juillet 09, 2015

Droits naturels ou DROIT NATUREL ? Actualisé mai 2017

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.


16è siècle. Salamanque. Naissance du droit naturel moderne avec un cas pratique : les Indiens d'Amérique.

Sommaire:

A) Déclaration Universelle des Droits Naturels - Manifeste libertarien - http://leslibertariens.fr

B) Droit naturel de Wikiberal

C) Aristote, père du Droit naturel - Damien Theillier - Nicomaque

D Droit naturel: Grotius - lemondepolitique.fr + Grotius et le « droit des gens » Aleps


E) Qu’implique la théorie des droits naturels ? - Marius-Joseph Marchetti - Contrepoints

F) ROUSSEAU ET LE DROIT NATUREL - Yves VARGAS - scielo.br - Confèrence Prononcée à l’Université Catholique de São Paulo – PUC-SP.

G) Le droit naturel et la religion - Louis Rouanet - Institut Coppet




A) Déclaration Universelle des Droits Naturels - Manifeste libertarien

Nous, Individus Libres et Responsables, en vue de former une humanité plus parfaite, d’établir la justice, d’assurer la paix, de pourvoir à la défense de chacun, de développer la prospérité générale et d’assurer les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité, nous reconnaissons les présents Droits.


Manifeste:
Contrairement à l’ensemble des partis politiques actuels, à l’exception peut-être des communistes, le Mouvement des Libertariens se fonde sur une philosophie politique claire et inscrit sa démarche dans ce cadre. L’objectif de ce texte est de la présenter et d’en déduire les principes fondamentaux de notre propre action.

L’homme est une fin en lui-même. Il est sa propre justification et l’unique source possible de sa morale, de ses valeurs et de ses volontés. Son existence propre en tant qu’individu est de fait l’unique fondement réel de sa liberté et de son droit à la propriété ; sa raison, l’unique instrument de sa liberté de choisir, d’agir, et de vivre. De la propriété qu’il détient sur son propre corps et sur sa propre existence découle la propriété des choses que son travail accomplit et le met en l’état d’acquérir.
La raison de l’homme est le fondement de l’homme. Elle est son moyen d’interaction avec le monde sensible : elle est l’oreille qui l’écoute, la bouche qui lui parle, la tête qui le pense, et la main qui le façonne. Reconnaître la raison de l’homme, c’est déjà prouver sa liberté d’agir et de sentir. C’est déjà justifier les droits fondamentaux de l’homme. De la raison découle le droit.
La raison est la force de l’homme contre son environnement naturel et contre la force même. On vous a dit : l’homme est un être faible. Mais qui peut nier la puissance de sa domination ? L’homme est un être fort. Son environnement naturel est fort, lui aussi. Tant mieux. Seul un faible prédateur mérite une proie facile.

L’économie politique ne met pas l’économie sous la tutelle de la politique. Elle explique à l’animal politique ce qui est bon pour l’homme économique. L’autorégulation du marché ne rend pas l’intervention gouvernementale inutile, elle la rend nuisible. L’économie politique prouve que l’économie doit se libérer de la politique. La noblesse des vues des gouvernements ne change rien à l’affaire. Les interventionnistes ont pavé l’enfer de bonnes intentions.
La coopération pacifique est le fondement de l’échange volontaire, lui-même fondement de la prospérité, de la justice et de la liberté. L’échange, et par extension le système capitaliste tout entier, ne peut être limité, contraint, réglementé, dirigé, ou il cessera d’être libre, et donc d’être juste. Les interventionnistes ont la justice et la morale contre eux. La philosophie rationaliste les accable.

L’homme est capable de se gouverner lui-même. Aucune forme d’état n’a jamais accepté ce principe. Tous ont été tyranniques.
Le gouvernement de tous par un seul est à peine pire que le gouvernement de chacun par tous. Un bon gouvernement est un gouvernement qui ne gouverne pas.
Les plus belles pages de l’Histoire ne pourront s’écrire que lorsque l’État se sera effacé.

http://leslibertariens.fr



B) Droit naturel 

Un droit naturel est un droit qui dérive de la nature même d'un être. Ainsi, les droits naturels de l'homme sont des droits qui viennent du fait qu'il est un humain, indépendamment de sa position sociale, de son ethnie ou de toute autre considération.
Tous les hommes possèdent les mêmes droits naturels, que dans la théorie classique, on appelle droits innés ou droits inaliénables. Non seulement chaque individu les possède par naissance, sans avoir besoin de les tenir d'un acte ni pouvoir se les aliéner, mais les gouvernants sont tenus de les respecter et de les faire respecter :
Le droit naturel est l'ensemble des normes indépendantes de tout droit positif et supérieures à ce dernier, elles ne tirent pas leur dignité de règlements arbitraires, mais à l'inverse elles légitiment la force obligatoire du droit positif. Le droit naturel est donc le terme générique pour les normes qui ne sont pas légitimes en vertu d'une législation légitime, mais en vertu de leurs qualités immanentes. C'est la seule forme spécifique et conséquente de légitimité qui puisse subsister quand les révélations religieuses et la sainteté autoritaire de la tradition et leurs servants auront disparu. (Max Weber)
Au sens large, le droit naturel désigne toute recherche objective de normes de droit en fonction des seules caractéristiques propres à l'être humain, indépendamment des conceptions du droit déjà en vigueur dans les sociétés humaines, et des perpétuelles distorsions du droit qui sont le fait de l'État ("faux droits").
Dans un sens plus restreint, ce terme désigne la conception individualiste et rationnelle du droit (propre notamment aux libertariens) qui propose un minimum de droits « non négociables » à partir desquels est ouverte la possibilité de résoudre les conflits (ce qui n'est autre que l'objet de la justice). La plupart des théories libérales reposent également sur le droit naturel.
On parle de jusnaturalisme pour désigner toute théorie du droit naturel.

Remarque importante

Le terme de "droit naturel" désigne parfois, comme c'est le cas chez certains auteurs (Hobbes[1], Spinoza[2], Stirner[3]...) les "droits" dont l'homme dispose à l'état de nature (sans règles sociales) : c'est un autre nom pour la loi du plus fort. Pour Nietzsche ou Stirner, il n'y a pas de droits naturels : le droit n'est que la reconnaissance des forces réelles.
Nous employons ici le terme de "droit naturel" dans un sens différent, devenu le sens courant, celui d'une théorie de la justice qui n'est pas liée à l'état de nature.

Histoire du droit naturel

Les origines

Sous l’Antiquité et jusqu’au Moyen-Âge, prévaut la conception « classique » du droit naturel, avec d’une part les prémices de ce qui sera plus tard l’individualisme libéral et rationnel : c’est en ce qu’il est doué de raison que l’homme se distingue de l’animal, raison qui lui permet d’agir intentionnellement en vue d’une fin consciente, et qui l’élève au-dessus du comportement purement instinctif ; d’autre part, politique, religion et éthique n’étant pas encore à cette époque des disciplines séparées, et l’homme étant un « animal social » (Aristote), c’est l’État (la cité, l’Empire...) qui est le plus souvent considéré comme la source du bien et de l’action vertueuse, les personnes étant complètement tributaires de l’action étatique (voir la mort de Socrate à titre d’exemple). L’ordre établi est rarement contesté par les théoriciens du droit : l’esclavage, bien que condamné dans le Digeste de Justinien (530 ap. J.-C.) comme contraire au droit naturel, existera très longtemps, la féodalité, puis la monarchie ne reconnaissent pas les mêmes droits à tous.
Les Romains distinguent cependant le droit (jus) auquel l’homme libre prête allégeance (auquel, étymologiquement, il jure allégeance), de la loi (lex), norme imposée par un pouvoir (terme militaire à l’origine). Les juristes romains distinguaient également le jus civile (l'ordre d'une société) et le jus gentium (le droit des personnes). Cette distinction rend possible ce qu’on appellera plus tard droit naturel, opposé au droit positif, à l’ordre social, aux conventions sociales ou à la tradition. Déjà Aristote définit comme naturelle « une règle de justice qui a la même validité en tout lieu et qui ne dépend ni de notre assentiment ni de notre désapprobation ». Ainsi Marc-Aurèle reconnaît dans ses Pensées avoir reçu du péripatéticien Claudius Severus « l'idée d'un état juridique fondé sur l'égalité des droits, donnant à tous un droit égal à la parole, et d'une royauté qui respecterait avant tout la liberté des sujets ». Pour Cicéron, il s'agit d'« une seule loi éternelle et invariable, valide pour toutes les nations et en tout temps ». Pour les Stoïciens, le droit naturel s'inscrit dans le principe d'ordre de l'univers (le logos).  
Pour Aristote, au contraire, le droit naturel n'est pas invariable. Il se traduit dans la loi positive, reflet de l'état de la société. Il a une fonction critique vis-à-vis de la loi positive, il fonde l’autorité des lois (le droit positif) lorsqu'elles sont justes.
Pour Leo Strauss (Droit naturel et histoire, 1953), le droit naturel "traditionnel" remonte à Socrate, en passant par les Stoïciens (« disciples des disciples de Socrate »), qui influencèrent les Pères de l’Église, jusqu'à Thomas d'Aquin ; c'est Hobbes, puis Locke, qui opèrent la rupture vers le droit naturel moderne, émancipé de la théologie comme de toute prétention téléologique.

Le Droit naturel moderne, fondé sur la raison

Ce sont les Scolastiques, et principalement Saint Thomas d’Aquin, qui inaugurent les théories modernes du droit naturel : le droit naturel fait certes partie du droit divin et est donc institué et voulu par Dieu, mais il s'appréhende par la raison humaine, en dehors de toute révélation. Il est donc universel. Hugo Grotius, juriste hollandais du XVIIe siècle, affirmera même que le droit naturel existe « quand bien même Dieu n’existerait pas », et s'impose à Dieu Lui-même, puisqu'il est la conséquence nécessaire de la nature sociale de l'homme, voulue par Dieu.
Au XVIe siècle, au début de la soumission de l’Amérique, alors que l’esclavage disparaît en Europe pour réapparaître sur l’autre rive de l’Atlantique, Bartolomé de Las Casas et l'école de Salamanque affirment le principe de l'unité du genre humain : l’individu naît a priori libre, et non esclave ; il naît libre et doit demeurer libre. À la même époque, tandis que sévissent les guerres de religion, apparaît la notion de liberté de conscience, et la séparation de la philosophie et de la religion, rangée au rang d’une opinion.
En politique, le droit naturel pose des limites aux prétentions du pouvoir en place : Jean Bodin peut ainsi affirmer qu’en monarchie « les sujets obéissent aux lois du monarque et le monarque aux lois de nature, la liberté naturelle et la propriété des biens demeurant aux sujets ».
Kant, dans une démarche qui n’est pas politique, mais philosophique, essaie de fonder une morale individuelle sur la raison seule. Le même acte peut selon l’intention qui y préside être moral ou immoral. Comment donc trouver un principe objectif et pratique qui nous dicte la « bonne » façon d’agir ? Kant trouve la réponse dans l’impératif catégorique, norme éthique suprême : « agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d’une législation universelle. » Un comportement ne pourrait donc être qualifié de juste que s'il est universalisable. Une autre formulation de cette éthique pourrait décrire l'ambition de l'éthique libérale : « Agis de telle sorte que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. »
Bien qu’on retrouve dans l’impératif catégorique les caractéristiques vers lesquelles tend le droit naturel (universalité, nécessité, objectivité), cette morale personnelle est trop rigoureuse pour tenir lieu de droit (ainsi elle interdit le mensonge ou le suicide). En effet il s’agit d’une norme éthique, personnelle bien que potentiellement universelle (car rationnelle), mais qui ne peut être imposée de l’extérieur.
En revanche, une norme juridique doit servir à évaluer une action indépendamment de l’intention qui la motive (qui n’est de toute façon accessible qu’au sujet agissant lui-même) ; elle peut être imposée par la contrainte. Le droit naturel pose ainsi les conditions de possibilité de la vie en société. Pour Kant, le droit naturel de l’homme se résume à la liberté (« la liberté est l'unique droit originel revenant à chaque homme en vertu de son humanité »), et la vie sociale implique « la limitation de la liberté de chacun à la condition de son accord avec la liberté de tous, en tant que celle-ci est possible selon une loi universelle. »

Droit naturel et individualisme

Avec Locke, l’orientation individualiste apparaît : c’est l’individu qui est la source de toute action, l’agent moral qui pense, perçoit, choisit et agit. Le droit naturel est la reconnaissance par l’ordre politique des droits personnels naturellement possédés par chacun.
Le XVIIIe siècle voit un développement politique très conséquent de la pensée de Locke :
  • la révolution américaine : selon Thomas Jefferson, tous les hommes sont créés égaux ; ils sont dotés de certains droits inaliénables (vie, liberté, propriété et recherche du bonheur). Le but d’un gouvernement est uniquement d’assurer ces droits. Il ne faut pas confondre les droits politiques (qui peuvent être garantis par une constitution) et les droits naturels, qui ne peuvent être abolis (c'est le sens du IXe amendement à la Constitution des États-Unis).
  • la révolution française, avec la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, le texte fondateur le plus libéral qu’ait connu la France, qui affirme explicitement les droits naturels (cependant le terme de droit naturel disparaît des constitutions françaises à partir de 1795).
À partir du XIXe siècle, sous l’influence tant du positivisme, de l’utilitarisme que des théories socialistes, on assiste à une relative éclipse du droit naturel. Bien que la notion de droit naturel reste en filigrane dans la pensée libérale, de nombreux libéraux préfèrent parler d’état de droit (Hayek : Rule of Law) plutôt que de droit naturel, et se contentent de développer une philosophie politique qui réduise les prétentions du droit positif (Frédéric Bastiat : la loi ne doit être que l’expression du droit de légitime défense), ce qui est une façon détournée de « faire » du droit naturel.
Au XXe siècle c’est l’explosion des « droits à ». Ainsi la Déclaration Universelle des Droits de l’homme, promulguée par les Nations Unies en 1948, donne une longue liste de droits dont l’homme est supposé disposer. Pour les libéraux, il s’agit de faux droits, arbitraires, octroyés aux uns aux dépens des autres, alors que le droit naturel est universel par définition. Il est urgent de revenir aux Lumières et aux sources du droit naturel.

La conception contemporaine, libertarienne, du droit naturel

Le droit naturel, aussi bien dans sa première acception (religieuse) que dans les prolongements laïques qui l’ont suivi, s’est formé en opposition au droit positif, souvent arbitraire, injuste, voire tyrannique, et qui, l’histoire l’a suffisamment montré, n’est trop souvent que l’expression de la loi du plus fort, en dépit de l’encadrement constitutionnel dans lequel on a pu l’enserrer.
À la différence du droit positif, le droit naturel n’édicte que des normes négatives, car il s’agit uniquement pour chacun de respecter les droits de l’autre, donc de « ne pas faire » ce qui est illégitime. Ce n’est donc pas une collection précise de règles ou de lois comme en connaît le droit romain ou le droit français (Code civil, Code du commerce, Code pénal…), ni une jurisprudence comme en Common law, mais simplement une « axiomatique normative » (selon Hans-Hermann Hoppe et François Guillaumat), un cadre juridique, destiné à entourer l’action de chaque individu et à permettre de régler les conflits possibles sur une base présumée commune à tous les hommes, la raison. Il n’est pas question d’aller dans le détail et de donner une liste explicite et exhaustive de règles en découlant et utilisables dans la vie quotidienne.
Rothbard, avec son œuvre majeure, L'Éthique de la liberté, pose le droit naturel comme fondation du libertarianisme, en se situant dans le prolongement de la tradition réaliste aristotélicienne et thomiste. Pour lui, le droit naturel est déduit de la nature essentielle de l’homme (raison, conscience, capacité à opérer des choix). Vie, liberté, propriété, sont par nature sous le contrôle direct ou quasi-direct de la personne, ce sont des aspects d’elle-même, de sa nature. Cette « nature » est examinée de façon réaliste, comme sujet possible d’observation rationnelle et de réflexion, non comme un concept métaphysique ou religieux existant depuis toujours (nul besoin de présupposer une nature humaine intangible et invariante).
Les droits individuels sont conformes à la nature de l'homme : l'homme est un animal social, certes, mais pas au point que sa vie n'ait de sens que dans et par la société, comme l'abeille dont la vie est inséparable de celle de la ruche.
Le lien entre droit naturel et éthique est étroit : le droit naturel apparaît comme une éthique objective et universelle, c’est « l’éthique de l’espèce humaine » ; violer un droit naturel est donc immoral. Le droit naturel d’une personne doit être distingué de la manière dont elle l’exerce, qui relève de l’éthique privée et à ce titre peut être jugé (subjectivement) « moral » ou non.
Rothbard parle aussi, dans un sens plus large, de la loi naturelle, comme étant l'ensemble des règles que l'homme est capable de découvrir par l'usage de sa raison - dont le droit naturel, censé participer d’un ordre moral objectif. Dans un cadre [[raison[rationaliste]], la loi naturelle reflète la conformité à la nature des choses : ainsi il est naturel pour l’être humain de manger de la viande ; le fait que certains puissent juger cela immoral (du point de vue de leur éthique personnelle ou religieuse) n’y change rien, et interdire ce fait « de nature », qui ne lèse personne, va contre la loi naturelle, et est donc immoral.
En réalité, la loi naturelle ne devrait pas s’opposer à l’éthique personnelle, car les valeurs fondées sur elle sont universelles, communes à tous les hommes, et sont censées entrer d’emblée dans l’échelle des valeurs subjectives de toute personne dotée de sens moral.
A contrario, le droit positif exprime un ordre artificiel, instauré par les états et les politiciens, imposé sur un territoire donné, reflétant un ordre social qui n’est pas nécessairement en accord avec le droit naturel.
L'analyse libertarienne des relations sociales, fondée sur le droit naturel, est en fait révolutionnaire : elle met à jour les oppressions dont sont victimes les personnes, la principale étant l'oppression étatique, qui s'exerce par l'impôt, la conscription, la guerre, les lois liberticides, les monopoles d'état, la « solidarité » forcée, etc.
Toutefois la mise en œuvre du droit naturel doit être cohérente avec le principe de non-agression. L’action politique (visant à réduire le pouvoir des hommes de l’État), l’éducation, la diffusion du message libertarien, les contradictions propres à l’étatisme contemporain, telles sont les perspectives qui, selon les libertariens, devraient conduire vers la complète reconnaissance des droits de chacun. Bertrand Lemennicier dresse une liste de moyens conformes à l'éthique libertarienne : la légitime défense ou le droit de résistance à l'oppression, le combat des idées, l'action collective avec des mouvements abolitionnistes (contre l'esclavagisme d'État), la désobéissance civile, le droit d'ignorer l'État.
D'autres partisans du droit naturel, tels Leo Strauss (non libertarien), sans remettre en cause le paradigme étatique, estiment que le droit naturel est indispensable, comme garde-fou ou comme modèle idéal, de par sa capacité à motiver et à justifier la critique des droits positifs.

Hayek et l'aspect cognitif du droit naturel

Hayek adopte une position originale qui ne considère le droit ni comme "naturel" et rationnel (vue jusnaturaliste), ni comme une construction humaine (vue positiviste), mais comme une donnée objective qu'il analyse selon une méthode évolutionniste :
Assurément, l’on ne peut valablement représenter les règles de juste conduite comme naturelles au sens de parties d’un ordre externe et éternel des choses, ni comme implantées en permanence dans une inaltérable nature humaine, ni même au sens que l’esprit humain est ainsi constitué une fois pour toutes qu’il lui faille adopter ces règles de conduite précises. En revanche, il ne s’ensuit pas que les règles de conduite qui en fait guident l’homme doivent forcément résulter d’un choix délibéré fait par lui ; ni qu’il soit capable de former une société en adoptant n’importe quelle règle qu’il décide de poser ; ni que ces règles ne puissent pas lui être procurées sans qu’intervienne une volonté personnelle, et donc avoir en ce sens une existence « objective ». L’on soutient parfois que seul ce qui est vrai universellement peut être regardé comme un fait objectif, et que tout ce qui est spécial à une société particulière ne peut pas être tenu pour tel. Mais cela n’est pas inclus dans le sens ordinaire du mot « objectif ». Les vues et opinions qui façonnent l’ordre d’une société, aussi bien que l’ordre résultant de cette société même, ne dépendent nullement d’une décision personnelle quelconque, et souvent elles ne se laisseront modifier par aucun acte d’autorité spécial ; en un tel sens, il faut les regarder comme un fait qui existe objectivement. Par conséquent, les résultats de l’agir humain qui ne sont pas provoqués par un dessein humain peuvent être pour nous objectivement donnés. (Droit, Législation et Liberté)
D'après Patrick Simon, l'apport majeur de Hayek au droit naturel est qu'il a découvert l'aspect cognitif d'une règle de droit naturel. Hayek explique que la connaissance humaine progresse quand il y a plusieurs règles en concurrence : chacune de ces règles incorpore et transmet avec elle de l'information. En se transmettant, elles transmettent avec elles toutes les expériences que pendant des siècles les gens ont connues en appliquant cette règle. Au contraire, quand une règle de droit naturel est transformée en loi impérative, la mémoire qu'elle portait est "tuée", elle n'est plus transmission de connaissance et d'information. Ainsi, par essai et erreur, les hommes améliorent leur connaissance, adoptent des règles de plus en plus libérales, en dépit des régressions et des erreurs que font les hommes politiques, sanctionnées par la main invisible qui résulte des choix individuels :
Le droit naturel comporte et favorise de multiples processus d'auto-régulation et de correction des erreurs. C'est grâce aux erreurs que, dans la nuit de l'ignorance et du doute, les hommes progressent. (Patrick Simon)
Dans la démocratie libérale, la loi ne saurait se réduire à la volonté et aux caprices d'une majorité d'un jour. La loi ne peut être que le produit de procédures complexes où s'inscrit l'héritage accumulé d'une longue histoire juridique et culturelle. (Alain Madelin)
L'histoire du droit naturel deviendrait ainsi l'histoire de la liberté.
Cette façon de voir est contestée par les jusnaturalistes libertariens, qui ne voient pas en quoi un "processus de découverte" des règles de justice permet d'aller vers plus de justice. Pour certains (comme François Guillaumat), Hayek est un théoricien du droit naturel qui curieusement ne se reconnaît pas comme tel[4]. Pour d'autres, Hayek ignore le monopole de la justice ou l'influence des groupes de pression, et son relativisme social le rapproche des positivistes :
Malheureusement, il ne semble pas avoir remarqué les différences entre un marché, lequel présuppose la "liberté et l'égalité dans l'argumentation justificatrice" et une société où des groupes divers emploient tous les moyens à leur disposition, y compris le pouvoir législatif et règlementaire, pour former les opinions, les pratiques et les règles dominantes. Il n'a pas remarqué la différence entre une procédure de découverte des règles de juste conduite et une procédure pour découvrir les règles sociales qui sont efficaces du point de vue de ceux qui exercent la prépondérance de l'influence et du pouvoir dans la société. Il n'y a que ceux qui confondent la justice et l'efficacité sociale qui puissent rester aveugles à la confusion conceptuelle qui se cache derrière la tentative alambiquée de Hayek pour justifier son libéralisme classique par une théorie de l'évolution sociale. (Frank van Dun)
Pour Frank van Dun, Hayek raisonne en économiste par analogie avec la "découverte" des prix d'ajustement du marché et des méthodes d'organisation optimales suivant les circonstances. La conception hayékienne n'est pas acceptable, car elle pose "l'opinion socialement dominante" comme "source infiniment variable du Droit"[5], alors que "le Droit est un ordre objectif fondé sur la nature des choses, et non un ordre de conventions fondé sur la "volonté" dominante ou régnante de la société." La conception de Frank van Dun repose sur l'éthique de l'argumentation" (proche de "l'éthique de la discussion" de Habermas) : le Droit est un "ordre des personnes" fondé sur le discours, la relation verbale, puisque "la parole, (ratio, logos) est l'élément le plus caractéristique de la personne naturelle".

Applications du droit naturel

Le droit ayant été confisqué par les États sous la forme du droit positif, le droit naturel n'est plus considéré par ces derniers comme une base juridique admissible. Par le passé, les juges étaient conscients de la relativité, des incohérences et des déficiences du droit positif. Ainsi, en Russie tsariste, on pouvait choisir d'être jugé "selon la loi" (по закону) ou "selon la conscience" (по совести) ; le terme de "loi" (закон) désigne aussi le code d'honneur que respectent les voyous (вор в законе).
En revanche, dans le domaine du droit international, où prévaut une situation d'anarchie (au sens originel du terme : il n'y a pas d'instance suprême), la pensée de plusieurs théoriciens du droit naturel (Grotius, Alfred Verdross...) a servi à élaborer des normes juridiques qui s'appliquent aux relations internationales (par exemple le droit d'ingérence ou la neutralité). Les partisans du droit naturel y voient une confirmation de la possibilité de disposer de bases juridiques rationnelles non édictées par des institutions coercitives. Il y a même eu des spéculations de la part des scientifiques quant au droit à appliquer en relation avec des peuples extraterrestres[6]...
Le droit naturel subsiste cependant dans le concept libéral d'état de droit et de Rule of Law, qui limite le pouvoir de l'État au nom de principes supérieurs.
Un tribunal arbitral est une conséquence directe du contrat et des effets d'un contrat. Le tribunal arbitral procède donc également du Droit Naturel.
Plusieurs théoriciens notent que les organisations dites "criminelles", comme la mafia, appliquent une forme de droit naturel :
Non seulement nous voyons [la mafia] appliquer une justice anarcho-capitaliste, mais il est clair aussi que son code comporte une théorie bien construite de justice proportionnée. Dans un monde où l'idée que la punition doit correspondre au crime a été abandonnée, idée pour laquelle combattent toujours les théoriciens libéraux, il est réconfortant de voir la mafia appliquer en pratique la proportionnalité des peines. (Murray Rothbard)

Les principaux thèmes

Toute théorie du droit naturel explore nécessairement les thèmes suivants :
  • Égalité, ou isonomie : le droit s’applique de la même façon pour tous, condition nécessaire pour que puisse exister la justice, garante de l’ordre social. Un droit naturel est universel (il s’applique potentiellement à tous les hommes), réciproque (il ne constitue pas un privilège réservé à certains), légitime (il est immoral de le violer).
  • Liberté : valeur principale du droit naturel, qu’on l’exprime comme indépendance de l’individu, autonomie de la personne, droit à ne pas être contraint, protection de la sphère privée, inaliénabilité de la volonté, propriété de soi-même, droit de sécession (individuel ou collectif), droit à ne pas être emprisonné arbitrairement (habeas corpus), etc.
  • Responsabilité : être libre suppose qu’on puisse répondre de ses actes ; chacun étant libre, sa liberté est limitée naturellement par celle des autres.
  • Droit à la vie : entendu, non pas comme un droit à l’assistanat, mais comme l’interdiction d’attenter à la vie d’une autre personne (le « tu ne tueras point » du Décalogue, qu'on retrouve dans tous les codes juridiques antiques) et le droit de se protéger d’une agression (légitime défense).
  • Propriété : le droit pour chacun de disposer à sa guise de ce que son propre effort et son action ont produit, dans la limite des droits légitimes d’autrui.
  • Individualisme : à la base, seul l’individu est sujet de droit. Toute entité collective (association, entreprise, syndicat, église…) est légitime tant qu’elle n’est pas coercitive envers ses membres ni envers les autres.

