des sujets séparés ayant certaines choses en commun que comme des membres d'une collectivité donnée ayant tous des traits particuliers ». Il en résulte que le mode de vie social-historique est inséparable de l'identité, tout comme l'appartenance à une communauté est inséparable de la connaissance de soi, ce qui signifie, non seulement que c'est à partir d'un mode de vie donné que les individus peuvent opérer des choix (y compris des choix opposés à ce mode de vie), mais aussi que c'est encore ce mode de vie qui constitue en valeurs ou en non-valeurs ce que les individus considèrent ou non comme valables. 

Communautarisme « constitutif » et « sentimental »
Sandel distingue ici avec netteté le communautarisme « constitutif » du communautarisme « instrumental » ou « sentimental ». Le communautarisme instrumental se borne à souligner l'importance de l'altruisme dans les relations sociales. Le communautarisme sentimental y ajoute l'idée que ce sont les pratiques altruistes qui permettent le mieux de maximiser l'utilité moyenne. Mais ces deux attitudes ne sont pas incompatibles avec la théorie libérale. Le communautarisme « constitutif », au contraire, ne possède aucun caractère optionnel, mais repose sur l'idée qu'il est tout simplement impossible de conceptualiser l'individu en dehors de sa communauté ou des valeurs et des pratiques qui s'y expriment, car ce sont ces valeurs et ces pratiques qui le constituent en tant que personne. L'idée fondamentale est alors que le moi est découvert plus que choisi, car par définition on ne peut choisir ce qui est déjà donné. 

Les communautariens affirment ainsi que tout être humain est inséré dans un réseau de circonstances naturelles et sociales qui constituent son individualité et déterminent, au moins en partie, sa conception de la vie bonne. Cette conception, ajoutent-ils, vaut pour l'individu, non en tant qu'elle résulte d'un « libre choix », mais parce qu'elle traduit des attachements et des engagements qui sont constitutifs de son être. De telles allégeances, précise Sandel, vont au-delà des obligations que je contracte volontairement et des ‘devoirs naturels’ que je dois aux êtres humains en tant que tels. Elles sont ainsi faites que je leur dois parfois plus que la justice ne le demande ou même ne l'autorise, non du fait des engagements que j'ai contractés ou des exigences de la raison, mais en vertu même de ces liens et de ces engagements plus ou moins durables qui, pris tous ensemble, constituent en partie la personne que je suis ». 

Une communauté authentique n'est donc pas une simple réunion ou addition d'individus. Ses membres ont en tant que tels des fins communes, liées à des valeurs ou à des expériences partagées, et pas seulement des intérêts privés plus ou moins congruents. Ces fins sont des fins propres à la communauté elle-même, et non pas des objectifs particuliers qui se trouveraient être les mêmes chez tous ou chez la plupart de ses membres.  

Dans une simple association, les individus regardent leurs intérêts comme indépendants et potentiellement divergents les uns des autres. Les rapports existant entre ces intérêts ne constituent donc pas un bien en soi, mais seulement un moyen d'obtenir les biens particuliers recherchés par chacun. La communauté, au contraire, constitue un bien intrinsèque pour tous ceux qui en font partie, affirmation que les communautariens présentent soit comme généralisation psychologique descriptive (les êtres humains ont besoin d'appartenir à une communauté), soit comme généralisation normative (la communauté est un bien objectif pour les êtres humains). 

Conclusion
Je pense que ce qui précède aura suffi à montrer ce qui sépare et oppose libéraux et communautariens. Au-delà de cette opposition, je voudrais néanmoins signaler, pour finir, qu'il existe aussi des points de convergence. Presque tous les communautariens, par exemple, critiquent le centralisme et la bureaucratie étatique, et prônent des formes variées de démocratie participative et d'initiative locale. Le fond de leur message est que si l'on ne peut redonner vie à des communautés organiques ordonnées à l'idée de bien commun et de valeurs partagées, la société n'aura pas d'autre alternative que l'autoritarisme ou la désintégration. Si certains se proposent de revitaliser les traditions, beaucoup se réclament d'une tradition de « républicanisme civique » qui a connu son apogée dans les républiques italiennes de la fin du Moyen Age. Aux Etats-Unis, cette tradition emprunte autant à Machiavel et Hannah Arendt qu'à Thomas Jefferson, Patrick Henry et John Dewey. 

La notion de renouveau d'une citoyenneté active en constitue le centre, de pair avec une redéfinition de la vie démocratique axée sur l'idée de participation, de reconnaissance et de bien commun. « La notion centrale de l'humanisme civique, écrit ainsi Charles Taylor, est que les hommes trouvent leur bien dans la vie publique d'une république de citoyens». Le communautarisme semble par là devoir déboucher sur une remise en cause de l'Etat-nation et sur un certain renouveau de l'idée fédéraliste.

Par Alain de BENOIST,
 

Nouvelle droite

De Wikiberal

Définition

Au sens européen, courant politique né à la fin des années 1970 sous l'influence d'Alain de Benoist, relayé par le Figaro Magazine, dont nombre de rédacteurs provenaient du GRECE (Groupement de Recherche et d'Etudes pour la Civilisation Européenne). Ses membres cultivent de fortes accointances avec le Club de l'Horloge et l'extrême-droite, de fortes accointances aussi avec le discours de gauche (marxisme, communautarisme, altermondialisme). Ils sont profondément antilibéraux (ex: refus de la liberté individuelle et de l'égalité devant la loi), tout particulièrement sur les sujets de société. Un autre trait les caractérisant est leur rejet des valeurs chrétiennes de l'Occident au profit d'un néopaganisme exacerbé.
Au sens américain, synonyme de néoconservateur, regroupe les partisans du choc des civilisations et d'un État militarisé par leur idéologie, et du prosélytisme religieux puritain par calcul politique.

Idéalisme

De Wikiberal
 
En philosophie, l'idéalisme est un courant de pensée qui affirme la prééminence des représentations mentales (ou le primat de la conscience) dans la connaissance que l'homme peut avoir de la réalité.
Du point de vue de la théorie de la connaissance, l'idéalisme est souvent opposé au réalisme, bien que cette opposition ne soit pas absolue (ainsi la philosophie kantienne est un idéalisme transcendantal associé à un réalisme empirique). Le seul réalisme que nient toutes les variantes de l'idéalisme est le "réalisme naïf"[1] qui affirme la réalité absolue de l'objet (niant le conditionnement réciproque sujet/objet).
Du point de vue de la philosophie de l'esprit, l'idéalisme est opposé au matérialisme, bien qu'il ne propose pas une solution unique au problème corps-esprit.
L'idéalisme est davantage une position épistémologique issue du primat de la conscience qu'une doctrine dogmatique figée. Il a conduit à des développements très riches dans des domaines très variés de la connaissance (philosophie allemande du XIXe siècle, existentialisme du XXe siècle, physique moderne, phénoménologie, psychologie, linguistique, etc.) ainsi qu'en métaphysique.
On doit prendre garde au fait que le terme d'idéalisme n'a pas le même sens d'un philosophe à l'autre. Par exemple, Kant, Schopenhauer et Nietzsche emploient tous trois ce terme dans des sens très différents : Kant l'emploie en pensant à Berkeley et à ceux qui nient l'existence des choses extérieures ; Schopenhauer l'emploie généralement en référence à la philosophie kantienne ; Nietzsche l'emploie en référence à Platon et à tous ceux qui décrivent un monde idéal et dévaluent ainsi le "monde réel". 

