octobre 14, 2014

Libéralisme contre capitalisme ?

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Pour dépasser une confusion préjudiciable au débat politique en France.
A l’occasion de la sortie de « La fin du capitalisme…et après ? de Lucien Pfeiffer, Ed Yves Michel, mars 2006

L’identification fautive du libéralisme et du capitalisme pousse le débat politique français dans une impasse. Le quiproquo est d’autant plus inextricable que la confusion est entretenue aussi bien par les défenseurs du libéralisme que par ses ennemis. Or, il n’y a finalement pas grand rapport entre cette philosophie générale de la vie en société qu’est le libéralisme, dont les retombées irriguent également les domaines économique, social et politique, et ce régime économique moderne de l’entreprise et de la production de richesses qu’est le capitalisme, susceptible d’être lui-même plus ou moins libéral d’ailleurs. Au mieux, leur intersection est limitée, sans recoupement, au domaine économique. D’où l’épuisement des libéraux (doctrinaires ou politiques) dans un combat sisyphien de défense des intérêts particuliers des patrons, du syndicalisme patronal et des grandes entreprises qui n’est pas le leur et les empêche par avance de pouvoir capter la sympathie réelle de larges couches de la société civile. D’où le refus de la gauche d’avancer résolument vers des solutions qui pourraient ressembler à des concessions idéologiques à l’égard du patronat et du pouvoir économique installé.




Pourtant la distinction entre libéralisme et capitalisme est une clé. Elle permet de comprendre la plupart des positions très peu libérales des organisations professionnelles et du monde patronal en général, dans lesquels se retrouve la vaste majorité des entreprises existantes : pour les subventions, pour les niches fiscales, pour le protectionnisme, rebaptisé depuis peu patriotisme économique ; contre les « class actions » et en général contre « l’excès » de réglementation protectrice des consommateurs (qui vise pourtant à compenser dans la plus pure ligne du droit civil des contrats l’asymétrie d’information entre les particuliers et les professionnels), contre le droit de la concurrence etc. D’une manière générale, d’un point de vue libéral, les chefs d’entreprises, individuellement ou coalisés, en France ou ailleurs, tiennent un discours opportuniste, traduisant le point de vue exclusif du producteur, par principe favorable aux libertés qui l’arrangent et défavorable aux libertés qui le dérangent. Incohérence doctrinale logique et inhérente à la position d’hommes d’affaires ayant des intérêts importants et multiples à défendre à court terme, parfois semblables, parfois divergents, parfois même contradictoires.

Le meilleur exemple de cette incohérence doctrinale, tiré de l’actualité, est la position des grands groupes franco-européens vis-à-vis des offres publiques d’achat (c’est-à-dire une des opportunités les plus solidement établies du marché financier) comme Suez, Arcelor ou Danone : pour le rachat d’Electrabel par Suez et contre son opéabilité par Enel, pour l’OPA d’Arcelor sur Dofasco et contre l’OPA de Mittal sur Arcelor et contre toute OPA en ce qui concerne Danone. La même incohérence est observable aux Etats-Unis lorsqu’une société pétrolière de petite taille est « menacée » d’être rachetée par une entreprise chinoise, lorsque des fonds d’Arabie Saoudite sont sur le point d’opéer une société détentrice de ports américains, ou lorsque le péril nippon menaçait. Ce discours de circonstance purement patronal et de défense d’intérêts acquis, anti-libéral à la lettre, est bien la preuve que le discours capitaliste, opportuniste selon les circonstances et les positionnements ne peut se confondre avec l’expression d’une doctrine libérale ancrée sur le respect des règles de marché, par définition contestataire à l’égard de la fortune installée, favorable au nouvel entrant et au nouveau venu. De la même façon, on considère trop souvent une politique américaine « probusiness » comme libérale alors qu’elle est simplement « pro-capitaliste », faisant primer l’intérêt des producteurs américains installés sur celui des consommateurs américains et a fortiori étrangers, à rebours de la perspective libérale qui subordonne logiquement l’intérêt du producteur à celui du consommateur dans la coopération sociale. Les économistes libéraux comme Adam Smith ou Bastiat, loin d’identifier libéralisme et discours patronal, industrialiste ou capitaliste, comme on le fait si souvent aujourd’hui dans une défense brouillonne, n’avaient aucun doute sur l’existence d’une contradiction fondamentale et insurmontable entre l’intérêt des chefs d’entreprises et la liberté économique symbolisée par la libre concurrence, qui bénéficie en réalité au consommateur final en augmentant sa liberté de choix.

Le libéralisme une philosophie politique générale de limitation du pouvoir par le pouvoir
La philosophie libérale prise en son sens le plus général est une philosophie originellement de gauche qui domina dans le premier temps l’esprit de la révolution française : refus de l’arbitraire du Prince et du favoritisme à remplacer par des lois générales s’imposant à tous sans exception (« rule of law » dans l’univers anglo-saxon), abolition des privilèges, contestation de l’excès de pouvoir, le libéralisme est une philosophie de partage du pouvoir et de revendication de justice égale pour tous, une philosophie méritocratique qui aspire à substituer le talent vérifiable à l’héritage du rang par le sang comme facteur de promotion sociale, à ouvrir les fenêtres de la société pour faire de la place à ceux qui n’ont pas pignon sur rue, à faire droit à l’initiative individuelle et à la récompenser. Elle accorde une place essentielle à la notion de responsabilité individuelle (qu’il s’agisse de personne physique ou morale) qu’elle considère comme le principal facteur d’harmonisation de l’intérêt individuel avec l’intérêt général, de l’autorégulation et de la dynamique sociales, et qu’elle définit techniquement comme le fait d’avoir à éprouver, de ne pas être empêché d’éprouver, positivement ou négativement, les conséquences de ses actes. On le constate en passant, par rapport à une image contemporaine systématiquement déformante, le libéralisme n’est donc ni originairement droitier, ni principalement économique.

Elle s’exprime de manière cohérente sur les plans politique, par les « checks and balances » mis en œuvre par la constitution américaine qui a, elle, pris Montesquieu au sérieux (contrôles et contrepouvoirs ou séparation des pouvoirs propre à la démocratie parlementaire, élection à intervalle régulier des dirigeants), économique par le « laissez-faire laissez passer » physiocratique (liberté du commerce et de l’industrie et libre échange) et social, par la « libre association » des hommes (syndicalisme, mutualisme, confessionnalisme, associationnisme) pour les fins les plus diverses qui sont les leurs, sans privilège ni monopole, chaque association devant faire la preuve par ses adhésions et ses cotisations, les dons et les legs qu’elle reçoit, de son utilité sociale et de sa capacité à perdurer. La dimension sociale du libéralisme (qui a également pu être celle du capitalisme) ne doit en effet pas être oubliée, même si elle est la moins connue ou la plus oubliée, puisque c’est à l’auto-organisation sociale, souvent patronale, parfois ouvrière, que l’on doit attribuer tous les développements de la protection sociale au 19 ème et 20 ème siècle auxquels la gauche marxiste s’opposait alors violemment puisque ces réformes retardaient d’autant le Grand Soir. Elle est aujourd’hui encore la plus prometteuse. Bien sûr, ces « mots d’ordre » du libéralisme dans toutes ses dimensions, sont à prendre comme des expressions de tendances dans un environnement donné et non comme des modes d’emploi absolus à prendre ou à laisser, ou bien à appliquer sans réflexion et sans nuance du jour au lendemain dans n’importe quel contexte. La simplicité des slogans du libéralisme ne peut en effet en aucun cas dispenser les libéraux de réfléchir aux stratégies politiques adaptées aux contextes spécifiques, dont dépend in fine la réussite des réformes « libérales » ou a fortiori laisser penser que les libéraux d’aujourd’hui, tels les révolutionnaires d’hier, disposent des recettes toutes faites et d’emploi universel de la réforme politique économique et sociale. La qualité éventuelle du contenu ne préjuge pas du succès de la méthode.

Cette philosophie politique générale est en principe celle qui est la plus à même de répondre aux légitimes appétits et intérêts des nouveaux venus dans la société civile, dans la vie économique et politique, qu’il s’agisse des jeunes à chaque génération, des étrangers de passage, des immigrés ou de ceux que les circonstances de la vie ont pu un moment marginaliser. Dans la crise actuelle du modèle français, au lieu de servir de bouc émissaire facile, propice à l’inaction et finalement au défaitisme, elle devrait faire l’objet d’un consensus général tant elle fournit de clés méthodologiques et de ressources possibles pour débloquer les impasses. Comment résoudre, par exemple, les problèmes du modèle centralisé d’éducation nationale sinon en élargissant les marges de manœuvre et les responsabilités des acteurs de terrain de l’école publique, des collèges, des lycées et des universités, en arrêtant de brider les énergies individuelles qui ne demandent qu’à s’exprimer et les initiatives prometteuses ? Comment progresser sans accepter de passer à la méfiance institutionnalisée a priori que traduisent des directives centralisées à la confiance dans des personnes évaluées a posteriori ? Comment faire émerger des solutions nouvelles adaptées à une réalité foisonnante sans expérimenter la liberté scolaire dans des conditions de concurrence décentes par rapport à l’enseignement public au moyen par exemple d’un chèque scolaire remis aux contribuables ou de toute autre formule viable ?
Par quel aveuglement généralisé notre pays et son « opinion élitaire » en est-elle venue à vouer aux gémonies la planche de salut et la solution de bon sens pour ceux-là mêmes qu’elle prétend s’acharner à défendre ? Au rejet du vivier des meilleurs remèdes, de la créativité sociale et politique par l’application conséquente du principe de subsidiarité et l’expérimentation de « variantes institutionnelles » alors même que le blocage d’un système centralisé et la crise des structures existantes sont devenus patents ? L’histoire intellectuelle et sociale en rend compte, par le virage du socialisme français vers le marxisme en particulier et le socialisme réel, rejetant autogestion, décentralisation et négligeant le champ expérimental de l’économie sociale. Mais la confusion intellectuelle entre libéralisme et capitalisme et le nœud intellectuel qui en résulte, des deux côtés de l’échiquier politique et social, doctrinalement bloquante, y jouent peut-être un plus grand rôle encore que l’idéologisation des problématiques sociales ou « l’égoïsme collectif » des nouvelles corporations.

Le capitalisme un régime économique induit par le développement de la société de capitaux
Le capitalisme de son côté n’est ni une doctrine, ni une philosophie sociétale, mais un fait social et historique : le régime économique devenu prédominant dans les « temps modernes », avec l’apparition et l’expansion de la société de capitaux. Un régime économique qui n’est au demeurant pas exclusif des régimes économiques antérieurs de « l’entreprendre » : les entreprises individuelles représentent aujourd’hui plus d’un tiers de 3,3 millions d’entreprises actives de toute nature, les associations et sociétés civiles plus d’un quart. Le capitalisme n’a donc pas aboli, contrairement à certaines prophéties ou même à l’analyse schumpétérienne, la propriété individuelle et la petite entreprise.