Les idéologies opposées au droit naturel

Relativisme

Bien et mal sont des notions relatives, toutes les valeurs sont équivalentes, d'ailleurs elles sont variables et dépendent de la culture, de la religion, de la géographie et de l'histoire. Aucun système éthique ne peut être fondé sur des critères objectifs. D'ailleurs, il y a autant de conceptions du droit naturel que de conceptions de la "nature humaine" (ce qui n'est pas faux[7]). Sans entrer dans des considérations logiques (dire que "tout est relatif" est-il une affirmation relative, ou absolue ?), le problème de cette position est qu'elle ne propose rien pour fonder le droit, sinon probablement des rapports de forces (point de vue propre au marxisme). Après tout, le nazisme et le communisme avaient aussi leur propre système de valeurs. Le relativisme, on peut le constater, régit effectivement le droit positif instauré par les États, mais cela n'invalide pas le concept de droit naturel.
Leo Strauss critique ce qu'il appelle le "conventionnalisme" (l'opinion selon laquelle le droit n'est qu'une convention qui varie d'une société à l'autre) :
Montrer que les conceptions de la justice ont varié n'est pas prouver l'inexistence du droit naturel ou l'impossibilité de le connaître. Cette diversité, on peut la comprendre comme la diversité des erreurs qui, loin de réfuter l'existence de la vérité unique, l'impliquent au contraire. (...) il est parfaitement possible que le droit naturel informe, pour ainsi dire, la diversité infinie des conceptions de la justice et des lois, ou autrement dit, qu'il soit à la racine de toutes les lois. (Droit naturel et histoire, 1953)

Positivisme

Selon le positivisme juridique, n'existent que les règles juridiques en vigueur à un instant donné. "La raison humaine peut comprendre et décrire ; elle ne peut pas prescrire" (Hans Kelsen, Was ist Gerechtigkeit ?, 1953). Le droit ne repose que sur la volonté du législateur. Il n'y a pas de relation nécessaire entre droit et morale : les lois n'ont pas de composante éthique (exemple : "les automobilistes doivent rouler sur le côté droit de la chaussée"). Avant la société ou l’État, il n’y a pas de droit : le juriste autrichien Hans Kelsen en vient ainsi à affirmer que tout État, même la plus sanguinaire dictature, est un État de droit (ce qui n'a pas empêché cet auteur de réintroduire le droit naturel en postulant une norme juridique fondamentale, la Grundnorm). De même pour le juriste pro-nazi Carl Schmitt, l'ordre juridique repose sur l'existence de l'État et sur la décision du juge ; ce n'est pas le droit qui est souverain, mais l'État (opinion exactement inverse du point de vue libéral).
Le positivisme juridique, ne se posant pas la question de ce que devraient être le droit et la justice, refuse le droit naturel et ses prétentions éthiques. Le droit naturel se placerait sur le terrain métaphysique, tandis que le droit positif, lui, est une réalité observable. La distinction entre le droit et l'État serait factice, puisqu'il faut bien un juge pour interpréter le droit. Cela aboutit à un relativisme mettant à égalité les idéaux de toute société, car il n’y a pas de supra-droit permettant de juger les droits. Ou s'il y a un tel supra-droit, il découle uniquement de l'absolutisme de l'État.
Certains diront que le droit naturel n'est qu'une idée, un concept, alors que le droit positif, lui, existe vraiment, et s'impose à nous de façon pratique à chaque instant. Mais le monde n'est-il pas gouverné par les idées, n'évolue-t-il pas dans un sens ou dans l'autre sous leur influence ? Le droit positif, sauf à être totalement arbitraire, est inspiré de règles générales du droit qui lui sont antérieures, et que l'on peut appeler "droit naturel".
Les positivistes considèrent que le droit naturel n'est qu'une chimère mystique ou métaphysique. Ils tombent précisément dans le travers qu'ils dénoncent lorsqu'ils fondent eux-mêmes le droit positif sur plusieurs actes de foi : les gouvernants seraient légitimés à édicter des lois, qui seraient toujours bonnes ; ces lois posséderaient une nature obligatoire per se ; les sanctions à tout manquement à ces lois seraient nécessaires et légitimes. Comme le rappelle Leo Strauss, il y a eu, et il y a clairement des lois injustes ; refuser d'admettre cela revient à affirmer que le seul droit résulte de la loi du plus fort.

Utilitarisme

Le droit doit être ce qui sert le mieux le développement du bien-être et du bonheur humains. Le droit naturel est un « non-sens pur et simple », selon Jeremy Bentham. Seule compte l’utilité sociale. On recommande la propriété privée, la tolérance et la liberté non parce que cela est naturel et juste, mais parce que cela est bénéfique à tous. Le grave inconvénient d’une telle position est que l’étatisme, qu’il soit social-démocrate ou socialiste est alors justifié : il faut bien que « quelqu’un » juge de ce qui est bénéfique à tous et agisse en conséquence, et ce ne peut être que les hommes de l’État. L’histoire des siècles récents montre que l’étatisme, loi du plus fort, n’a alors que tendance à s’accroître démesurément. La liberté n’est plus une fin, mais un moyen avec lequel on peut transiger au besoin ; la tendance politique est alors au conservatisme, au « collectivisme mou » ou au réformisme modéré.
Même si les utilitaristes n'admettent pas la notion de droit naturel, ils reconnaissent que des lois peuvent être injustes. John Stuart Mill distingue ainsi le "droit légal" et le "droit moral" :
C'est toujours pour la même raison, semble-t-il, qu'on regarde comme injuste une loi, aussi bien qu'une violation de la loi. Il s'agit, dans les deux cas, d'une violation du droit de quelqu'un ; ce droit, ne pouvant être dans le premier cas un droit légal, reçoit un nom différent ; on l'appelle droit moral (moral right). (L'utilitarisme, chapitre V)
Dans la conception anarcho-capitaliste utilitariste (par exemple celle de Vers une société sans État de David Friedman), il n'y a pas besoin de droit naturel : les sociétés de protection et les tribunaux auxquels elles sont liées proposent sur le marché un certain nombre de législations différentes. C'est le client qui assure ainsi le succès d'une législation sur une autre. Ce n'est pas forcément contradictoire avec le concept de droit naturel : s'il existe vraiment un tel droit, toutes ces législations devraient in fine converger vers lui, à quelques détails près qui ne seraient qu'affaire de convention ou de procédure.

Darwinisme social

Cette idéologie (Herbert Spencer, William Graham Sumner) part du principe que, dans la nature, il y a toujours lutte et anéantissement implacable des plus faibles. Les plans du libéralisme pour une vie sociale pacifique seraient le fruit d'un rationalisme illusoire, car contraires à l'ordre naturel. Il faudrait laisser l’évolution agir et éliminer les moins adaptés socialement : le droit naturel équivaudrait alors au droit du plus fort. Selon les libéraux, le darwinisme social (ou évolutionnisme social) ignore le fait rationnellement démontré que, pour l'homme, le moyen le plus adéquat à l'amélioration de sa condition est la coopération sociale et la division du travail, et non la guerre de tous contre tous.
Les antilibéraux accusent parfois le libéralisme de n'être qu'un "darwinisme social" qui lâcherait le "renard libre dans le poulailler libre". Il est en réalité aisé de montrer que c'est l'étatisme qui est un "darwinisme social", puisque l’État, monopole de la violence légale, agit en vertu du droit du plus fort au travers de ceux qui sont à sa tête (y compris en démocratie) pour accorder des privilèges, des faux droits ou instaurer un capitalisme de connivence. Par ailleurs, la conquête du pouvoir et l'accaparement des leviers de la machine étatique par les luttes politiques ou militaires est un excellent exemple de ce qu'est le darwinisme social en action, puisque c'est une lutte pour « devenir le plus fort » et imposer sa volonté au reste de la population :
« L’État substitue à la lutte pacifique pour le service mutuel, la lutte à mort d’une compétition darwiniste pour les privilèges politiques. »
    — Murray Rothbard, Éthique de la liberté
Assimiler la concurrence économique à un "darwinisme social" revient à affirmer que l'échange volontaire est une forme de violence analogue à la lutte entre espèces animales, jeu à somme nulle, alors que le libre échange est un jeu à somme positive (chacun trouve bénéfice à l'échange, sinon l'échange n'aurait pas lieu) :
« Le libre marché n'est pas, comme les darwinistes sociaux l'imaginent, une lutte entre riches et pauvres, entre forts et faibles. C'est pour les êtres humains le principal moyen de coopérer pour vivre. Si chacun devait produire sa nourriture et son gîte par lui-même, pratiquement personne ne pourrait survivre. L'existence de la société à grande échelle dépend absolument de la coopération sociale au travers de la division du travail. »
    — David Gordon, Social Darwinism and the Free Market[8]
On parle parfois de "darwinisme institutionnel" à propos des idées de Hayek sur l'évolution des sociétés : un ordre institutionnel performant s'impose non par une planification venue d'en haut, mais par sélection des institutions les plus efficientes en termes de coordination des actions individuelles.
On peut remarquer également que le terme de darwinisme, d'un point de vue scientifique, ne désigne en aucune façon une "loi du plus fort", mais l'un des mécanismes qui causent l'évolution des espèces : la sélection naturelle. Les individus les plus adaptés à leur environnement survivent et se reproduisent davantage, et les variations héréditaires qui confèrent un avantage sélectif seront davantage transmises à la génération suivante. L'économie d'un pays est ipso facto darwiniste (si l’État ne s'en mêle pas), puisque avec le phénomène de destruction créatrice seules survivent les entreprises les plus adaptées à leur environnement (le marché). Refuser cet état de fait reviendrait à demander la survie des incompétents, au prix d'une régression de la société :
« En fin de compte, cette dénonciation constante du « darwinisme social » n'est qu'un procédé d'intimidation pour faire taire tout argument appliquant les principes de l'évolution à la société humaine. Les socialistes aiment se moquer des fondamentalistes juifs et chrétiens parmi leurs opposants (mais perversement, rarement des musulmans) qui nient que l'évolution ait eu lieu dans le passé, et de les traiter d'antiscientifiques ; mais plus antiscientifiques encore, ils nient que ces principes s'appliquent au présent ou au futur, alors que cette application présente et future est bien plus directement importante pour toute décision politique que toute application passée hypothétique ou réelle. »
    — Faré
Charles Darwin lui-même ne défendait pas le "darwinisme social", mais la concurrence :
Il doit y avoir une libre concurrence entre les hommes. Les plus capables ne doivent pas être interdits de réussir par des lois ou des coutumes. (La filiation de l'homme, 1871)

Irrationalisme

La raison est considérée comme contre nature, car inférieure aux instincts et aux impulsions animales ; l'homme véritable obéit à ses instincts primordiaux plus qu'à sa raison. Ce à quoi Ludwig von Mises répond que « la raison, qui est le trait le plus caractéristique de l'homme, est elle aussi un phénomène biologique. Elle n'est ni plus ni moins naturelle que n'importe quel autre trait de l'espèce homo sapiens, tels que la station debout ou la peau sans fourrure. »

Collectivisme

La société est vue comme une entité supérieure devant laquelle les droits individuels doivent s’effacer. Frank van Dun décrit de la façon suivante les bases du droit positif socialiste :
  1. les individus appartiennent à la société, qui donc a le droit de les contraindre à obéir à ses prescriptions ;
  2. la société doit s’occuper des individus, car ceux-ci sont incapables de gérer correctement leurs vies et leurs propres affaires.
Pour les libéraux, personnifier sous un concept collectif ("classe sociale", "nation"...) un ensemble d’individus différents et attribuer à cette entité des droits distincts est abusif : la société n’est pas une personne, elle ne peut disposer de droits ni être responsable, sauf à nier les droits de l’individu et à confier la direction de la société à des « guides » éclairés qui se feront ses interprètes (ou ses grands prêtres, ou ses bourreaux).

Anarchisme collectiviste

Refuse le droit positif étatique, mais ne met pas la propriété au rang d’un droit naturel au même titre que la liberté, alors que pour le libéralisme les deux sont inséparables, la liberté ne pouvant exister sans la propriété, qui participe du domaine d’action légitime de l’individu.

Théoriciens du droit naturel

Les controverses autour de la conception libertarienne du droit naturel

  • La notion de nature humaine : une critique fréquente portée sur le droit naturel est qu’il reposerait sur la croyance en une nature humaine préexistante, donnée une fois pour toutes. Or précisément le droit naturel moderne, par opposition au droit naturel classique dérivé de la théologie, n’affirme pas le caractère absolu d’une nature humaine dérivant de la Nature avec une majuscule (vision des Anciens) ou établie par Dieu (vision chrétienne du droit naturel). Il ne postule pas une "essence" de l'homme qui précèderait son existence. Il se contente, par une approche philosophique réaliste, de partir des caractéristiques humaines constatables pour établir le droit naturel, qui n’est pas une Idée platonicienne, mais fait l’objet d’une recherche rationnelle. Dire que la "nature" d'un homme diffère de la "nature" d'un animal ou d'un minéral exprime une évidence et n'implique pas qu'il existe une quelconque "essence" de l'homme. Le croyant peut souscrire au droit naturel moderne, conforme à ses convictions ; en revanche le droit naturel n’implique pas quelque croyance préalable que ce soit – mais il ne devrait pas non plus, en théorie, être en contradiction avec les préceptes qui fondent les différentes religions.
  • Le droit naturel, réduit à une idéologie libertarienne ou libérale : c’est la critique relativiste. Plutôt que d’idéologie, les libertariens préfèrent parler, à propos de leur conception du droit naturel, d’axiomatique normative : normative, car sa finalité est bien d’établir des normes de vie en société, des règles sociales ; axiomatique, car un tel droit se démontre à partir de concepts de base qui, eux, ne peuvent qu’être admis sans démonstration, car sans ces concepts (tels que liberté, propriété, responsabilité), aucune vie sociale n’est pensable.
  • Le domaine du droit naturel : à quel sujet s’applique-t-il ? A tout être humain, certes, mais qu’en est-il de l’enfant, du handicapé, du dément ? Ont-ils des droits équivalents à ceux d’un adulte en pleine possession de ses moyens ? Et l’embryon a-t-il des droits équivalents à ceux de la femme qui le porte (voir l’article sur l’avortement) ? Parmi les libéraux, certains soutiennent le caractère absolu du droit à la vie, d’autres insistent sur l’importance de l’autonomie et de la rationalité, affirmant qu’un être entièrement dépendant ne saurait avoir de droit (de même que, selon Rothbard, « les animaux auront des droits quand ils viendront les demander »).
  • Les conflits de droits : a-t-on le devoir de garder sur un bateau un passager clandestin ? doit-on porter assistance à une personne en danger s'il est possible de le faire sans se mettre soi-même en danger ? Certains libertariens considèrent que de telles obligations portent atteinte à l’inaliénabilité de la volonté humaine et instaureraient un devoir d’assistance qui deviendrait rapidement illimité ; d’autres mettent en garde contre l’abus de droit ou dénoncent le manque de proportionnalité entre faute et peine.
  • Les cas à la marge, pour lesquels il est difficile de trancher : le bateau coule et il n’y a pas assez de places dans les canots de sauvetage. La plupart des libertariens admettent dans ce cas le droit du premier occupant, mais est-ce vraiment juste ? « Les femmes et les enfants d’abord » est-ce plus juste ? Certes, le droit ne peut se fonder sur les « cas limites », pas plus qu’il ne saurait envisager les circonstances particulières qui peuvent rendre tantôt légitime tantôt illégitime une action.
  • L’État et la loi peuvent-ils garantir le droit naturel ou lui sont-ils forcément ennemis ? La souveraineté de l'État sur les biens et la vie de ses sujets peut-elle coexister avec les droits individuels, voire en être la garantie ? Libéraux et libertariens s’opposent sur le sujet, et parmi les libertariens, minarchistes et anarcho-capitalistes s’opposent également entre eux.
  • La propriété est-elle un droit naturel ? Certains libéraux de gauche et la plupart des anarchistes, même s’ils sont partisans du droit naturel, ne le pensent pas et excluent la propriété du droit naturel, ou limitent sérieusement la portée de ce droit (en particulier, il y a dissension quant aux conditions de première appropriation des biens naturels). Cependant, on ne peut imaginer une vie sociale sans propriété (ne serait-ce qu’une propriété collective). Remettre en question la propriété en tant que droit naturel, c’est occulter le caractère historiquement individualiste du droit naturel pour privilégier une approche collectiviste ou utilitariste, propre à remettre en question un autre droit naturel fondamental, la liberté.

Bibliographie

  • 1951, A. P. D'Entrèves, Natural Law. An Introduction to Legal Philosophy, Londres, Hutchinson's University Library
  • 1961, Michel Villey, Abrégé du Droit naturel classique, Archives de Philosophie du Droit, n°6, pp25–72
  • 1979, Richard Tuck, "Natural Rights Theories", Cambridge: Cambridge University Press
  • 1983, Michel Villey, Le Droit et les Droits de l'homme, PUF, "Questions", 1983, rééd. 1998
  • 1987, Russell Hittinger, "A Critique of the New Natural Law Theory", Notre Dame, IN: University of Notre Dame Press
  • 1992, Robert P. George, dir., "Natural Law Theory", Oxford: Clarendon Press

Citations

  • « Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or, il est évident et parfaitement sensé de parler de lois et de décisions injustes. En portant de tels jugements, nous impliquons qu'il y a un étalon du juste et de l'injuste qui est indépendant du droit positif et qui lui est supérieur: un étalon grâce auquel nous sommes capables de juger du droit positif. » (Leo Strauss)
  • « Contrairement au positivisme juridique et aux diverses formes d’historicisme, le Droit naturel fournit, en morale et en politique, une “loi supérieure” permettant de porter un jugement sur les édits des hommes de l’État. Le Droit naturel, loin d’être conservateur, est “extrémiste”, il recherche nécessairement la société idéale. “Le libéralisme, expliquait Acton, tend vers ce qui doit être, sans égard pour ce qui est.” Selon Acton, “on ne doit reconnaître aucune autorité au passé sinon dans la mesure où il est conforme à la morale”. » (Murray Rothbard)
  • « La loi vraie est la raison juste en accord avec la Nature ; elle est d'application universelle, invariable et éternelle ; elle invite au devoir par ses commandements et détourne du mauvais chemin par ses interdictions. Les lois ne seront pas différentes à Rome ou à Athènes, et elles ne différeront pas d'un jour à l'autre : une seule loi éternelle et invariable sera valide pour toutes les nations et en tout temps. » (Cicéron, De Republica)
  • « Le droit naturel s'entend de deux manières. D'une part, il s'agit d'un produit de l'ordre spontané, d'une loi naturelle qui se découvre par un processus de développement spontané du droit à la manière de la Common Law britannique. D'autre part, le droit naturel anarcho-capitaliste réfère aussi à un ensemble de principes fondamentaux – des principes lockéens chez Rothbard – accessibles à la raison et sur la base desquels peut ensuite s'arranger le développement spontané des règles de droit. Autrement dit, le développement du droit relèverait de la jurisprudence des tribunaux privés qui découvriraient la loi et corrigeraient le droit coutumier à lumière des principes rationalistes du droit libertarien. De là, selon Rothbard, résulterait un « code de lois » dérivé à la fois du droit coutumier et de l'éthique rationaliste libertarienne. » (Pierre Lemieux, L'Anarcho-capitalisme)
  • « Un "droit" est un principe moral qui définit et sanctionne la liberté qu'une personne a d'agir dans un contexte social. Il n'existe en ce sens qu'un Droit fondamental (tous les autres ne sont que ses conséquences ou ses corollaires) : le Droit d'un homme de posséder sa propre vie. (...) Ce qui signifie : le Droit de faire tout ce qui est nécessité par la nature d'un être rationnel pour le maintien, la promotion, l'accomplissement et la réussite de sa propre vie. » (Ayn Rand)
  • « L’état de nature est régi par un droit de nature qui s’impose à tous ; (...) nul ne doit léser autrui dans sa vie, dans sa santé, sa liberté et ses biens. » (John Locke, Second Traité du Gouvernement civil, II)
  • « Le droit naturel ou l'ordre de convivialité (...) se caractérise par la coexistence des hommes en tant qu'individus distincts et séparés. Par conséquent, il est possible de faire distinction de façon objective entre les actes qui respectent l'existence distincte et séparée de chaque autre personne et les actes qui ne la respectent pas - le vol, l'escroquerie, la violence contre les personnes et leurs biens, etc. En revanche, nier la réalité du droit naturel, c'est nier la réalité des êtres humains et de leurs existences distinctes et séparées. Alors, les distinctions entre les personnes ne pouvant être conçues que comme des distinctions artificielles et conventionnelles, la justice est mise à la dérive. La distinction entre acte juste et acte injuste devient alors tout à fait arbitraire. » (Frank van Dun)
  • « Le droit naturel, ce sont des règles spontanées de juste conduite, qui s'opposent à des règles impératives qu'on est contraints de suivre. Un exemple classique : dans le Code Civil vous avez un texte qui dit qu'on est responsable des dommages causés par sa faute ; c'est une règle qui existerait même si elle n'était pas écrite dans un code, parce qu'elle est éternelle et avant qu'elle soit écrite en 1804 elle a existé pendant des siècles et des siècles. Une telle règle ne fait qu'exprimer quelque chose d'évident, qui existait déjà. » (Patrick Simon)
  • « Le droit naturel des hommes diffère du droit légitime ou du droit décerné par les lois humaines, en ce qu'il est reconnu avec évidence par les lumières de la raison, et que par cette évidence seule, il est obligatoire indépendamment d'aucune contrainte ; au lieu que le droit légitime limité par une loi positive, est obligatoire en raison de la peine attachée à la transgression par la sanction de cette loi, quand même nous ne la connaîtrions que par la simple indication énoncée dans la loi. » (François Quesnay, Le droit naturel, chap 2)
  • « Le concept de droit naturel, contre lequel toute la jurisprudence moderne a réagi, est la conception rationaliste pervertie qui interprétait le droit naturel comme une construction déductive de la "raison naturelle" plutôt que comme le résultat imprévu d'un processus de croissance dans lequel le test servant à déterminer ce qui est juste n'est pas la volonté arbitraire de quiconque, mais la compatibilité avec tout un système de règles héritées mais partiellement désorganisé. » (Hayek, "Le résultat de l'action humaine mais non d'un dessein humain", Essais de philosophie, de science politique et d'économie)
  • « Vous qui avez perdu la notion de ce qu’est un droit, vous qui hésitez dans une fuite stérile entre l’affirmation que les droits sont un don de Dieu, un cadeau surnaturel reposant sur la foi, ou que les droits sont un don de la société, qu’il faut arracher à son désir arbitraire, apprenez que les droits de l’homme ne découlent ni de la loi divine ni de la loi sociale, mais de la loi de l’identité. A est A; et l’Homme est l’Homme. Ses droits sont les conditions d’existence requises par sa nature pour sa propre survie. » (Ayn Rand, Atlas Shrugged, Discours de John Galt)
  • « Celui qui part de l'idée préconçue que la notion du droit doit être positive, et qui ensuite entreprend de la définir, n'aboutira à rien ; il veut saisir une ombre, poursuit un spectre, entreprend la recherche d'une chose qui n'existe pas. La notion du droit, comme celle de la liberté, est négative ; son contenu est une pure négation. C'est la notion du tort qui est positive ; elle a la même signification que nuisance - læsio - dans le sens le plus large. Cette nuisance peut concerner ou la personne, ou la propriété, ou l'honneur. Il s'ensuit de là que les droits de l'homme sont faciles à définir : chacun a le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à un autre. » (Arthur Schopenhauer, Parerga et Paralipomena)
  • « Les notions de tort et de droit (...) sont évidemment indépendantes des législations, et les précèdent ; il y a donc un droit purement moral, un droit naturel, et une doctrine pure du droit ; pure, c'est-à-dire indépendante de toute institution positive.  » (Arthur Schopenhauer, Le fondement de la morale)
  • « La loi n'est pas la source des droits de l'homme, elle doit en être la codification. Elle en résulte. Le législateur ne crée pas du droit de l'homme à volonté, et les véritables droits de l'homme sont antérieurs à la loi. Aucune loi ne saurait les abolir, pas plus que les créer. Les droits de l'homme se constatent, dit justement Bertrand de Jouvenel dans "Du Pouvoir"; ils ne s'inventent pas. » (Jean-François Revel)
  • « Le droit naturel est l'ensemble des normes indépendantes de tout droit positif et supérieures à ce dernier, elles ne tirent pas leur dignité de règlements arbitraires, mais à l'inverse elles légitiment la force obligatoire du droit positif. Le droit naturel est donc le terme générique pour les normes qui ne sont pas légitimes en vertu d'une législation légitime, mais en vertu de leurs qualités immanentes. C'est la seule forme spécifique et conséquente de légitimité qui puisse subsister quand les révélations religieuses et la sainteté autoritaire de la tradition et leurs servants auront disparu. » (Max Weber)

École du droit naturel

On désigne par "École du droit naturel" l'ensemble des théoriciens jusnaturalistes.
On distingue souvent l'École du droit naturel classique (Aristote, Saint Thomas) et l'École du droit naturel moderne : Hugo Grotius (1583-1645), Johannes Althusius (15631638), Samuel von Pufendorf (1632-1694), John Locke (1632-1704), Montesquieu, etc. La différence principale entre les deux écoles est que l'École moderne s'affranchit des vues théologiques ou téléologiques de l'École classique : le droit naturel ne procède plus de la Nature en général ou de Dieu, mais de la nature humaine et de la Raison.

Liens externes


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C) Aristote, père du Droit naturel 



Si les individus ont recours à la force du gouvernement, c’est pour protéger ce qui leur appartient : leur vie, leur liberté et leurs biens. Le politique ne dispose pas de la propriété des individus, il est à leur service.

En cette période de débat électoraux, de slogans et de petites phrases, il nous paraît salutaire de rappeler, avec les penseurs du Droit naturel, que la politique n’est pas le tout de la vie en société. Elle n’est ni un commencement, ni une fin. Avant la politique, il y a des individus qui s’associent pour rechercher leur subsistance en même temps que leur bonheur. Et s’ils ont recours à la force du gouvernement, c’est pour protéger ce qui leur appartient : leur vie, leur liberté et leurs biens. Mais le politique ne dispose pas de la propriété des individus, il est à leur service.

Or c’est précisément ce qu’affirme la théorie du Droit naturel, formulée d’abord par Aristote. Elle affirme qu’il y a un contenu dans tout système juridique qui ne dépend pas de la volonté du législateur et qu’il y a donc des règles qui s’imposent au législateur. Est dit de Droit naturel ce qui est universellement valide, en tout lieu et en tout temps. Est dit de droit positif ce qui est en soi indifférent mais qui s’impose à tous par suite d’un choix conventionnel et contingent.

Alain Sériaux, auteur d’un Que Sais-je sur le sujet [1], rappelle que « le terme relativement récent de « droit » n’appartient pas au vocabulaire des Anciens. Chez eux, le droit se dit « le juste » : to dikaïon, en grec ; iustum, en latin. Aussi, lorsqu’Aristote consacre le livre V de son Éthique à Nicomaque à l’étude de la vertu de justice, c’est sans hésitation aucune qu’il lui donne le « juste » pour objet spécifique. Dix-sept siècles plus tard, Saint Thomas d’Aquin, dans la Somme Théologique, adoptera encore la même démarche : elle est au cœur de la pensée classique. » [2]

Ainsi Aristote distingue entre un juste naturel et un juste positif ou conventionnel :
La justice politique elle-même est de deux espèces, l’une naturelle, l’autre légale. Est naturelle celle qui a partout la même force et ne dépend pas de telle ou telle opinion ; légale celle qui à l’origine peut être indifféremment ceci ou cela, mais qui une fois établie, s’impose : par exemple, que la rançon d’un prisonnier est d’une mine, ou qu’on sacrifie une chèvre et non deux moutons, et en outre toute les dispositions législatives portant sur des cas particuliers, comme par exemple le sacrifice en l’honneur de Brasidas et les prescriptions prises sous formes de décrets. [3]
Il y a donc bien l’idée d’un juste naturel chez Aristote, la justice naturelle étant celle qui a partout la même force et ne dépend pas de telle ou telle opinion. Distinguer entre le juste et l’injuste suppose un travail de la raison pour découvrir ce qui est conforme ou non à la nature universelle de l’homme dont la fin, le bonheur, exige la réalisation de certaines dispositions de l’âme, elles-mêmes naturelles et universelles.