Interview D'alain De Benoist - Lectures et culture - Liberaux.org


Alain de Benoist, journaliste, écrivain et philosophe, est le principal penseur du courant connu sous le nom de Nouvelle Droite.
Alain de Benoist est né le 11 décembre 1943 à Saint-Symphorien (Indre-et-Loire). Il est marié et père de deux enfants.
Ancien élève des lycées Montaigne et Louis-le-Grand, il a fait ses études à la faculté de droit de Paris (droit constitutionnel) et à la Sorbonne (philosophie, sociologie, morale et sociologie, histoire des religions).
Il a été successivement :
  • 1962-66 secrétaire de rédaction des Cahiers universitaires.
  • 1964-68 rédacteur en chef de la lettre d'information hebdomadaire L'Observateur européen.
  • 1967-68 directeur des publications du Centre des hautes études internationales (HEI).
  • 1968-69 rédacteur en chef adjoint de L'Écho de la presse et de la publicité.
  • Depuis 1969 directeur de la revue Nouvelle École.
  • 1969-76 collaborateur du Courrier de Paul Dehème.
  • 1970-71 rédacteur en chef du magazine Midi-France.
  • 1970-82 critique à Valeurs actuelles et au Spectacle du monde.
  • Depuis 1973 éditorialiste de la revue Eléments.
  • 1977-92 collaborateur du Figaro-magazine.
  • 1980-92 collaborateur du « Panorama » de France-Culture.
  • Depuis 1988 directeur de la revue Krisis.
  • 1991-99 éditorialiste de La Lettre de Magazine-Hebdo.
Il est directeur de collections aux Editions Copernic (1977-81), aux Editions du Labyrinthe (depuis 1982), aux Editions Pardès (1989-93), aux éditions de L'Age d'Homme (depuis 2003).
Il utilise aussi les pseudonymes : Robert de Herte, Fabrice Laroche.

Métapolitique


Depuis plus de trente ans, Alain de Benoist poursuit méthodiquement un travail d'analyse et de réflexion dans le domaine des idées. Écrivain, journaliste, essayiste, conférencier, philosophe, il a publié plus de 50 livres et plus de 3.000 articles, aujourd'hui traduits dans une quinzaine de langues.
Ses domaines de prédilection sont la philosophie politique et l'histoire des idées, mais il est aussi l'auteur de nombreux travaux portant notamment sur l'archéologie, les traditions populaires, l'histoire des religions ou les sciences de la vie.
Indifférent aux modes idéologiques, récusant toute forme d'intolérance et d'extrémisme, Alain de Benoist ne cultive pas non plus une quelconque nostalgie « restaurationniste ». Lorsqu'il critique la modernité, ce n'est pas au nom d'un passé idéalisé, mais en se préoccupant avant tout des problématiques postmodernes. Les axes principaux de sa pensée sont au nombre de quatre :
  1. la critique conjointe de l'individuo-universalisme et du nationalisme (ou de l'ethnocentrisme) en tant que catégories relevant l'une et l'autre de la métaphysique de la subjectivité ;
  2. la déconstruction systématique de la raison marchande, de l'axiomatique de l'intérêt et des multiples emprises de la Forme-Capital, dont le déploiement planétaire constitue à ses yeux la menace principale qui pèse aujourd'hui sur le monde ;
  3. la lutte en faveur des autonomies locales, liée à la défense des différences et des identités collectives ;
  4. une nette prise de position en faveur d'un fédéralisme intégral, fondé sur le principe de subsidiarité et la généralisation à partir de la base des pratiques de la démocratie participative.
Alors que son œuvre est connue et reconnue dans un nombre grandissant de pays, Alain de Benoist reste largement ostracisé en France, où l'on se borne trop souvent à associer son nom à celui d'une Nouvelle droite dans laquelle il ne s'est jamais véritablement reconnu. 
  • Vu de droite. Anthologie critique des idées contemporaines, Copernic, 1977.
  • Maiastra. Renaissance de l'Occident ? (en collab.), Plon, 1979.
  • Le Guide pratique des prénoms, Publications Groupe-Média, 1979.
  • L'Europe païenne (en collab.), Seghers, 1980.
  • Les idées à l'endroit, Libres-Hallier, 1979.
  • Comment peut-on être païen ?, Albin Michel, 1981.
  • Ernest Renan, "La Réforme intellectuelle et morale" et autres extraits choisis et commentés, Albatros, 1982.
  • Orientations pour les années décisives, Labyrinthe, 1982.
  • Les Traditions d'Europe, Labyrinthe, 1982.
  • Fêter Noël. Légendes et traditions, Atlas, 1982.
  • La Mort. Traditions populaires, histoire et actualité, (en collab.), Labyrinthe, 1983.
  • Démocratie : le problème, Labyrinthe, 1985.
  • Europe, Tiers-Monde, même combat, Robert Laffont, 1986.
  • Racismes, antiracismes, (en collab.), Méridiens-Klincksieck, 1986.
  • L'éclipse du sacré. Discours et réponses, (en collab.), Table Ronde, 1986.
  • Quelle religion pour l'Europe ? (en collab.), Georg, Genève, 1990.
  • Critique du nationalisme et crise de la représentation, GRECE, 1994.
  • Le Grain de sable. Jalons pour une fin de siècle, Labyrinthe, 1994.
  • La Ligne de mire. Discours aux citoyens européens. 1 : 1972-1987, Labyrinthe, 1995.
  • L'Empire intérieur, Fata-Morgana, 1995.
  • Famile et société. Origines - Histoire - actualité, Labyrinthe, 1996.
  • La ligne de mire. Discours aux citoyens européens. 2 : 1988-1995, Labyrinthe, 1996.
  • Ernst Jünger. Une bio-bibliographie, Guy Trédaniel, 1997.
  • Communisme et nazisme, 25 réflexions sur le totalitarisme au XXe siècle, Labyrinthe, 1998.
  • Dieu est-il mort en Occident ?, (en collab.), Guy Trédaniel, 1998.
  • Manifeste pour une renaissance européenne, (en collab.), GRECE, 1999.
  • L'Écume et les galets. 1991-1999 : dix ans d'actualité vue d'ailleurs, 2000.
  • Dernière année, notes pour conclure le siècle, L'Âge d'Homme, 2001.
  • Critiques - Théoriques, L'Âge d'Homme, 2003.
  • Au-delà des droits de l'homme. Pour défendre les libertés, Krisis, 2004
  • Bibliographie générale des droites françaises, 4 vol., Dualpha, 2004-2005.
  • Jésus et ses frères, et autres écrits sur le christianisme, le paganisme et la religion, Les Amis d'Alain de Benoist, 2006.
  • C'est-à-dire. Entretiens-Témoignages-Explications, 2 vol., Les Amis d'Alain de Benoist, 2006.
  • Nous et les autres - Problématique de l'identité, Krisis, 2006.
  • Carl Schmitt actuel, Krisis, 2007.
  • Nouvelle École (revue fondée en 1968).
  • Krisis (revue fondée en 1988).

Liens externes




octobre 14, 2014

Des limites de l'autorité de la société sur l'individu par John Stuart MILL (1859)

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

Quelle est donc la juste limite de la souveraineté de l'individu sur lui-même ? 
Où commence l'autorité de la société ? 
Quelle part de la vie humaine revient-elle à l'individualité, quelle part, à la Société ?

Chacune des deux recevra ce qui lui revient si chacune se préoccupe de ce qui la concerne plus particulièrement. À l'individualité devrait appartenir cette partie de la vie qui intéresse d'abord d'individu; à la société, celle qui intéresse d'abord la société.