Le capitalisme ne se place donc pas sur le même plan que le libéralisme, même s’il en est un des fruits sur le plan économique. Il ne concerne de fait que le champ économique et dans ce champ économique, la partie qui est la plus en vue et dont l’esprit inspire l’ensemble, même si elle n’est pas nécessairement représentative du point de vue de tous les entrepreneurs et spontanément accordé au point de vue du consommateur ou du client. A la limite, la défense du capitalisme, dans le cadre d’une complicité « naturelle » entre grands dirigeants pour diverses raisons, principalement sociologiques, peut revêtir un aspect d’attaque frontale contre une vision libérale de la vie économique visant à limiter le pouvoir de marché des plus grands acteurs par la contestation des monopoles (dont le démantèlement des grands monopoles institutionnels est un aspect essentiel) et des abus de position dominante devant les tribunaux. En tout cas, une politique pro-capitaliste au sens où elle défendrait les grandes entreprises en général ou celles d’un pays particulier, est loin d’être en soi et de ce fait une politique libérale. On se rappellera ici d’ailleurs la réticence libérale lors du développement de la société de capitaux au 19 ème siècle, tenant à la limitation de la responsabilité patrimoniale du « capitaliste » à la hauteur de ses apports dans la société anonyme (d’où la préférence des entrepreneurs authentiquement libéraux dans leurs conceptions comme les Michelin pour la société en commandite par actions par rapport à la société anonyme).

Comme l’a démontré l’entreprenant penseur Lucien Pfeiffer, et lui seul à notre connaissance, le capitalisme, c’est-à-dire le régime économique induit par le développement de la société de capitaux, doit son succès à l’invention d’une modalité de couverture du risque économique permettant de dépasser (sans l’abolir) sa couverture traditionnelle dans l’économie rurale par le prêt à gage. Si l’entrepreneur emprunteur échoue dans l’entreprise rendue possible par le prêteur de fonds auquel il s’est adressé pour se lancer, il est à la fois lui-même ruiné et il reste de surcroît débiteur de la somme empruntée, intérêts et capital. Cette situation d’échec de l’emprunteur est en fait l’une des principales sources traditionnelles du salariat, du servage et même, lorsqu’il n’est pas aboli, de l’esclavage. Le capitalisme s’est éloigné de ce schéma en accommodant à la vie économique en général et au droit des sociétés « terrestres » les règles du prêt à la grosse aventure mises au point ou redécouvertes à l’occasion du commerce avec les pays du nouveau Monde, qui font jouer au capitaliste le noble rôle d’assureur du risque de perte économique. Ce faisant la société de capitaux a permis à la coopération de la fortune installée et des entrepreneurs dépourvus de moyens suffisants pour entreprendre par eux-mêmes de franchir un palier important. Elle a permis à l’entreprise de changer de dimension et a ainsi fourni le déclic institutionnel au développement occidental. Elle a en fait permis l’essor industriel de l’Europe et du Nouveau Monde caractéristique des temps modernes.

Les règles du prêt à la grosse aventure permettaient en effet aux apporteurs de capitaux d’accepter les risques économiques particuliers liés au transport maritime intercontinental en associant le prêteur aux bénéfices de l’aventure en contrepartie du renoncement au remboursement du prêt en cas de naufrage. Il en va ainsi pour l’apporteur de capitaux dans la société anonyme emblématique de la société de capitaux : en contrepartie de l’acceptation du risque de perte sans recours de ce capital, il prend le contrôle de l’entreprise en s’appropriant la société dont il constitue le « capital » par ses apports en nature ou en espèces, dans le but d’en maîtriser la gestion et d’en minimiser les risques. Il reçoit de ce fait les bénéfices de cette aventure terrestre aléatoire tant qu’elle se déroule favorablement, et absorbe directement les pertes dans le cas contraire (absence de dividendes et éventuellement consommation du capital investi ou « appauvrissement »).

Cette mécanique juridique explique le succès du capitalisme et son rôle dans l’essor occidental, qui a été sans rival, et est désormais mondialisé. La société de capitaux a en effet permis d’augmenter la taille de l’entreprise en deux temps et a ainsi rendu possible les grandes aventures industrielles des 19ème et 20ème siècles. Par son principe même dans un premier temps, qui permet d’associer la fortune traditionnellement foncière et immobilière et les entreprenants et ingénieux moins fortunés, au moyen de la société de capitaux et des règles de partage des bénéfices. Par l’organisation de la coopération entre « capitalistes » plus ou moins fortunés dans un second temps via l’appel public à l’épargne des sociétés de capitaux sur les bourses de valeurs mobilières, dont l’apparition puis la sophistication ont contribué à façonner le paysage économique et financier « capitaliste » qui nous est désormais devenu familier, même s’il ne concerne aujourd’hui encore qu’un nombre tout compte fait limité d’entreprises (un millier au plus toutes cotes confondues en France). Les actionnaires majoritaires qui administrent les entreprises obtiennent ainsi le moyen en partageant les bénéfices de multiplier les occasions de bénéfices et de mettre en permanence au point de nouveaux produits, les évolutions relatives de la profitabilité, réelle ou anticipée, des entreprises servant de guide à leurs investissements. C’est donc un régime économique bien adapté au lancement de grandes entreprises, d’activités fortement « capitalistiques » comme l’on dit, de nouveaux produits nécessitant des phases de recherche et de développement, de nouveaux services sur une grande échelle, qui n’auraient pas pu être inventés ou développés sans lui. Et c’est un régime qui incorpore sa propre dynamique puisqu’il est animé par le moteur de l’intérêt individuel ou familial, lequel garantit en principe la réactivité des propriétaires de l’entreprise, associés ou actionnaires, aux innovations des concurrents destinées à séduire les consommateurs dans un modèle économique où l’offre crée la demande.

L’innovation institutionnelle évidente à la réflexion dont découle le capitalisme est pourtant restée inaperçue dans la littérature qui traite du capitalisme ou du développement
Il est juste d’ouvrir ici une parenthèse sur la portée de la découverte de Lucien Pfeiffer, même si lui-même ne s’y attarde pas.
Ni l’invention très terre à terre du licol de cheval au 12 ème siècle, qui permet d’appliquer la force animale à la traction de la charrue, à laquelle Georges Duby prête une vertu décisive, ni, à l’autre extrême du spectre des explications, la révolution philosophique galiléo-cartésienne au 17 ème siècle censée permettre la mathématisation du monde et donc, comme par miracle, son arraisonnement par la technique selon Heidegger, ni l’explication religieuse mise en avant par Max Weber, selon laquelle l’éthique protestante aurait rendu possible l’apparition au 16 ème siècle de l’esprit du capitalisme (alors que le capitalisme prend historiquement son essor en Europe dans la très catholique Lombardie et en Italie du Nord en général près de deux siècles auparavant comme l’a bien montré Murray Rothbard), ni l’invention de la comptabilité en partie double vers le 13 ème siècle, que Goethe considérait comme l’une des plus belles inventions de l’esprit humain, ne permettent plausiblement de comprendre pourquoi l’Occident à partir de la Renaissance a décollé par rapport à une Chine scientifiquement et techniquement plus avancée que l’Europe.

En revanche, le mécanisme de la société de capitaux permet bien, lui et lui seul à vrai dire, de comprendre l’intérêt que les hommes fortunés ont eu à devenir des capitaines d’industrie et à transformer le monde en s’accordant avec les entreprenants moins fortunés. Cette explication, quoique « non homologuée » par l’histoire officielle de la pensée, et même de la pensée économique, et qui semble, il est vrai, une fois formulée, presque tautologique, paraît donc bien être la seule qui soit à la hauteur du phénomène à expliquer, en intégrant le facteur humain de la motivation à agir. L’écart « orthogonal » de développement entre l’Orient et l’Occident ne peut pas être d’origine purement intellectuelle ou « idéaliste », et relever, tel un « deus ex machina », d’une simple différence philosophique, culturelle ou religieuse. Il ne peut pas plus sérieusement résulter, dans une perspective matérialiste symétriquement inverse, de découvertes purement matérielle ou technique, aussi importantes soient-elles. Mais il peut bien être le produit d’un facteur juridico-économique, d’une innovation institutionnelle de grande portée, qui a permis d’une part à la source « constante » et universelle de motivation des hommes qu’est leur intérêt personnel ou collectif, de trouver un débouché nouveau et, qui d’autre part, a fourni au goût permanent et largement réparti d’entreprendre des hommes des moyens décuplés de s’exprimer. La formule de la société de capitaux permet de comprendre pourquoi et comment tant d’énergie humaine a désormais pu être canalisée dans l’activité économique.

Mais l’inventeur de cette explication génialement simple n’a pas pour objectif suprême de faire breveter sa découverte et de la voir enfin homologuer par l’Académie des sciences morales et politiques, car il pense pour agir et faire progresser la société en réformateur qu’il est et non pour se contenter de faire oeuvre de penseur. Il pense mieux le développement de l’Occident que les penseurs professionnels ne l’ont fait, mais sa découverte faite, et une fois posée devant nous et « en nous » avec l’évidence incontournable des choses vraies, il ne s’arrête pas là et veut nous emmener tout de suite plus loin, alors même que nous voudrions prendre le temps de savourer cette précieuse étape de la pensée. Et c’est ici qu’il devient important de comprendre que le libéralisme, l’imagination au pouvoir en matière d’organisation sociale dès lors qu’on ne nuit pas à autrui ou on ne le lèse pas, peut nous conduire plus loin que le capitalisme, ne serait-ce que, si l’on veut revenir au point de départ du raisonnement avant d’aller plus loin, parce qu’il y a d’autres manières de couvrir le risque économique que celle fournie par la société de capitaux, telle celles que peuvent fournir, à l’extérieur de l’entreprise, les sociétés d’assurance. Celles-ci ont d’ailleurs déjà bien défriché le sujet.

La société de capitaux n’est pas nécessairement le cadre indépassable de « l’entreprendre »
Le régime économique capitaliste incorpore, observe aussitôt Lucien Pfeiffer, une sorte de défaut constitutif, qui expliquerait le malaise économique croissant, en particulier dans les grandes entreprises contemporaines, publiques ou privées, et la recherche intense et multiple en provenance d’horizons les plus divers de nouvelles formes de coopération sociale pour entreprendre autrement dans un cadre libéral. Les salariés, qui font vivre et prospérer l’entreprise, sont étrangers à la société, même s’ils en sont des co-contractants privilégiés, alors que les propriétaires de la société, qui sont les décideurs du sort de l’entreprise, peuvent lui rester parfaitement extérieurs. Il rejoint ainsi la littérature retraçant les conflits d’intérêts entre « stake-holders » et « stock-holders ». La rémunération des salariés qui travaillent dans l’entreprise entre dans le prix de revient à soustraire du prix de vente pour déterminer le bénéfice légitime de la société. Elle constitue un coût fixe pour l’entreprise et, par conséquent met en opposition l’intérêt du capitaliste et du salarié, du moins à court terme, puisqu’ils sont « dans le même bateau » tant que la société n’est pas dissoute. Comme le disait Alfred Sauvy le travail, dans ce cadre, devient un simple passif : un mal nécessaire. On doit donc pouvoir imaginer des modalités d’entreprendre, des innovations institutionnelles, qui surmontent ce hiatus propre à la société de capitaux.