Dans la pensée grecque, est naturel ce qui correspond à la croissance normale d’un organisme vivant. Tout être vivant a une finalité interne. Quand la croissance est atteinte, cette finalité interne est atteinte. Or, il y a une dimension téléologique dans l’existence humaine. Il y a même une pluralité de fins qu’on peut hiérarchiser : la conservation de la vie, le bonheur, la liberté, la justice. C’est aussi ce qu’on appelle les biens fondamentaux.

L’expression « droits de l’homme », à laquelle se rallient beaucoup de juristes, souscrit implicitement à l’idée d’un Droit naturel car elle vise les droits liés avant toute législation positive à l’humanité même de l’homme. Sans cette norme morale supérieure, il n’y aurait plus d’instance critique capable d’interpréter et de mettre en question l’ordre juridique.

Cette idée rappelle que le Prince (tout comme les présidents actuels) ne dispose pas de la justice elle-même mais qu’il est lui-même soumis à une loi qui le dépasse et doit réguler son jugement. Le droit positif pose l’ordre du juste politique, mais ne dispose pas de la justice elle-même. S’il n’y a que le droit positif, dit Aristote, Créon aura toujours raison, même quand il a tort. Mais si nous maintenons l’idée régulatrice d’un Droit naturel, Antigone pourra se dresser le moment venu et invoquer contre une loi injuste, le droit supérieur de la loi non écrite.

La politique, dans la pensée d’Aristote, ne peut donc être séparée de la morale. Ainsi, selon Aristote « la fin de la Politique sera le bien proprement humain. » (Éthique à Nicomaque, L.I, ch.1) La question « Comment dois-je vivre ? » se prolonge dans la question « Comment la cité doit-elle être gouvernée ? » En effet, dit en substance Aristote dans Les Politiques, l’homme ne peut s’accomplir pleinement que dans une vie en société, par la coopération et l’amitié. La morale conduit à la politique et la politique a une fin morale.

Damien Theillier
Sur le web. Article publié sur 24hGold.

Notes :
[1] Le droit naturel, n°2806, PUF, 1993.
[2] A. Sériaux, op. cit., p. 34.
[3] Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 10, 1134b 18-23.[/note]
 
D Droit naturel: Grotius  + Grotius et le « droit des gens » Aleps

Homme à tendance laïque, il expose notamment sa théorie du droit naturel.

Ce père de l’école du droit naturel affirme que la raison est le fondement de tout en ce qu’elle distingue le bien du mal, en opposition avec le droit volontaire divin. Et s’il condamne les guerres de religion, il ne les refuse pas. Grâce à des actions rationnelles, il faut s’affranchir des soumissions à l’égard de l’église, pour attribuer le pouvoir civil à l’autorité.

Le territoire étatique est une entité d’individus libres, « ensemble pour jouir paisiblement de leurs droits et de leur utilité commune ». La mobilisation en une société civile, par un moyen naturel de sociabilité a entrainé la constitution du pouvoir. Le droit résulterait de l’instinct social des hommes.

Ne s’attachant qu’à étudier l’universel, il décrit l’homme indépendamment de la société, pour comprendre avec un certain recul les causes de la constitution des individus en société. Ainsi Grotius démontre que la situation internationale actuelle résulte d’une multitude d’Etats indépendants en conflit ponctuels, conflits qui ne peuvent être tranchés qu’à l’aide d’un supérieur commun. Au sein d’un pays le schéma y ressemble. En effet, le but est également de construire un pouvoir fort afin de faire régner la paix, il faut instaurer un droit fondé sur la raison qui aurait pour objectif premier la conservation de soi. Cela entrainerait de manière réciproque à ne pas nuire aux autres.

Donc pour respecter ces principes, il faut faire des règles, en établissant un pacte volontaire ; ce pacte soumet les hommes à une autorité et en ce sens il aliéne une part de leur liberté. Ce pacte amène à la création de l’Etat. Cette entité indépendante comprend deux sujets de souveraineté : le peuple, qui est le sujet commun, et le gouvernement est le sujet propre. Il ne faut pas admettre que la souveraineté appartient au seul peuple car il pourrait alors s’opposer au roi et alors réprimer son autorité, conduisant ainsi à des conflits. L’autorité doit se placer au dessus des citoyens, et régner de manière indépendante, pour qu’aucune résistance ne soit possible. Il faut donc de la part des citoyens une grande obéissance. Mais l’homme n’a aucun avantage à se soumettre.

D’un autre côté, il affirme le droit de commercer avec tous.

le monde politique

Grotius et le « droit des gens » Aleps
 


Hugo Grotius est un philosophe de la liberté important. Sa réflexion approfondie sur le droit naturel en fait un des penseurs qui ouvre la voie à la philosophie libérale moderne.

Jean Bodin a ouvert la voie de la monarchie absolue à la française, Hugo Grotius (1583-1645) se fera l’avocat de la République libérale à la hollandaise. Les Provinces Unies sont le siège d’une double révolte : politique et religieuse. Politique, car le peuple hollandais, habitué au contrat féodal qui le lie avec ses gouvernants locaux, rejette la soumission à un État, au demeurant étranger. Religieuse, car les Hollandais ne veulent pas se voir imposer ni le catholicisme espagnol ni l’orthodoxie calviniste. Comme ses compatriotes, Grotius est un insoumis. Il réclame pour son peuple et la liberté politique, et la liberté religieuse. La liberté doit être défendue par tous moyens, y compris la guerre juste : « résister aux armes par les armes ». Pour autant, Grotius n’est pas anarchiste : la vie en société doit être harmonieuse, et pour ce faire l’État et les règles de droit doivent être respectées.

Le droit naturel et la paix civile

Mais quel droit ? Grotius s’inscrit dans la tradition du droit naturel. Mais il lui donne un contenu supplémentaire : certes il est lié au droit divin, et Grotius se réfère volontiers au thomisme, mais le droit divin opère à travers la personne humaine : chacun porte en soi le droit voulu par Dieu. Le droit est l’attribut de la dignité que le créateur a reconnue à l’homme. Mais le créateur a également fait de l’homme un être « sociable » : il a le souci de la vie en commun, et il est amené, même s’il ne le veut pas (le célèbre « etiamsi daremus »), à vivre en paix avec les autres. Pourquoi donc ? Parce que l’homme précisément porte en lui son propre droit, son droit de propriété sur lui-même, qui ne peut exister que s’il respecte celui des autres. Annonçant parfois la philosophie des Lumières, Grotius invoque ici la raison, ou encore « l’entendement humain, source du droit ». Ce droit « sociable », et sans doute inséparable de la nature de l’homme, conduit à respecter le bien d’autrui, à tenir sa parole, à être responsable des dommages causés, et à punir ceux qui enfreignent ces règles de conduite. Ainsi peut naître la « paix civile ».
Cette sociabilité, ou ce soin de maintenir la société d’une manière conforme aux lumières de l’entendement humain, est la source du droit proprement nommé, et qui se réduit en général à ceci: qu’il faut s’abstenir religieusement de ce qui appartient à autrui, lui restituer ce qui lui appartient, ou le profit que l’on en a tiré; l’obligation de remplir ses promesses; la réparation des dommages commis par faute; le mérite d’être puni par les autres hommes quand on a failli à ses obligations. (Grotius, De jure belli ac pacis, 1625)
Voilà sans doute l’un des fondements de la pensée libérale en gestation à l’époque : la naturelle et nécessaire harmonie entre les actions d’individus respectant les mêmes règles de droit.

Naissance du droit international

Grotius est généralement reconnu comme le père du droit international. Du droit international public, parce qu’il est le théoricien de la « juste guerre » et défend le droit des peuples à la résistance contre les agressions externes. Du droit international privé, car pour lui il est des règles de droit sans frontière : la propriété, les obligations contractuelles doivent être respectées partout dans le monde. Cette idée correspond aux nouvelles mœurs juridiques introduites avec l’émergence et le développement du commerce mondial, puisque pour les Hollandais la page du mercantilisme dirigiste et protectionniste est tournée, et l’on renoue avec la « lex mercatoria », cette loi des marchands née avec le premier essor des échanges aux XIIème et XIIIème siècles. Le commerce a besoin de règles communes, fondées sur le respect des obligations contractuelles, et mises en œuvre par des tribunaux rapides, compétents, et justes. C’est le climat de confiance qui règne au sein de la communauté arminienne en Hollande qui explique le nouvel élan pris par le capitalisme : la banque et la finance renaissent à cette époque.

Le droit naturel, support du droit des gens

Il appartiendra à Pufendorf, inspiré en particulier par Grotius, de généraliser ce droit universel en « droit des gens » : l’ouverture du monde entier aux échanges matériels et intellectuels fait naître une nouvelle communauté internationale, une « personnalité morale » dont les règles de droit s’appliquent à tous. Ces règles, elles aussi inspirées par la loi divine, toujours souveraine, évoluent nécessairement avec l’élargissement de l’espace. On trouve en filigrane le concept de « société ouverte » que développeront Smith, Popper et celui « d’ordre spontané » de Hayek (bien que ce dernier rejette la référence au droit naturel).

Au moment où se débat la question de la moralité de la mondialisation, l’appel au respect du « droit des gens », c’est-à-dire de droits universels de la personne humaine, est sans doute plus réaliste et plus attractif que le recours à la réglementation imposée de façon arbitraire par des institutions internationales sans légitimité ni inspiration. Le droit et la paix reposent sur la sociabilité des hommes, et non sur la souveraineté des États.

Aleps 

Lire aussi :
Hugo Grotius sur Wikiberal,




E) Qu’implique la théorie des droits naturels ?

L’homme qui retire ses droits à autrui nie les siens.
 
Qu’est l’égalité de droit ? Cela dépend de ce qu’on appelle un droit.

Si par « égalité de droits », on entend égalité de situation, on aboutit à un cas insoluble, car les hommes étant dotés de capacités différentes, ils ne retireront pas le même résultat de leurs efforts. Il s’ensuit que pour atteindre ces droits fallacieux, deux méthodes peuvent être utilisées : la tyrannie de l’État, qui pour assurer ladite « justice sociale » et protéger ces droits économiques, devra détruire la justice et les droits naturels de l’homme ; ou bien le mutualisme proudhonien, qui, bien que recherchant l’égalité économique, souhaite se passer de l’État pour l’atteindre et recherche sa solution dans la libre association.

Si cependant on entend par droit la « contrainte secondaire » à laquelle tout homme est soumis ( le terme a été utilisé par Robert Nozick notamment), il s’en suit que l’égalité de droits n’est rien d’autre que l’absence d’agression entre les hommes et que la liberté se définit de manière négative, c’est-à-dire en terme de restrictions des actes coercitifs. Une société civilisée pour Ayn Rand (et donc une société libre) est une société qui est subordonnée aux principes moraux (aux droits naturels ici). Ainsi donc la liberté se compose d’interdictions : interdiction de voler, interdiction de tuer, interdiction d’agresser, etc.

Cela signifie donc qu’une société libre n’est pas une société caractérisée par la loi de la jungle, mais au contraire, qu’elle repose sur sa volonté de garantir les droits naturels, d’être protégé de la violence agressive, d’aboutir à la justice et que chacun soit ainsi en possession des mêmes droits sans pour autant être doté des mêmes aptitudes ou des mêmes résultats.

Prenons le cas de ce que certains appellent le droit à un salaire décent. Qu’est-ce qui, dans l’état naturel, lui donne le droit de percevoir un salaire ? Comment, par exemple, ce « droit » peut-il être garanti dans une économie peu développée et faiblement capitalisée ?

Imaginons qu’un patron et un ouvrier se rencontrent demain. L’ouvrier demande pour effectuer ce travail un salaire que le patron juge trop élevé. Il ne l’embauche pas. Quelqu’un a-t-il été lésé ? Dans ce cas présent, personne. Chacun dispose toujours de la propriété de soi-même. Chacun dispose des 3 fonctions de la propriété qu’il a sur lui-même, à savoir l’usus, le fructus et l’abusus.

Prenons le second cas où l’ouvrier demande au publiciste, au législateur, de voter des restrictions à l’encontre de l’employeur pour que celui-ci perde en capacité de négociation et soit obligé de répondre positivement à la signature d’un contrat qu’il ne souhaite pas signer. La propriété de soi de l’employeur, dans ce cas précis, est atteinte et agressée, car si il ne répond pas à cette obligation légale, l’État le menacera et le pillera. S’il y répond, sa propriété ne sera plus véritablement sienne, puisqu’on pourra illégitimement lui enlever (l’usus), il ne pourra pas jouir de l’intégralité du fruit de son travail (fructus) et il ne pourra plus en user comme il le souhaite (abusus).

À cela, certains pourraient répondre : « oui mais avoir un  niveau de vie convenable est un droit naturel et dans notre société cela passe par le salaire ».

Or, c’est une contradiction dans les termes. On ne peut pas dire que les droits naturels varient selon la société dans laquelle on vit, car les droits naturels, par définition, sont inhérents à la nature de l’homme, à l’inverse des salaires décents, qui ont mis des milliers d’années à émerger.

Si on peut considérer qu’il y a obligation morale à verser un salaire décent, on ne peut pas dire qu’il y ait obligation naturelle, puisque les droits naturels se limitent à jouir de notre propriété sans qu’on en soit empêché, et tant que l’on agresse personne. Si nous n’avons pas de salaire, nous disposons toutefois d’une propriété naturelle, à savoir nous-même. Le droit de propriété ne signifie pas qu’on a le droit à avoir une propriété, mais qu’on a le droit de mêler notre travail à la nature pour en avoir une.

Si nous volons quelqu’un pour vivre, ça ne rend pas moins l’acte agressif, à savoir que nous attentons à la liberté d’autrui. L’homme qui retire ses droits à autrui nie les siens, et se met donc en conflit avec ses pairs. Il ne peut légitimement exercer ses droits à hauteur de ce qu’il a enlevé, pour la simple et bonne raison que la liberté s’exprime de manière négative, à savoir qu’elle s’exprime en terme de restrictions : vous ne devez pas tuer, vous ne devez pas attenter à la liberté d’autrui, vous ne devez pas voler. La liberté, si elle était positive, c’est-à-dire caractérisée par la capacité d’agir (avoir un salaire décent, avoir un toit au-dessus de la tête, avoir le droit à une diététicienne pour éviter du diabète et d’en mourir, ça peut aller très loin jusqu’à l’absurde selon « le niveau de vie »), se contredirait dans les termes si elle passait par l’action de l’État ; on retirerait ainsi une partie de la propriété d’un individu pour la donner à quelqu’un d’autre. La liberté dite positive n’a donc pas augmenté la liberté, on a juste « transféré » de la « liberté » d’un individu A à un individu B.

Ce qui, là encore, est une contradiction dans les termes puisque la liberté est l’attribut de tous les hommes et qu’elle se caractérise par l’Isonomie, à savoir l’égalité en droits. Or, si chacun peut disposer de la propriété selon les circonstances d’autrui, personne n’est vraiment libre et personne ne peut vraiment exercer ses droits à la même ampleur.

Ayant défini la liberté comme étant négative (c’est-à-dire en termes de restrictions des actes agressifs), une société libre est une société où l’agression, privée et publique, est condamnée.

Marius-Joseph Marchetti est sympathisant de Students for Liberty, anti-brutaliste, adepte de l'école autrichienne d'économie et objectiviste.






F) ROUSSEAU ET LE DROIT NATUREL 

  • C'est une erreur d'attribuer à Rousseau une position favorable au droit naturel, la lecture attentive des textes explique la forme complexe mais radicale du refus chez cet auteur de faire la moindre concession à ce concept.
  1. Je vais examiner si la théorie politique de Jean-Jacques Rousseau accepte le Droit naturel ou si elle le rejette. C’est une question très classique, souvent évoquée : Jean-Jacques Rousseau est-il jusnaturaliste ou juspositiviste ? Le fondement du droit chez Rousseau précède-t-il les conventions humaines, ou bien le droit n’est-il rien d’autre qu’une construction humaine ? Or, si cette question – naturalisme ou positivisme – est classique, on peut dire, par contre, qu’elle n’est pas classée, n’ayant pas reçu une réponse qui aurait mis fin aux discussions. Les penseurs, les philosophes qui lisent et relisent Rousseau trouvent, à chaque fois, de nouvelles interprétations, de nouvelles nuances, et ouvrent de nouvelles perspectives. 

    Pour ma part, je voudrais analyser sobrement la question, c'est-à-dire que je vais tenter de lire quelques textes de Rousseau à propos du Droit naturel et de la Loi naturelle, pour voir ce qu’il dit ou ce qu’il ne dit pas. Non pour apporter une nouvelle interprétation mais pour dresser un constat.
Yves VARGAS Président du Groupe d’Etudes du Matérialisme Rationnel, membre de la Fondation Gabriel Péri. Essai reçu à 05/08 et approuvé à 06/08.
 
Dès la fin du 17ème siècle et durant tout le siècle suivant, les théories du Droit naturel dominent la pensée philosophique et juridique. L’idée qu’il existe des lois qui précèdent et surplombent toutes les juridictions particulières est, au 18ème siècle une évidence, un lieu commun qu’on ne se donne même pas la peine de la rappeler. Par exemple, l’éditeur de J.-J. Burlamaqui préface le livre du juriste par ces mots tranquilles :
Je pensais que le Droit naturel devait précéder le Droit civil, qu’il fallait étudier le droit immuable avant le droit arbitraire. (Burlamaqui, 1989, préface)
Cette idée de Droit naturel n’est pas une mode, un caprice de salon, c’est un système qui enveloppe des principes moraux et anthropologiques, des enjeux politiques : dire qu’il existe une loi avant la loi et au-dessus des lois, n’est pas un discours innocent ; opposer la loi des princes et des Etats à la Loi naturelle en taxant la première d’ « arbitraire » et l’autre d’ « immuable » n’est pas rien, et c’est même une idée politique subversive qui peut aboutir à l’insurrection ou à la désobéissance.3
Il est utile de rappeler en deux mots à quoi ressemble cette évidence.
Le Droit naturel est un droit, il porte sur la question des rapports entre les hommes de façon à distribuer l’interdit et le licite, sur la base du juste et de l’injuste, et, bien entendu, c’est un droit en ce qu’il sanctionne les infractions. « La loi de la nature serait vaine si personne, dans l’état de nature, n’avait le pouvoir d’en assurer l’exécution pour protéger les innocents et imposer la retenue aux délinquants » (Locke, 1992, § 7).
Afin que la loi puisse produire cet effet [...], il est nécessaire qu’elle soit [...] accompagnée d’une sanction convenable. (Burlamaqui, 1989, I, ch.4)
Le caractère relationnel et contraignant de cette Loi naturelle apparaît dans son principe fondateur qui est le respect des contrats auxquels on a souscrit, condition juridique qui ouvre la voie :
Le Droit naturel [...] défend de manquer à sa parole, [...] il ordonne d’être fidèle à ses engagements. (ibidem)
Cette loi est antérieure et supérieure à la loi positive. Cela est général chez tous les auteurs qui souscrivent à la théorie du Droit naturel. 

3 J. Locke nomme cette ouverture hors la loi au nom de la Loi naturelle : l’appel au ciel, c'est-à-dire le retour à l’état pré-politique : « Il existe une loi antérieure à toutes les lois positives des hommes, qui lui réserve [au peuple] la décision ultime [...] qui consiste à [...] en appeler au ciel » (Locke, 1992, § 168). Voir aussi Grotius, 1984 (II, ch.26), qui traite de la désobéissance. 

Concernant Rousseau, on sait qu’il ne reconnaît pas la légitimité des gouvernements en place, qu’il les qualifie de « tyranniques » ou « despotiques », ce qui laisse à penser qu’il existe pour lui des lois supérieures aux lois positives. Mais d’un autre côté, il affirme que la loi décrétée par chaque peuple est la seule loi fondamentale, ce qui laisse à penser que chaque peuple peut se donner la loi qu’il veut sans qu’aucune loi supérieure puisse intervenir. On imagine alors Rousseau, adversaire des rois et favorable à la tyrannie des peuples, Rousseau fondateur du « totalitarisme », en songeant à certaines dictatures révolutionnaires. Pour soustraire Rousseau à ces accusations, quelques brillants auteurs se sont attachés à trouver, au fond de sa pensée, des symptômes de son attachement au Droit naturel, ce qui permet à la fois de le rattacher à son siècle et de lui donner une figure plus agréable.
Pour envisager cette question, je vais d’abord résumer ce que Rousseau dit du Droit naturel dans ses principaux traités : le Discours sur l'origine de l'inégalité, l’article Economie politique, le manuscrit de Genève, et Du Contrat social. J’examinerai ensuite quelques points délicats, concernant ses formules et la cohérence de son système.

Le Droit naturel et la Loi naturelle dans les traités de Rousseau
1. Le Discours sur l'origine de l'inégalité
Dans la préface de son Discours sur l'origine de l'inégalité, Rousseau se livre à une analyse serrée de la notion de Loi naturelle afin de l’écarter. Il faut rappeler que le sujet proposé par l’académie de Dijon était : Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la Loi naturelle ? Par sa préface, Rousseau annule la deuxième partie de la question.
Dans un premier temps, il remarque que les théoriciens du Droit naturel ne sont pas d’accord sur les principes de ce droit, puis il examine la question en distinguant, après Montesquieu, deux sens. Premier sens, la Loi naturelle comprise comme déterminisme naturel : « expression des rapports généraux établis par la nature entre tous les êtres animés ». Second sens, la loi au sens juridique, qui impose une règle de conduite qu’on peut suivre ou ne pas suivre : « règle prescrite à un être moral, c'est-à-dire intelligent », mais une telle loi ne saurait être individuelle, elle concerne l'homme socialisé, « dans ses rapports avec d’autres êtres ».
Cela posé, et sans se prononcer encore sur l’existence d’une telle loi, il réfute l’argument par le bonheur. Les jusnaturalistes font la démonstration suivante : les hommes cherchent naturellement le bonheur, or la loi permet de vivre heureux, elle est donc fondée sur la nature. Rousseau déclare que cette démonstration ne vaut rien, car le fait que les lois humaines sont utiles aux hommes ne prouve en rien qu’elles soient naturelles, des conven- tions arbitraires peuvent être tout aussi utiles, le bonheur peut venir de la nature comme il peut venir de l’artifice :
On donne le nom de Loi naturelle à la collation des ces règles sans autre preuve que le bien qu’on trouve qui résulte de leur pratique universelle. Voilà [...] une manière très commode [...] d’expliquer la nature des choses par des convenances presque arbitraires.
L’autre réfutation est d’ordre anthropologique : la Loi naturelle ne peut être connue que pour autant que l'homme soit doué de raison. Or, la raison n’est pas un don immédiat de la nature, mais elle se forme dans le rapport social. Si la connaissance de la Loi naturelle suppose la société, la société ne peut donc être fondée sur elle.
Il est impossible d’entendre la loi de la nature sans être un grand raisonneur et un profond métaphysicien. Les hommes ont dû employer pour l’établissement de la société des lumières qui ne se développeront que [...] dans la société même. 