Bien que la société ne soit pas fondée sur un contrat, et bien qu'il ne serve à rien de l'inventer pour en déduire les obligations sociales, tous ceux qui reçoivent protection de la société lui sont néanmoins redevables de ce bienfait. Le fait seul de vivre en société impose à chacun une certaine ligne de conduite envers autrui. Cette conduite consiste premièrement, à ne pas nuire aux intérêts d'autrui, ou plutôt à certains de ces intérêts qui, soit par disposition expresse légale, soit par accord tacite, doivent être considérés comme des droits; deuxièmement, à assumer sa propre part (à fixer selon un principe équitable) de travail et de sacrifices nécessaires pour défendre la société ou ses membres contre les préjudices et les vexations. Mais ce n'est pas là tout ce que la société peut faire. Les actes d'un individu peuvent être nuisibles aux autres, ou ne pas suffisamment prendre en compte leur bien-être, sans pour autant violer aucun de leurs droits constitués. Le coupable peut alors être justement puni par l'opinion, mais non par la loi. Dès que la conduite d'une personne devient préjudiciable aux intérêts d'autrui, la société a le droit de la juger, et la question de savoir si cette intervention favorisera ou non le bien-être général est alors ouverte à la discussion. Mais cette question n'a pas lieu d'être tant que la conduite de quelqu'un n'affecte que ses propres intérêts, ou tant qu'elle n'affecte les autres que s'ils le veulent bien, si tant est que les personnes concernées sont adultes et en possession de toutes leurs facultés. Dans tous les cas, on devrait avoir liberté complète - légale et sociale - d'entreprendre n'importe quelle action et d'en supporter les conséquences.



Ce serait grandement se méprendre sur cette doctrine que d'y voir une défense de l'indifférence égoïste, selon laquelle un homme ne s'intéresserait nullement à la conduite des autres, et qu'il ne devrait s'inquiéter de leur « bien-agir » et de leur bien-être que lorsque que son propre intérêt est en jeu. Il ne faut pas moins, mais bien davantage d'efforts désintéressés pour promouvoir le bien d'autrui. Mais la bienveillance désintéressée peut trouver d'autres instruments de persuasion que le fouet et la cravache, au propre comme au figuré. Je suis le dernier à sous-estimer les vertus privées ; mais elles ne viennent qu'après les vertus sociales. C'est le rôle de l'éducation que de les cultiver également toutes deux. Mais l'éducation elle-même agit par la conviction et la persuasion, aussi bien que par la contrainte, et ce n'est que par le premier moyen qu'une fois l'éducation achevée, les vertus privées devraient être inculquées. Les hommes doivent s'aider les uns les autres à distinguer le meilleur du pire, et s'encourager à préférer l'un et à éviter l'autre. Ils ne devraient avoir de cesse que de se stimuler mutuellement à exercer leurs plus nobles facultés et à orienter davantage leurs sentiments et leurs desseins vers la sagesse, et non la folie, vers des objets de contemplation édifiants, et non dégradants. Mais personne n'est autorisé à dire à un homme d'âge mûr que, dans son intérêt, il ne doit pas faire de sa vie ce qu'il a choisi d'en faire. Il est celui que son bien-être préoccupe le plus: l'intérêt que peut y prendre un étranger est insignifiant - à moins d'un vif attachement personnel - comparé au sien même. L'intérêt que la société lui porte individuellement (sauf dans sa conduite envers les autres) est partiel et proprement indirect ; tandis qu'en matière de sentiments et de situation, l'homme et la femme les plus ordinaires savent infiniment mieux à quoi s'en tenir que n'importe qui d'autre. L'intervention de la société pour diriger le jugement et les desseins d'un homme dans ce qui ne regarde que lui, se fonde toujours sur des présomptions générales ; or, celles-ci peuvent être complètement erronées ; et si elles étaient justes, elles risqueraient encore d'être fort mal appliquées par des personnes peu familières des circonstances particulières, des observateurs extérieurs par exemple. C'est pourquoi cette partie des affaires humaines est le champ d'action privilégié de l'individualité. Pour ce qui est de la conduite des hommes les uns envers les autres, l'observance des règles générales est nécessaire afin que chacun puisse savoir à quoi s'attendre; mais dans les affaires personnelles, la spontanéité individuelle a le droit de s'exercer librement. On peut offrir à quelqu'un, voire le forcer à entendre, des conseils pour l'aider à juger, des exhortations pour raffermir sa volonté; mais il demeure le juge suprême. Il peut se tromper en dépit des conseils et des avertissements ; mais c'est là un moindre mal que de laisser les autres le contraindre à faire ce qu'ils estiment être son bien.

Je ne veux pas dire que les sentiments qu'on éprouve pour quelqu'un ne doivent nullement être affectés par ses qualités ou ses défauts individuels ; cela n'est ni possible ni souhaitable. S'il possède au plus haut point les qualités qui le mènent à son élévation, il est par là même digne d'admiration. Si en revanche, ces qualités lui font manifestement défaut, on éprouvera pour lui un sentiment contraire à l'admiration. Il y a un degré de bêtise et un degré de ce qu'on pourrait nommer (bien que le terme soit contestable) médiocrité ou dépravation du goût qui, s'il ne mérite pas qu'on maltraite celui qui en est affligé, en fait nécessairement et naturellement un objet de répulsion, voire dans les cas extrêmes, de mépris. Il serait impossible à quiconque possède pleinement les qualités opposées de ne pas éprouver ces sentiments. Sans nuire à personne, un homme peut faire en sorte de nous forcer à le tenir pour sot ou pour une nature inférieure ; et comme cette façon de le juger ne lui plairait pas, c'est lui rendre service que de l'en avertir d'avance, ainsi que des autres conséquences désagréables auxquelles il s'expose. Il vaudrait mieux en vérité que la politesse actuelle permît de rendre plus souvent ce service, et qu'une personne pût dire franchement à son voisin qu'il est en faute sans passer pour grossière ou prétentieuse. Nous avons également le droit d'agir de différentes façons, en fonction de notre opinion défavorable sur quelqu'un, et cela sans la moindre atteinte à son individualité, mais simplement dans l'exercice de la nôtre. Rien ne nous oblige, par exemple, à rechercher la compagnie d'une personne; nous sommes en droit de l'éviter (quoique sans ostentation), car nous sommes en droit de choisir la compagnie qui nous convient le mieux. Nous avons également le droit, et parfois le devoir, de mettre les autres en garde contre quelqu'un, si nous jugeons son exemple ou sa conversation nuisible à ceux qu'il fréquente. Nous pouvons lui préférer d'autres personnes quand il s'agit de rendre des services non obligatoires, excepté lorsqu'ils visent à son amélioration. C'est ainsi que quelqu'un peut recevoir de très sévères punitions de la part d'autrui pour des fautes qui, directement, le concernent seul ; mais il ne subit ces sanctions que dans la mesure où elles sont les conséquences naturelles, et pour ainsi dire spontanées, de ses défauts eux-mêmes ; on ne les lui inflige pas intentionnellement, dans le but de le punir. Une personne qui montre de la précipitation, de l'obstination, de la vanité, qui ne peut vivre dans des conditions modestes, renoncer aux divertissements nocifs, et qui recherche les plaisirs primaires, sacrifiant ainsi le sentiment et l'intelligence - une telle personne doit s'attendre à baisser dans l'opinion des autres et à mériter moins d'estime de leur part. Mais elle n'a aucun droit de s'en plaindre, à moins d'avoir gagné leurs faveurs par des relations sociales particulièrement excellentes qui lui aient acquis un droit à la reconnaissance à l'épreuve de ses démérites personnels.