C’est une gerbe de ce genre d’institutions nouvelles que propose Lucien Pfeiffer dans son dernier livre : l’abolition possible du salariat dans une société de partenaires dont la rémunération proviendrait exclusivement des résultats de l’entreprise, la rémunération des moyens de production entrant dans le prix de revient ; le développement parallèle du métier de gestionnaire des moyens de production pour répondre à la demande d’un nouveau type de sociétés dépourvues de moyens de production propres, c’est-à-dire la sortie du crédit-bail du corset bancaire qui en limite le potentiel et les fonctionnalités ; l’extension de la technique du crédit-bail, dont il fut l’inventeur en France, à la propriété de l’entreprise, pour que les résultats mêmes de l’entreprise permettent une accession de plein droit des entrepreneurs sans fortune à la propriété de leur entreprise grâce à un nouveau fonds commun : le FC4P (fonds commun de prise de participation provisoire) ; le développement de l’assurance externe du risque économique propre à la vie des affaires par les mécanismes assurantiels pour fournir une alternative à la modalité capitaliste de couverture interne du risque de l’entreprise.

Comme on l’a vu, à l’aide de notre détour par le tréfonds institutionnel du capitalisme, il n’y a en fait pas de vrai rapport entre capitalisme et libéralisme même économique. Les exemples ci-dessus montrent que le libéralisme peut ouvrir « l’entreprendre » à d’autres modalités de coopération humaine dans le but de servir autrui, aussi valables d’un point de vue libéral, que la modalité capitaliste, pourvu que ces modalités restent contractuelles et non contraintes, qu’elles lui préexistent, co-existent avec elle ou soient encore à inventer. Si le libéralisme d’un point de vue économique inclut le capitalisme comme le genre inclut l’espèce, c’est donc sans exclusive ni « préférence » en toute rigueur de termes. Il n’y a aucune bi-univocité entre capitalisme et libéralisme. Le potentiel libéral est en réalité illimité.

A la limite il peut exister un capitalisme foncièrement non-libéral et un communisme libéral et par conséquent des évolutions plus ou moins libérales du capitalisme
La preuve de la nécessité de cette distinction est apportée par l’existence de types de capitalisme, comme le « capitalisme monopoliste d’Etat » dans lequel les relations sociales « patron-salariés » sont finalement peu différentes de la grande entreprise capitaliste privée. Comme si les nationalisations se révélaient incapables de faire émerger quoique ce soit de nouveau dans ce domaine si ce n’est peut-être le « pire » et dans lequel le risque, souvent grand et parfois inconsidéré, est assumé, à la place de l’actionnaire privé, par le citoyen-contribuable, ce qui est parfaitement critiquable d’un point de vue libéral. A l’inverse, il existe des formes de communisme, comme celui des monastères, en vertu duquel moines et moniales renoncent à toute forme de propriété individuelle (on ne peut par exemple même pas leur faire un don individuel puisqu’ils ne peuvent ouvrir un compte bancaire à leur nom) parfaitement admissibles dans une société libérale, dès lors que cette dépossession totale est volontairement consentie et même recherchée au moyen du vœu de pauvreté. L’existence d’un capitalisme anti-libéral, monopoliste d’Etat ou monopoliste tout court, et d’un communisme libéralement impeccable apportent donc bien la preuve par neuf de la nécessaire distinction entre libéralisme et capitalisme. En tout cas le libéral, pour reprendre une phraséologie passée de mode et qui avait son charme, n’a pas, en tant que tel, une vocation particulière à être le « suppôt du Grand Capital » ou son avocat systématique.

Un libéralisme critique du capitalisme est donc parfaitement admissible (alors qu’en revanche l’inverse est inconcevable) comme l’a finalement bien compris Jean-Yves Calvez l’un des nombreux et classiques pourfendeurs des deux soi-disant frères jumeaux au nom de la doctrine sociale de l’Eglise ou Zeev Sternhell. Certains développements, internes au capitalisme, comme le développement de l’actionnariat salarié et le regard renouvelé que certains portent sur les fonds de pension après une première réaction réflexe de rejet montrent par ailleurs la plasticité du capitalisme dans un sens de rééquilibrage du pouvoir entre salariés et actionnaires d’une part, dirigeants et actionnaires, minoritaires en particulier, d’autre part. Il convient donc de se garder de tout nouveau manichéisme, et d’avoir présent à l’esprit que le capitalisme lui-même, qui n’est pas une réalité monolithique, est susceptible d’évoluer de l’intérieur par conviction propre des dirigeants ou sous la pression des actionnaires, des parties prenantes, des événements ou du débat démocratique dans un sens plus ou moins libéral, plus ou moins transparent, plus ou moins équilibré.

Mais en admettant que certaines caractéristiques du capitalisme, en particulier les avatars récents d’un capitalisme fonctionnarisé marqués par le développement des « compensations » discrétionnaires, des « golden parachutes » et des options d’achat d’actions, qui tendent à transformer le capitaine d’industrie d’hier en corsaire assuré tous risques et mieux garanti que des salariés qui sont censés avoir opté pour la sécurité aux dépens du profit ; en admettant que les pratiques managériales d’un nombre grandissant de grandes entreprises « capitalistes » de type Enron ou Vivendi , tant publiques que privées d’ailleurs, deviennent critiquables et suscitent un rejet croissant, on perçoit alors l’urgence de soigneusement préserver la distinction entre capitalisme et libéralisme, sauf à vouloir condamner la porte de sortie de la crise de sens de notre société et fermer la porte de la réforme. Pour celui-ci, qui reste le parti du mouvement et de l’évolution pacifique, les clés de l’avenir et l’invention des solutions aux problèmes de chaque temps relèvent du champ contractuel, de la créativité individuelle, sociale et institutionnelle, dont le déploiement passe par l’initiative personnelle ou par le débat et la coopération multidimensionnels au sein de la société civile et politique.

La réforme sociale passe donc par une clarification doctrinale qui ne saurait faire l’économie du libéralisme
Et c’est pour cela que l’on ne peut prétendre se passer du « libéralisme » comme doctrine de ralliement, au moins de la chose, sinon du nom. Le mot est en effet tellement empoisonné et le consensus anti-libéral est si étendu en France, que l’on peut bien se demander si l’entreprise visant à redonner du lustre au « libéralisme », en le distinguant du concept trop étriqué de « capitalisme » (terme repris de Marx son inventeur qui a choisi à dessein ce mot impopulaire dès l’origine et de son temps, pour servir de repoussoir « dialectique » au socialisme) n’est pas vaine et condamnée à l’avance. Nous ne pouvons ici qu’exprimer une conviction : on ne pourra pas bâtir une société d’initiatives et de participation, organisée selon le principe de subsidiarité pour laisser faire à tous les niveaux ceux qui ont la volonté et la capacité de régler les problèmes (dont aucun n’est insurmontable à dire vrai) et de faire avancer les choses ou d’en construire de nouvelles, contre la doctrine générale des libertés et de la créativité humaine qu’est le libéralisme, loin de tout conservatisme. Régime libéral et perfectibilité sociétale s’impliquent réciproquement de facto.

Le consensus en faveur du libéralisme politique en est un témoignage encourageant : comment être sérieusement libéral en politique et anti-libéral en économie ? Le marché, loin d’être cette abstraction que dénoncent encore, en France, les anti-libéraux en droit, n’est en réalité rien d’autre que le parlement de l’économie, dont la criée sur les bourses de valeurs mobilières ou dans les ports de pêche donnait ou donne encore la meilleure image : la recherche par tâtonnement, essais et erreurs parfois, du meilleur compromis social possible entre toutes les partie prenantes, dont les intérêts sont divergents (le vendeur veut vendre le plus cher possible, l’acheteur veut le meilleur rapport qualité / prix) mais complémentaires (le vendeur a besoin de l’argent de l’acheteur, l’acheteur a besoin du bien ou du service du vendeur). Le marché n’est d’ailleurs pas défendu comme une abstraction « substantialisée » par les libéraux eux mêmes, contrairement au reproche que leur font leurs adversaires, mais comme la structure de coopération spontanée des personnes et des « maisons » dans une économie monétaire : le marché, ce sont les autres en face de moi que je sers et chez qui je me sers (coopération), en tenant compte des autres autour de moi qui ont des appétits concurrents dont je dois tenir compte pour parvenir à mes fins (concurrence). Le marché, ce sont toujours « les autres », en face ou à côté de moi. L’économie de marché, rendu possible par la monnaie, n’est rien d’autre que la libre coopération humaine régulée par la concurrence (simple moyen, mais en pratique essentiel comme facteur de dynamisme du producteur pour capturer les votes monétaires du consommateur, au service de cette coopération mutuelle) et surveillée par les tribunaux, c’est-à-dire se déroulant dans le cadre du droit civil et commercial.

Que proposent d’ailleurs concrètement ceux qui, en économie, faute d’argument rationnel, sont contraints aux artifices rhétoriques et se révoltent par exemple contre la « dictature des marchés » ? L’état patron qui a partout fait faillite ? Aucun libéral impartial et non doctrinaire ne peut laisser entendre que tous les hommes soient parfaits et nier qu’il existe des exploitations de situation ou des abus de pouvoir de marché en ce bas monde que nous savons tous, indépendamment de nos préférences doctrinales, être plein d’injustices diverses liées à nos convoitises. Aucun libéral ne soutiendra que l’économie de marché libre soit le paradis sur la terre, car l’évolutionnisme libéral s’oppose à l’utopie révolutionnaire. Elle peut même être qualifiée de pire des régimes, à l’exception de tous les autres. C’est la vraie raison de son universalisation, par-delà les décombres du socialisme réel et de l’économie mixte, dans une très large gamme de variétés régionales et nationales, propres à un régime par définition ouvert à la diversité des traditions et des mœurs. L’anti-libéralisme économique est devenu de ce fait, partout où il subsiste, une impasse théorique et pratique.

Autre encouragement à ne pas se priver de cette reviviscence nécessaire du libéralisme : le rejet du libéralisme ne semble pouvoir se maintenir, après la chute du Mur de Berlin et l’effondrement du socialisme réel à l’Est et au Sud, qu’au moyen de son travestissement sous le terme d’ultralibéralisme, procédé dialectique conservatoire mis au point par les socialistes occidentaux afin de poursuivre le même combat, tout en faisant semblant de reprendre à leur compte et d’adopter le terme « libéral » et son contenu doctrinal qui, dans les pays du socialisme réel, faisait évidemment, à leur grand dam, l’objet d’une vénération consensuelle chez tous les opposants à la « dictature du prolétariat ».

La remise en mouvement volontaire de la société civile et de la société politique françaises passe donc à nos yeux par cette clarification doctrinale préalable et une réhabilitation non honteuse du libéralisme, le mot et la chose, même si cela doit prendre un peu de temps et passe par quelques ralliements médiatiques d’intellectuels de gauche, qui n’osent pas encore aujourd’hui franchir ce Rubicon. Cette clarification, en mettant fin à ce grand écart intellectuel déchirant entre « les libéralismes » et en nous réconciliant en profondeur avec l’une de nos grandes traditions, entraînera un retour de la confiance en soi et de l’estime de soi, individuelle et collective. Elle rendra possible un retournement positif de l’opinion éclairée et publique en faveur des idées et des valeurs libérales, et même du terme de « libéralisme ». Celui-ci n’a cependant pas nécessairement besoin d’être agité en permanence comme un chiffon rouge devant les yeux de ceux pour qui une propagande anti-libérale en a fait un épouvantail sans retour possible, mais qui sont partants pour sortir de nos impasses pratiques.