Rousseau oppose donc à l’idée de Loi naturelle une triple critique :
  1. 1/  Critique épistémologique : il y a loi et loi, on ne doit pas inférer l’existence d’une juridiction naturelle à partir de l’ordre objectif du monde ;
  2. 2/  Critique méthodologique : on ne peut déduire la naturalité des lois à partir de leur utilité universelle ;
  3. 3/  Critique anthropologique : l'homme capable de connaître la Loi naturelle qui fonde la société doit être déjà social.
On peut penser, à partir de la troisième critique, que Rousseau accepte l’idée d’une Loi naturelle à retardement, une loi qui attendrait que l'homme fût assez développé pour qu’il pût enfin reconnaître, après-coup, le vrai principe de son état. L’arbre de la société humaine pousserait par le milieu du tronc et retrouverait ensuite ses racines. On verra, au cours des lectures suivante si cet espoir est permis.
Après cette mise à l’écart, Rousseau parle de l’amour de soi et de la pitié, sortes d’instincts qui ne nécessitent pas d’intelligence, et à partir desquels devraient être fondées « toutes les règles du Droit naturel ». Ce passage a été l’objet d’interprétations favorables au Droit naturel, un Droit naturel modifié mais bien réel. Je cite le passage :
Deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C’est du concours et de la combinaison de ces deux principes [...] que me paraissent découler toutes les règles du Droit naturel.
Notons que Rousseau parle ici du « Droit naturel » et non plus, comme précédemment de la « Loi naturelle ». Il ne dit pas que l’amour de soi et la pitié fondent la Loi naturelle mais le Droit naturel. Il semble qu’il prenne en compte la distinction proposée par Hobbes entre ces deux notions. Hobbes oppose le Loi naturelle qui détermine des règles et des interdictions, et le Droit naturel qui n’est rien d’autre que la force et le désir, c'est-à-dire le droit de faire tout ce qui nous plaît dans les seules limites de notre force. Le Droit naturel, chez Hobbes aboutit à l’état de guerre auquel met fin un contrat produit par l’intelligence humaine qui « calcule » son avantage à renoncer au droit sur toute chose et à respecter une loi. Ainsi l'homme hobbesien, foncièrement méchant devient social par calcul, par raison. A cette théorie, les philosophes du Droit naturel ont riposté en introduisant au sein du droit primitif sur toute chose un élément qui le modère et le limite, la sociabilité, une tendance à rechercher les rapports humains, et donc à limiter cette brutalité originelle.
Rousseau répond ici à ces deux théories à la fois, celle de la méchanceté originelle et celle de la sociabilité. A Hobbes il accorde que le Droit naturel est bien fondé sur une recherche égoïste, un désir de bien-être qui ne se soucie pas d’autrui. Mais ayant refusé la raison à l'homme originel, Rousseau se trouve alors en situation difficile : comment, sans le « calcul » mettre fin à la guerre générale que ces chocs entre égoïsmes aveugles engendreront ? Il ajoute donc la pitié, sorte de frein instinctif. La pitié plutôt que la sociabilité car la pitié n’est pas sociable, elle n’est pas un rapport aux autres mais un rapport de moi à moi, un déplaisir qui vient gâcher mon plaisir quand mon plaisir fait souffrir un être vivant, animal ou homme. Ces règles du Droit naturel ne sont donc en rien des règles qui fondent la société, elles restent engluées dans la sauvagerie solitaire, elles ne sont pas des règles qui se présentent à un être raisonnable qui peut les accepter ou les refuser, bref elles n’ont aucun des caractères requis pour parler de Loi naturelle, qui, il faut le rappeler, supposent qu’on a affaire à des êtres libres et intelligents. Ces principes du Droit naturel, blottis au fond de la nature humaine dès son origine, pourront, en se développant, donner les piliers de la
morale, mais en aucun cas de la politique, à moins de vouloir confondre ces deux domaines, ce que Rousseau ne fait pas : on y reviendra.
Notons que la suite du texte qui décrit la genèse de l’humanité ne fait aucun recours à l’idée de Loi naturelle. Dans la période de « jeunesse du monde », Rousseau explique que la jalousie sexuelle fait couler le sang humain, et il ne parle pas de Loi naturelle sur ce point, par exemple.
2. Economie politique
En deux points, au sein du même paragraphe, l’article Economie politique soutient des positions qu’on peut qualifier sans hésiter de « positivisme juridique ». D’une part il pose que la justice est une affaire d’Etat, elle ne transcende pas le corps politique et chaque peuple (c'est-à- dire chaque volonté générale) décide de sa propre justice sans qu’il soit possible d’en juger :
Cette volonté générale [...] est pour tous les membres de l’Etat [...] la règle du juste et de l’injuste, vérité qui [...] montre avec combien de sens tant d’écrivains ont traité de vol la subtilité prescrite aux enfants de Lacédémone, pour gagner un frugal repas ; comme si tout ce qu’ordonne la loi pouvait ne pas être légitime. (Rousseau, 1964a, p.245)
Si la loi de l’Etat est le dernier mot de la justice, cela annule l’idée d’une justice universelle, la justice s’arrête aux frontières de l’Etat et peut changer selon les choix du peuple voisin. L’idée d’un « droit des gens » transnational, idée chère aux théories du Droit naturel, est inacceptable.
Cette règle de justice, sûre par rapport à tous les citoyens, peut être fautive avec les étrangers [...]. C’est qu’alors la volonté de l’Etat, quoique générale par rapports à ses membres, ne l’est plus par rapport aux autres Etats et à leurs membres.
Jusque là il n’y a pas de discussion possible, le rejet du Droit naturel et l’inscription dans le positivisme le plus strict saute aux yeux, mais la suite immédiate du texte semble renverser cette situation en son contraire, et introduit une « Loi de nature ». Je cite donc la suite immédiate du texte :
C’est qu’alors la volonté de l’Etat [...] ne l’est plus par rapport aux autres Etats et à leurs membres, mais devient pour eux une volonté particulière et individuelle qui a sa règle de justice dans la Loi de nature [...] car alors la grande ville du monde devient un corps politique dont la loi de nature est toujours la volonté générale et dont les Etats et les divers peuples ne sont que les membres individuels.
S’agit-il d’un retournement, d’une contradiction, d’une concession faite à Diderot qui dirige l’Encyclopédie dans laquelle cet article « Economie politique » doit prendre place ? Ces hypothèses extérieures sont toutes acceptables et avisées, mais je crois qu’il faut d’abord examiner le texte lui- même avec attention. Or, la lecture attentive du passage montre que cette « Loi de nature » est une fiction, et même plus, une fiction positiviste. En effet, cette « Loi » n’est rien d’autre que la volonté générale des Etats réunis, et on a vu que chaque Etat n’est rien d’autre qu’une volonté générale particulière, ce qui signifie que la volonté générale de tous les Etats réunis dépend de ces Etats, qu’elle ne s’impose pas à eux d’en haut, comme une vérité préalable : si on change les Etats, s’ils changent leurs lois, la volonté générale changera aussi ; si tous les Etats réunis décident que les enfants voleront leur repas la « Loi naturelle » dictera que cela n’est pas un vol. Cette Loi est postérieure à la loi positive et en dépend ; si elle est dite « naturelle » (sans doute la concession à Diderot porte sur le mot et seulement sur le mot), c’est parce qu’elle couvre la planète : on devrait dire qu’une volonté générale de tous les Etats et de tous les peuples serait la volonté générale « maximale », plutôt que « naturelle ». En effet, dans les pages précédentes, Rousseau explique qu’à chaque niveau de la réalité sociale il existe une volonté générale plus ou moins grande qui concerne chaque corps social : une famille, un métier, une religion, une équipe, et même une association de brigands, ont une volonté générale ; mais par rapport à une volonté générale plus grande, elle devient particulière : par emboîtements successifs de volontés générales de plus en plus en plus grandes mais toujours conventionnelles, on en arrive à l’Etat qui est une réalité, puis en poursuivant on arrive à la « ville du monde », qui est une fiction théorique, et qui engloberait toutes les précédentes et assureraient la même loi à tous ses ci- toyens, (c'est-à-dire à toute l’humanité, puisqu’il n’y aurait plus aucun étranger sur terre). Ainsi s’établirait une justice universellement reconnue. Justice conventionnelle entre Etats et peuples qu’il nomme, sans raison théorique, la « Loi de nature ». Si on doute que cette « Loi de nature » n’est que l’extension des emboîtements de volontés générales positives, il n’est qu’à lire la conclusion de Rousseau sur cette question de la « ville du monde », il écrit : « ce qui rentre également dans les principes établis », c'est-à-dire des principes qui partent des petites volonté générale jusqu’aux grandes. Ainsi Rousseau réalise ce tour de force de donner au con- cept de Loi naturelle une signification positiviste.
3. Manuscrit de Genève (Du Contrat social 1ère version)
Le manuscrit de Genève est le premier brouillon du Contrat social. Il contient quelques pages sur le problème du Droit naturel, pages qui ont été abandonnées dans le texte final.
Ainsi, plusieurs lecteurs y ont vu une hésitation de Rousseau sur ce point, on a même pu construire une théorie implicite de Rousseau sur une notion qui se trouve dans ce texte, celle de « Droit naturel raisonné ». En fait, la disparition de cette notion est liée à l’abandon d’une première problématique, celle de l’intérêt. Dans le manuscrit de Genève, Rousseau s’ef- force de construire l’idée de peuple et de droit politique, à partir de la notion anthropologique d’intérêt : comment l’individu peut-il voir que son intérêt personnel est d’opter pour l’intérêt général ? Il examine alors si la Loi naturelle serait de nature à l’éclairer, et c’est dans cette perspective qu’il développe son analyse. Dans le texte définitif, il abandonne cette question de l’intérêt, et du même coup, la considération de la Loi naturelle n’est plus nécessaire.
L’analyse de la Loi naturelle s’établit en cinq étapes, je les annonce en deux mots, puis je les précise un peu, et je serai amené à développer la cinquième. Voici les étapes :
  1. Hypothèse : on suppose que la Loi naturelle existe et que le genre humain est unifié. Quand la loi pourra être connue (par la raison), elle sera annulée (par les passions) ;
  2. Supposons qu’elle soit connue par la raison. Elle ne sera pas appliquée car elle ne présente aucune garantie ;
  3. Retour sur la deuxième hypothèse: la raison peut-elle la connaître ? Non car la raison se mélange avec les préjugés sociaux (les mentalités) et appelle « Loi naturelle » la loi positive modifiée ;
  4. Démonstration : il a fallu attendre le développement des mentalités pour que cette idée naisse dans l’histoire (le christianisme) ;
  5. Quel fondement peut-on donner à cette idée ? Elle peut être imaginée à partir d’une étude sociologique sur les mœurs sociales et une généralisation par analogie : c’est le Droit naturel raisonné.
Je détaille un peu ces arguments.
Le premier reprend l’hypothèse de la théorie générale du Droit naturel. Il existe une Loi naturelle et les hommes sont regroupés naturellement dans un genre humain capable de prendre des décisions, une sorte de peuple spontané. Selon cette théorie, les hommes formeront un contrat social à partir de cette loi préalable. Rousseau répond que ce contrat est une chimère pour la raison suivante : la connaissance de la loi suppose l’existence de la raison, or la raison ne se développe qu’avec les progrès de la société, et comme ces progrès développent en même temps les passions égoïstes qui aveuglent les hommes, cette loi ne pourra être connue qu’au moment où ils seront incapables de la reconnaître :
Ajoutons, si l’on veut cette supposition ; concevons le genre humain comme une personne morale ayant un sentiment d’existence commun [...] qui fasse agir chaque partie pour une fin générale et relative au tout. Concevons que ce sentiment commun soit celui de l’humanité et que la Loi naturelle soit le principe actif de toute cette marche [...]. Nous trouverons que [...] les notions de Loi naturelle, qu’il faudrait plutôt appeler Loi de raison, ne commencent à se développer que quand le développement antérieur des passions rend impuissants tous ses préceptes. Par où l’on voit que ce prétendu traité social dicté par la nature est une véritable chimère. (Rousseau, 1964b, p.286-7)
Supposons à présent que l’intérêt n’aveugle pas les hommes et qu’ils soient capables de concevoir la Loi naturelle et de l’examiner raisonnablement. Chacun peut constater qu’elle lui serait profitable si tous la respectaient en même temps que lui ; mais voyant qu’elle n’a aucune force pour obliger les autres, il serait déraisonnable d’être le seul à la respecter au détriment de son seul intérêt. Dans le premier cas la raison ne connaît pas la loi, dans le deuxième elle ne l’applique pas.
Tout ce que vous me dites sur les avantages de la loi sociale pourrait être bon, si tandis que je l’observais scrupuleusement envers les autres, j’étais sûr qu’ils l’observeraient envers moi ; mais quelle sûreté pouvez-vous me donner là-dessus ? [...] Il s’agit de me montrer quel intérêt j’ai d’être juste. (ibidem)
Le troisième moment n’est pas anthropologique, il n’oppose plus la raison et les passions, il est d’ordre épistémologique : il s’agit de voir en quoi peut consister cette raison qui serait capable de connaître la Loi naturelle, c'est-à-dire la volonté générale du genre humain. Il s’agirait d’une pure activité de la raison. Rousseau explique alors qu’une telle faculté n’existe pas car le jugement humain est composé d’habitudes, de modèles de pensées, et malgré la bonne foi de chacun, il est impossible de penser dans le vide, toute pensée s’adosse à des expériences. Dans ce cas, la Loi naturelle ne serait qu’une copie involontaire des mentalités juridiques acquises dans les sociétés positives : la raison pure législatrice ne serait qu’une idéologie sociale :
Cette volonté générale [est] dans chaque individu un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions. [...] Mais où est l'homme qui puisse ainsi se séparer de lui-même ? [...] Combien de fois n’arriverait-il pas à un homme bien intentionné de se tromper sur la règle ? [...] Cette voix [intérieure] n’est formée que par l’habitude de juger et de sentir dans le sein de la société et selon ses lois. (ibidem)
Ce n’est que de l’ordre social établi parmi nous que nous tirons toutes les idées de celui que nous imaginons. Nous concevons la société générale d’après les sociétés particulières [...] et nous ne commençons à devenir hommes qu’après avoir été citoyens. (idem, p.287)
Ainsi donc, non seulement le contrat social est une chimère mais la Loi naturelle est une bévue. Conséquence : le genre humain unifié n’existe pas à l’origine, l'homme n’est pas l’origine du citoyen, c’est le contraire qui est vrai, l’hypothèse n° 1 est annulée : « Nous ne commençons proprement à devenir hommes qu’après avoir été citoyens ».
Quatrième moment, directement déduit de ce qui précède : si la raison illusoirement pure n’est qu’une forme de jugement social, cela signifie que la Loi naturelle a suivi les aléas des mentalités, qu’elle a été produite au fil des préjugés qui se sont succédés dans l’histoire. Après la critique épistémologique, Rousseau entreprend une généalogie historique :
Les saines idées du Droit naturel et de la fraternité commune de tous les hommes se sont répandues assez tard et ont fait des progrès si lents qu’il n’y a que la christianisme qui les ait suffisamment généralisés. (ibidem)4
Le cinquième argument porte sur un délicat passage où il est question du « Droit naturel raisonné ». Passage délicat parce qu’il a donné lieu à diverses interprétations profondes et contradictoires. N’étant pas moi-même un « profond métaphysicien », comme disait Rousseau, je vais me limiter à le lire au ras du texte, en m’efforçant d’oublier ses multiples interprétations.
Le chapitre quatre du livre deux porte en titre : « De la nature des lois et du principe de la justice civile ». Rousseau explique que les lois « sont des actes de la volonté générale », et il poursuit :
Le plus grand avantage qui résulte de cette notion est de nous montrer clairement les vrais fondements de la justice et du droit naturel. En effet, la première loi, la seule véritable loi fondamentale qui découle du pacte social est que chacun préfère en toutes choses le plus grand bien de tous. Or, la spécification des actions qui concourent à ce plus grand bien, par autant de lois particulières est ce qui constitue le droit positif.
Jusque là nous ne sortons pas du droit positif fondateur, c'est-à-dire du positivisme juridique. La « véritable loi fondamentale » ne vient pas de la nature mais bien du « pacte social », elle consiste en un glissement de l’égoïsme vers l’intérêt général ; et tous les actes ordonnés en faveur de cet intérêt général, « la spécification des actions qui concourent à ce plus grand bien » sont codifiés, non par la nature qui parle au cœur ou à la raison, mais bien par « des lois particulières », c'est-à-dire « ce qui constitue le droit positif ». Or, le début du texte annonçait qu’on allait voir « clairement les vrais fondements de la justice et Droit naturel » : pour l’instant on n’a rien vu de tel, et le Droit naturel brille par son absence. La suite nous y conduit par l’intermédiaire d’une remarque sur les rapports entre la loi juridique et les manières sociales qui pallient les silences de la loi. 




4 Loin donc que le christianisme soit ici appelé à fonder le Droit naturel comme une vérité universelle et éternelle, il n’est invoqué qu’à titre historique et tardif dans l’histoire humaine. Aller chercher dans les Evangiles un fondement du Droit naturel éternel n’entre pas du tout ici dans la visée de Rousseau, et ce n’est pas en tant que religion vraie qu’il est invoqué mais en tant qu’événement daté et très éloigné de l’origine de l’humanité. Ce texte pourrait tout aussi bien – et aussi mal – être utilisé par des marxistes pour y voir une conception du matérialisme historique.
Voici :
Tout ce qu’on voit concourir à ce plus grand bien, mais que les lois n’ont point spécifié, constitue les actes de civilité, de bienfaisance, et l’habitude qui nous dispose à pratiquer ces actes à notre préjudice est ce qu’on nomme force ou vertu.
Sachant que c’est de ce passage que Rousseau va bientôt tirer les vrais fondements du Droit naturel, il est justifié de bien le mettre en mémoire. Il y est dit que l’intérêt général, qui est le but que vise la loi, en spécifiant ce qu’on doit faire et ne pas faire pour réaliser cet intérêt, cet intérêt général déborde le cadre strict de la loi, elle ne l’épuise pas, tout n’est pas dit quand la loi a fini de parler. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que certains actes qui vont dans le sens de l’intérêt général ne figurent pas dans la spécification des lois, ils ne sont pas rendus obligatoires pas la loi, ce sont les actes de civilité, de bienfaisance. Ces actes, l’entr’aide, la politesse, l’urbanité des conduites, constitue cette spontanéité sociale qui facilite la vie en commun et que Hegel nommera « Slittlichkeit », éthos social, et que Rousseau nomme « vertu » ou « force » parce que l’individu, sans y être forcé, agit coutumièrement pour le bien commun. Notons que cette vertu est un supplétif à la loi, qu’elle présuppose la loi qui donne l’orientation générale, la loi ne consiste pas à codifier la vertu, c’est au contraire la vertu qui consiste à mimer les codifications de la loi hors du champ de la loi. La vertu parle dans le silence des lois et à l’intérieur de l’enceinte des lois. Pardonnez cette insistance, elle est justifiée par ce qui suit : car la suite du texte montre que la Loi naturelle n’est rein d’autre que cette « vertu » élevée au rang d’une généralisation.
Etendez cette maxime à la société générale dont l’Etat nous donne l’idée [...], nous sommes portés à la fois par la nature, par l’habitude et par la raison à en user avec les autres hommes à peu près comme avec nos concitoyens, et de cette disposition réduite en actes naissent les règles du Droit naturel raisonné, différent du Droit naturel proprement dit, qui n’est fondé que sur un sentiment vrai mais très vague et souvent étouffé par l’amour de nous-mêmes.
Voyons donc ce texte en détail. « Etendez cette maxime » : il s’agit de la maxime de la vertu, fondée sur les habitudes d’urbanité, qui vise le plus grand bien de tous, en agissant dans le silence des lois positives et dans leur cadre.5 A présent, Rousseau propose d’étendre cela, de sortir du cadre politique strict, et de passer d’une société particulière à la « société générale ». Cette « société générale » constituait la « supposition » du début, celle du genre humain unifié en un moi commun, société générale dont il a été montré qu’elle n’est qu’un produit de l’imagination, forgé à partir du modèle des Etats positifs, c'est-à-dire qu’elle n’est pas une réalité. Rousseau propose donc d’étendre une pratique quotidienne sociale à quelque chose qui n’existe pas, qui est une « idée » et rien d’autre, une « idée » qui ne dépasse pas les Etats positifs puisqu’elle en dépend, ce qui est clairement énoncé : « Etendons cette maxime à la société générale dont l’Etat nous donne l’idée ». 



5 Certains auteurs ont supposé que ces « maximes » sont le principe général de la loi positive, ce principe qui établit que l’intérêt commun passe avant l’intérêt particulier. Le Droit naturel raisonné serait alors la généralisation de la loi positive, le passage de l’Etat politique au monde universel. Deux raisons nous semble s’opposer à cette interprétation. La première tient à la logique des concepts. S’il suffisait de généraliser l’esprit des lois positives, on comprendrait mal l’utilité du développement sur la bienfaisance, la civilité et la vertu : Rousseau n’aurait qu’à déclarer que le Droit naturel vient d’un raisonnement sur le droit positif. Or, un tel développement ne peut aboutir au concept de Droit naturel qu’en devenant indépendant du droit positif, du cadre politique de ce droit : c’est bien cette condition d’indépendance vis-à-vis du droit que montre la vertu, qui conserve bien le principe du droit sans dépendre du droit. En ce sens la vertu est l’intermédiaire nécessaire pour arriver au Droit naturel raisonné. Sinon, ce Droit naturel raisonné ne serait rien d’autre qu’un contrat social mondial à partir des droits positifs particuliers : c’est la figure qu’on trouve dans Economie politique, celle des « degrés » de la volonté générale, et qui n’a besoin ni de la bienfaisance ni du « raisonnement ». La deuxième raison est lexicale. Rousseau parle de « maximes », or ce vocable désigne en général un principe sans obligation, tiré de la conduite humaine, et non des idées codifiées et ordonnées, formulées dans la loi. On peut tirer une maxime à partir d’une conduite mais non à partir de texte explicites. D’ailleurs, chez Rousseau, le terme « maxime » apparaît toujours pour désigner des conduites morales non codifiées mais constatables : le Discours sur l'origine de l'inégalité parle des « maximes de la pitié », et Emile propose quatre maximes pour formaliser la logique de la pitié. Par ailleurs le législateur ne recourt à aucu- ne maxime pour instituer la loi d’un peuple. Le Droit naturel raisonné, formulé par la raison à partir de « maximes » se réfère donc bien à la vertu, la bienfaisance, et n’est en rien une universalisation des lois positives, qui sont des lois et non des maximes.

L’opération va donc consister à appliquer à l’ensemble du genre humain des conduites de bienveillances qui existent hors des lois, ce qui est concevable puisque, existant hors des lois, on peut supposer qu’elles puissent s’en affranchir totalement et circuler d’un système de lois d’un pays à l’autre, en empruntant les couloirs de silence qui festonnent tous les systè- mes de lois : « Nous sommes portés [...] à en user avec les autres hommes comme avec nos concitoyens ». Ainsi donc, par delà les lois, il est possible d’agir pour le plus grand bien de tous, grâce à cette bienveillance étendus de l’Etat à l’humanité toute entière. Il est clair que cette bienveillance a quelques traits ressemblants avec « le droit des gens » cher aux théoriciens du Droit naturel.6
Un problème se pose avec évidence : si cette vertu existe à partir des lois et des habitudes inscrites dans telle ou telle société particulière, il est inévitable que cette vertu porte des valeurs, des idéaux, des préjugés, qui appartiennent à la société d’origine et qu’il est impossible de faire circuler d’un bout du monde à l’autre. Rien ne permet de penser que les marges des lois soient plus universelle que les lois elles-mêmes, et Rousseau sait mieux que quiconque l’importance politique de l’opinion publique qui s’insinue partout et qui, loin d’être universelle, façonne chaque peuple et le distingue irrémédiablement de ses voisins. Si on veut donc étendre les principes de la vertu, il faut les vider de leur contenu idéologique, ce que Rousseau confirme : « cette disposition réduite en actes ». La vertu universalisée doit être muette, réduite au spectacle des actes réduits à leurs mouvements, de sorte que le Droit naturel s’établit dans une société imaginaire et un théâtre muet. C’est une construction laborieuse d’inventaire sociologique des comportements aimables détachés de leurs valeurs, et c’est cette construction par généralisation et abstraction que Rousseau nomme le « Droit naturel raisonné » : « De cette disposition réduite en actes naissent les règles du Droit naturel raisonné ».
Le Droit naturel raisonné n’est donc pas la reprise par la raison d’un Droit naturel en attente d’être reconnu et adopté par la raison, il est tout autre chose, la construction méthodique d’un travail de généralisation, d’analogie, d’abstraction, où la raison et l’imagination concourent à fabriquer une idée précise de ce que pourrait être un droit universel, postérieur aux multiples droits positifs et s’étayant sur eux pour les visiter tous. Rousseau propose ici une analyse épistémologique des conditions historiques qui rendent pensables un Droit naturel et des opérations intellectuelles qui peuvent l’édifier. C’est pourquoi, à ce droit naturel fabriqué par la raison, il oppose pour conclure le « Droit naturel proprement
dit », c'est-à-dire celui qui est présenté par les théoriciens du Droit naturel. Ce Droit naturel de la tradition jusnaturaliste, il en salue l’excellence (il dit qu’il est un « sentiment vrai ») et il l’invalide épistémologiquement (« sentiment très vague ») et anthropologiquement (« étouffé par l’amour de nous-mêmes ») :
Droit naturel raisonné, différent du Droit naturel proprement dit, qui n’est fondé que sur un sentiment vrai mais très vague et souvent étouffé par l’amour de nous-même.
Il n’est nullement question de l’affirmation de deux Droits naturels, l’un existant pour soi et inconnaissable, et l’autre qui serait reconnu par la raison après l’établissement des sociétés. Il y a simplement opposition entre deux idées, deux théories, celle du Droit naturel, sentimentale, vague et sans réalité (« étouffé » ne signifie pas en puissance), et celle du Droit naturel raisonné, fiction construite méthodiquement à partir d’observations sociologiques, et qui serait le seul fondement acceptable d’une telle idée. Remarquons qu’en aucun cas ce droit naturel raisonné ne saurait prétendre être au-dessus des lois ou antérieur à elles. 



6 Rousseau donne plusieurs causes hétérogènes qui concourent à cette bienfaisance sans frontières : « la nature, l’habitude et la raison ». La nature n’est pas ici la Loi naturelle, sinon ce laborieux travail d’extension serait inutile, la Loi naturelle est ce qu’il s’agit de comprendre, elle ne peut donc être au principe de sa propre genèse. La nature indique ici très probablement la pitié, la répugnance à faire souffrir, l’habitude suppose la vie sociale, la répétition acquise dans la société politique. Quant à la raison, le texte explique qu’il s’agit de l’assurance de n’être pas soumis à la violence des autres, étant protégés par la loi : on se souvient de ce que répondait l'homme raisonnable et égoïste à l’argument de plus grand bien : si je freine ma violence, qu’est-ce qui me garantit que les autres ne profiteront pas de ma modération contre moi, qu’est-ce qui me garantit de leur violence ? Ici, nous sommes sous la garantie des lois et c’est sous cette garantie que peut s’exercer, raisonnablement, la bienfaisance. C’est donc un citoyen protégé par la loi et habitué à la bienveillance sociale qui peut avoir l’idée de cette sorte de droit des gens.