Ce que je soutiens, c'est que les inconvénients strictement liés au jugement défavorable d'autrui sont les seuls auxquels une personne devrait jamais être soumise pour les aspects de sa conduite et de son caractère qui ne concernent que son propre bien, sans qu'ils affectent par ailleurs les intérêts de ceux avec qui elle est liée. En revanche, les actes nuisibles aux autres requièrent un traitement totalement différent. Empiéter sur leurs droits, leur infliger une perte ou un préjudice que ne justifient pas ses propres droits, user de fausseté ou de duplicité à leur égard, profiter à leurs dépens d'avantages déloyaux ou simplement peu généreux, voire même s'abstenir par égoïsme de les préserver de quelque tort, c'est encourir à juste titre la réprobation morale et, dans les cas graves, les sanctions ou punitions morales. Mais ce ne sont pas seulement ces actes, mais les dispositions qui y conduisent, qui sont proprement immoraux et dignes d'une réprobation pouvant aller jusqu'à l'horreur. La disposition à la cruauté, la méchanceté, l'envie - passion antisociale et odieuse entre toutes -, la dissimulation et l'hypocrisie, l'irascibilité gratuite, le ressentiment disproportionné, l'amour de la domination, le désir d'accaparer plus que sa part d'avantages (la pleonexia des Grecs), l'orgueil qui se nourrit de l'abaissement des autres, l'égoïsme qui favorise sa personne et ses intérêts avant tout et tranche toute question douteuse en sa faveur - autant de vices moraux qui témoignent d'une moralité défaillante et odieuse, à la différence des défauts personnels mentionnés précédemment, qui ne sont pas à proprement parler de l'immoralité ou de la méchanceté, quel qu'en soit l'excès. Ces vices peuvent être une marque de bêtise, de manque de dignité personnelle et de respect de soi, mais ils ne deviennent des sujets de réprobation morale que lorsqu'ils entraînent le mépris des devoirs envers les autres, pour le bien desquels l'individu se doit de veiller sur lui-même. Ce qu'on appelle devoirs envers soi-même ne constituent pas une obligation sociale, à moins que les circonstances n'en fassent simultanément des devoirs envers autrui. Le terme devoir envers soi-même, lorsqu'il va au-delà de la prudence, signifie respect de soi ou développement personnel ; or, de ces qualités nul n'est responsable devant ses semblables, puisqu'on ne saurait être rendu responsable du bien qu'on fait à l'humanité.

La distinction entre le discrédit justifié que s'attire une personne par son manque de prudence ou de dignité personnelle, et la réprobation qui lui revient pour atteinte au droit d'autrui, n'est pas une distinction purement nominale. Il y a une grande différence tant dans nos sentiments que dans notre conduite envers une personne, selon qu'elle nous déplaît dans les choses où nous estimons être en droit de la contrôler, ou dans celles où nous savons ne pas avoir ce droit. Nous pouvons exprimer notre aversion et nous tenir à distance d'une personne ou d'une chose qui nous déplaît; mais que cela ne nous incite pas à lui rendre la vie difficile. Il faut penser qu'elle porte déjà ou portera l'entière responsabilité de son erreur. Si elle gâche sa vie en la dirigeant mal, ce n'est pas une raison de désirer la lui gâcher davantage : au lieu de vouloir la punir, il faut plutôt s'efforcer d'alléger sa punition en lui montrant comment éviter ou guérir les maux auxquels sa conduite l'expose. Cette personne sera pour nous un objet de pitié, voire d'aversion, mais non de courroux ou de ressentiment ; nous ne devons pas la traiter en ennemi de la société: le pire que nous puissions nous estimer en droit de faire, c'est de l'abandonner à elle-même si nous ne voulons pas intervenir avec bienveillance en montrant de l'intérêt pour sa personne. Il en va tout autrement si cette personne a enfreint les règles nécessaires à la protection de ses semblables, individuellement ou collectivement. Car dans ce cas, les conséquences funestes de ses actes ne retombent pas sur elle, mais sur d'autres ; et la société, en tant que protectrice de tous ses membres, doit user de représailles contre elle, lui infliger un châtiment suffisamment sévère, dans l'intention expresse de punir. Dans le premier cas, le coupable comparaît devant nous et nous sommes appelés non seulement à délibérer sur son cas, mais encore à exécuter d'une façon ou d'une autre notre propre sentence. Dans l'autre cas, il ne nous appartient pas de lui infliger des souffrances, sauf si elles proviennent incidemment du fait que nous usons, dans la direction de nos propres affaires, de la même liberté que nous lui reconnaissons dans les siennes.

Beaucoup refuseront d'admettre la distinction établie ici entre la partie de la vie qui ne concerne que l'individu et celle qui concerne les autres. Comment, demandera-t-on, une partie quelconque de la conduite d'un membre de la société peut-elle rester indifférente aux autres ? Personne n'est entièrement isolé: il est impossible à un homme de se nuire considérablement et durablement sans que le dommage ne se répercute au moins sur ses proches, et souvent un cercle bien plus large. S'il compromet sa fortune, il nuit à ceux qui directement ou indirectement en tiraient leurs moyens d'existence, et d'ordinaire, il diminue plus ou moins les ressources générales de la communauté. S'il détériore ses facultés physiques ou morales, il fait non seulement du tort à tous ceux dont le bonheur dépendait de lui, mais il se rend incapable de rendre les services qu'il doit généralement à ses semblables; il tombe peut-être à la charge de leur affection et de leur bienveillance; et si une telle conduite était très fréquente, il n'y aurait guère de faute plus susceptible de porter atteinte au bien général. Enfin, dira-t-on encore, si une personne ne nuit pas directement aux autres par ses vices ou ses folies, elle n'en est pas moins pernicieuse par son exemple, et il faudrait la forcer à se contrôler par égard pour ceux que la vue ou la connaissance de sa conduite pourrait corrompre ou égarer.

Et même, ajoutera-t-on, si les conséquences de l'inconduite pouvaient se limiter à l'individu vicieux et irréfléchi, la société doit-elle pour autant abandonner des gens manifestement incapables de se conduire ? Si l'on reconnaît que les enfants et les mineurs doivent être protégés contre eux-mêmes, la société n'en doit-elle pas autant aux adultes aussi peu capables de se gouverner seuls ? Si le jeu, la boisson, l'incontinence l'oisiveté ou la saleté sont un obstacle au bonheur et au progrès au même titre que la plupart des actes interdits par la loi, pourquoi, demandera-ton, la loi ne s'efforcerait-elle, dans la mesure où cela est praticable et opportun socialement, de réprimer également ces abus ? Et pour remédier aux imperfections inévitables de la loi, l'opinion ne devrait-elle pas au moins organiser une police puissante contre ces vices, et infliger à ceux connus pour les pratiquer toute la rigueur des pénalités sociales ? Il n'est pas question ici, dira-t-on, de restreindre l'individualité ni d'empêcher quiconque de tenter des expériences de vie nouvelles et originales. Tout ce qu'on cherche à éviter, ce sont les expériences tentées et condamnées depuis le début des temps jusqu'à nos jours - les choses qui, avec l'expérience, ne se sont avérées ni utiles ni convenables pour l'individualité de personne. Il faut une somme considérable de temps et d'expérience pour qu'une vérité dictée par la morale ou la prudence soit tenue pour établie; et l'on souhaite simplement éviter que les générations ne se précipitent les unes après les autres dans ces mêmes abîmes qui ont été fatals à leurs prédécesseurs.