En ce sens, le progrès du libéralisme passe aussi par l’arrêt d’une certaine auto-caricature du libéralisme de la part des libéraux eux-mêmes. Ceux-ci doivent tenir compte du terrain miné sur lequel ils opèrent, et savoir ne pas alimenter, par leurs excès ou leur impatience, la caricature que l’on se complaît en France à faire du libéralisme. A eux d’humaniser l’image trop brutale que la représentation sociale et les media se font du libéralisme et de montrer par leurs raisons, leurs positions et leurs comportements, leur ouverture d’esprit, leur effective tolérance (quelle autre doctrine peut légitimement revendiquer cette vertu ?) que cette image est fausse : que l’homme est acteur et fin ultime, alpha et oméga de la société, que l’homme, dans la réalité de ses préoccupations concrètes et parfois vitales, y compris l’homme démuni ou moins bien loti, est bien au centre de leur conception et de leur souci, que la vision libérale de la société est bien un projet pour tous, où chacun puisse trouver sa place harmonieusement. A eux en particulier à ne pas se laisser aller à la tentation de représentation monopolistique du libéralisme, antinomique du libéralisme lui-même ou à s’octroyer une sorte d’infaillibilité doctrinale. A eux de savoir s’ouvrir à la tradition proudhonienne de la gauche française, subvertie par la gauche étatiste d’origine allemande.

La distinction entre capitalisme et libéralisme permet de surcroît une analyse plus subtile de la politique économique américaine que celles auxquelles nous sommes accoutumés de part et d’autre
Le distinguo entre libéralisme et capitalisme auquel invite tant l’histoire économique que celles des idées politiques jette une lumière incidente sur le malentendu « assourdissant » des positions françaises sur certains aspects de la politique américaine. Celle-ci ne devrait être jugée, selon la tradition empirique (modeste) qui fait le fond de la philosophie libérale, qu’a posteriori au cas par cas, et non pas idéologiquement et a priori. Adopter cette distinction permet en effet de comprendre d’une part, que le rejet de certains aspects de la politique économique américaine ne doit pas se faire au nom de l’anti-libéralisme, puisque le libéralisme fournit au contraire le meilleur arsenal critique de certaines pratiques américaines, déviantes au regard du libéralisme censé les inspirer. Pensons ici par exemple au renforcement des subventions agricoles ou à l’institutionnalisation de la manipulation monétaire par la suspension de la convertibilité-or du dollar qui fausse la mondialisation et nourrit son rejet depuis plus de 30 ans désormais. Cette distinction permet d’autre part de mieux comprendre pourquoi l’allégeance systématique à l’égard des points de vue américains, alors même qu’ils relèvent de la défense la plus traditionnelle et la plus triviale de leurs « intérêts nationaux » (« tout être exerçant tout le pouvoir dont il peut disposer » selon Thucidyde) par des « intellectuels » européens se réclamant du libéralisme peut en fait desservir gravement la cause libérale. Des observateurs impartiaux et même une fraction du grand public ne peuvent voir dans ce biais irrationnellement pro-américain qu’un parti-pris d’avocat et un saut dans une nouvelle sorte d’idéologie, les incitant par contrecoup à un rejet en bloc de ce « libéralisme » de façade, qui n’est rien d’autre qu’un « mercantilisme » déguisé et par contagion, de manière regrettable, au rejet de tout ce qui ressemble de près ou de loin au « modèle américain ». Dans ces conditions, l’irrationalité anti-libérale ambiante et celle des défenseurs d’un pseudo-libéralisme se nourrissent mutuellement et alimentent une sorte de jeu de dupes, dont notre société, son avenir, sa jeunesse et ses marges, font les frais.

On songe ici à la lucide désolation de Frédéric Bastiat (mon vénérable cousin) qui préférait voir « une cause bien attaquée que mal défendue ». Malgré notre optimisme foncier, la réhabilitation du libéralisme en France passe par une intelligence stratégique du « marché » national des idées sur lequel « l’entrepreneur libéral » opère volens nolens, un marché qui est impitoyable on le sait avec les entrepreneurs maladroits ou trop pressés.

Cette clarification intellectuelle des notions bien distinctes de libéralisme et de capitalisme, malgré une intersection limitée, nous paraît être comme une sorte de prolégomène à toute acceptation future des réformes. Seule en effet la conviction bien établie que la réforme donne sa chance à tous et, au premier chef, aux moins bien lotis et aux « outsiders » de la société, qu’elle n’est pas simplement une dialectique (au profit) de nantis ou de gens à l’abri de tout risque économique véritable, au sein de l’Etat ou d’une collusion Etat / grandes entreprises, publiques ou privées, pour augmenter « les risques des autres », pourra faire bouger et même basculer un peuple qui a peut-être « la tête près du bonnet » selon l’expression de Hegel, mais qui surtout n’accepte pas de prendre des vessies pour des lanternes. L’approche libérale ne peut réussir que dans une logique d’ouverture sociale concrète pour beaucoup, comme les fondateurs dans les années 60 de l’Association pour la Liberté Economique et le Progrès Social (ALEPS), Jacques Rueff en particulier, l’avaient bien compris contre leur temps. La citadelle française des droits acquis ne pourra être investie que si le sentiment de justice d’une « masse critique » de la population y trouve son compte et si un nombre suffisant de personnes entrevoit les bénéfices individuels et collectifs de la libéralisation.

Cédric d’Ajaccio
Source: ALTERNATIVE LIBERALE 2006

"Libéral" parce que social par Michel Godet via BASTIAT

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Affreux libéral ! Ultralibéral !

Tous ces qualificatifs sont régulièrement jetés à la figure de ceux qui considèrent que tout n’est pas si mauvais dans l’économie de marché et que l’économie trop dirigée par l’État est généralement moins efficace. L’anathème est quasi instantané si l’on se risque à citer en exemple la Grande-Bretagne, où la croissance du PIB par habitant est supérieure à la nôtre de 1 point par an depuis un quart de siècle et où le taux de chômage est deux fois plus faible avec un Smic plus élevé.
 
 


Et l’on est définitivement condamné si l’on ose trouver des aspects positifs au modèle américain fondé sur l’initiative et la responsabilité individuelles mais aussi sur la solidarité active de citoyens fortunés (songeons à la fondation Bill Gates). L’économie du don est parfois plus efficace que celle de l’impôt. Ce rejet majoritaire du libéralisme est caractéristique de l’exception française. 

Tant pis : je l’avoue, je suis devenu libéral parce que social !


Efficacité économique. Le libéralisme n’est pas le laisser-faire. Il n’y a pas de liberté sans loi. Liberté d’entreprendre, d’échanger, de se rassembler, qui est à tort assimilée, en France, au capitalisme alors que, dans tous les autres pays, les libéraux sont réformistes, progressistes démocrates et opposés aux conservateurs. L’un de ses principaux inspirateurs, Frédéric Bastiat, voyait dans le libéralisme la source d’efficacité économique la mieux à même d’assurer la redistribution sociale.





Élu député des Landes en 1848, Bastiat se rallia franchement à la République et siégea à gauche. Il voulait rendre l’économie plus efficace dans l’intérêt de tous, y compris, sinon d’abord, des plus démunis en s’appuyant sur l’épanouissement de chacun. Les effets positifs de la dépense publique sont immédiatement visibles. Ses contreparties négatives sont moins perceptibles.

 
Citons-le : « L’État, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde [...] Le mot gratuit appliqué aux services publics renferme le plus puéril des sophismes. Le service public éteint, en droit ou en fait, le service privé de même na- ture. Tout en constatant la destination que l’État donne aux millions votés, ne négligez pas aussi de constater la destination que les contribuables auraient donnée et ne peuvent plus donner à ces mêmes millions [...] Le peuple, accoutumé à tout attendre de l’État ne l’accuse pas de trop faire, mais de ne pas faire assez. »


Il faut s’interroger sur cette tendance congénitale des Français à se tourner vers l’État providence dès qu’il y a un problème à résoudre, sans se poser la question de l’efficacité de l’intervention collective et encore moins de son coût puisque l’État c’est tout le monde et donc personne. Ces idées font leur chemin. Depuis dix ans, la plupart de nos voisins européens ont donné la priorité à la baisse des dépenses publiques et des impôts dans une société plus responsable et moins assistée. Ce qui n’a pas empêché Tony Blair d’augmenter les dépenses publiques (toujours bien inférieures aux nôtres) de plusieurs points de PIB.


Financer la justice sociale. L’efficacité économique est le plus court chemin pour parvenir à financer la justice sociale. Il en est ainsi de l’insertion : le meilleur service que l’on puisse rendre à un chômeur ou un handicapé n’est pas de le maintenir dans la dépendance de l’assistance, mais de l’accompagner dans une dynamique de projet. De même, l’emploi dans les entreprises n’est pas un objectif de la stratégie, mais un résultat de celle-ci.


On retrouve le même dilemme en ce qui concerne la lutte contre les inégalités économiques. Il y a, d’un côté, ceux qui se battent pour le partage du gâteau en parts plus égales, quitte à brider sa croissance.
De l’autre côté, il y a ceux qui cherchent à augmenter la richesse, quitte à la répartir de manière inégale en fonction des efforts et des talents de chacun. J’ai choisi mon camp : il est plus facile de répartir inégalement un gâteau agrandi que de diviser en parts égales un gâteau plus petit. C’est ici qu’intervient le paradoxe des inégalités : elles s’accentuent en période de croissance forte et se ré- duisent en période de récession.

Le libéralisme social a sa devise :

« autant de marché que possible, autant d’État que nécessaire ».
 
Il faut plus d’économie de marché dans les monopoles de service publics, comme l’éducation ou les transports pour améliorer le service du public. Et il ne faut pas confondre « service public » avec « statut public » des agents qui le rendent. En corollaire, il faut plus d’État là où le marché fait défaut pour prendre en compte les intérêts à long terme : l’environnement naturel, l’urbanisme, l’éducation, la santé, la famille et l’enfant. Ce n’est pas aux entreprises d’assurer l’équité de la redistribution sociale, mais à la collectivité. Je dis donc aussi vive l’impôt, à condition qu’il soit bien consacré à des dépenses publiques vraiment efficaces !  

Michel GODET: Professeur au Conservatoire national des arts et métiers. Auteur du « Manuel de prospective stratégique », tome I :
« Une indiscipline intellectuelle », tome II : « l’Art et la Méthode » (3e édition revue et augmentée), Dunod 2007.
 
Source: La tribune en janvier 2008

Des limites de l'autorité de la société sur l'individu par John Stuart MILL (1859)

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Quelle est donc la juste limite de la souveraineté de l'individu sur lui-même ? 
Où commence l'autorité de la société ? 
Quelle part de la vie humaine revient-elle à l'individualité, quelle part, à la Société ?

Chacune des deux recevra ce qui lui revient si chacune se préoccupe de ce qui la concerne plus particulièrement. À l'individualité devrait appartenir cette partie de la vie qui intéresse d'abord d'individu; à la société, celle qui intéresse d'abord la société.