4. Du Contrat social
Tout le monde s’accorde à dire que Du Contrat social ne fait aucune place au Droit naturel. Dire qu’il n’y accorde aucune place n’est pas suffisant, on pourrait imaginer qu’il n’en parle pas parce que qu’il s’agit d’une notion si évidente au 18ème siècle qu’il n’est pas nécessaire d’en parler pour y souscrire, c’est pourquoi il y a eu des lecteurs assez attentifs pour en trou- ver les traces ou les figures renouvelées.
Le premier chapitre annonce : « ce droit ne vient pas de la nature », il s’agit du « droit sacré » de « l’ordre social », et il conclut : « il est donc fondé sur des conventions ». Les chapitres suivants examinent diverses théories qui expliquent l’ordre social par la soumission aux chefs, et ces trois chapitres présentent une analogie : Rousseau s’efforce à chaque fois de montrer que ces théories du contrat de soumission se résument à fonder le droit sur la force, alors que la force ne fait pas droit. Il est important de souligner ce point car Hobbes, qui rejette l’idée de Loi naturelle et fonde la société sur le seul pouvoir politique positif, conserve à la force une vraie légitimité et une légitimité fondée sur la nature. En ce sens, chez Hobbes la société positive reste fondée sur le Droit naturel : ce droit illimité qui appartient par nature à tous est abandonné au seul chef au terme du contrat social et ce chef reste donc dans l’état de nature et exerce son Droit naturel, c'est-à-dire sa force supérieure. C’est pourquoi chez Hobbes, une insurrection, même si elle est menée par un groupe de malfaiteurs, si elle surpasse la force du chef, est légitime, fondée sur le Droit naturel. En conservant à la force une légitimité, Hobbes n’a pas complètement renoncé au Droit naturel. Rousseau va plus loin que Hobbes, et dès le premier paragraphe il s’attache à expulser le Droit naturel de la force en lui enlevant son caractère juridique pour ne lui laisser que son caractère naturel, c'est-à-dire la force, qui est simplement un fait physique :
La force est une puissance physique [...], la force ne fait pas droit, on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes. (Rousseau, 1964c, I, ch.2)
Ainsi, non seulement Rousseau refuse la notion de Droit naturel traditionnelle mais il déracine même le dernier soupçon de nature juridique qui pouvait rester dans l’idée d’une force légitime. Sur une terre aussi ravagée, il sera difficile de faire germer quelque nouvelle pousse de la Loi naturelle.
La force ne fait pas droit, et pourtant c’est bien de la force que surgit, au chapitre six, la légitimité, la loi. Dans ce célèbre chapitre sur « Le pacte social », on voit se constituer un peuple à partir d’une multitude, et cette constitution ne fait jamais appel à la Loi naturelle, mais ne cesse de parler de la force. Le passage de l’éparpillement des individus au « moi commun » est présenté comme un problème de pure physique : comment résister à une force supérieure à chaque force séparément qu’elle menace de détruire ? La réponse est toute physique : il faut unifier les forces en additionnant les quantités et en unifiant les directions, ce qui fera de toutes les forces une seule force. Galilée ou Newton avait habitués à cet usage algébrique des valeurs physiques. Solution physique qui soulève un nouveau problème, cette fois anthropologique : la liberté naturelle n’étant rien d’autre que l’usage de sa propre force, en l’agglomérant aux autres et en l’unifiant avec le mouvement général, on en perd l’usage, et on cesse donc d’être libre. La réponse à ce problème anthropologique est politique : en établissant une réciprocité absolue entre les associés, on bénéficie de la force supérieure de tous.
Cette solution est unique, elle ne répond pas à une loi naturelle préalable mais à la nature de l’acte, c'est-à-dire à l’essence de la politique. La politique n’existe pas avant la politique, mais à partir du moment où elle existe, elle a une nature propre :
Les clauses de ce contrat sont [...] déterminées par la nature de l’acte, [...] la moindre modification les rendraient vaines.
On pourrait dire la même chose d’une définition géométrique : il n’existe pas de triangle dans la nature mais à partir du moment où l’on trace un triangle sur le papier, ses trois angles valent deux angles droits, si ce n’est pas le cas, ce n’est pas un triangle, car cela ne correspond pas à la nature du triangle.
Le contrat étant établi, l'homme acquiert alors ses facultés, il devient citoyen, donc intelligent, de sorte que le contrat est en même temps une ré- volution anthropologique, il est « cet instant heureux [...] qui d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme » (idem, I, ch.7).
Après l’établissement du Contrat, l'homme est donc devenu raisonnable, va-t-il présent se tourner vers la Loi naturelle, qu’il pourra enfin reconnaître ? Le Discours sur l'origine de l'inégalité avait écarté la Loi naturelle à cause des lumières bornées de l'homme naturel ; l'homme politique, désormais éclairé devrait y avoir accès. Comme on sait, la question de la loi, question posée par la vie commune que le Contrat a établie, cette question de la loi sera résolue par un « législateur » qui, à aucun moment, ne se tournera vers une quelconque Loi naturelle.
Il ne s’agit aujourd’hui de réfléchir sur cet énigmatique « législateur » mais seulement de voir si l’idée de Loi naturelle est compatible avec les activités qu’on lui assigne. Il aurait été facile de faire un législateur « profond métaphysicien » connaisseur de la Loi naturelle et qui aurait eu pour tâche de la concrétiser, en donnant au peuple une loi conforme à la nature humaine et à la justice éternelle. C’est tout le contraire, c’est exactement le contraire, que Rousseau propose : le législateur, loin de prendre en compte la nature humaine a pour tâche essentielle de la détruire et de mettre autre chose à sa place, une humanité artificielle :
Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer [...] la nature humaine, [...] de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique et indépendante que nous avons tous reçu de la nature [...]. Plus ces forces naturelles sont mortes et anéanties, [...] plus aussi l’institution est solide et parfaite.
Emile reprend presque mot pour mot cette idée et affirme que « les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme » (Rousseau, 1969, I, p.249). On voit mal comment la Loi naturelle pourrait s’inviter à cette table où la nature est si radicalement desservie.
Mais poursuivons encore : au chapitre XII du livre II, Rousseau présente la division des lois : lois politiques, lois civiles, lois pénales, puis il ajoute une quatrième qu’il présente malignement en usant des mots généralement réservés à la Loi naturelle : une loi qui est au-dessus de toutes, qui est gravée dans les cœurs, qui domine toutes les lois : « A ces trois sortes de lois, il s’en joint une quatrième, la plus importante de toutes, qui ne se grave ni sur le marbre ni sur l’airain, mais dans le cœur des citoyens ». Mais cette loi n’est pas la Loi naturelle, c’est l’opinion publique, c'est-à-dire le peuple empirique, enfoncé dans son histoire et dans ses histoires, qui change lentement au gré des événements, qu’on ne doit pas bousculer mais qu’on modifie avec prudence et lenteur, tout le contraire d’une loi éternelle et universelle : « Je parle des mœurs, des coutumes et surtout de l’opinion ; partie inconnue de nos politiques mais de laquelle dépend le succès de toutes les autres ; partie dont le législateur s’occupe en secret. » Ainsi la loi qui coiffe toutes les lois est plus encore que positive, elle est factuelle, irrationnelle, imprévisible, et en même temps indéracinable et solide, car elle était déjà là avant la loi et la loi doit s’y conformer sous peine d’échec. L’opinion a bien tous les caractères de la Loi naturelle, elle est préalable, supérieure, inscrite dans les cœurs, et elle en est la parfaite antithèse, ce n’est certainement pas un hasard.
Par son contenu, la législation du peuple exclut donc la Loi naturelle, mais elle l’exclut aussi par sa structure : je veux parler de la clef de voûte de la politique Rousseauiste, la volonté générale, le pacte fondamental. Le point central est l’affirmation selon laquelle aucune loi absolue ne s’impose au souverain, celui-ci étant le producteur des lois, il peut abolir ce qu’il a décidé, et même le contrat social n’a pas de force absolue pour le peuple souverain : « Il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne puisse enfreindre. [...] Il ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social » (Rousseau, 1964c, I, ch.7).
« Nulle espèce de loi fondamentale », on ne saurait être plus radical : la loi est le fait du peuple politique, il la fait et il la défait selon sa volonté. On peut remarquer, au passage, que Rousseau emploie dans cette phrase l’expression « la nature du corps politique » qui désigne ici encore l’essence de la politique, et la nature du corps politique ne signifie pas la nature dans le corps politique, pas plus que la nature du triangle ne signifie que les trian- gles poussent sur les arbres. C’est en ce sens, aussi, qu’il parle plus loin de ce qui est « conforme à l’ordre [...] par la nature des choses et indépendamment des conventions humaines » (idem, II, ch.6). Dans ce passage qui traite de la justice en soi, il remarque que cette « justice universelle », qui vient de « la raison seule », n’a aucune force pour sanctionner, elle est donc « vaine parmi les hommes », et même pire : dans la nature, c’est le méchant qui est récompensé et il faut des lois politiques pour rétablir les choses. Autrement dit, cette justice universelle n’a pas de valeur juridique, ce n’est pas une loi, c’est un principe moral mais non politique :
Faute de sanction naturelle, les lois de justice sont vaines parmi les hommes, elles ne font que le bien du méchant et le mal du juste. [...] Il faut donc des conventions et des lois pour unir les droits aux devoirs.
L’affaire étant entendue, Rousseau balaye alors d’un revers de main la Loi naturelle et la jette dans la corbeille des « idées métaphysiques » qui n’ont aucun intérêt théorique pour qui veut comprendre la loi politique : « Quand vous aurez dit ce qu’est une loi de la nature, on n’en saura pas mieux ce que c’est que la loi de l’Etat ».

Examen de quelques usages de la Loi naturelle
Comme on sait, plusieurs lecteurs de Rousseau ont voulu aller plus loin que cette simple lecture, et en fouillant les textes, ils ont débusqué des formules assez discordantes avec ce que je viens de lire. Dans ces formules, il est question de Loi naturelle, et même de la supériorité de certaines lois sur les lois positives. Je propose d’examiner les principales affirmations de Rousseau que ces lecteurs citent volontiers pour montrer son attachement supposé au Droit naturel.
1. Loi naturelle comme ordre de la nature
Dans de nombreux cas, l’expression « Loi naturelle » désigne l’ordre de la nature, c'est-à-dire les lois physiques du mouvement, des êtres vivants. Il y a bien un ordre de la nature, voulu par Dieu, cela n’est pas douteux puis- que Dieu aime l’ordre,7 mais cet ordre naturel n’a aucune forme juridique. Par exemple, dans le Discours sur l'origine de l'inégalité, Rousseau évoque l’émeute qui étrangle le tyran, et il renvoie dos à dos le tyran et les émeu- tiers, disant que c’est une question de pure force, que le droit n’y prend aucune part, et qu’on reste dans « l’ordre naturel »,8 c’est dire si la Loi naturelle comprise somme ordre de la nature ne peut en aucun cas justifier l’idée d’un attachement au jusnaturalisme. Que cet ordre naturel soit suffisant pour « le sage », et que « les lois éternelles de la nature et de l’ordre [...] tiennent lieu de loi positive au sage », comme on peut le lire dans Emile (Rousseau, 1969, p.857), ne prouve rien. Car le sage, c’est précisément celui qui n’a pas besoin de lois car il reste à sa place, en lui-même, aux frontières de la société, n’écoutant que son cœur et sa raison, et ignorant les passions humaines qui, précisément, nécessitent les lois. Dire qu’un peuple de sages ou un peuple de Dieux n’auraient pas besoin de lois, cela ne plaide pas pour l’idée d’une Loi naturelle chez Rousseau. Le sage est libre au sens où l'homme sauvage est libre : « à la faveur des lois naturelles qui commandent à tous » (Rousseau, 1964e, VIII). Il s’agit toujours du déterminisme naturel. L'homme est libre dans le cadre du déterminisme naturel, des lois de la nature : on est plus proche de Spinoza que de Grotius et Pufendorf. Voilà pour le premier cas rencontré. 



« La bonté de Dieu est l’amour de l’ordre » (Rousseau, 1969, IV, Vicaire savoyard).
8 « L’émeute qui finit par étrangler ou détrôner le sultan est un acte aussi juridique que ceux par lesquels il disposait la veille de la vie et des biens de ses sujets. La seule force le maintenait, la seule force le renverse ; toutes choses se passent ainsi selon l’ordre naturel » (Rousseau, 1964d, II, p.131).
 
2. Loi naturelle comme essence des choses
Dans d’autres cas, Loi naturelle, loi de la nature, désignent la nature des choses, leur essence : soit leur essence réelle, soit leur essence rationnelle. Nature réelle : par exemple l'homme est sensible, libre. Nature rationnelle : un contrat d’esclavage est nul car un contrat suppose des contractants libres. En ce sens, la nature du peuple est l’égalité et la réciprocité des droits, c’est pourquoi toute convention politique qui supprime l’égalité et la réciprocité (le contrat de soumission) est une convention nulle, par la nature des choses. C’est en ce sens que Rousseau évoque des Lois naturelles, des lois de nature, qui dépassent les conventions. Ces lois de nature qui s’imposent au droit positif ne sont ni juridiques ni morales, elles sont logiques : quand Rousseau refuse le contrat d’esclavage ou le contrat de soumission, il ne disserte pas sur la justice ou la morale, il montre la contradiction conceptuelle qu’ils recèlent. Un contrat ne peut se faire qu’entre hommes, on ne fait pas de contrat avec les choses ou les bêtes ; un contrat d’esclavage qui ôte la liberté d’un des contractants annule l'homme et le contrat s’annule.
C’est en ce sens que Rousseau dit aux Polonais que la nature du peuple exige l’unanimité à sa formation, personne ne pouvant être forcé à rejoindre une association au nom d’une majorité, car la notion de majorité suppose que l’association est déjà formée et que tous y ont déjà consenti. Au commencement, seuls les volontaires peuvent être membres de l’association, d’où la loi d’unanimité qui est une sorte de tautologie, un jugement logique et non juridique :
Par le Droit naturel des sociétés, l’unanimité a été requise pour la formation du corps politique et pour les lois fondamentales qui tiennent à son existence. (Rousseau, 1964f, ch.9)
C’est encore dans ce sens qu’il parle de Loi naturelle dans les Lettres de la montagne :
Par cette condition de liberté [...] toutes sortes d’engagements ne sont pas valides [...]. On doit prouver qu’il est convenable aux hommes et qu’il n’a rien de contraire aux Lois naturelles. Car il n’est pas plus permis d’enfreindre les Lois naturelles par le Contrat social qu’il n’est permis d’enfreindre les lois positives par des contrats particuliers, et ce n’est que par ces mêmes lois qu’existe la liberté qui donne force à l’engagement.
Dans ce texte, Rousseau explique : « Toutes sortes d’engagements ne sont pas valides » : le contrat social n’est pas un accord arbitraire factuel, il a une loi d’essence qui enveloppe la nature humaine, c'est-à-dire la liberté. Une convention entre les hommes est nulle si elle abolit ou néglige la liberté des hommes car l’engagement sans liberté n’est rien, il est sans force ; dire cela n’est en rien une façon d’accepter la Loi naturelle des jusnaturalistes. Rousseau dit ensuite que la liberté « existe par ces mêmes lois », on voit mal en quoi la Loi naturelle juridique ferait exister la liberté, que serait une loi qui ordonnerait aux hommes d’être libres ? C’est absurde, il s’agit d’une loi au sens d’une détermination de l’essence humaine.
3. Loi naturelle comme loi morale
Dans un troisième cas, la Loi naturelle porte sur la morale, dont la pitié est la source naturelle, et que la conscience, « instinct divin », établit après l’avènement de la raison. Concernant la morale, il est possible de parler d’une morale en deux temps, une morale naturelle d’abord, sous forme de pitié instinctive, et une morale raisonnable ensuite. Le deuxième moment élève le premier au niveau proprement humain, le fait passer de la sensibilité à l’imagination et la raison.
Mais la morale n’est pas la politique. Les lois morales ne sont pas sanctionnées parmi les hommes, elles ne sont fondées que sur l’espérance raisonnable d’un monde ordonné, équilibré, qui permet d’espérer que les biens et les maux seront compensés dans un autre monde (c’est la leçon du Vicaire savoyard). L’assimilation de la loi morale à la loi politique ne semble pas autorisée. C’est au sens moral que Rousseau parle dans Du Contrat social de « Droit naturel divin » :
[La religion] sans temples, sans autels, sans rites, bornée au culte purement intérieur du Dieu suprême et aux devoirs éternels de la morale est la pure et simple religion de l’Evangile, le vrai théisme, et ce qu’on peut appeler le Droit naturel divin. (Rousseau, 1964c, I, ch.8, p.464)
On retrouve encore la Loi naturelle morale dans un brouillon sur L’état de guerre (Rousseau, 1964g, p.602), et ce passage est quelquefois cité à tort en témoignage de la présence d’une Loi naturelle chez Rousseau, alors qu’il s’agit simplement de la pitié :
Si la Loi naturelle n’était écrite que dans la raison humaine, elle serait peu capable de diriger la plupart de nos actes, mais elle est encore gravée dans le cœur de l'homme [...]. C’est là qu’elle lui crie qu’il ne lui est pas permis de sacrifier la vie de ses semblables qu’à la conservation de la sienne.
Si on se souvient que la base de la loi est l’égalité et la réciprocité, on voit bien que cette loi qui interdit de faire du mal sans utilité n’a rien à voir avec la loi et qu’elle ne l’inspire à aucun titre.
Si on doute de la différence de nature qui existe chez Rousseau entre la loi morale et la loi juridique, on n’a qu’à se souvenir que, pour connaître la Loi naturelle juridique, il faudrait être « un profond métaphysicien », tandis que pur connaître la loi morale, c’est tout le contraire : « Grâce au ciel, nous voilà débarrassés de tout cet effrayant appareil de philosophie, nous pouvons être hommes sans être savants » (Rousseau, 1969, IV, p.601).
4. Loi naturelle et « autorités »
Enfin, pour terminer cette revue, on doit citer une lettre, dans laquelle Rousseau déclare très clairement que le souverain politique doit être soumis à trois autorités qui lui sont supérieures, et on a cru y voir un rapport entre la loi positive et la Loi naturelle. Voyons de plus près. Dans cette lettre du 15 octobre 1758 (Rousseau, 1934, IV, p.87-8), Rousseau répond aux accusations de hobbisme, en ce qu’il donnerait au pouvoir politique une légitimité arbitraire et absolue. Il répond qu’il existe « trois autorités supérieures » au contrat social. Il dit « autorités » et non « loi », on va voir pourquoi. Voici le texte :
J’en admets trois seulement. Premièrement l’autorité de Dieu, et puis celle de la Loi naturelle qui dérive de la constitution de l'homme, et puis celle de l’honneur plus forte sur un cœur honnête que tous les rois de la terre.[...] Non seulement indépendantes mais supérieures. Si jamais l’autorité souveraine pouvait être en conflit avec une des trois précédentes, il faudrait que la première cédât en cela.
Ces trois « autorités » peuvent elles constituer un Droit naturel, c'est-à- dire une loi antérieure, supérieure et fondatrice du droit ?
La première est l’autorité de Dieu, dire qu’elle est supérieure à tout ne coûte pas bien cher, Du Contrat social a déjà répondu à cette question en affirmant que si « toute justice vient de Dieu », il se trouve qu’on ne la reçoit pas de si haut et qu’il faut la fonder de tout autres bases, de sorte qu’en vérité la justice vient de la loi, et non la loi de la justice. L’autorité de Dieu, le Vicaire le montre bien, n’est pas juridique mais physique avec l’ordre du monde, métaphysique avec les compensations après la mort, et morale avec la conscience. Dieu ne donne pas une loi aux hommes, et quand le législateur s’attache à la leur donner, il n’attend aucune révélation, et même son usage de l’autorité divine relève plutôt du stratagème tactique, c’est une manière de briser les résistances et les méfiances. On ne peut donc identifier l’autorité de Dieu à une Loi naturelle juridique.
La deuxième est « la Loi naturelle qui dérive de la constitution de l'homme ». On retrouve le cas déjà rencontré concernant l’essence des choses : la liberté humaine est essentielle à la politique, la nier c’est nier la politique au profit de la force sauvage, en ce sens elle supérieure.
La troisième est morale, c’est « l’honneur » qui autorise la désobéissance. Il y a là, effectivement, un accroc par rapport au texte de Du Contrat social. Dans ce texte, celui qui désobéit, qui veut sortir du contrat, « on le forcera d’être libre ». Libre, c'est-à-dire respectueux du contrat qu’il a souscrit et qui a formé le souverain. A présent Rousseau dit que l’honneur prime sur le souverain. Mais le souverain n’est pas le même, ici ce n’est plus le peuple mais « les rois de la terre », c’est donc un souverain non légitime. On trouve la même idée dans Emile : puisqu’il faut bien vivre avec de mauvaises lois et leur obéir, le mieux est d’être honnête, c’est une façon d’être inutile à cette politique là. Il ne s’agit pas d’opposer une Loi naturelle à la loi positive définie par le peuple souverain, mais d’opposer la conscience morale au « simulacre » des lois existantes. On peut s’étonner de ce texte qui autorise la désobéissance au nom de la morale, mais il ne s’agit pas, en tout cas d’une affirmation jusnaturaliste.
5. La pitié et la Loi naturelle
Parmi ceux qui décèlent la présence d’une Loi naturelle chez Rousseau, certains affirment qu’on peut étendre la Loi naturelle morale, la pitié, la conscience, à la Loi naturelle politique. Si on veut dire qu’il est possible, à partir des notions morales, de concevoir ce que pourrait être une Loi naturelle rousseauiste à laquelle Rousseau n’a pas songé, alors la formule est tout à fait acceptable : être rousseauiste, cela peut consister à produire des infidélités fécondes. On peut être rousseauiste en révisant Rousseau, comme Plotin est platonicien, comme Fichte est kantien, comme Marx est hé- gélien, comme Gramsci est marxiste. Mais on doit ajouter que dans le texte même de Rousseau, rien n’autorise le glissement de la morale à la politique. Il y a bien une morale dont la loi dépasse la volonté humaine et qui s’impose aux individus par le moyen de la sensibilité, de la raison ou de la conscience, mais on ne trouve rien de tel dans le domaine de la politique. Dans le domaine politique, le droit, la justice, la loi, sont les effets consécutifs de la loi positive, c'est-à-dire de l’existence d’un peuple, et cela est posé en théorie comme en pratique par Rousseau. Aucune voix de Dieu ne s’impose au peuple, car il est lui-même, « la voix de Dieu » (Rousseau, 1964a, p.246).9
On peut, certes, s’étonner de ce que Rousseau soit idéaliste en morale et réaliste en politique, on peut affirmer qu’il y a là une difficulté, voire une contradiction : cette contradiction existe bien et elle constitue le « système » de Rousseau. Pour lui, ce n’est pas une contradiction, et il assume clairement ce hiatus entre morale et politique, comme le montre la fin de Du Contrat social. Rousseau affirme, en effet, que les Evangiles sont un guide sublime pour la morale, mais il considère en même temps qu’un peuple de chrétiens serait la perte de la république : c’est dire si la vertu morale et la vertu politique s’accordent mal ; on ne doit pas s’étonner, après cela qu’il existe une Loi naturelle morale et que toute loi politique soit positive et rien d’autre, ces deux mondes sont étanches. On peut tenter, à partir de Rousseau et contre lui, de réconcilier ces deux mondes et de renouveler le rous- seauisme, mais ce faisant on sort du système.10

Quelques problèmes théoriques
Si donc on s’en tient à Rousseau et à son système, on doit, pour finir, examiner encore deux aspects.
1. La preuve par Emile
Le premier concerne encore le Droit naturel raisonné. Comme je l’ai indiqué, il existe une interprétation selon laquelle il y aurait un Droit naturel en deux temps, en deux figures.
  1. Il existe une Loi naturelle indépendante, préalable, supérieure à la loi positive ; mais les hommes sont trop stupides, à l’origine, pour le comprendre ;
  2. Quand les hommes ont développé leur raison grâce à la société qui a impulsé ce développement, ils pourraient donc enfin connaître cette loi première, mais comme la société a, en même temps, corrompu leur cœur, ils sont incapables de sentir cette loi, et donc de la connaître. 




    1. 9  Jean-Jacques Rousseau, Economie politique : « La voix du peuple est en effet la voix de Dieu » (Rousseau, 1964a, p.246). 

    2. 10  Ainsi, André Charrak annonce clairement : « Il est cependant plus prudent de laisser de côté le problème d’un système de Rousseau pour examiner, etc. » (Charrak, 2002). De même, Ghislain Waterlot s’efforce de produire chez Rousseau une vision de la politique chrétienne dans une Eu- rope réconciliée (Waterlot, 2004). Ces tentatives profondes et talentueuses montrent que le rous- seauisme après Rousseau peut exister et on doit s’en réjouir.
Il y aurait donc deux rendez-vous manqués, le premier parce que l'homme sensible n’est pas raisonnable, le deuxième parce que l'homme raisonnable n’est plus sensible ; ainsi la Loi naturelle reste inconnue d’abord pour une nature humaine non développée, et ensuite à cause d’une développement dénaturé.
Il est donc facile de concevoir qu’un homme qui se serait développé sans être dénaturé, serait très capable de reconnaître, après-coup cette Loi naturelle en attente.
Je crois qu’il existe un moyen simple et rapide de trancher cette question, c’est Emile. « L'homme abstrait » qui grandit dans ce texte est un sauvage destiné à devenir social sans être, pour autant, dénaturé. Il sera parfaitement développé par la société sans être corrompu par elle. Si donc la Loi naturelle existe selon Rousseau, notre élève, le petit Emile, parvenu à l’âge de devenir citoyen, devra nécessairement reconnaître la Loi naturelle. Or, que voyons-nous ? Quand Emile devient sociable, c'est-à-dire sexué, il découvre le monde humain, « il n’est plus seul », et du même coup il découvre ses devoirs moraux : ses sens, son imagination et sa raison s’unissent pour lui indiquer la route du bien. Mais quand il s’agit de se marier, c'est-à-dire d’être époux et père, il doit se préparer à être citoyen et donc il doit connaître les principes de la politique. Si Rousseau concevait qu’il existe un droit naturel préalable et supérieur au droit, le gouverneur d’Emile s’attacherait à ce moment à le lui présenter ; or c’est tout autre chose qu’il lui présente. Il lui présente les principes du pacte social et de la volonté générale, sans aucune référence à un Droit naturel. Finalement, après avoir visité les pays d’Europe, et devant le tableau navrant que présente la politique réelle, Emile ne sait que faire, alors le gouverneur change de ton et lui commande de vivre dans son pays de naissance, sous des « simulacres » de lois qui valent mieux que pas de loi du tout ; et pour se soustraire à cette corruption dans le cas où il serait appelé à servir le Prince, il ne lui conseille pas, aux commandes du pouvoir, d’appliquer quelque principe de Droit naturel, raisonné ou pas, il lui conseille d’être honnête, meilleure façon d’être inutile en politique. Le seul préservatif à la corruption politique est la morale et non la Loi naturelle, on retrouve les termes de la lettre qui affirme que l’honneur est plus fort que les rois de la terre.
Ainsi donc, pour un homme social raisonnable non dénaturé, la Loi naturelle n’est pas au programme, preuve qu’elle n’était pas dans la nature précédemment.
2. La Loi naturelle comme garantie du contrat social
Deuxième point concernant le système. On a pu remarquer qu’il existe une difficulté : si Rousseau expulse le Droit naturel de son univers humain, comment peut-il concevoir un contrat social ? En effet, pour faire un contrat, les individus qui contractent s’engagent, c'est-à-dire qu’ils sont conscients qu’ils doivent tenir leur parole, rester fidèles à leur engagement dans la durée. Cette règle est donc préalable au contrat qui établit le droit, c’est une obligation légale qui fonde la loi, c’est une loi avant la loi : ce thème revient en permanence chez les jusnaturalistes, et même chez Hobbes.
En établissant la loi positive sur un contrat, Rousseau devrait donc supposer une Loi naturelle sous peine de contradiction.11
Ces arguments sont très forts. Mais on doit voir que chez Rousseau, le « contrat social » est tout le contraire d’un contrat. Structurellement, ce n’est pas un contrat : Althusser l’a démontré (Althusser, 1967), pour établir un contrat, il faut que les contractants existent avant le contrat, or ce n’est pas le cas puisque Rousseau dit que chacun fait un contrat avec tous, un « tous » qui n’existe pas avant le contrat puisque c’est le contrat qui crée l’association, qui fait exister le tous. Pour que chacun puisse faire un contrat avec tous il faut que le contrat qui fait exister le tous existe avant que chacun le contracte, ce qui est circulaire : le contrat doit exister avant le contrat pour pouvoir exister, etc. Du point de vue structurel ce n’est donc pas un contrat.
Mais ce n’est pas non plus un contrat du point de vue génétique. Dans la genèse du contrat rousseauiste, il n’y a pas de moment au cours duquel une décision est prise. Les individus se fondent en un peuple sous la pression de la peur de mourir, mais ils ne prennent aucune décision : « Le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être ». Rousseau décrit le passage de la multitude au peuple comme une mécanique de forces : « Ils n’ont plus d’autre moyen pour se conserver que de former une somme de forces » (Rousseau, 1964c, I, ch.6) ; et d’ailleurs il précise ensuite que c’est le contrat qui a donné aux hommes leur intelligence, leur raison, ce qui si- gnifie qu’avant le contrat ils sont incapables de volonté, de décision, de réflexion : « D’un animal stupide et borné [il] fit un être intelligent et un homme » (idem, I, ch.8). Dénués de toutes les facultés qui auraient pu leur permettre de comprendre de ce qu’ils étaient en train de faire, les individus sont devenus peuple sans s’être jamais engagé à rien. Ce n’est pas la pensée qui constitue un peuple, c’est l’acte. Tous se sont trouvés engagés dans un mouvement nécessaire à leur survie, un mouvement par la force des choses que personne n’a voulu et que personne ne regrette, car il est, après-coup, désiré par tous, « béni » par chacun. On ne peut pas déduire les caractères du peuple à partir des caractères des individus car le peuple ne se déduit pas des individus, il émerge à partir d’eux et les dépasse en acte. Il n’est pas nécessaire que les individus connaissent les devoirs de l’engagement pour s’engager. La causalité chez Rousseau n’est pas hypothético-déductive mais hypothético-émergente (cf. Vargas, 2005, p.173-6). 


11 Cette difficulté soulevée par Vaughan est reprise en ces terme par Robert Derathé dans son ouvra- ge monumental, Rousseau et la science politique de son temps : « Si l’on supprime la Loi naturelle, le contrat social, privé de toute sanction morale, n’a plus d’autre garantie que la force » (Dérathé, 1995, p.159).
 
Il y a pourtant une difficulté, la dernière. Je viens de dire que les indi- vidus apeurés et attroupés ne se sont pas engagé à être membres d’un peuple. Est-ce à dire que, ne s’étant pas engagés, ils peuvent se dégager quand il leur plaît ? Pas du tout, s’ils veulent se soustraire à la loi, « on les forcera d’être libres », c'est-à-dire de se plier à la volonté générale. Au nom de quoi pourra-t-on les forcer ? Au nom, nous dit Rousseau, d’une convention « tacite », celle de tenir ses engagements. Voici donc la Loi naturelle qui revient, comme si elle était présente mais muette, « tacite » :
Afin que le pacte ne social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement [...] que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps. (Rousseau, 1964c, I, ch.6)
Pour y voir clair, le mieux est de voir ce que Rousseau entend par ce mot « tacite ». Par chance, il définit ce qu’il entend par là dans le manuscrit de Genève, et donne un exemple qui montre que « tacite » ne signifie pas un rapport volontaire muet mais une évidence sans laquelle les choses deviennent absurdes, on est plus près de la logique, de l’essence des choses que d’un commandement. Rousseau utilise cet idée pour rejeter un contrat de soumission, même si ce contrat était accepté par le peuple : le peuple alors serait fou car un tel contrat serait contraire à la nature même de l’accord. 