J'admets parfaitement que le tort qu'une personne se fait, puisse sérieusement affecter les sentiments et les intérêts de ses proches et, à un degré moindre, la société tout entière. Quand, par une telle conduite, un homme est amené à violer une obligation distincte et assignable envers une ou plusieurs personnes, le cas cesse d'être privé et tombe sous le coup de la désapprobation morale au sens propre du terme. Si, par exemple, de par son intempérance ou son extravagance, un homme se trouve incapable de payer ses dettes, ou si, s'étant chargé de la responsabilité morale d'une famille, les mêmes raisons le rendent incapable de la nourrir et de l'élever, il mérite la réprobation et peut être justement puni, non pas pour son extravagance, mais simplement pour avoir manqué à son devoir envers sa famille ou ses créanciers. Même si les ressources qui leur étaient destinées avaient été détournées en vue du placement le plus prudent, la culpabilité morale aurait été la même. George Barnwell assassina son oncle afin d'obtenir de l'argent pour sa maîtresse, mais s'il l'avait fait pour s'établir dans le commerce, on l'aurait pendu également. Mais dans le cas fréquent où un homme cause le malheur de sa famille en s'adonnant à de mauvaises habitudes, on peut à juste titre lui reprocher sa cruauté ou son ingratitude; mais le reproche serait le même s'il cultivait des habitudes non point vicieuses en elles-mêmes, mais pénibles pour ceux avec lesquels il passe sa vie ou qui, par des liens personnels, dépendent de lui pour leur bien-être. Quiconque n'accorde pas la considération généralement due aux intérêts et aux sentiments d'autrui, sans y être contraint par un devoir plus impérieux, ou sans pouvoir le justifier par quelque inclination permise, mérite la réprobation morale pour ce manquement, mais non pour la cause de celui-ci, ni pour les erreurs purement privées dont cette faute peut être la conséquence éloignée. De même, si une personne, par une conduite purement égoïste, se rend incapable d'accomplir un devoir précis envers le public, elle est coupable d'un crime contre la société. Personne ne devrait être puni uniquement pour ivresse; mais un soldat ou un policier doivent être punis s'ils sont ivres dans l'exercice de leurs fonctions. Bref, partout où il y a un dommage défini, ou un risque défini de dommage, soit pour un individu, soit pour la société, le cas sort du domaine de la liberté pour tomber sous le coup de la morale ou de la loi.

Mais quant au préjudice purement contingent ou, pour ainsi dire, constructif qu'une personne cause à la société par une conduite qui ne viole aucun devoir spécifique envers le public, ni n'occasionne de dommage perceptible à nul autre qu'elle-même, l'inconvénient est alors de ceux que la société peut supporter, pour l'amour de ce bien supérieur qu'est la liberté humaine. S'il fallait punir les adultes parce qu'ils ne prennent pas soin d'eux-mêmes, je voudrais que ce fût pour leur bien, et non pas sous prétexte de compromettre leur capacité de rendre à la société des services que celle-ci ne prétend par ailleurs pas avoir le droit de leur imposer. Mais je ne saurais débattre cette question comme si la société n'avait pas d'autres moyens de ramener ses membres les plus faibles à un niveau ordinaire de conduite raisonnable, que d'attendre qu'ils fassent une bêtise pour les punir, légalement ou moralement. La société a eu tout pouvoir sur eux pendant la première partie de leur existence ; elle a eu toute la période de l'enfance et de la minorité pour essayer de les rendre capables de se conduire raisonnablement dans la vie. La génération présente est maîtresse à la fois de l'éducation et du sort de la génération à venir. Il est vrai qu'elle ne peut la rendre parfaitement sage et bonne, parce qu'elle manque elle-même si lamentablement de sagesse et de bonté ; et ses plus grands efforts ne sont pas toujours, dans les cas individuels, les mieux récompensés; mais dans l'ensemble, elle est parfaitement capable de rendre la génération montante aussi bonne, voire meilleure, qu'elle-même. Si la société laisse un grand nombre de ses membres dans un état d'enfance prolongée, sourds à l'influence de la considération rationnelle des motifs généraux, c'est la société seule qui est à blâmer pour les conséquences. Forte non seulement de tous les pouvoirs de l'éducation, mais de l'ascendant constant de l'opinion reçue sur les esprits les moins autonomes en matière de jugement, aidée de surcroît par les sanctions naturelles qui tombent inévitablement sur ceux qui s'exposent au dégoût et au mépris de leur entourage - que la société n'aille pas réclamer en outre le pouvoir de légiférer et de punir dans le domaine des intérêts personnels des individus, dans lequel, selon tous les principes de justice et de politique, la décision devrait appartenir à ceux qui doivent en supporter les conséquences. Il n'y a rien qui tende davantage à discréditer ou à annuler les bons moyens d'influencer la conduite humaine que d'avoir recours aux pires. Si, parmi ceux qu'on essaie de contraindre à la prudence ou à la tempérance, certains ont l'étoffe d'un caractère vigoureux et indépendant, ils se révolteront immanquablement contre le joug. Aucun homme de cette trempe n'admettra jamais que les autres aient le droit de le contrôler dans ses affaires privées, comme ils ont le droit de l'empêcher de nuire aux leurs. Et on en vient vite à considérer comme une marque de caractère et de courage le fait de tenir tête à une autorité à ce point usurpée, et de faire ostensiblement exactement le contraire de ce qu'elle prescrit. C'est ainsi qu'on vit, au temps de Charles Il, la mode de l'indécence succéder à l'intolérance morale née du fanatisme puritain. Quant à ce qu'on dit de la nécessité de protéger la société contre le mauvais exemple que sont les hommes vicieux et intempérants, il est vrai que le mauvais exemple - surtout le fait de nuire aux autres impunément - peut avoir un effet pernicieux. Mais nous parlons maintenant de la conduite qui, sans nuire à autrui, est censée faire grand tort à l'agent lui-même; et dans ce cas, comment ne pas trouver l'exemple plus salutaire que nuisible, puisqu'en montrant l'inconduite au grand jour, il montre aussi les conséquences pénibles ou dégradantes qui résultent généralement d'une conduite justement censurée.