Bien que la société ne soit pas fondée sur un contrat, et bien qu'il ne serve à rien de l'inventer pour en déduire les obligations sociales, tous ceux qui reçoivent protection de la société lui sont néanmoins redevables de ce bienfait. Le fait seul de vivre en société impose à chacun une certaine ligne de conduite envers autrui. Cette conduite consiste premièrement, à ne pas nuire aux intérêts d'autrui, ou plutôt à certains de ces intérêts qui, soit par disposition expresse légale, soit par accord tacite, doivent être considérés comme des droits; deuxièmement, à assumer sa propre part (à fixer selon un principe équitable) de travail et de sacrifices nécessaires pour défendre la société ou ses membres contre les préjudices et les vexations. Mais ce n'est pas là tout ce que la société peut faire. Les actes d'un individu peuvent être nuisibles aux autres, ou ne pas suffisamment prendre en compte leur bien-être, sans pour autant violer aucun de leurs droits constitués. Le coupable peut alors être justement puni par l'opinion, mais non par la loi. Dès que la conduite d'une personne devient préjudiciable aux intérêts d'autrui, la société a le droit de la juger, et la question de savoir si cette intervention favorisera ou non le bien-être général est alors ouverte à la discussion. Mais cette question n'a pas lieu d'être tant que la conduite de quelqu'un n'affecte que ses propres intérêts, ou tant qu'elle n'affecte les autres que s'ils le veulent bien, si tant est que les personnes concernées sont adultes et en possession de toutes leurs facultés. Dans tous les cas, on devrait avoir liberté complète - légale et sociale - d'entreprendre n'importe quelle action et d'en supporter les conséquences.



Ce serait grandement se méprendre sur cette doctrine que d'y voir une défense de l'indifférence égoïste, selon laquelle un homme ne s'intéresserait nullement à la conduite des autres, et qu'il ne devrait s'inquiéter de leur « bien-agir » et de leur bien-être que lorsque que son propre intérêt est en jeu. Il ne faut pas moins, mais bien davantage d'efforts désintéressés pour promouvoir le bien d'autrui. Mais la bienveillance désintéressée peut trouver d'autres instruments de persuasion que le fouet et la cravache, au propre comme au figuré. Je suis le dernier à sous-estimer les vertus privées ; mais elles ne viennent qu'après les vertus sociales. C'est le rôle de l'éducation que de les cultiver également toutes deux. Mais l'éducation elle-même agit par la conviction et la persuasion, aussi bien que par la contrainte, et ce n'est que par le premier moyen qu'une fois l'éducation achevée, les vertus privées devraient être inculquées. Les hommes doivent s'aider les uns les autres à distinguer le meilleur du pire, et s'encourager à préférer l'un et à éviter l'autre. Ils ne devraient avoir de cesse que de se stimuler mutuellement à exercer leurs plus nobles facultés et à orienter davantage leurs sentiments et leurs desseins vers la sagesse, et non la folie, vers des objets de contemplation édifiants, et non dégradants. Mais personne n'est autorisé à dire à un homme d'âge mûr que, dans son intérêt, il ne doit pas faire de sa vie ce qu'il a choisi d'en faire. Il est celui que son bien-être préoccupe le plus: l'intérêt que peut y prendre un étranger est insignifiant - à moins d'un vif attachement personnel - comparé au sien même. L'intérêt que la société lui porte individuellement (sauf dans sa conduite envers les autres) est partiel et proprement indirect ; tandis qu'en matière de sentiments et de situation, l'homme et la femme les plus ordinaires savent infiniment mieux à quoi s'en tenir que n'importe qui d'autre. L'intervention de la société pour diriger le jugement et les desseins d'un homme dans ce qui ne regarde que lui, se fonde toujours sur des présomptions générales ; or, celles-ci peuvent être complètement erronées ; et si elles étaient justes, elles risqueraient encore d'être fort mal appliquées par des personnes peu familières des circonstances particulières, des observateurs extérieurs par exemple. C'est pourquoi cette partie des affaires humaines est le champ d'action privilégié de l'individualité. Pour ce qui est de la conduite des hommes les uns envers les autres, l'observance des règles générales est nécessaire afin que chacun puisse savoir à quoi s'attendre; mais dans les affaires personnelles, la spontanéité individuelle a le droit de s'exercer librement. On peut offrir à quelqu'un, voire le forcer à entendre, des conseils pour l'aider à juger, des exhortations pour raffermir sa volonté; mais il demeure le juge suprême. Il peut se tromper en dépit des conseils et des avertissements ; mais c'est là un moindre mal que de laisser les autres le contraindre à faire ce qu'ils estiment être son bien.

Je ne veux pas dire que les sentiments qu'on éprouve pour quelqu'un ne doivent nullement être affectés par ses qualités ou ses défauts individuels ; cela n'est ni possible ni souhaitable. S'il possède au plus haut point les qualités qui le mènent à son élévation, il est par là même digne d'admiration. Si en revanche, ces qualités lui font manifestement défaut, on éprouvera pour lui un sentiment contraire à l'admiration. Il y a un degré de bêtise et un degré de ce qu'on pourrait nommer (bien que le terme soit contestable) médiocrité ou dépravation du goût qui, s'il ne mérite pas qu'on maltraite celui qui en est affligé, en fait nécessairement et naturellement un objet de répulsion, voire dans les cas extrêmes, de mépris. Il serait impossible à quiconque possède pleinement les qualités opposées de ne pas éprouver ces sentiments. Sans nuire à personne, un homme peut faire en sorte de nous forcer à le tenir pour sot ou pour une nature inférieure ; et comme cette façon de le juger ne lui plairait pas, c'est lui rendre service que de l'en avertir d'avance, ainsi que des autres conséquences désagréables auxquelles il s'expose. Il vaudrait mieux en vérité que la politesse actuelle permît de rendre plus souvent ce service, et qu'une personne pût dire franchement à son voisin qu'il est en faute sans passer pour grossière ou prétentieuse. Nous avons également le droit d'agir de différentes façons, en fonction de notre opinion défavorable sur quelqu'un, et cela sans la moindre atteinte à son individualité, mais simplement dans l'exercice de la nôtre. Rien ne nous oblige, par exemple, à rechercher la compagnie d'une personne; nous sommes en droit de l'éviter (quoique sans ostentation), car nous sommes en droit de choisir la compagnie qui nous convient le mieux. Nous avons également le droit, et parfois le devoir, de mettre les autres en garde contre quelqu'un, si nous jugeons son exemple ou sa conversation nuisible à ceux qu'il fréquente. Nous pouvons lui préférer d'autres personnes quand il s'agit de rendre des services non obligatoires, excepté lorsqu'ils visent à son amélioration. C'est ainsi que quelqu'un peut recevoir de très sévères punitions de la part d'autrui pour des fautes qui, directement, le concernent seul ; mais il ne subit ces sanctions que dans la mesure où elles sont les conséquences naturelles, et pour ainsi dire spontanées, de ses défauts eux-mêmes ; on ne les lui inflige pas intentionnellement, dans le but de le punir. Une personne qui montre de la précipitation, de l'obstination, de la vanité, qui ne peut vivre dans des conditions modestes, renoncer aux divertissements nocifs, et qui recherche les plaisirs primaires, sacrifiant ainsi le sentiment et l'intelligence - une telle personne doit s'attendre à baisser dans l'opinion des autres et à mériter moins d'estime de leur part. Mais elle n'a aucun droit de s'en plaindre, à moins d'avoir gagné leurs faveurs par des relations sociales particulièrement excellentes qui lui aient acquis un droit à la reconnaissance à l'épreuve de ses démérites personnels.

Ce que je soutiens, c'est que les inconvénients strictement liés au jugement défavorable d'autrui sont les seuls auxquels une personne devrait jamais être soumise pour les aspects de sa conduite et de son caractère qui ne concernent que son propre bien, sans qu'ils affectent par ailleurs les intérêts de ceux avec qui elle est liée. En revanche, les actes nuisibles aux autres requièrent un traitement totalement différent. Empiéter sur leurs droits, leur infliger une perte ou un préjudice que ne justifient pas ses propres droits, user de fausseté ou de duplicité à leur égard, profiter à leurs dépens d'avantages déloyaux ou simplement peu généreux, voire même s'abstenir par égoïsme de les préserver de quelque tort, c'est encourir à juste titre la réprobation morale et, dans les cas graves, les sanctions ou punitions morales. Mais ce ne sont pas seulement ces actes, mais les dispositions qui y conduisent, qui sont proprement immoraux et dignes d'une réprobation pouvant aller jusqu'à l'horreur. La disposition à la cruauté, la méchanceté, l'envie - passion antisociale et odieuse entre toutes -, la dissimulation et l'hypocrisie, l'irascibilité gratuite, le ressentiment disproportionné, l'amour de la domination, le désir d'accaparer plus que sa part d'avantages (la pleonexia des Grecs), l'orgueil qui se nourrit de l'abaissement des autres, l'égoïsme qui favorise sa personne et ses intérêts avant tout et tranche toute question douteuse en sa faveur - autant de vices moraux qui témoignent d'une moralité défaillante et odieuse, à la différence des défauts personnels mentionnés précédemment, qui ne sont pas à proprement parler de l'immoralité ou de la méchanceté, quel qu'en soit l'excès. Ces vices peuvent être une marque de bêtise, de manque de dignité personnelle et de respect de soi, mais ils ne deviennent des sujets de réprobation morale que lorsqu'ils entraînent le mépris des devoirs envers les autres, pour le bien desquels l'individu se doit de veiller sur lui-même. Ce qu'on appelle devoirs envers soi-même ne constituent pas une obligation sociale, à moins que les circonstances n'en fassent simultanément des devoirs envers autrui. Le terme devoir envers soi-même, lorsqu'il va au-delà de la prudence, signifie respect de soi ou développement personnel ; or, de ces qualités nul n'est responsable devant ses semblables, puisqu'on ne saurait être rendu responsable du bien qu'on fait à l'humanité.

La distinction entre le discrédit justifié que s'attire une personne par son manque de prudence ou de dignité personnelle, et la réprobation qui lui revient pour atteinte au droit d'autrui, n'est pas une distinction purement nominale. Il y a une grande différence tant dans nos sentiments que dans notre conduite envers une personne, selon qu'elle nous déplaît dans les choses où nous estimons être en droit de la contrôler, ou dans celles où nous savons ne pas avoir ce droit. Nous pouvons exprimer notre aversion et nous tenir à distance d'une personne ou d'une chose qui nous déplaît; mais que cela ne nous incite pas à lui rendre la vie difficile. Il faut penser qu'elle porte déjà ou portera l'entière responsabilité de son erreur. Si elle gâche sa vie en la dirigeant mal, ce n'est pas une raison de désirer la lui gâcher davantage : au lieu de vouloir la punir, il faut plutôt s'efforcer d'alléger sa punition en lui montrant comment éviter ou guérir les maux auxquels sa conduite l'expose. Cette personne sera pour nous un objet de pitié, voire d'aversion, mais non de courroux ou de ressentiment ; nous ne devons pas la traiter en ennemi de la société: le pire que nous puissions nous estimer en droit de faire, c'est de l'abandonner à elle-même si nous ne voulons pas intervenir avec bienveillance en montrant de l'intérêt pour sa personne. Il en va tout autrement si cette personne a enfreint les règles nécessaires à la protection de ses semblables, individuellement ou collectivement. Car dans ce cas, les conséquences funestes de ses actes ne retombent pas sur elle, mais sur d'autres ; et la société, en tant que protectrice de tous ses membres, doit user de représailles contre elle, lui infliger un châtiment suffisamment sévère, dans l'intention expresse de punir. Dans le premier cas, le coupable comparaît devant nous et nous sommes appelés non seulement à délibérer sur son cas, mais encore à exécuter d'une façon ou d'une autre notre propre sentence. Dans l'autre cas, il ne nous appartient pas de lui infliger des souffrances, sauf si elles proviennent incidemment du fait que nous usons, dans la direction de nos propres affaires, de la même liberté que nous lui reconnaissons dans les siennes.