Voici l’explication :
Pour éclaircir cette vérité, il faut bien remarquer que ceux qui prétendent qu’une promesse gratuite oblige rigoureusement le promettant, distinguent pour- tant avec soin les promesses purement gratuites de celles qui renferment quelques conditions tacites mais évidentes [...] Un peuple qui se choisit un ou plusieurs chefs et promet de leur obéir suppose évidemment qu’ils ne feront de sa liberté qu’il leur aliène qu’un usage avantageux pour lui-même, sans quoi ce peuple étant insensé ses engagements seraient nuls. (Rousseau, 1964b, I, ch.2, p.315)
On voit bien ici que la condition tacite ne porte pas sur la volonté du chef qui est choisi mais sur l’essence même de l’acte, c’est une loi d’essen- ce et en politique les lois d’essence apparaissent à tel ou tel moment comme des actes : refus d’obéir au Prince, obligation d’obéir à la loi, parce qu’en politique la loi d’essence se réalise dans le temps, mais elle reste liée à la chose en sa nature propre. Ce que confirme la fin du paragraphe : « qui sans cela seraient absurdes, tyranniques et sujets aux plus énormes abus. »

Faut-il conclure que Rousseau est positiviste comme Hobbes, et accepter par là l’accusation de « totalitarisme » ? Je crois que pour dégager Rousseau de cette infamie, il n’est pas nécessaire de réactiver une loi naturelle qu’il a continuellement rejetée. L’affirmation que la loi fonde la justice et qu’aucune loi ne peut être injuste, est certes une affirmation positiviste ; mais on doit voir que chez Rousseau la loi, ce qui mérite être appelé « loi », c’est la volonté du peuple, c’est la règle que le peuple s’applique à lui-même, tout le reste n’est qu’un simulacre de loi. Il faut mesurer toute la portée théorique du concept de peuple chez Rousseau : ce n’est pas une notion descriptive, c’est un concept opérationnel, explicatif, c’est le concept à partir duquel le mot « politique » prend un sens, à partir duquel la force devient légitime, etc. La loi n’a pas besoin de garantie supérieure parce qu’avant le peuple il n’y a rien et il n’y a rien non plus au-dessus de lui : la loi de nature, même si elle existait, ne serait pas au- dessus du peuple puisque c’est par le peuple que l'homme acquiert sa nature.
Mais la loi de nature n’a jamais exister et il n’est pas certain qu’un vrai peuple ait commencé à existé, depuis les Spartiates et les Romains ont per- du leur vertu antique. 

VARGAS, Yves. Rousseau and natural right. Trans/Form/Ação, (São Paulo), v.31(1), 2008, p.25-52.
  1. Références bibliographiques
    ALTHUSSER, Louis. « Sur le Contrat Social (les décalages) ». Revue Cahiers pour l’analyse n.5. Paris : Cercle d'Epistemologie de l'École Normale Superieure, 1967.
    BURLAMAQUI, J.-J. Principes de Droit naturel. Caen : Presse Universitaire de Caen, 1989.
CHARRAK, André. « Du Droit naturel au Droit naturel raisonné ». Revue Cahiers phi- losophiques de Strasbourg, n.13. Strasbourg : Presse Universitaire de Stras- bourg, 2002.
DERATHE, Robert. Rousseau et la science politique de son temps. Paris : Vrin, 1995.
GROTIUS, H. Droit de la guerre et de la paix. Caen : Presse Universitaire de Caen, 1984.
LOCKE, J. Second traité du gouvernement civil. Paris : Garnier-Flammarion, 1992. ROUSSEAU, J.J. Oeuvres complètes. 5 tomes. Collection Pléiade. Paris : Gallimard,
1959-1995.
________. Correspondance générale, t.IV. Anot. Théophile Dufour. Paris : Colin, 1934.
________. Economie politique. In : OC, t III, 1964a.
________. Manuscrit de Genève. In : OC, t.III, 1964b.
________. Du Contrat social. In : OC, t.III, 1964c.
________. Discours sur l'origine de l'inégalité. In : OC, t.III, 1964d. ________. Lettres de la montagne. In : OC, t.III, 1964e.
________. Considérations sur le gouvernement de Pologne. In : OC, t.III, 1964f. ________. Fragments politiques. OC, t.III, 1964g.
________. Emile. In : OC, t.IV, 1969.
VARGAS, Yves. Les promenades matérialistes de Jean-Jacques Rousseau. Paris : Le temps des cerises, 2005.
WATERLOT, Ghislain. Rousseau, religion et politique. Paris : PUF, 2004.





G) Le droit naturel et la religion 

Il est absurde de rejeter le droit naturel sous prétexte qu’il a sa source dans la religion chrétienne. L’homme ne peut pas vivre convenablement sous la menace de la violence. Le droit naturel est dès lors un pré-requis universel et nécessaire pour l’existence même de l’homme.
Edwin W. Patterson, définit le droit naturel comme un ensemble de « Principes de conduite humaine qui peuvent être découverts à partir des tendances fondamentales de la nature humaine, et qui sont absolus, immuables, et universellement valides en tous temps et en tous lieux. » La science politique a aujourd’hui tendance à rejeter la notion de droit naturel car elle serait de l’ordre de la métaphysique. Hannah Arendt dans une conférence avait déclaré : « La nature de l’homme est un concept purement théologique et qui doit être proscrit dans un discours scientifique digne de ce nom. »1 Cette méfiance envers le droit naturel va de pair avec une prétendue présomption de celui-ci en faveur de la religion. Nous allons voir que les relations entre droit naturel et religion sont en réalité très ambiguës.
L’objet de cet essai n’est pas de rendre compte des positions des partisans du droit naturel vis-à-vis de la liberté religieuse. De même, notre travail ne traite pas de la posture de l’Église vis-à-vis du droit naturel. Le sujet ici est plutôt de comprendre les liens entre religion et droit naturel chez les jusnaturalistes. Quel rôle joue la religion dans la définition du droit naturel ? Comment ce rôle a-t-il évolué au fil du temps et pourquoi ? Nous nous concentrons donc sur l’histoire de la pensée politique. Notons qu’il sera question ici d’auteurs occidentaux. Ce n’est pas pour autant que le droit naturel est une conception purement occidentale. Rappelons que l’un des premiers anarchistes, Tchouang-tseu, au IVème siècle avant JC, fut chinois.2 Or celui-ci développa l’idée de liberté naturelle, comme le firent postérieurement les théoriciens européens du droit naturel moderne.
La première partie traitera donc des approches classiques du droit naturel, de Socrate à Saint Thomas d’Aquin. La deuxième partie, quant à elle, sera destinée à l’étude du droit naturel depuis l’École de Salamanque jusqu’aux théories contemporaines et notamment libertariennes du droit naturel.

Le droit naturel classique et la religion
« La notion de droit naturel est nécessairement absente tant que l’idée de nature reste ignorée. »3 écrit Leo Strauss. Ainsi, la découverte de la nature est l’œuvre du philosophe ; il n’y a pas de droit naturel découvert sans philosophie. Leo Strauss fait donc remarquer qu’il n’y pas de notion de droit naturel dans l’Ancien Testament, la notion de nature n’y est même pas présente. Or il y a un rejet sous-jacent de la philosophie dans l’Ancien Testament. Aristote appelle les premiers philosophes « des gens qui discouraient sur la nature » et les distingue de leurs prédécesseurs « qui discouraient sur les dieux ». Socrate est selon Leo Strauss le premier connu à avoir « fait redescendre sur terre » la philosophie. Celle-ci dut être indépendante de la religion pour que la question du droit naturel puisse apparaître. Ainsi, Socrate est en quelque sorte le père du droit naturel (même si lui-même le rejetait). Leo Strauss écrit :
« La prédominance de cette croyance [la loi divinement révélée] empêche la naissance de l’idée de droit naturel ou fait de sa recherche un objectif secondaire : en effet si l’homme connaît de révélation divine quel est le bon chemin, quel besoin y a-t-il de le chercher par ses propres moyens ? »4
Ainsi, on voit bien que l’apparition même du droit naturel se fait par un détachement de la philosophie et de la religion. Comme la recherche de la nature humaine est la recherche « des choses premières » et que la chose première est souvent considérée comme de l’ordre du divin, certains penseurs se sont élevés contre le droit naturel car ils contestent l’existence d’une justice divine. La critique du droit naturel va donc souvent de pair avec la négation de la Providence. Pourtant, un simple examen de la pensée d’Aristote montre que l’on peut accepter le droit naturel sans adhérer pour autant à l’idée d’une justice divine ou de l’existence de la Providence.
Un autre facteur est nécessaire pour que le droit naturel puisse être pensé : la contestation de l’autorité. Tant qu’il n’y a pas contestation de l’autorité, et notamment de l’autorité des lois divinement révélées, il ne peut pas y avoir de débat sur l’origine naturel des choses. Socrate est donc la figure de la recherche du droit naturel. Comme Leo Strauss l’écrit :
« Dans une communauté gouvernée par des lois divines, il est strictement interdit de soumettre ces lois à une discussion sérieuse, donc à l’examen critique, en la présence de jeunes gens ; or Socrate discute du droit naturel –ce qui suppose qu’il a auparavant mis en doute le code ancestral et divin- non seulement en la présence de jeunes gens mais en s’adressant à eux. »5
La naissance du droit naturel passe aussi par la contestation de la coutume qui « est l’équivalent pré-philosophique de la nature. » (L. Strauss). Les « société primitives » acceptent l’idée que la coutume est souveraine. Son ancienneté est un gage de sa justesse. Mais l’ancienneté ne suffit pas : la coutume est aussi juste parce qu’elle est la « nôtre ». Par conséquent, les ancêtres sont conçus comme supérieurs aux vivants, ils étaient des Dieux ou proches des Dieux. Ainsi, au départ, ce qui est divin et ce qui est naturel est confondu. Quand apparaissent les théories du droit naturel des philosophes, la coutume est contestée. Platon est l’exemple même de cette contestation des coutumes. Le droit naturel classique apparaît donc bien par une réflexion non théologique.
Notons aussi que l’apport principal des grecs classiques, et notamment d’Aristote, à toutes les théories du droit naturel postérieures, fut le principe de non-contradiction qui veut « que le même attribut ne peut à la fois appartenir et ne pas appartenir à une catégorie donnée »6 Aristote énonça ce principe contre les Sophistes. Ce principe est ce qui permet de dire que ce qui est bien ne peut être mal ; il permet aussi d’ouvrir la voie au droit naturel découvert par la raison et non pas par la révélation divine. Pour les aristotéliciens, la logique était nécessaire à la découverte de la loi naturelle. Le principe de non contradiction se ressent chez les théoriciens modernes du droit naturel. John Locke disait : « La logique ne connaît pas de compromis ». De même, la philosophe contemporaine Ayn Rand, partisane du droit naturel, rendra hommage à Aristote dans son livre Atlas Shrugged (1957) en nommant les trois parties : « Non-contradiction », « Ou bien-ou bien » et « A est A ».

Les considérations théologiques persistent dans le droit naturel classique
Avant Socrate, quand Sophocle écrit Antigone (vers -441), on voit qu’il existe déjà l’idée d’un droit naturel. Dans cette pièce, Antigone dit :
« Je n’ai pas cru que tes édits [ceux de Créon] pussent l’emporter sur les lois non écrites et immuables des Dieux, puisque tu n’es qu’un mortel. Ce n’est point d’aujourd’hui, ni d’hier, qu’elles sont immuables ; mais elles sont éternellement puissantes, et nul ne sait depuis combien de temps elles sont nées. Je n’ai pas dû, par crainte des ordres d’un seul homme, mériter d’être châtiée par les Dieux. »
Ici, on voit bien que malgré tout, la conception proche du droit naturel qui est développée est très liée au religieux. Certes, Antigone est écrit bien avant Aristote et les Stoïciens. Cependant, il existera toujours une ambigüité entre le droit naturel et la religion. Pour Lord Acton, l’erreur principale de la conception grecque du droit naturel était que celle-ci entraînait une confusion entre politique et morale. Ainsi, l’État était « l’agent moral suprême de la société » (M. Rothbard). Par conséquent, en utilisant Aristote et Platon, leurs disciples ont pensé que la suprématie des hommes de l’État se justifiait par le fait que « la morale n’était pas distinguée de la religion, ni la politique de la morale, et il n’y avait pour religion, la morale et la politique qu’un seul législateur et une seule autorité. »7 En effet, si le droit naturel « traditionnel » remonte au moins jusqu’à Socrate, il n’y avait pas à l’époque de distinction entre éthique et religion.
L’aspect religieux de la loi naturelle est aussi très présent chez les Hébreux pendant l’Antiquité. Bien qu’ils aient installé un roi, les Juifs furent sûrement les premiers à avoir formé l’idée que le roi est soumis à une loi supérieure. Ainsi, c’est le Deutéronome, écrit au VIème siècle avant JC, qui forme ce qui ressemble à un État de Droit. Dans d’autres civilisations, le roi faisait force de loi, généralement parce qu’il était considéré divin. Mais les Juifs affirmèrent contre leurs propres rois que ceux-ci ne restent que des hommes et que tout homme est jugé par la loi de Dieu.

Les origines chrétiennes du droit naturel
L’affirmation de l’existence d’un droit naturel persista après l’Antiquité dans la philosophie chrétienne. Saint Paul écrit : « Les nations qui n’ont point de loi écrite font naturellement ce qui est conforme à la loi ; n’ayant pas de loi, ils sont à eux-mêmes la loi, les prescriptions de la loi sont écrites dans leur cœur et leur sont révélées par la conscience ». Les Pères de l’Église, Tertullien, Saint Ambroise, Saint Augustin, Origène, etc. enseignèrent que Dieu, avant de donner à Moïse une loi gravée sur des tables de marbre, imprima dans le cœur de l’homme, dès sa création, une loi naturelle à laquelle il lui commanda d’obéir. Cette loi première, ajoutaient-ils, n’a été abrogée ni par la loi de Moïse ni par le Nouveau Testament. Les lois divines positives n’ont fait que la confirmer, la compléter, ou la restaurer dans le cœur de l’homme déchu. Ainsi, la tolérance religieuse fut même défendue au nom du droit naturel dès le IIème siècle par Tertullien, le « père de la théologie latine ». Celui-ci écrit :
« Toutefois, chaque homme reçoit de la loi et de la nature la liberté d’adorer ce que bon lui semble : quel mal ou quel bien ma religion fait-elle à autrui ? Il est contraire à la religion de contraindre à la religion, qui doit être embrassée volontairement et non par la force, puisque tout sacrifice demande le consentement du cœur. »8
L’individualisme trouve aussi ses fondements dans la philosophie chrétienne. Celle-ci-fut par conséquent propice à l’apparition du droit naturel moderne. C. Morris situe la « découverte de l’individu » au XIIème siècle. Or c’est à cette même période que se développent les questionnements modernes sur l’existence d’un droit naturel. C. Morris écrit :
« Il est immédiatement évident que le point de vue occidental sur la valeur de l’individu dut beaucoup au christianisme. Le sens de l’identité et de la valeur individuelles est implicite dans la foi en un Dieu qui a appelé chacun par son nom, qui est parti à sa recherche comme un berger part à la recherche de ses brebis perdues. »9
Revendiquer l’existence d’un droit naturel est pour l’Église catholique une conséquence logique du fait qu’elle prétend à l’universalité. Tout droit naturel prétend lui aussi à l’universalité. Encore récemment, dans l’encyclique Fides et Ratio du 14 Septembre 1998, Jean-Paul II insistait, à propos de la relation entre l’Église et les cultures orientales, sur «l’universalité de l’esprit humain dont les exigences fondamentales sont identiques dans les plus diverses cultures »10. Encore aujourd’hui, l’Église catholique romaine insiste sur l’existence de normes morales universelles.

Les débats sur le droit naturel au Moyen Âge
Au Moyen Âge (XIIIème siècle), les écrits d’Aristote furent redécouverts en Europe et renforcèrent un intérêt pour les forces et les lois naturelles qui s’était manifestées déjà depuis le XIIème siècle. Mais à l’époque, il faut comprendre que l’ordre naturel n’était pas considéré comme en conflit ou en opposition au plan divin. Ainsi, Natura était souvent synonyme de Deus si bien que Gratien de Bologne ne faisait ainsi pas de différence entre loi naturelle et loi divine. Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) pense quant à lui que les principes de la loi morale n’ont aucune exception sauf s’il y a intervention divine. Il a une certaine complaisance envers la théologie pour compléter la loi naturelle même si le thomisme limite plutôt la portée de cette idée en affirmant la séparation du philosophique et du religieux. Leo Strauss explique la position ambigüe de Saint Thomas d’Aquin en écrivant :
« [Saint Thomas d’Aquin affirme] que selon la raison naturelle, la fin naturelle de l’homme est insuffisante, qu’elle tend à autre chose qu’elle, ou plus exactement qu’elle ne peut consister en une recherche philosophique, pour ne pas parler d’une activité politique. Ainsi la raison naturelle elle-même crée une présomption en faveur de la loi divine qui complète ou perfectionne la loi naturelle. »11
C’est pour une part en opposition à cette absorption du droit naturel par la théologie que se développèrent les théories modernes du droit naturel. Mais il faut attendre au moins les scolastiques de l’école de Salamanque au XVIème siècle pour que la discipline du droit naturel commence à se débarrasser réellement des considérations religieuses. Jean Gerson (1363-1429), auteur de De vita spirituati, qui fut salué pour avoir été le premier à donner une théorie moderne des droits naturels, avait une conception du droit naturel encore très liée à la religion. Il écrit :
« Il existe un dominium naturel qui est un don de Dieu, en vertu duquel chaque créature tient directement de Dieu le ius de prendre les choses inférieures pour son propre usage et pour sa conservation. Chacun a ce ius d’une manière égale et irrévocable, préservée dans sa pureté originelle et dans son intégrité naturelle… Le dominium de la liberté peut aussi se rapporter à ce dominium, car elle est une facultas librement donnée par Dieu. »12
Cette conception où droit naturel et volonté divine se confondaient était problématique. En effet, on pouvait objecter, comme le firent les théologiens nominalistes tels Marsile de Padoue ou Guillaume d’Occam, que les voies du seigneur sont impénétrables et que par conséquent, la raison est impuissante pour découvrir des règles morales. Les règles de justice seraient le résultat de la volonté de Dieu. Or cette volonté ne pourrait être découverte que par la foi et la révélation. 13 Ces idées font par exemple qu’un penseur du XIVème siècle comme Richard FitzRalph avait la conviction que toute propriété vient de Dieu. Un droit de propriété justifié suppose alors qu’il y ait approbation divine, c’est-à-dire in fine du roi qui par la grâce de Dieu est son vicaire sur terre.14 On voit bien ici, sur le plan de la propriété, le caractère complètement opposé des théories du droit naturel postérieures. Ainsi, face aux attaques des nominalistes puis des machiavéliens et enfin de Luther, le droit naturel va se développer pour prendre sa forme moderne.

Le droit naturel moderne et contemporain et la religion
Les nominalistes avaient déjà mis à mal les doctrines du droit naturel car celles-ci étaient trop dépendantes de la religion. Face à ces critiques se développent des doctrines modernes du droit naturel qui basent sa découverte sur la raison. Certains continueront à voir dans les théories du droit naturel un affront à la religion. Leur position relève d’un augustinisme extrême selon lequel les lois de la nature ne peuvent être découvertes par la Raison mais seulement par la Foi. La contre-attaque sera alors donnée d’abord par les scolastiques de l’école de Salamanque au XVIème siècle, puis, ensuite, par Hugo Grotius. Selon eux, la nature ne peut pas être contraire à la volonté de Dieu puisqu’elle a été créée par lui. Dès lors, Dieu ne peut pas changer les lois de la nature qu’il a lui-même créée. Ceci implique une séparation stricte entre droit naturel et théologie, entre philosophie politique et religion. Si ces séparations étaient implicites chez St Thomas d’Aquin, elles étaient clairement affirmées chez les scolastiques espagnols et notamment Suarez (1548-1617) qui écrit :
« […] même si Dieu n’existait pas ou n’utilisait pas Sa raison ou ne jugeait pas droitement des choses, dans la mesure où l’homme pourrait toujours se guider d’après les commandements de la droite raison, sa loi serait toujours d’une nature semblable à ce qu’elle est aujourd’hui. » 15
De même, Hugo Grotius (1583-1645) écrit :
« Aussi illimité que soit le pouvoir de Dieu, on peut dire cependant qu’il existe certaines choses sur quoi Son pouvoir ne s’étend pas… de même que Dieu ne peut faire que deux fois deux ne fassent pas quatre, Il ne peut faire que ce qui est intrinsèquement mauvais ne le soit pas » 16
Cependant, le droit naturel continua à être très influencé par le religieux car pour beaucoup, la raison ne suffisait pas pour découvrir le droit naturel. L’exemple type est celui de Pufendorf (1632-1694). La théologie, dit-il, formule ses préceptes en invoquant l’autorité de l’Écriture sainte ; le droit naturel, lui, n’a pas des principes si haut : il « prescrit telle ou telle chose parce que la droite raison nous la fait juger nécessaire pour l’entretien de la société humaine en général ». En réalité, la théologie, ayant recours à la raison mais aussi aux lumières de la révélation, peut nous faire entrevoir quelque chose du domaine qui s’étend au-delà de l’horizon borné de l’intelligence humaine ; au contraire, l’enseignement du droit naturel a pour limites celles de la raison même. La théologie se préoccupe donc surtout du bonheur de l’homme dans la vie future, contrairement à « l’usage du droit naturel considéré en lui-même est renfermé dans les bornes de cette vie… ». Enfin, selon Pufendorf, le droit naturel s’occupe des actes visibles de l’homme sans s’occuper de l’âme. Inversement, la théologie travaille à régler « le cœur, à faire en sorte que tous ses mouvements soient exactement conformes à la volonté de Dieu ».
Malgré la différence bien posée par Pufendorf entre théologie et droit naturel, celui-ci refuse d’admettre que la raison seule puisse découvrir des lois. En cela, la pensée de Pufendorf admet une présomption en faveur de la religion qui sera présente chez beaucoup de théoriciens du droit naturel.17 Ainsi, Leo Strauss, dans Droit Naturel et Histoire (1953), estime que ce n’est qu’avec Hobbes puis Locke que la discipline du droit naturel s’est enfin débarrassée des considérations théologiques.
Ainsi, la Renaissance puis le Siècle des Lumières fut celui qui fit du droit naturel une discipline indépendante de la religion. De manière surement excessive, Ayn Rand donne une opinion sur la Renaissance, celui de la branche rationaliste, individualiste et laïque du libéralisme :
« Le Moyen-Âge fut une époque de mysticisme, gouvernée par une foi aveugle et l’obéissance aveugle au dogme que la foi est supérieure à la raison. La Renaissance fut précisément la renaissance de la raison, la libération de l’esprit humain, le triomphe de la rationalité sur le mysticisme ; un triomphe défaillant et incomplet mais passionné, qui conduisit à la naissance de la science, celle de l’individualisme et de la liberté. »18

Individualisme, religion et droit naturel
Comme l’écrit Bertrand de Jouvenel dans De La Souveraineté : « Le Moyen-Âge qui n’avait pas conçu la liberté de l’individu n’avait pas non plus conçu la liberté du souverain. L’époque où s’avance dans le fait l’émancipation de l’individu est celle aussi où s’opère l’émancipation du souverain ». Le droit naturel est obligé de changer radicalement de paradigme par rapport au droit naturel des Anciens pour survivre : l’individu n’est dès lors plus considéré comme un moyen au service du bien commun, mais comme une fin. Le droit naturel individualiste va donc s’opposer à l’absolutisme naissant. Si paradoxalement les théories de la raison d’État apparurent en même temps que l’affirmation des droits individuels, c’est parce que la montée de l’individualisme posait de nouvelles questions : les gouvernants devaient désormais justifier leur pouvoir.
Nous avons vu que l’individualisme avait ses racines dans la pensée chrétienne et que celle-ci le favorisa. Mais cette montée de l’individualisme à partir du XIIème siècle va entrainer un changement religieux avec la Réforme. « Luther proclama que l’homme pouvait être son propre prêtre, lire lui-même les livres saints, et il institua l’individualisme de la foi. »19. La montée de l’individualisme pose aussi la question des droits individuels : elle annonce donc les théories modernes du droit naturel. On aperçoit dès lors une contradiction. En effet, Luther réfute l’existence du droit naturel sous prétexte d’une séparation entre le terrestre et le divin. Ainsi, Luther participe à l’établissement de l’État non-religieux moderne. De même, les calvinistes étaient au départ étatistes et absolutistes. Calvin avait instauré à Genève une théocratie autoritaire. Ce n’est qu’avec l’opposition des régimes catholiques que les calvinistes vont adopter les théories du droit naturel et vont devenir anti-tyranniques, voire révolutionnaires.
Paradoxalement donc, les protestants tels Grotius vont adopter les opinions des scolastiques catholiques sur le droit naturel. La Réforme contribua donc au développement des idées libérales. Les réformateurs protestants, tels Martin Luther et Jean Calvin, n’étaient absolument pas des libéraux. Mais détruisant le monopole de l’Église catholique sur le religieux, ils ont encouragé la prolifération de sectes protestantes, dont certaines, tels les quakers et les baptistes, vinrent alimenter la pensée libérale et celle du droit naturel.20 Ainsi, l’évolution religieuse n’est pas sans contradiction. Celle-ci influença fortement le développement du droit naturel et favorisa son indépendance vis-à-vis de la religion.

Le droit naturel n’est pas le droit divin
On pense parfois que le droit naturel, qui est considéré par ses partisans comme un droit « antérieur et supérieur » à celui de l’État, est un dérivé du droit divin. Ce n’est absolument pas le cas. Le droit naturel s’est justement opposé au droit divin qui constitue la base des monarchies absolues. De même, la discipline du droit naturel s’est peu à peu débarrassé des « lois naturelles divinement révélées. ». Dès que l’apparition du droit naturel sous sa forme moderne commence à apparaître, on voit clairement une condamnation du droit divin. Dès 1613, Suarez, dans son Defensio fidei Catholicae adversus Anglicanae sectae errores, récuse le droit divin des souverains à exercer leur pouvoir de manière tyrannique. De même, toutes les théories modernes du droit naturel depuis John Locke s’opposent aux doctrines du droit divin. Il suffit de lire la Politique tirée de l’Ecriture Sainte de Bossuet pour voir que le droit divin est l’exact opposé du droit naturel. Bossuet écrit « Dieu est le vrai roi. » alors que les théoriciens du droit naturel parlent de « liberté naturelle » ; Bossuet écrira « Dieu établit les rois comme ses ministres et règne par eux sur les peuples. » alors que le droit naturel affirme que les hommes sont naturellement libres et égaux…21
Si la nature humaine a été considérée par la très grande majorité des théoriciens du droit naturel au XVII et XVIII ème siècle comme venant de Dieu, c’est probablement pour récuser les arguments théologiques en faveur du pouvoir absolu du souverain. En perdant sa fonction de légitimation du pouvoir, la religion sera bien moins utile aux hommes de l’État. D’autres procédés laïques comme la Nation, le bien commun ou la volonté populaire vont donc être utilisés pour légitimer le pouvoir. Par la même occasion, la discipline du droit naturel, qui a pour but principal de remettre en cause l’autorité, va avoir tendance à abandonner toute référence au divin. Pour résumer, l’État utilisant de moins en moins, surtout à partir du XVIIIème siècle, la religion pour se légitimer, la discipline du droit naturel n’aura plus besoin d’attaquer ses adversaires sur un plan religieux.