Mais l'argument le plus fort contre l'intervention du public dans la conduite purement personnelle, c'est que lorsqu'il intervient, il y a fort à parier que ce soit à tort et à travers. Dans les questions de morale sociale, de devoir envers autrui, l'opinion du public - c'est-à-dire d'une majorité dominante - peut être aussi souvent fausse que vraie ; car en effet, dans de telles questions, on ne demande aux gens que de juger de leurs propres intérêts, et de la façon dont certaines conduites les affecteraient si elles étaient autorisées. Mais l'opinion d'une telle majorité, imposée comme loi à une telle minorité, aura autant de chance d'être fausse que vraie; car, ici, l'opinion publique signifie tout au plus l'opinion de certaines gens sur ce qui est bon ou mauvais pour d'autres, et très souvent elle ne signifie même pas cela, puisque le public passe en toute indifférence au-dessus du plaisir ou du bien-être de ceux dont il censure la conduite pour ne tenir compte que de sa propre inclination. Beaucoup de gens considèrent comme un préjudice personnel les conduites qu'ils n'aiment pas, et les ressentent comme un outrage à leurs sentiments : comme ce bigot qui, accusé de mépriser les sentiments religieux des autres, répliqua que c'était eux qui méprisaient les siens en persistant dans leur culte ou leur croyance abominable. Mais il n'y a aucune commune mesure entre le sentiment d'un homme envers sa propre opinion et celui d'un autre qui s'offense de ce qu'on la détienne, pas plus qu'entre le désir qu'éprouve un voleur de prendre une bourse et celui qu'éprouve son propriétaire légitime de la garder. Et le goût d'une personne est son affaire, au même titre que son opinion ou sa bourse. On peut aisément imaginer un public idéal qui n'entrave pas la liberté de choix des individus dans les questions incertaines, et qui leur demanderait simplement de renoncer aux modes de conduite que l'expérience universelle a condamnés. Mais a-t-on jamais vu un public imposer de telles limites à sa censure ? Depuis quand le public se soucie-t-il de l'expérience universelle ? Lorsqu'il se mêle de la conduite personnelle, il pense rarement à autre chose qu'à l'énormité que représente pour lui le fait d'agir et de sentir différemment de lui. Et ce critère de jugement, à peine déguisé, est présenté à l'humanité comme le précepte de religion et de philosophie par les neuf dixièmes des moralistes et des auteurs spéculatifs. Ils nous enseignent que les choses sont justes parce qu'elles sont justes : parce que nous sentons qu'elles le sont. Ils nous disent de chercher dans notre esprit ou notre cœur les lois de conduite obligatoires pour nous mêmes et pour les autres. Et que peut faire le pauvre public, si ce n'est d'appliquer ces instructions et, en cas de relative unanimité, d'imposer ses sentiments personnels de bien et de mal au monde entier ?

Le mal mentionné ici n'est pas de ceux qui n'existent qu'en théorie; et on s'attendra peut-être à ce que je cite les cas particuliers où le public de cette époque et de ce pays investit à tort ses préférences du titre de lois morales. Je n'écris pas un essai sur les aberrations du sentiment moral actuel. C'est un sujet trop grave pour être discuté entre parenthèse et sous forme d'illustration. Toutefois, des exemples sont nécessaires pour montrer que le principe que je défends a une grande importance pratique et que je ne m'efforce pas d'élever une barrière contre des maux imaginaires. Il y a d'abondants exemples qui montrent que cette volonté d'étendre les limites de ce qu'on peut appeler la police morale jusqu'à ce qu'elle empiète sur la liberté la plus incontestablement légitime de l'individu, est de tous les penchants humains l'un des plus universels.

Comme premier exemple, considérez les antipathies que les hommes conçoivent du simple fait que des personnes d'opinions religieuses différentes ne pratiquent pas leurs observances - et surtout leurs abstinences - religieuses. Pour prendre un exemple un peu trivial, rien dans la croyance ou dans la pratique des chrétiens n'attise plus la haine des musulmans que de les voir manger du porc. Il y a peu d'actes qui inspirent plus franc dégoût aux chrétiens et aux Européens que n'en inspire aux musulmans cette manière particulière de satisfaire sa faim. C'est d'abord une offense à leur religion ; mais cette circonstance n'explique nullement le degré ou la forme de leur répugnance; car le vin est également interdit par leur religion, et si les musulmans jugent mal d'en boire, ils ne trouvent pas cela dégoûtant. Leur aversion pour la chair de la « bête impure » a ceci de particulier qu'elle ressemble à une antipathie instinctive, que l'idée d'impureté, une fois qu'elle a imprégné les sentiments, semble toujours inspirer la répulsion - et cela, même chez ceux dont les habitudes personnelles sont loin d'être scrupuleusement pures -, et dont le sentiment d'impureté religieuse chez les Hindous est un exemple remarquable. Supposez maintenant que dans un peuple à majorité musulmane, celle-ci veuille interdire de manger du porc dans tout le pays. Il n'y aurait là rien de bien neuf pour les pays musulmans . Serait-ce là exercer légitimement l'autorité morale de l'opinion publique ? Et sinon, pourquoi ? Cette coutume est réellement révoltante pour un tel public ; il croit sincèrement que Dieu l'interdit et l'abhorre. On ne pourrait pas davantage censurer cette interdiction comme une persécution religieuse. Même religieuse d'origine, elle ne serait pas une persécution religieuse, étant donné qu'aucune religion ne fait un devoir de manger du porc. Le seul motif de condamnation possible serait que le public n'a pas à se mêler des goûts personnels et des intérêts privés du public.

Un peu plus près de nous, la majorité des Espagnols considèrent comme une marque grossière d'impiété, et comme l'offense la plus grave envers l'Être suprême, de lui vouer un culte différent de celui des catholiques romains ; et aucun autre culte public n'est permis sur le sol espagnol. Pour tous les peuples d'Europe méridionale, un clergé marié est non seulement irréligieux, mais impudique, indécent, grossier, dégoûtant. Que pensent les protestants de ces sentiments parfaitement sincères et de la tentative de les imposer aux non-catholiques ? Cependant si les hommes peuvent légitimement interférer dans leur liberté réciproque dans ce qui n'affecte pas les intérêts d'autrui, sur quel principe cohérent exclure ces cas ? Ou qui peu blâmer des gens pour leur désir de détruire ce qu'ils considèrent comme un scandale aux yeux de Dieu et des hommes ? Il n'y a pas d'arguments plus puissants pour interdire ce qu'on considère comme une immoralité personnelle que supprimer ces pratiques telles qu'elles apparaissent aux yeux de ceux qui les jugent impies; et à moins de vouloir adopter la logique des persécuteurs, et dire que nous pouvons persécuter les autres parce que nous avons raison, et qu'ils ne doivent pas nous persécuter parce qu'ils ont tort, il faut bien nous garder d'admettre un principe qui, imposé chez nous, nous paraîtrait une injustice flagrante.

On peut objecter, quoiqu'à tort, aux exemples précédents, qu'ils sont tirés de circonstances impossibles chez nous - puisqu'il est peu vraisemblable dans ce pays que l'opinion se mette à imposer l'abstinence de certaines viandes, ou à empêcher les gens de rendre leur culte, de se marier ou non, selon leur croyance ou leur inclination. En revanche, l'exemple suivant sera tiré d'une atteinte à la liberté dont la menace est loin d'être écartée. Partout où les puritains sont devenus suffisamment puissants - comme en Nouvelle-Angleterre et en Grande-Bretagne au temps de la République - ils se sont efforcés avec un succès considérable de réprimer les amusements publics et privés, particulièrement la musique, la danse, le théâtre, les jeux publics ou tout autre réunion en vue de divertissements. Il y a toujours dans notre pays un grand nombre de gens dont les notions de morale et de religion condamnent ces divertissements; et comme ces personnes appartiennent surtout à la classe moyenne - devenue aujourd'hui la puissance sociale et politique dominante du royaume - il est fort possible que cette opinion jouisse un jour d'une majorité au parlement. Comment réagira le reste de la communauté en voyant réglementer ses divertissements selon les sentiments moraux et religieux des stricts calvinistes et méthodistes ? Ne prierait-elle instamment ces hommes d'une piété si importune de s'occuper de leurs affaires ? C'est là précisément ce qu'il faut dire à tout gouvernement ou à tout public qui a la prétention de priver tout le monde des plaisirs qu'il condamne. Mais si le principe de la prétention est admis, on ne peut objecter raisonnablement à ce que la majorité ou tout autre pouvoir dominant dans le pays l'applique selon ses vues ; et tout le monde doit être prêt à se conformer à l'idée d'une république chrétienne, telle que la comprenait les premiers colons de la Nouvelle-Angleterre, qui craignaient qu'une secte religieuse semblable à la leur ne parvienne un jour à regagner le terrain perdu, comme ce fut souvent le cas des religions qu'on croyait en décadence.