Beaucoup refuseront d'admettre la distinction établie ici entre la partie de la vie qui ne concerne que l'individu et celle qui concerne les autres. Comment, demandera-t-on, une partie quelconque de la conduite d'un membre de la société peut-elle rester indifférente aux autres ? Personne n'est entièrement isolé: il est impossible à un homme de se nuire considérablement et durablement sans que le dommage ne se répercute au moins sur ses proches, et souvent un cercle bien plus large. S'il compromet sa fortune, il nuit à ceux qui directement ou indirectement en tiraient leurs moyens d'existence, et d'ordinaire, il diminue plus ou moins les ressources générales de la communauté. S'il détériore ses facultés physiques ou morales, il fait non seulement du tort à tous ceux dont le bonheur dépendait de lui, mais il se rend incapable de rendre les services qu'il doit généralement à ses semblables; il tombe peut-être à la charge de leur affection et de leur bienveillance; et si une telle conduite était très fréquente, il n'y aurait guère de faute plus susceptible de porter atteinte au bien général. Enfin, dira-t-on encore, si une personne ne nuit pas directement aux autres par ses vices ou ses folies, elle n'en est pas moins pernicieuse par son exemple, et il faudrait la forcer à se contrôler par égard pour ceux que la vue ou la connaissance de sa conduite pourrait corrompre ou égarer.

Et même, ajoutera-t-on, si les conséquences de l'inconduite pouvaient se limiter à l'individu vicieux et irréfléchi, la société doit-elle pour autant abandonner des gens manifestement incapables de se conduire ? Si l'on reconnaît que les enfants et les mineurs doivent être protégés contre eux-mêmes, la société n'en doit-elle pas autant aux adultes aussi peu capables de se gouverner seuls ? Si le jeu, la boisson, l'incontinence l'oisiveté ou la saleté sont un obstacle au bonheur et au progrès au même titre que la plupart des actes interdits par la loi, pourquoi, demandera-ton, la loi ne s'efforcerait-elle, dans la mesure où cela est praticable et opportun socialement, de réprimer également ces abus ? Et pour remédier aux imperfections inévitables de la loi, l'opinion ne devrait-elle pas au moins organiser une police puissante contre ces vices, et infliger à ceux connus pour les pratiquer toute la rigueur des pénalités sociales ? Il n'est pas question ici, dira-t-on, de restreindre l'individualité ni d'empêcher quiconque de tenter des expériences de vie nouvelles et originales. Tout ce qu'on cherche à éviter, ce sont les expériences tentées et condamnées depuis le début des temps jusqu'à nos jours - les choses qui, avec l'expérience, ne se sont avérées ni utiles ni convenables pour l'individualité de personne. Il faut une somme considérable de temps et d'expérience pour qu'une vérité dictée par la morale ou la prudence soit tenue pour établie; et l'on souhaite simplement éviter que les générations ne se précipitent les unes après les autres dans ces mêmes abîmes qui ont été fatals à leurs prédécesseurs.

J'admets parfaitement que le tort qu'une personne se fait, puisse sérieusement affecter les sentiments et les intérêts de ses proches et, à un degré moindre, la société tout entière. Quand, par une telle conduite, un homme est amené à violer une obligation distincte et assignable envers une ou plusieurs personnes, le cas cesse d'être privé et tombe sous le coup de la désapprobation morale au sens propre du terme. Si, par exemple, de par son intempérance ou son extravagance, un homme se trouve incapable de payer ses dettes, ou si, s'étant chargé de la responsabilité morale d'une famille, les mêmes raisons le rendent incapable de la nourrir et de l'élever, il mérite la réprobation et peut être justement puni, non pas pour son extravagance, mais simplement pour avoir manqué à son devoir envers sa famille ou ses créanciers. Même si les ressources qui leur étaient destinées avaient été détournées en vue du placement le plus prudent, la culpabilité morale aurait été la même. George Barnwell assassina son oncle afin d'obtenir de l'argent pour sa maîtresse, mais s'il l'avait fait pour s'établir dans le commerce, on l'aurait pendu également. Mais dans le cas fréquent où un homme cause le malheur de sa famille en s'adonnant à de mauvaises habitudes, on peut à juste titre lui reprocher sa cruauté ou son ingratitude; mais le reproche serait le même s'il cultivait des habitudes non point vicieuses en elles-mêmes, mais pénibles pour ceux avec lesquels il passe sa vie ou qui, par des liens personnels, dépendent de lui pour leur bien-être. Quiconque n'accorde pas la considération généralement due aux intérêts et aux sentiments d'autrui, sans y être contraint par un devoir plus impérieux, ou sans pouvoir le justifier par quelque inclination permise, mérite la réprobation morale pour ce manquement, mais non pour la cause de celui-ci, ni pour les erreurs purement privées dont cette faute peut être la conséquence éloignée. De même, si une personne, par une conduite purement égoïste, se rend incapable d'accomplir un devoir précis envers le public, elle est coupable d'un crime contre la société. Personne ne devrait être puni uniquement pour ivresse; mais un soldat ou un policier doivent être punis s'ils sont ivres dans l'exercice de leurs fonctions. Bref, partout où il y a un dommage défini, ou un risque défini de dommage, soit pour un individu, soit pour la société, le cas sort du domaine de la liberté pour tomber sous le coup de la morale ou de la loi.

Mais quant au préjudice purement contingent ou, pour ainsi dire, constructif qu'une personne cause à la société par une conduite qui ne viole aucun devoir spécifique envers le public, ni n'occasionne de dommage perceptible à nul autre qu'elle-même, l'inconvénient est alors de ceux que la société peut supporter, pour l'amour de ce bien supérieur qu'est la liberté humaine. S'il fallait punir les adultes parce qu'ils ne prennent pas soin d'eux-mêmes, je voudrais que ce fût pour leur bien, et non pas sous prétexte de compromettre leur capacité de rendre à la société des services que celle-ci ne prétend par ailleurs pas avoir le droit de leur imposer. Mais je ne saurais débattre cette question comme si la société n'avait pas d'autres moyens de ramener ses membres les plus faibles à un niveau ordinaire de conduite raisonnable, que d'attendre qu'ils fassent une bêtise pour les punir, légalement ou moralement. La société a eu tout pouvoir sur eux pendant la première partie de leur existence ; elle a eu toute la période de l'enfance et de la minorité pour essayer de les rendre capables de se conduire raisonnablement dans la vie. La génération présente est maîtresse à la fois de l'éducation et du sort de la génération à venir. Il est vrai qu'elle ne peut la rendre parfaitement sage et bonne, parce qu'elle manque elle-même si lamentablement de sagesse et de bonté ; et ses plus grands efforts ne sont pas toujours, dans les cas individuels, les mieux récompensés; mais dans l'ensemble, elle est parfaitement capable de rendre la génération montante aussi bonne, voire meilleure, qu'elle-même. Si la société laisse un grand nombre de ses membres dans un état d'enfance prolongée, sourds à l'influence de la considération rationnelle des motifs généraux, c'est la société seule qui est à blâmer pour les conséquences. Forte non seulement de tous les pouvoirs de l'éducation, mais de l'ascendant constant de l'opinion reçue sur les esprits les moins autonomes en matière de jugement, aidée de surcroît par les sanctions naturelles qui tombent inévitablement sur ceux qui s'exposent au dégoût et au mépris de leur entourage - que la société n'aille pas réclamer en outre le pouvoir de légiférer et de punir dans le domaine des intérêts personnels des individus, dans lequel, selon tous les principes de justice et de politique, la décision devrait appartenir à ceux qui doivent en supporter les conséquences. Il n'y a rien qui tende davantage à discréditer ou à annuler les bons moyens d'influencer la conduite humaine que d'avoir recours aux pires. Si, parmi ceux qu'on essaie de contraindre à la prudence ou à la tempérance, certains ont l'étoffe d'un caractère vigoureux et indépendant, ils se révolteront immanquablement contre le joug. Aucun homme de cette trempe n'admettra jamais que les autres aient le droit de le contrôler dans ses affaires privées, comme ils ont le droit de l'empêcher de nuire aux leurs. Et on en vient vite à considérer comme une marque de caractère et de courage le fait de tenir tête à une autorité à ce point usurpée, et de faire ostensiblement exactement le contraire de ce qu'elle prescrit. C'est ainsi qu'on vit, au temps de Charles Il, la mode de l'indécence succéder à l'intolérance morale née du fanatisme puritain. Quant à ce qu'on dit de la nécessité de protéger la société contre le mauvais exemple que sont les hommes vicieux et intempérants, il est vrai que le mauvais exemple - surtout le fait de nuire aux autres impunément - peut avoir un effet pernicieux. Mais nous parlons maintenant de la conduite qui, sans nuire à autrui, est censée faire grand tort à l'agent lui-même; et dans ce cas, comment ne pas trouver l'exemple plus salutaire que nuisible, puisqu'en montrant l'inconduite au grand jour, il montre aussi les conséquences pénibles ou dégradantes qui résultent généralement d'une conduite justement censurée.