Le droit naturel n’est pas conservateur
Un autre grand mythe à propos du droit naturel est de penser qu’il est une branche de la pensée conservatrice. Récemment, certains ont invoqué le droit naturel pour s’opposer au mariage homosexuel. Ceci donne l’illusion que le droit naturel est conservateur. Or le droit naturel est invoqué faussement dans ces situations. En fait, le droit naturel est l’exact opposé du conservatisme. Joseph de Maistre fut par exemple un fervent opposant au droit naturel. Le droit naturel, conception éminemment libérale ne peut être qu’opposé au conservatisme. Lord Acton écrivait : « Le libéralisme aspire à ce qui doit être sans égard pour ce qui est. » or cette conception amène à admettre une révolution permanente contre le droit positif. Le politologue américain conservateur Samuel Huntington écrit lui-même :
« Toute théorie de la loi naturelle comme ensemble de principes moraux transcendants et universels est par essence opposée au conservatisme. L’opposition à la loi naturelle [est] […] une caractéristique distinctive du conservatisme. »22

Le droit naturel condamné à être de nature religieuse ?
Quand on lit les défenseurs du droit naturel, on est en droit de se demander s’il est possible que le droit naturel puisse avoir une existence sans la religion. Le simple fait de déclarer vouloir découvrir la nature humaine semble propice aux spéculations métaphysiques. Quand Frédéric Bastiat écrit « La Propriété est d’intuition divine. »23, on peut se demander si l’idée de droit naturel n’est pas complètement disqualifiée. Ce n’est que lorsque Bastiat écrit : « Il y a des publicistes qui se préoccupent beaucoup de savoir comment Dieu aurait dû faire l’homme ; pour nous, nous étudions l’homme tel que Dieu l’a fait. »24 que l’on comprend que ce n’est pas Dieu mais la raison qui établit le droit naturel : Dieu est celui qui définit la nature humaine, la Raison est celle qui définit le Droit naturel.
Il est absurde de rejeter le droit naturel sous prétexte qu’il a sa source dans la religion chrétienne. En effet, toute la pensée occidentale fut influencée par l’Église. Le communisme fut par exemple très clairement influencé par la pensée chrétienne. Même l’utilitarisme, qui s’oppose au droit naturel, trouve ses bases dans la religion chrétienne. Il suffit de voir ce qu’écrit J. S. Mill :
« Dans la règle d’or de Jésus de Nazareth, nous trouvons tout l’esprit de la morale utilitariste. Faire ce que nous voudrions qu’on nous fît et aimer notre prochain comme nous-mêmes constitue la perfection idéale de la morale utilitariste. »25
Malgré cela, les interrogations persistent. Par conséquent, même dans le camp des libéraux, des opinions vont se manifester contre le droit naturel. Ainsi, Dunoyer, J.S. Mill… se positionneront contre le jusnaturalisme. Certains vont même dénoncer Herbert Spencer, pourtant critique envers la religion, d’avoir adopté une nouvelle foi avec le droit naturel. Connu pour son pamphlet L’individu contre l’État (1885), il est vrai que ce penseur est au bord de la contradiction. En effet, il accuse d’une part le parlementarisme de se baser sur une « Grande Superstition Politique » mais d‘autre part, il utilise un vocabulaire religieux quand il parle des « péchés des législateurs ». Cela fait dire au libéral Albert Schatz :
« Spencer, comme beaucoup de ses compatriotes, est intimement pénétré de l’esprit théiste. Il l’est même en matière scientifique et après avoir prétendu s’affranchir de toute croyance. Il n’a réussi qu’à humaniser son idée religieuse initiale, […] il a conservé la foi. Il a foi dans les lois naturelles ; les gouvernants qui vont contre elles sont des impies qui commettent des « péchés », qui entretiennent la grande « superstition » politique, c’est-à-dire la croyance aveugle et irraisonnée en la puissance de la nouvelle idole stérile et inerte qu’est l’État »26
Ainsi, Albert Schatz dénonce ceux qui ont « dans la Raison cette confiance absolue, cette foi robuste qui est l’ordinaire apanage des socialistes, anarchistes, et étatistes » avant de rajouter que « La Raison n’est autre chose que le Dieu présent en nous ». Ainsi, le droit naturel est relégué au rang de la métaphysique. La Raison ne serait qu’une illusion de science : le droit naturel serait donc bien un concept condamné à rester épris de religiosité. Cette perspective sera développée par Hans Kelsen quand il écrit qu’avec le droit naturel :
« On aboutit alors à un dualisme caractéristique : d’une part un ordre idéal transcendant, non créé par des hommes et supérieur à tout autre et d’autre part un ordre réel, créé par des hommes c’est-à-dire positif. C’est le dualisme typique de toute métaphysique : sphère empirique et sphère transcendante, dont la forme classique est la théorie des idées de Platon, et qui constitue le fondement de la théologie chrétienne comme dualisme de ce monde et de l’au-delà, de l’homme et de Dieu. La théorie idéaliste du droit possède, au contraire de la théorie réaliste du droit, un caractère dualiste. Celle-ci est moniste, car elle ignore, à la différence de l’autre, la coexistence d’un droit idéal, non créé par des hommes et émanant d’une autorité transcendante, et d’un droit réel, créé par des hommes ; au contraire elle ne connaît qu’un droit : le droit positif créé par des hommes. »27
La position de Hans Kelsen semble pourtant excessive. Le positivisme semble être finalement un « athéisme de la justice » (Patrick Simon) qui se résume in fine à dire que ce qui est juste, c’est ce que dit la loi. L’obsession des partisans du droit naturel va être donc d’établir une « science de la justice » (Lysander Spooner) et d’échapper aux considérations théologiques.
Malgré les accusations envers le droit naturel comme quoi celui-ci serait religieux, il y a des différences fondamentales entre les positions des églises et le droit naturel moderne. Aujourd’hui, l’Église romaine insiste sur l’existence de normes morales universelles. Ceci fut réaffirmé dans l’encyclique Veritatis Splendor du 6 août 1993. Mais on remarque directement une différence entre la posture de l’Église et le droit naturel moderne : l’Église défend une sorte de moralité dite naturelle mais pas le droit naturel (moderne) à proprement parler. La moralité ne se confond pas avec le droit naturel. Pour reprendre l’expression de Lysander Spooner : Les vices ne sont pas des crimes. Ce dernier explique très bien :
« Les vices sont des actes par lesquels un homme nuit à sa propre personne ou à ses biens. Les crimes sont des actes par lesquels un homme nuit à la personne ou aux biens d’autrui… Tant qu’une distinction entre les vices et les crimes ne sera pas clairement établie et reconnue par les lois, il ne pourra exister sur terre aucun droit, liberté ou propriété individuels. »28
De même, contrairement à l’Église, le libéralisme classique et jusnaturaliste construit une théorie du droit qui refuse la morale centrée sur Dieu pour la remplacer par le droit naturel centré sur l’homme.
Le droit naturel est donc facilement en proie à la religiosité. On peut se demander s’il ne complète ou s’il ne substitue pas la religion. Mais ce serait oublier les tentatives pour faire admettre le droit naturel comme une science. Le droit naturel a en fait souffert de l’abus de la Raison « avec un grand R » des Lumières. Cependant, les théories contemporaines du droit naturel corrigent globalement cette erreur.

Les penseurs contemporains du droit naturel
Il n’y a au final que trois méthodes pour découvrir le droit naturel : l’une empiriste, l’autre a prioriste et enfin une dernière se fondant sur la révélation divine. Les nouvelles théories rationalistes du droit naturel sont basées sur des approches axiomatiques et aprioristes. Elles sont aussi généralement plus radicales. Avec elles, la religion ou Dieu n’ont plus aucune place.
La Déclaration d’Indépendance des États-Unis admettait que les hommes « ont été dotés par le Créateur de certains Droits inaliénables ». Pour Ayn Rand, croire que l’homme est le produit d’un Créateur ou celui de la nature n’est pas l’essentiel. Savoir quelle est l’origine de l’homme ne change pas le fait qu’il est une entité ayant pour caractéristique d’être un être rationnel. L’homme ne peut pas vivre convenablement sous la menace de la violence. Le droit naturel est dès lors un pré-requis nécessaire pour l’existence même de l’homme. Le droit naturel Randien est donc profondément laïc. Ayn Rand le montre très bien quand elle écrit :
« Vous qui avez perdu la notion de ce qu’est un droit, vous qui hésitez dans une fuite stérile entre l’affirmation que les droits sont un don de Dieu, un cadeau surnaturel reposant sur la foi, ou que les droits sont un don de la société, qu’il faut arracher à son désir arbitraire, apprenez que les droits de l’homme ne découlent ni de la loi divine ni de la loi sociale, mais de la loi de l’identité. A est A ; et l’Homme est l’Homme. Ses droits sont les conditions d’existence requises par sa nature pour sa propre survie. »29
L’avantage de l’approche d’Ayn Rand par rapport aux théories antérieures du droit naturel, c’est qu’elle a clarifié le fait que le droit naturel n’avait rien à voir avec la religion. Son approche se basant sur des axiomes et la déduction logique rend la démonstration du droit naturel scientifique, ou tout du moins plus scientifique.
Hans Hermann Hoppe fut aussi l’un de ceux qui a récemment bouleversé la discipline du droit naturel.30 Selon sa théorie nommée « l’éthique de l’argumentation. », le simple fait d’énoncer un argument, de vouloir convaincre, implique d’admettre et d’établir certaines normes : par exemple, de reconnaître dans une argumentation les éléments valides qui s’y trouveraient. Ainsi H.H. Hoppe dépasse la dichotomie entre faits et normes : la recherche de faits implique logiquement que l’on adopte certaines valeurs ou principes éthiques. Hoppe ne déduit pas des normes de la réalité mais du simple fait que l’argumentation suppose l’acceptation de normes, et notamment celle de propriété de soi. Hans Hermann Hoppe écrit :
« Nous nous écartons cependant des théoriciens des droits naturels en ce que nous ne prétendons pas répondre à la question de savoir quels buts de l’homme peuvent ou non être justifiés à partir du concept plus large de la nature humaine, mais du concept plus étroit de l’argumentation. »31
Quelles sont donc les implications politiques de ces nouvelles théories des droits naturels ? On les voit bien aux États-Unis où les idées libertariennes ont une influence sur le libéralisme et le droit naturel. Les partisans d’Ayn Rand sont athées pour leur part. Quand la presse découvrit que Paul Ryan, pressenti pour être vice-président en cas d’élection de Mitt Romney en 2012, avait été séduit par la pensée d’Ayn Rand, les néoconservateurs et les églises catholiques et protestantes se scandalisèrent. De même, la séparation aux États-Unis entre libertariens et néoconservateurs au sein du tea party se fait principalement sur les problématiques de droit naturel et de raison d’État. Les néoconservateurs pensent que les États-Unis sont « une nation sous la loi de Dieu » ; or UNE nation signifie pour eux qu’ils doivent être unis, même pour faire la guerre…

Conclusion
Le droit naturel est une branche importante de la philosophie dans le sens où elle permet d’établir des jugements de valeur. Le jusnaturalisme eut une influence considérable avec le Bill of Rights de 1791 aux États-Unis et avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789. On peut se demander s’il n’existe pas une sorte de « religion des droits de l’homme ». Cependant, le droit naturel se justifie au moins par son rôle de modérateur face aux abus du droit positif. Comme le dit Pierre Manent : « Sans la tradition ni la providence, devant la dévastation du paysage symbolique, le Prince ne trouve plus où s’appuyer qu’en retrouvant la règle oubliée, celle de la nécessité. »32

Louis Rouanet est étudiant à Sciences Po et Research Fellow au Mises Institute cette année. Il est aussi membre actif de Students for Liberty et de L think libéral Sciences Po. Via contrepoints
  1. Cité par M. Rothbard, L’Éthique de la Liberté, Les Belles Lettres, 1982, p. 35
  2. Selon l’économiste, philosophe et historien Murray Rothbard. Voir : Murray Rothbard, An Austrian perspective on the history of Economic Thought, Tome 1, Mises Institute, 1995, p.23.
  3. Leo Strauss, Droit naturel et histoire, Flammarion, 1953, p.83.
  4. Ibid. p.87.
  5. Ibid. p.87.
  6. Aristote, Métaphysique, Livre IV, 3
  7. Lord Acton, Essays on Freedom and Power, The Free Press, 1948.
  8. Cité par : David Boaz, Histoire de la liberté, 2012, traduction française par l’Institut Coppet, p.17.
  9. Cité par : J.H.Burns, Histoire de la pensée politique médiévale, 1988, p. 555.
  10. Cité par : Alain Sériaux, « Loi naturelle, droit naturel, droit positif selon le catholicisme »
  11. Leo Strauss, Droit naturel et histoire, Flammarion, 1953, p. 150.
  12. J.H.Burns, Histoire de la pensée politique médiévale, 1988, p. 484.
  13. Murray Rothbard, Austrian perspective on the history of economic thought, Tome 1, Mises Institute, 1995, p. 71-72.
  14. Voir : J.H.Burns, Histoire de la pensée politique médiévale, 1988, p. 610-611.
  15. Cité par M. Rothbard, L’Éthique de la Liberté, Les Belles Lettres, 1982, p. 36.
  16. Ibid. p. 36.
  17. Pour les citations de ce paragraphe, voir : A. Dubois, « L’évolution de la notion de droit naturel antérieurement aux physiocrates », revue d’histoire des doctrines économiques et sociales, 1908.
  18. Cité par : David Boaz, Histoire de la liberté, 2012, traduction française par l’Institut Coppet, p. 22.
  19. Yves Guyot, La Démocratie Individualiste, 1907, p. 44.
  20. Pour plus d’informations sur le caractère ambigu de la relation entre droit naturel et protestantisme, voir : Murray Rothbard, An Austrian perspective on the history of Economic Thought, Tome 1, Mises Institute, 1995, part 5 : protestants and catholics.
  21. Bossuet cité par : Yves Guyot, La Démocratie Individualiste, 1907, p. 26.
  22. Samuel P. Huntington, « Conservatism as an Ideology », American Science Review, 1957.
  23. Frédéric Bastiat, « Propriété et Loi », Le Journal des Économistes, 15 Mai 1848
  24. Ibid
  25. J. S. Mill, L’Utilitarisme, 1871.
  26. Albert Schatz, L’Individualisme économique et social, Paris, 1907.
  27. Hans Kelsen, Justice et droit naturel, 1959.
  28. Lysander Spooner, Les Vices ne sont pas des crimes, (1875) Les Belles Lettres, 1993.
  29. Ayn Rand, Atlas Shrugged, 1957.
  30. Voir son livre disponible en pdf : H.H.Hoppe, The economics and ethics of private property, 1993, Ludwig von Mises Institute, 2006.
  31. Ibid. p.315
  32. Pierre Manent, Naissance de la politique moderne, Gallimard, 2007.






 
 

juillet 08, 2015

ÉGALITARISME la pensée unique qui tient tête en socialie Vs ÉGALITÉ

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.


Sommaire:

A) Le délire égalitaire - par Jacques Garello - Aleps

B) Les "faites ce que je dis, pas ce que je fais" de l’État - Bertrand Nouel - IFRAP

C) Égalité de Wikiberal

D) 1984 d'Orwell n'était pas censé être un manuel de philosophie - Par Damien Theillier - la tribune.fr

 
 
A) Le délire égalitaire
 
Après le « rapport » Picketty, voici maintenant l’OCDE qui propose un classement sur les inégalités sociales, qui place la France en mauvaise position : le pays où les pauvres s’appauvrissent parce que les riches s’enrichissent.

Il est indispensable de voir de l’inégalité partout, les médias et la classe politique s’en régalent. En voici dans l’école, et c’est pourquoi il faut faire la réforme des collèges : « les fils d’ouvriers sont aujourd’hui pénalisés », a-t-on argumenté. En voilà dans le pouvoir d’achat : au lieu d’imposer l’austérité, dont seuls souffrent les ménages déshérités, il faut revenir à une redistribution plus généreuse et faire supporter les sacrifices à ceux qui ont les moyens. En voilà encore dans les relations entre hommes et femmes : pourquoi des écarts de salaires de cette importance, pourquoi des discriminations suivant le « genre », alors que le mariage et l’enfant doivent être pour tous ? En fait, l’égalitarisme est une excellente façon de lutter contre le système économique et contre la société injuste qu’il engendre. C’est aussi un prétexte pour procéder à des réformes de nature à déstructurer le pays, à détruire la famille, la justice, la propriété, l’enseignement.

Finalement, on comprend bien le savant équilibre que recherche le gouvernement : d’un côté, pour calmer les classes moyennes et Bruxelles, quelques réformes économiques de façade – la loi Macron est présentée comme une inflexion spectaculaire de la politique ; d’un autre côté, pour apaiser la gauche et les frondeurs, le sale travail de déstructuration. C’est Taubira et Vallaud Belkacem plus Macron et Valls.


Or l’égalitarisme est une fable tragique. C’est une fable puisque la mesure des inégalités est faite d’artifices. Picketty lui-même a battu sa coulpe et a reconnu les erreurs de sa magistrale démonstration. Les chiffres de l’OCDE ne sont pas significatifs quand ils comparent des choses qui ne sont pas comparables : ignorance du « coin fiscal » (écart entre nominal et net), des aides en nature (accès au logement, allocations diverses, etc.), de la structure des familles. Enfin, le projecteur braqué sur les inégalités oublie deux choses fondamentales.

La première est que ce n’est pas l’inégalité qui importe, mais la promotion. Il y aura toujours des riches et des pauvres, mais l’essentiel est de savoir quelles chances ont les pauvres de devenir riches ; que l’ascenseur social soit bloqué en France et que des millions de Français aient perdu l’espoir de vivre mieux, c’est plus important que de savoir s’il y a aujourd’hui des riches et des pauvres. Il n’y a plus chez nous l’équivalent du « rêve américain », cette puissante impulsion qui a poussé des millions d’étrangers (comme mes grands parents italiens) à émigrer vers la France. Une éducation qui travaille au nivellement par le bas, une fiscalité qui ruine ceux qui réussissent et épargnent, une redistribution qui subventionne l’absentéisme, la tricherie, et qui enracine le peuple dans l’assistanat : voilà de quoi créer de nouveaux pauvres. L’inégalité ne peut se déduire de mesures statiques.

La deuxième chose est que l’inégalité n’est pas a priori une tare. Hayek l’a fortement souligné (Le mirage de la justice sociale) : les riches sont souvent porteurs d’innovation, parce qu’ils peuvent se permettre d’explorer des voies hors de portée de la plupart des gens, Aux Etats Unis, les gens qui se sont enrichis sont des entrepreneurs, des créateurs : leur promotion vient des services rendus à la communauté. C’est ainsi que le capitalisme permet d’engendrer le progrès social : le profit prend son sens et sa légitimité parce qu’il crée de la richesse pour tous.

Mais il s’agit du vrai capitalisme, fondé sur la libre entreprise et le libre échange. Or en France c’est souvent l’argent public qui enrichit, chez nous règne le capitalisme de connivence, né de l’alliance du monde des affaires et de la classe politique, qui assure des rentes et privilèges injustifiés. Bastiat le disait : « Je ne crois pas que le monde ait tort d’honorer le riche ; son tort est d’honorer indistinctement le riche honnête homme et le riche fripon. » Chez nous les fripons sont nombreux, comme dans tout régime étatisé. L’égalitarisme se nourrit de cette tare. Ainsi naît l’idée que l’économie est un jeu à somme nulle, les uns ne gagnant qu’aux dépens de ceux qui perdent – une idée en phase avec la propagande marxiste qui sème la haine contre les possédants, les patrons et les actionnaires.
Notre devoir est de lutter contre cette propagande, de faire connaître la vérité sur les vraies et les fausses inégalités, d’éviter l’affrontement généralisé, d’arracher l’envie du cœur d’un peuple qui ne cesse de regarder dans « le jardin du voisin » (Fourastié en écho de Tocqueville). Je salue comme une première étape de cette croisade l’initiative de Bernard Zimmern et de son Institut qui tiendra à Paris prochainement un colloque sur « L’imposture Picketty : les riches sont-ils le problème ou la solution ? ». Politiquement corrects s’abstenir.

par Jacques Garello - Aleps

B) Les "faites ce que je dis, pas ce que je fais" de l’État

Dans la série « Faites ce que je dis, pas ce que je fais », l’État et la sphère publique en général ne sont jamais à court de nouveautés. Pourquoi se font-ils prendre la main dans le sac, si l’on ose dire, si régulièrement ? Parce que, particulièrement dans la règlementation du travail, ils ne se considèrent pas comme des employeurs ordinaires, à l’abri d’un statut spécifique, survivance d’un passé qui n’a pas de raison d’être. En tout cas, cette situation n’est alternativement ni du goût des salariés du secteur privé, ni de celui des salariés du secteur public. Une disparité de statut que rien ne justifie plus. Nous passons en revue les cas du CDD, des dividendes, du smic, de la pénibilité, du temps de travail, des 35 heures et de la gestion des RTT. Bien sûr, il y a d’autres exemples, que nos lecteurs pourront à loisir signaler.

Les CDD

D’utilisation sévèrement limitée pour le secteur privé, les CDD vont pouvoir être renouvelés deux fois en application de la future loi Macron. Mais attention ! la durée totale ne pourra toujours pas excéder les 18 mois déjà applicables. Le cadeau, si cadeau il y a, est donc fort limité. Mais chez les fonctionnaires, le CDD peut être conclu pour trois ans, renouvelable une fois. Six ans contre 18 mois…Et lorsque La Poste emploie des salariés dans les termes du droit commun, on ne compte pas les condamnations qui pleuvent sur l’établissement pour requalification des CDD en CDI.

Les distributions de dividendes

Le CICE, on le sait, doit être exclusivement utilisé par les entreprises pour certains objets délimités et surtout pas permettre de distribution de dividendes, encore moins lorsque l’entreprise supprime des postes. Nous avons souvent eu l’occasion de mentionner que l‘État fait tout le contraire dans les entreprises qu’il contrôle. Récemment, Michel Sapin a fait très fort. Interrogé par un média sur l’éventuelle remise en cause du CICE dans sa forme actuelle, et sur le fait notamment qu’en accorder le bénéfice à La Poste – encore elle – ne paraissait pas conforme à l’objectif que se proposait le gouvernement, le ministre s’est exclamé pour dire en substance que les suppressions de postes qu’a connus l’établissement auraient été bien plus importantes si La Poste n’avait pas bénéficié de ce crédit d’impôt. Les journalistes n’ont pas eu la présence d’esprit de lui rétorquer que depuis deux ans…le montant du CICE sert à distribuer des dividendes à l’État. Il fallait avoir le toupet (euphémisme) du ministre pour le dire !

Le smic et les rémunérations des fonctionnaires

Une fois de plus, les augmentations du smic mettent l’État dans l’embarras, car les rémunérations des fonctionnaires ne suivent pas, et ceux de ces fonctionnaires qui sont en catégorie C et B sont payés en-dessous du smic. Le smic ne leur est pas directement applicable, mais le statut des fonctionnaires prend soin de prévoir que les rémunérations publiques ne peuvent pas être inférieures à ce smic. Le secteur public verse donc aux fonctionnaires concernés une « indemnité différentielle » permettant d’atteindre la valeur du smic.

Mais l’État ne se conduit pas comme le secteur privé, qui fait évoluer les rémunérations supérieures au smic en conservant une échelle de salaires relativement progressive. 

L’écrasement des salaires publics est devenu un véritable scandale, relevé par exemple dès 2011 par l’Humanité : «  On peut donc parler d’une véritable « smicardisation » de la fonction publique. Avec le gel du point d’indice trois années de suite et la reprise de la hausse des prix, cette tendance risque de s’accélérer. Elle est déjà très spectaculaire. Les chiffres officiels montrent (voir le tableau) qu’un agent des services hospitaliers, par exemple, (catégorie C sans concours) qui débutait sa carrière à 115% du Smic en 1983, la commence aujourd’hui à 98% du Smic (avant l’octroi de l’indemnité différentielle). Une secrétaire dans une administration d’État (catégorie C, entrée sur concours) débutait en 1983 avec 123% du Smic. Elle commencerait au Smic aujourd’hui. Un technicien d’une collectivité territoriale (catégorie B) débutait à 133% du Smic en 1983. Sa rémunération de départ équivaudra aujourd’hui à 103% du Smic. Pour la catégorie A, celle des cadres ou des enseignants, la rémunération de départ de carrière, qui représentait 175% du Smic en 1983, n’en représente plus que 116% ».

Les choses ne se sont pas améliorées depuis 2011, au contraire. Et voici Marylise Lebranchu, la ministre de la Fonction publique, contrainte de relever le salaire en début de carrière… au prix d’accentuer encore l’écrasement des salaires en milieu de carrière (mais pas en fin de carrière puisqu'une revalorisation expresse vient de leur être accordée). Il est vrai que Jean-Claude Mailly (le patron de FO), plaide en ce moment pour que le smic atteigne 80% du salaire médian. Ses vœux sont donc en passe d’être exaucés. Sûrement pas ceux des fonctionnaires, ni de l’Humanité semble-t-il. Allons bon, c’est curieux, il y aurait des divergences de vue chez ceux qui se réclament d’un marxisme égalitaire ?

La pénibilité

On vient comme chacun sait d’instituer le « C3P », autrement dit le compte personnel de prévention de la pénibilité, que les entreprises dénoncent comme une coûteuse usine à gaz. Ici non plus la C3P n’est pas applicable chez les fonctionnaires, qui disposent déjà de dispositions concernant la retraite anticipée. Sauf que jamais la liste des métiers censée être établie par décret en Conseil d’État n’a été établie. Résultat, la règlementation est antédiluvienne et ne correspond pas aux métiers actuels. C’est un peu comme la prime d’escarbille chez les cheminots. En particulier, rien pour les agents hospitaliers. Aïe, ce n’est pas le sujet du moment à aborder à l’hôpital. Si l’on comprend bien, la question sera abordée pour les fonctionnaires par la ministre de la Fonction publique, cependant que pour le secteur privé le même sujet relève du ministre du Travail. Logique, non ?

Le temps de travail

Dans le secteur privé, les 35 heures ont fait l’objet d’intenses négociations au moment de leur mise en œuvre. Au moins les accords sont-ils respectés, et des négociations peuvent-elles être menées à bien en vue de leur amélioration comme on l’a vu chez Renault. Dans le secteur public, rappelons qu’à l’origine Lionel Jospin n’avait pas prévu d’appliquer les 35 heures, faute d’argent. Position qui n’a évidemment tenu que quelques semaines mais qui en dit long. L’État les a donc appliquées, mais il a fait n’importe quoi, sous la pression des syndicats dont la gauche au pouvoir se devait d’accepter les revendications. Dans la fonction hospitalière, les salariés ont en effet obtenu jusqu’à 28 jours de RTT. Le résultat, longtemps mis sous le boisseau comme la poussière sous le tapis, se fait jour actuellement avec une désorganisation complète et un impossible redressement dont le désaveu apporté par la ministre de la Santé aux efforts tentés par Martin Hirsch en est la lamentable traduction. Des RTT qui s’accumulent sans pouvoir être utilisés ni payés. S’y ajoute encore un absentéisme record. La situation est encore pire dans les collectivités locales, où les 35 heures elles-mêmes ne sont qu’un rêve, avec une durée de travail ridicule, à laquelle s’ajoute un absentéisme record : laxisme généralisé et aucune surveillance de la part des employeurs publics.