Supposons maintenant une autre situation peut-être plus susceptible de se réaliser que la précédente. Il y a, de l'aveu de chacun, une forte tendance dans le monde à se diriger vers une constitution démocratique de la société, accompagnée ou non par des institutions politiques populaires. On affirme que dans le pays où cette tendance s'est manifestée le plus complètement -les États-Unis, qui ont la société et le gouvernement les plus démocratiques - le sentiment de la majorité, auquel déplaît le moindre signe d'un train de vie trop luxueux pour qu'elle puisse jamais l'égaler, agit comme. une loi somptuaire assez efficace, et que dans maintes parties de l'Union, il est réellement difficile à une personne disposant d'un revenu très important de le dépenser sans encourir la réprobation populaire. Bien que de telles affirmations soient sans doute des représentations très exagérées des faits existants, l'état de choses qu'elles décrivent est non seulement concevable et possible, mais le résultat probable de l'union du sentiment démocratique et de la notion que le public a un droit de veto sur la manière dont les gens dépensent leurs revenus. Maintenant nous n'avons plus qu'à supposer une diffusion considérable d'opinions socialistes pour voir qu'il peut devenir infâme aux yeux de la majorité de posséder davantage qu'une quantité très limitée de biens ou qu'un revenu quelconque non acquis par un travail manuel. Des opinions semblables à celles-ci dans leur principe dominent déjà parmi la classe ouvrière et pèsent d'une façon oppressive sur ceux qui dépendent avant tout de l'opinion de cette classe, à savoir ses propres membres. Il est notoire que les mauvais ouvriers - majoritaires dans beaucoup de branches de l'industrie - croient fermement qu'ils devraient recevoir le même salaire que les bons, et que nul ne devrait être autorisé, sous prétexte de travailler à la pièce ou autrement, à gagner plus en faisant montre de plus d'habileté et de zèle que les autres. Et ils utilisent une police morale, et physique à l'occasion, pour intimider les bons ouvriers et les empêcher de recevoir une rémunération plus importante pour de meilleurs services, ainsi que pour décourager les patrons de la leur donner. Si le public a la moindre juridiction sur les affaires privées, je ne vois pas pourquoi ces gens auraient tort ni pourquoi il faudrait blâmer le public particulier d'un individu de prétendre à la même autorité sur sa conduite individuelle que celle que l'opinion publique impose aux gens en général.

Mais trêve de suppositions : de grossières usurpations sont perpétrées aujourd'hui dans le domaine de la liberté privée, et d'autres, plus grandes encore, avec l'aide de ces opinions qui revendiquent le droit illimité du public non seulement d'interdire par la loi tout ce qu'il juge mauvais, mais encore, pour mieux atteindre ce but, d'interdire un certain nombre de choses qu'il juge innocentes.

Sous prétexte de lutter contre l'intempérance, les habitants d'une colonie anglaise et de presque la moitié des États-Unis se sont vu interdire par la loi tout usage de boissons alcoolisées autre que médical; car interdire la vente d'alcool - du reste, on l'entendait bien ainsi -, c'est en interdire l'usage. Et bien que l'impossibilité matérielle d'appliquer cette loi ait causé son abrogation dans plusieurs États qui l'avaient adoptée, y compris celui qui lui avait donné son nom, nombre de philanthropes déclarés mènent une campagne active pour promouvoir une loi similaire dans notre pays. L'association formée dans ce but, « l'Alliance », comme ils l'appellent, a acquis quelque notoriété par la publicité donnée à une correspondance entre son secrétaire et l'un des très rares hommes publics anglais à maintenir que les opinions d'un politicien devraient se fonder sur des principes. La part de lord Stanley dans cette correspondance est propre à renforcer les espoirs qu'avaient déjà placés en lui ceux qui savent combien sont rares, parmi les acteurs de la vie politique, ces qualités qu'il a parfois manifestées en public. Le porte-parole de l'Alliance qui « déplorerait profondément la reconnaissance de tout principe susceptible d'être détourné pour justifier le sectarisme et la persécution » entreprend de nous montrer « la large et infranchissable barrière » qui sépare de tels principes de ceux de l'association. « Toutes les questions relatives à la pensée, à l'opinion, à la conscience, me semblent », dit-il, « se situer hors de la sphère législative. En revanche, tout ce qui appartient au domaine des actes sociaux, des habitudes, des relations, me paraît uniquement du ressort d'un pouvoir discrétionnaire de l'État, et non de l'individu, de sorte que cela tombe dans la sphère de la législation. » Nulle mention n'est faite ici d'une troisième classe d'actes, différente des deux citées ci-dessus, à savoir les actions et les habitudes qui ne sont pas sociales, mais individuelles, bien que ce soit dans celles-ci que se classe la consommation de boissons alcoolisées. Il est pourtant vrai que la vente des boissons alcoolisées est un commerce, et que le commerce est un acte social. Or, l'infraction reprochée n'est pas la liberté du vendeur, mais celle de l'acheteur et du consommateur, puisque ]'État pourrait tout autant lui interdire de boire du vin que de le mettre dans l'impossibilité de s'en procurer. Le secrétaire déclare pourtant : « En tant que citoyen, je revendique le droit de légiférer partout où mes droits sociaux subissent l'assaut de l'acte social d'un autre. » Voici maintenant la définition de ces « droits sociaux »: « S'il y a une chose qui empiète sur mes droits sociaux, c'est bien le commerce des boissons alcoolisées. il détruit mon droit élémentaire à la sécurité en créant et en stimulant constamment le désordre social. Il empiète sur mon droit à l'égalité en tirant profit de la création d'une misère que je paye par mes impôts. Il infirme mon droit à un libre développement moral et intellectuel en parsemant ma route de dangers et en affaiblissant et démoralisant la société, dont j'ai le droit d'attendre aide et secours mutuels. » Cette théorie des « droits sociaux » telle que jamais sans doute on ne l'avait distinctement formulée, se réduit à ceci : tout individu a un droit social absolu d'exiger que tout autre individu agisse en tout exactement comme il le devrait; quiconque manque tant soi peu à son devoir viole mon droit social et m'autorise à demander à la législature réparation de ce grief. Un principe aussi monstrueux est infiniment plus dangereux que tout empiétement isolé sur la liberté: il n'est pas de violation de la liberté qu'il ne puisse justifier. Il ne reconnaît aucun droit à une liberté quelconque, sauf peut-être à celle de nourrir des opinions secrètes sans jamais les révéler, car dès qu'une opinion que je juge nuisible franchit les lèvres de quelqu'un, elle viole tous les « droit sociaux » que m'attribue l'Alliance. Cette doctrine accorde à tous les hommes un droit acquis mutuel sur la perfection morale, intellectuelle et même physique de l'autre, que chaque plaignant peut définir selon son propre critère.