Mais l'argument le plus fort contre l'intervention du public dans la conduite purement personnelle, c'est que lorsqu'il intervient, il y a fort à parier que ce soit à tort et à travers. Dans les questions de morale sociale, de devoir envers autrui, l'opinion du public - c'est-à-dire d'une majorité dominante - peut être aussi souvent fausse que vraie ; car en effet, dans de telles questions, on ne demande aux gens que de juger de leurs propres intérêts, et de la façon dont certaines conduites les affecteraient si elles étaient autorisées. Mais l'opinion d'une telle majorité, imposée comme loi à une telle minorité, aura autant de chance d'être fausse que vraie; car, ici, l'opinion publique signifie tout au plus l'opinion de certaines gens sur ce qui est bon ou mauvais pour d'autres, et très souvent elle ne signifie même pas cela, puisque le public passe en toute indifférence au-dessus du plaisir ou du bien-être de ceux dont il censure la conduite pour ne tenir compte que de sa propre inclination. Beaucoup de gens considèrent comme un préjudice personnel les conduites qu'ils n'aiment pas, et les ressentent comme un outrage à leurs sentiments : comme ce bigot qui, accusé de mépriser les sentiments religieux des autres, répliqua que c'était eux qui méprisaient les siens en persistant dans leur culte ou leur croyance abominable. Mais il n'y a aucune commune mesure entre le sentiment d'un homme envers sa propre opinion et celui d'un autre qui s'offense de ce qu'on la détienne, pas plus qu'entre le désir qu'éprouve un voleur de prendre une bourse et celui qu'éprouve son propriétaire légitime de la garder. Et le goût d'une personne est son affaire, au même titre que son opinion ou sa bourse. On peut aisément imaginer un public idéal qui n'entrave pas la liberté de choix des individus dans les questions incertaines, et qui leur demanderait simplement de renoncer aux modes de conduite que l'expérience universelle a condamnés. Mais a-t-on jamais vu un public imposer de telles limites à sa censure ? Depuis quand le public se soucie-t-il de l'expérience universelle ? Lorsqu'il se mêle de la conduite personnelle, il pense rarement à autre chose qu'à l'énormité que représente pour lui le fait d'agir et de sentir différemment de lui. Et ce critère de jugement, à peine déguisé, est présenté à l'humanité comme le précepte de religion et de philosophie par les neuf dixièmes des moralistes et des auteurs spéculatifs. Ils nous enseignent que les choses sont justes parce qu'elles sont justes : parce que nous sentons qu'elles le sont. Ils nous disent de chercher dans notre esprit ou notre cœur les lois de conduite obligatoires pour nous mêmes et pour les autres. Et que peut faire le pauvre public, si ce n'est d'appliquer ces instructions et, en cas de relative unanimité, d'imposer ses sentiments personnels de bien et de mal au monde entier ?

Le mal mentionné ici n'est pas de ceux qui n'existent qu'en théorie; et on s'attendra peut-être à ce que je cite les cas particuliers où le public de cette époque et de ce pays investit à tort ses préférences du titre de lois morales. Je n'écris pas un essai sur les aberrations du sentiment moral actuel. C'est un sujet trop grave pour être discuté entre parenthèse et sous forme d'illustration. Toutefois, des exemples sont nécessaires pour montrer que le principe que je défends a une grande importance pratique et que je ne m'efforce pas d'élever une barrière contre des maux imaginaires. Il y a d'abondants exemples qui montrent que cette volonté d'étendre les limites de ce qu'on peut appeler la police morale jusqu'à ce qu'elle empiète sur la liberté la plus incontestablement légitime de l'individu, est de tous les penchants humains l'un des plus universels.

Comme premier exemple, considérez les antipathies que les hommes conçoivent du simple fait que des personnes d'opinions religieuses différentes ne pratiquent pas leurs observances - et surtout leurs abstinences - religieuses. Pour prendre un exemple un peu trivial, rien dans la croyance ou dans la pratique des chrétiens n'attise plus la haine des musulmans que de les voir manger du porc. Il y a peu d'actes qui inspirent plus franc dégoût aux chrétiens et aux Européens que n'en inspire aux musulmans cette manière particulière de satisfaire sa faim. C'est d'abord une offense à leur religion ; mais cette circonstance n'explique nullement le degré ou la forme de leur répugnance; car le vin est également interdit par leur religion, et si les musulmans jugent mal d'en boire, ils ne trouvent pas cela dégoûtant. Leur aversion pour la chair de la « bête impure » a ceci de particulier qu'elle ressemble à une antipathie instinctive, que l'idée d'impureté, une fois qu'elle a imprégné les sentiments, semble toujours inspirer la répulsion - et cela, même chez ceux dont les habitudes personnelles sont loin d'être scrupuleusement pures -, et dont le sentiment d'impureté religieuse chez les Hindous est un exemple remarquable. Supposez maintenant que dans un peuple à majorité musulmane, celle-ci veuille interdire de manger du porc dans tout le pays. Il n'y aurait là rien de bien neuf pour les pays musulmans . Serait-ce là exercer légitimement l'autorité morale de l'opinion publique ? Et sinon, pourquoi ? Cette coutume est réellement révoltante pour un tel public ; il croit sincèrement que Dieu l'interdit et l'abhorre. On ne pourrait pas davantage censurer cette interdiction comme une persécution religieuse. Même religieuse d'origine, elle ne serait pas une persécution religieuse, étant donné qu'aucune religion ne fait un devoir de manger du porc. Le seul motif de condamnation possible serait que le public n'a pas à se mêler des goûts personnels et des intérêts privés du public.

Un peu plus près de nous, la majorité des Espagnols considèrent comme une marque grossière d'impiété, et comme l'offense la plus grave envers l'Être suprême, de lui vouer un culte différent de celui des catholiques romains ; et aucun autre culte public n'est permis sur le sol espagnol. Pour tous les peuples d'Europe méridionale, un clergé marié est non seulement irréligieux, mais impudique, indécent, grossier, dégoûtant. Que pensent les protestants de ces sentiments parfaitement sincères et de la tentative de les imposer aux non-catholiques ? Cependant si les hommes peuvent légitimement interférer dans leur liberté réciproque dans ce qui n'affecte pas les intérêts d'autrui, sur quel principe cohérent exclure ces cas ? Ou qui peu blâmer des gens pour leur désir de détruire ce qu'ils considèrent comme un scandale aux yeux de Dieu et des hommes ? Il n'y a pas d'arguments plus puissants pour interdire ce qu'on considère comme une immoralité personnelle que supprimer ces pratiques telles qu'elles apparaissent aux yeux de ceux qui les jugent impies; et à moins de vouloir adopter la logique des persécuteurs, et dire que nous pouvons persécuter les autres parce que nous avons raison, et qu'ils ne doivent pas nous persécuter parce qu'ils ont tort, il faut bien nous garder d'admettre un principe qui, imposé chez nous, nous paraîtrait une injustice flagrante.

On peut objecter, quoiqu'à tort, aux exemples précédents, qu'ils sont tirés de circonstances impossibles chez nous - puisqu'il est peu vraisemblable dans ce pays que l'opinion se mette à imposer l'abstinence de certaines viandes, ou à empêcher les gens de rendre leur culte, de se marier ou non, selon leur croyance ou leur inclination. En revanche, l'exemple suivant sera tiré d'une atteinte à la liberté dont la menace est loin d'être écartée. Partout où les puritains sont devenus suffisamment puissants - comme en Nouvelle-Angleterre et en Grande-Bretagne au temps de la République - ils se sont efforcés avec un succès considérable de réprimer les amusements publics et privés, particulièrement la musique, la danse, le théâtre, les jeux publics ou tout autre réunion en vue de divertissements. Il y a toujours dans notre pays un grand nombre de gens dont les notions de morale et de religion condamnent ces divertissements; et comme ces personnes appartiennent surtout à la classe moyenne - devenue aujourd'hui la puissance sociale et politique dominante du royaume - il est fort possible que cette opinion jouisse un jour d'une majorité au parlement. Comment réagira le reste de la communauté en voyant réglementer ses divertissements selon les sentiments moraux et religieux des stricts calvinistes et méthodistes ? Ne prierait-elle instamment ces hommes d'une piété si importune de s'occuper de leurs affaires ? C'est là précisément ce qu'il faut dire à tout gouvernement ou à tout public qui a la prétention de priver tout le monde des plaisirs qu'il condamne. Mais si le principe de la prétention est admis, on ne peut objecter raisonnablement à ce que la majorité ou tout autre pouvoir dominant dans le pays l'applique selon ses vues ; et tout le monde doit être prêt à se conformer à l'idée d'une république chrétienne, telle que la comprenait les premiers colons de la Nouvelle-Angleterre, qui craignaient qu'une secte religieuse semblable à la leur ne parvienne un jour à regagner le terrain perdu, comme ce fut souvent le cas des religions qu'on croyait en décadence.

Supposons maintenant une autre situation peut-être plus susceptible de se réaliser que la précédente. Il y a, de l'aveu de chacun, une forte tendance dans le monde à se diriger vers une constitution démocratique de la société, accompagnée ou non par des institutions politiques populaires. On affirme que dans le pays où cette tendance s'est manifestée le plus complètement -les États-Unis, qui ont la société et le gouvernement les plus démocratiques - le sentiment de la majorité, auquel déplaît le moindre signe d'un train de vie trop luxueux pour qu'elle puisse jamais l'égaler, agit comme. une loi somptuaire assez efficace, et que dans maintes parties de l'Union, il est réellement difficile à une personne disposant d'un revenu très important de le dépenser sans encourir la réprobation populaire. Bien que de telles affirmations soient sans doute des représentations très exagérées des faits existants, l'état de choses qu'elles décrivent est non seulement concevable et possible, mais le résultat probable de l'union du sentiment démocratique et de la notion que le public a un droit de veto sur la manière dont les gens dépensent leurs revenus. Maintenant nous n'avons plus qu'à supposer une diffusion considérable d'opinions socialistes pour voir qu'il peut devenir infâme aux yeux de la majorité de posséder davantage qu'une quantité très limitée de biens ou qu'un revenu quelconque non acquis par un travail manuel. Des opinions semblables à celles-ci dans leur principe dominent déjà parmi la classe ouvrière et pèsent d'une façon oppressive sur ceux qui dépendent avant tout de l'opinion de cette classe, à savoir ses propres membres. Il est notoire que les mauvais ouvriers - majoritaires dans beaucoup de branches de l'industrie - croient fermement qu'ils devraient recevoir le même salaire que les bons, et que nul ne devrait être autorisé, sous prétexte de travailler à la pièce ou autrement, à gagner plus en faisant montre de plus d'habileté et de zèle que les autres. Et ils utilisent une police morale, et physique à l'occasion, pour intimider les bons ouvriers et les empêcher de recevoir une rémunération plus importante pour de meilleurs services, ainsi que pour décourager les patrons de la leur donner. Si le public a la moindre juridiction sur les affaires privées, je ne vois pas pourquoi ces gens auraient tort ni pourquoi il faudrait blâmer le public particulier d'un individu de prétendre à la même autorité sur sa conduite individuelle que celle que l'opinion publique impose aux gens en général.

Mais trêve de suppositions : de grossières usurpations sont perpétrées aujourd'hui dans le domaine de la liberté privée, et d'autres, plus grandes encore, avec l'aide de ces opinions qui revendiquent le droit illimité du public non seulement d'interdire par la loi tout ce qu'il juge mauvais, mais encore, pour mieux atteindre ce but, d'interdire un certain nombre de choses qu'il juge innocentes.