Conclusion

Il y a quand même dans cette histoire une morale qui n’est pas difficile à deviner. L’État se conduit en ignorant les règles qu’il demande au secteur privé d’appliquer ; c’est désastreux pour sa crédibilité et son autorité. Et cette mauvaise conduite est souvent masquée par la spécificité du statut qu’il s’applique. C’est contre cette spécificité qu’il faut lutter. Dans chacun des exemples que nous avons pris, quelle justification y a-t-il d’établir des règles différentes pour le secteur public et le secteur privé ? Aucune.

Commençons par unifier le statut des salariés du public et ceux du privé – en clair, supprimer le statut de la fonction publique -, et nous aurons déjà une base plus solide pour que l’État respecte une règlementation devenue unique. Plus fondamentalement, entre les entreprises et les établissements tant publics que privés, il peut y avoir des différences tenant à l’existence éventuelle d’une mission de service public, étant entendu qu’une entreprise privée peut être investie d’une telle mission et que c’est d’ailleurs le cas bien souvent en vertu d’un droit administratif qui a plusieurs siècles d’existence en France. Mais il n’y a plus, depuis longtemps, aucune raison pour que de cette mission découle un statut spécifique applicable aux agents et salariés qui sont amenés à la remplir, qu’il s’agisse d’entreprises, d’établissements de l’État ou d’entreprises du secteur privé investies de délégations de service public.

Bertrand Nouel
IFRAP


C) Égalité

L'égalité du point de vue du libéralisme est l'affirmation que tous les individus sont égaux en droit (principe d’isonomie). Le droit dont il est question ici est le droit naturel, et non l'ensemble des « faux droits » octroyés par l'État, qui précisément favorisent les uns aux dépens des autres, et donc accroissent les inégalités. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits (article premier de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789). Pour un libéral, toute distinction fondée sur la naissance (Ancien régime, société de castes, société raciste), le présumé « intérêt général » (collectivisme), l'intérêt de quelques-uns (oligarchie), ou la « tyrannie de la majorité » (démocratie) aboutit à l'injustice et au mépris des droits de l'individu. On obtient donc une définition négative de l'égalité : chaque individu a un droit égal à ne pas être agressé dans sa liberté ni dans sa propriété.
La définition de l'égalité rejoint celle de la justice : rendre à chacun ce qui lui est dû (suum cuique tribuere, selon le vieux principe du droit romain). C'est ce qui distingue l'égalité de l'égalitarisme : l'égalité tient compte de la nature de chacun, c'est aussi un « droit à la différence » et un respect de l'autre, alors que l'égalitarisme tend à nier toute différence (physique, intellectuelle, économique). Comme Friedrich Hayek l'a bien expliqué:
Alors que l'égalité des droits dans un gouvernement limité est possible en même temps qu'elle est la condition de la liberté individuelle, la revendication d'une égalité matérielle des situations ne peut être satisfaite que par un système politique à pouvoirs totalitaires.
Ainsi, ce que le collectivisme ou la social-démocratie entendent par « égalité » sociale, c'est une « justice » distributive, l'égalité économique, l'égalitarisme, sous divers prétextes (partage des fruits du travail, solidarité, cohésion sociale, etc.). L'idéal visé, plus ou moins avoué, est celui de l'égalité économique parfaite, selon le principe communiste apparemment généreux de « à chacun selon ses besoins », principe qui, outre son caractère immoral et coercitif, fait totalement fi de la réalité de la vie humaine, qui est celle d'un monde de rareté, dans lequel seuls le travail, l'épargne, l'investissement, l'action, peuvent créer des biens.

Égalité des chances

Cette expression, typiquement française (même si elle rappelle l'equal opportunity anglo-saxonne), est pernicieuse. Désigne-t-elle l'égalité en droit, exigence libérale, ou bien un droit à bénéficier des bienfaits de l'État-providence redistributeur ? Dans cette dernière acception, on tend à développer l'assistanat et à récuser la liberté et la responsabilité des individus :
De fil en aiguille, on en est finalement venu à l'égalité des conditions, à l'égalité des résultats, quelles que soient les actions individuelles, quels que soient les mérites ou les vices de chacun. La chance porte un nom nouveau : l'État Providence. L'égalité des chances, c'est l'égalité devant les bienfaits de la société. Dans cette logique, l'échec n'est pas admissible, l'inégalité est scandaleuse. Aujourd'hui l'égalité des chances est une forme d'envie (avoir tout ce qu'ont les autres), une forme d'incurie (avoir tout sans rien devoir à personne, faire n'importe quoi), une forme de folie vengeresse (« les ratés ne vous rateront pas », disait Céline). (Jacques Garello)
La plupart des libéraux rejettent la notion d'égalité des chances, car elle est intrusive et coercitive. Certains libéraux de gauche, tels John Rawls, soutiennent cependant que "personne ne mérite ses capacités naturelles supérieures ni un point de départ plus favorable dans la société" et voient comme injuste la répartition inégale des talents. Les structures d'une société juste devraient faire en sorte d'atténuer au maximum les différences. Ainsi Rawls ajoute au principe d'égale liberté pour tous ("chaque personne doit avoir un droit égal à la plus grande liberté fondamentale avec une liberté semblable pour tous") un second principe ainsi défini :
Les inégalités sociales et économiques doivent être arrangées de telles sortes qu'elles soient :
- liées à des emplois et à des postes, accessibles à tous, dans des conditions d'égalité impartiale des chances (principe d'égalité des chances) ;
- pour le plus grand profit des plus désavantagés (principe de différence).
Pour la plupart des libéraux (tel Nozick qui critique les conceptions de Rawls) le "droit" à l'égalité des chances n'en est pas un, puisqu'il doit respecter le droit de propriété avant de s'appliquer. Le "principe de différence" de Rawls permet de justifier les mesures les plus coercitives : revenu maximum (Rawls affirme qu'il y a "un gain maximum autorisé pour les plus favorisés"), redistribution par l'impôt (possible théoriquement jusqu’à ce qu’elle ait tellement d’effets désincitatifs que les plus favorisés produiraient beaucoup moins, et ce aux dépens des individus les plus désavantagés), etc. Bien que Rawls se défende d'être utilitariste, sa théorie a un défaut majeur, qui est l’hypothèse de comparabilité des préférences individuelles. L'idée que la répartition inégale des talents puisse être injuste et doive être "corrigée" mène directement à l'égalitarisme et au totalitarisme


Erreur courante : égalité et égalitarisme

La critique la plus courante, venant le plus souvent de la gauche (encore qu'elle existe aussi à droite), est que le libéralisme aurait une notion restrictive de l'égalité : en effet, il n'envisage que l'égalité en droit et non l'égalité matérielle. Les inégalités économiques que l'on peut constater entre les individus ne le touchent pas : loin de les condamner, il les conforterait. Il mènerait donc au conservatisme le plus rétrograde.
La réponse à cette objection est que l'égalité en droit a un sens, alors que l'égalité matérielle ou économique n'en a absolument aucun, à moins que tous les hommes soient absolument identiques, interchangeables et "bâtis" sur le même modèle, ce qui n'est pas le cas. Dès lors que les hommes sont différents, il est impossible de réaliser l'égalité matérielle ou économique, car les capacités de chacun, les aspirations, les besoins, sont différents. L'égalitarisme n'est pas autre chose qu'une révolte contre la nature : il est "injuste" qu'un autre soit plus beau, plus grand, plus jeune, plus intelligent ou plus riche que moi. Le droit à la différence est vu comme un faux droit. C'est la nature qui est jugée injuste, et la société des hommes devrait réparer toute "injustice", si besoin (et il est impossible que ce soit autrement) par la coercition et la violence. [1]
Une société égalitariste se détruirait elle-même par sa recherche pathologique du nivellement par le bas. L'expérience historique montre qu'en réalité elle réintroduit des inégalités non pas sur la base des capacités, aspirations et mérites différents (comme c'est le cas dans la société libérale idéale) mais sur des bases politiques d'allégeance à un leader ou au parti au pouvoir, illustration de l'anomie conduisant à la loi du plus fort.
Ceux qui croient aux vertus de l'égalitarisme, plutôt que de chercher à asservir ceux qui n'y croient pas, devraient faire la preuve par l'exemple, en créant des communautés pratiquant l'égalité matérielle la plus complète (la famille n'est-elle pas une communauté de ce type ?). Comme le dit Christian Michel :
Le communisme est un bel idéal. Que les communistes s'organisent dans leurs communes et phalanstères, qu'ils affichent leur bonheur d'y vivre, et ils seront rejoints par des millions et des milliards de gens. (...) Ce qu'il faut combattre n'est pas le communisme, ni aucune autre idéologie, mais la traduction politique de cette idéologie.
Malheureusement, l'égalitarisme n'est le plus souvent pas autre chose qu'une traduction idéologique de la jalousie sociale : l'égalitariste, qu'il soit libertaire, communiste ou socialiste, veut seulement prendre aux plus riches que lui. Il n'est pas question pour lui de partager avec ceux qui sont plus pauvres que lui : c'est de la solidarité à sens unique.
Quant au prétendu conservatisme que le libéralisme entérinerait en ne remettant pas en cause les positions sociales, il n'existe pas, en réalité. Le libéralisme dénie toute légitimité à toute position sociale qui serait contraire aux droits des individus. Loin d'être conservateur, le libéralisme (plus particulièrement le libertarisme) est révolutionnaire car il entend souligner les injustices et y porter remède. Il reconnaît qu'il existe bel et bien une lutte des classes entre les dominants et les opprimés, entre ceux, étatistes, politiciens, qui violent perpétuellement le principe de non-agression en imposant l'arbitraire étatique par l'impôt et la loi, et ceux qui sont victimes de cette forme d'esclavage. Les inégalités existent bien : l'ennemi n'est pas le riche ou le capitaliste (du moins, tant qu'ils se limitent à pratiquer l'échange libre dans le respect du droit d'autrui), c'est celui qui me vole (qui prend ma propriété sans mon consentement) ou qui m'impose injustement sa volonté (qui attente à ma liberté). On retrouve l'exigence d'égalité libérale : l'obligation de respecter le droit de chacun, sa liberté et sa propriété. 


Citations

  • « Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l’aiment, et ils ne voient qu’avec douleur qu’on les en écarte. Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté, et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage. Ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la barbarie, mais ils ne souffriront pas l’aristocratie. »
(Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique)[2]
  • « Il y a toutes les différences du monde entre traiter les gens de manière égale et tenter de les rendre égaux. La première est une condition pour une société libre alors que la seconde n'est qu'une nouvelle forme de servitude. »
(Friedrich August von Hayek, Vrai et faux individualisme)
  • « L’égalité proclamée dans la déclaration des droits de l’homme de 1789, est une égalité de condition sociale qui rend possible une justice équitable. La loi est la même pour tous, c’est ce que ça veut dire. L'État idéologique a transformé cette égalité de droit en égalité de moyen, ce sont les clauses de moyens introduites dans la déclaration des droits de l’homme des constitutions de 1946 et 1958. L’Egalité n’est plus seulement la promesse que la justice ne tiendra pas compte du statut social des personnes comme sous la monarchie, mais qu’elle devient aussi une égalité matérielle des conditions. C’est mettre à mort l’équité dont le premier principe est " à chacun selon ses mérites " pour produire un principe contraire, le principe égalitaire qui est " ce qui est juste, c’est ce qui est égal ".  »
(Claude Lamirand – 7 Décembre 2004)
  • « La justice s’applique à la conduite des individus, pas aux conséquences économiques de leurs actions. Elle est affaire de règles, pas de résultat. Dans une société libre, c’est seulement les décisions des acteurs que nous avons le droit de juger. Si un avantage est acquis par la tromperie ou la violation d’une loi justement applicable à tous, nous le déclarons injuste. Mais si quelqu’un n’a bénéficié d’aucune entorse pour obtenir le même avantage, il n’y a aucune raison d’être critique à son égard. Lorsque tu participes à un jeu, tu ne demandes pas à l’arbitre de déclarer vainqueur le joueur le plus méritant. Il importe seulement que la partie soit jouée loyalement, que les règles soient respectées. »
(Christian Michel)
  • « L'inégalité des revenus et des fortunes est un caractère inhérent de l'économie de marché. Son élimination détruirait complètement l'économie de marché. Les gens qui réclament l'égalité ont toujours à l'esprit un accroissement de leur propre pouvoir de consommation. Personne, en adoptant le principe d'égalité comme postulat politique, ne souhaite partager son propre revenu avec ceux qui en ont moins. Lorsque le salarié américain parle d'égalité, il veut dire que les dividendes des actionnaires devraient lui être attribués. Il ne suggère pas une réduction de son propre revenu au profit des 95 % de la population mondiale qui gagnent moins que lui. »
(Ludwig von Mises, l'Action humaine)
  • « L'inégalité [véritable] consiste à s'enrichir par ses relations, à gagner sans rendre service, à extorquer sous la menace, à créer une classe privilégiée de décideurs non responsables sur leurs biens mais sur celui des autres. »
(Prégentil)
  • « À partir du moment où quelqu’un s’enrichit plus vite que vous, une inégalité surgit. Sauf à contrôler la vie de tout le monde, l’inégalité est le résultat, à un instant donné, d’un processus de développement qui est par nature dynamique. Comme la croissance repose sur la libération des énergies et des potentiels de chacun, il en découlera nécessairement des trajectoires de revenus différentes. »
(Jean-Louis Caccomo)
  • « Le libéral combat les inégalités vraiment injustes, c'est-à-dire celles qui profitent aux hommes politiques et aux fonctionnaires, et les inégalités qui résultent du vol ou de la coercition, qui sont souvent le fait de l'État, ou le fait que l'État ne fait pas son travail. Le socialiste, lui, recherche l'égalité de résultat, et c'est ainsi que dans ce pays tout est fait pour encourager celui qui ne veut rien faire, et tout est fait pour mettre des bâtons dans les roues à celui qui entreprend. C'est ainsi que l'Éducation Nationale, n'ayant pas réussi à uniformiser les résultats des élèves par le haut, s'est résigné à les uniformiser par le bas. »
(Jacques de Guenin)
  • « L'égalité la plus fondamentale entre les hommes est sans doute liée au fait qu'ils sont des êtres humains, et que par nature ils ont une dignité et une vocation que ne possède aucune autre espèce. (...) Cette égalité fondamentale et personnelle prend corps avec l'égalité des droits. Ce qui sépare une société barbare d'une société civilisée, c'est que des règles sociales sont établies et respectées pour garantir les droits individuels qui permettent à l'homme de vivre dignement. »
(Jacques Garello)
  • « L’égalité est un état artificiel qui demande à être constamment entretenu d’une manière artificielle. Les hommes ne sont pas égaux par définition. »
(Vladimir Boukovski)
  • « Les hommes n’étant pas dotés des mêmes capacités, s’ils sont libres, ils ne seront pas égaux, et s’ils sont égaux, c’est qu’ils ne sont pas libres. »
(Alexandre Soljenitsyne)
  • « La France a toujours cru que l’égalité consistait à trancher ce qui dépasse. »
(Jean Cocteau, Discours de réception à l’Académie française, 1955)
  • « Tous les êtres de toutes les Galaxies sont égaux devant la Grande Matrice, indépendamment de leur forme, du nombre de leurs écailles ou de leurs bras, et indépendamment même de l'état physique (solide, liquide ou gazeux) dans lequel il se trouve qu'ils vivent. » (humour)
(Umberto Eco)



D) 1984 d'Orwell n'était pas censé être un manuel de philosophie



Le libéralisme classique ne se confond ni avec l'hédonisme, ni avec une indifférence à l'égard du bien ou du mal et encore moins avec le socialisme. Par Damien Theillier, professeur de philosophie et président de l'Institut Coppet 
 
Rappelez-vous les trois slogans qui régissent la dictature orwellienne :

La guerre, c'est la paix.
La liberté, c'est l'esclavage.
L'ignorance, c'est la force.
Guillaume Bernard, maître de conférences à l'ICES, vient d'en inventer un quatrième :
« Le libéralisme, c'est le socialisme » !
Comment peut-on arriver à confondre la liberté et la folle idéologie qui réglemente nos vies jusqu'aux plus petits détails ? 

Notre maître de conférence a réussi ce tour de force dans un article paru dans Valeurs Actuelles fin mai 2015, intitulé Malentendus courants sur le libéralisme. Tout part d'une équation par amalgame: le libéralisme serait une philosophie libertaire hédoniste et relativiste... ce que serait également le socialisme.
De là, le libéralisme, c'est le socialisme.

Un malentendu sur le libéralisme

L'auteur entretient un malentendu sur le libéralisme, habituellement entendu à gauche : celui-ci postulerait ou fonderait ses arguments sur l'hypothèse d'individus égoïstes, matérialistes et auto suffisants, affranchis de toute norme morale, de toute espèce d'ancrage dans une réalité morale naturelle. Cette idée répandue dans le clergé, y compris au plus haut sommet de sa hiérarchie (comme le montre encore une fois la dernière encyclique du Pape François), est une idée fausse.

À l'encontre de cette caricature, le libéralisme classique ne se confond ni avec l'hédonisme, ni avec une indifférence à l'égard du bien ou du mal et encore moins avec le socialisme.


Une philosophie du pouvoir limité

La plupart des libéraux s'accordent avec la tradition occidentale issue de la philosophie grecque pour dire qu'il existe une rationalité morale et que le bien et le mal ne sont pas des notions arbitraires, relatives à l'opinion ou à l'époque. Ainsi le vol détruit le principe de la propriété, fondée sur le travail c'est-à-dire sur le libre exercice de nos facultés. 

Pour les libéraux, à la différence des socialistes, il existe donc un droit antérieur à la formation de l'État, un ensemble de principes généraux que la raison peut énoncer en étudiant la nature de l'homme.

Ce droit s'impose au pouvoir, qui doit dès lors le respecter. Les lois édictées par l'autorité politique n'ont force obligatoire que selon leur conformité au droit naturel. Et si les citoyens possèdent par nature certains droits fondamentaux, ces droits ne peuvent être ni octroyés, ni supprimés par la loi.

Le libéralisme, pas une théorie morale complète

Mais le libéralisme, contrairement au socialisme, n'a jamais eu la prétention d'être une théorie morale complète, ni une philosophie de la vie ou du bonheur. Guillaume Bernard se trompe en affirmant que « le libéralisme est un tout », c'est-à-dire une sagesse globale. Il est seulement une théorie politique, incluant une morale politique, qui traite du rôle de la violence et des limites du pouvoir. Puisque les hommes ont des penchants criminels (ce qui rejoint l'idée chrétienne de péché), il faut les empêcher de nuire. Mais il est également nécessaire de limiter le pouvoir et d'empêcher la tyrannie. Si tous les hommes étaient bons, l'État serait superflu. Mais si, à l'inverse, comme le reconnaissent les libéraux et les conservateurs, les hommes sont souvent malveillants, alors on doit supposer que les agents de l'État eux-mêmes, qui détiennent le monopole de la violence, constituent une menace potentielle. C'est Locke contre Hobbes, Constant contre Rousseau.

Par conséquent, ce qu'un individu n'a pas le droit de faire : voler, menacer, tuer, un État n'a pas le droit non plus de le faire. Si le fait de spolier autrui est immoral pour un individu, cela vaut également pour ceux qui exercent l'autorité politique. Les libéraux pensent que le commandement biblique « Tu ne voleras pas » s'applique à tous sans exception. Il s'agit d'une éthique universelle qui s'applique également aux institutions sociales. Un vol reste un vol, même s'il est légal.

L'individu, seul agent moral

Il faut également entendre la défense libérale de l'individu en ce sens que celui-ci est le seul agent moral. Les notions de bien et de mal moral, de droits et de devoirs n'ont de sens que pour des personnes singulières, non pour des collectivités abstraites. Seul l'individu humain agit, pense, choisit, seul il est sujet de droit. Ainsi parler de « droits des homosexuels » n'a pas de sens, pas plus que de parler de « droits des catholiques ». L'égalité des droits ne peut être fondée que sur l'appartenance à l'espèce humaine et non sur l'appartenance à une communauté ou à un groupe collectif.

Enfin et surtout, il n'est pas possible de comprendre l'essence de la philosophie politique libérale, si on ne comprend pas qu'elle a toujours été historiquement définie par une rébellion authentique contre l'immoralité de la violence étatique, contre l'injustice de la spoliation légale et du monopole éducatif ou culturel.

Une anthropologie réaliste
Mais ce qui différencie les libéraux des utopistes c'est qu'ils n'ont pas pour but de remodeler la nature humaine. Le libéralisme est une philosophie politique qui affirme que, en vertu de la nature humaine, un système politique à la fois moral et efficace ne peut être fondé que sur la liberté et la responsabilité. Une société libre, ne mettant pas de moyens légaux à disposition des hommes pour commettre des exactions, décourage les tendances criminelles de la nature humaine et encourage les échanges pacifiques et volontaires. La liberté et l'économie de marché découragent le racket et encourage les bénéfices mutuels des échanges volontaires, qu'ils soient économiques, sociaux ou culturels.

Quiconque a lu un peu les libéraux, anciens ou modernes, Turgot, Say, Bastiat, Mises ou Hayek, sait en effet, que pour eux 1° l'intérêt personnel ne peut se déployer librement que dans les limites de la justice naturelle et 2° le droit ne se décide pas en vertu d'un contrat, mais se découvre dans la nature même de l'homme, animal social, doué de raison et de volonté. On est alors très loin de la caricature donnée par l'article de Guillaume Bernard.

Les entrepreneurs anticipent les besoins des consommateurs

Les libéraux, il est vrai, accordent à l'intérêt une large place dans le développement de ce monde. Mais ils voient en lui le plus puissant et le plus efficace des stimulants lorsqu'il est contenu par la justice et la responsabilité personnelle. Le fait que les entrepreneurs soient avant tout guidés par leur intérêt, loin de conduire à l'anarchie, permet de canaliser les intérêts. Cela les oblige à prendre en compte et à anticiper les besoins des consommateurs. Pour réussir il faut être à l'écoute des besoins de la société. 

En revanche, l'un des objectifs principaux des socialistes est de créer (en pratique par des méthodes violentes) un homme nouveau acquis au socialisme, un individu soumis dont la fin ultime serait de travailler au service du collectif. Pour les socialistes, en effet, les hommes ne sont que des matériaux inertes qui ne portent en eux ni principe d'action, ni moyen de discernement.

Partant de là, il y aura entre le législateur et l'humanité le même rapport qu'entre le potier et l'argile. La loi devra façonner les hommes en fonction d'une idéologie imposée d'en haut. Comme le dit bien Jean-Paul II, « Là où l'intérêt individuel est supprimé par la violence, il est remplacé par un système écrasant de contrôle bureaucratique qui tarit les sources de l'initiative et de la créativité. » (Jean-Paul II, Centesimus Annus, 1991).

De fait il y a beaucoup plus d'avidité et de cupidité dans le socialisme que dans le libéralisme. Dans une économie socialiste, il n'y a que deux moyens d'obtenir ce qu'on désire : le marché noir, ou la combine politique. Dans une économie de marché libre, la façon la plus efficace pour les personnes de poursuivre leur amour de la richesse est de servir les autres en proposant des biens utiles et à bon prix.


La propriété privée c'est la protection des plus faibles

La propriété est d'abord une condition nécessaire à ce que le philosophe Robert Nozick appelle « l'espace moral » de la personne. La nature morale de l'être humain exige que la liberté de choix soit protégée pour que chacun puisse exercer pleinement son jugement et ses responsabilités. Et cet objectif de protéger cet espace moral de choix individuel, est mieux servi par une société de libre marché, qui respecte la propriété. Notre tâche principale est d'agir de façon optimale, c'est-à-dire à réaliser notre nature humaine, aussi complètement que possible dans les circonstances de notre vie. Et seule une société libre, qui protège le droit de propriété, peut permettre d'atteindre cet objectif. 

La propriété est aussi ce qui permet un comportement « prudent » (au sens de la vertu morale) vis-à-vis du monde naturel et social. Enfin et surtout, elle bénéficie aux pauvres car elle leur permet d'utiliser leurs dons et leurs compétences dans un marché ouvert à la concurrence. 

Dans le christianisme, l'homme est appelé à servir les autres, spécialement les plus faibles. Or la meilleure façon, la plus productive et la plus juste, d'aider les pauvres est précisément la liberté pour chacun d'exercer la profession ou l'activité de son choix. Une société libre est une société dans laquelle chacun est libre d'utiliser les informations, même imparfaites, dont il dispose sur son environnement pour poursuivre ses propres fins.

Des possibilités très grandes de sortir de la pauvreté

Certes, dans une société libre, les revenus sont inégaux, mais les possibilités qu'ont les gens de se sortir de la pauvreté extrême sont très grandes parce qu'on peut gagner en servant les intérêts d'autrui et que la richesse des uns bénéficie, à terme, aux autres. Le libre marché est un formidable mécanisme naturel de redistribution des richesses car c'est un jeu à somme positive, l'échange est gagnant-gagnant quand il est consenti. 

Enfin, l'économie de marché libre est un système qui permet de ce fait à la philanthropie de s'exercer mieux que dans tout autre système. Chaque être humain a une obligation morale d'assistance à l'égard de ceux qui sont atteints par le malheur. Mais on ne donne que ce qui est à soi. C'est le respect du droit de propriété qui rend possible la charité.

L'égoïsme dans la nature humaine

En conclusion, l'égoïsme n'est pas dans le libéralisme, comme semble le croire Guillaume Bernard, il est dans la nature humaine. Le libéralisme explique seulement que l'intérêt personnel, canalisé par le droit, peut servir le bien commun de façon plus efficace et plus juste que la contrainte de la loi.

En effet, le principe qui a été découvert progressivement au cours de l'histoire occidentale et qui a été mis en lumière par les penseurs libéraux classiques, c'est que la liberté individuelle est créatrice d'ordre, mieux que n'importe quelle solution bureaucratique imposée d'en haut par la coercition. Et cela est vrai, non seulement sur le plan politique mais aussi sur le plan économique. L'allocation des ressources par le libre jeu de l'offre et la demande est la réponse la plus productive et la plus efficace aux besoins humains. Mais c'est aussi le seul système économique compatible avec une vision morale et religieuse de l'homme, fondée sur le droit naturel, c'est-à-dire sur l'idée que les gens ont, par définition, du fait même de leur présence sur terre, des droits qu'il est immoral et injuste pour quiconque de violer.

L'État moderne, grand prédateur

Libre à chacun bien sûr de renvoyer dos-à-dos libéralisme et socialisme, comme le fait Guillaume Bernard. Mais encore faudrait-il ne pas tomber dans la vision caricaturale et fausse qu'il fait du libéralisme. Car il est trop facile de fabriquer un homme de paille pour mieux le rejeter ensuite comme quelque chose de vulgaire et d'immoral. 

L'État moderne, qu'il soit de droite ou de gauche, est devenu « le grand prédateur », le grand confiscateur des libertés et des moyens financiers, promoteur d'un moralisme sans fondement, le tout au profit d'une mafia de rentiers de la politique. Or seuls les libéraux ont pu, dans le passé récent s'opposer à cette croissance apocalyptique. Et ce ne sont pas les chrétiens sociaux, ni les réactionnaires, tous tentés par la forme moderne de socialisme qu'est l'étatisme, qui ont pu s'opposer à cette croissance.



 
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