Un autre exemple important d'empiétement illégitime sur la liberté légitime de l'individu, qui n'est pas une simple menace, mais qui a depuis longtemps pris triomphalement effet, est celui de la législation du Sabbat. Sans doute, la coutume de s'abstenir des occupations ordinaires un jour par semaine, autant que le permettent les exigences de la vie, est hautement salutaire, bien que ce ne soit un devoir religieux que pour les Juifs. Et comme cette coutume ne peut être observée sans le consentement général des classes ouvrières - dans la mesure où il suffit que quelques-uns travaillent pour imposer aux autres la même nécessité -, il est peut-être juste d'admettre que la loi garantisse à chacun l'observation générale de la coutume en suspendant un jour donné les principales opérations de l'industrie. Mais cette justification, fondée sur l'intérêt direct qu'ont les autres à ce que chacun observe cet usage, ne s'applique pas à ces occupations privées auxquelles une personne juge bon de consacrer son temps de loisir; par ailleurs, elle ne s'applique pas non plus le moins du monde aux restrictions légales visant les divertissements. Il est vrai que l'amusement des uns est le travail des autres ; mais le plaisir, pour ne pas dire l'utile récréation, d'une majorité de gens vaut bien le travail d'une minorité, pourvu que leur occupation soit choisie librement et puisse être librement abandonnée. Les ouvriers ont parfaitement raison de penser que si tout le monde travaillait le dimanche, on donnerait le travail de sept jours pour le salaire de six; mais tant que la majorité des opérations est suspendue, le petit nombre de ceux qui doit continuer de travailler pour le plaisir des autres obtient un surcroît de salaire proportionnel ; et nul n'est obligé de continuer de travailler ainsi s'il préfère le loisir au gain. Si l'on cherche un autre remède, on pourrait le trouver dans l'établissement d'un jour de congé dans la semaine pour cette classe particulière de personnes. Par conséquent, la seule raison qui reste pour justifier les restrictions sur les amusements du dimanche, c'est dire qu'ils sont répréhensibles du point de vue religieux, motif de législation contre lequel on ne saurait protester trop énergiquement. « Deorum injuriae Diis curae. » Il reste à prouver que la société ou l'un de ses fonctionnaires a reçu d'en haut la mission de venger toute offense supposée envers le Tout-puissant, qui ne soit pas aussi un tort infligé à nos semblables. L'idée qu'il est du devoir d'un homme de veiller à ce qu'un autre soit religieux est la cause de toutes les persécutions religieuses jamais perpétrées; et si on l'admettait, elle les justifierait pleinement. Quoique le sentiment qui transparaît dans les fréquentes tentatives d'arrêter le trafic des trains le dimanche, de fermer les musées, etc., n'ait pas la cruauté des anciens persécuteurs, l'état d'esprit qu'elles signalent est fondamentalement le même. C'est une détermination à ne pas tolérer que les autres fassent ce que leur permet leur religion, et cela parce que ce n'est pas permis par la religion du persécuteur. C'est croire que non seulement Dieu déteste l'acte du mécréant, mais qu'il ne nous tiendra pas non plus pour innocents si nous le laissons agir en paix.

Je ne puis m'empêcher d'ajouter à ces preuves du peu de cas qu'on fait généralement de liberté humaine celle du langage de franche persécution qui explose dans la presse de ce pays partout où elle prête attention au phénomène remarquable du mormonisme. On pourrait en dire long sur ce fait inattendu et instructif, qu'une prétendue révélation et une religion reposant sur cette base, fruit d'une imposture palpable, qui n'est pas même soutenue par le prestige des qualités extraordinaires chez son fondateur, soit partagée par des centaines de milliers de personnes et devenue le fondement d'une société dans le siècle des journaux, du chemin de fer et du télégraphe électrique. Ce qui nous concerne ici, c'est que cette religion, comme beaucoup d'autres et de meilleures, ait ses martyrs : que son prophète et son fondateur, à cause de sa doctrine, ait été mis à mort par la populace, que plusieurs de ses partisans aient perdu la vie pour les mêmes violences illégales, que leur secte ait été bannie de leur pays d'origine, et que, maintenant qu'elle est bien isolée au milieu du désert, beaucoup de nos compatriotes déclarent ouvertement qu'il serait juste (mais peu commode) d'envoyer une expédition contre les Mormons et de les contraindre par la force à se conformer aux opinions des autres. L'article de la doctrine mormone qui inspire le plus l'antipathie, laquelle passe outre les barrières ordinaires de la tolérance, est l'autorisation de la polygamie. Bien que celle-ci soit permise aux musulmans, aux Hindous et aux Chinois, elle semble exciter une animosité implacable lorsqu'elle est pratiquée par des gens qui parlent anglais et qui se disent chrétiens. Personne ne désapprouve plus profondément que moi cette institution mormone, pour ces mêmes raisons et aussi parce que, loin d'être comprise dans le principe de liberté, elle constitue une infraction directe à celui-ci, rivant simplement les chaînes d'une moitié de la communauté, et dispensant l'autre moitié de toute réciprocité d'obligation envers la première. Quoi qu'il en soit, il faut rappeler que, de la part des femmes concernées qui en paraissent les victimes, cette relation est tout aussi volontaire que dans toute autre forme d'institution matrimoniale. Et aussi surprenant que ce fait puisse paraître, il s'explique par les idées communes et les habitudes du monde: on apprend aux femmes que le mariage est la seule chose nécessaire pour elles ; ce qui explique dès lors que beaucoup d'entre elles préfèrent épouser un homme qui a beaucoup d'autres femmes à ne pas se marier du tout. D'autres pays n'ont pas à reconnaître de telles unions ou à dispenser une partie de leurs citoyens de suivre leurs propres lois en faveur des opinions mormones. Mais quand les dissidents ont concédé aux sentiments hostiles des autres bien plus qu'on ne pouvait en toute justice l'exiger, quand ils ont quitté leur pays où leurs doctrines étaient inacceptables pour s'établir dans un coin perdu de la terre qu'ils ont été les premiers à rendre habitable, il est difficile de voir au nom de quels principes, si ce n'est ceux de la tyrannie, on peut les empêcher d'y vivre à leur guise, pourvu qu'ils n'agressent pas les autres nations et qu'ils laissent toute liberté de partir aux mécontents.


Un écrivain moderne, de grand mérite à certains égards, proposait récemment (pour reprendre ses propres termes) non pas une croisade, mais une civilisade contre cette communauté polygame, et cela pour mettre fin à ce qui lui semblait être un pas en arrière dans la marche de la civilisation. Je vois la chose de même; mais je ne sache pas qu'aucune communauté ait le droit d'en forcer une autre à être civilisée. Tant que les victimes de la mauvaise loi ne demandent pas l'aide des autres communautés, je ne puis admettre que des personnes sans rapport aucun avec elles puissent intervenir et exiger la cessation d'un état de choses qui semble satisfaire toutes les parties intéressées, sous prétexte que c'est un scandale pour des gens vivant à quelques milliers de miles de là, et qui n'y ont aucune part et aucun intérêt. Qu'ils envoient des missionnaires, si bon leur semble, pour prêcher contre elle; et qu'ils opposent au progrès de telles doctrines dans leur propre pays des moyens équitables (or, imposer le silence aux novateurs n'en est pas un). Si la civilisation a vaincu la barbarie quand la barbarie dominait le monde, il est excessif de craindre qu'elle puisse revivre et conquérir la civilisation après avoir été défaite. Pour qu'une civilisation succombe ainsi à son ennemi vaincu, elle doit d'abord avoir dégénéré au point que ni ses prêtres, ni ses maîtres officiels, ni personne n'aient la capacité ou ne veuillent prendre la peine de la défendre. Si tel est le cas, plus vite on se débarrassera d'une telle civilisation, mieux ce sera. Elle ne pourra aller que de mal en pis, jusqu'à ce qu'elle soit détruite et régénérée (comme l'Empire romain d'Occident) par d'énergiques Barbares.
 
Source: De la liberté &4


Traduit de l’anglais par Laurence Lenglet
à partir de la traduction de Dupond White (en 1860)

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