Sous prétexte de lutter contre l'intempérance, les habitants d'une colonie anglaise et de presque la moitié des États-Unis se sont vu interdire par la loi tout usage de boissons alcoolisées autre que médical; car interdire la vente d'alcool - du reste, on l'entendait bien ainsi -, c'est en interdire l'usage. Et bien que l'impossibilité matérielle d'appliquer cette loi ait causé son abrogation dans plusieurs États qui l'avaient adoptée, y compris celui qui lui avait donné son nom, nombre de philanthropes déclarés mènent une campagne active pour promouvoir une loi similaire dans notre pays. L'association formée dans ce but, « l'Alliance », comme ils l'appellent, a acquis quelque notoriété par la publicité donnée à une correspondance entre son secrétaire et l'un des très rares hommes publics anglais à maintenir que les opinions d'un politicien devraient se fonder sur des principes. La part de lord Stanley dans cette correspondance est propre à renforcer les espoirs qu'avaient déjà placés en lui ceux qui savent combien sont rares, parmi les acteurs de la vie politique, ces qualités qu'il a parfois manifestées en public. Le porte-parole de l'Alliance qui « déplorerait profondément la reconnaissance de tout principe susceptible d'être détourné pour justifier le sectarisme et la persécution » entreprend de nous montrer « la large et infranchissable barrière » qui sépare de tels principes de ceux de l'association. « Toutes les questions relatives à la pensée, à l'opinion, à la conscience, me semblent », dit-il, « se situer hors de la sphère législative. En revanche, tout ce qui appartient au domaine des actes sociaux, des habitudes, des relations, me paraît uniquement du ressort d'un pouvoir discrétionnaire de l'État, et non de l'individu, de sorte que cela tombe dans la sphère de la législation. » Nulle mention n'est faite ici d'une troisième classe d'actes, différente des deux citées ci-dessus, à savoir les actions et les habitudes qui ne sont pas sociales, mais individuelles, bien que ce soit dans celles-ci que se classe la consommation de boissons alcoolisées. Il est pourtant vrai que la vente des boissons alcoolisées est un commerce, et que le commerce est un acte social. Or, l'infraction reprochée n'est pas la liberté du vendeur, mais celle de l'acheteur et du consommateur, puisque ]'État pourrait tout autant lui interdire de boire du vin que de le mettre dans l'impossibilité de s'en procurer. Le secrétaire déclare pourtant : « En tant que citoyen, je revendique le droit de légiférer partout où mes droits sociaux subissent l'assaut de l'acte social d'un autre. » Voici maintenant la définition de ces « droits sociaux »: « S'il y a une chose qui empiète sur mes droits sociaux, c'est bien le commerce des boissons alcoolisées. il détruit mon droit élémentaire à la sécurité en créant et en stimulant constamment le désordre social. Il empiète sur mon droit à l'égalité en tirant profit de la création d'une misère que je paye par mes impôts. Il infirme mon droit à un libre développement moral et intellectuel en parsemant ma route de dangers et en affaiblissant et démoralisant la société, dont j'ai le droit d'attendre aide et secours mutuels. » Cette théorie des « droits sociaux » telle que jamais sans doute on ne l'avait distinctement formulée, se réduit à ceci : tout individu a un droit social absolu d'exiger que tout autre individu agisse en tout exactement comme il le devrait; quiconque manque tant soi peu à son devoir viole mon droit social et m'autorise à demander à la législature réparation de ce grief. Un principe aussi monstrueux est infiniment plus dangereux que tout empiétement isolé sur la liberté: il n'est pas de violation de la liberté qu'il ne puisse justifier. Il ne reconnaît aucun droit à une liberté quelconque, sauf peut-être à celle de nourrir des opinions secrètes sans jamais les révéler, car dès qu'une opinion que je juge nuisible franchit les lèvres de quelqu'un, elle viole tous les « droit sociaux » que m'attribue l'Alliance. Cette doctrine accorde à tous les hommes un droit acquis mutuel sur la perfection morale, intellectuelle et même physique de l'autre, que chaque plaignant peut définir selon son propre critère.

Un autre exemple important d'empiétement illégitime sur la liberté légitime de l'individu, qui n'est pas une simple menace, mais qui a depuis longtemps pris triomphalement effet, est celui de la législation du Sabbat. Sans doute, la coutume de s'abstenir des occupations ordinaires un jour par semaine, autant que le permettent les exigences de la vie, est hautement salutaire, bien que ce ne soit un devoir religieux que pour les Juifs. Et comme cette coutume ne peut être observée sans le consentement général des classes ouvrières - dans la mesure où il suffit que quelques-uns travaillent pour imposer aux autres la même nécessité -, il est peut-être juste d'admettre que la loi garantisse à chacun l'observation générale de la coutume en suspendant un jour donné les principales opérations de l'industrie. Mais cette justification, fondée sur l'intérêt direct qu'ont les autres à ce que chacun observe cet usage, ne s'applique pas à ces occupations privées auxquelles une personne juge bon de consacrer son temps de loisir; par ailleurs, elle ne s'applique pas non plus le moins du monde aux restrictions légales visant les divertissements. Il est vrai que l'amusement des uns est le travail des autres ; mais le plaisir, pour ne pas dire l'utile récréation, d'une majorité de gens vaut bien le travail d'une minorité, pourvu que leur occupation soit choisie librement et puisse être librement abandonnée. Les ouvriers ont parfaitement raison de penser que si tout le monde travaillait le dimanche, on donnerait le travail de sept jours pour le salaire de six; mais tant que la majorité des opérations est suspendue, le petit nombre de ceux qui doit continuer de travailler pour le plaisir des autres obtient un surcroît de salaire proportionnel ; et nul n'est obligé de continuer de travailler ainsi s'il préfère le loisir au gain. Si l'on cherche un autre remède, on pourrait le trouver dans l'établissement d'un jour de congé dans la semaine pour cette classe particulière de personnes. Par conséquent, la seule raison qui reste pour justifier les restrictions sur les amusements du dimanche, c'est dire qu'ils sont répréhensibles du point de vue religieux, motif de législation contre lequel on ne saurait protester trop énergiquement. « Deorum injuriae Diis curae. » Il reste à prouver que la société ou l'un de ses fonctionnaires a reçu d'en haut la mission de venger toute offense supposée envers le Tout-puissant, qui ne soit pas aussi un tort infligé à nos semblables. L'idée qu'il est du devoir d'un homme de veiller à ce qu'un autre soit religieux est la cause de toutes les persécutions religieuses jamais perpétrées; et si on l'admettait, elle les justifierait pleinement. Quoique le sentiment qui transparaît dans les fréquentes tentatives d'arrêter le trafic des trains le dimanche, de fermer les musées, etc., n'ait pas la cruauté des anciens persécuteurs, l'état d'esprit qu'elles signalent est fondamentalement le même. C'est une détermination à ne pas tolérer que les autres fassent ce que leur permet leur religion, et cela parce que ce n'est pas permis par la religion du persécuteur. C'est croire que non seulement Dieu déteste l'acte du mécréant, mais qu'il ne nous tiendra pas non plus pour innocents si nous le laissons agir en paix.

Je ne puis m'empêcher d'ajouter à ces preuves du peu de cas qu'on fait généralement de liberté humaine celle du langage de franche persécution qui explose dans la presse de ce pays partout où elle prête attention au phénomène remarquable du mormonisme. On pourrait en dire long sur ce fait inattendu et instructif, qu'une prétendue révélation et une religion reposant sur cette base, fruit d'une imposture palpable, qui n'est pas même soutenue par le prestige des qualités extraordinaires chez son fondateur, soit partagée par des centaines de milliers de personnes et devenue le fondement d'une société dans le siècle des journaux, du chemin de fer et du télégraphe électrique. Ce qui nous concerne ici, c'est que cette religion, comme beaucoup d'autres et de meilleures, ait ses martyrs : que son prophète et son fondateur, à cause de sa doctrine, ait été mis à mort par la populace, que plusieurs de ses partisans aient perdu la vie pour les mêmes violences illégales, que leur secte ait été bannie de leur pays d'origine, et que, maintenant qu'elle est bien isolée au milieu du désert, beaucoup de nos compatriotes déclarent ouvertement qu'il serait juste (mais peu commode) d'envoyer une expédition contre les Mormons et de les contraindre par la force à se conformer aux opinions des autres. L'article de la doctrine mormone qui inspire le plus l'antipathie, laquelle passe outre les barrières ordinaires de la tolérance, est l'autorisation de la polygamie. Bien que celle-ci soit permise aux musulmans, aux Hindous et aux Chinois, elle semble exciter une animosité implacable lorsqu'elle est pratiquée par des gens qui parlent anglais et qui se disent chrétiens. Personne ne désapprouve plus profondément que moi cette institution mormone, pour ces mêmes raisons et aussi parce que, loin d'être comprise dans le principe de liberté, elle constitue une infraction directe à celui-ci, rivant simplement les chaînes d'une moitié de la communauté, et dispensant l'autre moitié de toute réciprocité d'obligation envers la première. Quoi qu'il en soit, il faut rappeler que, de la part des femmes concernées qui en paraissent les victimes, cette relation est tout aussi volontaire que dans toute autre forme d'institution matrimoniale. Et aussi surprenant que ce fait puisse paraître, il s'explique par les idées communes et les habitudes du monde: on apprend aux femmes que le mariage est la seule chose nécessaire pour elles ; ce qui explique dès lors que beaucoup d'entre elles préfèrent épouser un homme qui a beaucoup d'autres femmes à ne pas se marier du tout. D'autres pays n'ont pas à reconnaître de telles unions ou à dispenser une partie de leurs citoyens de suivre leurs propres lois en faveur des opinions mormones. Mais quand les dissidents ont concédé aux sentiments hostiles des autres bien plus qu'on ne pouvait en toute justice l'exiger, quand ils ont quitté leur pays où leurs doctrines étaient inacceptables pour s'établir dans un coin perdu de la terre qu'ils ont été les premiers à rendre habitable, il est difficile de voir au nom de quels principes, si ce n'est ceux de la tyrannie, on peut les empêcher d'y vivre à leur guise, pourvu qu'ils n'agressent pas les autres nations et qu'ils laissent toute liberté de partir aux mécontents.


Un écrivain moderne, de grand mérite à certains égards, proposait récemment (pour reprendre ses propres termes) non pas une croisade, mais une civilisade contre cette communauté polygame, et cela pour mettre fin à ce qui lui semblait être un pas en arrière dans la marche de la civilisation. Je vois la chose de même; mais je ne sache pas qu'aucune communauté ait le droit d'en forcer une autre à être civilisée. Tant que les victimes de la mauvaise loi ne demandent pas l'aide des autres communautés, je ne puis admettre que des personnes sans rapport aucun avec elles puissent intervenir et exiger la cessation d'un état de choses qui semble satisfaire toutes les parties intéressées, sous prétexte que c'est un scandale pour des gens vivant à quelques milliers de miles de là, et qui n'y ont aucune part et aucun intérêt. Qu'ils envoient des missionnaires, si bon leur semble, pour prêcher contre elle; et qu'ils opposent au progrès de telles doctrines dans leur propre pays des moyens équitables (or, imposer le silence aux novateurs n'en est pas un). Si la civilisation a vaincu la barbarie quand la barbarie dominait le monde, il est excessif de craindre qu'elle puisse revivre et conquérir la civilisation après avoir été défaite. Pour qu'une civilisation succombe ainsi à son ennemi vaincu, elle doit d'abord avoir dégénéré au point que ni ses prêtres, ni ses maîtres officiels, ni personne n'aient la capacité ou ne veuillent prendre la peine de la défendre. Si tel est le cas, plus vite on se débarrassera d'une telle civilisation, mieux ce sera. Elle ne pourra aller que de mal en pis, jusqu'à ce qu'elle soit détruite et régénérée (comme l'Empire romain d'Occident) par d'énergiques Barbares.
 
Source: De la liberté &4


Traduit de l’anglais par Laurence Lenglet
à partir de la traduction de Dupond White (en 1860)

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